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PRATIQUES DU HASARD Pour un matérialisme de la rencontre Sous la direction de JONATHAN POLLOCK Presses Universitaires de Perpigan 1

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Pratiques Du Hasard

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  • PRATIQUES DU HASARD

    Pour un matrialisme de la rencontreSous la direction de

    JONATHAN POLLOCK

    Presses Universitaires de Perpigan

    1

  • Introduction

    Lide de la cration artistique sera affecte dun fort coeffcient thologique aussi longtemps quelle se verra ramener la volont souveraine dun crateur pour qui luvre nest que la ralisation matrielle dune conception formelle pralable. Selon cette manire de penser la cration, cause formelle et cause fnale se tlescopent et se confondent avec lintentionnalit autonome dun auteur qui domine son matriau, tant capable, le cas chant, de le faire surgir du nant (ex nihilo).

    Sagit-il dun mythe ? Sagit-il dune vrit ? Que serait une cration a-thologique ? Demble, plusieurs pistes soffrent notre rfexion : le matrialisme atomiste (Dmocrite, picure, Lucrce), qui confne les dieux dans des intermondes , et substitue au modle crationiste des processus aveugles dmergence ; les pratiques littraires, artistiques et technologiques modernes, et la place toujours croissante quelles laissent aux phnomnes stochastiques ; les philosophies de lvnement, qui explorent les manires de faire face ce qui nous arrive dimprvu et dexploiter les coups du sort.

    Le hasard fait bien les choses, nous dit-on. Mais il peut aussi mal les faire. Cest dire quil exerce un rle non ngligeable dans les domaines de laction thique et de la praxis esthtique. Selon picure et Lucrce, le hasard serait mme lorigine de toute chose : de rerum il serait en quelque sorte la natura, pour peu que notre monde ait pris forme et consistance au sein dun gigantesque chaos atomique, sans le concours dun dmiurge ordonnateur et lgislateur.

    Cause fctive de ce qui arrive sans raison apparente ou explicable , aux dires des lexicographes1, le hasard ne se laisse dsigner quen creux. Il se dfnit par rapport ce quil excde : la fnalit rationnelle ou naturelle, dun ct, le dterminisme des lois de la physique, de lautre. Mot blanc, signifant vide, hasard nomme cette part de lvnement qui chappe la transcendance dune volont providentielle comme limmanence dune ncessit matrielle.

    Il y a bien longtemps que les sciences de la nature sous les coups de boutoir de lvolution des espces, la turbulence des fuides ou la physique quantique ont abandonn une conception de la causalit oscillant entre la volont rationnelle (ou inconsciente) et un strict dterminisme mcanique et lgal. Voil pourquoi, son tour, la critique littraire et artistique doit se mettre penser la cration esthtique en dehors des catgories de lintentionnalit spirituelle et de linertie matrielle. La matire nest pas plus inerte (in-ars) que lauteur nest tout puissant. La volont et la ncessit ne recouvrent pas

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  • lintgralit du champ de la cration : la part laisse dans lombre et que lon dsigne au moyen du vocable hasard en appelle de plus amples investigations.

    Autant le dire demble : les auteurs du prsent ouvrage souscrivent aux thses exposes par Louis Althusser dans un certain nombre de textes posthumes o il substitue au matrialisme dialectique de Marx, encore trop idaliste ses yeux, un matrialisme alatoire inspir dpicure. Ces textes, crits aprs lassassinat de sa femme et pendant son internement psychiatrique, nont pas encore reu lattention quils mritent. tant attribus un Althusser aprs Althusser (Franois Matheron), les spcialistes de son uvre ont tendance les considrer comme mineurs ; teints de dlire, leur teneur intellectuelle serait bien en-dessous de celle de Pour Marx ou Lire le Capital. Nous ne sommes pas de cet avis. Sil y a de quoi gner dans ces derniers textes, cest moins la prsence dune pense suppose dlirante que la promotion tardive dun concept qui met mal toute vision dterministe de la marche de lhistoire, y compris celle de Marx, un concept qui est en ralit bien moins quun concept, ntant rien dautre que le rien du hasard. Cest lhistoire de ce non-concept que nous voulons rappeler ici, avant de prsenter lultime manifeste philosophique de cet inquitant individu qui sobstinait crire aprs lannonce mdico-lgale de sa mort psychique et sociale. Si pouser les thses du matrialisme de la rencontre est signe de dgnrescence mentale, alors les signataires du prsent ouvrage sont tous des dgnrs patents.

    Tuch et automaton (Aristote)

    Notre titre, Pratiques du hasard, prend au mot une dclaration dAristote dans le 2e livre de la Physique : le hasard et ce qui arrive par hasard ne concernent que ce quoi on pourrait attribuer le fait davoir de la chance et, dune manire gnrale, une activit pratique 2. Cette restriction sert distinguer le hasard (tuch) de la spontanit (automaton), ou plutt dlimiter, au sein de lensemble des phnomnes qui se produisent spontanment, ceux qui relvent du hasard : En effet, tout ce qui se produit par hasard se produit spontanment, alors que [toute spontanit] ne se produit pas par hasard (II, 6, 197a). Il y a spontanit lorsquun vnement se produit sans que sa production soit le fruit dune vise quelconque, ni de la part de la nature ni de la part dun tre rationnel. Il y a hasard lorsque labsence de but concerne lactivit rationnelle. Les tres privs de raison les objets inanims, les animaux, voire les enfants peuvent loccasion faire montre de spontanit, ils ne feront jamais rien par hasard, car ils sont incapables dagir rationnellement.

    On le voit, la spontanit et le hasard se dfnissent par rapport une pense des fns, tant assimils des causes qui, exceptionnellement, ne sassignent aucune fn, ou du moins, ne se sont pas assign comme fn ce qui est effectivement arriv. Lavantage dune telle dfnition est quelle fait une place au hasard dans le monde

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  • des ralits naturelles et humaines. En effet, les philosophies antrieures ou concurrentes avaient tendance supprimer celui-ci. Aristote identife trois positions principales, lesquelles ont encore leurs tenants nos jours. ceux qui prtendent que rien ne se produit au hasard, il rtorque : Pourquoi alors parlons-nous de hasard ? Si le mot existe, il doit bien correspondre un fait dexprience, le langage ayant valeur de rvlateur ontologique pour les anciens Grecs. Dautres admettent, linstar de Dmocrite, que le hasard prside bien la formation des mondes, mais non pas la production des phnomnes en leur sein, ces derniers tant soumis une dtermination stricte. Enfn, il y ceux qui voient dans lintervention du hasard une cause surnaturelle ou divine. Voil les trois cueils quAristote se doit dviter : la pense ngationniste, la pense dterministe et la pense religieuse.

    Aristote sessaie une dfnition rationnelle, pour aussitt se trouver pris au pige de sa propre logique. Le hasard nest la cause ni de ce qui arrive ncessairement et toujours , ni de ce qui arrive le plus souvent . Or, il ny a dfnition rationnelle que des tants qui sont toujours ou la plupart du temps ; par consquent, le hasard est quelque chose qui chappe la dfnition rationnelle (II, 5, 197a). Le Stagirite ne lche pas le morceau pour autant. Parmi les vnements du monde, poursuit-il, certains se produisent en vue de quelque chose, dautres non. Parmi les premiers, on trouve ceux qui adviennent en raison dun choix rfchi de la pense, et ceux qui surgissent du fait de la nature. Comme nous venons de le voir, cest quand le rsultat effectif dune activit rationnelle ou dun processus naturel ne concide pas avec la fn vise, que nous pouvons parler de hasard ou de spontanit. Aristote fournit un exemple qui se lit comme un scnario de western amricain : nous disons que cest par hasard que ltranger est venu et quaprs avoir dlivr [un prisonnier] il est reparti, quand il a accompli cela comme sil tait venu en vue de cela, alors quil nest pas venu en vue de cela (II, 8, 199b).

    Ainsi, le hasard ne soppose nullement la causalit ; au contraire, les causes du fait desquelles pourrait se produire ce qui arrive par hasard [sont] en nombre indtermin (II, 5, 197a). Lemprisonnement dun individu dans un lieu prcis est justiciable dune explication causale, tout comme larrive dun tranger dans ce mme lieu. Simplement, lemprisonnement et le voyage constituent deux sries de causes indpendantes, et dont lentrecroisement savre purement fortuit. Cest l que gt le hasard (tuch), et plus prcisment la bonne fortune (eutuchia) du prisonnier. Antoine Cournot (1801-1877) ne dira pas autre chose lorsquil voquera une tuile qui, en tombant dun toit, blesse la tte un malheureux passant : ce dernier allait faire ses courses, le couvreur navait aucune intention homicide et puis il se trouve que cette tuile arrive sur la tte du passant. [] Cournot note bien que le hasard ainsi entendu nest pas du tout une ngation du dterminisme, mais cest le fait de la rencontre de sries dont on voit trs bien comment les unes et les autres sont commandes par des lois, mais dont on saperoit que cette rencontre elle-mme a un caractre imprvisible 3.

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  • Le hasard et la spontanit appartiennent au domaine du comme si . Ils sont causes de choses dont soit la nature soit lesprit pourraient tre responsables, quand lun des deux est cause de ces choses par accident (II, 6, 198a). Un vnement survient comme si la nature ou la pense lavaient voulu tel. En ralit elles avaient agi en vue dautres fns. Le rsultat accidentel ne ralise aucune fn pralable ; cest pourquoi, au sens absolu, le hasard nest cause de rien. Mais est-ce vrai que la nature agit en vue de quelque chose ? Si lon concde volontiers que lactivit pratique sassigne des fns, peut-on parler de fnalit dans la nature autrement que par mtaphore ? Cest ici quintervient le fameux passage cit par Charles Darwin au dbut de sa Notice historique sur les progrs de lopinion relative lorigine des espces :

    Mais il y a une diffcult : quest-ce qui empche la nature de faire les choses non pas en vue de quelque chose et parce que cest le meilleur, mais comme la pluie tombe du ciel, non pas pour faire crotre le bl, mais par ncessit ? (En effet ce qui a t port vers le haut doit se refroidir, et ce qui a t refroidi, tant devenu de leau [doit] retomber ; or cela tant arriv, il arrive concidemment que le bl crot) ; mais il en va de mme dans le cas aussi o le bl est, pour quelquun, gt sur laire : ce nest pas en vue de cela quil pleut, pour quil soit gt, mais cela est arriv par accident. De sorte que quest-ce qui empche quil en aille galement ainsi des parties dans la nature, par exemple cest par ncessit que les dents poussent, les unes, celles du devant, aiguises et propres couper la nourriture, les autres, les molaires, larges et utiles pour la broyer, puisquelles nont pas t produites pour cela, mais que cela sest rencontr [ainsi] ? Et il en est de mme de toutes les autres parties dont on est davis quelles sont en vue de quelque chose. Cest donc l o tout sest pass comme si les choses staient produites en vue de quelque chose, que les tres en question ont t conservs, tant, par le fait de la spontanit, convenablement constitus. Quant ceux pour qui il nen a pas t ainsi, ils ont t dtruits et [continuent dtre dtruits], comme Empdocle le dit des bovins face humaine (II, 8, 198 b).

