philosophie de balzac de la substance à la sensation

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Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation De Tempé la vallée un jour sera montagne, Et la cyme d’Athos une large campagne, Neptune quelque fois de blé sera couvert. Contre les bûcherons de la forêt de Gastine Élégie de Ronsard L’élégie si connue de Ronsard s’achève par cette cette philosophique sentence du poète, obsédé par la fuite du temps, La matière demeure et la forme se perd. Les relations complexes entre matière et forme, qu’il postule après une foule de penseurs, au premier rang desquels Aristote, n’ont jamais cessé sous des modes variés de susciter l’intérêt passionné des philosophes, des artistes, des scientifiques ; car ce qui est en jeu, quels que soient les vocables employés, c’est une vision d’ensemble, une conception unitaire du monde. Les physiciens qui depuis 2009 travaillent près de Genève sur le Large Hadron Collider (LHC), l'accélérateur géant de particules, ont pour objectif de pénétrer plus avant dans le secret de ce que l’on nomme la matière, dont la forme se dissout, se perd, se dissipe, avec les progrès des instruments de mesure, dans un nuage de plus en plus vaporeux de matière et d’énergie noires. La difficulté est identique à celle qui dans un vaste pan de la pensée occidentale a disjoint le Corps et l’Âme ―ou l’Esprit, les écrivains n’opérant pas toujours, expressément du moins, cette seconde division. Divorce douloureux qui fut la source d’interminables et parfois sanglantes querelles quand les fanatismes religieux ou politiques s’en mêlaient, mais dans tous les cas, de profondes dissensions entre doctrines ennemies. Or ne pourrait-on pas soutenir que les sommités du passé avaient de longue date embrassé et compris l’essentiel des questions, en y apportant des réponses divergentes, mais plausibles, ou surtout cohérentes, la cohérence étant une métaphore de l’Unité ? J’ai donné pour titre à mon exposé De la Substance à la sensation, et non De la Matière à la sensation ; il ne s’agit pas d’une décision arbitraire de ma part, mais de la nécessité où je me trouve de situer, dans l’architecture de ce que j’appelle « le système balzacien », les notions de Matière et de Substance qui posent un problème philosophique majeur, étroitement corrélé à celui de l’immatérialité et de l’immortalité de l’âme : on arguera que c’est ce dernier qui mérite le qualificatif de majeur, puisqu’il introduit à l’un des textes les plus anciens de Balzac à ses débuts, et qu’il est à de nombreuses rencontres perpétué dans la suite ; mais immatérialité et

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Page 1: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

Philosophie de Balzac

De la Substance à la sensation

De Tempé la vallée un jour sera montagne,

Et la cyme d’Athos une large campagne,

Neptune quelque fois de blé sera couvert.

Contre les bûcherons de la forêt de Gastine

Élégie de Ronsard

L’élégie si connue de Ronsard s’achève par cette cette philosophique sentence du

poète, obsédé par la fuite du temps, La matière demeure et la forme se perd. Les

relations complexes entre matière et forme, qu’il postule après une foule de

penseurs, au premier rang desquels Aristote, n’ont jamais cessé sous des modes

variés de susciter l’intérêt passionné des philosophes, des artistes, des scientifiques ;

car ce qui est en jeu, quels que soient les vocables employés, c’est une vision

d’ensemble, une conception unitaire du monde. Les physiciens qui depuis 2009

travaillent près de Genève sur le Large Hadron Collider (LHC), l'accélérateur géant

de particules, ont pour objectif de pénétrer plus avant dans le secret de ce que l’on

nomme la matière, dont la forme se dissout, se perd, se dissipe, avec les progrès des

instruments de mesure, dans un nuage de plus en plus vaporeux de matière et

d’énergie noires. La difficulté est identique à celle qui dans un vaste pan de la

pensée occidentale a disjoint le Corps et l’Âme ―ou l’Esprit, les écrivains n’opérant

pas toujours, expressément du moins, cette seconde division. Divorce douloureux

qui fut la source d’interminables et parfois sanglantes querelles quand les fanatismes

religieux ou politiques s’en mêlaient, mais dans tous les cas, de profondes

dissensions entre doctrines ennemies. Or ne pourrait-on pas soutenir que les

sommités du passé avaient de longue date embrassé et compris l’essentiel des

questions, en y apportant des réponses divergentes, mais plausibles, ou surtout

cohérentes, la cohérence étant une métaphore de l’Unité ?

J’ai donné pour titre à mon exposé De la Substance à la sensation, et non De la

Matière à la sensation ; il ne s’agit pas d’une décision arbitraire de ma part, mais de

la nécessité où je me trouve de situer, dans l’architecture de ce que j’appelle « le

système balzacien », les notions de Matière et de Substance qui posent un problème

philosophique majeur, étroitement corrélé à celui de l’immatérialité et de

l’immortalité de l’âme : on arguera que c’est ce dernier qui mérite le qualificatif de

majeur, puisqu’il introduit à l’un des textes les plus anciens de Balzac à ses débuts,

et qu’il est à de nombreuses rencontres perpétué dans la suite ; mais immatérialité et

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immortalité désignent des prédicats, des « qualités », non des « sujets » comme

matière et substance. Adjoignons-y la forme, mot dont il se sert si volontiers, plutôt

dans un cadre littéraire, tel celui des « nouvelles artistiques », et à ces constituants

de base ajoutons le concept capital de fusion ; quant à la sensation, elle agrège

l’essentiel des controverses dans le courant de notre XVIIIe siècle. Mais Substance,

matière, forme, n’est-ce pas le lexique d’Aristote, qui du reste n’en est pas le

créateur ? L’œuvre de Balzac offre peu de références ou même d’allusions à la

doctrine du Lycée ; je recopie cependant ce passage de la Métaphysique, parce qu’il

s’y discute une définition de la Substance, réadaptée ultérieurement par quantité de

philosophes de tous horizons, croyants, agnostiques ou athées :

La Substance se prend, sinon en un grand nombre d’acceptions, du moins en

quatre principales : on pense d’ordinaire, en effet, que la substance de chaque être

est soit la quiddité, soit l’universel, soit le genre, soit, en quatrième lieu, le sujet.

Le sujet, c’est ce dont tout le reste s’affirme, et qui n’est plus lui-même affirmé

d’autre chose. Aussi est-ce de lui qu’il convient tout d’abord de fixer la notion,

étant donné que dans l’opinion courante, c’est le sujet premier d’une chose qui

constitue le plus véritablement sa substance. Or, ce sujet premier, en un sens, on

dit que c’est la matière, en un autre sens que c’est la forme, et en un troisième

sens, que c’est le composé de la matière et de la forme. Par matière, j’entends par

exemple l’airain, par forme la configuration qu’elle revêt, et par le composé des

deux, la statue, le tout concret [l’entéléchie]. […] Nous avons maintenant donné

un exposé schématique de la nature de la substance, en montrant qu’elle est ce qui

n’est pas prédicat d’un sujet, mais que c’est d’elle au contraire que tout le reste

est prédicat.1 (Je souligne)

Une étude plus circonstanciée serait du ressort des hellénisants et spécialistes

d’Aristote2, sans rapport direct avec le vocabulaire spécifique au texte de Balzac ;

d’ailleurs, quoique son écriture et sa pensée s’inscrivent dans une longue tradition

philosophique, elles se condensent, j’aimerais le montrer, en une synthèse de

composantes compatibles avec ses propres intuitions. Les éventuelles inadvertances

1. Aristote, Métaphysique, Z 3, 1028b-1029b (trad. Tricot) ; en très bref, pour les scolastiques,

quiddité, forme substantielle ou âme sont le principe de vie intrinsèque informant le corps ; des dix

catégories d’Aristote, l’essentielle est la substance (dont les sensualistes et les Idéologues nient la

pertinence) : les autres n’en sont que des qualités ou accidents ; en général, le mot substance, et

surtout matière, désigne dans la philosophie « moderne » du XVIIIe siècle, ce à quoi ces qualités

ou accidents se rapportent, sans qu’on sache rien de son essence... En savons-nous beaucoup plus ? 2. Je me borne à un excellent article de Suzanne Mansion, « La première doctrine de la substance :

la substance selon Aristote », Revue philosophique de Louvain, Troisième série, tome 44, n° 3,

1946, p.355.

