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Les idées et les opinions exprimées dans ce livret sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l'UNESCO. Les appellations employées dans cette publication et la présentation des données qui y figurent n'impliquent de la part de l'UNESCO aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones ou de leurs autorités, ni quant à leurs frontières ou limites.

Publié en 2004 par : Organisation des Nations Unies pour ïéducation, la science et la culture Secteur des sciences sociales et humaines 7, place de Fontenoy, 75350 Paris 07 SP

Sous la direction de Modda Goucha, Chef de la Section de la philosophie et des sciences humaines, assistée de Mika Shino et de Feriel Ait-Ouyahia O UNESCO Imprimé en France

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Sommaire

D e la pluralité des postures de questionnement 5 Jean- Godefioy Bidima

Diversité culturelle comme vérité de l'universel Spéro Stanislas Adotevi Ordres de coexistence et formes de reconnaissance : les philosophies et les droits culturels Jean- Godefioy Bidima

La spécificité culturelle à la lumière de la rationalité

Issiaka-Prosper La Lèyê

1 1

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philosop hique 47

L'internationalisme en philosophie Richard Shusterman

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Philosophie et cultures : pour un humanisme 73 à visage humain Christian SrOttman n

Traduction et dialogue entre les cultures Marc Ballanfit

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Conceptualisation et transculturaiité Kieong H e 0

Penser autrement François Ju Dien

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Introduction

De la pluralité des postures de questionnement

Jean-Godefroy Bidima

La question de la (( diversité culturelle )) et des (( droits culturels )) se réfere au moins à trois champs ; d’abord à la philosophie, ensuite à l’anthropologie politique, enfin au droit international. Lnphilosophie est convoquée pour conjuguer aux modes conditionnel et indicatif les rap- ports ambigus qu’elle entretient avec les cultures. L’anthopologie politique sonde les liens que les cultures ont les unes avec les autres en mettant à jour non seule- ment l’ordonnancement des symboles, mais aussi l’arti- culation des pratiques aux représentations. L e droit inter- nntioiolml encadre les régimes normatifs ainsi que les moda- lités de reconnaissance des cultures soit dans une optique nationaliste, soit dans une orientation cosmopolitique.

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Néanmoins, la philosophie, l'anthropologie politique et le droit international n'épuisent pas les domaines que la notion de droit culturel peut recouvrir, car, comment poser la question des droits culturels sans faire appel à L'é- thique qui montrera à la société les fondements et les principes normatifs qui composent cette notion ? Et peut-on sérieusement parler des droits culturels sans s'oc- cuper de L'économie, cette partie de la culture humaine que les discours pudiques et (( désintéressés )) des institu- tions (y compris des institutions philosophiques !) taisent volontiers ? Car, après tout, les types de mode de pro- duction, le rapport à l'activité instrumentale et la manière dont le capital tisse et impose ses rationalités et symboles font partie de ces instances par lesquelles on reconnaît à une culture le droit d'exercer une pleine souveraineté sur ses propres représentations. L'éthique et l'économie ne peuvent nous faire oublier que la question des droits cul- turels touche aussi à la production du sacré. L'humain étant, jusqu'aux dernières nouvelles, un animal qui se vante dans son langage d'être la seule créature douée de parole. I1 se tue à dire qu'il est parfois lié aux ordres trans- cendants et à ce qui embrasse dans un même mouvement ses symboles de l'absolu et du sublime. Comment peut- on poser le problème de ses droits culturels sans toucher au sacré ? Par qui les droits culturels sont-ils formulés et niés ? Par des Sujets qui, dans la solitude de leur hybris et

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dans la conjonction de leurs efforts, essayent de reposer la question de la dignité et de l’autodétermination. Soit ! Mais, que ces Sujets s’effacent pour se représenter sous un masque plus grand (tribu, peuple, nation, État, syn- dicat, etc.) n’enlève rien au fait que ce ne sont pas des Sujets transcendantaux. Ils sont doués d’intelligenre (admettons-le, puisqu’on le répète !) mais aussi de pas- sions (heureusement celles-ci sont quand m ê m e sur- veillées par une raison qui se veut parfois insomniaque !) et surtout de ... sexualité (!), ajouterait cet étrange docteur Freud ! Une petite habitude très curieuse consiste dans les constructions philosophiques et juridiques à poser la question des droits culturels en se référant aux Sujets (pensants et de droit !) dignes et propres : la reconnais- sance, les contacts, les normes, les chartes et les traités semblent être formulés par des Sujets qui, doués de paro- le comme on vient de le voir, seraient de purs esprits ignorant tout du désir, de l’inconscient et de la sexualité ! Quels refoulements s’ajoutent au désir de reconnaître les droits aux autres cultures ? Quelle est la fonction de la peur et du narcissisme quand on dénie des droits culturels aux autres ? Quelle est la place de l’inconscient ? Quels sont les rapports hommes-femmes-domination-langage dans cette formulation des droits ?

O n pourrait multiplier les questions, mais ce qui semble intéressant consiste dans le fait que la philosophie,

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que l‘on croit toujours éloignée des préoccupations quo- tidiennes, puisse poser cette question aujourd‘hui dans l’enceinte de l’UNESCO avec un avantage et un inconvénient. Le premier tient, outre la vocation de l’UNESCO de ne pas exclure ni hiérarchiser les cultures, au pluralisme qui préside à cette discussion avec, dun côté, des penseurs africains (Laleyê, Adotevi, Bidima) et, de l’autre, des Européens (Balanfat et Trottmann). Mais méfions-nous des dualismes et des répartitions factices ! Ces deux groupes ne sont composés que de (( traîtres )) qui, dans le traitement de la philosophie, semblent dire à ceux qui, assez facilement, assignent des places et dessi- nent les rôles : (( nous ne sommes pas là (le temps et l’espace) où vous croyez que nous sommes ! )) Laléyê et Adotevi sont africains, mais leurs discours puisent à la fois dans l’expérience du monde africain, dans l’hégélia- nisme et la phénoménologie. Balanfat est européen, mais il est un passeur de l’Inde, qui occupe sa réflexion. Trottmann est un autre européen du XXI‘ siècle, mais c’est par le détour (et non le retour !) du Moyen-âge qu’il pose ce problème des droits culturels. Bidima, enfin, est africain, mais cherchez-le aussi du côté d’Adorno, qu’il utilise et trahit à la fois. Car, c’est par l’analyse adornienne qu’il repose le problème des droits culturels. Qu’on puisse éclairer le contemporain par le médiéval, qu’on réussisse à éclairer l’Europe et le monde par l’Afrique, par l’Inde

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et inversement, nous conduit à dire que c’est dans l’écla- tement des perspectives, la trahison des assignations et la confusion des rôles que les rapports entre la philosophie et les droits culturels s’inscrivent. Quant à l’inconvé- nient, il réside dans le fait que la philosophie ne peut cri- tiquer les institutions culturelles qu’en s’appuyant sur elles pour s’exprimer.

Adotevi renoue avec une critique de la notion d’uni- versel. Son propos consiste à dire que <( le Divers est au ceur de l’universel comme sa présence et sa vérité ». Ce divers est justement expérimenté dans la tâche du tra- ducteur. Ballanfat, traducteur de textes de philosophie indienne, estime que la traduction est une invention per- manente d’une langue par une autre. Cette opération est un gage pour la reconnaissance des autres cultures. Laléyê souligne la position paradoxale de la philosophie concernant la spécificité culturelle. (< Le combat contre la spécificité culturelle sera mené par le philosophe au nom des injonctions dune raison que la philosophie place jus- tement au-dessus, mais non point en dehors de ses réali- sations historiques ». Quant à Trottmann, il montre comment Abélard et Nicolas de Cues avaient déjà à leur époque posé la question des droits culturels à travers le thème de la Paix. Bidima, enfin, essaye d‘étudier com- ment les (( ordres de coexistence )) des cultures s’imbri- quent dans des (( formes de reconnaissance ». Il cherche

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par là à interroger les droits culturels au sein de l’image que les philosophies se font les unes vis-à-vis des autres. I1 se demande surtout ce que nous refoulons quand nous posons tous, avec la bonne conscience qui caractérise notre modernité, la question des (( droits culturels D.

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Diversité culturelle c o m m e vérité de l’universel

Spéro Stanislas Adotevi

La question soulevée par le concept de <( diversité cultu- relle )) n’est pas seulement d’actualité, elle est décisive au regard des dogmes qui s’effritent et dont, selon les agnostiques de la modernité, il ne reste que des reliquats spirituels. I1 s’a- git d’un débat non seulement incontournable, mais qui est aussi au cceur de nos angoisses contemporaines. La notion de (( diversité culturelle », quelle que soit l’uulisation qu’on en fait, renvoie aujourd’hui à une urgence, celle de retrouver la terre ferme, de nous tenir réunis et d‘exprimer malgré la (( Différence », grâce à elle, notre capacité à vivre ensemble.

L‘important, écrivait le Chancelier de l’Hospital à son souverain au sujet des guerres confessionnelles, n’est pas de savoir quelle est la vraie religion, mais de savoir comment les hommes peuvent vivre ensemble.’

~~

1. Jean Claude Guillebaud, La Refondation du Moide, Seuil, sep- tembre 1999.

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C'est là une bonne manière de poser la question de la (( diversité ». Il ne s'agit pas, comme s'y adonnent certaines Écoles regroupant des tendances parfois opposées et souvent contradictoires, de coaguler la diversité en (( Différence », de la figer dans la dénonciation des pensées totalitaires et réductrices pour glorifier un relativisme intégral dénonçant toute adhésion à l'« Universel », dans une même méfiance vis à vis de toute vérité, de toute certitude.. .

Sans doute, les ravages causés par la pensée totalitaire réductrice, et ceux que l'on désigne dans la vulgate écono- miciste contemporaine par l'expression de (( Mondialisation », peuvent conduire à un scepticisme généralisé, et partielle- ment justifié, à l'endroit dun universel qui, par infirmité congénitale, a évacué de son système un monde naturelle- ment pluriel. Une telle démarche procède assurément dune certaine rationalité et exprime une certaine vérité, notamment lorsqu'elle constate, avec raison, que l'histoire de l'universel, telle qu'elle s'est dévoilée dans sa rencontre avec l'Occident, n'a fait que déployer des projets ethnoci- daires dont la finalité a été de réduire le sens du divers. D e fortes inégalités, attachées aux sources européocentristes de la modernité, ont fragilisé les valeurs et remis en cause l'héritage de l'universel.

Cette attitude peut se comprendre, et se comprend aisément. Mais ce n'est pas parce que le Droit a pu servir à la fois Hitler et Staline, et tous les voyous du même aca-

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bit, qu’il a cessé d’être déterminant dans notre existence. Malgré les injustices, les inégalités, malgré l’arrogance des puissants, nous avons, au-delà de nos différences par- ticulières, une idée inaliénable du droit, même si celui-ci n’a été qu’une mise en forme des principes et représenta- tions qui lui fournissent trop souvent sa légitimité.

I1 suit de ce qui précède que ce n’est pas parce qu’il y a eu manipulation totalitaire de l’universel qu’on peut s’auto- riser à penser que cette pratique a pu abolir la vérité du plu- ralisme culturel. L‘histoire de la complicité de l’universel avec l’occident n’a jamais anéanti le sens du divers. puisque le divers est au cœur de l’universel comme sa vérité. Par conséquent, toute démarche voulant prendre prétexte des avatars de l’histoire pour poser en termes de gémellité rivale la relation entre l’Universel et le Pluriel est non seulement insuffisante sur le plan intellectuel, mais inefficace sur le plan de l’action lorsqu’elle ne cache pas quelques pensées inavouables. En d’autres termes, reconnaître que le monde est divers, ce n’est pas l’envelopper sous la forme de la dzffé- rence pour aboutir à un discours régressif sur l’altérité et ainsi faire silence sur l’essentiel en fixant l’intelligence sur l’accessoire afin d’éviter les débats de l’heure. Ceux qui expriment les angoisses et les hantises des hommes et des femmes de notre temps face à l’énorme re-tribalisation qui va de pair avec la finalité uniformisante de la mondialisa- tion, cette perversion de l’universel dans la marchandise.

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En vérité tous ces débats qui opposent radicalement Diversité et Universel soit sont le fruit d'un paralogisme, soit souvent semblent perdre de vue l'histoire en train de sefaire. Lorsque Gandhi écrit :

Je ne veux pas que m a maison soit entourée de murs de toutes parts et mes fenêtres barricadées. Je veux que les cul- tures de tous les pays puissent souffler aussi librement que possible autour de ma maison. Mais je refuse de m e laisser emporter par aucune,

il énonce la volonté d'aujourd'hui qui est l'impératif de se cabrer devant la pensée globalisante pour créer un nouvel imaginaire où la Diversité deviendrait, dans notre action historique, l'élément irremplaçable de notre aven- ture vers un univers humain commun.

I1 est assurément très aisé de faire l'archéologie des tra- ces de l'universel à travers les âges et dans le monde. I1 serait sans doute possible d'y lire l'odyssée du soliloque particulier de l'universel, en collusion essentielle avec l'occident. D'Alexandre le Grand à la Paix Romaine, de saint Paul aux philosophes des Lumières, des théoriciens de la colonisation aux théoriciens hégéliano-marxistes de l'émancipation : tous universalistes, ils opposent le Progrès en marche aux ténèbres et aux traditions des indigènes.

Mais ce voyage solitaire par-dessus la diversité ne nous enseigne rien que nous ne connaissions déjà : cefia-

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e a de violeme, de désnlstre et de déuastdtion qu’on a de plus en plus tendance à évacuer de la conscience (( civilisée )) est puissamment résumé par Castoriadis en ces termes :

Des civilisations par ailleurs très raffinées mais fondées sur la conscience collective du groupe, de la tribu, de la caste ont été balayées au contact de l’homme occidental [...I Non parce qu’il avait une arme à feu ou un cheval, mais parce qu’il possédait un état de conscience différent, le rendant capable de se retrancher du monde et de le retrouver par une activité intérieure.’

Ce qui retient notre attention dans cette histoire, c’est la fulgurante extension jusqu’à nous de cet universel dévoyé, emmitouflé dans son enveloppe globalisante sous un patronyme encore plus efficace grâce à l’amplification et à l’accélération de la révolution technologique qui abo- lit temps et distances. Un véritable ouragan qui, plus qu’un discours économique, va, selon Albert Jacquard, au-delà des choses, définit les genres, donne des orienta- tions et gouverne toutes les sociétés. Conclusion :

Dans notre société occidentale, le discours des écono- mistes s’exprime désormais comme s’exprime seul en Iran le discours des ayatollahs.’

~ ~ _ _

2. Cornelius Castoriadis, (< D e l’Utilité de la connaissance n, Revue

3. Albert Jacquard,jacatie I‘écopiomie trionphante, Calmann w, 1995. européenne de science sociale 79 (1988).

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Tel est le nouveau visage de l'universel pris en otage par la mondialisation. I1 induit dorénavant un discours sur le changement social tout entier, et frappe d'obsolescence les références de jadis. La mondialisation, écrit Zaki Laïdi,

enserre désormais touts les autres faits sociaux dans une chaîne de causalité dont le point de départ serait le global et non le

Ainsi, la cannibalisation de l'universel par la mondia- lisation a fait dune théorie économique non plus une théorie où ïéconomie est la seule réalité pour l'homme, le triomphe de la production, de la distribution et de la consommation des biens à l'échelle planétaire, en somme une économie sans frontière, mais une philosophie, une politique, un système d'organisation, sociale, une culture,. . . une théologie. En un mot, dernier avatar de l'intégrisme universalisant issu de la fureur solipsiste de l'occident, la mondialisation est aujourd'hui, toujours selon Jacquard5, (( synonyme d'esclavage pour la majorité des hommes ». Qu'ils soient citoyens des pays du Sud ou relégués dans les couches défavorisées des pays du Nord.

Face à une telle situation, une situation pleine de danger pour tous, penser le monde dans un contexte où

4. Zaki Laïdi, in Libération, avril 1999. 5. Jacquard, op. cit.

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la diversité culturelle ne serait que décorative et non créa- trice correspondrait à asseoir une démarche conçue comme une adaptation théorique aux exigences de cette économie, qui ne fait pas de l’homme son souci et dont la seule culture est la discipline monétaire. Cela revien- drait à élaborer un discours alibi qui justifierait les inté- grismes de tout bord.

Or, il est clair que ce n’est pas ce vers quoi le monde veut - et doit - tendre. Sur l’ensemble de la planète les hommes et les femmes sont aujourd’hui confrontés à des problèmes qu’ils ne peuvent résoudre les uns sans les aut- res. La recherche de ce que l’on appelle aujourd’hui le <(

nouvel ordre du monde )) n’est rien d’autre que l’exigen- ce de voir naître une nouvelle humanité, où une atten- tion inquiète serait accordée à l’apparition d’un nouveau discours qui donne à l’homme le droit de prendre la parole. En un mot, c’est une exigence d’expression nou- velle dans de nouveaux rapports entre les hommes où se définirait la nécessité de vivre ensemble, une nécessité qui nous tiendrait tous réunis malgré nos différences.

Dans un article paru dans Le Moizde Diploinatiqtie de janvier 2000, Denis Duclos écrit très justement :

Ilévidence nous aveugle. Nous ne voyons plus ce qui nous arrive. Et ce qui nous arrive i l’échelle de notre époque, c’est la fin dune fiction et le début dune autre. La

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fin de l'unification humaine dans le même projet fatal du jeu d'argent ; et le début dune recherche de diversité. La fin dun idéal de toute puissance sur les hommes ; le début dune nouvelle quête d'autonomie et de respect mutuel. Le problème de l'époque, c'est de mettre à sa juste place l'u- nité humaine permise par l'information, sans que le fan- tasme totalisant qui l'accompagne comme son ombre mette à mal la liberté des vivants.

