réflexions sociologiques sur les grèves américaines

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Réflexions Sociologiques sur les Grèves Américaines Author(s): MICHEL CROZIER Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. 13 (1952), pp. 156-166 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40688829 . Accessed: 17/06/2014 04:09 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.78.108.60 on Tue, 17 Jun 2014 04:09:17 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Réflexions Sociologiques sur les Grèves AméricainesAuthor(s): MICHEL CROZIERSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. 13 (1952), pp. 156-166Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40688829 .

Accessed: 17/06/2014 04:09

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Réflexions Sociologiques sur les Grèves Américaines.

PAR MICHEL CROZIER

La grève est au centre et à l'origine du groupement humain qui s'est constitué en mouvement ouvrier comme la guerre est au centre et à l'origine de ces groupements qui ont fini par constituer les nations modernes. Le lien fondamental de soli- darité qui réunit les participants du groupe syndical, c'est le lien qui est forgé par la grève ou forgé en fonction de la grève. C'est en vue de ce moment décisif que les positions sont prises. Les cérémonies d'initiation, les serments et tous ces rituels, auxquels les organisations ouvrières américaines sont tellement attachées, servent surtout à préparer ces prises de position. Tout l'appareil administratif syndical enfin, si puissant soit-il, n'a en fait de sens que comme un effort en vue d'utiliser au mieux la solidarité révélée et imposée par la lutte.

L'évolution du monde moderne, cependant, a fait des syndicats des organismes de plus en plus compliqués et des relations entre patrons et ouvriers, une diplomatie, le Collective bargaining, hors de la portée, non seulement du profane, mais même du militant ouvrier moyen. Mais si l'importance essen- tielle de la grève est ainsi masquée, cela n'empêche pas que profondément, affectivement, l'allégeance syndicale et même plus largement l'allégeance ouvrière est une allégeance de grève. Ce que le syndiqué promet dans son serment d'initiation c'est de faire grève quand le syndicat l'aura décidé, de la même manière que le citoyen en acceptant son appartenance nationale s'engage avant tout à faire la guerre quand la nation le lui demandera. Tout le folklore populaire ouvrier le met bien en valeur. Le héros est celui qui se sacrifie pour ses compagnons, le traître celui qui refuse de les suivre. Comme le dit une des chansons les plus célèbres chez les syndicalistes à l'époque du

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Les Grèves Américaines New Deal, il s'agit de savoir : « De quel côté es-tu? es-tu un homme ou es-tu un sale jaune?1 »

La morale du mouvement ouvrier, comme la morale des nations, est avant tout une morale de guerre dont le seul crime inexpiable est le crime contre le groupe, le crime de trahison.

Phénomène central du mouvement ouvrier, la grève ne peut absolument pas être considérée, comme on le fait trop souvent, en se fiant à certaines apparences, comme un instru- ment dont les organisations syndicales se serviraient à leur gré pour parvenir à leurs fins. Si dictatoriaux que puissent être certains leaders ouvriers américains, ils savent bien que Ton ne peut ni lancer une grève ni l'arrêter à volonté. Ils savent aussi que s'ils ne déclenchent pas « légalement » les grèves exigées par leurs militants, des grèves sauvages éclateront. Mais à l'inverse on ne peut non plus traiter la grève comme le simple produit du contexte industriel, comme une maladie du corps social. Beaucoup de sociologues américains modernes, trop pressés de jouer les médecins de la société, adoptent cette attitude au fond paresseuse qui consiste à nier la capacité d'action et de création de la classe ouvrière et toute la com- plexité historique et culturelle qu'une telle capacité forcément apporte. En fait la grève est un phénomène orienté qui ne peut être compris qu'en réciprocité de perspective avec toutes les autres formes de révolte ouvrière et principalement avec l'organisation syndicale. La grève doit se placer dans le cadre de la lutte entre classes dont le collective bargaining ne constitue que l'aspect légal et diplomatique 2. Les traits particuliers des grèves américaines ne doivent donc pas être étudiés seulement en fonction du caractère et des mœurs américaines. Ils sont avant tout le produit d'une histoire, dont les deux aspects fondamentaux correspondent aux deux forces motrices opérant dans le domaine social, la force patronale créant le contexte social de domination et d'exploitation et la force de révolte ouvrière forgeant petit à petit les organes de son émancipation.