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commises au cours des premières lectures cursives qui lui procurent les matériaux

congruents, et une appréhension inévitablement imparfaite de leur contenu, ne

trahissent-elles pas les indices d’une sélection, consciente ou non, qui privilégierait

ses inclinations ? Une multiplicité de références, sans pour autant accuser

d’hypothétiques « influences », se révèlent dans la suite du texte balzacien, à

commencer par les « Essais philosophiques » réunis et annotés dans les « Premiers

essais », grâce à l’irremplaçable et rigoureux travail de René Guise et Roland

Chollet3. Mettant à profit ces fragments jetés au fil d’abondantes lectures sans

véritable orientation, le lecteur peut, dans une certaine mesure, en fonction de ses

compétences et préférences, en fonction aussi de ce qu’il sait des transitions

scripturales ultérieures, choisir et interpréter. Mais il serait aventuré, dans l’espace

d’un article, de s’évertuer à préciser avec la minutie nécessaire les nomenclatures

particulières à chaque auteur concerné : au risque obligé d’appauvrissement de la

pensée complexe de Balzac4, s’ajouterait la vaine prétention à se lancer dans une

généalogie détaillée ne serait-ce que de ces notions, matière et substance, qui

équivaudrait à mettre en jeu toute l’histoire des idées en Europe ; disons qu’en

général, pour le XVIIIe siècle philosophique français, Locke, revu par Condillac, est

l’une des principales sources, ainsi que l’enseigne Victor Cousin dans la leçon sur

Laromiguière qui ouvre les Fragments philosophiques5. Je me contenterai d’aperçus

sommaires, limités à mon sujet, sur des écrivains que Balzac commente ou qu’il

nomme6. Et avec pour toile de fond les ouvrages de La Mettrie (qu’il ne nomme

pas) et d’Holbach, plutôt que ceux d’Helvétius ou Cabanis ―le Cabanis d’avant la

« conversion » de 1805 et sa « Lettre à M. Fauriel »―, je m’abstiendrai de recenser

les acceptions diverses que les discours des philosophes reçus donnent à ces termes,

sur lesquels ils peinent à s’accorder malgré une infinité de subdivisions, sans

3. René Guise et Roland Chollet, Pl., Œuvres diverses, t. I, p. 527 à 589. 4. Pour les premiers textes, l’article de Martin Kanes, Balzac et la psycholinguistique donne une

idée de l’extrême complexité des références qui s’enchevêtrent (« L’Année balzacienne » 1963 pp.

107 à 131) ; celui d’Henri Gauthier, consacré à la « Dissertation sur l’homme », fait état d’un

« système » embryonnaire, dont se dessineraient, selon lui, les linéaments (« L’Année

balzacienne » 1968, pp. 63 à 103). 5. Victor Cousin, Fragments philosophiques, Ladrange, 1833, p. 51 (réédition des Fragments… de

1826). Laromiguière aurait révisé les thèses de Locke en distinguant « quatre manières de sentir ». 6. À l’exception des libéraux : Balzac a écrit en 1824, pour le « Feuilleton littéraire », un compte

rendu de « l’opuscule » de Benjamin Constant, devenu par la suite un gros livre, De la Religion

considérée dans sa source, ses formes et ses développements, chez Bossange père : compte rendu

reproduit, commenté et annoté dans Pl., op.cit., t. II, pp. 97 à 105. Son examen permettrait une

mise au point sur les relations de Balzac avec des écrivains libéraux, Constant ou Courier, dont il

admirait le style ; mais si l’ouvrage du « huguenot » Constant relève certes du domaine de la

philosophie, il n’y est guère question d’ontologie, et c’est pourquoi je n’en préoccuperai pas ici.

Page 4: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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compter les discordances entre leurs traducteurs ou glossateurs7. Dans le cadre ainsi

balisé, je tenterai d’approcher de plus près ce que Balzac entend quand il les

emploie, éventuellement décorées d’une majuscule, au long de La Comédie

humaine ; il serait souhaitable, mais hors de question ici, d’aborder le très ou trop

vaste domaine du langage, primordial aux yeux des sensualistes, de leurs

successeurs les Idéologues et de leurs ancêtres : sans remonter en deçà, Galilée

considérerait la Nature comme un grand livre, écrit en caractères géométriques ou

mathématiques, accessible à de rares initiés8 ; et pour Locke, surtout pour Condillac

ou Condorcet …, tout l'art de raisonner se réduit à l'art de bien parler, donc la

science est une langue bien faite, un système de signes, sans substance. On notera

l’importance que les auteurs de l’école sensualiste9 attachent aux mots et

définitions : mais, outre qu’ils avaient pu gêner la politique concordataire de

l’Empereur, ces auteurs étaient en nette perte de prestige vers la fin de l’Empire et

dans la France de la Restauration. Sans doute, quels que soient ses inspirateurs

présumés, Balzac n’est-il le disciple ni le sectateur de personne ; néanmoins, le

sensualisme imprégnait encore la langue, même courante, dont il se sert de

préférence, et dont il exploite les inépuisables richesses en la soumettant à ses

exigences de clarté. À l’inverse, il tourne en dérision, par exemple dans l’article Des

mots à la mode, le « jargon de clinquant » (La Duchesse de Langeais10), ces

nouveautés dont le monde se délecte jusqu’à l’abus, sans y réfléchir, ou pour éviter

d’y réfléchir : « Parle-t-on de philosophie ? Oh ! qui que vous soyez, songez que, si

vous ne suivez pas attentivement la mode, vous pouvez être perdu à jamais… » :

succède alors une énumération de formules techniques, moins la « triplicité

phénoménale », du lexique cousinien importé d’Allemagne (Cousin y avait à

plusieurs reprises rencontré Hegel entre 1821 et 1828) que Balzac ne manque pas

7. Les « Premiers essais » ne mentionnent ni le nom d’Helvétius, ni ceux de La Mettrie ou de

Cabanis, ni celui de Destutt de Tracy, contemporain de Balzac. Helvétius était plus mondain que

« métaphysicien », et Cabanis, avant tout physiologiste, rabrouait les sensualistes (dont Helvétius

pour ses thèses sur l’égalité, dans De l’esprit), qui ne l’étaient pas assez à son gré. Balzac n’a

connu d’Holbach (et le curé Meslier) que plus tard, après Sténie. Presque tous, sauf Helvétius, ont

accordé une large place aux notions, inéludables à l’époque, de substance et de matière. 8. Ces phrases communément citées d’Il Saggiatore de Galilée appelleraient quelques remarques :

d’abord, se rappeler que le Saggiatore (L’Essayeur) est un texte polémique, ironique, dirigé contre

un plagiaire jésuite, permettrait de mieux situer des affirmations à première vue surprenantes de la

part d’un homme de haute culture, littéraire autant que scientifique. Ensuite, se poserait la question

de savoir ce que Galilée entend par « Nature »… 9. Le romancier, par une équivoque usitée à l’époque, lui accole dans l’« Avant-propos » l’épithète

de « matérialiste » : « sensualiste et matérialiste » ; j’y reviendrai. 10. Pl., t. V, p. 1012.

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une occasion de brocarder11. Ce n’est pas le cas de matière et de substance, qui

ressortissent à la fois aux registres du parler le plus ordinaire et à l’idiome

philosophique le plus abscons12, lesquels ne sont d’ailleurs pas sans relation, ce que

montrerait justement l’œuvre de Hegel. Les deux vocables apparaissent très tôt, dans

les fragments des Essais... issus d’un parcours préalable plus qu’à demi classique,

de Platon et Aristote à Descartes rompant avec la scolastique et dissociant Substance

pensante et Substance étendue (approximativement, esprit ou « âme », et corps ou

« matière »), à Bossuet13, Spinoza, Locke, Malebranche, Leibniz…, et aux

philosophes des Lumières. La rue Lesdiguières avoisine la bibliothèque de

l’Arsenal : Balzac pouvait y fréquenter à loisir leurs ouvrages, les agencer, lire

l’article « Âme » de l’« Encyclopédie » où l’apprenti philosophe a puisé une bonne

part de sa documentation initiale ; il a regroupé ses notes dans une ébauche, le

Discours sur l’immortalité de l’âme : elles accompagnaient, soutenaient,

nourrissaient ses propres méditations. J’y relève au bout de quelques pages les

propositions ou phrases suivantes : « […] qui dit substance dit matière. Or qu’est-ce

que de la matière sans matière ? », puis un peu plus loin, « Rien ne s’oppose à ce

que nous croyions que toutes les substances possibles ne soient que des

modifications d’une même matière »14 : la matière au sens plein, incluant les

substances, est alors hyperonyme relativement à substance, et les modifications, les

« accidents », quasi-synonymes de formes, renvoient à la sensation en général. M.

11. Pl., op.cit., t. II, p.754, et Code conjugal, p. 286. Balzac aurait-il suivi, vers 1817, les premiers

cours en Sorbonne de Cousin ? Oui, si l’on en croit certains témoignages, dont celui de sa sœur

Laure : « Je me souviens encore de l’enthousiasme que lui causaient les éloquentes improvisations

de Villemain, de Guizot, de Cousin. C’était la tête en feu qu’il nous les redisait pour nous associer

à ses joies et nous les faire comprendre. Il courait travailler dans les bibliothèques publiques afin

de mieux profiter des enseignements de ses illustres professeurs » (voir M. Ambrière-Fargeaud,

Balzac et la recherche de l’absolu, PUF, 1999). Pourtant, il ne nomme Cousin, et seulement en

1829, que pour se moquer de lui. Rien avant dans sa correspondance... 12. Cependant, Rousseau, déjà, n’employait guère le mot de substance (au sens métaphysique) que

dans l’Émile, où il affiche ses convictions dualistes ; sauf erreur, Mme de Staël ne l’employait pas

du tout dans De l’Allemagne, dont la troisième partie expose pourtant la philosophie allemande,

qui, avec la philosophie écossaise, allaient prendre la relève du sensualisme dès ou avant la fin de

l’Empire (Maine de Biran, Royer-Collard, puis Victor Cousin, Jouffroy après son retentissant

article de 1825 « Comment les dogmes finissent » etc.). 13. Bossuet a rédigé, à l’intention du Dauphin, un ouvrage didactique, De la connaissance de Dieu

et de soi-même, qui mettait à la portée de son royal élève des théories cartésiennes ; mais il n’a été

publié sous le nom de l’auteur et dans une version correcte qu’à partir de 1856 (OC de Bossuet,

Volume XXIII, Louis Vivès, 1864). 14. Pl., op.cit., t. I, pp. 542 et 543. Néanmoins, dans le même texte, Balzac a écrit (paragraphe 28,

p. 531) : « Soutenir et prouver que l’homme est une même substance » ; substance, non matière…,

hésitation, peut-être, mais dans les deux cas, négation du dualisme, « cartésien » ou autre.