Par conséquent, le monde bouge. I1 a bougé et conti- nue de bouger. Différents échecs, dont certains ont tourné au désastre en Asie et en Afrique du fait de la dictature d'un universalisme dévoyé, tout comme d'autres projets qui ont pu porter des fruits dans ces mêmes pays, démontrent qu'il est possible de conjuguer les traditions propres de chaque culture avec les ressources écono- miques, scientifiques et technologiques les plus moder- nes. Ces échecs et/ou ces réussites ont révélé que le déve- loppement était une entreprise plus complexe qu'on ne l'avait d'abord supposé. Qu'il ne pouvait plus se conce- voir comme un processus unique, uniforme et Linéaire où serait niée la diversité des cultures et des expériences cul- turelles et ainsi restreintes dangereusement les ressources créatrices de l'humanité.

Cela revient à dire que la notion de (( diversité culturelle )) n'est pas un concept contemplatif, mais un vécu existentiel, une réalité de terrain, comme le montrent les expériences de

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développement réussies. Abstraite, cette notion peut donner lieu à toutes sortes de manipulations et conduire à un retour délirant à l’impensable oubliant qu’il n’y a jamais eu de cul- ture hemétiquement fermée, que toutes les cultures sont influencées par d‘autres sur lesquelles elles-mêmes influent à leur tour. Aucune n’est non plus immuable, Jtgée ou statique. Par ailleurs, s’il existe encore de nombreux groupes qui sou- haitent revenir à leurs anciennes traditions ou les perpétuer, au prix parfois dun retour aux horreurs des guerres tribales, la grande majorité d’entre eux entendent participer à la modernité dans le cadre de leurs propres traditions. Or, par- tout où la tradition rencontre la modernité un processw d’hybrihtion s’engage presque toujours. Parce que tous les êtres humains, universellement, ont besoin de communi- quer leur expérience, leurs espoirs et leurs craintes, comme ils l’ont toujours fait.

Llenseignement qu’il faut dégager de cette hybrida- tion entre le (( pluralisme )) et l’universel est que le plura- lisme culturel est un trait omniprésent et permanent dans les sociétés, et que l’identification à un groupe eth- nique est une réponse normale et saine aux dérives de l’u- niversel, particulièrement aux pressions de la folie meur- trière de la mondialisation.

Le débat est donc un débat autour de notre avenir. Pour que les communautés du monde puissent faire de meilleurs choix que par le passé en matière de dévelop-

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pement humain, il faut commencer par leur donner les moyens de définir leur avenir par référence à ce qu’elles ont été, à ce qu’elles sont aujourd’hui et à ce qu’elles veu- lent devenir un jour. Chacune d‘elles a des racines, et une filiation physique et spirituelle qui remontent symboli- quement à l’aube des temps ; elle doit donc être en mesure de les honorer. I1 est essentiel que les valeurs, les systèmes de croyances et les autres caractéristiques culturelles de chaque peuple soient compris, et d’abord par les indivi- dus directement concernés. Ces caractéristiques jouent un rôle irremplaçable en définissant l’identité des indivi- dus et des groupes, et constituent un langage commun au moyen duquel les membres d’une société communi- quent entre eux sur des problèmes existentiels hors de portée du discours quotidien. Mais à mesure que chacun s’enfonce plus avant sur le territoire encore inexploré, il a des chances inespérées qu’il y découvrira l’empreinte inéluctable dune humanité commune.

Au XXI‘ siècle, après les tragédies du passé et particu- lièrement les boucheries du XX‘ siècle, le pluralisme ou la diversité culturelle, fait incontournable de notre existence, est indispensable, et même bénéfique parce qu’il prend en compte les richesses accumulées par l’homme en ter- mes de sagesse et d’ art de vivre.

Jusqu’alors, chaque culture, chaque vision du monde, chaque système économique prétendait imposer sa défini-

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tion de l’humanité à toutes les autres. C’est encore vrai, nous dit Denis Duclos, mais désormais ces unités collecti- ves ont été contraintes de composer leurs divergences, de (( faire société D. Si même, continue Duclos, le capitalisme, dernière forme concrète de la pensée totalisante, ne peut réussir à immerger complètement les masses humaines dans sa seule logique comptable, dont la cruauté s’aggrave désormais de la précision scientifique mise à son service, c’est parce que dans cette société barricadée sur elle-même, il y a encore cette ouverture, la pluralité, comme une porte qui s’ouvre pour nous permettre de survivre, de respirer, en brisant cette clôture du monde humain sur lui-même.

Notre époque ne peut donc qu’être celle du souci politique de la diversité, puisque celle-ci a fait irruption dans notre présent de par l’essence même de cette Universalité, celle que nous souhaitons et qui est en train de se produire par la rencontre des hommes de toute nation contre les fureurs lobotomisantes des discours économicistes. Aussi, l’émergence de la diversité cultu- relle comme problème central de notre époque se mani- feste-t-il dans tous les domaines imaginables, matériels et humains. Sans doute, la conscience de sa signification fondamentale charrie encore quelques parasites. Mais les peuples commencent seulement à se respecter les uns les autres, à mettre ensemble leurs ressources communes.

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Nous vivons une époque extraordinaire du dévelop- pement humain où les valeurs niées (la diversité) ou tra- vesties (l'universel) par la mondialisation marchande s'af- firment comme deux dimensions de notre destin, une époque où va naître un autre langage dont l'homme est le cœur. A la condition que nous parvenions à poser la diversité en pivot de notre histoire comprise comme échéance de notre aventure commune vers 1' Universalité.

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Ordres de coexistence et formes de reconnaissance :

les philosophies et les droits culturels

Jean-Godefroy Bidima

Coexistence et reconnaissance

La philosophie qui, au-delà de ses multiples défini- tions antagoniques et énonciations obliques, se veut cette inflexion de la pensée sur un pan de l’expérience, a tou- jours ce mouvement contradictoire de dire et de traduire à la fois les diverses figures et métaphores du réel histo- rique, mais en même temps de prendre ses distances avec ce même réel. Cette distance ne signifie pas que la phi- losophie adopte vis-à-vis du réel un regard d‘en haut qui avec une arrogance professorale que rassure un galimatias soigneusement entretenu et transmis, ferait chaque fois la leçon à un réel qu’elle croit décadent. La distance vis- à-vis du réel ne veut pas dire que la philosophie prend le

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large pour laisser à leurs misérables problèmes les humains à la fois écrasés par la mesquinerie toujours renouvelée, mais encouragés à aller à la rencontre tou- jours ajournée de ce je ne sais quoi qui les tire de l'avant. La distance que la philosophie prend avec le réel a au moins trois signifZcations : a) d'abord, la philosophie, bien que nourrie, élevée et entretenue comme une plante à l'intérieur dune culture, se veut l'une des instances de remise en question de cette propre culture ; le paradoxe de cette situation de la philosophie est qu'elle ne peut prendre des distances avec une culture que dans le langa- ge même de cette culture, autrement dit elle ne peut remettre en question les clichés du langage d'une culture qu'en forgeant un métalangage à partir des éléments déjà là. En définitive, la distance veut dire ici immersion dans la culture, reprise critique et changement de mode de perception, d'action, d'intuition et d'expérimentation au sein d'une culture qui ne vit pas seule au monde. b) Ensuite, la distance signifie que la philosophie, avant d'ê- tre un corpus de textes qui entrent en dialogue ininter- rompu, est d'abord un acte de signature d'une subjecti- vité. Le philosopher est primordial et Lu philosophie comme discipline impliquant des procédures, des textes, des codes, un personnel et des institutions garantes de la transmission (éditions) est seconde par rapport au philo- sopher. Prendre des distances en philosophie suppose

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aussi mesurer chaque fois cette tension féconde qui existe entre le philosopher dans ses balbutiements et audaces et la philosophie dans ses concrétisations. c) La distance signifie aussi que la philosophie se laisse féconder par ce qui n’est pas la pensée, par ces moments de baibutie- ments par lesquels l’interrogation se formule. (( Penser philosophiquement c’est, estime Adorno, penser les intermittences, c’est se laisser déranger par ce qui n’est pas la pensée elle-même D’. Penser de manière philoso- phique et prendre de la distance impliquent enfin déva- luer les écarts au sein de l’expérience, écarts entre la phi- losophie et son propre langage, écarts entre la philoso- phie et la vision du monde qui la transporte, écarts entre les proclamations et les actions, écarts entre les idéaux et les réalisations, écarts entre une culture et une autre, écarts entre l’individu dans ses ambitions et sa commu- nauté dans ses aspirations. C’est dans la production de ces écarts et de ces failles dans un monde qui gagne à les recouvrir que l’on peut distinguer la pensée philoso- phique dune simple technique intellectuelle. C’est dans l’évaluation des failles sur le plan des droits culturels que nous nous placerons.

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1. Theodor W Adorno, Modèles critiqiies, Paris : i’ayot, 1980, p. 142.

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Formes de coexistence, critères de rtjG2rences et de reconnaissance La diversité culturelle pose d‘abord le problème de la

coexistence des cultures. Mais la coexistence est un fait : ce qui devient problématique, c’est la reconnaissance qui, elle, relève de la morale d’abord, du droit ensuite. C o m m e n t reconnaître ldutre culture ? Problème de procé- dure qui, lui-même, renvoie à celui d‘une critériologie ; comment et avec quel matériau intellectuel et politique élaborer les dispositifs dune telle reconnaissance ? A sup- poser que de tels critères existent, comment faire en sorte que ceux-ci sortent un peu de leur exiguïté ethnocentrique pour épouser le point de vue de l’universel ? Et ïuniversel, qu’est-ce ? Défini par qui ? où ? En fonction de quels inté- rêts stratégiques ou émancipatoires ? L‘universel est-il une simple extension géographique où le spécifiquement humain impliqué dans chaque culture ? Comment recon- naître une autre culture relève, disions-nous, de la procé- dure, mais la grave question reste celle de la Référence. Au n o m de quoi reconnaître /autre culture ? La question de la référence renvoie aux multiples fondements normatifs qui justifient cette reconnaissance. Et comment dire et décrire ces normes, ces habillages rationnels par lesquels les mythes, les autres formes de récits et les interdits fonda- teurs se légitiment ? Comment ce bricolage - au sens de Levi-Strauss - qu’est la production de la norme justifica- trice se heurte à deux moments historiques de toute récep-

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tion de la norme à savoir, le (( champ de l’expérience )) et <( l’horizon d’attente )) (Koselleck) ? Comment assurer le statut de la norme dans l’émiettement actuel des horizons d’attente et des (( sphères de reconnaissance )) pour parler comme M. Walzer ? Comment reconnaître, au nom de quoi reconnaître, et surtout quelle sera la forme de cette recorznalssrtnce ? Sera-t-elle une reconnaissance agonistique à la manière de la reconnaissance hégélienne qui s’inscrit toujours dans l’horizon dune lutte pour la reconnaissance ? La lutte étant ici ce qui donne consistance et assure la per- manence dans le fait que ce que je suis est aussi en partie constitué par l’autre. La forme de la reconnaissance des cultures entre elles est-elle la lutte ? Et comment se met- tent en place les acteurs de cette lutte ? Quelle est l’intri- gue de la pièce ? Comment s’ordonnent les places et se structurent les rôles ? Quels sont la place de la force et le statut du droit dans cette reconnaissance de type agonis- tique ? Que veut dire aujourd’hui lutter pour un droit à la culture ? La deuxième forme de reconnaissance sera iré- nique (sans lutte pour la reconnaissance) telle que nous la retrouvons chez Levinas. L‘autre nd pas 2 être connzi au risque de réduire cette altérité radicale à moi, il a tout sim- plement ct être reconnu comme autre, comme ce visage qui me dépasse, qui est plus grand que moi et qui, chaque fois, est pour moi un mobile d’enseignement et un motif din- terpellation, car, de lui je réponds. Traduit dans la problé-

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matique de la diversité culturelle, on aura à peu près ceci : l'autre culture est plus grande que la mienne, elle est pour moi un mobile d'enseignement et une figure qui m'inter- pelle, je suis dans cette relation asymétrique responsable d'elle. Ces deux formes de reconnaissance posent de manière cruciale, outre le problème du désir, celui plus intéressant du lien. Quést-ce qui $it lien à l'intérieur d'une culture et quést-ce qui pourrait $ire lien entre les cultures ? Le lien lui-même renvoie aux formes de négociation qui, dans la perspective de quelqu'un comme Habermas, doi- vent suivre une argumentation rationnelle aux procédures rigoureusement et publiquement définies. Le lien peut aussi renvoyer aux notions de choix et de &chion sur le juste dans une société plurielle comme l'estimerait Rawls. Le lien fait encore référence à la notion de consensus entre les cul- tures ou entre les communautés : ce consensus se fait-il par recoupement comme le voudrait Rawls ou bien est-il un (( consensus conflictuel N comme l'estime Ricœur ? Dans ce polythéisme des valeurs, comme le dirait Max Weber, dans ce supermarché des croyances libérales, dans cette chapel- le de la mondialisation où l'on égrène la litanie des droits culturels, dans ces discours presque biaisés où les institu- tions ne convoquent souvent la philosophie .que pour la transformer parfois en un discours d'accompagnement tbéo- rique, en tout cas bien élevé et inoffensif qui, à son corps défendant, rendra peut-être présentable la férocité des lut-

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tes de pouvoir, ce qui est souvent oublié, c’est le marché, et à travers lui, cet équivalent universel qu’est la marchandi- se comme dirait Marx. Et pour que les notions de (( droit à la culture », de <( droits culturels N ne deviennent pas de simples marchandises, il importe de les référer à l’expé- rience historique qui a plusieurs entrées. Puisque nous sommes en philosophie, situons-nous sur le plan des rap- ports de la philosophie et des cultures non européennes.

Formes d2mergence : la fible de La (( naissance de laphilo- sophie ))

D’ailleurs, la question ainsi posée est faussée car elle sous-entend que la philosophie, réalisation et élaboration étrangère, occidentale en l’occurrence, se dresse face aux cultures non occidentales afin de décerner des brevets de reconnaissance. Posons la question autrement. Comment la philosophie répond-elle aujourd’hui à la question de son origine ? Cette question permet de savoir comment elle se positionne dans le supermarché de la reconnaissance des droits culturels. Pour schématiser, deux tendances au moins répondent à cette question ; celle des giogrphes et celle des historiens. Les philosophes-géographes sont ceux qui ont attribué l’origine de la philosophie à un lieu donné : la Grèce antique. Ces géographes prêtent attention A ce qui est consigné et dessiné, raison pour laquelle la gaphie est une chose importante qui garantit la pertinence du

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concept. A partir du paradigme géopaphique, on a édifié une science continuiste dont l'illustration est la présenta- tion d'une histoire de la philosophie linéaire. O n com- mence par les présocratiques pour finir aux postmodernes et cela dans un mouvement ascensionnel qui rappelle tout le temps l'origine grecque de la grande partie de son lexique. La philosophie est inséparable de certaines langues, on dirait qu'il y a un lien consubstantiel entre ces langues et la philosophie, Heidegger, par exemple, pense ici au grec et à l'allemand comme langues philosophiques par excel- lence. Inséparable de certaines langues, la philosophie l'est aussi de l'écriture ; point de philosophie sans écriture, dit- on souvent. Ce paradigme géographique a émigré en colo- nies africaines au point que vers les années 1976, un livre dun philosophe béninois Hountondji' commence par cette phrase curieuse que nous citons de mémoire : (( Par philosophie africaine, j'entends l'ensemble des textes pro- duits et écrits par des Africains [. . .] )) Le paradigme géo- graphique porte attention au dessin, à la raphie, et le des- sein de la philosophie est associé au dessin. Avant de parler des droits culturels des minorités, des droits des opprimés, des droits des rouges, des verts et des bleus, il faudrait peut- être être attentif à l'intérieur de la philosophie à cette néga- tion des droits à laphilosophie pour des formes de pensée qui

2. Voir Sur laphilosophie afiicnine, Paris : Maspéro, 1977.

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n’associent pas nécessairement la réflexion à la graphie et la pensée au seul dessin. Ne soyons pas injustes, le paradigme géographique n’a jamais fermé la porte de la philosophie aux autres cultures, celles-ci sont aimablement invitées à s’inscrire sur la liste d‘aptitude à la philosophie ; à elles la charge de trouver des équivalents de polis, de tecbrzè ou de pymis dans leurs propres cultures. Ensuite, nous trouvons ceux qui remettent le destin de l’origine de la philosophie, non dans un lieu privilégié ni même dans un idiome parti- culier, mais dans l’émerveillement et l’étonnement (tbm- nznzein) ; c’est ce que Platon d’abord et Aristote ensuite diront. La philosophie a pour origine l’étonnement du Sujet devant le spectacle de l’histoire de la nature, de son histoire propre et de l’ordonnancement des institutions. En débarrassant l’origine de la philosophie du privilège dun lieu de prédilection, en l’émancipant de la graphie, on la remet à tous comme un (( bien commun ». D u coup, le (( droit à la philosophie )) pour reprendre le titre dun livre de Derrida, devient le premier pas, même s’il n’est pas l’es- sentiel, des droits culturels. La philosophie ne pourra for- muler ces droits et ne pourra critiquer l’absence des droits de l’homme que si elle sait maîtriser sa tentation à exclure des cultures qui n’ont pas connu d’écriture. Hors de la phi- losophie, les États et les civilisations produisent aussi des hégémonies qui nient les droits culturels, sur quoi se fon- dent leurs procédures et justifications.