Les quelques notes que nous donnons ici ne prétendent évidemment pas servir de base à la constitution d'une sociologie de la grève ou des grèves. Mais nous pensons qu'il est indispen- sable avant toute étude vraiment comprehensive de faire appa- raître le lien qui unit grève, mouvement ouvrier et contexte social au cours de l'évolution historique. Et c'est eh ce sens que les interprétations que nous donnons des différentes formes

1. Which side are you on, wjll you be a man or will you be a Iou9y scab. 2. La théorie américaine officielle tient à séparer le plus possible la

grève, maladie accident du corps social et les relations de Collective bar- geiningy manifestation de la collaboration de classes.

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Michel Crozier

de grèves américaines pourraient fournir une utile contribution à une telle étude.

Comme la guerre, la grève a ses techniques qui évoluent. Cette évolution est conditionnée par les transformations de l'organisation ouvrière qui réciproquement a elle-même une influence considérable sur le développement de la vie syndicale. Les grandes cohues qu'étaient, par exemple, les grèves des mineurs des années 1870 n'ont rien à voir avec les mécaniques de précision que sont devenues les grèves déclenchées par John L. Lewis. Les unes et les autres correspondent à des types d'organisation ouvrière opposés. A l'heure actuelle même, le mouvement ouvrier américain demeure extrêmement divers. Si l'on peut prétendre qu'il existe, sur le plan affectif, une nation ouvrière en Amérique, il n'y a dans la réalité concrète des luttes de tous les jours qu'une série de nations syndicales différentes dont les unes en sont encore à l'âge féodal tandis que d'autres sont déjà parvenues à l'âge de l'aviation. Ces différences, cette fois bien davantage encore, ne peuvent être expliquées par les traits de caractère ou les mœurs particulières des cheminots ou des charpentiers par exemple, car si c'était le métier qui déterminait les méthodes de la lutte sociale, des différences de comportement comparables devraient exister entre les mêmes professions dans les autres pays, ce qui n'est pas du tout le cas. En fait c'est le développement historique particulier des diverses professions qui a amené dans certaines d'entre elles la constitution de syndicats autonomes puissants, qui ont pu conserver des traditions ailleurs perdues. C'est donc encore dans l'histoire qu'il faut chercher les raisons de leur attitude particulière.

Les différentes formes de grève et leur histoire. - Dans la première moitié du xixe siècle, les grèves précèdent généra- lement l'organisation de syndicats. Elles sont parfois soutenues par des organisations réformatrices et il leur arrive même de provoquer la constitution de syndicats véritables. Mais ces groupements sont presque toujours temporaires et ne survivent pas plus à la réalisation du but très proche qu'elles s'étaient fixé qu'à la défaite. Les associations de « réformateurs » et de « radicaux » avec lesquelles les ouvriers sont en liaison ne comprennent guère d'ailleurs la nature de la grève. Pour eux presque toujours elle est un mal, car elle détourne les travailleurs de leur idéal et suscite l'animosité du public. Les syndicats créés par les grévistes à l'occasion même de la grève sont affligés du défaut contraire. Ils ne savent pas prévoir l'avenir. Et quand l'expérience finit par leur enseigner la nécessité d'un

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Les Grèves Américaines

peu de stabilité, ils ne réussissent à l'obtenir qu'en se restrei- gnant à la défense des seuls professionnels qualifiés, possesseurs d'un métier, ayant donc en commun quelque chose d'immédia- tement tangible à défendre 3.