    Voil le cauchemar dAristote, la vision mcaniste dun monde sans fnalit. Il va vite colmater la brche, en tablissant une correspondance stricte entre la nature (phusis) et lart (techn) : lart dans certains cas parachve ce que la nature na pas la puissance daccomplir, dans dautres cas il imite [la nature]. Si donc les ralits artifcielles sont en vue de quelque chose, il est vident quil en est de mme aussi pour les ralits naturelles (II, 8, 199a). Les proprits matrielles des choses ne suffsent pas rendre compte de leur organisation et de leur comportement. On comprend facilement quun amoncellement de pierres ne sufft pas pour construire une maison. Il faut une autre instance qui les compose entre elles, et cela en vue dune fn particulire. Mais cela est tout aussi vrai des ralits naturelles, la seule diffrence tant quelles ont leur principe dorganisation, le ce en vue de quoi elles se produisent, lintrieur delles-mmes. On aborde ici la dimension mtaphysique de la physique aristotlicienne. En effet, la nature est double, matire dun

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  • ct, fgure de lautre , et puisque cette dernire est fn, et que tout le reste est en vue de la fn, la [nature comme forme] sera la cause en vue de quoi (ibid.). Le but (telos) est donc tout aussi bien le principe (arch), lequel part de la dfnition, cest--dire de lessence (ousia) (II, 9, 200a). Par ailleurs, il ne faut pas confondre forme (eidos) et ncessit : le ncessaire dans les choses naturelles, cest ce qui est appel matire et les mouvements de celle-ci (ibid.). Or, la matire nest pas cause de la fn ; au contraire, cest le ce en vue de quoi qui est cause de la matire.

    Pour Aristote le hasard existe bel et bien. Il nest pas le simple effet de notre ignorance des causes dun vnement. Il ne signe pas non plus lchec du fnalisme. Le Stagirite le situe au point dintersection de fnalits autonomes, tout comme Cournot le situera au point dinterfrence de dterminismes indpendants. Mais si, dans les deux cas, on peut parler de hasard objectif, chez Aristote il a galement un sens pour la personne qui en subit les effets : la tuch importe cette dernire de faon vitale, elle sert ou dessert ses intrts, ce pourquoi elle est dite bonne ou mauvaise. Vu sous cet angle, le hasard transparait comme heur, fortune ou chance, bonheur ou malheur pour ltre fortun ou infortun, chanceux ou malchanceux qui il sadresse. Cest justement cet aspect-l de la tuch aristotlicienne que Jacques Lacan fera un sort dans son Sminaire XI, au moment de reprendre les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse freudienne.

    Tuch et automaton (Lacan)

    Freud est surtout connu pour avoir motiv psychologiquement des phnomnes quon croyait dus au hasard. Mon rve de la nuit dernire serait un enchanement fortuit des images de la veille ? Que nenni ! Il constitue une criture pictogrammatique qui traduit une pense et une intentionnalit inconscientes. Jai raf la voiture de mon beau-pre par inadvertance ? Il sest agi dun acte manqu qui trahit mon hostilit son gard. Ma langue a fourch et jai dbit une obscnit devant un auditoire prestigieux ? Ce lapsus involontaire tmoigne de la force des pulsions sexuelles qui tentent de contourner la censure de mon moi . Est-ce dire que la psychanalyse a supprim le hasard ? Non, mais elle le situe un autre niveau. Bien que les images du rve et les signifants du lapsus et autres Witze soient susceptibles dune explication en termes de penses inconscientes, lorigine de ces penses demeure parfaitement alatoire.

    Ce qui se rpte , remarque Lacan, est toujours quelque chose qui se produit lexpression nous dit assez son rapport la tuch comme au hasard 4. Pour autant que linconscient soit structur comme un langage et que ses lments sy dflent de faon rptitive et quasi automatique, Lacan peut rapprocher la chane signifante de lautomaton dAristote. Traduisant au plus prs le Vorstellungsreprsentanz de Freud, il explique que les signifants du processus primaire tiennent lieu de la reprsentation sensorielle et langagire, ce

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  • pourquoi ils savrent aptes traduire les infexions du rel qui, lui, se situe au-del des dit-mensions du reprsentable : Le rel est au-del de lautomaton, du retour, de la revenue, de linsistance des signes quoi nous nous voyons commands par le principe de plaisir. Le rel est cela qui gt toujours derrire lautomaton [] , tant la cause, ou la Chose (causa) du dsir (64-65). Or, cest la rencontre du rel que la chane signifante doit les accidents singuliers de son jeu dans linconscient, et cest cette rencontre du rel que Lacan attribue la tuch.

    Freud avait lhabitude de faire correspondre ontognse et phylognse. son tour, Lacan met en parallle lorigine de la pratique psychanalytique (la clinique des traumatiss) et le rle de la rencontre du rel dans le dveloppement du sujet : Nest-il pas remarquable que, lorigine de lexprience analytique, le rel se soit prsent sous la forme de ce quil y a en lui dinassimilable sous la forme du trauma, dterminant toute sa suite, et lui imposant une origine en apparence accidentelle ? (65). Quest la scne primitive, sinon une mauvaise rencontre [] au niveau du sexuel ? Nest-il pas vrai que la sexualit a toujours quelque chose de traumatisant pour le sujet ? Daprs Lacan, les stades du dveloppement oral, anal, gnital etc., ne doivent pas tre conus comme autant de processus biologiques, mais comme obissant une dialectique qui a pour centre une mauvaise rencontre. Si les stades [du dveloppement infantile] sont consistants, cest en fonction de leur rgistration possible en termes de mauvaise rencontre (75). Et si le dveloppement de la psych sanime tout entier de laccident, de lachoppement de la tuch, cest dans la mesure o la tuch nous ramne au mme point o la philosophie prsocratique cherchait motiver le monde lui-mme. Il lui fallait quelque part un clinamen (74). Le sujet nat dune dviation.

    La dviation (picure, Althusser)

    Lacan se rfre ici aux penseurs atomistes de lAntiquit : Leucippe, Dmocrite, picure et Lucrce. Son analysant et ami, Louis Althusser, prend cette rfrence au srieux. Dans ses derniers crits, il met au jour toute une philosophie de lalatoire et de la contingence : dpicure Marx a toujours subsist, mais recouverte [] une tradition profonde qui cherchait son assiette matrialiste dans une philosophie de la rencontre (et donc plus ou moins atomiste, latome tant la fgure la plus simple de lindividualit dans sa chute ) . Or, cette tradition soppose toute philosophie de lessence (ousia, essentia, Wesen), cest--dire de la Raison (logos, ratio, Vernunft), donc de lOrigine et de la Fin [], au proft dune philosophie qui [refuse] le Tout et tout Ordre , et qui prne la dispersion. En effet, Dire quau dbut tait le nant et le dsordre, cest sinstaller en de de tout assemblage et de toute ordonnance, renoncer penser lorigine comme Raison ou Fin, pour la penser comme nant 5. Il sagit par consquent dune philosophie du vide, dune approche qui, au lieu de partir des fameux problmes

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  • philosophiques , commence par refuser de se donner quelque objet que ce soit [], pour ne partir que de rien, et de cette variation infnitsimale et alatoire du rien quest la dviation de la chute (547).

    Pour fgurer cette tradition, Althusser se rapporte la forme la plus simple et la plus pure [quelle ait] prise dans lhistoire de la philosophie, chez Dmocrite et surtout picure (563). Voici comment il la rsume : [] avant la formation du monde une infnit datomes tombaient, paralllement, dans le vide. Ils tombent toujours. Ce qui implique quavant le monde il ny et rien, et en mme temps que tous les lments du monde existassent de toute ternit avant quaucun monde ne ft. Ce qui implique aussi quavant la formation du monde aucun Sens nexistait, ni Cause, ni Fin, ni Raison ni draison (541). Survient le clinamen, savoir une dviation infnitsimale, aussi petite que possible , qui a lieu on ne sait o ni quand, ni comment , et qui fait quun atome dvie de sa chute pic dans le vide, et, rompant de manire quasi nulle le paralllisme sur un point, provoque une rencontre avec latome voisin et de rencontre en rencontre un carambolage, et la naissance dun monde [] . Plus exactement, un monde natra dune telle rencontre la condition quelle dure, que ce ne soit pas une brve rencontre , mais une rencontre durable, qui devient alors la base de toute ralit, de toute ncessit, de tout Sens et de toute raison . Enfn, on voit par l que la rencontre ne cre rien de la ralit du monde, qui nest quatomes agglomrs, mais quelle donne leur ralit aux atomes eux-mmes qui sans la dviation et la rencontre ne seraient rien que des lments abstraits, sans consistance ni existence (ibid.).

    La philosophie dpicure-Lucrce est-elle une vraie philosophie ? Plutt [rpond Althusser], une mtaphore, matrice de toute philosophie matrialiste alatoire possible 6. Elle sert de fondement conceptuel aux thses du matrialisme de la rencontre, lequel nest dit matrialisme que par provision, pour bien faire sentir son opposition radicale toute idalisme de la conscience, de la raison, quelle quen soit la destination 7. Comme nous le verrons, cette varit singulire de matrialisme tient dans une certaine interprtation de lunique proposition : il y a . Elle implique le primat : 1 de la positivit sur la ngativit, 2 de la dviation sur la rectitude du trajet droit, 3 du dsordre sur lordre, 4 de la dissmination sur la position du sens dans tout signifant , et 5 de la rencontre sur la forme. Elle soppose ainsi toute tlologie, quelle soit rationnelle, mondaine, morale, politique ou esthtique. Enfn, le matrialisme de la rencontre est non celui dun sujet (ft-il Dieu ou le proltariat), mais celui dun processus, sans sujet mais imposant aux sujets [] quil domine lordre de son dveloppement sans fn assignable (562-563). Ces thses prennent chair dans un certain nombre de principes quAlthusser sempresse expliciter dans la suite du courant souterrain .

    Il fait sienne la premire proposition du Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein : Die Welt ist alles, was der Fall ist : le monde est tout ce qui tombe , tout ce qui advient , tout ce dont il est le cas . Le mot cas renvoie au latin casus :

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  • occurrence et hasard la fois, ce qui advient sur le mode de limprvisible et pourtant de ltre . Quant lexpression, il y a , Althusser linterprte comme signifant il y a toujours eu , il y a-toujours-dj-t , le dj tant essentiel marquer cette antcdence de loccurrence, du Fall sur toutes ses formes, cest--dire sur toutes les formes dtres. Cest le es gibt de Heidegger, la donne (plutt que le donn []) primitive, toujours antrieure sa prsence (563).