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Procédures et justifications

Universalismes, colonisations

Nous savons qu'Érasme s'indignait du sort qui était réservé aux peuples colonisés dont certains droits étaient niés : (( toute autorité sur les peuples ne trouve de fonde- ment que dans le consentement et que la conquête ne peut créer des titres D ~ . Mais cela n'a vraiment pas gêné les signataires du Traité de Tordesillas en 1494 qui traçait une frontière entre les terres colonisables par l'Espagne et cel- les qui l'étaient par le Portugal, Erasme arrive peut-être un peu tard et les peuples autochtones n'avaient rien à dire ! La négation du droit des minorités l'était ici au nom de la colonisation, mais une autre négation du droit des minorités se faisait au nom de l'universalisme. Les mono- théismes, malgré certains aménagements et adaptations locales4, avaient pour principe d'effacer les différences cul- turelles afin de fondre tous les croyants soit dans la com- munauté des croyants (la umma islamique) soit dans la communion des saints (chez les catholiques). Dans ce programme, ce qui compte c'est de se mouler dans une

3. Cité par Josépha hoche, (( Internationalisation des droits de l'homme et protection des minorités n, in A.Fenet et GSoulier (éds.), Les Minorités et h r s droits depuis 1789, Paris : L'Harmattan,l989, p. 76.

4. Ibid., p. 77.

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même foi qui ne supporte pas de demi-mesures ni de par- ticularismes. Au nom du suprahistorique, on nie I’histo- rique qui, lui, ne chemine qu’à travers les particularités et appartenances. La deuxième négation du droit des mino- rités au nom dun universalisme abstrait fut la Révolution française. La défense des droits de l’Homme et le souci de la constitution d’un État-nation ont donné lieu à I’étouf- fement des cultures minoritaires en France ; les langues bretonne et basque en ont payé les frais. Cette politique G d’égalisation républicaine )) a produit en colonies des ravages sur le plan psychologique, et les élites africaines actuelles portent encore les stigmates de cette politique. Comment promouvoir les cultures autochtones sans per- dre de vue le point de vue de l’universel ?

La charte des droits culturels : La dénégation économique

Les droits culturels ne résolvent pas un problème pragmatique, et n’articulent pas la recherche des droits sur la manière dont les gens produisent et reproduisent leurs vies. Les revendications culturelles dédouanent sou- vent l’humanisme bourgeois qui disserte tranquillement sur les droits de l’homme mais qui n’entend pas étendre ces droits au plan économique. Lisons quelques articles :

Article 7 - Dans le cadre général du droit à I’informa- tion, toute personne seule ou en commun, a droit à une information qui contribue au libre et plein développement

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de son identité culturelle dans le respect mutuel de la diversité des cultures [. . .] a) le droit de rechercher, recevoir et transmettre des informations, b) le droit de contribuer à leur promotion et à leur diffusion c) le droit de corriger et de faire rectifier les informations erronées sur les cultures.

Le commentateur de cet article dans le livre cité uti- lise un procédé d‘atténuation, qui indique quand même la grande omission de cet article : la dimension écono- mique : (( la lettre “ b en précisant les libertés formelles de participation indique que celles-ci supposent un minimum de libertés matérielles D ~ . En effet, on recon- naît un droitformel à condition de faire l’impasse sur les conditions matérielles de production de la culture. Aujourd‘hui, une culture pauvre matériellement n’a aucune chance de promouvoir les éléments qu’elle pro- duit, même si on lui reconnaît des droits. En n’insistant pas sur les fondements matériels qui doivent garantir le respect des droits culturels, on fait comme si la société avait pour fondement la loi ; c’est là, comme le dit Marx, (( une illusion juridique D ~ , car (( la société n’a pas pour fondement la loi [. . .] Bien au contraire, la loi doit être

5. Patrice Meyer-Bisch (éd.), Les droits culturels, projet de décima- tion, Ed. UNESCO, Éditions universitiares, Fribourg, 1993, p. 14.

6. Karl Marx, Révolution et contre-révolution en Europe in Guvres, tome IV, Édition annotée par Maximilien Rubel, Paris : Gallimard, 1994, p. 171.

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fondée sur la société, elle doit être l’expression de ses intérêts et besoins »’.

Article 1 - L‘expression identité culturelle est comprise comme l’ensemble des références culturelles par lequel une personne ou un groupe se définit, se manifeste et souhaite être reconnu’.

Comment se fait justement la reconnaissance ? C’est ce que cet article ne dit pas. La question peut se scinder en deux : d‘abord, le mobile de la reconnaissance, ensuite la justice. S’agissant des mobiles : qu’est-ce qui détermi- nera les nations technologiquement fortes à reconnaître les cultures des peuples technologiquement faibles ? L‘altruisme ? Mais quelle est la valeur de celui-ci ? La cha- rité ? Qu’est-ce qui la distingue de la volonté de puissance ? La disposition bienveillante ? Essayons de trouver une différence de nature - pas de degrés ! - entre elle et la condescendance bien élevée ! La reconnaissance aurait- elle ici pour enjeu épistémologique la constitution réci- proque des cultures les unes par les autres ? A supposer que cela soit vrai, quelle est la valeur d’une telle consti- tution ? A moins de mettre au centre du problème de la reconnaissance la force, un peu comme le fait Hegel ? Alors, si cette hypothèse est acceptable, qu’est-ce qui

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7. Ibid., p. 172. 8. Les droits rultzirels, op. rit.. p. 12.

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déterminera celui qui est le plus fort à reconnaître le plus faible ? Parce qu’il n’a pas fait cas des modalités de la recon- naissance culturelle, le projet déclaratif n’a pas vraiment pensé à la justice. Celle-ci ne va pas sans la reconnaissance, comme le dit Ricœur, mais cette reconnaissance - et Ricœur n’introduit pas cette variante dans sa conception de la société comme (( schème de coopération - ne peut faire l’économie de la force. Nietzsche - que nous sui- vons sur ce point - estimait que (( la justice (l’équité) prend naissance entre les hommes jouissant dune puis- sance à peu près égale [. . .] c’est quand il n’y a pas de supériorité nettement reconnaissable, et qu’un conflit ne mènerait qu’à des pertes réciproques et sans résultat, que naît l’idée de s’entendre et de négocier sur les prétentions de chaque partie ... la justice est donc échange et balance [. . .] De même, la reconnaissance ))lo. Quelle est la force qui soutiendra cette exigence de reconnaissance des droits culturels ? La force soutient le droit ? Voilà le para- doxe dans lequel est posée cette question des droits cul- turels dans un monde ou le seul droit est la force !

9. Paul Ricoeur, Lejuste, Paris, Ed. Esprit, 1995, pp. 191-192. 10. Friedrich Nietzsche, Humain Cop Humain, I, Guvresphilo-

saphiques complètes, tome III, vol. I, Paris : Gallimard, 1988, pp. 88 89.

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Lieux et manifestations de la reconnaissance

De La démocratie et de Lindétermination Pour que les peuples se reconnaissent entre eux et sur-

tout qu’on puisse donner à la reconnaissance des droits culturels une teneur, il faut reposer l’une des questions fondamentales de la démocratie, à savoir celle de son indétermination, comme le pense Claude Lefort. En démocratie, le pouvoir n’appartient plus à personne ; ni l’État, ni le peuple, ni la majorité, ni les minorités ne représentent des réalités substantielles. Aucun groupe ne peut s’approprier ou incarner le pouvoir. Le sens de ce qui advient demeure en suspens. Lefort affirme : (( En regard de ce modèle, se désigne le trait révolutionnaire et sans précédent de la démocratie. Le lieu du pouvoir devient un Lieu vide [. . .] L‘essentiel est qu’il est interdit aux gou- vernants de s’approprier, de s’incorporer le pouvoir. Son exercice est soumis à une procédure d’une remise en jeu périodique [. . .] Vide, inoccupable - tel qu’aucun indivi- du ni aucun groupe ne peut lui être consubstantiel - le lieu du pouvoir s’avère infigurable DI’. Comment, dès lors, assurer les droits des minorités quand le Lieu du politique (en démocratie au moins) est un epace vide ? Qui doit

1 1. Claude Lefort, Essais sur lepolitique, SIP-,W siècles, Ed. Seuil, 1986, pp. 26-27.

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dire le sens quand celui-ci est dans une sorte d'indétermi- nation ? Lefort affirme que (( la démocratie se révèle ainsi la société historique par excellence, société qui, dans sa forme, accueille et préserve l'indétermination »lL. Dans les monarchies, les princes incarnent les pouvoirs, dans les totalitarismes un homme ou un groupe prétend incarner le pouvoir au nom du prolétariat (dans le communisme) ou de la nation (dans le fascisme), mais dans la démocra- tie rien de tel, le jeu est structuré de telle sorte que la remise en jeu des places est permanente. La question des droits culturels doit donc se poser en tenant compte de ce lieu vide ; or, on la pose comme si la démocratie qui est l'idéal de nos souhaits de gouvernement était un lieu aux significations et positions fortement ancrées comme dans les totalitarismes : comment garantir à la fois ce régime de recommencement perpétuel qu'est la démocratie et la reconnaissance des droits culturels ?

Folklorisation et idéologie

Les droits culturels et leur reconnaissance ont souvent pris l'aspect de la folklorisation. O n ne reconnaît les droits des cultures autochtones, ou des cultures minori- taires, que pour les reléguer au rang de folklore. O n reconnaît bien à une culture le droit de s'exprimer par sa

12. Ibid., p. 55.

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langue, on admire - exotisme oblige ! - ses danses, on raffole de ses mythes, contes, légendes et épopées - le goût de l’archaïque ! - mais à vrai dire, la reconnaissance ne se fait qu’à moitié, car aussitôt (( reconnue », ces droits culturels rentrent dans la consommation de l’industrie czilturelle (Adorno). O n consomme les danses exotiques, on s’évade de l’univers productiviste par un ressource- ment auprès des (( autres », et on ne les aime (sans forcé- ment les respecter !) que dans la mesure où ils sont aut- res et ne partagent rien en commun avec nous. C’est leur étrangeté radicale, parfois inquiétante, qui devient pour les uns un adjuvant devant les blocages d’une civilisation qui a privilégié le profit, et pour les autres, un moyen de se donner bonne conscience. D u côté de ceux qui veu- lent faire reconnaître leurs droits bafoués, ils tombent souvent dans cette ambiguïté de fiire glisser revendica- tion des droits uers le ressentiment. C’est ce qu’Albert Memmi disait vers les années cinquante ; l’exclusion des cul- tures non curopéennes a donné lieu à un type particulier d‘absolutisdon kirpropre culture pat les colonisés : (( au mythe négatif imposé par le colonisateur, succède un mythe positif de lui-même proposé par le colonisé »I1. A la dévalo- risation succède I’absolutisation de soi : (( un élément

13. Albert Memmi, Portlnit du colonisé. Paris : BouchedChasteli Corréa, 1957. p. 178.

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essentiel de sa reprise de soi (du colonisé) et de son com- bat, il va l'affirmer, la glorifier jusqu'à l'absolu »14.

Souvent, cette absolutisation de sa propre culture dont les droits culturels ne sont que l'une des expressions, fait des cultures dominées les havres du conservatisme. Pourquoi ? Parce que les anciennes négations qui ont dénié les droits culturels ont produit chez les anciens opprimés une nouvelle négation, celle du caractère rela- tif de leur culture. O u bien on tombe dans la folklorisa- tion où le caractère intempestif de chaque culture est étouffé, ou bien on tombe dans I'absolutisation de ce qui devient un prélude à l'intolérance. Aujourd'hui d'ailleurs, la discussion sur les droits culturels est admi- nistrée, c'est-à-dire que comme le suggère Habermas, U la discussion en tant que telle se trouve administrée : délé- gués professionnels parlant ex cathedra, débats publics, tables rondes [. . .] ))15. Les sociétés démocratiques qui posent la question des droits culturels risqueraient de promouvoir une démocratie formelle dans la mesure où les institutions et les procédures à partir desquelles on pose aujourd'hui la question des droits culturels fonc- tionnent et développent leurs motifs, indépendamment des citoyens. En regardant du côté de ceux-ci, on remar-

14. Ibid., p. 178. 15. Jürgen Habermas, L'Espncepublic, Paris : Payot, 1986, p. 172.

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quera que la question des droits culturels ne relève pas uniquement du ressort juridique et par conséquent du privilège des bureaucrates et des élites, mais qu’elle tou- che aux divers régimes affectifs des peuples Quelles sont les passions qui sont en jeu chez les peuples dont les droits culturels sont déniés ? Cette question est impor- tante eu égard au paradoxe qui consiste souvent pour un peuple aux droits culturels non reconnus à trouver inutile la revendication des droits culturels. D’habitude, certains peuples (( vaincus N s’identifient aisément à la culture du vainqueur et ne reviennent le plus souvent sur leur pro- pre culture que par (( dépit amoureux », c’est-à-dire quand ils ont été écartés dans leur désir de fusion et de participation à la culture dominante. I1 est donc urgent de poser aussi la question des droits rzilturels - à côté des principes juridiques, des normes éthiques et procédures administratives - en termes d’inuestissemezts. Qu’est-ce qui explique aujourd’hui la dépolitisation des citoyens et la défiance que ceux-ci ont vis-à-vis du politique ? Comment expliquer que cette question des droits cultu- rels ne soit aujourd’hui qu’un luxe pour des franges de la population qui ne croient plus tellement au droit ? Comment évaluer cette désdection du politique, ce senti- ment d‘aigreur et de scepticisme, cette colère refoulée et ce sentiment d‘impuissance qui habitent les citoyens au sein dun espace à peine public ? Comment fonctionne le désir ?

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Quelle est la place des refoulements et des transferts ? Quel est le rôle des colères et rancœurs dans la revendication des droits culturels ? O n a toujours négligé le rôle des affects soit dans la formulation du droit soit dans la trajectoire du Sujet dit de droit. L'héritage de la tradition rationaliste qui se méfiait des affects est encore présent malgré tout ce que la découverte de l'inconscient a permis de savoir sur les actions humaines ; il semble utile de revenir sur tout ce qui regarde l'inconscient afin que dans le terme (( droits cultu- rels »on ne puisse pas exclure l'une des composantes de toute création culturelle, à savoir les affects".

Le rôle des narrations régionales Un individu, une personne ou un peuple rêve - quelle

est la dimension onirique dans la revendication des droits culturels ? - se projette - quel est le rôle de I'uto- pie dans la reconnaissance des droits culturels ? - et se fait des récits sur ses origines, ses multiples transmis- sions, ses projections et son bricolage particulier des nor- mes. Toute communauté, en se développant comme

-

16. John Rawls délimite le terrain propre de l'équité et ne fait pas du tout cas des affects : t< La théorie de la justice comme équité n'est raisonnable qu'à condition d'obtenir l'adhésion des citoyens de la bonne manière, c'est-à-dire en s'adressant à la raison de chacun )) in Libéralisme politique, p. 182.

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communauté historique, construit un certain type de rationalité ; par conséquent, si on veut poser la question des droits culturels, il faudrait revoir, dans le même temps, la question du type de rationalité que nous avons alors en tête. Les communautariens comme McIntyre attirent notre attention sur le fait qu’une G Rationalité N (en général, déductive et abstraite !) n’existe pas, qu’il n’y a de rationalité que narrative, autrement dit, qu’elle doit comprendre les entités comme la Nation, les ethnies, les communautés historiques qui se constituent à partir des multiples sphères et des récits variés. O n doit donc par- tir de ces récits sans s’y enfermer.

Conclusion

II est dans les habitudes d’attendre énormément de la philosophie, comme si elle-même n’était pas une conjonction de récits que limitent l’espace, le temps et même les styles d’exposition. Il est commode de se dispenser de réfléchir et d’adopter cette attitude bien- veillante d’attente des (( solutions philosophiques »,

comme si la philosophie elle-même, qui aime raconter (encore un récit !) qu’elle se place du point de l’universel, ne se nourrissait pas des récits ordinaires et de I’expé- rience du monde (Experimenturn Mundi .?, même si on doit reconnaître que son originalité tient à la manière dont elle rumine et digère cette expérience. Cela peut

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aussi arranger (qui.) de demander à la philosophie de se soumettre à la dictature de l’immédiat, c’est-à-dire de donner des solutions immédiates aux problèmes du monde ; ce faisant, on oublie que la philosophie se sert des médiations et les épouse parce qu’elle est un travail sur le temps et une œuvre dans le temps, ce dernier impli- quant à la fois la vitesse, la lenteur et surtout la durée. O n demande aussi parfois à la philosophie d’avoir ce que Bouveresse appelle un (( caractère héroïque ». Qu’il y ait un héroïsme de la philosophie qui doit résister à des pou- voirs arrogants, cela s’est vu dans l’histoire à partir du Grec Socrate dans l’Antiquité, en passant par le juif Hollandais Spinoza au XVII‘ siècle jusqu’au Tchèque Jan Pato-ka au XX’ siècle. Ce qui est parfois insupportable, c’est la manière dont les philosophes présentent l’histoire de la philosophie comme une suite de succès qui sont le fait d’êtres exceptionnels. Cette présentation anhisto- rique de l’histoire de la philosophie impressionne et incite les non philosophes à se tourner naturellement vers le philosophe devenu l’oracle qui leur déchiffrera l’énigme des problèmes que leur existence et leur coexistence posent. Bien entendu, cette position peut - du point de vue du pouvoir symbolique - avantager le philosophe. Ce que nous remarquons aussi, c’est la focalisation sur un certain type de langage et de ton. O n s’attend souvent à ce que la philosophie, face aux passions qui agitent

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l’espace public, demeure (( neutre », (( objective n, (( clai- re et distincte )) ; pour cela, on attend de philosophe un méta-discours sur la science, les mythes, la logique, l’é- pistémologie, la politique, l’art et le droit. Discours brillant, c’est-à-dire incompréhensible, discours univer- sel, c’est-à-dire n’attaquant pas les privilèges !. Mais la passion pour la vérité (Quid est veritas ?), le goût de l’é- quité et sa manie de poser des problèmes de finalité, l’in- citent souvent à laisser de côté ce ton tranquille, petit bourgeois, pour interroger, après l’avoir fait de son statut et de ses problèmes de formulation et de contextualisa- tion, la culture au sein de laquelle elle émerge et surtout l’arbitraire toujours coriace des institutions.