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Ambrière-Fargeaud l’a remarqué15 : l’assertion d’origine cartésienne, mais qu’elle

restreint à « la grande querelle » de 1829-30 au cours de laquelle s’affrontèrent

Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire sur l’unité de composition, est proche de celle de

La Mettrie à la fin de L’Homme machine, « Concluons donc hardiment que

l’Homme est une Machine ; et qu’il n’y a dans tout l’Univers qu’une seule

substance diversement modifiée » ou, de façon imagée, dans le cours du texte, que

« la Nature n’a employé qu’une seule et même pâte, dont elle a seulement varié les

levains »16. La phrase était bien avant La Mettrie, un lieu commun philosophique :

sans préjudice du postérieur Dictionnaire philosophique de Voltaire (article

« Âme ») que Balzac ne pouvait guère méconnaître, on la trouve presque telle quelle

dans l’article « Spinoza » de « l’Incomparable Dictionnaire » de Bayle, véritable

éreintement de l’Éthique et de son auteur, recopié et augmenté par Diderot pour

l’Encyclopédie, puis, plus tard, dans le Système de la nature de d’Holbach etc., en

bref chez ceux que heurtaient l’identité déclarée ou implicite de la Substance avec

Dieu, ou la simple profession de l’effectivité d’une substance. Quant aux raisons qui

auraient conduit Balzac à faire de ces notions des piliers de son système, elles sont

multiples : une sorte de disposition spontanée, je n’ose pas dire naturelle ou innée,

une inébranlable confiance dans une certaine réalité des choses, puis les précoces

« Lectures de philosophes », dont il ne faut peut-être pas exagérer l’importance17,

car elles se déroulent sur un terrain largement défriché par le labourage préalable de

conversations ou de livres théosophiques et mystiques (voir les ouvrages très

informés d’A.M. Baron18), à quoi il faut joindre le récit des « expériences » vécues

de Louis Lambert enfant. Au moment de la rédaction du Discours sur

l’immortalité…, et disons jusqu’à Sténie, Balzac semblait s’inscrire plutôt dans la

ligne de la philosophie des Lumières, sans pour autant cesser de s’interroger,

comme dans les paragraphes 94-95 de son Discours… Descartes, dont il a consulté

et annoté les œuvres, écrit dans le Discours de la méthode : « […] je connus de là

que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui

15. M. Fargeaud, « Introduction » à l’Avant-propos, Pl., t. I, p. 1118, note 11 de la p. 8. 16. La Mettrie, L’Homme machine, OC, Londres, Jean Nourse, 1751, p. 79 et 44. 17. « […] comment ne pas s’étonner de ne pas rencontrer dans tout ce massif de réflexions, de

ʺlecturesʺ, d’hypothèses une seule référence explicite à la pensée de son temps ? […] Aucune

allusion aux Idéologues ou aux penseurs catholiques » (Notes des Essais philosophiques, Pl.,

op.cit., t. I, p. 1402). C’est aussi qu’en 1818, la mode avait changé ; les mots d’Idéologie ou

d’Empirisme sont rares chez Balzac (« Empirisme », dans l’article Sur les ouvriers, en 1840) ; le

second, pris au sens médical, est souvent synonymes de charlatanisme. 18. Balzac spiritualiste moderne (titre provisoire, à paraître), ou, parmi d’autres, Balzac occulte,

L’Âge d’homme, 2013.

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pour être n’a besoin d’aucun lieu ni ne dépend d’aucune chose matérielle »19 ―ce

qu’avait compris à sa manière la Béline des Femmes savantes parlant de l’amour :

La substance pensante y peut être reçue

Mais nous en bannissons la substance étendue.

C’est là le motif central de la controverse, ou mieux, de l’algarade qui, dans les

« Objections » aux Méditations et les « Réponses », mit aux prises, sans excès de

courtoisie intellectuelle ni d’irénisme universitaire, Descartes et Gassendi, le

rationalisme « spiritualiste » et le sensualisme « matérialiste » : « Ô esprit », « Ô

chair », s’apostrophaient-ils…, antithèse que Berkeley exploitera dans son Dialogue

entre Hylas [la matière] et Philonous [l’esprit]. J’aurais volontiers dit un mot de la

célèbre discussion sur le morceau de cire, dans la mesure où elle tourne autour de

cette notion fondamentale de substance ; mais le mot cire n’apparaît dans les

« Premiers essais » que lorsque Balzac recopie un extrait de La Recherche de la

vérité, sans le commenter, sinon par deux ou trois parenthèses malveillantes ; c’est

dans la présentation philosophique de ce texte qu’il reproche à Malebranche de

penser, et de donner à penser, que l’âme est immortelle et « immatérielle ». Ses

incursions dans les œuvres de Descartes s’avèrent beaucoup plus riches et touffues :

il s’est assez longuement arrêté sur les « Méditations », près de trois pages, dans

lesquelles il examine l’une après l’autre chaque Méditation (surtout la troisième, Sur

Dieu), sauf les cinquième et sixième, regroupées et suivies de XXVIII paragraphes

relatifs aux Principes de la philosophie. À mon grand regret, je n’engagerai pas de

discussion sur ce flot de notes, hâtivement griffonnées, quoiqu’elles soulèvent des

questions de poids, mais démesurées eu égard à mon travail ; en outre, la lecture de

Balzac, et on le comprend, est loin d’être exhaustive : pas de mention de la critique

par Hobbes, dans les « Premières objections », de la substance, des « idées claires et

distinctes », des « idées adventices » et « factices », défiance à propos d’une des

preuves de l’existence de Dieu, qu’il juge mal développée (Kant réfutera

spéculativement la preuve « ontologique »), fortes réserves sur le doute provisoire

cartésien, qui ne doute pas de son doute, négation dialectique de la négation, qu’il

reprendra plus tard dans Séraphîta…

Je me bornerai à ce qui, de mon point de vue est l’essentiel : refus du dualisme,

car si le néophyte divise à son gré les idées en naturelles (basées sur « les

substances ») et rationnelles, il veille à ne pas séparer, à ne pas rompre l’unité de

19. Descartes, Pl., Discours de la méthode, Quatrième partie, p. 148.

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Dieu ; rejet persistant et sans réplique de l’innéisme20, donc de l’immortalité de

l’âme : la discussion sur l’innéisme cartésien et son contexte philosophique ne

semble pas l’intéresser, ni la thèse de la « table rase » et l’adage aristotélicien

complété par Leibniz ; et surtout, refus radical, réitéré, péremptoire, de toute

adhésion à l’hypothèse de son immatérialité ; les paragraphes LI-LIII seraient sous

cet angle les plus intéressants : Balzac y conteste une objection de Hobbes, « Nous

concevons la substance, une chose qui existe en telle façon qu’elle n’a besoin que de

soi-même pour exister » (la phrase côtoie pourtant Spinoza ?), parce que « ce mot »

serait appliqué à toutes les substances, « immatérielles comme matérielles », alors

qu’il nie catégoriquement qu’il puisse y avoir le moindre soupçon d’une substance

immatérielle (il souligne l’expression), ou « insubstantielle ». En revanche,

Descartes admet que nos sentiments (sensations) « viennent de quelque autre chose

que de notre pensée » ; c’est un raccourci de Balzac, qui résume à sa manière les

Méditations troisième et sixième, et il s’empresse d’applaudir : « [Descartes]

prouve que l’âme ne peut rien, pas même penser, si le corps ne lui transmet pas de

sensations, ce qui détruit bien des choses : 1° la prétendue séparation totale de l’âme

et du corps ; 2° l’immatérialité de l’âme, etc, etc. »21. Par la suite, la fougue du

génie22 remplaçant les acquis liés à l’exploration de constructions théoriques, il

change ses batteries, et prend la peine de traduire, moyennant quelques à-peu-près,

les pages de début (Première partie – De Dieu, jusqu’à la Proposition 8) de l’Éthique

de Spinoza23, texte des plus ardus, sans l’assortir de remarques désobligeantes, alors

qu’il n’hésitait pas à réprimander vertement Malebranche ou à désavouer et

contredire Descartes. Pourtant, Spinoza, déjà sous le coup d’accusations de

panthéisme ou d’athéisme, était la cible de l’article alambiqué, agressivement

réprobateur de Bayle, dont Sténie et Séraphîta retiendront l’argument majeur contre

le panthéisme ; et le Traité des systèmes de Condillac, étrillant les

« métaphysiciens », lui avait dédié tout le chapitre X, sobrement intitulé « […] le

20. « Locke a prouvé d’une manière irréfutable qu’il n’y a aucun principe inné » (Essais

philosophiques, Discours…, Pl., op.cit., t. I, p. 547, paragraphes 111 et 112). Balzac souligne.