    Or, dans ce monde sans tre ni histoire, quadvient-il ? Car il y advient : il , actif/passif impersonnel . Il y advient que a se rencontre : Dans le rien de la dviation a lieu la rencontre entre un atome et un autre, et cet vnement devient avnement sous la condition du paralllisme des atomes, car cest ce paralllisme qui, une unique fois viol, provoque le gigantesque carambolage et accrochage des atomes en nombre infni do nat un monde [] (564). Cependant, nimporte quoi ne peut pas produire nimporte quoi. Pour que la rencontre prenne , cest--dire prenne forme , donne enfn naissance des Formes , les atomes doivent tre dots dune affnit et dune compltude mutuelle, dune accrochabilit en quelque sorte. Aprs stre accrochs, ils entrent dans le royaume de ltre quils inaugurent . Alors, et alors seulement, se dessine en eux une structure de ltre ou du monde qui assigne chacun de ses lments et place et sens et rle, mieux, qui fxe les lments comme lments de [] en sorte que les atomes, loin dtre lorigine du monde, ne sont que la retombe secondaire de son assignement et avnement (565).

    De ces principes, Althusser tire les conclusions suivantes. 1 Pour pouvoir parler du monde et des atomes, il faut que le monde soit, et les atomes dj, ce qui rend jamais second le discours sur le monde, et seconde (et non premire comme le voulait Aristote) la philosophie de ltre . 2 De mme, pour quun tre soit (un corps, un animal, un homme, un tat, ou un Prince), il faut que rencontre ait eu lieu au pass compos antrieur . 3 Plus prcisment, il faut que la rencontre ait eu lieu entre des afnissables, tels que tel individu et telle conjoncture, ou Fortune la conjoncture tant elle-mme jonction, con-jonction . Enfn, 4 Chaque rencontre est alatoire ; non seulement dans ses origines (rien ne garantit jamais une rencontre), mais dans ses effets. [] Cela signife quaucune dtermination de ltre issu de la prise de la rencontre ntait dessine, ft-ce en pointill, dans ltre des lments concourant dans la rencontre . Au contraire, toute dtermination de ces lments nest assignable que dans le retour en arrire du rsultat sur son devenir, dans sa rcurrence . Par consquent, au lieu de penser la contingence comme modalit ou exception de la ncessit, il faut penser la ncessit comme le devenir-ncessaire de la rencontre de contingents (566).

    Althusser se rfre aux alas la fois de lvolution des espces et du dveloppement des socits humaines : Cest ainsi quon voit non seulement le monde de la vie [], mais le monde de lhistoire se fger certains moments heureux dans la prise dlments que conjoint une rencontre propre dessiner telle fgure : telle espce, tel individu, tel

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  • peuple (567). En effet, le noyau conceptuel de la slection naturelle de Darwin nest pas du tout la thse de lvolution des formes (contre le fxisme), mais justement le primat de la rencontre sur la forme : la contingence [] de toute forme, considre comme le rsultat dun enchevtrement complexe de rencontres chacune ncessaire, mais dune ncessit, si lon nous permet loxymore, entirement alatoire, cest--dire prive de projet ou de telos 8. Ainsi, toute fgure savre doublement phmre : parce quelle sera un jour dpasse, dune part, et parce quelle aurait pu ne jamais advenir, ou nadvenir que comme le rsultat momentan dune brve rencontre , dautre part.

    Quune fgure se trouve prsider une conjonction dlments surgis sur le fond heureux dune bonne Fortune qui leur donne la chance de durer, nabolit jamais le hasard. Cependant, une fois prise la rencontre, nous avons affaire un monde stable dont les vnements obissent, en leur suite, des lois . [] Car cest aussi un fait, un Faktum , quil y a de lordre dans ce monde et que la connaissance de ce monde passe par la connaissance de ses lois [] 9. Cette objection nous est familire : cest celle dun monde rgi par la ncessit, et Althusser bute sur la mme diffcult quAristote. Ce dernier lavait contre en voquant la prsence dune intentionnalit dans la nature. Althusser, lui, cite Rousseau : le contrat repose sur un abime . Autrement dit, la ncessit des lois issues de la prise provoque par la rencontre est, jusque dans sa plus grande stabilit, hante par une instabilit radicale, qui explique ce que nous avons tant de mal comprendre, [] savoir que les lois puissent changer [], quelles puissent changer tout bout de champ, rvlant le fond alatoire dont elles se soutiennent . Dans le De rerum natura, Lucrce ne parle pas de leges naturae, mais de foedera, de simples traits dalliance qui peuvent devenir caducs. Et Althusser de nous renvoyer aux grands dclenchements, dhanchements ou suspens de lhistoire, soit des individus [], soit du monde, lorsque les ds sont comme rejets impromptus sur la table, ou les cartes redistribues sans pravis, les lments dchans dans la folie qui les libre pour de nouvelles prises surprenantes (Nietzsche, Artaud) (569).

    Le hasard ncessaire

    La mtaphore picurienne, ce matrialisme [] de la pluie, de la dviation, de la rencontre, et de la prise (560), se laisse ainsi reprer toutes les chelles : le hasard prside non seulement la lmergence de nouveaux mondes et lvolution de nouvelles espces, mais galement aux soubresauts de lhistoire collective et aux vicissitudes de la vie personnelle. Cest surtout ce dernier niveau que se situe la tuch. Dans LAventure temporelle, Claude Romano cite une formule saisissante, et en apparence contradictoire, tire de lAjax de Sophocle : ts anagkaias tukhs, le hasard ncessaire 10 . Lide atomiste de devenir-ncessaire de la rencontre de contingents prend ici une tournure tragique ; il sagit dun vnement fortuit qui, tout en survenant de manire imprvisible, fait nanmoins ncessit, instaure

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  • un destin pour lhomme (16). Ainsi, depuis les origines du thtre occidental, lexprience du hasard ncessaire invite penser notre humanit laune de la tuch. Ce serait mme ce qui diffrencie le muthos potique du logos philosophique : dun ct la connaissance thorique, de lautre ce quEschyle appelle la connaissance par lpreuve , t pathei mathos (Agamemnon, 177).

    Romano nous rappelle lidal philosophique de la divinisation de lhomme : Platon parle de la citadelle de lme, psukhs akropolin (Rpublique, 560b), et mme picure aspire vivre comme un dieu parmi les hommes . lencontre de cette anthropologie anti-tragique, la littrature fait place une sagesse de la fnitude. [La] mesure de lhomme, cest lvnement : ce sont les coups du sort, les imprvus de la vie, les renversements de la fortune qui poussent un homme reconnatre ses limites et se ressaisir comme expos ce qui le dpasse (17). Dans la traverse des circonstances (empeiria), lintelligence thorique vaut moins que le sens pratique, la ruse (mtis), ou la comprhension ne de lexprience (phronsis). Or, cette distinction, Althusser la voit luvre au sein de la philosophie elle-mme. Pour en donner une image, il propose lapologue suivant :

    Supposons [deux] philosophes et deux trains. Le philosophe idaliste se rend la gare Saint Charles (Marseille) et veut aller Lyon. Il sait do vient le train [] et sa destination : Lyon - Paris. Il connat donc lorigine et la fn du trajet sans aucun doute. Le philosophe matrialiste ne connat rien au sens des trains [...] Il voit passer un train et le prend en marche, comme dans le Western amricain. [] Il parle avec les gens du wagon et quelque part, en route ou [] une petite gare il descend. Le philosophe idaliste na rien appris : il connat le chemin davance, et se plonge dans Le Monde ou son travail de correspondance pendant le trajet. Le philosophe matrialiste ne sait rien de tout cela. Il est dmuni de tout, mme pour noter ses impressions. Il regarde le paysage, coute, apprend quantit de choses. Il est un homme du ou-dire , mais partir de la rencontre des informations, de leur croisement ou dmenti autant dexpriences intellectuelles , il fnira en autodidacte [] par savoir des tas de choses que lidaliste ignore toujours. Car lidaliste mprise les autres (ses co-voyageurs), il ne leur adresse pas la parole et [lorsquil] descendra Lyon du train, ce sera le mme homme. Le matrialiste, lui, aura chang parce quau contact des vies singulires, il aura fait de bonnes rencontres qui renforceront la libido de son conatus (Spinoza) sa causa sui , son autonomie vitale qui nexiste que dans ses effets, ses rsultats

    11.

    Toujours est-il que lexposition la tuch demeure une preuve traumatique, et qui dpasse la mesure de lhumain. Si Althusser met laccent sur lopration de la prise, Claude Romano souligne, dans la rencontre du rel, leffet de surprise. Seul un fait prvisible peut tre attendu ; de mme, seul un fait qui se laisse attendre peut tre considr comme venir . Au fur et mesure que le statut temporel dun tel fait se modife (du futur au prsent, et du prsent au pass), les attitudes de celui qui lexprimente se modifent aussi : le fait est dabord vcu au futur comme une possibilit pr-esquisse dans

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  • lhorizon de nos attentes 12, puis apprhend au prsent, pour ensuite tre retenu dans le souvenir. Cependant, il existe des vnements qui ne se laissent pas prvoir : survenant au hasard, ils nont jamais t objets de pense, jamais intgrs dans lhorizon de nos expectatives. De par leur nouveaut radicale, ils rompent lordre intramondain du temps, pour le relancer suivant une nouvelle confguration des possibles. Rien ne sera jamais plus pareil.

    Le caractre abrupt, soudain, imprvisible de ce genre dvnement fait quil ne peut tre vcu au prsent, mais seulement au futur antrieur : Il nest pas un vnement au moment o il se produit comme fait, il naura t un vnement qu la lumire de son futur (81). LorsquUlysse et son quipage arrivent au pays des Cimmriens, ils stonnent dy rencontrer leur compagnon Elpnor, quils avaient laiss sain et sauf dans la maison de Circ. Ce dernier leur apprend laccident de sa mort : tomb malencontreusement dune chelle, il sest rompu le cou. Frachement dbarqu au pays des morts, il supplie Ulysse de retourner lle de Circ, denterrer ses restes et de lui riger une pitaphe :

    Mais de grce, Roi, ne moublie pas, sans pleurs ni funrailles,Entasse mes armes, dresse tombeau sur la grve, et inscris :Homme infortun, et au nom venir

    13.