Ce dont il est question ici dans la revendication des droits culturels renvoie sur le plan juridique à de nou- veaux défis qui concernent à la fois la mobilité des popu- lations, les nouveaux nationalismes, l’irruption des nou- velles maladies, l’arrogance presque parfaite des puis- sants, bref les principes sur lesquels se fonde le droit international. Sur le plan philosophique, deux concepts sont en jeu : l’ztniversdité et la singzdarité. O n pose sou- vent la question en termes d’alternative : soit l’universa- lité, soit la particularité. L‘universalité est entendue ici de manière abstraite, autrement dit des particularismes, qui, par des contingences historiques, se présentent et s’im- posent comme l’universalité et comme la Rationalité.

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Quant aux particularismes, ils donnent l’impression que les productions culturelles s’autosuffisent. Ils ne voient pas, le plus souvent, que la différence affirmée et exacer- bée conduit à manquer le spécifiquement humain qui se révèle dans des situations limites comme la peur, la mort, la maladie et la détresse. Peut-être - ce n’est qu’une hypo- thèse - un droit cosmopolitique peut jouer un rôle éman- cipateur aujourd’hui. Le test de l’universalisme consiste aujourd‘hui, comme le dit Habermas, à : (( briser les chaî- nes dune prétendue universalité de principes universa- listes, épuisés sélectivement et appliquées sans égale au contexte [. . .] requiert aujourd’hui encore, des mouve- ments sociaux et des luttes politiques, et ce afin d‘ap- prendre à [. . .] partir des expériences douloureuses ... que personne n’a le droit d’être exclu de l’universalisme moral [. . .] Celui qui, au nom de l’universalisme, exclut l’Autre, qui pour l’autre a le droit de rester un étranger trahit sa propre idée. Ce n’est que dans la libération radi- cale des histoires de vie individuelles [. . .] que s’affirme l’universalité DI-.

17. Jürgen Habermas, D e I’Ethigue de la discussion, Paris : CEW, 1992, pp. 107-108.

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La spécificité culturelle à la lumière de la rationalité philosophique

Issiaka-Prosper Lalèyê

Deux relations unissent fortement la philosophie à la culture. La première est génétique, la seconde fonction- nelle. L‘histoire contient de nombreuses illustrations de la relation génétique ; mais c’est d’un regard à la fois anthropologique et sociologique qu’il faut attendre de quoi expliquer la relation fonctionnelle. La relation génétique devrait donc être qualifiée d’historico-géné- tique, et la relation fonctionnelle gagnerait à être consi- dérée comme structuro-fonctionnelle.

En effet, l’histoire montre clairement qu’il a fallu un cadre social et culturel pour abriter la naissance de la phi- losophie. Cela signifie que la pratique philosophique n’est pas consubstantielle à la culture. I1 n’a pas suffi qu’il y ait une culture pour qu’il y ait en même temps une philoso- phie. Au contraire, une culture parmi plusieurs autres a

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réuni à un moment donné tout ce qu’il fallait pour que la philosophie naisse, et la philosophie a alors vu le jour. I1 s’est agi d’une naissance longue dans le temps ; nonobstant le fait que les nombreux siècles qui nous séparent de l’évé- nement tendent à nous le faire voir comme instantané.

Une longue gestation a précédé et préparé l’événe- ment. Cela implique que d‘autres pratiques ont pré-exis- té à la pratique philosophique et que, pour une certaine période au moins, il a été possible de confondre les unes et les autres. Comme l’on sait, le mythe, la religion, la politique, la poésie, la magie autant que la science (dans l’acception que nous lui donnons aujourd‘hui impli- quant notamment la mathématique, la physique et les sciences de la vie) ont eu à Co-exister avec la pratique phi- losophique naissante. Cela implique aussi que ce sont ces autres pratiques, contemporaines de la pratique philoso- phique en train de naître, qui lui ont fourni, en plus du cadre d’émergence, les motifs, la matière et, par ce biais, la finalité propre à la philosophie comme telle. Ainsi, tout en devant d’exister à des pratiques différentes d’elle, une fois née, la philosophie ne pouvait que prendre appui sur ces pratiques autres pour développer sa propre substance et déployer ainsi sa spécificité.

Les démêlés des premiers philosophes avec leurs conci- toyens, notamment ceux de Socrate comme figure emblé- matique de ces philosophes des débuts de la philosophie,

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illustrent les rapports complexes et dynamiques de la philo- sophie avec les pratiques qui l’ont d’abord précédée et qui ont ensuite continué à Co-exister avec elle. D u point de vue de la structure sociale, la constitution progressive du corps des philosophes s’est faite à la faveur dune différenciation lente des rôles sociaux. Le prêtre, le magicien, le médecin, le grammairien, l’homme politique apparurent ainsi comme autant d’ancêtres du philosophe emporté lui-même dans la recherche de sa propre identité. Là aussi, la confusion entre les rôles fut inévitable. Mais progressivement, la philosophie s’est installée dans une fonction critique qui dun côté l’a détachée de la religion de l’autre, l’a rendue présente dans tous les aspects du savoir qui se rapportent à la recherche d’une plus grande adéquation de la connaissance avec son objet. De la sorte, l’esprit philosophique prenait place dans les sciences pré-existantes dont il renforçait l’aspiration à la vérité, et auxquelles il était soucieux d‘apporter les garanties les plus solides autant pour se construire que pour se trans- mettre. C’est ainsi que la logique prit corps et devint, d‘Aristote à nos jours, le véritable fer de lance de la pratique philosophique en tant que réflexion.

Une connaissance qui se préoccupe de son adéqua- tion à son objet ne saurait ni répudier l’action, ni se per- mettre d’être sourde à ses enseignements. Il lui faut, au contraire, les rechercher, les organiser en rendant systé- matiques - sinon méthodiques - les allées et venues de la

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théorie à la pratique. Cette attention de la pensée pour l’action durant les premiers moments de la consolidation de la pratique philosophique s’orienta suivant deux directions complémentaires de la conduite individuelle et de la conduite du groupe. La philosophie naissante se faisait ainsi éthique et politique.

Brièvement replacée dans le contexte socio-historico- culturel de son émergence progressive, discrète mais certaine, la pratique philosophique laisse apercevoir la complexité de ses rapports avec la culture. I1 s’agit de rapports qui furent à la fois conflictuels et complémentaires. Puisqu’ils furent marqués par la fécondité de l’un autant que de l’autre des deux protagonistes, on pourrait les qualifier de dialectiques. Concrètement, dès que la culture grecque du sixième siècle avant Jésus-Christ a donné le jour à la pratique philoso- phique, rien dans cette culture ne pouvait plus être ni se faire comme avant. Il y eut ainsi une culture grecque pré- philosophique et une culture grecque philosophique, voire postphilosophique. Cela veut dire que, produite par la cul- ture, la philosophie était à son tour devenue productrice ou, au moins, Co-productrice de la culture.

Pendant plus de vingt cinq siècles et à partir de ce foyer de la culture grecque qui eut à lui fournir non seu- lement sa langue et ses principaux concepts comme autant d‘outils, mais surtout ses premiers acteurs remar- quables, ses premiers problèmes réels et donc aussi ses

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premières solutions dans les divers aspects de la vie humaine individuelle et collective, la philosophie entre- prit de parcourir les autres sociétés de l’Occident euro- péen, sociétés dispersées dans l’espace autant que dans le temps. Au contact de chaque culture nouvelle pour elle parce que non-grecque, qu’il s’agisse de la culture latine, de la culture arabe ou même des cultures européennes, la philosophie a toujours dû apparaître comme une pratique exogène, comme une mode d’abord venue d’ailleurs. L‘habillage linguistique de la pratique philosophique était évidemment le signe le plus apparent de cette extériorité de la philosophie par rapport à la culture qui était en train d’en recueillir l’héritage, sinon la tradition’.

Mais au delà des mots plus ou moins déformés, comme le mot philosophie lui-même à partir de sa forme grecque originelle, il y avait dans cet héritage les concepts, les problèmes, la méthode et, pour tout dire, l’esprit phi- losophique. C’est cet esprit philosophique vécu sur le mode de la tradition (c’est-à-dire avec une conscience claire et forte d’être d’abord des continuateurs) qui s’em- parait des problèmes propres aux cultures d’accueil de la

1. Cf. I.-I! Lalèyê, N De la genèse traditionnelle de la philosophie aux fonctions philosophiques de la pensée dans les traditions négroa- fricaines actuelles », Retue Sénégalnise de Philosophie no 15/16, janvier 1992, pp. 119-137.

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pratique philosophique. C’est donc cet esprit philoso- phique qui entreprenait et, de fait, réalisait (( l’endogénéi- sation )) de la philosophie en l’enrichissant d‘apports nou- veaux ; comme ce fut le cas pour la philosophie scolas- tique à travers les grands saints philosophes (saint Augustin, saint Anselme, saint Thomas, etc. ) ou pour la philosophie européenne moderne et contemporaine à tra- vers tous les penseurs qui, de Descartes à Piaget en pas- sant par Francis Bacon, Galilée, Newton, Kant, Husserl et Bachelard, ont appliqué leur expertise philosophique à l’étude de la science, de ses méthodes et de ses résultats.

Ainsi, d‘abord exogène par rapport à une culture qui vient de l’adopter, la philosophie devenait progressive- ment endogène. Fille dune culture étrangère, elle deve- nait, grâce au travail des philosophes autochtones, partie intégrante de la nouvelle culture à la racine de laquelle elle se trouvait lentement hissée, devenant, ce faisant, mère, marraine ou même marâtre de la culture qui s’est ouverte à elle. C’est cette philosophie aux rapports com- plexes et multiformes avec la culture qu’il nous faut interroger à l’occasion de cette table ronde sur la ques- tion de la diversité culturelle. M a contribution à notre débat se fera selon deux axes. Le premier sera porté par le souci de clarifier un peu la relation qui unit la philo- sophie à la culture. Le second examinera les rapports de la philosophie et des cultures négroafricaines.

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O n rencontre dans l’opinion publique, parfois même chez des philosophes, l’idée que la philosophie sait tout, ou devrait tout savoir. Cette vision romantique du phi- losophe et de la philosophie est sérieusement contredite par l’existence, de nos jours, des connaissances particu- lières nombreuses et diverses, aussi scientifiques les unes que les autres, dont le dénominateur conimun semble être d’avoir pris de la distance par rapport à la philoso- phie ou d’éviter en permanence toute collusion avec elle. L‘énorme travail accompli par les philosophes eux- mêmes pour élucider le statut et les rôles de la science n’est pas étranger ce mouvement par lequel l’espace de connaissance réservé à la philosophie au sens strict donne l’impression de n’avoir fait que se rétrécir. Les différentes sciences particulières semblent ainsi sortir de la philoso- phie. Observant ce phénomène de diversification du savoir d’un point de vue matériel, on peut avoir l’im- pression que la philosophie a été progressivement vidée sinon de sa substance, mais dune certaine substance.

Loin de se vider de sa substance en voyant s’éloigner d’elle les connaissances particulières comme autant de sciences, la philosophie s’est, au contraire, trouvée dans les conditions idéales pour mettre en évidence et prati- quer ce qui fait sa spécificité par rapport à toutes les aut- res formes de la connaissance humaine. Sans prétendre résoudre ici ce problème intéressant mais vaste et com-

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plexe, il faut néanmoins l’évoquer lorsqu’on aborde la question des rapports entre la philosophie et la culture. Cela, parce que la philosophie, dune certaine manière, semble s’être évertuée à contourner la spécificité cultu- relle. Dans la mesure où les générations successives de philosophes, (à l’intérieur dun même continuum socio- culturel réunissant des groupes de philosophes contem- porains les uns des autres mais évoluant dans des milieux culturels différents mais contigus dans l’espace) se sont toujours efforcées de s’adonner à la pratique philoso- phique sur un mode traditionnel, les principaux concepts de la philosophie et la principale tournure d’esprit du philosophe sont passés dune culture à l’autre en donnant l’impression de ne pas souffrir de la spécifi- cité culturelle en tant que telle. Ainsi, chaque philosophe a dû paraître dialoguer avec les autres philosophes en se plaçant en dehors de sa société, de sa culture et comme par dessus les épaules de ses concitoyens. Cette impres- sion de discours socio-culturellement désincarné est comme renforcée par l’ambition de chaque philosophe d‘être compris, non seulement par les philosophes éloi- gnés et à venir, mais encore par tout être doué de rai- son », comme Emmanuel Kant a pu l’écrire.

Mais ce n’est là qu’une impression. En deçà et au-delà de ce qui corrobore cette aspiration des philosophes à une validité universelle de leurs réflexions se trouve le fait

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indéniable que chaque philosophe est bien un socius de sa société ; qu’il est à ce titre, à la fois produit par sa culture et Co-producteur avec ses concitoyens de sa culture. Le biais par lequel la spécificité culturelle prend sa revanche sur l’universalité de la philosophie n’est autre que celui de la contemporanéité du philosophe avec ses concitoyens, lesquels ne sont évidemment jamais tous des philosophes. C’est cette contemporanéité qui oblige le philosophe à s’intéresser aux problèmes de ses concitoyens. Comme Platon a bien su le mettre en évidence dans son allégorie de la caverne, les liens qui unissent chaque philosophe à ses concitoyens sont inévitablement contraignants pour lui. Ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il quittera le ciel illuminé des idées une fois qu’il en a fait l’expérience, pour retourner dans l’obscurité relative, mais réelle, de la caverne où l’attendent ses concitoyens, ses semblables.

La position de la philosophie sur la spécificité cultu- relle apparaît ainsi comme paradoxale. Cette spécificité culturelle semble se glisser dans la philosophie du philo- sophe non pas à son insu, mais comme à son corps défendant. Pour lui, la spécificité culturelle ne constitue pas une fin en soi. Son objectif immédiat n’est ni de la célébrer ni d’œuvrer pour sa réalisation. Qui plus est, le philosophe peut être conduit à combattre plus ou moins ouvertement tel ou tel aspect d’une spécificité culturelle donnée. Ce combat contre la spécificité culturelle sera

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mené par le philosophe au nom des injonctions d'une raison que la philosophie place justement au-dessus, mais non point en dehors, de ses réalisations historiques. Dans la mesure où les sciences ethno-anthropolo-

giques se sont elles-mêmes définies comme les sciences de la différence culturelle2, c'est d'elles que l'on devrait attendre qu'elles nous disent d'une part ce qu'est la culture, et de l'autre en quoi consiste la spécificité culturelle à l'o- rigine dune si grande diversité des cultures. Or, l'étude des cultures soucieuse dun minimum d'objectivité est une activité beaucoup moins ancienne que la réflexion philosophique. Car, la culturologie n'a pris conscience delle-même et ne s'est mise à tendre vers l'objectivité scientifique que dans la deuxième moitié du XIX' siècle avec les travaux de B. Tylor et L.H. Morgan. Le structu- ralisme de Claude Lévi-Strauss, unanimement considéré comme le plus haut degré de scientificité atteint par l'an- thropologie au XX' siècle, donne dabord l'impression

2. (( [. . .] nous sommes [. . .] à même de cerner les contours de l'ethno-anthropologie. Celle-ci procède dune tradition savante , qui s'intéresse de manière privilégiée aux faits de culture ou de civilisa- tion, à leur diversité, et aux sociétés, groupes ou organisations qui en sont les supports. [. . .] L'humanité fabrique de la culture et de la dif- férence. Les traditions sont réinventées. L'ethnologie est actuelle )), cf. Ph Laburthe-Tolra et J.-I? Warnier, Ethnologie Anthropologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 13.

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d’expliquer et de fonder la diversité de la culture. Mais la mise en évidence, derrière les faits culturels aux chatoie- ments infinis, de structures simples rigoureusement sem- blables les unes aux autres, milite beaucoup plus en faveur dune identité foncière des cultures humaines qu’elle ne justifierait leurs interminables différences les unes par rapport aux autres’.

C’est la notion lévi-straussienne de transformation des structures qui est ici visée. Ce que révèle l’analyse structu- rale est que deux contes choisis dans des cultures aussi éloi- gnées l’une de l’autre que la culture négroafricaine et la culture amérindienne par exemple, peuvent avoir la même structure de base. C’est-à-dire que leurs deux charpentes sous-jacentes sont semblables ; à ceci près que ces char- pentes étant composées dun m ê m e nombre d‘éléments opposés deux à deux, ces éléments n’occupent cependant pas les mêmes positions sur les diagrammes de ces char- pentes. Ces deux contes sont donc similaires sans être identiques. Le rôle joué dans l’un par le caméléon par exemple étant dans l’autre joué par le castor ou par le caca-

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3. Cf. T.-P. LalkyG, <( Comment meurent les cultures ? Interrogations philosophico-anthropologiques sur le concept de génocide culturel », dans Boustany Katia et Dormoy Daniel (dit), GENOCIDE(S), Collection de Droit International, Publications du Réseau Vitoria, Editions Bruylant., Editions de l’université de Bruxelles, 1999, pp. 265-293.