Voir Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, Livre I et II, chap. I, § 1, 2,

3, pp. 60-61 etc. La distinction entre âme et esprit n’est pas toujours claire dans tous les textes. 21. Lectures de philosophes, Pl., op.cit., t. I, pp. 574-576, et notes pp. 1454-56. 22. « le génie au galop », « le feu du génie », Discours…, Pl., op.cit., t. I, p. 555 ; Essai sur le génie

poétique, id., p. 194. 23. « Lectures de philosophes », Pl., op.cit., t. I, p. 581 et suiv. Il n’est sans doute pas fortuit que

l’essai de traduction de Spinoza mette le point final à ces « Lectures » (la lecture d’Holbach est

nettement plus tardive). Du temps de Balzac, et jusqu’en 1842, il n’existait pas, semble-t-il, de

traduction française de l’Éthique, si ce n’est… celle de Condillac, qui lui aussi n’en avait traduit

que le début, mais en poussant un peu plus loin que le jeune philosophe. À cette époque, une

traduction était d’ailleurs peu utile : dans les milieux lettrés, on lisait couramment le latin.

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spinozisme réfuté, ou Réfutation de Spinoza » (titre emprunté ensuite par

Boulainvilliers dans sa tentative de traduction, restée inédite jusqu’en 1907). Sans

entrer dans le détail de la dispute, notons son abrupte critique de la Définition de la

Substance (Première partie – De Dieu, Def. III : « J’entends par substance ce qui est

en soi et est conçu par soi […] ») : elle revient à la taxer d’idée abstraite, de

verbiage vide qui, telle la quiddité des scolastiques, échappe irrémédiablement à sa

fameuse statue : « […] si par l’idée de la substance, on entend l’idée de quelques

qualités réunies quelque part, nous connaissons ce que nous appelons substance :

mais, si on entend la connaissance de ce qui sert de fondement à la réunion de ces

qualités, nous l’ignorons tout à fait »24 . On se heurte ici non seulement à une

flagrante équivoque sur le mot substance, mais à un véritable dilemme : ou le

quelque part possède une réalité extérieure, et le sensualisme est indubitablement

matérialiste ; ou le quelque part est une expression dont nous ignorons l’idée, et

dans ce cas l’inflexion vers le scepticisme de Hume ou l’immatérialisme de

Berkeley devient inéluctable, puisque les qualités se résolvent indéfiniment en

sensations et perceptions internes.

De ce qui précède, on inférera que Balzac n’avait abordé à ce moment-là ni le

Dictionnaire de Bayle, ni probablement le Traité de Condillac, ni Condillac lui-

même, très peu cité dans La Comédie humaine, en compagnie de Locke dont il était

un disciple. Mais il gardait mémoire des railleries de Voltaire, des échanges entre

Descartes et ses interlocuteurs ou détracteurs qu’il a parcourus dans le texte des

Méditations et de leurs gloses, et qui ne l’ont pas convaincu : ses notes sont pour la

plupart dépréciatives A l’inverse, la méthode déductive de Spinoza avait tout pour

plaire à son esprit systématique, adjectif qui n’est pas forcément synonyme, selon un

des mots creux aujourd’hui « à la mode », de totalitaire : le jeune Balzac semble

avoir été séduit par la forme déductive de la philosophie spinoziste. La Comédie

humaine inclut souvent, aux côtés de Machiavel, Hobbes, Kant, Rousseau etc., dans

ces palmarès de hautes figures pour lesquels Balzac s’affectionne sans trop se

soucier de leur idéologie, « le grand et immortel Spinoza, si niaisement rangé parmi

les athées, et qui a mathématiquement prouvé Dieu »25. Or, l’Éthique, dont le titre

latin complet est Ethica Ordine Geometrico (ou more) Demonstrata, est construite

sur un modèle esquissé par Descartes dans les réponses aux « Secondes objections »

« recueillies par le R.P. Mersenne, de la bouche de divers théologiens et

philosophes, contre les IIe, IIIe, IVe, Ve, et VIe Méditations ». Afin de satisfaire à une

très large demande de mise en ordre et de clarification, Descartes s’est détourné de

24. Condillac, Traité des systèmes, OC, t. II, An vi-1798, p. 221. Je souligne. 25. La Cousine Bette, Pl., t. VII, p. 260. Voir les « Lectures de philosophes ».

Page 10: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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sa voie, qu’il déclare en général analytique, pour aligner une série synthétique de dix

Définitions numérotées more geometrico, et les axiomes concordants26 : le premier,

sur Dieu, « l’immensité même de sa nature est la cause ou la raison pour laquelle il

n’a besoin d’aucune cause pour exister », est quasi spinoziste, et le geometrico

spinoziste prolonge le géométrique ou mathématique, cher à Balzac. L’Éthique

commence, on l’a vu, par les propositions essentielles de la doctrine de Spinoza,

assise sur une définition stricte de la Substance ; elle tranche la question des

rapports entre Substance et matière (mais Balzac n’a pas traduit aussi loin !) :

Si nous considérons la quantité [les corps] comme l’imagination nous la donne,

ce qui est le procédé le plus facile et le plus ordinaire, nous jugerons qu’elle est

finie, divisible et composée de parties ; mais si nous la concevons à l’aide de

l’entendement, si nous la considérons en tant que substance, chose très difficile à

la vérité, elle nous apparaîtra alors […] comme infinie, unique et indivisible27.

Donc, en schématisant sans doute à l’excès : dans la postérité de Descartes, d’un

côté la Substance, l’intérieur, Spinoza et le rationalisme, de l’autre la Sensation,

l’extérieur, Condillac et le sensualisme ou ses héritiers dissidents, les Idéologues ;

pour Spinoza, la Substance n’est pas une fioriture inane ou un signe commode (le

signe, cet argot, dira avec dédain de Maistre) indiquant un agrégat de sensations,

comme l’allègue Gassendi ou le postule Condillac, ni une catégorie de

l’entendement, comme l’enseigne Kant, mais la réalité effective de Dieu (ou de la

Nature). La Pensée est l’un des deux attributs de la Substance (« Définition IV.

J’entends par attribut ce que l’entendement perçoit dans la substance comme

constituant son essence »), alors que suivant Condillac et les siens, si la pensée

émane toute de la sensation, la substance (et peut-être l’âme ?) devient une notion

inutile. On mettra en regard de la conception substantialiste ou réaliste du

spinozisme celle, diamétralement opposée, empiriste et idéaliste, du sensualisme :

Le jugement, la réflexion, les désirs, les passions, etc. ne sont que la sensation

même qui se transforme différemment. […] Cet objet est neuf, et il montre toute

26. Descartes, Secondes Réponses…, op.cit., pp. 388 et suiv. 27. Spinoza, Éthique, Première partie, De Dieu, prop. 15 (trad. Appuhn, GF) : Tout ce qui est, est

en Dieu, et rien ne peut sans Dieu être, ni être conçu, et son scolie. Spinoza y a précisé une fois

pour toutes, à l’intention de ses contradicteurs, que la substance corporelle, divisible en tant

qu’elle est abstraitement imaginée, est indivisible en tant que substance. Voir l’aristotélicien saint

Thomas d’Aquin, à propos de la substance du Christ dans l’eucharistie : « Or la substance, en tant

que telle, n'est pas visible pour l'œil du corps, et ne donne prise à aucun organe des sens, ni à

l'imagination, mais à l'intelligence seule, dont l'objet est l'essence des choses, comme il est dit au

livre III du De anima [Aristote, chap. 6] » (Somme théologique, IIIe Partie, question 76, art. 7).

Page 11: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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la simplicité des voies de l'auteur de la nature. Peut-on ne pas admirer, qu'il n'ait

fallu que rendre l'homme sensible au plaisir et à la douleur, pour faire naître en lui

des idées, des désirs, des habitudes et des talents de toute espèce ?28

Ou telle phrase de Destutt de Tracy : « Quoi qu'il en soit, je persiste à soutenir qu'à

lui seul [Condillac] appartient l'honneur d'avoir découvert que penser n'est rien que

sentir, et que toutes nos idées ne sont que des sensations diverses dont il ne s'agit

que de démêler les différences et les combinaisons »29. Balzac a écrit à leur propos

deux phrases en apparence contradictoires : dans les Complaintes satiriques sur les

mœurs du temps présent, il s’élève (voir De la mode en littérature ou Des mots à la

mode) contre les abus du romantisme, « ce mot absurde », et il s’en prend à ceux,

Victor Cousin et son école, qui ont « depuis Cabanis et Bichat, fait subir à la

connaissance de l’homme une restauration rétrograde »30 : regret ou palinodie

« matérialistes » bien improbables, compte tenu du contexte et de l’évolution de

l’écrivain. Mais après la conversion du docteur Minoret (sur le modèle de celle de

Cabanis, ou de la défection de Maine de Biran ?), il dirige cette même accusation

contre, précisément, les sensualistes « matérialistes » : « Locke et Condillac ont

alors retardé de cinquante ans l'immense progrès que font en ce moment les

sciences naturelles sous la pensée d'unité due au grand Geoffroy Saint-Hilaire »31.