    En se rappelant au bon souvenir de son roi, Elpnor met un terme une souffrance au-del de la mort. Il tait tomb dans le trou noir de loubli, hors-signif ; lvnement imprvu de sa mort tait un non-vnement, ignor de tous. Il a fallu quUlysse sembarque de son vivant pour le pays des morts, quil entreprenne un retour vers le pass (car o vivent les morts, sinon dans le pass ?), pour que lvnement se ralise comme tel. Aussitt souvre Ulysse un futur qui le destine retourner chez Circ pour enterrer un compagnon qui, de ce fait mme, aura lui aussi un nom venir . En inscrivant Elpnor au registre de ltre, Ulysse lui donnera une existence symbolique. Seul lacte des funrailles pourra prserver la valeur unique de son tre, entendue comme absolument distincte des qualits de sa personne et des alas de son histoire. Lvnement accidentel est ainsi en prcession sur lui-mme ; il survient en sursis, il naura t un vnement quaprs-coup, a postriori. Ntant jamais accompli au prsent, il constitue la part non-empirique dun fait intramondain, ce qui, en un fait, excde sa propre effectuation . Et puisque lvnement est sa propre survenue en instance, sa propre temporisation, sa dramatique est seule en mesure de servir de fl conducteur adquat pour la mise en lumire de la temporalit de lexprience humaine [] 14. vrai dire, lvnement imprvu, tychique, ne survient pas dans le temps, il le temporalise (81).

    Pas plus quil ne sapprhende au prsent, lvnement ne se conserve dans la mmoire. Tout au contraire, il cre la mmoire, pour autant que la mmoire constitue la manire dont lvnement garde un futur, par-del son propre pass, cest--dire continue structurer les possibles qui dterminent notre prsent et notre prsence mme au

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  • prsent (83). Gare celui qui confondra le souvenir prennis de [ce qui se laisse] r-voquer ou ractualiser (84) avec la mmoire vivante de lvnement qui, elle, se transforme sans cesse. Ulysse pourrait dire avec Romano : Ce nest pas nous qui retenons le pass, cest le pass qui se rappelle nous sous la fgure de lvnement (83). Cest galement la leon de Freud. Comme lcrit Althusser, [] la plupart du temps cest un affect ultrieur qui non seulement donne sens un affect antrieur, mais mme le rvle la conscience et au souvenir 15. Cest ainsi que la mmoire contribue faire advenir lavenir, par anticipation rtrospective (Nachtrglichkeit). Or, cette vrit phnomnologique et psychanalytique est aussi une vrit littraire : si lvnement est fruit du hasard, et la mmoire flle de lvnement, les Muses sont flles de la Mmoire (Mnmosyn). La posie dHomre constitue la mmoire vivante des heurs et malheurs des guerriers de Troie.

    La science du kairos

    Est-ce dire que lvnement noffre aucune prise directe ceux qui sy trouvent confronts ? En admettant quil ne sprouve quau futur antrieur, devons-nous abandonner pour autant toute possibilit daccompagner son droulement, voire dinfchir le cours de sa ralisation ? Loin de baigner dans un temps homogne et plat, chaque vnement possde sa dure propre, un temps vitesse variable, et dont les moments nont pas tous la mme valeur ni la mme intensit :

    Il y a des points critiques de lvnement comme il y a des points critiques de temprature, des points de fusion, de conglation ; dbullition, de condensation ; de coagulation ; de cristallisation. Et mme il y a dans lvnement de ces tats de surfusion qui ne se prcipitent, qui ne se cristallisent, qui ne se dterminent que par lintroduction dun fragment de lvnement futur

    16.

    Lorsque lvnement prend la forme dune maladie, celui qui tombe malade, ou qui la maladie choit , peut nanmoins en appeler au savoir mdical. Et lintervention opportune du mdecin peut savrer dterminante pour le cours ultrieur de la maladie. En guettant les turbulences, les remous, les bifurcations et points de rupture qui troublent la dure la plus lisse, et en agissant prcisment ces moments dindtermination, le mdecin russira imposer une direction dcisive la pathologie en cours. Pourvu quon intervienne au bon moment (kairos), il sufft dun petit coup de pouce, dune lgre dviation pour donner la suite des vnements une autre tournure.

    linstar du mdecin, les potes et les artistes se sont toujours montrs attentifs aux articulations internes de lvnement. Ovide foisonne dexemples. Pour pouvoir pouser Atalante, Hippomne doit la vaincre la course sinon il sera mis mort. Stant muni dune pomme dor, il la lche au moment opportun : leurre, Atalante declinat cursus, sincline et ramasse lobjet de son inclination, donnant ainsi Hippomne loccasion de la battre. Ainsi sarticulent les savoirs

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  • du kairos et du clinamen, du point critique et de la dclinaison. Il y a des moments dans une course (ou dans un discours, ou dans un cours deau, ou dans le cours du jour, ou dans le cours dune bataille, ou dans le cours des marchs fnanciers) o la plus infme infexion peut donner une toute autre tournure aux vnements une toute autre tournure, et une toute autre version. condition toutefois de reconnatre la bonne occasion lorsquelle se prsente, car, comme le dit ladage, Fronte capillata, post est occasio calva . En pratiquant le hasard tout hasard, on multiplie ses chances de saisir les kairoi par les cheveux. Par consquent, lobjet du prsent ouvrage sera non seulement dexplorer comment les penseurs et les artistes donnent sentir ces points dindtermination temporelle, mais de montrer galement comment ils en exploitent les ressources dans leur pratique mme.

    Le plan de louvrage

    Louvrage se divise en deux grandes parties. La premire opre un retour aux concepts et aux textes fondamentaux pour une praxis du hasard : loccasion et la mtis chez Homre (A. Villani) ; la dclinaison des atomes chez picure et Lucrce (A. Villani, A. Gigandet, J. Pollock) ; la dramaturgie du kairos et de la rencontre chez Shakespeare et les lisabthains (S. Chiari, F. Laroque). Limportance accorde latomisme ancien dans cette 1re partie sexplique par son statut la fois principiel et exemplaire dans le matrialisme alatoire de Louis Althusser. Nous avons veill ce que la physiologie picurienne rsonne avec des considrations plus contemporaines. Ainsi, Alain Gigandet prend le contre-pied de la psychanalyse en exposant une science des rves caractre atomiste, tandis que je relis le pome de Lucrce la lumire des thories du chaos et des catastrophes.

    La seconde partie aborde la question de la chance (eutuchia) partir dune double perspective : celle des thories modernes de lvnement, et celle des pratiques artistiques en cours aujourdhui. Ainsi Laurent Bernab explore les rapports entre chance et angoisse dans la pense htrologique de Georges Bataille ; Fredrika Spindler revient sur la lecture que fait Gilles Deleuze de La Flure de F. Scott Fitzgerald ; Didier Girard montre comment le hasard fait partie intgrante de luvre de William Burroughs ; Daniel Felix de Campos et Patricia de Moraes Lima explorent les liens entre kairos et enfance dans les crits de Clarice Lispector, Nathalie Serraute, Andr Gide, Jean Genet et Raul Pompeia ; Maria Cristina Franco Ferraz tudie la mise en parallle entre perturbations mtorologiques et turbulences mentales dans Atmospheric Disturbances de Rivka Galchen ; et Claudia Kozak explore la part du hasard dans lexprimentation potique, depuis la posie concrte des annes 1960 jusqu la posie numrique daujourdhui, en passant par lOULIPO et son emploi du clinamen . Avec Camille Dumouli, nous quittons le domaine littraire pour voquer une activit la fois sportive, artistique, ludique et martiale qui situe le hasard au cur mme de sa pratique : la capoeira brsilienne.

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  • Nous terminons par deux articles en annexe rdigs en anglais, et qui nadressent pas explicitement le thme du hasard. Nous avons pourtant tenu leur inclusion car ils touchent chacun un point essentiel du courant souterrain du matrialisme de la rencontre . En se penchant sur un tableau mystrieux de lcole vnitienne du 15me

    sicle, Alessandro Rossi dmontre que la pense picurienne, quoique rprouve par lglise, a su fconder les arts visuels de la Renaissance italienne. Et Suely Rolnik, compagnon de route de Gilles Deleuze et Flix Guattari, montre comment une pense de lvnement en tant que mmoire vivante peut contrer les effets neutralisants des politiques culturelles daccumulation et darchivage typiques des socits capitalistes. Enfn, cet ouvrage tant le fruit dune rencontre bien matrielle, celle qui a eu lieu du 13 au 15 octobre 2010 au Museu de Arte Contempornea de Niteri, Rio de Janeiro, nous reproduisons en fn de volume un pome crit par Arnaud Villani pour clbrer les hasards de cet vnement.

    Jonathan Pollock

    1 Dfnition du dictionnaire Le Robert. Cest nous qui soulignons.2 Aristote, Physique, trad. Pierre Pellegrin, Paris : GF Flammarion, 2002, II, 6, 197b.3 Herv Barreau, Le concept de hasard , in Le Hasard aujourdhui, Paris : Seuil, coll. Points Science , 1991, p. 213.4 Jacques Lacan, Le Sminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris : Seuil, coll. Points Sciences humaines , 1973, p. 65.5 Louis Althusser, Le courant souterrain du matrialisme de la rencontre (1982), crits philosophiques et politiques, t. I, dition de Franois Matheron, Paris, Stock / IMEC, 1994, p. 561.6 Louis Althusser, Du matrialisme alatoire (1986), Multitudes, 2005/2 n 21, p. 189.7 Louis Althusser, Le courant souterrain du matrialisme de la rencontre (1982), p. 562.8 Vittorio Morfno, Luca Pinzolo, Le primat de la rencontre sur la forme. Le dernier Althusser entre nature et histoire , Multitudes, 2005/2, p. 157.9 Louis Althusser, Le courant souterrain du matrialisme de la rencontre (1982), p. 568.10 Claude Romano, LAventure temporelle, Paris : PUF, 2010, p. 16.11 Louis Althusser, Du matrialisme alatoire (1986), Multitudes, 2005/2 n 21, p. 186.12 Claude Romano, LAventure temporelle, p. 79.13 Ezra Pound, Canto I , trad. P. Mikriammos, Les Cantos, sous la direction dYves di Manno, Paris : Flammarion, Mille & Une Pages , 2OO2, p. 22.14 Claude Romano, LAventure temporelle, p. 81-82.14 Louis Althusser, LAvenir dure longtemps (1992), Paris : Stock / IMEC, 1994, p 481.16 Charles Pguy, Clio, Paris : Gallimard, 1932, p. 269.