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toès. Cette découverte qui valut - et vaut encore - tant d'éloges à l'endroit de l'anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss explique sans doute de quelle manière les cultures different les unes des autres, puisqu'elle dit en quoi consiste cette différence. Mais ce qu'elle enseigne est que, d'une certaine manière, les cultures des hommes sont équivalentes les unes aux autres4. Ajoutons cependant qu'une telle équivalence des cultures n'est que de droit. Car l'histoire montre, au contraire, que la coexistence entre les cultures a toujours été marquée par la prédomi- nance paisible, ou guerrière, de quelques-unes sur l'en- semble des autres. Mais il est facile de comprendre aussi que la supériorité physique ou militaire qu'une culture A acquiert sur une culture B ne suffit pas pour illustrer la supériorité qualitative de A sur B. Cette supériorité n'est justement que militaire, et l'intérêt de l'éclairage du structu- ralisme de Lévi-Strauss, c'est de souligner une équivalence des cultures en deçà et au delà des rivalités des sociétés humaines pour s'assurer la jouissance plus ou moins exclusive de la plus grande part possible des ressources disponibles.

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4. Cf. I.-P. Lalèyê, «La participation effective de la philosophie à l'identité culturelle négro-africaine. D u folklore aux éléments struc- turaux fondamentaux de la question)), in LIAfiique et leproblème de son identité, Alwin Diemer édit., Verlag Peter Lang, Frankfurt am Main, Berne, New York, 1985, pp. 115-133.

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C’est dire que, même considérée comme scientifique, l’anthropologie ne peut ni prescrire ni justifier la diversité culturelle. Elle ne peut que la constater et l’expliquer. C’est ce dont on a raison de savoir gré à l’anthropologie structurale.

C’est dans le contexte de la colonisation que s’est pro- duite la rencontre entre la philosophie et les cultures afri- caines. La déstructuration-restructuration des sociétés afri- caines perpétrée par la domination coloniale s’est opérée, comme nous le savons, sous le double éclairage de l’idéolo- gie politique des colonisateurs et de leur religion. Or, cette dernière se caractérise par une très ancienne collaboration avec la pensée philosophique qu’une certaine théologie a pu considérer comme sa servante. Par suite, la question de la philosophicité (ou non-philosophicité) des cultures négroafricaines n’a pas tardé à présenter un certain intérêt.

Cependant, les penseurs européens qui ont étudié cette question de la philosophicité des pensées africaines étaient moins sensibles aux différences entre ces cultures les unes par rapport aux autres à l’intérieur de leur afri- canité qu’à la différence apparemment insurmontable entre elles et les cultures européennes engagées dans leur (( mission civilisatrice ». C’est donc le dénominateur phi- losophique commun à ces cultures négroafricaines que ces philosophes européens se devaient de trouver.

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Ainsi, la philosophie (européenne) n’a été sensible à la diversité culturelle négroafricaine que pour aussitôt cher- cher à la nier. C’est pourquoi il fut question de LA phi- losophie bantu, de LA philosophie africaine, et même pour certains penseurs de LA philosophie archaïque, sinon même de LA philosophie primitive.

Les cultures négroafricaines, soumises à l’éclairage de la rationalité philosophique européenne, révélaient la part de rationalité qu’elles recèlent. Ce faisant, elles accé- daient d’une part au rang de pensées philosophiques et, de l’autre, faisaient accéder les peuples qui vivaient d’el- les à l’humanité. Les Négroafricains devenaient ainsi dignes d‘accueillir le message du Christ Sauveur.

Cette double (( promotion H paraissait excessive et inad- missible à ceux qui tenaient l’humanité négroafricaine pour une sous-humanité pendant que, pour d’autres, ce n’était là qu’une condition sine qua non de l’admission des Noirs dans la classe des hommes.

Lorsque des Africains initiés à la philosophie euro- péenne5 se mirent à leur tour à philosopher sur leurs pen-

5. Cf. 1.-I? Lalèyê, Laphilosophie ? Pozivquoi en Afrique ? Unephé- noménologie de la question, Publications Universitaires Européennes, série XX, no 11, Herbert Lang et Cie SA, édit.,Berne (Suisse) et Franckfurt (Allemagne), 1975,65 p.

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sées et sur leurs cultures, ils reprirent tout naturellement cette problématique de la philosophicité (ou non philo- sophicité) des pensées négroafricaines. Mais, au lieu de survoler les spécificités culturelles négroafricaines, c’est, au contraire, dans leurs plis intimes qu’ils se mirent à démontrer l’existence d’une véritable philosophie. Le philosophe africain dont l’œuvre fut la plus significative à cet égard aura sûrement été l’Abbé Alexis Kagame du Rwanda.

Comme dit plus haut et pour peu qu’on observe grâce à l’histoire les transits opérés par la philosophie dans différentes cultures, la préoccupation de la pratique philosophique n’a été ni de revendiquer une spécificité culturelle“, ni de militer en faveur d’une culture considé- rée dans son ensemble au détriment dune autre culture.

La seule culture pour laquelle il est possible de soutenir que des philosophes ont toujours combattu est la culture philosophique. Or, celle-ci n’est justement pas une culture au sens ethno-anthropologique du terme. C’est probable- ment la raison pour laquelle en moins de trois décennies (de 1970 à 2OOO), la première génération de philosophes

6. L‘essence grecque dr la philosophie peut être soulignée pour des raisons raciales ou pour des raisons culturelles. Pour m a part, c’est la détermination culturelle que je retiens. La position de Martin Heidegger sur cette question m e semble quelque peu discutable.

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africains’ dont le cheval de bataille n’était autre que la phi- losophicité (non philosophicité) de la pensée-négroafricaine a atteint un état d’essoufflement indiscutable.

Les titres dethnophilosophes et d’europhilosophes balancés comme autant d’invectives d‘un pôle à l’autre de l’aréopage des philosophes négroafricains du dernier quart du vingtième siècle ont lassé aussi bien les prota- gonistes dun débat fastidieux qu’un public par ailleurs pressé par des difficultés qui ne semblent pas mériter l’at- tention de la philosophie en tant que telle.

Que ceux qui ont osé douter que les Africains sont des hommes soient contraints de prouver que les attitudes, les comportements et les pensées de ces Africains sont ration- nels afin de les agréer dans la grande famille des Hommes, c’est pour eux un supplice et un châtiment bien mérité ! L‘humanité de chaque homme, quelles que soient la cou- leur de sa peau ou la forme de son nez, passe par une cohumanité* qu’il est vain de vouloir nier. La philosophie

7. Abstraction faite de Antoine Guillaume h o , né vers 1703 à him, au sud-ouest du Ghana actuel, qui s’est retrouvé en Hollande en 1707. Ce dernier publia trois ouvrages importants en philosophie dont l’un, celui de 1729, porta sur les droits des Africains en Europe. O n pourrait, pour cette raison, le considérer comme le plus ancien des philosophes africains historiquement connus !

8. Cf. 1. 2 Wèyê, N Le même et l’autre de l’homme. Le savoir aux pri- ses avec la différence )) in Phihophies aficaines : n-auerrées des expériences,

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n’a pas pour mission de révéler la spécificité culturelle ; ce n’est pas là sa vocation. Car la philosophie ne donne à personne aucun droit ; et pas davantage aux cultures.

Les seuls droits dont elle se réclame elle-même sont et ne sont que ceux de la raison.

Que le penseur africain d’aujourd’hui soit de forma- tion philosophique ou non, ses tâches se distinguent de la revendication de la spécificité des cultures négroafri- caines. Elles se trouvent plutôt dans un monde en voie de globalisation aujourd’hui très avancée. L‘accélération de l’histoire, commencée avec le déroulement de l’an- neau du temps par les religions monothéistes, a atteint, de nos jours, (avec la mise au point, d’une part, des tech- nologies de l’information et de la communication et, d’autre part, du déchiffrement et de la manipulation des gènes du vivant), une vitesse de croisière qui ne laisse rien ni personne en dehors de son élan.

Que le penseur négroafricain ait été déstabilisé, dés- tructuré en même temps que sa société, son système poli- tique, son univers symbolique, etc., c’est là l’effet d’une histoire dont le ressassement n’apporterait rien dintéres- sant. Par maturité autant que par réalisme, le penseur

Rue Descartes no 36, Collège International de Philosophie, Juin 2002, Paris, PUE pp. 75-91.

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négroafricain se doit de se remettre à penser. II se doit de puiser dans toutes les ressources de l'intelligence, de l'i- magination et de la volonté pour faire face avec ses conci- toyens aux défis du présent, à ses contraintes comme à ses brimades.

Dès lors, tant mieux si la tournure d'esprit philoso- phique, la méthode philosophique et, pour tout dire, la tradition philosophique peuvent apporter à ce penseur un certain concours. Ce n'est que par cette voie appa- remment détournée que la rationalité philosophique, sans militer aveuglément pour la spécificité culturelle négroafricaine, s'appuiera sur ce que les cultures négroa- fricaines contiennent d'utile et d'utilisable pour renforcer la Co-humanité des hommes.

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L'internationalisme en philosophie

Richard Shusterman

Conçue comme une enquête sur les significations et les aspects les plus fondamentaux de l'expérience humaine, la philosophie semble dépasser les frontières nationales tout en conservant certains caractères nationaux. Si elle prétend traiter des vérités universelles, elle est pourtant à l'évidence issue de contextes sociaux particuliers ainsi que de traditions nationales. Comme on le sait, la ten- dance à la mondialisation dans les communications, l'in- dustrie, et les sciences économiques a donné à notre expérience une dimension de plus en plus internationale. Les conférences internationales, les associations, et les revues de philosophie prennent également une part croissante dans notre activité philosophique. Bon nomb- re d'entre nous ont forgé leurs conceptions philoso- phiques en étudiant et en enseignant dans d'autres lan- gues et au sein de cultures nationales différentes. C'est en ce sens que l'on peut dire que notre éducation philoso-

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phique est internationale. Mais existe-t-il une philoso- phie internationale, un modèle ou encore une mission internationaliste pour la philosophie ? Et si c'est le cas, en quel sens ?

Bien que l'on puisse douter de l'existence d'une telle philosophie, on ne saurait nier l'existence d'un champ philosophique international. Mais comment est-il struc- turé, et comment est-il relié aux traditions philoso- phiques nationales ? Comment, à leur tour, ces traditions sont-elles constituées et se distinguent-elles les unes des autres, de quelle manière peut-on en faire la synthèse ou les transcender dans une philosophie qui pourrait préten- dre être une philosophie internationale à part entière ? Ce n'est pas par la spéculation philosophique pure

que l'on peut le mieux répondre à de telles questions, mais plutôt par une étude historique détaillée et par l'a- nalyse sociologique du champ philosophique internatio- nal. I1 nous faut comprendre comment les traditions phi- losophiques nationales se développent et sont reliées entre elles ; comment et pourquoi des philosophes appartenant à une tradition nationale donnée sont reconnus (ou ignorés) par des philosophes appartenant à d'autres traditions ; comment les théories philoso- phiques circulent dans le domaine international et com- ment leur diffusion est liée à des structures de pouvoir et d'influence plus larges. Nous devons examiner en quoi

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les différences entre les traditions nationales ont favorisé ou gêné l'avancement de la compréhension philoso- phique au plan international. I1 nous faut également explorer comment les technologies avancées de commu- nication et les nouvelles tendances politiques et écono- miques favorables à l'essor des organismes multinatio- naux ont influencé l'internationalisme en philosophie. En conclusion, de même que nous devons explorer les voies par lesquelles la philosophie peut dépasser les fron- tières nationales pour conduire au dialogue internatio- nal, de même nous devons évaluer le prix de cette inter- nationalisation en termes de confusion, d'exclusion, et de standardisation.

L'internationalisme étant un concept philosophique qui n'est ni familier ni bien défini, je commencerai par présenter quelques-uns des modèles et des buts théo- riques de l'internationalisme philosophique, puis je décrirai les principales stratégies, non seulement de com- munication entre les traditions philosophiques nationa- les mais encore d'identification de ces dernières, ainsi que les principales difficultés qui se font jour à cette occasion. Dans un précédent article, j'ai exposé ces diffé- rents modèles, problèmes, buts et stratégies de façon concrète et très détaillée tout en faisant une critique généalogique des origines internationales, des ambitions, des réussites et des échecs d'une des principales revues

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internationales d'esthétique'. Plusieurs essais qui suivent se rapportant aux concepts que j'avais alors présentés, je me bornerai à en récapituler certains points principaux.

Un premier modèle d'internationalisme se fonde sur la notion de langue dominante (master-language) ou encore de culture dominante cherchant à réunir la diver- sité culturelle sous son égide souveraine afin de promou- voir l'avancement de la pensée dans le monde. Certes, un grand nombre de nations ont déployé cette stratégie (consciemment ou inconsciemment) à des fins d'impé- rialisme culturel ; mais ce n'est pas dire pour autant qu'un tel impérialisme culturel n'ait parfois su se mont- rer bienveillant et libérateur et ne signifie donc pas que le modèle soit tout à fait inacceptable.

Il existe un autre modèle d'internationalisme résolu- ment plus pluraliste et multiculturel. Alors que le pre- mier tente d'ignorer ou de surmonter les différences en s'appuyant sur la force d'une tradition dominante parti- culière, le second les accepte et s'efforce de jeter des

1. Voir Richard Shusterman, (< Aesthetics between Nationalism and Internationalism P, journal of Aesthetics and Art Criticism, 5 1 (1993), 157-167. Voir également N Comment l'Amérique a volé l'i- dentité philosophique européenne )), in S. Douailler, J. Poulain et P Vermeren (éditeurs), L'identité Philosophique Européenne (Paris : L'Harmattan, 1993), 253-266.

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ponts afin de parvenir, par le dialogue et la collaboration, à la synthèse internationale d’un ensemble qui préserve l’intégrité des différentes traditions.

Mais il y a également un troisième modèle de l’interna- tionalisme philosophique dans lequel les différences natio- nales et culturelles ne doivent ni être surmontées ni mutuel- lement adaptées et respectées. Elles peuvent être simplement écartées comme étant non pertinentes à ce qui importe vrai- ment en philosophie. Car, si nous concevons la philosophie comme un pur exercice de la raison à la recherche des aspects fondamentaux et des vérités universelles de I’expé- rience humaine, alors toute bonne philosophie doit être internationale, même lorsque cette philosophie ainsi que son objet semblent profondément ancrés dans une tradition culturelle spécifique. Selon ce modèle, la philosophie est toujours d’emblée internationale, en fait plus qu’internatio- nale, elle est universelle et traite de fondamentaux qui trans- cendent toutes les frontières nationales et culturelles.

Bien qu’il soit en cela l’héritier de la prestigieuse phi- losophie des Lumières, il ne m e semble pas que ce modèle essentialiste offre une voie très prometteuse pour la com- préhension de l’internationalisme en philosophie. D‘abord, sa conception de l‘universalisme escamote, voire ignore, la plupart des problèmes intéressants concernant l’internationalisme ; par exemple son rapport à l’État-Nation et par conséquent à la politique, y compris

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à la politique culturelle. D'ailleurs, ce modèle fait sou- vent appel aux notions d'essence humaine anhistorique et de raison universelle qui ne sont plus très crédibles.

I1 semble donc qu'il ne nous reste que les deux autres modèles précédemment esquissés, qui présentent eux- mêmes différentes variétés ou sous modèles. Bien qu'il soit souvent l'expression de l'objectif chauvin de dominer le monde à travers l'impérialisme culturel et l'exclusion des traditions philosophiques étrangères, le modèle de l'inter- nationalisme peut également se comprendre comme une tentative non nationaliste de reprendre l'idéal de la raison universelle, quoiqu'en un sens historiciste et non fonda- mental. La raison universelle peut en conséquence être considérée non pas comme donnée ou garantie par la nature humaine, mais plutôt comme devant être réalisée dans le dialogue et le débat à travers la force non imposée de la persuasion rationnelle. Même si la rationalité est tou- jours historique, contingente, et variable, il peut y avoir assez de pratiques et d'intérêts communs pour permettre, de façon non essentialiste, une convergence croissante de vues sur les vérités et les valeurs universelles.

La philosophie internationale serait ainsi un effort consenti vers une unité de pensée mondiale non coercitive qui surmonterait les différences culturelles dans le discours unificateur rationdiste ou dans la tradition qu'il incarne. Ceci pourrait se voir comme la renaissance du projet

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moderniste d'unification progressive par la rationalisation progressive du monde. D'ailleurs, un tel projet est favorisé non seulement (ou même principalement) par la théorisa- tion philosophique mais également par les forces et les modes matériels de production à une époque où l'influen- ce dune mondialisation accrue tend à unifier et à norma- liser les pratiques et les expériences. I1 suffit à cet égard de considérer à quel point l'introduction de l'informatique a instauré une logique commune de travail là où les pratiques locales étaient très différentes au départ ; ou comment la restauration rapide standardisée et les divertissements de masse ont aidé à homogénéiser des goûts différents.

I1 est important de comprendre que le modèle de l'in- ternationalisme se référant à une tradition dominante (master-tradition) est compatible avec l'existence et la reconnaissance de différentes traditions nationales. O n peut concevoir la coopération dune pluralité de traditions nationales sous l'égide d'un discours relevant d'une tradi- tion dominante relativement neutre par rapport à la notion de nation, la philosophie et la science prétendant constituer une telle tradition. Ainsi, le modèle dun dis- cours international se référant à une tradition dominante n'est pas confiné par principe au chauvinisme d'une tradi- tion nationale modèle, quand bien même ce dernier tente d'exploiter les expressions de l'idéal d'une tradition domi- nante qui reste neutre par rapport à la notion de nation.

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Contrairement à ces variétés d'internationalisme moniste, un autre modèle met en avant les valeurs de la pluralité et de la différence. Si le premier modèle a pu être comparé à une langue dominante mondiale (master-language), ce second modèle peut être vu comme un multilinguisme en lequel la communauté internationale parle et pense ensem- ble dans une multitude de langues différentes et de tradi- tions que ses divers membres maîtrisent et incarnent à des degrés divers. Si le modèle d'une langue dominante univer- selle (master-language) évoque la crainte du totalitarisme et de la conformité répressive, la valorisation de l'hétérogénéi- té linguistique et de la différence culturelle menace d'inter- dire une communication efficace (et par conséquent une véritable communauté internationale) par la confusion des langues ou par une compartimentation des différences qui ne permet aucun vrai mélange des cultures.