Au temps du grand soulèvement ouvrier des années 1875- 1895 4, deux types généraux de grèves commencent à se distin- guer, la grève syndicale, déclarée et dirigée par une organisation stable et la grève de masse qui a lieu sans organisation ou contre le vœu des organisations existantes. Les grèves syndi- cales prennent petit à petit de l'importance. Elles sont beau- coup plus souvent victorieuses que les grèves de masse. Mais elles passent généralement inaperçues parce qu'elles affectent beaucoup moins de travailleurs. Ce sont des grèves profession- nelles jalousement particularistes, qui ne profitent jamais qu'aux ouvriers qualifiés seuls admis au syndicat. Les non- qualifiés sont souvent entraînés dans la lutte; mais comme ils en recueillent rarement les fruits, ils sont peu sûrs et c'est dans leurs rangs que se recrutent les « jaunes ». Au fur et à mesure que les syndicats se « nationalisent », c'est-à-dire accordent plus de pouvoir à un organe suprême ayant autorité sur la profession tout entière à l'intérieur des États-Unis, ces grèves sont soutenues par un trésor de guerre plus important, et sont de plus en plus dirigées par des leaders omnipotents.

Toutes les grandes luttes spectaculaires de l'époque, au contraire, sont spontanées et quand parfois elles sont dirigées par des leaders connus, ceux-ci ont été mobilisés contre leur gré par les travailleurs. Ces « grèves de masse » correspondent à la réduction d'un nombre croissant de travailleurs à la condi- tion de prolétaires. Elles manifestent la révolte d'une part impor- tante de la communauté nationale contre le nouvel ordre social qui est en train de se constituer. Les organisations ne manquent pas qui s'efforcent ou prétendent s'efforcer de lutter contre la menace des robber barons 6. Mais, ou bien elles sont hostiles aux non-qualifiés comme les fédérations syndicales qui fonde-

3. C'est vers le milieu du xixe siècle que se constituent les premières fédérations nationales professionnelles, imprimeurs, mécaniciens de loco- motive, cigariers, fondeurs, forgerons et mécaniciens. Jusqu'alors les syndicats locaux bien que réunissant en majorité des professionnels, avaient eu une activité très large orientée vers les questions politiques et ßociales générales.

4. L'expression grand soulèvement (great upheaval) est de John R. Commons, sous la direction duquel fut rédigée la grande Histoire du mouvement ouvrier américain en 4 volumes qui est l'ouvrage standard sur l'histoire ouvrière des U. S. A.

5. Les barons brigands; on appelait ainsi à la fin du xixe siècle les grands capitalistes à la Morgan et à la Rockefeller qui rançonnèrent le pays.

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Michel rCrozier

ront PAFL en 1886 et les fraternités de cheminots qui ne voudront même pas d'une telle solidarité et les grandes grèves se font en dehors d'elles ou contre elles, ou bien elles acceptent les non-qualifiés comme l'Ordre des Chevaliers du Travail, mais ont encore les vues un peu mystiques des associations de réformateurs de l'époque précédente, et ne se laissent entraîner qu'à contre-cœur par les masses. Révoltes violentes, épisodes de guerre civile, ces grèves de masse constituent la forme la plus élémentaire de la lutte de classes. Bien que leurs impli- cations idéologiques soient repoussées avec indignation par l'Amérique moderne on s'aperçoit qu'elles ont marqué profon- dément le comportement ouvrier américain et on peut en retrouver des traits caractéristiques jusque dans l'explosion de grèves des années 1936-1937.

La période intermédiaire qui va des dernières années du xixe siècle jusqu'à la grande crise et au New Deal est relati- vement beaucoup plus calme. La domination du Big Business est solidement établie. Les organisations ouvrières qui n'ont pu entamer ses positions se sont développées dans les secteurs secondaires de l'économie. Elles ont accentué leur caractère restrictif et monopolisateur. Et leurs grèves qui ont gardé la violence caractéristique de l'époque précédente ont quelque chose de féodal. Chaque leader, grand ou petit, suzerain ou vassal, mène ses hommes à la bataille autant contre les autres leaders que contre l'ennemi commun. Les innombrables grèves « juridictionnelles », qui sont déclarées par un syndicat afin d'obtenir des employeurs que certains travaux soient exclusi- vement réservés à ses membres, sont beaucoup plus dirigées contre les autres syndicats que contre les patrons.

Cependant les grèves de masse spontanées et sans organi- sation ne disparaissent pas pour autant. Elles perdent de leur ampleur et de leur caractère largement révolutionnaire, restant presque toujours limitées à un seul secteur industriel et géogra- phique 6. Mais en contrepartie elles suscitent la création de groupes révolutionnaires conscients qui fonctionnent à peu près comme des services centraux d'aide et d'assistance, envoyant des agitateurs spécialisés aux grévistes pour les conseiller et les diriger. Les I.W.W. avant 1918, le parti commu- niste et les autres partis extrémistes par la suite, jouent ce rôle. Naturellement ils prétendent agiter eux-mêmes les masses, mais au fond il les suivent bien plus qu'ils ne les guident.