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  • BibliographieAlthusser, Louis, Du matrialisme alatoire (1986) 11 juillet 1986, Multitudes, 2005/2 n 21, p. 179-194.--- crits philosophiques et politiques, t. I, dition de Franois Matheron, Paris, Stock / IMEC, 1994.--- LAvenir dure longtemps (1992), Paris : Stock / IMEC, 1994.Aristote, Physique, trad. Pierre Pellegrin, Paris : GF Flammarion, 2002.Lacan, Jacques, Le Sminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris : Seuil, coll. Points Sciences humaines , 1973Morfno, Vittorio et Pinzolo, Luca, Le primat de la rencontre sur la forme. Le dernier Althusser entre nature et histoire , Multitudes, 2005/2, p. 148-157.Nol, mile, et al., Le Hasard aujourdhui, Paris : Seuil, coll. Points Science , 1991.Pound, Ezra, Les Cantos, sous la direction dYves di Manno, Paris : Flammarion, Mille & Une Pages , 2OO2.Claude Romano, LAventure temporelle, Paris : PUF, 2010.

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  • Rencontre et aveuglement dans Romo et Juliette et Le Roi Lear

    Franois Laroque

    On sait que, dans la tragdie a fortiori dans la tragdie lisabthaine et au sein de lunivers shakespearien , le hasard et ses jeux, sils interviennent en tant que tels, ne sont jamais totalement fortuits puisque le dterminisme et le destin qui y sont luvre excluent par dfnition tout vnement imprvisible. Mme si les causes profondes ne sont pas ncessairement apparentes, les effets obissent un enchanement de circonstances dont le caractre invitable constitue justement la marque et lempreinte du tragique. La structure de lensemble obit en effet des lois gnrales qui font apparatre le rle jou par une violence endmique, lengrenage infernal de la vengeance, la faille, la faillite ou laveuglement de personnages qui, obissant leur dsir, se trouvent ensuite pris dans une machinerie qui les broie.

    Le titre de ce chapitre associe le hasard (la rencontre) avec ce qui parat constituer une combinaison de lhamartia et de la nemesis (laveuglement) au sein de deux tragdies qui ne sont quasiment jamais tudies cte cte tant leurs proccupations peuvent sembler trangres lune lautre. Quoi de commun en effet entre la premire tragdie amoureuse de Shakespeare et un drame lenvergure cosmique comme Le Roi Lear ? Le paradoxe ne semble pas moindre que lassociation trange du hasard et de la ncessit au cur mme du tragique. Pourtant, comme nous le verrons, de nombreux points communs et interrogations similaires relient deux uvres qui sollicitent pareillement les questions du rapport lautorit, de la nature profonde de lamour et du sens de lexistence humaine.

    Dans Romo et Juliette, laction se droule sur fond de violence civile et familiale (la guerre que se livrent les Capulets et les Montaigus) tandis que, dans Le Roi Lear, ce sont les rapports des vieux pres avec leurs enfants qui sont mis en avant sur fond de division du royaume. Si tel vnement disons la rencontre de Romo et Juliette au bal ou le caprice dun vieux roi tyrannique dcidant dattribuer des parts du royaume proportionnelles lamour que ses trois flles lui dclareront respectivement en public peut effectivement passer pour fortuit, il na en ralit de sens que par rapport un contexte qui le surdtermine. La libert de chacun reste apparemment entire et ce nest que vers la fn de la pice que ces lois souterraines sont enfn dvoiles, mettant ainsi en valeur le rle du hasard comme ironie du sort, ou plutt comme ironie tragique. Comme laurait dit Einstein, le hasard est le nom que Dieu prend quand il ne veut pas quon le

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  • reconnaisse . Ainsi, l o les fgures du drame croyaient uvrer leur bonheur, elles travaillaient en ralit inconsciemment leur perte ainsi quAntoine, dans un clair de lucidit quasiment mta-dramatique, lexplique lacte III dAntoine et Cloptre :

    [] the wise gods seel our eyesIn our own flth drop our clear judgements, make usAdore our errors, laugh ats while we strutTo our confusion. (III.13.113-16)

    [] dans leur sagesse les dieux nous cousent les yeuxTroublent la clart de notre jugement avec notre crasse,Nous font adorer nos erreurs, et rient de notre orgueilQui nous mne droit la ruine.

    Ce passage fait allusion la pratique consistant coudre les yeux des faucons pour les contraindre obir et les domestiquer ainsi pour la chasse, tandis que langlais strut , diffcilement traduisible, rappelle limage de lacteur dans Macbeth ( A poor actor/That struts and frets his hour upon the stage,/And then is heard no more , V.5.25-26 un pauvre acteur qui se pavane et se dmne une heure sur scne/Et puis quon nentend plus), insistant ainsi sur laveuglement et linsignifance de toute vie humaine.

    Les jeux de lamour et du hasard, dont Shakespeare donne une version particulirement sombre, ne peuvent sentendre que comme le constat ironique, amer ou profondment pathtique, de limpuissance et de linsignifance de ses personnages quand ils se trouvent confronts aux lois dairain de la tragdie. Dans ce bal tragique, laveuglement porte un masque et joue le rle de partenaire du hasard ou de la malchance, lesquels revtent toujours au dbut lallure de la sduction, voire de lenchantement.

    Existe-t-il une tragdie du hasard ?

    Le hasard, dans Romo et Juliette, se manifeste ds la deuxime scne du premier acte au cours de la rencontre apparemment fortuite entre Romo et un serviteur analphabte de la maison des Capulets. Le serviteur demande en effet au jeune Montaigu de lui lire la liste des invits au bal et cest ainsi quil apprend quune fte est donne o il pourra apercevoir la belle et cruelle Rosaline :

    Romo. Il lit la lettre : Le Signor Martino, son pouse et ses flles, le Comte Anselme et ses charmantes surs, la Dame veuve dUtruvio, le Sieur Placentio et ses aimables nices, Mercutio et son frre Valentin, mon oncle Capulet, son pouse et ses flles, ma nice, la belle Rosaline, et Livia, le Sieur Valentio et son cousin Tybalt, Lucio et la ptulante Hlna []

    quoi son ami Benvolio trouve bon dajouter :

    At this same ancient feast of CapuletsSups the fair Rosaline, whom thou so loves,

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  • With all the admird beauties of Verona.Go thither, and with unattainted eyeCompare her face with some that I shall show,And I will make thee think thy swan a crow. (I.2.65-90)

    cette fte que Capulet donne chaque anneTu verras la belle Rosaline que tu aimes tant,Aux cts de toutes les jolies flles de Vrone :Laisse tes prjugs, va y jeter un coup dilEt compare son visage dautres bien plus beaux.Tu verras que ton cygne est en fait un corbeau.

    Quand on lit ces deux extraits la suite, on passe dune numration plate et prosaque, simple dfl de noms dont aucun, lexception de Mercutio et de Tybalt, ne sera plus jamais mentionn dans la pice, une mise en forme potique qui se termine sur un distique rim. Le but ici est videmment dappter Romo en lui faisant miroiter lespoir de rencontrer quelque autre belle que le hasard (ou le destin ?) aura place sur son chemin et de se dprendre ainsi de celle qui le fait tant souffrir. La langue du hasard est celle de la juxtaposition dsordonne et apparemment neutre, o lil inquiet de lamoureux distingue immdiatement les huit lettres magiques qui composent pour lui le nom de laime : Ro-sa-li-ne. Par contre, dans linvite que Benvolio fait au plaisir des yeux et qui obit au but charitable de donner son cousin une chance dchapper au malheur, on verra au contraire la main du destin signale par lcho de la rime et par la mtaphore aviaire o le cygne est oppos au corbeau. En outre, on peut dj voir dans cette image une prfguration de lopposition entre le chant du rossignol et celui de lalouette, entre le chant du soir et les trilles de laube qui marqueront le rveil des amants au matin de leur nuit de noces (III.5). Les jeux de la mtaphore, de lantithse et des assonances procdent en effet moins du hasard que de lengrenage du fatum tragique.

    Lros, qui est par dfnition le moment de lala, de louverture du champ des possibles, linstant o les cartes du sort individuel se trouvent rebattues, se pare ici des habits de la nuit et du deuil pour devenir messager, voire synonyme de mort, justifant ainsi des expressions telles que death-marked love ( un amour destin la mort ), utilise dans le sonnet initial prononc par le Prologue, ou de love-devouring death ( la mort dvoreuse de lamour ) (II.5.7). La Mort devient dsormais la fgure par excellence de lAmoureuse, ou plutt celle de lAmant en anglais, puisquelle est du genre masculin dans cette langue dorigine saxonne, qui emporte Juliette au tombeau pour mieux la dforer, larrachant ainsi la fois Pris, qui esprait lpouser, et Romo qui elle est dj marie. Dans la pice, une telle torsion ou perversion du hasard qui aboutit son contraire, c'est--dire une situation aussi inluctable que fatidique, est rendue sous forme dune esthtique macabre consonance grotesque, o les contraires se rejoignent comme dans le Liebestod du Tristan et Iseult wagnrien.

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  • La rencontre de Romo et Juliette au bal est en apparence un hasard miraculeux dont la puissance et la grce rsultent de la conjonction, pour ne pas dire du mariage, de la lumire et de la nuit :

    O, she doth teach the torches to burn bright !It seems she hangs upon the cheek of nightAs a rich jewel in an Ethiops ear,Beauty too rich for use, for earth too dear.So shows a snowy dove trooping with crows(I.5.42-6)

    Oh! Pour elle, les torches redoublent leur clat,Elle est comme un joyau sur la joue de la nuit,Un brillant loreille dune Noire. BeautTrop riche pour quon en jouisse, trop chre pour la terre.Colombe couleur de neige dans un vol de choucas.

    Outre lopposition entre dove et crows , qui redouble indirectement celle de Benvolio entre swan et crow , et lcho que vient ajouter une rime interne associant shows et crows , le caractre la fois spectaculaire et piphanique de lvnement est marqu simultanment par la rime en forme doxymore ( bright et night ) et la prsence de la lumire vive des torches qui rvle et aveugle la fois. Ds lors, on peut dire que le hasard sest mu en destin, comme Juliette en fera elle-mme le constat la fn de la scne dans deux distiques qui traduisent la nature aussi impossible que paradoxale de sa situation :

    My only love sprung from my only hateToo early seen unknown and known too late.Prodigious birth of love it is to meThat I must love a loathed enemy. (I.5.135-38)

    Mon unique amour n de mon unique haine,Inconnu vu trop tt et reconnu trop tard.Pour moi lamour est un enfant btardQui me pousse aimer la source de ma haine.

    En dvoilant lembotement des contraires (lamour n de la haine) et la malchance du trop tard ou de laprs coup, la connaissance, ou plutt la re-connaissance, nintervenant que de manire rtrospective, Juliette montre comment lblouissement du fortuit nest que la forme dguise de la contrarit et de la conjonction adverse. Elle est dsormais lie Romo de manire aussi fatale quinluctable, illustrant et justifant ainsi lappellation de star-crossed lovers , des amants ns sous des toiles contraires, que leur donne le Chur dans son premier prologue (l. 6).