Ii serait absurde d'essayer de déterminer ici par un raisonne- ment a priori le modèle le plus prometteur pour la philosophie. Peut-être y a-t-il une fapn de réconcilier ou d'équilibrer ces dif- férentes approches ? En outre, si nous avons posé l'alternative entre une tradition exemplaire unique et une pluralité de tradi- tions nationales, nous n'avons pas encore abordé les questions cruciales de la fapn dont les traditions nationales en philosophie se constituent, se distinguent, et sont reliées entre elles. D e telles questions exigent un traitement conceptuel et empirique très complexe, qui dépasse de loin les iimites de ce court article.

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Philosophie et cultures : pour un humanisme à visage humain

Christian Trottmann

C’est un lieu commun de rappeler que la philosophie est née dans la culture grecque. Mais en cette occasion où nous envisageons l’ouverture de la philosophie aux cultu- res qui ne sont pas issues de celle des Grecs, il convient peut-être de le rappeler pour montrer qu’une telle ouver- ture ne va pas de soi. Pour le Grec, tout homme qui ne parle pas sa langue est un barbare, et on sait que ce quali- ficatif (substantivé ici) découle dune onomatopée évo- quant le cri des oiseaux. Or les oiseaux, pour un poète comique grec comme Aristophane, exprimant ici la conviction de ceux qui en son temps partagent sa (( culture », sont ces vivants qui émettent des sons semblables à ceux de nos paroles, mais qui ne pensent pas. Comme eux, tout ce qui est barbare ne saurait avoir accès au Logos, à la pen- sée qui, de son côté, ne saurait s’exprimer qu’en grec. Ce mythe d’une langue originelle trouvera d’autres versions

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plus ou moins ethnocentriques. I1 nous permet de voir que l'aspiration de la pensée philosophique à une valeur uni- verselle ne va pas d'emblée de soi et se pose d'abord à tra- vers la question des rapports entre le langage (et en parti- culier les langues diverses qui l'expriment) et la pensée. Le langage qui ne semble partagé par aucun vivant autre que l'homme est-il une différence spécifique à portée univer- selle ? Chaque langue influe-t-elle sur la pensée humaine au point de lui conférer une spécificité qui la rendrait irré- ductible à une pensée exprimée en une autre langue ? La diversité des langues et des cultures apparaîtrait ainsi d'emblée comme une (( Babel de la pensée ». Mais précisé- ment, la diversité des cultures correspond-elle à celle des lan- gues ? Et la philosophie peut-elle se définir par la seule réfé- rence (ethnocentrique) au Logos, ou bien le renvoi à la sages- se implique-t-il un autre rapport à la pensée ?

Définitions : des culmes à la culture pour un humanisme ouvert

Le professionnel de la philosophie a toujours à cœur de définir ce dont il parle, et nous touchons ici à une dif- ficulté propre au terme de culture. Mis au pluriel, il sug- gère un sens proche du terme allemand, encore que cette langue préfère l'employer au singulier. La culture serait la civilisation, et les grandes cultures correspondraient aux grandes civilisations qui se sont développées au cours de

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l’histoire. Les grandes cultures regrouperaient dans l’espace, et même dans le temps, des entités que les lan- gues séparent. Peuvent ainsi trouver place aux côtés de la culture dite occidentale, une culture indienne, chinoise, une culture perse, arabe.. . Mais peut-on parler en ce sens de culture russe ou américaine ? Y a-t-il une culture afri- caine unifiée ? S’il y a plusieurs cultures qui se dévelop- pent sur un même.. continent, Africain, mais aussi Européen, quels seront leurs rapports, entre elles et avec la philosophie ? Ce pluriel imposé aux cultures par l’é- quivalence instaurée par la langue (ou la culture ?) alle- mande avec les grandes civilisations ne risque-t-il pas de conduire à la conclusion qu’en leur pluralité, les cultures ou civilisations ne peuvent que s’affronter en un champ clos qui porte un nom : l’Histoire ? C e sont évidemment les valeurs nationalistes qui s’érigent alors en arbitres d’un progrès historique de la Culture ou de la civilisation retrouvant un singulier que ne justifierait que la raison des plus forts, supposant au mieux de manière idéaliste une immanence de la raison qui serait toujours la plus forte dans l’Histoire. Pour Hegel, on s’en souvient, le Weltgeist, l’Esprit mondial (sinon universel pour autant) se constitue comme résultante des Wolksgeister apportant successivement lors de leur domination historique leur touche originale à une culture cumulative de l’humanité. Mais en une telle vision cumulative et quantitative ne

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risque-t-on pas de perdre les différences qualitatives ? Cette perte a un nom et une réalité : acculturation qui est le revers d'impérialisme.

Le mot culture, pris cette fois au singulier et en son acception originelle même, peut nous garder dune telle dérive nationaliste. Le terme est transposé de l'activité agricole de mise en valeur de la terre, à celle qui permet de développer les facultés humaines fdu corps et surtout de ïesprit. I1 y a une culture physique, et une culture de l'esprit. Mais précisément cette culture des facultés intel- lectuelles de l'homme peut-elle être voulue pour elle- même ? C'est ici que le philosophe rencontre le problème de la culture. Peut-il se contenter d'être ce (( culturiste de la pensée », qui développe les subtilités de la logique en leurs plus ultimes exigences, comme d'autres font gonfler biceps et pectoraux ? En un temps où la philosophie analytique domine une bonne partie de la (( culture philosophique occidentale », la question revêt une nouvelle actualité.

Platon voyait en la gymnastique un art de vérité com- parable à celui de la philosophie, auxquels il faudrait oppo- ser des arts de flatterie, respectivement celui de la parure et la rhétorique (sans oublier ïopposition entre diététique et cuisine, par où il complétait une réflexion sur la culture, nous y reviendrons). Pourtant, si le maquillage, (justement nommé en italien (( truco N; trucarsi = se truquer, se maquiller), ou la mode sont trompeurs, il y a aussi une

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démesure du body bziilding (je demande ici qu’on excuse les connotations implicites de mon recours aux langues de nos voisins européens). De même, en ce qui concerne la culture de l’esprit, les excès de technique peuvent être contre-productifs (autre italianisme). Kant refuse préci- sément de voir en le philosophe seulement un (< Vernzinjkzrnsder », un artiste, virtuose de la raison. Le logicien aguerri, ciseleur de concepts, n’est pas nécessai- rement un homme cultivé. Ici encore une certaine pra- tique de la philosophie attachée surtout à la formalisa- tion logique des propositions dans l’ignorance de son histoire et de la pensée des grands philosophes qui la jalonnent manifeste peut-être aujourd‘hui comme hier un manque de culture au cœur même de la philosophie. Mais il ne suffit pas d‘être un érudit connaisseur des sub- tilités de la pensée sinon de toutes les autres (ce qui serait impossible), du moins d’un grand nombre de cultures différentes pour être un véritable philosophe, aux yeux de Kant comme à ceux des humanistes.

Nous atteignons ainsi le véritable sens du mot culture. Un homme cultivé ne fait pas seulement preuve de savoir, mais aussi de savoir-vivre. I1 est même censé avoir été conduit de l’un à l’autre. La culture a d’abord une valeur éthique. Et l’enjeu principal dune réflexion sur philosophie et cultures, malgré le pluriel qui nous diri- gerait d’emblée en une direction politique, est peut-être

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d‘abord éthique. Pour parler d‘une culture humaniste que je connais moins mal que les autres, je rappellerai que, de Cicéron à Dante, l’enseignement traditionnel des lettres conduit aussi à l’acquisition des vertus. L‘enjeu n’est pas seulement moral, il est encore spirituel (sinon religieux). Pour les médiévaux, comme l’a bien montré Jean Leclercq, l’amour des lettres conduit à l’amour de Dieu (il est même la voie royale vers lui, pour reprendre ici, non sans distorsion, les termes de Freud). Mais peut- être nous faut-il pour être philosophe avoir l’humilité de comprendre que la culture comme art de vivre commence bien en deçà de l’amour des lettres ? La philosophie n’est pas d‘abord philologie (et moins encore logologie), et nous entrevoyons ici que le rapport au langage ne suffit pas à définir l’attitude philosophique. L‘attitude de l’hu- maniste cultivé ne consiste pas en un étalage de sa culture, mais en une humanité respectueuse précisément de la cul- ture de l’autre. Tout humanisme vrai est en ce sens (( humanisme de l’autre homme )) selon l’expression heu- reuse de E. Levinas. Cela nous invite donc à définir la cul- ture en un sens radicalement humble comme art de vivre.

Dans ces conditions, toute culture est porteuse d’une sagesse ; elle intéresse à ce titre une philosophie qui se définit également au plus près de l’étymologie comme recherche amoureuse de la sagesse. La quête de la sagesse pourrait ainsi commencer dès la cuisine, et plus généra-

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lement dans les arts du corps. Le présocratique en avait déjà conscience, disant à celui qui l’avait suivi : (( entre, la sagesse est aussi dans cette cuisine)). Ce qui est plus dif- ficile encore à admettre pour un occidental serait qu’il y ait une sagesse du corps pratiquée à travers l’art du mas- sage par exemple. Celui des enfants indiens par leurs mères en serait un modèle admirable. Dans le domaine du massage, l’occident a sans doute encore beaucoup à apprendre de l’Orient quant aux préliminaires érotiques également. Mais, contrairement à ce que ces exemples pourraient nous laisser croire, il ne s’agit nullement de réduire à ces composantes les plus matérielles une quête occidentale de la sagesse dans les autres cultures. Moins encore de faire une fois de plus de la philosophie un instrument de conquête des trésors de sagesse inscrits dans les autres cultures. Au contraire, elle nous semble aussi pouvoir jouer un rôle de communication entre les cultures et sur les thèmes les plus ultimes qui sont ceux où se rencontrent l’éthique et la religion. Ces problèmes revêtent une nouvelle actualité au début du XXI‘ siècle, et les événements du 11 septembre 2001 ne sont que la par- tie visible d’un gigantesque iceberg encore à explorer. Cherchant à apporter ici la contribution de ma propre culture de spécialiste de l’histoire de la philosophie médiévale et renaissante, je voudrais dans un second temps rappeler comment quelques auteurs du Moyen

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Age et de la Renaissance ont voulu penser la manière dont la philosophie peut contribuer à un dialogue entre les cultures religieuses. Mais auparavant, je voudrais commencer par un rappel à l’humilité dans la réflexion sur les rapports entre philosophie et culture.

Philosopher avec des marmites et des cuillers : deux visages de l’humanisme

Permettez-moi, pour illustrer ce que l’excès de culture peut avoir d’opposé à la philosophie, de revenir à la source platonicienne. Dans l’Hippias Majeur, Socrate est opposé au sophiste le plus cultivé, doué d’une mémoire prodi- gieuse qu’il interroge sur le Beau. Dans l’Hippias Mineur, le même sophiste est présenté comme polymathe, maî- trisant toutes les techniques au point de pouvoir se vêtir de pied en cape, mais surtout comme moralisant à partir des personnages de la mythologie homérique. C’est l’oc- casion d’une discussion très intéressante sur le mal com- mis par l’homme trompeur ou par l’homme sincère. Mais ce n’est pas ce qui nous intéresse ici. Dans le Grand Hippia, le même sophiste qui ne peut philosopher qu’à partir de références aux poètes est conduit par Socrate à s’interroger sur la beauté des marmites et des cuillers. Ayant défini la beauté comme (( une belle vierge », ce qui ne manque pas d‘un matérialisme (machiste) qui sera repris par Nietzsche, il est amené à concéder qu’une belle jument

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est belle, voire une belle marmite bien rebondie et fonc- tionnelle. Mais ce n’est pas sans protester au passage sur la vulgarité des objets proposés par l’interlocuteur imaginaire que Socrate met en scène pour éviter l’affrontement facial. Or, les caractéristiques de cet interlocuteur d’Hippias sont bien celles de Socrate lui-même. <( pas distingué, populacier au contraire, n’ayant d‘autre souci que celui du vrai )) (288d). Le souci du vrai du philosophe exige qu’il descende avec réalisme à l’examen des réalités les plus humbles de la vie au risque de choquer l’homme de culture. II bouleverse les valeurs tant économiques qu’esthétiques en prétendant encore que la cuiller en bois de figuier sera plus belle car fonctionnelle qu’une cuiller en or.

S’il peut donc y avoir une philosophie des cultures, gardons-nous de croire qu’elle doive se placer d’emblée au sommet de leurs productions symboliques, dont les mythes sont dans le contexte grec l’exemple par excellence. Au contraire, le philosophe mobilise l’expérience com- mune de chacun en un dialogue assumant la vie dans ce qu’elle peut avoir de charnel. Mais en cela il choque puri- tains et hommes distingués. I1 y a donc une recherche de la sagesse qui ne se conforme pas à l’art de vivre le plus fondamental : au savoir-vivre.

Mais peut-être aussi ce savoir-vivre représente-t-il le premier des obstacles épistémologiques (pour transposer ici un terme de Bachelard) pour une enquête sur le fon-

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dement de la culture ? Le philosophe est ainsi celui qui croit qu'il peut penser par soi-même et révoque alors brutalement une tradition culturelle. Descartes prend ainsi congé de la scolastique. Mais, avant lui, Socrate de la mythologie et des bonnes manières athéniennes. I1 y aurait donc au cœur même de la culture occidentale une attitude iconoclaste avant l'heure et qui aurait nom phi- losophie ? Est-elle transposable aux autres cultures ? Toute culture traditionnelle ne se défend-elle pas contre un tel manque de manières ? Ne sera-t-il d'ailleurs pas for- cément sacrilège entraînant la condamnation du philoso- phe dont celle de Socrate ne serait que l'inévitable geste instaurateur ? Si la philosophie est capable de relativiser la valeur des cultures ou plutôt les différentes valeurs ayant cours dans les différentes cultures, elle ne peut plus jamais les respecter naivement. (< Vérité en deçà des Pyrénées, fausseté au-delà », le diagnostic sceptique de Montaigne ou celui de Pascal ne peut être ni désabusé ni naif. L'investigation éthique du philosophe ne peut s'arrêter au constat de la diversité des cultures, celui-ci doit poursuiv- re au-delà sa quête d'une vérité sur et pour l'homme. Sa dénonciation inévitable d'une culture fermée au sens où Bergson parlait de morale ou de religion fermée dans Les deux sources de la morale et de la religion, le conduit alors naturellement à contribuer à faciliter une communication entre des cultures ouvertes ou rouvertes par la philosophie

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même. Morale et religion seront évidemment le domaine où ce besoin de communication se fait le plus criant. J’en viens ainsi à mon dernier point.

La philosophie comme agent de dialogue entre les cdtures religieuses

Passant ainsi sans crier gare de la cuisine au temple, mon propos pourra sembler décousu, voire incohérent. Mais c’est précisément parce que nous avons voulu défi- nir humblement la culture comme (( savoir-vivre )>, que le débat sur le fait religieux s’impose à l’aube d’un XXI‘ siè- cle marqué par les événements du I I septembre dernier. Si l’homme cultivé, l’honnête homme de l’humanisme, est celui qui est capable de s’entretenir posément avec ses semblables sur les choses essentielles de la vie, il devra aujourd’hui comme hier aborder le thème brûlant de la religion. Le philosophe a peut-être un rôle à jouer aujourd’hui comme hier dans le dialogue entre les reli- gions. Mon propos n’est pas ici de donner des leçons pour dire comment il faudrait s’y prendre

Comme spécialiste de la philosophie médiévale, lais- sez-moi plutôt partager avec vous deux ou trois exemples tirés de la période qui m’est chère de ce souci philoso- phique d’une (( paix de la foi D.

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Le premier est celui d'Abélard. Bien connu comme logicien révolutionnant au XII' siècle la théorie des uni- versaux, comme théologien malheureux, condamné par les conciles et châtré par l'oncle de sa femme, c'est plutôt dans ses dernières œuvres qu'il se montre enfin philoso- phe. Disponibles en français depuis bientôt 10 ans grâce à la traduction de M. D e Gandillac, il s'agit de son Éthique qui porte le beau nom de Connais-toi toi-même, et surtout de ses Conférences qui mettent en scène un Dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien. Ce philosophe d'ailleurs présente bien des aspects de lafihafi qui fleurit dans les pays musulmans de ce temps, si bien que, même si le Coran n'est pas explicitement nommé dans ce Dialogue, il n'en est pas totalement absent.

Mais pour aller à l'essentiel, quel est le rôle assigné par Abélard au philosophe dans le dialogue entre les reli- gions ? Chacune se présente avec sa loi propre, mais le philosophe revendique pour lui la loi naturelle, inscrite non sur des tables de pierre, mais dans le cœur de chaque homme. Ici encore, l'humanisme du XII' siècle ne vient- il pas proposer entre des Religions que l'Islam appelle (( du livre », un arbitre capable de penser par lui-même ? Mais Pierre Abélard va plus loin. Pour lui, le domaine de discussion commun à tous les (( hommes de culture )) est celui de l'éthique, dont il fait un équivalent de la divinitas, nom par lequel il désigne aussi la théologie chrétienne.