Cependant un troisième type de grève commence à appa- raître dès le début de cette période dans les mines. Il s'agit de

6. Les grèves des années 1875-1895 entraînaient toujours une bonne partie de la population derrière les ouvriers.

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Les Grèves Américaines

grèves de masses coordonnées et dirigées par une organisation syndicale efficiente. Le premier exemple en fut la grève des mines de houille de 1896-1897, bientôt suivie par celle qui resta longtemps le modèle du genre, la grève des mines d'anthracite de 1901-1902. Pour obtenir la victoire, John Mitchell, le leader des mineurs, avait minutieusement préparé ce qui fut une véri- table grève générale dans une région grande comme le quart de la France. Un véritable état-major avait été constitué; des dizaines d'< organisateurs » professionnels étaient sur le terrain. Une bonne partie d'entre eux étaient étrangers ou parlaient les langues des diverses minorités nationales. Ce type de grève, dont le syndicat des mineurs avait conservé la tradi- tion, devait devenir le type prédominant de la grève moderne avec la constitution du C.I.O. fin 1935, qui fut fortement influencé à l'origine par le syndicat des mineurs qui lui fournit ses deux premiers présidents 7. Le grand soulèvement populaire des années 1936-1937 n'a pas compris cependant que des grèves « scientifiques » sur le modèle de la grève de 1901. En fait les grèves qui ont attiré le plus d'attention, les grandes grèves sur le tas de l'industrie de l'automobile et du caoutchouc, ont été des grèves populaires spontanées bien plus près de la tradition des grandes grèves de masse de 1875-1895. La seule différence, d'ailleurs considérable, c'est qu'elles reçurent immé- diatement l'appui d'une puissante organisation syndicale, ce qui leur permit de triompher, mais amena vite la disparition de leur dynamisme spontané.

A l'heure actuelle, les trois grands types de grèves dont nous avons décrit les premières manifestations se retrouvent côte à côte. Les grèves professionnelles corporatives sont moins nombreuses qu'au début du xxe siècle. Elles subsistent néan- moins dans les professions où les distinctions de métier ont pu se conserver et où dominent de vieilles fédérations syndicales AFL. Elles y donnent toujours lieu à des luttes extrêmement violentes. Les grèves de masse « bureaucratisées » occupent le devant de la scène, dans toutes les grandes industries, grèves de l'acier de 1949, 1952 par exemple, grève des mineurs de houille de 1949, etc. Mais les grèves populaires et spontanées

7. Nous ne prétendons pas suggérer que la grève, telle que la concevait la bureaucratie des mineurs, s'est étendue à tout le mouvement ouvrier américain moderne à cause du rôle prépondérant joué par John L. Lewis dans la formation du C.I.O. En fait le syndicat des mineurs ayant trouvé le seul instrument jusqu'alors efficace, il était normal qu'il soit copié dans les autres industries et qu'on s'adresse aux leaders des mineurs pour le diriger puisqu'ils bénéficiaient du prestige même que leur avaient valu leu re succès .

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Michel Crazier n'ont pas disparu. On les retrouve sous la forme des innom- brables grèves sauvages qui font le désespoir des praticiens des conventions collectives, et dont le nombre s'accroît en proportion de l'autocratisme des organisations ouvrières.

Le contexte social d'une greve. - Les méthodes et l'atmos- phère d'une grève ne sont pas seulement déterminées par le type d'organisation ouvrière à laquelle les grévistes appar- tiennent, mais aussi par la situation à laquelle ils doivent faire face et qui dépend de l'attitude patronale et de l'influence que cette attitude exerce dans la communauté où la grève a lieu.