    La suite confrmera une telle intuition quand se succderont les erreurs en srie venant ponctuer leur histoire, savoir la tragdie de la mort en duel de Mercutio qui, par vengeance, entranera celle de Tybalt, conduisant ds lors Romo lexil, ou encore lpisode de la lettre de Frre Laurent ce dernier, lavertissant du stratagme de la fausse mort de Juliette. On sait que ce message ne parvient pas son

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  • destinataire du fait dune pidmie de peste qui contraint Frre Jean, charg de porter la missive, garder la chambre Mantoue :

    [] he which bore my letter, Friar John,Was stayed by accident, and yesternightReturned my letter back. Then all alone,A the prefxed hour of her waking,Came I to take her from her kindreds vault,Meaning to keep her closely at my cellTill I conveniently could send to Romeo,But when I came, some minute ere the timeOf her awakening, here untimely layThe noble Paris and true Romeo dead. (V.3.249-58)

    Mais le Frre Jean, le porteur de ma lettre,Fut retenu par accident et hier soirIl me la rapporta. Alors, tout seul, lheure prvue pour son rveil,Je suis venu la tirer du caveau ancestralPour la garder en secret dans ma celluleJusqu ce que je puisse avertir Romo.Mais lorsque jarrivai, quelques minutes avantLheure de son rveil, ici, morts prmaturment,Gisaient le noble Pris et le fdle Romo.

    Les termes by accident et untimely traduisent lide que la malchance est venue contrarier un scnario bien rgl et transformer en tragdie une histoire qui aurait normalement d bien se terminer. On pourrait donc parler ici dune tragdie des erreurs, dun sombre pendant la Comdie des erreurs, lune des premires pices de Shakespeare, puisquon se trouve face un type de drame o laccident semble la fois tre la rgle et remplacer la loi habituelle de la nemesis tragique.

    Rien de tel ne se produit dans Le Roi Lear, mme si lordre donn par Edmund quon pargne la vie de Cordelia la fn arrive en fait trop tard, ce qui montre bien que cette grande tragdie illustre elle aussi sa faon le registre de la malchance signal dans les quatre distiques de Juliette la fn de la scne du bal. En fait, il semble que le monde du Roi Lear serait plutt situer sous lenseigne de la prmonition ironique, comme dans les jeux de mots sur le verbe to conceive au tout dbut de la pice :

    Kent Is not this your son, my lord ?Gloucester His breeding, sir, hath been at my charge. I have so often blushed to acknowledge him that now I am brazed tot.Kent I cannot conceive you.Gloucester Sir, this young fellows mother could; whereupon she grew round-wombed, and had, indeed, sir, a son for her cradle ere she had a husband for her bed. Do you smell a fault?Kent I cannot wish the fault undone, the issue of it being so proper.Gloucester But I have a son, sir, by order of law, some year elder than this, who yet is no dearer in my account. Though this knave came something saucily to the world before he was sent for, yet his mother

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  • was fair, there was good sport at his making, and the whoreson must be acknowledged. (I.1.7-23)

    Kent Nest-ce point l votre fls, mon seigneur?Gloucester Son ducation, monsieur, fut ma charge. Et lui, jai si souvent rougi davoir le reconnatre qu prsent je suis de bronze.Kent Je ne puis concevoirGloucester Conu, monsieur ? a, la mre de ce gaillard la fort bien fait ; sur quoi son ventre sarrondit, et elle eut en effet, monsieur, un fls pour son berceau avant davoir un mari pour son lit. Vous fairez un cart ?Kent Je ne puis regretter cet cart, dont le fruit est si beau.Gloucester Mais jai aussi, monsieur, un fls lgitime, denviron un anlan de celui-ci, et qui pourtant ne mest pas plus cher, bien que le lascar que voici ait eu quelque impudence venir au monde avant dy tre invit ; pourtant sa mre tait belle, jai pris beaucoup de plaisir le fabriquer, et il faut bien que je reconnaisse ce fls de pute.

    Le jeu de mots sur le verbe to conceive , pris au double sens de comprendre et de concevoir sexuellement avant de mettre au monde, indique ds le dbut que la faute, la faille ou lcart ( fault ) sont intrinsquement lies la question de la procration ainsi qu ses hasards. On ne choisit ni le sexe ni les chromosomes de lenfant, tout cela tant luvre des lois de la nature. Pourtant, cest de ce mme hasard que natra le destin de Gloucester, le pre du btard Edmund, lui qui devra payer de ses yeux son pch originel, un pch dont il tente de se disculper sur un ton badin quand il en voque la beaut de la mre et le plaisir quil a pris au cours de lacte sexuel quil a consomm avec elle.

    De mme, lorsque Gloucester demande un peu plus loin voir la lettre prtendument crite par Edgar et de fait rdige par Edmund pour faire incriminer un frre dont il veut prendre les biens, il sirrite face au nothing du btard qui fait trangement cho au nothing de Cordelia la scne prcdente, et dclare, Come, if it be nothing, I shall not need spectacles ( Allons, si ce nest rien, alors je naurai pas besoin de lunettes , I.2.35-6). Cette rplique se colore par anticipation dune forme dironie amre quand on pense que Gloucester aura les deux arrachs par Cornwall, le mari de Rgane, et que le roi lui conseillera un peu plus tard de se procurer des glass eyes , expression ambigu quon peut la fois comprendre comme des bsicles ou des yeux de verre. lacte III, scne 7, ll. 82-83, le hasard de la dcouverte se paiera en effet du supplice de lnuclation au cri de Out, vile jelly ( Gicle, vile gele ).

    Dune certaine faon, on peut donc dire que, comme Romo et Juliette, Le Roi Lear est bien une tragdie de lamour et du hasard.

    Les jeux de lamour et du hasard

    En librant les personnages-titres du dterminisme familial et du refus de toute forme de rciprocit amoureuse dans le cas de la mystrieuse Rosaline qui reste ltat de simple nom, de personnage virtuel dans la pice, le bonheur inou de la rencontre dans Romo et Juliette ouvre dun

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  • seul coup lespace des signifants et permet de remplacer un langage vide (les oxymores ptrarquisants de Romo dans la deuxime scne de lacte I) par un langage plein o le sens affeure. Le nom de Juliette se profle en effet en fligrane sous limage du bijou ( jewel ) par laquelle il la dcrit, tout comme celui de Romo transparat derrire lappellation de pilgrim , puisque le jeune homme est la fois un errant de lamour et un plerin se rendant au sanctuaire de la sainte quil veut adorer. Pour Juliette, il sagira ensuite de sparer le nom ( Whats in a name , Quy a-t-il dans un nom ? ) de la personne pour mettre en valeur et lhonneur le mot word (le mot, mais aussi la parole avec ce que celle-l peut avoir de sacr). On voit donc que, si laction de la pice parat fortuite comme peut ltre une rencontre amoureuse, les signifants, eux, fonctionnent rebours de cette notion de hasard et renforcent au contraire lide dun destin scell par un contrat et un change de promesses. Pourtant, Juliette reste inquite car tout lui semble aller beaucoup trop vite :

    I have no joy in this contract tonight,It is too rash, too unadvised, too sudden,Too like the lightning which doth cease to beEre we can say it lightens(II.1.160-63)

    Je nprouve aucune joie sceller ce contrat ce soir:Il est trop brutal, trop imprvu, trop soudain,Trop semblable lclair qui a dj disparuAvant quon puisse dire un clair !

    Limage de lclair annonce en effet la tragdie de Phaton, mentionne par Juliette au dbut de son pithalame (III.2.3), puisque le malheureux jeune homme, qui fut deux doigts dembraser lunivers en laissant semballer les chevaux du soleil, sera foudroy par un clair lanc par Jupiter, mais aussi parce que, comme le rappelle Romo descendu dans le tombeau des Capulets, lclair est aussi, dans la lgende, li linstant de joie qui prcde la mort :

    How oft, when men are at the point of death,Have they been merry, which their keepers callA lightning before death(V.3.88-90)

    Il arrive souvent que, sur le point de mourir,Les hommes se sentent tout heureux. Ceux qui les veillentAppellent cela lclair davant la mort

    On passe donc assez brutalement de limage resplendissante des torches qui illuminent la rencontre au bal ( burn bright , I.4.157) au black fate (noir destin), c'est--dire un tat de drliction funeste la suite de la mort violente de Mercutio :

    This days black fate on more days doth depend,This last begins the woe others must end.(III.1.123-24)

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  • Le noir destin de ce jour psera sur les jours venir:Ainsi commencent des malheurs que dautres doivent fnir.

    Soudain, la solidarit entre amis du mme clan lemporte sur lamour et Romo, qui reproche ds lors la beaut de Juliette davoir fait de lui une femmelette (en anglais le nom de Juliet rime en effet avec effeminate ), se laissera dsormais guider par la Fureur lil de feu (III.1.128). Le splendide clat de la rencontre amoureuse fait donc place un sentiment de rage aveugle qui rendra lissue tragique inluctable. Ici, le changement dhumeur est le fruit du hasard (mort accidentelle de Mercutio) autant que de la ncessit (contexte gnral de la violence endmique qui ravage la ville et rchauffement climatique li la canicule svissant en juillet Vrone). La canicule, ou comme le dit langlais les dog days qui sont placs sous le signe de Sirius expliquent en partie lruption brutale et le triomphe de la rage, maladie canine par excellence...

    Ces divers exemples donnent une ide de lincroyable ramifcation des signifants et des images lies la lumire dans la pice, effet stylistique et dramatique trs calcul de la part du dramaturge qui btit sa tragdie sur une structure contrapuntique et partir deffets de retour ou danticipation, allant ainsi rebours de toute ide de dissmination hasardeuse.

    certains gards, Le Roi Lear peut galement tre considr comme une tragdie de lamour et du hasard dans un monde o le printemps a fait place lhiver et o les jeunes gens sont remplacs par des vieillards. Gloucester et Lear sont bien en effet des vieillards amoureux, le premier restant hant par ses pchs de jeunesse, dont il a conserv un souvenir la fois mu et vivant en la personne de son fls naturel Edmund, le second stant mis en tte de diviser le royaume entre ses trois flles en fonction de lamour que chacune doit dclarer lui porter. Lamour est donc ici la mesure de toute chose, la valeur suprme laquelle le pouvoir lui-mme se trouve subordonn. Ce love test , ou loterie amoureuse, laquelle le vieux roi soumet successivement Goneril, Regan puis Cordelia, a tout dun coup de ds, et rappelle le pari fou de Richard III quand il sexclame la fn de la pice du mme nom:

    [] I have set my life upon a cast,And I will stand the hazard of the die. (Richard III, V.4.9-10)

    [] Jai jou ma vie sur un coup de d,Et je men remets ce que dcidera le hasard.

