près de la voie ferrée - editions allia · 2010. 12. 9. · zofia nalkowska près de la voie...

7
Près de la voie ferrée

Upload: others

Post on 17-Mar-2021

5 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Près de la voie ferrée - Editions Allia · 2010. 12. 9. · ZOFIA NALKOWSKA Près de la voie ferrée Traduit du polonais par IRENA ELSTER ÉDITIONS ALLIA , RUE CHARLEMAGNE, PARIS

Près de la voie ferrée

Page 2: Près de la voie ferrée - Editions Allia · 2010. 12. 9. · ZOFIA NALKOWSKA Près de la voie ferrée Traduit du polonais par IRENA ELSTER ÉDITIONS ALLIA , RUE CHARLEMAGNE, PARIS

ZOFIA NALKOWSKA

Près de la voie ferrée

Traduit du polonais par

IRENA ELSTER

É D I T I O N S A L L I A

, RUE CHARLEMAGNE, PARIS IV e

Page 3: Près de la voie ferrée - Editions Allia · 2010. 12. 9. · ZOFIA NALKOWSKA Près de la voie ferrée Traduit du polonais par IRENA ELSTER ÉDITIONS ALLIA , RUE CHARLEMAGNE, PARIS

TITRE ORIGINAL

Przy torze kolejowym

Przy torze kolejowym a paru pour la première fois aux

éditions Czytelnik, Imprimerie Nationale de Cracovie,

en .

Cette traduction française de Près de la voie ferrée a

été publiée pour la première fois dans Les Nouveaux

Cahiers, n° , Paris, hiver -, puis dans La

Passe – Une revue des langues poétiques, n°, Paris, prin-

temps-été .

© Editions Allia, Paris, .

Page 4: Près de la voie ferrée - Editions Allia · 2010. 12. 9. · ZOFIA NALKOWSKA Près de la voie ferrée Traduit du polonais par IRENA ELSTER ÉDITIONS ALLIA , RUE CHARLEMAGNE, PARIS

Des hommes forgèrent

ce sort-là aux hommes.

Page 5: Près de la voie ferrée - Editions Allia · 2010. 12. 9. · ZOFIA NALKOWSKA Près de la voie ferrée Traduit du polonais par IRENA ELSTER ÉDITIONS ALLIA , RUE CHARLEMAGNE, PARIS

ELLE aussi fait partie de ces morts-là, lajeune femme près de la voie ferrée, celledont l’évasion a échoué.

Elle ne se laisse reconnaître aujourd’huique dans le récit de l’homme qui a vu et quin’arrive pas à comprendre. Elle ne vit plusque dans sa mémoire.

Transportés dans de longs trains auxwagons plombés vers les camps d’extermi-nation, ils s’évadaient parfois en route. Maispeu nombreux étaient ceux qui osaient selancer dans une telle évasion. Cela deman-dait un courage plus grand que celui d’allercomme ça, sans espoir, sans opposition nirévolte vers une mort certaine.

Parfois, l’évasion réussissait. L’assour-dissant vacarme du wagon de marchan-dises qui roulait à grande vitesse empê chait

Page 6: Près de la voie ferrée - Editions Allia · 2010. 12. 9. · ZOFIA NALKOWSKA Près de la voie ferrée Traduit du polonais par IRENA ELSTER ÉDITIONS ALLIA , RUE CHARLEMAGNE, PARIS

fallait rassembler tout son courage pour seglisser par la faille étroite, en essayant, tan-tôt avec les mains, tantôt avec les jambes,dans le torrent d’air soufflant en dessous, lefracas et le grincement de la ferraille au-dessus des traverses filantes, de s’agripperà l’essieu et, ainsi accroché, de ramper surles mains jusqu’à l’endroit où l’on aurait,en sautant, quelque chance de salut. Se lais-ser dévaler entre les rails ou à travers lesroues sur le bord de la voie ferrée. Ensuite,reprendre ses esprits, rouler du remblaisans être vu et fuir dans une forêt inconnue,oppressante de ténèbres.

Certains tombaient sous les roues etpérissaient souvent sur place. Ils se fracas-saient sur une poutre qui dépassait, ou surle rebord d’une vanne, jetés à toute vitessecontre le poteau de signalisation, ou sur unepierre bordant la voie. D’autres se brisaient

d’entendre de l’extérieur ce qui se passaità l’intérieur.

Le seul moyen était de briser les planchesdu sol. Serrés comme ils étaient, affamés,sales et sentant mauvais, la chose paraissaitpratiquement irréalisable. Rien que se mou-voir était déjà difficile. La masse humainecompacte, cahotée par le rythme impétueuxdu train, suffoquée par l’air confiné, chance-lait dans le noir en un mouvement de va-et-vient. Pourtant, même ceux qui, trop faiblesou apeurés, ne pouvaient rêver de s’échapper,comprenaient qu’il fallait faciliter la tâche auxautres et soulevaient leurs pieds souillés defange pour leur laisser la voie vers la liberté.

Soulever un bout de planche était déjà uncommencement d’espoir. Il fallait l’arracherd’un effort commun. Cela durait des heures.Alors, il restait à arracher la deuxième puis latroisième planche.

Les plus proches se penchaient au-dessusde l’orifice étroit et reculaient avec effroi. Il

PRÈS DE LA VOIE FERRÉE PRÈS DE LA VOIE FERRÉE

Page 7: Près de la voie ferrée - Editions Allia · 2010. 12. 9. · ZOFIA NALKOWSKA Près de la voie ferrée Traduit du polonais par IRENA ELSTER ÉDITIONS ALLIA , RUE CHARLEMAGNE, PARIS

silence en direction de leur propre mort quiles attendait au bout du chemin.

Train, fumée et roulement avaient depuislongtemps disparu dans la nuit. Tout autouril y avait le monde.

L’homme qui n’arrive pas à comprendreet ne peut oublier, le raconte encore une fois.

Quand il fit jour, la femme, blessée augenou, se trouvait assise au bord de la voieferrée sur l’herbe humide. L’un des fugitifsétait parvenu à s’évader, un autre, au-delàde la voie, à la lisière de la forêt, était étendusans mouvement. Plusieurs s’étaient enfuis,deux avaient été tués. Elle seule était restéeainsi – ni morte ni vivante.

Quand il l’avait trouvée, elle était seule.Mais, d’heure en heure, des gens apparais-saient dans ce lieu désert. Ils arrivaient ducôté de la briqueterie et du hameau. Ilss’arrêtaient, craintifs, la regardaient de loin– des ouvriers, des femmes, un garçon.

bras et jambes, livrés dans cet état au gré dela cruauté de l’ennemi.

Ceux qui osaient descendre dans le fuyantabîme au grondement assourdissant, savaientoù ils allaient. Le savaient aussi ceux qui res-taient – bien que ni de la porte verrouillée nide la lucarne haut placée, il n’y eût moyen dese pencher au-dehors.

La femme couchée près de la voie faisaitpartie des courageux. Elle était la troisièmede ceux qui étaient descendus dans le trou.Derrière elle, plusieurs autres s’étaient lais-sés dégringoler. Au même moment, unesérie de coups de feu avait retenti – commesi quelque chose explosait sur le toit duwagon. Puis aussitôt les coups de feus’étaient tus. Mais ceux qui restaient pou-vaient maintenant regarder l’emplacementsombre des planches arrachées, tel le troud’une tombe, et continuer de rouler dans le

PRÈS DE LA VOIE FERRÉE PRÈS DE LA VOIE FERRÉE