Certes, les dates et les conjonctures diffèrent ; mais ces phrases expriment toutes

28. Condillac, Traité des sensations, Paris, 1788, p. 6 : cette doctrine de la « sensation

transformée » souleva d’abondantes critiques et réfutations, et les réserves de ses partisans, y

compris Destutt de Tracy. Notons que Condillac a pris ses précautions vis-à-vis de l’orthodoxie :

« Avant le péché », l’âme avait des idées indépendantes des sens ; mais ensuite, « les choses ont

bien changé », et il n’y a plus pour elle de connaissances que celles que les sens lui transmettent :

« C’est cet état de l’âme que je me propose d’étudier, le seul qui puisse être l’objet de la

philosophie, puisque c’est le seul que l’expérience fait connaître. Ainsi, quand je dirai que nous

n’avons point d’idées qui ne nous viennent des sens, il faut bien se souvenir que je ne parle que de

l’état où nous sommes depuis le péché » (Essai sur l’origine des connaissances humaines,

Amsterdam, Pierre Mortier, 1746, t. I, par. 8, pp. 20-21). De l’art et la manière d’esquiver… 29. Destutt de Tracy, Projet d’éléments d’idéologie, Didot, an IX, t. I, chapitre 11, p. 192. Il

distingue les « éléments », travail d’organisation, des « recherches ». L’ouvrage écrit pour la

jeunesse, se veut donc didactique ; Idéologie lui paraît le « terme générique » approprié, « parce

que la science des idées renferme celle de leur expression, et celle de leur combinaison »

(« Introduction », p. 19, note). Il avance une première définition, anticartésienne : « Penser, c’est

donc sentir une sensation, ou tout simplement sentir/ Penser, comme vous voyez, c’est toujours

sentir, et ce n’est rien que sentir » (p. 35) : c’est-à-dire sentir des sensations, des souvenirs, des

rapports, des désirs (p. 38), au lieu de l’arbitraire des subdivisions qu’il « ose » reprocher à

Condillac… Il s’agit évidemment de sensations sans dessous, sans substance, mot qui lui paraît de

peu de pertinence. 30. Pl., op.cit., t. II, pp. 743 et 741 : avant Juillet, l’expression était rude... 31. Ursule Mirouët, Pl., t. III, p. 823. Je souligne dans les deux citations.

Page 12: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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deux le souci de fondre en un seul jet les perspectives opposées, l’une surannée et

ankylosée, l’autre sans rien d’étroitement exclusif, et qui se voudrait novatrice …

On est en droit bien entendu d’estimer réducteur le mode de pensée des

sensualistes, fût-il dialectisé par les marxistes ; La Mettrie ouvre son livre le plus

réputé par une déclaration peu originale, trop évidente, sans nuances, mais dont

Louis Lambert aurait pu faire un prosaïque point de départ : « Je réduis à deux, les

systèmes des philosophes sur l’âme de l’Homme. Le premier, et le plus ancien, est

le système du matérialisme ; le second est celui du spiritualisme »32. La Mettrie,

adepte du « matérialisme » dans sa banale ambiguïté, puisque le matérialisme a

maints visages, était aussi déiste, voire athée, en tout cas sceptique, dit-il : avec

Locke, il insiste ou feint prudemment d’insister sur l’impuissance où nous sommes,

« vraies Taupes dans le champ de la Nature », d’appréhender l’essence de l’âme ou

de la matière. Une vingtaine d’années plus tard, D’Holbach, écrivain d’une autre

trempe (grâce à Diderot), construit de façon plus conséquente que La Mettrie un

homme machine, tout entier guidé par la nécessité, ce qu’il appelle la fatalité33 ; tous

deux disent tantôt matière, tantôt substance, parfois l’une et l’autre, mais en

rapportant de fait et méthodiquement la seconde notion à la première, la matière, qui

leur semble seule susceptible de s’accorder avec les données des sens, et d’éliminer

enfin le recours à un hypothétique principe immatériel que rendrait pensable une

interprétation adaptée du dualisme de Descartes. Pour cela, il convenait tout d’abord

d’accroître l’antonymie des deux « substances » cartésiennes, la pensée et l’étendue,

en étoffant celle-ci par l’adjonction (arbitraire ?) d’importantes propriétés, la force

motrice, et l’organisation : car là serait le point faible du sensualisme condillacien.

C’est pourquoi La Mettrie précise d’emblée : « Qu’on m’accorde seulement que la

matière organisée est douée d’un principe moteur, qui seul la différentie de celle qui

ne l’est pas […] et que tout dépend dans les animaux de la diversité de cette

organisation, comme je l’ai assez prouvé ; c’en est assez pour deviner l’énigme des

substances et celle de l’homme. On voit qu’il n’y en a qu’une dans l’univers, et que

32. La Mettrie, L’Homme machine, op.cit., p. 9. 33. Sur ce point, d’Holbach se sépare de La Mettrie : il distingue les « mouvements spontanés » des

« mouvements réfléchis », dont il nie l’existence, et donc celle du libre arbitre : « La volonté de

l’homme est remuée ou déterminée secrètement par des causes extérieures qui produisent un

changement en lui ; nous croyons qu’elle se meut d’elle-même, parce que nous ne voyons ni la

cause qui la détermine, ni la façon dont elle agit, ni l’organe qu’elle met en action » (Système de la

nature ou des lois du monde physique et du monde moral, Londres, 1770, chap. II, Du mouvement

et de son origine, pp. 15-16 : l’ouvrage parut sous le nom d’emprunt de Mirabaud, authentique

Secrétaire perpétuel de l’Académie Française… mais décédé depuis dix ans). La Comédie

humaine apportera à la question une réponse plus subtile (mon Système balzacien, p. 183 et suiv.).

Page 13: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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l’homme est la plus parfaite »34. L’étendue cartésienne, aspect purement passif de la

matière réduite à ses dimensions extérieures (tel n’est pas l’avis de Victor Cousin,

on le verra plus bas), ne serait alors qu’un élément de l’Âme, et l’énigme de

l’homme tiendrait à ce que l’Âme, où se noue l’organisation de la matière apportée

par les sens dans le centre des sensations, le sensorium commune, est sensible et

active. Sous cet angle, elle n’est rien d’autre « qu’un principe de mouvement, ou une

Partie matérielle sensible du Cerveau, qu’on peut, sans risque d’erreur, regarder

comme le ressort principal de toute la Machine […] »35 ; elle aurait son siège dans le

corps calleux ou la glande pinéale selon Descartes, voire dans le parenchyme, ou

dans tout le corps. Quant à « l’énigme des substances », La Mettrie l’explique en

faisant appel à l’autorité des « Anciens » : il emprunte à Platon ou Aristote la

classique division en trois âmes, végétative, sensitive… et s’en tient là, quitte à ne

traiter de l’âme rationnelle36 que bien après les deux autres : les sept paragraphes de

ce dernier chapitre (XIII) soulèvent maints problèmes que le philosophe considère

insolubles. Comme à peu près tout a été attribué à l’âme sensitive dans les premiers

chapitres, et plus particulièrement dans le chapitre V, De la puissance motrice de la

substance, il ne reste guère de place pour les facultés (ou aptitudes) rationnelles, par

exemple les « perceptions intellectuelles », la « liberté » etc. ; et La Mettrie fait en

sorte de les ramener à la faculté sensitive qui les appréhende. Les longs chapitres qui

séparent l’analyse des deux premières « âmes » de celui de l’âme rationnelle

abondent en considérations très détaillées, avant tout sur l’âme sensitive, qui, on n’a

pas de mal à le soupçonner, suffirait à satisfaire l’auteur : et le § IX du chapitre X

s’intitule bravement Que l’être sensitif est par conséquent matériel. Il doit

cependant concéder (chapitre XII, § VI, Conclusion sur l’être sensitif), que bien des

questions « sont d’une nature à rester éternellement indécises »37, ou qu’elles

relèvent de la Révélation (chapitre XIV), concessions qui, malgré tout, ont les

34. La Mettrie, L’Homme machine, OC, op.cit., p. 69 (je souligne) ; et plus loin : « Je crois la

pensée si peu incompatible avec la matière organisée, qu’elle semble en être une propriété, telle

que l’Electricité, la Faculté motrice, l’Impenétrabilité, l’Etendue. Etc. » (p. 72). 35. Id., op.cit., p. 63 : « Le corps n’est qu’une horloge, dont le nouveau chyle est l’horloger » (p.

64). Le chyle anticipe les Cabales de Voltaire : il fallait bien une cause, faute d’un auteur vivant… 36. La Mettrie, Traité de l’âme, OC, pp. 85 à 208 (chapitre VIII, p. 103, chapitre IX à XII, p. 106-

169, et chapitre XIII, p. 169 et suiv.) ; la très brève Conclusion de l’ouvrage (p. 208) résume ce

qu’il tient pour acquis : « Point de sens, point d’idées. Moins on a de sens, moins on a d’idées. Peu

d’éducation, peu d’idées. Point de sensations reçues, point d’idées. Ces principes sont les

conséquences nécessaires de toutes les observations et expériences, qui sont la base inébranlable

de cet ouvrage. Donc l’Âme dépend essentiellement des organes du corps, avec lesquels elle se

forme, croît, décroît. » Pour finir, un vers de Lucrèce, Ergo participem leti quoque convenit esse…

Donc [l’esprit] doit aussi avoir part à la mort (De Natura rerum Chant III, vers 462). 37. Id., p. 169.