    De ce point de vue, on peut dire qu linstar de Richard III, la fois plus lucide et plus dsespr queux, les vieux pres du Roi Lear abdiquent toute forme de clairvoyance pour sen remettre aveuglment aux alas dune loterie amoureuse, cela au dtriment des rgles de primogniture qui avaient cours en matire de succession royale et, dans le cas de Gloucester, de celles du droit danesse. En privant de dot sa plus jeune flle, Lear dclare son dpit amoureux, source de sa fureur et de son infortune venir, tout comme, en

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  • dshritant Edgar, son fls an lgitime, Gloucester fera son propre malheur. Pareille prime donne limprvisible quivaut marcher joyeusement vers un dsastre annonc, de sorte que les risques inconsidrs qui ont t pris par les pres devront se payer plus tard au prix fort. Laisser une telle part au hasard revient en effet faire prvaloir son (bon) plaisir sur le droit en gnral et sur tous ses devoirs en tant que pre et chef dtat en particulier. Ds lors, il nest gure surprenant que les commentaires dEdgar partir de lacte IV rsonnent souvent comme autant de sentences tires des Moralits :

    The gods are just and of our pleasant vicesMake instruments to plague us:The dark and vicious place where thee he gotCost him his eyes. (V.3.161-64)

    Les dieux sont justes et de nos agrables vicesIl forgent linstrument de nos tourments :Le lieu sombre et vicieux o il tengendraLui a cot ses yeux.

    il pour il pourrait-on dire la lecture de ces vers. La perte de lil est ici lie la frquentation vicieuse autant quillgitime de la dark and vicious place , c'est--dire de cet il quest aussi le sexe fminin. il aveugle bien sr ( dark ), mais aussi contrepartie exacte de laveuglement adultre du pre.

    Contrairement au jugement dEdgar, qui voit l une manifestation de la justice divine, Lear, linstar de Romo ( O, I am fortunes fool , Oh ! Je suis le jouet de la fortune , III.1.136) se dcrira comme une victime de la Fortune dont il est devenu le jouet : I am even / The natural fool of fortune ; Je suis n / Pour tre le jouet de la fortune (IV.6.186-87).

    Conclusion

    partir de ces quelques exemples du rle jou par le hasard dans la tragdie shakespearienne, on peut aussi se demander jusqu quel point il peut tre lgitime daffrmer, au sujet de deux uvres aussi diffrentes et aussi loignes dans le temps que le sont Romo et Juliette et Le Roi Lear, que le hasard y vient la rencontre de la ncessit comme pour mieux confrmer laveuglement des principaux personnages ?

    Le cas de Gloucester est emblmatique car son calvaire personnel illustre le chemin de croix quil va suivre jusqu la perte de ses yeux, au moment o la mutilation rsultant du supplice le mnera paradoxalement lillumination tant attendue ( I stumbled when I saw , Je trbuchais quand je voyais , IV.1.37). Dans Romo et Juliette, la rencontre qui blouit est aussi une forme daveuglement, de sorte que ces vnements, tout marqus quils sont par le jeu du hasard, de la chance ou des circonstances, obissent en ralit aux lois dune

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  • ncessit aussi stricte que funeste par ses consquences. Le baiser damour qui scelle la rencontre de Romo et Juliette au terme du sonnet quils changent en priv comme une prire ne fait quanticiper sur le baiser de mort fnal et, comme le montre le premier Prologue, la fn est dj inscrite au commencement de leur histoire. La violence de leurs volupts est traduite par limage du baiser de la poudre et du feu laquelle Frre Laurent recourt pour les mettre en garde contre toute prcipitation intempestive :

    These violent delights have violent ends,And in their triumph die like fre and powder,Which as they kiss consume. (II.5.9-11)

    Ces violents plaisirs ont une fn violente:Ils meurent lorsquils triomphent, comme le feu et la poudreExplosent en sembrassant.

    Rien de tel ne se produit dans Le Roi Lear, o cest le cur us des pres qui fnit par lcher au terme de tant dpreuves et de souffrances, eux pour qui la mort constitue en ralit une forme de dlivrance. Ni le hasard ni providence ne viennent leur secours et cest fort bien ainsi car les vieillards peuvent alors quitter la scne en ayant ralis leur dsir de mort. la rsignation stoque de Kent lorsquil est plac dans les ceps pour la nuit ( Fortune, good night : smile once more ; turn thy wheel , Fortune, bonne nuit ; souris encore ; fais tourner ta roue , II.2.171) soppose la constatation dEdmund la fn, selon laquelle la boucle est dsormais boucle ( The wheel is come full circle , La roue a fait un tour complet , V.3.165). La fgure du cercle soppose en tous points ce qui pourrait tre la fguration du hasard, lequel nobit aucun schma ou structure vritablement prvisible.

    En labsence de relle conclusion, on peut sans doute avancer pour fnir que si, dun certain point de vue, lesthtique de la fragmentation qui gouverne la tragdie de Lear semble effectivement aller dans le sens de la dispersion et de la dissmination propres lala et limprvisible, le recours assez systmatique que la pice fait limage du cercle permet de les contenir, voire de les effacer, renforant ainsi chez le spectateur le sentiment dune intensit tragique que la mort de Cordlie, puis du roi, ne pourront que confrmer.

    Ainsi, malgr les effets de miroir qui sont lis la double intrigue du Roi Lear, tout parat bien, en un sens, procder dune succession de hasards. Pourtant, y regarder de plus prs, rien de ce qui sy droule ne semble relever dautre chose que des dcrets dune ncessit aussi implacable quinexplicable face au silence des dieux. Tout semble fortuit mais rien nest compltement gratuit. Cest donc entre ces deux ples antithtiques et contradictoires quoscille une uvre complexe et profondment ambivalente qui ne saurait donner lieu une grille de lecture unique et encore moins univoque.

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  • Flure, ligne de fuite, vnement : Deleuze et Fitzgerald

    Fredrika Spindler

    But though I did not know it, the change in him had already begun the impenetrable despair that dogged him for a dozen years to his death.

    (F. Scott Fitzgerald. Ring , 1933)

    Au cur de cette philosophie de lvnement qui est celle de Deleuze, se nouant et se dployant autour de, et partir de, ce qui peut faire sens, de ce qui a la force de vivre et dengendrer tout en tant toujours irrmdiablement non pas vou la mort mais nanmoins en train de mourir au cur de cette extraordinaire tension du trop-plein et de lpuisement, il y a sa belle lecture de Francis Scott Fitzgerald. Dans luvre de Fitzgerald, il nest pas diffcile de comprendre tout ce qui attire Deleuze: la rapidit et llgance certes, le nomadisme et le sur-place perptuel, mais sans doute aussi, et avant tout, la manire dont Fitzgerald se tient toujours au centre du paradoxe alliant la force et linfnie fragilit, la vitalit et la dchance, la lgret et la gravit; la cration et la destruction. Affrmation du tragique et manque absolu du ressentiment ; la perte comme condition non-ngociable de tout ce qui prtend la vie tous ces traits caractristiques dun art de lcriture dont le souci serait plus de peindre que de raconter une histoire. Lisant Fitzgerald, Deleuze ne peut manquer de retrouver les thmes dont lui-mme se nourrit l et ailleurs: exploration des surfaces, dviations de trajectoires, devenirs disjonctifs et conjonctions linfni, fuites et transformations, lalination comme principe de vie et de mort, et toujours la lutte du corps enveloppant la grande sant au prix de la sienne propre. Entre Deleuze et Fitzgerald il y a une affnit dont nul ne saurait douter, une proximit de souffe et de capacit de voir, o seul un hasard de chronologie temporalit des plus pauvres fait que lexploration deux voix na pu scrire que par lintermdiaire direct de lune delles. Ce nest pas grave.

    Cette affnit si visible bordant sur une intimit troublante rend dlicate, voire mme indcente, lintervention du commentaire. En effet, il est toujours dlicat de se mler une intimit, peut-tre surtout lorsquil sagit dun rapport privilgi avec la littrature en

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  • somme, lon voudrait laisser en paix le philosophe dans ses relations damour avec ses auteurs, ne serait-ce que parce quon dissque bien assez tout le reste. Mais il y a des questions qui ne laissent pas tranquilles, et ne se laissent pas tranquilles: parmi elles, justement, celle qui visiblement nat dans lentrecroisement des mondes de Fitzgerald et de Deleuze. Car cest l que Deleuze dveloppe la question de lvnement, sa temporalit et surtout, sa qualit: celle de sa valeur mais aussi de sa charge. Cest dans la rencontre avec Fitzgerald cest--dire lorsque Deleuze crit sur lui que lvnement, sur fond de labus cratif mais destructeur que constitue lalcoolisme, acquiert son caractre fatal: comme dit Deleuze, tout au long de Logique du sens, lvnement se manifeste en tant que drame, guerre, peste, mort. Mais cest aussi dans un deuxime temps, lorsque Deleuze crit sur Fitzgerald ensemble avec Guattari, que cette mme charge ou valeur de lvnement rend possible un retournement: un sortir de soi-mme (dterritorialisation ou contre-effectuation, esquisse mais non dveloppe dans le premier texte) qui le rend non seulement moins fatal (ou du moins ncessairement fatal) au sens mortel, mais surtout constitutive de toute vritable cration, dun devenir ouvrant vers linfni. Dans la tension entre ces deux versions de lvnement deleuzien se trouve alors la profonde ambigit sous-tendant chaque ingrdient y entrant: la surface et sa profondeur, la perte de lidentit et les devenirs-autres/multiples, le rapport double entre la flure et la perfection, entre la rupture et la continuation.