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En cela, il se fait l’héritier de Cicéron pour qui la philo- sophie, d’abord éthique, se prolonge en un discours por- tant sur ce qui est commun aux hommes et aux dieux. Mais surtout le Philosophe d’Abélard définit ce champ d‘investigation éthique commun aux hommes des trois cultures de son temps : il s’agit de la quête du bonheur dont le moyen n’est autre que la culture des vertus. L‘ouverture humaniste du dialogue entre les cultures tel que l’entend Abélard suppose donc qu’au-delà de la diversité des valeurs culturelles, les hommes cultivés puissent s’entendre sur la base dune éthique des vertus. Le thème ne retrouve-t-il pas une actualité de premier ordre depuis les travaux de Mac Intyre dans ce domaine ? Après la vertu kantienne et sa normativité uniforme, la redécouverte d’un pluralisme inscrit d’emblée (par Platon au début du Ménon) dans la ruche des vertus, requiert un dialogue entre les communautés sur ce qui fait l’essentiel des vertus éthiques. Mais le dialogue ne saurait s’en tenir là, et il faut aussi qu’il aborde la ques- tion du bonheur, c’est-à-dire de la finalité de l’homme. Sur ce point beaucoup plus difficile, Abélard constate le désaccord entre le Chrétien qui rapporte la béatitude à une vision de Dieu atteinte après la vie, et le philosophe, dont l’ascèse place dans l’horizon restreint à la culture même des vertus le bonheur d’une paix intérieure ainsi atteinte.

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I1 n’est pas dénué d’intérêt de constater qu’au siècle suivant, un des premiers franciscains et déjà largement dissident, Roger Bacon, s‘appuie sur sa connaissance de l’eschatologie d’Avicenne pour établir une sorte de théo- logie naturelle commune aux religions de son temps et assurant non seulement une base de discussion entre elles, mais un supplément d’âme pour l’éthique. Car il considère celle-ci (et non la métaphysique) comme le sommet de la philosophie.

C’est ce que j’ai appelé, dans un article qui vient de paraître, les (( 17 thèses baconistes », en souvenir et cum pano salis des 24 thèses thomistes du Père Garigou Lagrange . Elles peuvent être ainsi résumées : 1 - Dieu est ; 2 - Son existence peut être connue de tout homme natu- rellement ; 3 - Puissance, bonté, substance et essence infi- nies, Dieu doit être le meilleur, le plus sage et le plus puis- sant ; 4 - Il est un et non plusieurs en son essence ; 5 - Un en son essence, il est aussi trine selon un autre mode qu’il appartient au métaphysicien de mettre en évidence ; 6 - I1 a tout créé et gouverne toute chose selon son être de nature ; 7 - non seulement les corps, mais aussi les intelligences angéliques, leur nombre et leurs opérations (pour autant qu’elles sont connaissables en métaphysique par la seule rai- son humaine) ; 8 - non seulement les anges, mais aussi les âmes rationnelles des hommes ; 9 - qu’il a créées immor- telles ; 10 - La félicité de l’autre monde est le souverain

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bien ; 1 1 - L‘homme est capable d’une telle félicité ; 12 - Dieu gouverne le genre humain selon sa libre volonté (in vicl moris) comme il gouverne les autres réalités dans leur être naturel ; 13 - Ceux dont la vie morale est conforme à son gouvernement sont promis par Dieu à la félicité future, ceux qui vivent mal à un horrible malheur, comme l’affir- me Avicenne dans sa métaphysique ; 14 - O n doit à Dieu un culte respectueux et dévot ; 15 - Comme l’homme doit par nature à Dieu le respect, il doit à autrui la justice et la paix, à soi-même l’honnêteté ; 16 - Toutefois, il ne peut connaître ces trois devoirs envers Dieu, le prochain et lui- même par sa propre recherche, et a besoin que cette vérité lui soit révélée ; 17 - La révélation doit avoir lieu par un unique médiateur, entre Dieu dont il est le vicaire sur terre, et le genre humain qu’il gouverne au spirituel et au tempo- rel comme législateur et grand prêtre. C‘est encore l’autorité d’Avicenne qui est invoquée pour fonder cette doctrine dun unique médiateur véritable (( Dieu humain )), plus proche, semble-t-il, du Verbe incarné que du prophète.

11 y aurait beaucoup à dire sur ces 17 propositions qui constituent pour Bacon le supplément d’âme apporté à l’éthique par la religion, et elles ne sauraient plus telles quelles constituer une plate-forme de discussion pour notre temps. Pas plus sans doute que la (( Cribmtio Alcorrzni D de Nicolas de Cues, troisième philosophe inter- venant quant à lui à la fin du Moyen Age (au w siècle)

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et dont je voudrais encore évoquer le souci d’une conci- liation des croyances religieuses. C e philosophe humanis- te et chrétien très engagé, puisqu’il a fini cardinal, eut d’a- bord le souci de l’unité de sa propre Eglise. D’abord par- tisan du Concile, il se rallie finalement à ceux qui recon- naissent la primauté du pontife romain. C’est que son souci est alors la réunion des Eglises d’Orient et d’occident. O n sait que c’est de retour de Constantinople qu’il eut l’intuition de sa méthode de la docte ignorance. Déjà, en son souci œcuménique, il conçoit que les contradictoires ne sont pas à jamais oppo- sés, mais coïncident en Dieu. Le rôle, le devoir même du philosophe, sont donc de remonter en deçà des opposi- tions jusqu’à la coïncidence des opposés, tout en sachant pertinemment qu’elle se situe au-delà de son pouvoir d‘investigation rationnelle, en Dieu.

Mais lorsqu’il apprend la chute de Constantinople, l’ouverture spirituelle du cardinal s’élargit encore. Il n’est plus temps de rechercher seulement une unité des catho- liques derrière le Pape ou des chrétiens d’Orient et d’occident, il faut trouver d’urgence une (( paix de la foi )) entre les grandes religions. Le cardinal admet que Dieu se satisfasse de la diversité des cultes qui lui sont rendus. Cette diversité liturgique n’est pas opposition. Mais c’est au niveau de la foi qu’il faut encore aller plus loin afin de fonder la paix. Le traité intitulé la Paix de Idfoi, écrit en

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1453, met en scène non plus seulement un dialogue entre les tenants des trois grandes religions monothéistes, mais sont aussi présents, Indien, Persan, turc ou Tartare, pour ne citer qu’eux. Comme Roger Bacon, Nicolas de Cues envisage une plate-forme de croyances communes, inspirée par un néoplatonisme christianisé. Ici encore ce n’est pas le lieu de juger du contenu et de la pertinence pour notre temps d’une telle base de discussion. Saluons du moins l’effort de conciliation par lequel le philosophe tente de renouer le dialogue entre les grandes religions de son temps dans un but à la fois ultime et urgent : la paix.

Conclusion

L‘opposition entre une philosophie au singulier et des cultures posées en leur pluralité risque de s’accommoder dune définition de la culture comme civilisation où le progrès cumulatif de cette dernière serait bâti sur la perte des différences qualitatives entre les cultures. II n’est pas certain d’ailleurs que la philosophie née dans le monde grec soit ouverte, du moins d’emblée, à une telle diversité conçue d’abord comme (( barbare n. Mon propos était donc de faire retour à une définition plus humble de la culture comme art de vivre et ouverture éthique à l’autre, de la philosophie comme quête amoureuse de la sagesse. Dans ces conditions, la philosophie ne se place pas dem- blée au niveau des grandes spéculations métaphysiques,

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mais peut se faire accueillante à une sagesse du corps (et de l’âme) présente dans les cultures dites traditionnelles. Pourtant, elle est aussi subversion de ce qui, dans de telles cultures, est agent d‘une fermeture sur soi induisant l’ex- clusion. Le philosophe est nécessairement, à la suite de Socrate, cet homme (( pas distingué, populacier au contraire, n’ayant d‘autre souci que celui du vrai ». Mais ce souci du vrai, choquant les bonnes manières de toute cul- ture, n’est-il pas l’art de vivre d’un humaniste authentique ? Notons que ce souci n’est pas tant logique ou épistémolo- gique que d’abord éthique. C‘est à ce titre que la morale et la religion restent le domaine par excellence où le philoso- phe peut jouer un rôle de communication entre les cultu- res, et c’est ici qu’il assume sans les mépriser les grandes spéculations métaphysiques qu’il avait délaissées dans un premier temps. Plutôt que de prétendre dire comment il doit s‘y prendre aujourd’hui, je m e suis contenté, en spé- cialiste de la philosophie médiévale et renaissante, de montrer comment des auteurs majeurs, mais méconnus de cette époque, ont endossé un tel souci de paix religieuse. Je ne l’ai pas fait pour proposer un retour à une sagesse du passé dont le contenu peut sembler dépassé à bien des égards. Je voudrais plutôt en conclusion inciter à une dou- ble réflexion philosophique sur l’art de vivre inscrit dans les cultures traditionnelles et sur celui qui est inscrit dans les grandes religions, en vue d‘un dialogue pacifiant.

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Traduction et dialogue entre les cultures

Marc Ballanfat

Le discours convenu sur la nécessité de promouvoir le dialogue entre les cultures risque fort de demeurer un vceu pieux aussi longtemps qu’il ne se traduit pas concrè- tement dans la réalité des échanges culturels que deux ou plusieurs pays peuvent établir entre eux. Or, la pratique de la traduction constitue un moyen privilégié d’instau- rer entre deux cultures un espace de dialogue. Voilà pourquoi les institutions internationales, et l’UNESCO au premier chef, ont la mission de promouvoir une véri- table politique de la traduction, seule condition réelle dun dialogue culturel infini.

Le dialogue peut s’établir de plusieurs manières, fort différentes, entre les cultures ou entre des cultures qui ne semblent pas, à première vue, disposer des moyens, cul- turels en particulier, pour le faire. Une culture donnée, en effet, ne tend pas spontanément à s’ouvrir aux autres, m ê m e si un certain projet universaliste dont elle est por-

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teuse la prédispose à se tourner vers le monde extérieur. Car il existe de multiples façons pour une culture de se tourner vers l’extérieur, depuis la guerre impérialiste, où il s’agit d’imposer à l’autre par la violence des valeurs cul- turelles qui lui sont étrangères, jusqu’à l’imprégnation, comme on voit une culture se laisser englober passive- ment par une autre. Une culture peut donc entrer en contact avec d’autres cultures sans parvenir à en dégager un rapport culturel. Les échanges entre les cultures ne sont pas ipso facto des échanges culturels.

Le dialogue culturel, au contraire, s’il existe, entraîne l’existence d‘un rapport interculturel qui fait l’objet, à ïin- térieur de chacune des cultures concernées, d‘une réflexion proprement culturelle. En ce sens, il y a dialogue entre les cultures lorsqu’il s’établit entre elles, sur la base dun rap- port de fait (peu importe la façon dont il a été mis en place), un climat de confiance et un intérêt propices à une ouverture réciproque de chacune vers les autres, avec tout ce qu’une telle démarche entraîne, avant tout l’acceptation de la critique, l’effort pour désapprendre le trop bien su, l’adoption dun autre point de vue. Le dialogue présuppose l’égalité de droit des partenaires culturels. A cet égard, la traduction occupe une place privilé-

giée dans le dialogue entre les cultures. Au sens propre, qui dit (( dialogue )) dit discours, échange au moyen du discours, vertu du discours tenu entre deux ou plusieurs.

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La métaphore du (( dialogue )) entre les cultures prend tout son sens si l’on garde à l’esprit qu’il existe une forme de dialogue interculturel sans lequel aucun dialogue au sens large ne pourrait s’instaurer : il s’agit de la traduc- tion. En effet, le fait même de traduire une langue dans une autre crée pratiquement le premier espace à l’inté- rieur duquel un dialogue pourra ultérieurement prendre place. Sans la pratique avérée et consciente des traduc- teurs, aucune culture ne peut dialoguer avec une autre.

Car, la traduction est autant pratique que réflexion. Un traducteur qui s’affronte à une culture étrangère doit résoudre un certain nombre de difficultés linguistiques et culturelles, mais il ne peut le faire qu’en réfléchissant sur le sens de la culture qu’il traduit ainsi que sur celui de sa propre culture. L‘habitude de traduire lui donne des solutions avantageuses, lui permet de tester des hypothè- ses de compréhension, mais cela ne le dispense pas de poursuivre une réflexion générale sur le sens que chaque culture revêt pour l’autre. Ainsi, le dialogue est autant discours que raison.

La traduction offre, en outre, la possibilité dappro- fondir la connaissance des autres cultures en la confron- tant à la difficulté, presque insurmontable, de rendre compte de l’altérité en termes d’identité. Traduire, en effet, c’est toujours dune manière ou d’une autre rame- ner l’étrangeté de l’autre langue aux propositions de la

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sienne, c’est apprivoiser une langue étrangère dans les mots familiers dune langue maîtrisée. Réciproquement, le traducteur apprend aussi à se défaire des mécanismes et des habitudes de sa langue au contact d’une autre, comme s’il réapprenait à penser dans sa langue, devenue moins familière pour le coup. Ainsi s’établit un dialogue, où il s’agit bien pour chaque partenaire culturel d’interroger l’autre culture et de se laisser interroger par elle en retour.

Depuis Cicéron, la traduction conditionne la possibi- lité donnée à des cultures différentes de dialoguer. Encore faut-il qu’il existe une volonté politique de favo- riser le travail culturel de traduction. Or, même s’il se trouve des institutions, çà et là, pour permettre à un tel dialogue culturel de se réaliser pratiquement, force est de constater que le plus grand hasard semble régner dans le choix et dans la fréquence des traductions. Pour tel ouvrage majeur traduit dune culture dans une autre, par exemple, tel autre est délaissé sans raisons apparentes. Les traductions complètes d’auteurs étrangers sont rares, et, même à l’intérieur d’une aire culturelle donnée, la tra- duction intégrale des œuvres tarde à se faire. O n a donc le sentiment que ce dialogue s’accomplit dans des condi- tions aléatoires, voire périlleuses. Que faudrait-il alors pour le rendre plus constructif et plus systématique ? L‘UNESCO, l’une des rares institutions internationa-

les à pratiquer in vitro la traduction, peut jouer un rôle

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déterminant dans la définition d’une politique mondiale culturelle en favorisant les travaux de traduction. On pourrait imaginer ainsi la mise en place d’un Observatoire Mondial des Traductions, où il s’agirait, dans un premier temps, à partir dune liste des langues culturelles historiquement prédéterminées à la traduc- tion, de dresser un tableau des œuvres culturelles majeu- res qui attendent toujours d’être traduites. Les difficultés liées à l’établissement, et des langues retenues, et des œuvres à traduire, ne sont pas négligeables, mais elles ne sont pas insurmontables. D u moins gagnerait-on, en promouvant le travail des traducteurs, à poser les bases d’un dialogue infini entre les cultures, chacune se tradui- sant dans les autres et les traduisant à son tour.

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Conceptualisation et transculturalité

Kieong Heo

Je souhaiterais faire quelques remarques au sujet de la transculturalité de la pensée. Tout d’abord, la difficulté de la réception des concepts philosophiques qui s’avère souvent confuse en Extrême-Orient, et en second lieu, la nécessité d’un changement d’attitudes de la philosophie occidentale à l’égard d’autres mondes, qui pourrait lui permettre de surmonter ses propres limites.

Depuis l’introduction de la philosophie occidentale en Asie, la pensée orientale se replie jusqu’à rejeter sa propre vision du monde qui est la base de sa réflexion philosophique. En même temps, l’acclimatation de la pensée occidentale ne se fait pas sans difficulté. Sous l’u- niformité du concept, le monde sinisé, qui n’a pas la m ê m e perception de la réalité que l’occident pour prati- quer la philosophie, doit repasser par une terminologie ancienne et faire appel à des mots dont la signification traditionnelle brouille parfois le sens des concepts occi-

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dentaux qu’ils sont censés traduire. O n reçoit ainsi la philosophie occidentale formellement sans saisir la valeur exacte de ses concepts, et cela donne lieu à des confusions. Par exemple, en Corée comme au Japon, on traduit éthique )) par le terme (( Yun-Ly )) qui signifie éty- mologiquement (( Ordre des choses à respecter en tant qu’être humain ». Ce terme se réfere à la dimension nor- mative des rapports humains, mais abstraction faite de toute relation de réciprocité. (( Yun-Ly )) peut se compren- dre comme (( Principe du modèle de la morale n, confon- dant alors morale et éthique. Par ailleurs, Morale se tra- duit par un mot se composant de deux caractères : Voie et Vertu, de sorte que le mot qu’ils forment signifie litté- ralement Vertu du Tao (To-dôc en sino-coréen). Or, la voie de la vertu ne renvoie pas à la morale dans son acception judéo-chrétienne. Par conséquent, ce mot, lorsqu’on l’affecte à la traduction de (( morale D, donne lieu, sur le plan philosophique, à de nombreuses ambi- guïtés qui sont source de bien des malentendus. Dans le champ pratique, on peut trouver un autre cas : Politique se traduit en effet par un terme qui signifie littéralement (( Gouverner avec rectitude )) vông-tchy en sino-coréen). I1 s’agit dun mot archaïque, qui se réfère uniquement aux attributs du souverain. Ce mot n’enveloppe donc pas le sens d‘une participation de tous les membres de la société aux décisions, comme l’exige la tradition républi-

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caine occidentale. Autrement dit, étymologiquement Jông-tcby ne suppose pas la notion de gouverner avec tous, qui est au fondement de la démocratie. Ainsi, mal- gré l’établissement du système parlementaire, l’exercice du pouvoir n’est jamais dissociable de la personne qui le détient, et il repose sur son charisme et sa personnalité plus que sur la légitimité conférée par le suffrage univer- sel. C’est qu’en réalité, la Loi, au sens occidental du terme, n’existe pas en Asie orientale. Bien que le mot cor- respondant au terme (( loi )) (({ Bôp )) eii sino-coréen) existe, il n’a pas la même valeur. I1 renvoie à des normes écrites formant un code des (( rites )) (ci Lib D) servant de référence aux lettrés du gouvernement pour gérer l’État et réguler le pouvoir exercé par le souverain. Cependant, comme les rites ne sont que des règles à suivre et ne restent que des normes à réaliser, ce ne sont pas des lois, au sens où cel- les-ci impliquent la notion d’obéissance absolue’. Et, dans la conscience individuelle, le sens de l’obligation envers la loi n’est pas vraiment présent. Aussi assiste-t-on souvent à des écarts, voire à dérèglements. Ainsi, l’imprécision conceptuelle retentit-elle aussi sur la vie pratique, ce qui

1. François Jullien remarque le problème de l’absence de la loi et de la constitution politique en Chine en rappelant la formation de l’ordre public en Europe et l’établissement de la loi qui se dégage de la morale refoulée vers la sphère privée, François Jullien, Fonder .h mor&, Grasset, 1995, p. 106.