Page 14: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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apparences d’une défaite. Balzac, sauf erreur, ne cite pas La Mettrie, ce qui ne

signifie pas qu’il l’ignorait : il mentionne comme lui, et comme d’Holbach, le

physiologiste et mécaniste italien Borelli…38 ; et certains paragraphes, dans les

textes des « Premiers essais », ne sont pas sans analogie avec les procès de

l’argumentation du philosophe. L’Essai sur le génie poétique énumère, envisageant

le langage, trois espèces de mots relatifs aux « réalités » : les « mots simples », qui

représentent les « objets de nos sensations », les « mots mixtes » qui indiquent des

rapports « encore apercevables », bien qu’établis « sur une réalité aussi matérielle

que celle des premiers », et les mots « abstraits », qui « n’ont pour cause aucune

substance réelle, aucun rapport visible », justiciables d’une « véritable science »39,

qui d’ailleurs trouve son origine chez les Anciens autant ou plus que chez les

sensualistes. D’Holbach, après avoir défini ce qu’il entend par Nature40, pose une

série de questions rhétoriques visant à éliminer la potentielle thèse « cartésienne »

d’une substance immatérielle :

Mais comment concevoir une pareille substance qui n’est qu’une négation de tout

ce que nous connaissons ? Comment se faire une idée d’une substance privée

d’étendue et néanmoins agissante sur nos sens, c’est-à-dire sur des organes

matériels qui ont de l’étendue ? Comment un être sans étendue peut-il être mobile

et mettre de la matière en mouvement ? Comment une substance dépourvue de

parties peut-elle répondre successivement à différentes parties de l’espace ? En

effet, comme tout le monde en convient, le mouvement est le changement

successif des rapports d’un corps avec différents points d’un lieu ou de l’espace

ou avec d’autres corps ; si ce qu’on appelle esprit est susceptible de recevoir ou

de communiquer du mouvement, s’il agit, s’il met en jeu les organes du corps,

pour produire ces effets, il faut que cet être change successivement ses rapports,

sa tendance, sa correspondance, la position de ses parties relativement aux

différents points de l’espace, ou relativement aux différents organes de ce corps

qu’il met en action : mais pour changer ses rapports avec l’espace et les organes

qu’il meut, il faut que cet esprit ait de l’étendue, de la solidité et par conséquent

des parties distinctes. Dès qu’une substance a ces qualités elle est ce que nous

appelons de la matière et ne peut être regardée comme un être simple au sens des

modernes 41.

Sans précautions oratoires superflues, il assène en deux lignes la preuve considérée

logiquement irréfutable par les « matérialistes » de toutes tendances : « Si nous ne

38. L’Homme machine, op.cit., p. 61 ; Balzac, Théorie de la démarche, Pl., t. XII, pp. 272-274… 39. Pl., op.cit., t. I, pp. 595-96. Qui n’aurait donc pas de substance ? 40. D’Holbach, op.cit., chap. I, De la Nature, NB de la p. 11. 41 . Id., chap. VII, De l’âme et du système de la spiritualité, p. 91. [Car la matière est divisible].

Page 15: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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pouvons avoir d’idées que de substances matérielles, comment pouvons-nous

supposer que la cause de nos idées puisse être immatérielle ? »42. Il établit la

distinction entre les deux mots, matière et substance, spécifie plusieurs des mots

qu’il emploie, Nature et Essence ainsi que d’autres de ce registre, et demeure

intraitable quant au recours à une seconde substance inaccessible aux sens. Pour lui,

comme pour La Mettrie, la substance première, ou matière, recèle une force motrice

intrinsèque (c’est la distinction entre intellect agent et intellect patient d’Aristote,

d’Averroès, et même de saint Thomas d’Aquin…) : « En examinant ces

dispositions, d’où dépendent nos facultés, nous les trouverons toujours corporelles

et matérielles. La première de ces dispositions est la sensibilité physique de laquelle

nous verrons découler toutes nos autres qualités intellectuelles ou morales », liées au

fonctionnement du cerveau. Il laisse ensuite libre cours à son athéisme, à son

exécration militante des mœurs, des coutumes et des religions quand elles n’ont pas

la sanction de l’expérience et du bon sens : « Le parricide, le sacrifice des enfants, le

vol, l’usurpation, la cruauté, l’intolérance, la prostitution ont été des actions licites,

et même louables et méritoires chez quelques peuples de la terre. La religion surtout

a consacré les usages les plus révoltants, et les plus déraisonnables »43 etc.

Ces philosophes s’attachent donc à démontrer qu’on peut rendre compte des

qualités de l’esprit ou de l’âme en tant que propriétés d’une seule substance

matérielle, plutôt d’une seule matière, diversifiée, et incréée, car « [l]’éduction du

Néant ou la Création n’est qu’un mot qui ne peut nous donner une idée de la

formation de l’univers »44 ; le mot substance devient lui aussi dans le meilleur des

cas insignifiant, dans le pire fallacieux, parce qu’il est, disent Gassendi, La Mettrie,

ou d’Holbach (qui ne s’en sert que pour en dénoncer la vanité), un produit trompeur

de l’imagination… Toutefois le mot, sinon la notion de substance, n’a pas disparu :

le texte de d’Holbach n’aboutit qu’à la négation des « qualités premières » de Locke

ou Descartes ; mais le sensualisme, idéalisme qui se veut matérialisme sans trop y

parvenir45, finit par aligner les « qualités premières » sur les « qualités secondes »,

de manière à ne pas accorder le moindre faux-fuyant à l’assertion de la réalité d’une

substance, fût-elle matérielle, comme dans ce passage d’une Lettre de Diderot :

Peu à peu, on s'est accoutumé à croire que ces noms [les substantifs abstraits,

impénétrabilité, étendue etc.] représentaient des Êtres réels : on a regardé les

qualités sensibles comme de simples accidents et l'on s'est imaginé que l'adjectif

42. Id., chap. X, p. 159, Notre âme ne tire point ses idées d’elle-même... [mais des sensations]. 43 . Id., chap. IX, p. 127, et p. 147, De la diversité des facultés intellectuelles (la suite à l’avenant). 44. Id., chap. II, Du mouvement et de son origine, p. 26. Voir Héraclite, Fragment 30. 45. Voir Cabanis, Rapports du physique et du moral de l’homme, Crapelet, An X-1802, t. I, p. 37.

Page 16: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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était réellement subordonné au substantif, quoique le substantif ne soit

proprement rien et que l’adjectif soit tout. Qu'on vous demande ce que c'est qu'un

Corps, vous répondrez que c'est une substance étendue, impénétrable, figurée,

colorée et mobile. Mais ôtez de cette définition tous les adjectifs, que restera-t-il

pour cet Être imaginaire que vous appeliez substance ? Si on voulait ranger dans

la même définition les termes, suivant l’ordre naturel, on dirait-, colorée, figurée,

étendue, impénétrable, mobile, substance. C'est dans cet ordre que les différentes

qualités des portions de la matière affecteraient, ce me semble, un homme qui

verrait un Corps pour la première fois. L'œil serait frappé d'abord de la figure, de

la couleur et de l'étendue ; le toucher rapprochant ensuite du Corps, en

découvrirait l’impénétrabilité ; et la vue et le toucher s'assureraient de la

mobilité46. (C’est Diderot qui souligne.)

La croyance à une « seconde substance » n’a plus alors de refuge que dans le

dualisme cartésien, ou dans une paraphrase de la Révélation ; mais les philosophes

« matérialistes » ou « sensualistes » ne triomphaient pas pour autant : il leur eût été

difficile de passer sous silence, même si elles n’emportaient pas la conviction, les

réponses de Descartes aux objections qui lui étaient opposées, ou le système de

Berkeley, dont Diderot, et des matérialistes ou scientifiques nos contemporains,

estiment impossible une réfutation théorique. D’Holbach consacre au sentiment, aux

facultés intellectuelles et à la conscience le chapitre VIII de son Système de la

nature (Des facultés intellectuelles ; toutes sont dérivées de la faculté de sentir) ; il

y propose une solution négative (ou une défaite ?), identique à celle que doit

consentir La Mettrie : « La première faculté que nous voyons dans l’homme vivant,

et celle d’où découlent toutes les autres, c’est le sentiment [la faculté de sentir].

Quelque inexplicable que cette faculté paraisse au premier coup d’œil, si nous

l’examinons de près nous trouverons qu’elle est une suite de l’essence et des

propriétés des êtres organisés, de même que la gravité, le magnétisme, l’élasticité

l’électricité etc. résultent de l’essence ou de la nature de quelques autres, et nous

verrons que ces derniers phénomènes ne sont pas moins inexplicables que ceux du

sentiment »47. Malebranche interrogeant l’imagination48, soutient, en sens inverse,

46. Lettre sur les sourds et muets à l’usage de ceux qui entendent et qui parlent, sd, [1751], pp. 5 à

8. D’Holbach est tout proche, et la statue de Condillac n’est jamais très loin… 47. D’Holbach, op.cit., chap. VIII, Des facultés intellectuelles…, p. 103 ; « l’essence et les

propriétés des êtres organisés… » : qualités occultes ? ou virtus dormitiva… ? 48. « De sorte que la faculté d’imaginer, ou l’imagination, ne consiste que dans la puissance qu’a

l’âme de se former des images des objets, en produisant du changement dans les fibres de cette

partie du cerveau que l’on peut appeler principale, parce qu’elle répond à toutes les parties de

notre corps, et que c’est le lieu où notre âme réside immédiatement, s’il est permis de s’exprimer

ainsi » (Malebranche, De la Recherche de la vérité, Livre II, De l’imagination, Première partie,

Chapitre 1, André Pralard, 1688, pp. 74-75).