Pour un employeur, la grève est avant tout un refus d'obéissance et le problème pour lui consiste à ramener les révoltés à leur attitude traditionnelle de soumission. Pour cela deux méthodes sont possibles et ont été employées toux à tour ou simultanément selon les exigences de la situation, l'intimidation et la persuasion. On peut dire grosso modo que dans la période ou dans les secteurs. industriels où il n'existe pas d'organisation syndicale puissante, les employeurs agissent surtout par intimidation tandis crue dans le cas contraire ils se contentent d'agir par persuasion en utilisant les moyens indirects de la propagande.

Jusqu'au New Deal l'intimidation était aisée, du moins dans la grande industrie. Les causes en étaient multiples : le manque d'organisation et de culture syndicale des travailleurs, leur isolement et leur situation précaire dans la communauté américaine (un grand nombre d'entre eux étaient des immi- grants récents), le soutien enfin que le patronat recevait automatiquement des autorités constituées. Cette situation correspondait à une structure sociale stable et incontestable dans laquelle le patron tenait le premier rang. La loi pouvait bien reconnaître dans l'abstrait le droit au refus du travail. En pratique, protegerla situation de fait était le premier devoir pour ses représentants qu'ils soient -juges, administrateurs ou policiers. Leur intervention se fondait tout naturellement sur le droit au travail de la minorité. En se servant de leur influence dans la communauté sociale, les employeurs pouvaient toujours s'arranger pour recruter une minorité et si c'était nécessaire pour en inventer une. Protéger le droit au travail de cette minorité permettait de faire intervenir la force publique, d'arrêter les leaders des grévistes, d'interdire toute manifesta- tion et de ramener finalement au travail la majorité des em- ployés trop terrorisés pour réagir. La possibilité de faire appel à des briseurs de grève noirs ou au réservoir de main-d'œuvre européen étaient des atouts supplémentaires. Personne ne protestait quand une colonie de mineurs emigrants de 10 ans

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Les Grèves Américaines

ayant voulu se révolter était remplacée par une colonie de nouveaux débarqués.

Au fur et à mesure de la stabilisation de la société améri- caine, ces conditions disparurent. Il devint plus difficile de transplanter des populations. L'émigration fut en fait arrêtée après 1921 et l'esprit public, au moins l'esprit public local, devenait de plus en plus défavorable à l'introduction de briseurs de grève venus du dehors dans une dispute ouvrière. Cependant le pouvoir d'intimidation patronal subsista jusqu'aux occu- pations d'usine de 1936-1937. On ne peut l'expliquer que par la persistance naturelle de la tradition de loyauté à l'égard de l'ordre de fait et par les énormes moyens financiers employés pour la sauvegarder. Quand la révolte ouvrière fut déclenchée, le patronat riposta tout d'abord en poussant à l'extrême ses méthodes de répression et on put craindre qu'un régime fasciste ne s'établisse à son tour aux États-Unis. Il ne se contentait plus de subventionner les traditionnelles associations de vigilantes, les « ligues de citoyens », les « ligues de l'Ordre et de là Loi », la « Légion Noire » et le KuKlux Klan, il faisait revivre les grandes agences de briseurs de grève du temps du grand soulèvement et commençait de s'intéresser aux démagogues d'esprit vraiment fasciste tels que Huey Long, le père Coughlin et Gerald L. K. Smith. Quelques courts moments d'émeute, par exemple les journées révolutionnaires qui eurent lieu à l'occasion de la grève des camionneurs de Minneapolis, firent apparaître la coupure profonde de la société et la guerre civile menaçante.

Mais le pouvoir était avec Roosevelt aux mains de la bourgeoisie libérale qui par ses intérêts et ses sentiments était opposée à tout raidissement des antagonismes de classe. Elle manœuvra habilement entre les deux pôles du pouvoir écono- mique et obligea le patronat, par la force morale et matérielle de l'État, à reconnaître que le temps de sa toute-puissance était passé. La guerre consolida l'unanimité nationale et à la vic- toire, le patronat se trouva devoir faire face à une situation de fait défavorable. Pour la première fois, briser une grève devenait un acte de réaction et non plus un acte de préservation sociale. Une tactique différente lui était absolument nécessaire.