    Lvnement comme flure

    Dans la 22e srie de Logique du Sens, intitule Porcelaine et volcan , Deleuze poursuit son dveloppement autour de la notion dvnement en prenant appui sur la nouvelle (autobiographique) de Fitzgerald, La Flure (The Crack-Up), o celui-ci tente de comprendre comment il sest perdu lui-mme. Ce qui arrte Deleuze, pour commencer, est prcisment la toute premire phrase de la nouvelle en question, o Fitzgerald annonce que toute vie est un processus de dmolition, bien entendu. Ce bien entendu non pas au sens dfaitiste ou rsign, juste comme une constatation de fait mais avant mme que nous ayons pu nous arrter sur la formulation trs prcise concernant le processus de dmolition (a process of breaking down) indiquant quil ne sagit pas, comme lon pourrait le croire, de linvitable rapport entre la vie et la mort en gnral, mais plutt dun processus inscrit dans lactivit mme de vivre le bien entendu nous emmne droit au fait: cest que les grands vnements de notre vie, les coups et les sorts dont nous sommes frapps la guerre, la crise, la perte de ceux quon aime, etc. ne constituent quun versant de ce processus, dont lautre est autrement plus insidieux. Venant de lintrieur, il se passe dautres choses, tellement discrtes quelles passent inaperues, et qui en vertu de leur invisibilit, leur impalpabilit, peuvent en toute libert poursuivre leur activit de dmolition. Et lorsque, fnalement, lon sen aperoit, ce nest que par voie des effets ou des traces que ces choses,

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  • vnement (mineurs) ont laisss en un mot, lorsquil est toujours dj trop tard. Et Deleuze, de concert avec Fitzgerald, de constater que ce qui nous brise, la fn, nest jamais les grands accidents : tous ces accidents bruyants ont dj eu leurs effets sur le coup; et ils ne seraient pas suffsants par eux-mmes sils ne creusaient, napprofondissaient quelque chose dune toute autre nature, et qui, au contraire, nest rvl par eux qu distance et quand il est trop tard: la flure silencieuse 1. La flure, ds lors devient ce qui en nous dessine la faillite, la perte et la dchance; plaie vive mais cache qui opre le travail de la destruction notre insu. Pourtant, remarque Deleuze, elle nest pas intrieure, comme se contrastant avec ce qui, bruyant, nous arrive de lextrieur: ni lun, ni lautre, elle est ce qui se tient et opre la surface, elle est la frontire, insensible, incorporelle, idelle.2

    tant la frontire, la constituant mme, elle est le fond sur lequel les grands vnements se jouent (et par quoi ils seffectuent) tout en constituant et en creusant les interstices par lesquelles les vnements internes seffectuent et se propagent vers lextrieur. La flure, ainsi comprise, est donc la fois ce sur quoi les choses arrivent, et ce qui leur permet de faire sens : aussi, elle est ce qui, invitablement sous cette triple force (intrieure, extrieure et de la surface) fnira par craquer pour de bon : le craquement et lclatement de la fn qui signifent maintenant que tout le jeu de la flure sest incarn dans la profondeur du corps, en mme temps que le travail de lintrieur et de lextrieur en a distendu les bords. 3

    Remarquons, videmment, que ce qui est ici en jeu (du moins pour Fitzgerald) nest nullement la mort : celle-ci, au contraire, ne constituerait que laspect le plus banal et fnal du processus de dmolition dans lequel toute vie est engage bien entendu. Plus dlicatement, plus dramatiquement en un sens, il sagit dune transformation subtile mais dont il est impossible de revenir par o lon devient autre chose, sans repres et sans attaches, sans dfnition ; dpourvu de pass aussi bien que de futur. La dsolation ne peut avoir que des proportions bibliques, ainsi, Fitzgerald cite Matthieu : Vous tes le sel de la terre. Mais si le sel perd sa saveur, qui la lui rendra ? (V, 13) Terre sans sel et tout got perdu ; en vie mais sans aucune des qualifcations qui jusqualors ont servi de dfnitions la vie. Tout comme il est justif de se demander, au sujet du pote espagnol dont parle Spinoza, si, incapable de reconnatre ses pomes comme tant les siens il peut encore tre dit la mme personne, Fitzgerald de son ct, se dcouvrant fl, ne peut que se donner pour diagnostic de ne plus tre un homme, mais seulement un crivain : non plus un sujet ou une personne, mais au mieux un chien ; correct mais dpourvu de toute vitalit et denthousiasme. La vie ne va plus tre bien agrable vivre ; cave canem est crit pour toujours au-dessus de ma porte. Jessaierai dtre un animal aussi correct que possible, et si vous me jetez un os avec assez de viande dessus, je serai peut-tre mme capable de vous lcher la main 4.

    Ce destin nest pas seulement celui de Fitzgerald lui-mme, retrac dans ce texte comme dans bien dautres Early Success, Echoes of the Jazz Age et My Lost City mais avant tout celui de tous ses

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  • personnages : le mme point de non-retour est atteint, irrmdiablement, par la belle jeune flle du Sud qui un jour sait que la promesse damour que la vie lui a faite naura jamais t tenue (The Last of the Belles) ; le jeune homme riche et infniment prometteur qui un jour ralise que rien na jamais t ni ne sera accompli (The Rich Boy) ; la rechute invitable du buveur converti, annulant dun coup la conversion jamais (Babylon Revisited) ; et, videmment, la dmolition absolue de Gatsby le Magnifque. Tous sont atteints, rattraps par leur flure et saperoivent comme sils se rveillaient dune mauvaise cuite : le moment est pass et ne reviendra jamais et par la dchance du pass, cest aussi du futur dont on est dpossd. En effet, toute luvre de Fitzgerald se droule dans lexploration de toutes les nuances de ce thme le droulement du dclin paralllement la ralisation, toujours trois pas en retard, de celui qui en est lobjet. Dans les romans, ce thme est esquiss dabord comme lavnement subit et hallucinatoire du petit homme pieds recourbs (vision cauchemardesque dont la hantise dessine la courbe lente de la chute) dans LEnvers du paradis, perfectionn ensuite merveille comme une aquarelle la fois prcise et nbuleuse de Hopper dans le destin tragique de Dick Diver se dissolvant pour littralement disparatre dans Tendre est la Nuit. Et, tout comme ses personnages, le gnie de Fitzgerald boit, littralement, la source de ce qui constitue galement sa perte ; boit sa brillance jusqu ce quelle se soit consomme, dessche, tarie.

    Or laffaire de Deleuze nest pas de constater quen effet, Fitzgerald semble atteint ou plutt a toujours t atteint par la mme affiction que ses personnages, alter egos transforms en art pur et lumineux, toiles flantes sans possibilit de rattrapage. Prenant soin de souligner la distinction en nature entre les choses qui dterminent une vie coups internes ou externes dun ct (les accidents), et de lautre, ce qui en dfnitive en donne le sens - la flure en surface dont le mouvement dernier est de chuter ou soudainement senraciner dans le corps, le dommageant enfn au-del du rparable (lvnement), il remarque aussitt que cette distinction frise le ridicule. Car cette distinction, si juste soit-elle, se fait toujours du point de lobservateur le thoricien, le penseur abstrait 5 dont le souci est prcisment de maintenir les deux choses distance, cest--dire de ne pas faire concider la flure et les coups ne pas subir lclatement irrmdiable, la perte irrattrapable du soi et du monde ; de ne pas se briser et se retrouver comme un chien. Car, dit Deleuze, l et ailleurs, sil est vrai que toute uvre ne peut se crer qu la condition du risque absolu, que toute pense ne peut tre pense quau bord de la limite du pensable, alors comment serait-il possible que la flure ne sincarne pas un moment donn (qui ne sera jamais le moment juste, mais plutt juste un moment) dans la profondeur du corps, par l le brisant ? En effet, dit-il, sil y a flure la surface, comment viter que la vie profonde ne devienne entreprise de dmolition, et ne le devienne bien entendu ? 6 Ce bien entendu, dit avec toute llgance et la nonchalance dun Fitzgerald ayant, du moins ses propres yeux, dj sombr, voil ce qui se heurte Deleuze dont toute

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  • la pense en affrme la ncessit tout en insistant inlassablement aussi sur le fait que la valeur du bien entendu doit faire lobjet, toujours, dun nouveau coup de ds permettant daller au-del de la dmolition. Transposer la dmolition, la transfgurer en quelque chose dautre : cest ncessaire, dit Deleuze, puisque la flure nest rien si elle ne compromet pas le corps, mais elle ne cesse pas moins dtre et de valoir quand elle confond sa ligne avec lautre ligne, lintrieur du corps. 7

    Comment donc penser la flure afn quelle puisse devenir autre chose que destruction comment penser lvnement afn quil ne soit pas ncessairement fatal, quil puisse se transformer en vie ? Le terme employ par Deleuze, pour cette transformation est contre-effectuation, permettant lvnement de sarracher lui-mme lorsquil sincarne. Est-ce cela, en ralit, le mouvement de Fitzgerald, lorsquil scrit dans La Flure, son devenir-auteur, devenir-chien signifant en fait un devenir-autre radical ?

    De la flure la ligne de fuite

    Dans le court texte de nouveau consacr Fitzgerald dans Mille Plateaux, Deleuze et Guattari retournent la question en y introduisant de nouvelles distinctions. Lvnement, ici compris comme la forme impalpable du quest-ce qui sest pass ? (formule privilgie de la nouvelle), doit se comprendre et se valoriser par rapport non plus la trinit interagissante intrieur-extrieur-surface mais comme ce qui se joue dans lemmlement de trois sortes de lignes, dfnies par Fitzgerald dans la mme nouvelle ; lignes, dit Deleuze, qui nous traversent et composent une vie. 8 Il y a ainsi la ligne segments durs ou molaires, compose des distinctions binaires et institutionnelles, identitaires et instruments de contrle, dtaillant le monde en hommes ou femmes, riches ou pauvres, travailleurs ou oisifs, mais aussi, du point de vue identitaire, comme faisant partie dun couple (ou non), ayant du succs (ou non), tant jeune (ou ne ltant plus). La vie comme processus de dmolition bien entendu, nous disent Deleuze et Guattari, consiste dans le durcissement invitable, mesure du vieillissement, de cette segmentarit, rendant chaque changement de plus en plus sec et coupant: voil des coups et des sorts dont nous sommes frapps. La deuxime ligne, molculaire et souple, est celle maintenant o les micro-flures ont lieu, loin des vnements bruyants : plutt que de concerner des structures intimes par contraste avec celles plus publiques ou mme tatiques, cette ligne se dessine comme autant de lgers changements de perspective, des variations subtiles de couleurs et de lumire, la manire dont le crpuscule tombant savre dj tre nuit pleine avant que lon sen soit aperu. Ici, soudain, rien na ncessairement chang et pourtant la valeur du tout a chang, et le je nest plus le mme : Rien dassignable ni de perceptible en vrit ; des changements molculaires, des redistributions de dsir qui font que, quand quelque chose arrive, le moi qui lattendait est dj mort, ou bien celui qui lattendrait, pas

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  • encore arriv. 9 Or cette flure, pour fatale quelle soit, ne semble plus, dans cette lecture, impliquer le craquement de la fn dont il tait question au pralable. Sans doute sagit-il, comme le remarque aussi Fitzgerald, encore dune possible redistribution : le plat fssur ne peut plus servir table ni au four, mais du moins pendant quelque temps encore il peut servir tard le soir rassembler des biscuits mangs en solitude, supporter un savon, garder une place au fond du placard. La flure, aussi irrmdiable et absolue soit-elle, rend encore possible une existence au monde tout comme en effet, le pote espagnol de Spinoza tait encore en vie. En vie, mais en une autre vie cest la formule de la micro-flure.

    La troisime ligne pourtant est celle qui fait toute la diffrence : rupture absolue, tangente folle, annulation des segments durs et souples mais sans les remplacer ; ligne de fuite par o toute structure