Page 17: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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que l’Âme, substance corporelle unie essentiellement à la substance de Dieu, peut

mettre en jeu des changements dans les « petits filets qui d’un côté se terminent aux

parties extérieures du corps et à la peau, et de l’autre aboutissent vers le milieu du

cerveau. Or ces petits filets peuvent être remués en deux manières, ou en

commençant par les bouts qui se terminent dans le cerveau, ou par ceux qui se

terminent au dehors ». Ainsi, matérielle ou non, la substance serait sauvegardée…

mais avec elle l’immortalité de l’âme, ce dont Balzac fait rudement grief à

Malebranche49 ; sur de tels exemples, on n’aura pas de peine à concevoir les

obstacles que rencontraient ses tentatives de conciliation ou de fusion.

Balzac ne partageait évidemment pas cette propension généralisée à supprimer

toute mention et jusqu’au mot de substance, divine ou non ; elle mérite qu’on

s’interroge sur les motifs d’un pareil acharnement ; les révisions de l’approche des

modes de pensée, dans les sciences et la philosophie, qu’avaient préconisées Bacon

et Locke, et que Voltaire, Condillac et les sensualistes transplantèrent en France au

début du dix-huitième siècle exprimeraient-ils le symptôme d’une mutation radicale

du socle épistémologique, selon les modèles suggérés par Bachelard50 (« obstacles

épistémologique » dans l’esprit du savant et « ruptures épistémologiques »),

Althusser ou Foucault (épistémè de l’époque classique), les deux derniers se

rattachant au mouvement structuraliste des années 1960-70 ? Cette question n’entre

pas dans le cadre de mon exposé ; mais, je le répète, la dénégation, pour ne pas dire

l’ostracisme, frappant la substance (et l’âme ?), conduisent inévitablement au

scepticisme radical de Hume et à l’immatérialisme de Berkeley, conceptions

incompatibles avec le substantialisme de Balzac. De telles orientations seraient

conditionnées par la tendance à l’abstraction caractéristique d’une société où les

échanges commerciaux et financiers ont pris le pas sur le mode de production féodal

et la propriété foncière, prégnants dans les sociétés rurales. Chez Luther, et les

protestants souvent marchands ou commerçants, le travail se sublime ainsi en Beruf,

vocation (voir, de Max Weber, L'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme).

49. « Lectures de philosophes », « Malebranche, livre V », OD, t. I, pp. 563-566 (surtout p. 565), 50. « A notre avis, il faut accepter, pour l'épistémologie, le postulat suivant : l'objet ne saurait être

désigné comme un ʺobjectif" immédiat ; autrement dit, une marche vers l'objet n'est pas

initialement objective. Il faut donc accepter une véritable rupture entre la connaissance sensible et

la connaissance scientifique » (Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1967, p. 239.

Première édition : 1938). Selon Foucault, l’épistémè serait le fondement synchronique non dit sur

lequel s’appuient tous les savoirs d’une période donnée, séparée des autres par une « rupture

épistémologique » ; on le retrouve par un type de procédure à sens évolutif, qu’il appelle

l’« archéologie du savoir ». Comme il est difficile de rendre compte des causes qui amènent à

cette « rupture », on peut se demander si elle n’est pas une création arbitraire du philosophe : des

modes de pensée très différents coexistent dans le même moment historique, certains d’entre eux

venant au premier plan en fonction de conditions concrètes accessibles à l’analyse.

Page 18: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

18

L’extension, vers 1600, des bourses de commerce, à Anvers, Amsterdam, Londres,

et, bien plus tard, Lyon, Paris, marque le passage ou l’évolution vers ce qu’il est

convenu d’appeler l’ère « moderne »51, où la valeur d’usage des marchandises tend à

s’évanouir dans les brumes dorées de la valeur d’échange ; j’ai déjà cité cette phrase

de Marx : « […] le capitaliste est dominé par sa passion aveugle pour la richesse

abstraite, la valeur52 » ―la valeur d’échange, dissociée de la valeur d’usage. Au

XVIIe siècle, les guerres religieuses, les débordements des sectateurs les plus

fanatiques de l’Église (persécution de Théophile de Viau, poète du Discours sur

l’immortalité de l’âme, ou « affaire », sans doute l’une des dernières, des possédées

d’Auxonne, dénouée peu de temps avant la naissance de Voltaire…), les luttes entre

le pouvoir central renforcé sous Richelieu ou Mazarin et l’insubordination de la

noblesse, épisodiquement alliée aux parlementaires pendant la tourmente

enchevêtrée des deux Frondes, s’achevaient à peine. Elles contribuèrent à fomenter

ou accentuer de vives réactions en Hollande ou Suède (asiles de Descartes…), en

Prusse, en Russie avec les « rois philosophes », et dans toute l’Europe. Ce qui se

jouait autour des notions de Matière et de Substance, et cela non seulement dans le

cercle des théologiens et des écrivains ou auteurs laïcs, mais à travers les influents

salons et loges maçonniques qui se multipliaient et faisaient la loi dans les sociétés

aristocratiques, c’était l’éventualité d’une oscillante et compromettante

identification du Corps et de l’Esprit. Dans le sillage des « libertins », les

philosophes des Lumières, porte-parole de la « bourgeoisie » parlementaire ou

capitaliste soutenaient, sans se proclamer pour autant « matérialistes », qu’interdire

à la puissance divine de faire penser la matière, reviendrait à la diminuer en lui

imposant des bornes, et ils avaient pour cela la caution des Anciens, voire le renfort

de maints canonistes. Après et d’après Locke, sceptique, mais prudent,53, voici, à

titre d’échantillon d’un cliché d’époque, quelques lignes du célèbre dialogue entre

51. La création des bourses de commerce, puis de valeurs dès le XVe siècle a été précédée ou

accompagnée très tôt en Occident par l’émergence de « ligues » commerciales en Italie du nord,

Belgique, Allemagne, Baltique (la Ligue hanséatique), et de familles de banquiers (les Médicis à

Florence, les Fugger à Augsbourg) etc. Les mêmes configurations ou « épistémès » se retrouvent à

différentes époques (Athènes aux Ve-IVe siècles…), sans préjudice de civilisations dont, hors les

spécialistes, on ne sait pas grand-chose. 52. Le Capital, Livre premier, VII, L’accumulation du capital, Éditions sociales, p. 32. 53. « Nous avons des idées de la Matière et de la Pensée ; mais peut-être ne serons-nous jamais

capables de connaître si un Être purement matériel pense ou non, par la raison qu’il nous est

impossible de découvrir par la contemplation de nos propres idées, sans Révélation, si Dieu n’a

pas donné à quelques amas de Matière disposées comme il le trouve à propos, la puissance

d’apercevoir et de penser ; ou s’il a joint et uni à la Matière ainsi disposée une Substance

immatérielle qui pense » (Locke, op.cit., Liv. IV, Chap. IIII, § 6, pp. 440-443 ; en note les

critiques du Dr. Stillingfleet et les réponses de Locke). Texte cité par Voltaire, article « Âme ».

Page 19: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

19

« l’Énergumène » et le « Philosophe » (dans l’article « Matière » du Dictionnaire

philosophique de Voltaire) :

L’Énergumène — Qu’est-ce que la matière ?

Le Philosophe. — Je n’en sais pas grand-chose. Je la crois étendue, solide,

résistante, gravitante, divisible, mobile [qualités premières chez Locke] ; Dieu

peut lui avoir donné mille autres qualités que j’ignore.

L’Énergumène. — Mille autres qualités, traître! je vois où tu veux venir : tu vas

me dire que Dieu peut animer la matière, qu’il a donné l’instinct aux animaux,

qu’il est le maître de tout.

Le Philosophe. — Mais il se pourrait bien faire qu’en effet il eût accordé à cette

matière bien des propriétés que vous ne sauriez comprendre.