Dans la plupart des grèves actuelles, l'arme du patronat est donc devenue la persuasion. Il faut naturellement faire observer qu'entre persuasion et intimidation il y a seulement différence de degré et non de nature. La persuasion utilise les mêmes sentiments latents chez les grévistes : peur de perdre son travail, peur de la réprobation publique, respect de la hiérarchie sociale. Seuls les moyens sont différents et ils le sont

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Michel Crozier

pour autant que la force matérielle du syndicat et ses relations avec la population locale rendent toute violence plus nuisible qu'utile. Dans les régions où les syndicats n'ont encore pas pu s'installer comme dans la majeure partie du Sud, c'est toujours l'intimidation qui domine. Quand l'enjeu en vaut la peine et que la situation politique et économique semble favorable, les employeurs se risquent même à l'employer dans les régions fortement syndicalisées du Nord et du Middle West comme par exemple à l'occasion de la grève des ouvriers dès abattoirs de Chicago, Saint-Paul, Omaha, en avril-mai 1948.

L'essentiel néanmoins est accompli pour le moment par des moyens plus indirects : annonces et communiqués de presse, lettres et brochures distribuées à domicile, causeries radio- phoniques, campagne de porte à porte des contremaîtres et amis de la compagnie, pression sur les églises, les diverses institutions de bienfaisance et les autorités publiques. Il s'agit de convaincre les grévistes que leurs leaders ont tort, qu'ils sont irresponsables ou communistes, que l'usine va bientôt être rouverte, qu'une crise est en vue, que le nombre des employés va être réduit. Il s'agit de les atteindre dans leurs relations personnelles avec la communauté dans laquelle ils vivent en persuadant le public que les demandes des leaders sont injustifiées et que leur mauvaise foi va conduire tout le monde à la ruine malgré l'esprit de conciliation de la compagnie qui a déjà pourtant tant fait pour ses employés et pour la ville. Des déclarations contre la grève de personnalités respectées et quelquefois même d'autres leaders syndicaux sont solli- citées. Les subterfuges les plus extraordinaires sont employés. Pendant la grève des usines d'aviation Boeing, en 1947-1948 à Seattle, par exemple, la Compagnie fit venir à grands frais un spécialiste d'organisation industrielle, avec lequel elle avait été en rapports et annonça quelques jours plus tard que l'expert bien connu, M. X. avait enfin pu faire accepter son plan de réforme qui allait permettre de licencier 6 à 7.000 ouvriers. En même temps elle faisait dire que 2 ou 3.000 gré- vistes s'étaient déjà présentés au travail et que ceux qui ne les suivraient pas avant une date limite ne seraient jamais réem- bauchés 8.

Depuis le vote de la loi Taft-Harley le climat social est redevenu un peu plus violent. Jusqu'à présent les employeurs sont demeurés prudents et ne se sont pas servi comme ils

8. Dans le même temps avec l'appui du chef syndicaliste Dave Beck, leader des camionneurs de tout le Nord-Ouest, à qui elle avait promis de nombreux avantages, elle recrutait des briseurs de grève. Dave Beck donnait des interviews à la presse, déclarant que l'usine était en marche.

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Les Grèves Américaines l'auraient pu des clauses antiouvrières de la loi. Mais des circonstances nouvelles pourraient très aisément conduire à un renouveau des méthodes utilisées avant 1937 dont il ne semble pas que les employeurs américains aient perdu le souvenir 9.

Les différents problèmes que pose une grève, comment déclare-t-on la grève, comment la fait-on respecter, comment maintient-on le moral des grévistes, comment répond-on à la propagande patronale, comment se défend-on contre les attaques policières, etc., dépendent tous de la forme d'organi- sation ouvrière et du contexte social qui prévalent dans le cas envisagé 10. Les leaders d'une grève « bureaucratisée » doivent avant tout s'efforcer de susciter l'enthousiasme de leurs gré- vistes. La lutte sur le front intérieur est pour eux la plus importante. Les leaders d'une grève « populaire » spontanée doivent au contraire les réfréner et les organiser. Pour eux c'est le front extérieur qui importe. La mise en grève est différente selon que les patrons ont l'habitude de recourir à la violence ou non, selon que le syndicat peut ou non disposer d'un passé de réussites déjà bien consacré. Les grèves sur le tas se sont trouvées, par exemple en 1937, être le seul moyen, étant donné les habitudes de violence du patronat, de mettre effectivement en grève les immenses usines d'automobiles et de caoutchouc du Middle West. Actuellement la réputation des syndicats dans ces mêmes usines est telle que les employeurs n'essaient même plus la plupart du temps de s'opposer à la mobilisation ouvrière et que celle-ci peut avoir lieu presque sans piquets de grève. Une grève d'ouvriers qualifiés appar- tenant à une vieille fédération AFL enfin présente de tout autres caractères qu'une grève affectant les ouvriers d'une grande industrie. L'issue de la lutte y dépend beaucoup plus de la situation stratégique des grévistes que de l'enthousiasme qui les anime. C'est, au moins pour partie, une véritable affaire.