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fait obstacle à l’implantation et au fonctionnement d’un système juridique fondé sur la théorie occidentale du contrat social, qui n’oppose pas loi et liberté.

Quant à la philosophie occidentale, depuis qu’elle s’est séparée de la tradition métaphysique, il ne lui reste que le rationalisme (< abstrait et absolu ». Mais celui-ci ne peut fournir de solution à toutes les interrogations que fait naître l’époque actuelle. En effet, si l’on considère l’é- thique, au sens occidental, on s’aperçoit qu’elle repose sur une seule forme, celle de la réciprocité. Celle-ci est un concept trop uniformisant. Au nom dune conception abstraite de l’égalité, on occulte alors la diversité des situations et le tranchant des différences concrètes. I1 fau- drait se demander si la pensée occidentale, au contact des valeurs qui ont cours en Extrême-Orient, ne doit pas sai- sir l’occasion d’élargir son horizon afin d‘accéder à une vision pluraliste des valeurs. Dans la tradition confu- céenne, les rapports inter-individuels sont réglés en fonc- tion de la place et du rôle qu’une norme extérieure assi- gne à chacun. Comme les relations inter-individuelles sont prédéterminées, et qu’elles sont définies par des nor- mes rituelles destinées à assurer le fonctionnement global de la communauté, la réciprocité, au sens occidental, n’est pas une valeur essentielle. Car, en Extrême-Orient, la société précède les individus, et ce sont les normes rituelles présidant à son fonctionnement global qui régis-

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sent les relations inter-individuelles. Et le rapport s’arti- cule en fonction d’une valeur suivant le cas et la place. Chaque type de relation exprime la valeur éthique parti- culière qui la fonde. Il existe cinq types de rapports inter- individuels. O n les appelle (( les cinq éthiques ». Ainsi le rapport du premier type, entre parents et enfants, sup- pose la proximité. Il repose pour les parents sur l’amour qu’ils doivent à leurs enfants, et pour les enfants sur le respect et l’affection qu’ils doivent à leurs parents. D e part et d‘autre, ce ne sont donc pas les mèmes valeurs qui entrent en jeu. Le deuxième type de rapport est celui qui existe entre l’époux et l’épouse. L‘un et l’autre se définis- sent par des attributs différents, mais de même impor- tance et d‘égale dignité, ce qui implique le respect mutuel. Le troisième type de rapport est entre l’aîné et le cadet. Le premier doit se montrer responsable du second ; le second doit lui témoigner de l’estime. Le quatrième type, c’est le rapport entre amis qui repose sur la confian- ce réciproque. En dernier lieu, vient le rapport entre le souverain et le ministre - représentant du peuple -, que régit la justice. Ainsi, le raisonnement confucéen ne se déploie pas dans l’abstraction ni dans la recherche de l’absolu. Ce qui fait sa rationalité est son caractère prag- matique et concret. Par conséquent, on peut envisager les relations inter-individuelles dans un champ éthique plu- ridimensionnel. En effet, on constate qu’il n’y a pas une

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seule éthique, celle reposant sur la réciprocité, mais des éthiques'. En somme, la philosophie occidentale elle- même devrait ouvrir son horizon à d'autres mondes afin de sortir de l'impasse et de perdurer.

2. Alain Badiou s'oppose à une éthique générale en proposant N l'éthique - de )) diverses catégories, voir Alain Badiou, Lëthique : Essai sur la conscience du mal, 1993, Hatier, p. 28.

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Penser autrement

François Jullien

La philosophie est-elle née en Grèce ? I1 semblerait qu’elle serait plutôt née à Rome, de la traduction des penseurs grecs, traduction qui implique un travail de déracinement de la philosophie par rapport à sa langue initiale, ainsi qu’une élaboration sémantique. C’est par le passage romain que s’est affirmée l’universalité de la phi- losophie. Mais dans cette perspective encore, la philoso- phie demeure historialement européenne. Qu’en est-il des autres manifestations de la pensée dans le monde, et notamment en Orient et Extrême-Orient ? L‘exclusion de ce qui est oriental hors du champ de la philosophie, qu’on repère par exemple chez Hegel (Histoire de Laphi- Losophie), est un geste dont la philosophie contemporaine a du mal à se libérer, soupçonnant ces pensées orientales d’être des pri-philosophies, i.e. des pensées demeurées dans l’enfance de la philosophie.

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I1 semble qu'il y ait urgence, aujourd'hui, à ouvrir la philosophie au-delà de ses frontières occidentales, et à s'af- franchir pour cela des rigidités du concept, comme le sou- lignait Merleau-Ponty dans Signes : (< notre problème phi- losophique est d'ouvrir le concept sans le détruire ». La transition entre Hegel et Merleau-Ponty serait assurée par Husserl, qui a introduit la notion de variation anthropo- logique, permettant de poser toutes les cultures sur un même plan : toute culture est une variation d'humanité. En effet, si l'occident a ouvert le chemin de la vérité comme chemin de la conscience, les philosophies d'Extrême-Orient, au contraire, ont une conscience de l'immanence qui fait l'économie du concept de vérité ; ces pensées se sont développées sans passer par la commodité du concept, ni emprunter à la logique formelle, car elles se défiaient de la toute-puissance du Logos pour accéder à l'immanence ; elles n'ont pas tout misé sur la quête de la Vérité, comme, pour sa part, y a été de plus en plus por- tée la philosophie (européenne), se vouant à son projet de connaissance, car elles se refusaient à séparer l'activité de la pensée d'une nécessaire (( transformation de soi ».

Parce qu'elles se situent sur le plan de l'immanence, ces pensées sont-elles condamnées , à n'être que des pré-philo- sophies, au statut balbutiant, dans l'enfance de la pensée ? I1 faut s'opposer à cette idée, et sonder la pensée orientale. Tout d'abord, la langue chinoise en elle-même n'est pas

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réticente au concept. Les Chinois, en outre, ont connu la possibilité de la philosophie, dans un contexte, analogue à celui de la Grèce, de circulation des hommes et des idées. Mais la Chine a recouvert la philosophie, pensant que la dispute philosophique conduisait à la perte de la voie droite du sage ; les pensées de Tchouang-Tseu et de Mencius font apparaître le refus des procédures impliquées par la philo- sophie car celles-ci écartent le penseur de l’immanence. Ce choix s’explique donc par un souci de ne pas morceler le réel dans une alternative pour-contre, thèse-antithèse ; il y a donc un refus de la logique de la contradiction. La pen- sée chinoise, qui a envisagé l’exigence de vérité, ne l’a pas retenue, mais écartée afin de se mettre en phase avec I’im- manence. Alors que la philosophie occidentale a fait le choix de la connaissance, les pensées d’Extrême-Orient n’ont pas identifié la prise de conscience avec la quête de la vérité ; au contraire, elles montrent que non seulement la prise de conscience ne se réduit pas à la quête de la vérité, mais encore que celle-ci constitue un obstacle à celle-là.

La pensée doit engager ce travail de mise en regard de la pensée non-occidentale avec l’histoire de la philosophie, de mise en regard de la pensée européenne avec son dehors ; faute de quoi, ce dehors risque d‘être enseveli sous les caté- gories européennes. En effet, l’imprégnation des notions occidentales dévie la pensée d’Extrême-Orient de sa ligne originale ; la traduction des textes chinois anciens en chinois

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moderne est déjà une perversion de la pensée. Aux XDC' et xxe siècles, un semblable travail de traduction s'est mis en œuvre pour introduire-assimiler les concepts occidentaux en chinois. Depuis lors, la conceptualisation occidentale tend à enfouir les pensées d'Extrême-Orient, qui relevaient d'une tout autre expérience ; ainsi on a introduit des dis- tinctions comme celle de subjectif et objectif, des notions comme celle de monde, etc. Ces innovations ont conduit à une réinterprétation des textes chinois par les catégories européennes, et donc à un recouvrement de la pensée ori- ginale par l'outillage européen. C'est pourquoi il y a urgence à accomplir un travail de mise en regard , afin de sauver la lisibilité des pensées d'Extrême-Orient.

Mais comment des pensées qui se sont développées indépendamment l'une de l'autre peuvent-elles se regar- der ? I1 n'y a pas de catégorie capable de prendre d'em- blée en charge la différence, pas de catégorie (( mondiale ». Le concept de temps, par exemple, n'a été traduit en chi- nois qu'à la fin du XIX' ; auparavant, on trouvait la pen- sée de quelque chose de l'ordre de la saison, de l'imma- nence, de l'occasion, etc. I1 faut donc se garder d'une koinè culturelle, prendre en considération un (( ailleurs )) de la pensée. Mais se pose alors le problème de la com- préhension. La pensée chinoise n'a pas pensé à penser l'ê- tre, Dieu, la liberté, qui sont les questions fondamenta- les de la philosophie européenne.

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Est-ce à dire que la culture chinoise serait ineffable ? Non, mais sa compréhension demande patience et atten- tion. I1 faut se refuser à considérer l’Orient comme l’envers du rationalisme, à chercher secours dans l’irrationnel : cet usage de 1’« exotisme )) est un effet de mode préjudiciable tant à la philosophie qu’à la pensée extrême-orientale, considérée sous l’angle du mysticisme. Pour qualifier la pensée extrême-orientale, distinguons deux notions, celle d(( infid-philosophique )), et celle de (( sozis-philosophiqzie >) ; la seconde désigne la tendance actuelle à s’opposer à la phi- losophie sous prétexte de retour à la sagesse, c’est une phi- losophie de marché qui fait le jeu de l’opinion. L‘injh-phi- losophiqzie désigne au contraire ce qui est en amont de la philosophie, le fond d’expérience commune à partir de laquelle la philosophie a tracé une trajectoire. Or, remon- ter à l’infra-philosophique contient un enjeu important pour la philosophie, comme l’a remarqué Michel Foucault (Entretiens au Japon) : celle-ci ne pouvant plus être cons- truction de systèmes, ne pouvant donc plus se penser dans la logique hégélienne, elle est appelée à accomplir un tra- vail de remontée hors de ses partis pris.

I1 apparaît donc nécessaire de considérer les pensées extra-européennes, qui mettent à l’épreuve la pensée européenne. Il ne s’agit pas d‘adopter une attitude relati- viste, mais de mener une réflexion, de rechercher un éclairage mutuel pour penser ce qui n’a pas été pensé.

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Présentation des auteurs

Jean Godefroy Bidima (Cameroun) Né au village de Mfoumassi au Cameroun en 1958,

Jean Godefroy Bidima est Professeur Titulaire de Chaire (Chaire Yvonne Arnoult) à la Faculté des Arts Libéraux et des Sciences de l'université de Tulane, New Orleans (USA) et Directeur de Programme au Collège International de philosophie de Paris après avoir été Professeur à l'Institut d'Éthique du Centre Hospitalier Universitaire Saint-Louis de Paris. II a poursuivi ses études universitaires au Cameroun et à Paris I-Sorbonne, et y a soutenu sa thèse de Doctorat sur l'École de Francfort. I1 a été à la fois boursier de (( Missionswissenschaftliches Institut D de Aachen et Maître de Conférence-invité à l'université de Bayreuth en Ailemagne.

Publications : Lart négro-aficain (PUE Que sais-je ? 1997), L.a palabre, une juridiction de la parole (Michalon, 1997), La philosophie négro-aficaine (PUF, Que sais-je ? 1995), Théorie critique et modernité négro-aficaine : de I'Ecole de Fran4ort à la R Docta Spes aficana )), (Publications de la Sorbonne, 1993), une vingtaine d'ouvrages en colla-

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boration dont les derniers : Dds @ka Lexikon, (Metzler Verlag, Stuttgart, 2OO2), Deleuze a n d Music (Edinburgh University Press, Edinburgh, 2004).

Spéro Stanislas Adotevi (Bénin) Né en 1934 au Togo, docteur ès lettres (anthropologie)

de Paris V-Sorbonne, Stanislas Adotevi est professeur de philosophie et visiting profissor dans plusieurs universités américaines, il a été également professeur de philosophie à Porto Novo et d'anthropologie et d'histoire des religions à Paris-Vil. Stanislas Adotevi a mené une carrière politique et diplomatique : il a été ministre de la Culture et de l'Information, directeur régional du Centre de recherche pour le développement international pour l'Afrique de l'Ouest et du Centre et Directeur régional de l'Unicef pour l'Afrique de l'Ouest et du Centre.

I1 a notamment publié Development n n d Cultural Identity (UA Summer 1973), Né'itude et négrologues (UGE, 1974), et D e Gnulle et les AJncairzs (Éd. Chah, 1990), B o m e Gozivernance, Décentralisation et Politique Sociale en fiveur de collectivités locales (à paraître).

kaka Prosper Lalèyê (Sénégal) Professeur d'épistémologie et d'anthropologie à

l'Université Gaston-Berger de Saint Louis au Sénégal, Isiaka E Latoundji Lalèyê a soutenu une thèse de Doctorat en philosophie à l'université de Fribourg en

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Suisse et une thèse de Doctorat d'État à l'université de Paris V-René Descartes. Spécialiste de la phénoménolo- gie et des religions traditionnelles négroafricaines, il est l'auteur d'une œuvre abondante. O n lui doit notamment : La Philosophie, Pourquoi en Afrique ? (Peter Lang, Berne, 1975), La conception de Lapersonne dans La pensé Yoruba : une approche phénoménologique (Peter Lang, Berne, 1970), Pour une anthropologie repensée, Ori Ionishe ou de La personne comme histoire (La pensée Universelle, Paris, 1977), et 20 Questions sur la philosophie africaine (Édi- tions Xamal, Saint-Louis, 2003). Récemment, il a colla- boré en qualité d'expert indépendant, à la rédaction du projet de convention de l'Unesco sur la diversité des contenus et des expressions culturels.

Richard Shusterman (États-Unis) Professeur de philosophie à Philadelphie et Directeur

de programme au Collège International de Philosophie (Paris). I1 est, en français, l'auteur de Tart à l'état vif (Minuit, 1992) et Sous l'inteiprétation (L'Éclat, 1994), ainsi que de nombreux articles (Critique, Littérature, Poésie, Revue d'esthétique, Cahiers du musée national dart moderne...).

Ses derniers ouvrages ont pour titres Practicing Philosophy : Pragmatism and the Philosophical L ife (Routledge, 1997), Performing Live (Cornel1 Ut ZOOO),

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Szqfdce and Depth (Cornel1 UP 2002), Kure la philoso- phie (Kiinksieck, 2002).

Christian Trottmann (France) Agrégé de philosophie, né en 1955 au Togo, Christian

Trottmann est directeur de recherche au CNRS et direc- teur de programme au Collège international de philoso- phie. I1 enseigne à l’université de Bourgogne. Spécialisé dans la philosophie médiévale et de la Renaissance, il a consacré sa thèse à la vision béatifique dans le cadre dun doctorat à l’École française de Rome.

Parmi ses publications : Ln vision de Dieu nux multi- ples f i m e s (Vrin, 2001) et Théologie et Noétique (Vrin, 1999), ainsi que plusieurs publications collectives sous sa direction et une soixantaine d’articles, notamment sur la philosophie médiévale.

Marc Ballanfat (France) Professeur de philosophie et directeur de programme

au Collège international de philosophie, où il dirige un séminaire sur (( L‘Inde et les métaphysiques de l’illusion ». Sa réflexion porte actuellement sur l’illusion, à travers les différentes philosophies indiennes de la connaissance. I1 a centré son travail sur l’athéisme, le karma et l’illusion à travers les philosophies indiennes de la connaissance.

Parmi ses publications : Les matérialistes dans lïndp ancienne (L‘Harmattan, 1997), La Métaphysique (Ellipses,

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1998) Bouddha, autobiogrdphies (Berg international, 2000), Introduction aux philosophies de I'Ina'e (Ellipses).

Kieong Heo (République de Corée) Maître de conférence en Langues et littératures orien-

tales, Kieong Heo a une formation en philosophie et en histoire. Spécialiste de la pensée confucéenne, ses travaux portent sur la philosophie politique.

I1 est l'auteur de La conception de l'éthique et du poli- tique dans Le conficianisme (Université de La Rochelle, 1999).

François Jullien (France) Philosophe et sinologue, François Jullien est profes-

seur à l'université Paris ViI-Denis Diderot. I1 est direc- teur de l'Institut de la pensée contemporaine et du Centre Marcel-Granet, et membre senior de l'Institut Universitaire de France. I1 a notamment présidé l'Association française des études chinoises et le Collège international de philosophie.

Champs de recherche : pensée chinoise (pensée de la Chine ancienne et classique, le néoconfucianisme et ses relations à la pensée européenne), comparatisme et inter- culturalité. Entre autres activités éditoriales, il dirige la collection (( Orientales )) aux Presses universitaires de France.

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Ouvrages récents : Du R Temps », Eléments ditnephi- losophie du vivre (Grasset, 2OO1), Penser dun dehors (la Chine), Entretiens d’Extrême-Occident (Seuil, 2OOO), De l’essence ou du nu (Seuil, 2OOO), Un sage est sans idée (Seuil, 1998), Fonder La morde (Grasset, 1995, Biblio poche, 1998) (Nombreuses traductions).

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Dépôt légal : novembre 2004 N" dimprimeur : 41527 G

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