Il conviendrait donc, si l'on veut faire une analyse sérieuse

9. Prises dans leur ensemble les méthodes modernes de persuasion patronale soni orchestrées dans un grand mouvement de réaction socia'e, que nous avons décrit ailleurs (voir Temps Modernes, juillet 1951), sous le nom de human engineering. Leur effet direct sur les grèves ouvrières est jusqu'à présent assez faible. Mais indirectement il est considérable. La plupart des tactiques syndicales modernes qui étonnent ou scandalisent le militant ouvrier européen sont dues à la nécessité dans laquelle se sont trouvés placés les syndicats de suivre le patronat sur le terrain de la propagande.

10. Certains facteurs matériels ont aussi naturellement une influence considérable. La nature du travail, la configuration physique des usine3 à mettre en grève peuvent exiger une tactique, des méthodes et même un état d'esprit particulier.

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Michel Crozier du problème de la grève, de faire porter les recherches dans les directions que nous avons indiquées, sur l'histoire de l'orga- nisation ouvrière et sur l'histoire des méthodes de domination sociale aussi bien que sur les données économiques et sur l'étude des conditions de travail et des conditions de commu- nication entre les diverses classes sociales et de leurs transfor- mations. Lloyd Warner et J. 0. Low, par exemple, décrivent minutieusement dans un de leurs volumes de la série Yankee City, le passage d'une open shop town en union shop town u à la suite d'une grande grève« populaire. Pour eux, la fin des patrons patriarcaux et leur remplacement par des managers impersonnels, la disparition presque complète des qualifications professionnelles et du prestige dû à l'ancienneté et à l'habileté dans le métier, le manque de communications entre patrons et ouvriers enfin, sont les causes essentielles de cette révolution. Il est bien certain que ces facteurs sont importants et que l'étude qu'en ont faite les auteurs a fait progresser notre connaissance de la réalité sociale. Mais il resterait à savoir pourquoi l'événement a eu lieu précisément en 1933. Warner et Low ne tiennent pas compte de la crise économique et de l'effondrement du système de domination patronale qu'elle a provoqué. Ils ne pensent pas à examiner les perspectives qui étaient alors offertes à l'initiative ouvrière et à analyser pour- quoi et comment les travailleurs en ont profité. Bien sûr, c'est contre la condition faite à l'ouvrier qu'a lieu la révolte. S'il n'y avait pas sujétion matérielle et morale il n'y aurait pas de raison de se révolter. Mais la révolte est aussi un acte positif, un acte d'affirmation qui peut difficilement se produire en dehors d'une tradition déjà existante de culture ouvrière. Elle est enfin un acte de guerre qui, au moins dans certaines limites, dépend des chances de succès, par conséquent de l'équilibre des forces entre les classes antagonistes. La grande faiblesse de la sociologie américaine contemporaine en face d'un phénomène comme la grève c'est d'avoir invinciblement tendance à le réduire à une simple réaction passive. Aucun réel progrès ne pourra être, accompli dans ce domaine tant qu'on ne se résoudra pas à adopter un point de vue beaucoup plus large, tenant compte de toute la complexité de la réalité sociale et du pouvoir créateur qui se manifeste à tous ses niveaux.

C. TV. R. S.

11. Open shop town, ville où les ateliers sont libres, c'est-à-dire où il n'y a pas de syndicats et où la domination patronale est absolue; Union sho town, ville où les ateliers sont syndiqués, c'est-à-dire ville où les ouvriers sont organisés.

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