Notamment celle de penser, fonds de controverses qui n’étaient donc pas seulement

académiques, ce qui explique l’animosité qui y régnait ; quant à l’affirmation de

l’immatérialité de l’âme et de son immortalité, elle n’avait à l’évidence rien qui ne

suscitât l’approbation, bien au contraire, des autorités ecclésiastiques et des croyants,

et n’entretînt l’hostilité des philosophes de la coterie libertine ou sensualiste, et

l’indifférence de ceux que ces disputes laissaient de marbre. Elle figurait dans la

doctrine officielle de l’Église entre le XVIIe et le XIXe siècles, en dépit des thèses

« matérialistes » de théologiens antérieurs malicieusement colligées par Voltaire dans

son article « Âme » à la fois souple, circonspect et virulent (on trouve des références

analogues chez d’Holbach54, plus proche de Diderot, et pour cause) : « Nous avons un

besoin si évident de la décision de l’Église infaillible sur ces points de philosophie

que nous n’avons en effet par nous-mêmes aucune notion suffisante de ce qu’on

appelle esprit pur, et de ce qu’on nomme matière. L’esprit pur est un mot qui ne nous

donne aucune idée ; et nous ne connaissons la matière que par quelques

phénomènes ». Puis il poursuit : « Nous la connaissons si peu, que nous l’appelons

substance55 ; or le mot substance veut dire ce qui est dessous; mais ce dessous nous

sera éternellement caché, mais ce dessous est le secret du Créateur ; et ce secret du

Créateur est partout. Nous ne savons ni comment nous recevons la vie, ni comment

nous la donnons, ni comment nous croissons, ni comment nous digérons, ni comment

nous dormons ni comment nous pensons, ni comment nous sentons. La grande

difficulté est de comprendre comment un être, quel qu’il soit, a des pensées ». Balzac

a recopié et en partie utilisé, dans un contexte et un esprit différents, ce passage de

Voltaire ; en somme, sa phrase du Discours sur l’immortalité de l’âme citée ci-dessus

54. Voir par exemple, la longue énumération de la note 87, p. 287 dans le Système de la nature. 55. Locke, faute de mot anglais jugé adéquat, conserve dans son texte le latin substratum (Essai…,

op.cit., p. 52), en insistant sur le caractère inconnaissable de la notion.

Page 20: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

20

serait plus « matérialiste » encore que les reparties voltairiennes56, ou les

provocations de La Mettrie, et tout aussi « matérialiste » que celles de d’Holbach, qui

n’emploie le terme de substance que pour le réfuter, ce qu’on nomme la substance ne

pouvant être que matérielle ; toujours dans le Discours…, Balzac aggrave son cas un

peu plus loin, par rien de moins qu’une définition et une étymologie :

Axiome : le monde existe ! Définition : Il faut comprendre par substance,

l’essence des choses elles-mêmes, ce qui fait qu’elles sont, ce qui est dessous,

sub-stans : ainsi la substance est la partie constitutive considérée

indépendamment des formes et des couleurs. La substance du monde, c’est ce

qu’on nomme aussi la matière57.

Définition qui soulève plus de questions qu’elle n’en résout ; l’assimilation de la

substance à l’essence (un mot hasardeux58), au minimum suspecte, prête à

équivoque ; de plus, diraient Condillac, Voltaire, Diderot etc., la tautologie n’éclaire

en rien ce qu’est cette substance, placée cette fois avant la matière. Le Discours…

reste problématique : ce qui vaut des « choses elles-mêmes » vaut-il des choses

spirituelles aussi bien que des matérielles ? Au premier abord, d’après le jeune

Balzac, oui, très nettement, témoin le paragraphe que j’ai en partie cité : « L’âme

doit avoir une substance et l’on n’a jamais réfléchi sur ce singulier assemblage

d’idées : substance immatérielle. Que les philosophes qui l’ont inventé m’expliquent

ce que c’est car qui dit substance dit matière. Or qu’est-ce que de la matière sans

matière ? »59 On sait que d’Holbach y avait au contraire beaucoup réfléchi, puisque

son Système de la nature est presque exclusivement affecté à l’examen de ce sujet,

56. Discours sur l’immortalité de l’âme …, paragraphe 121 (Pl., op.cit., t. I, pp. 550-551), sur la

même page où il exalte, on l’a vu, les beautés de la prière... Mais Voltaire peut l’avoir copié de

Condillac, plutôt l’inverse ―et l’avoir hérité de Bacon ou de Locke etc. : « Les qualités que nous

démêlons dans les objets paraissent se réunir hors de nous sur chacun d’eux, et nous ne pouvons

en apercevoir quelques-unes, qu’aussitôt nous ne soyons portés à imaginer quelque chose qui est

dessous, et qui leur sert de soutien ; en conséquence, nous donnons à ce quelque chose le nom de

substance, de stare sub, être dessous » ; et Condillac s’empresse de préciser que ce « quelque

chose » ou n’est rien du tout, ou est inconnaissable : « Quand on a voulu pénétrer plus avant dans

la nature de ce qu’on appelle substance, on n’a saisi que des fantômes » (Condillac, Cours d’étude

pour l’instruction du Prince de Parme, Parme, Imprimerie royale, 1775, Deuxième partie,

Grammaire, chap. I, p. 134). Je m’en tiens à ce bref extrait, relatif à mon sujet, d’un ouvrage

d’importance pour les thèses des sensualistes et des Idéologues, d’autant qu’il s’agit du langage. 57. Discours…paragraphe 84, Pl., op.cit., t. I, p. 543 ; aussi « substances élémentaires contenues

dans l'atmosphère ou que fournit la terre à l'homme » (La Messe de l’athée, Pl., t. III, p. 386),

Séraphîta (Pl., op.cit., p. 648) ; dans Louis Lambert, « les corps élémentaires » (Pl., t. XI, p. 685). 58. Ci-dessus, diverses définitions ; en bref, l’essence désigne le plus souvent une abstraction, qui

relève d’un autre registre que la substance, ou que la matière supposée accessible aux sens. 59. Pl., op.cit., t. I, paragraphe 83, p. 542 (cité en partie plus haut).

Page 21: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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essentiel dans son optique « matérialiste » ; Balzac a lu et annoté d’Holbach (et le

curé Meslier), mais seulement après 1818, vers 1820, à supposer que les incertitudes

qui grèvent les « Premiers essais » autorisent à avancer des dates précises60. Or, si la

proposition interrogative formulée par Balzac visait en premier lieu des

interprétations de Descartes, de Malebranche ou les prédications des écrivains

chrétiens conformistes, elle n’était pas moins embarrassante pour les auteurs

sensualistes…

On se demandera, plus succinctement, pour respecter une symétrie propice à la

fusion, pourquoi le « catholique » Balzac observe cette extrême réserve, relevée, on

l’a vu, par R. Guise et R. Chollet, à l’égard des écrivains catholiques ses

contemporains. Je vais de nouveau me permettre une digression, légitimée d’un côté

en ce que Balzac ne pouvait être intéressé par d’insipides folliculaires

« orthodoxes », lui-même ne l’étant guère, ce dont font foi ses relations délicates

avec l’Index romain61 ; et d’autre côté, parce que les plus éminents théocrates dont il

avait parcouru les œuvres, ou qu’il connaissait, Joseph de Maistre, Bonald, ne lui

fournissaient pas d’éléments solides pour une réflexion sur la substance. Comment

expliquer cette lacune ? Balzac met à égalité, mais rarement, « les grands traités de

M. de Bonald et ceux de M. de Maistre, ces deux aigles penseurs », qui ne tiennent

pourtant qu’une place limitée dans les lectures provinciales et formatrices de Mme

de Bargeton62. Joseph de Maistre, savoisien, savoyard, piémontais ou sarde, en tout

cas écrivain de langue française, est certes l’un des plus admirables prosateurs de

son temps ; il n’empêche que lorsque Louis Lambert lit « M. de Maistre », il lit Le

Lépreux de la vallée d’Aoste, de Xavier, et pas Les Soirées… de son frère cadet

Joseph. Le compte rendu (donc, neutre formellement) consacré à la « Partie

60. Pl., op.cit., t. I, pp. 587 et suiv. ; op.cit., p. 1467. René Guise et Roland Chollet attribuent à

d’Holbach Le Testament du curé Meslier ; la première partie, que lit et critique Balzac, Le Bon

Sens puisé dans la nature…, est bien de d’Holbach, aidé du cercle des Encyclopédistes ; un

Testament de Jean Meslier (formant par la suite Le Bon Sens du curé Meslier) aurait-il été écrit

par le curé avant 1729, et revu par Voltaire, qui, informé depuis 1735, finit par l’éditer en 1762 ? 61. Voir l’article de Loïc Artiaga, Les censures romaines de Balzac, « Romantisme », 2005/1, n°

127, p. 29 à 44. Les motifs de le censurer ne manquaient pas : par exemple, l’abbé, puis évêque

Dutheil, disciple de Lamennais, deux fois condamné par Grégoire XVI (encycliques Mirari vos en

1832 et Singulari nos en 1834), est pourtant présenté, dans Le Curé de village, sous un jour très

favorable : « [ce] prêtre appartenait à cette minime portion du clergé français qui penche vers

quelques concessions, qui voudrait associer l'Église aux intérêts populaires pour lui faire

reconquérir, par l'application des vraies doctrines évangéliques, son ancienne influence sur les

masses, qu'elle pourrait alors relier à la monarchie » (Pl., t. IX, p. 674). Parmi ses ouailles, le curé

Bonnet, et donc Véronique Graslin. 62. À Angoulême, le personnage n’est pas du tout ridicule, comme, ses illusions perdues, il le sera

à Paris ; après la mort du marquis de Cante-Croix sur le champ de bataille de Wagram, « [e]lle

vécut par la poésie, comme la carmélite vit par la religion » (Illusions perdues, Pl., t. V, p. 159).

Page 22: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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mythologique » de la « Biographie Michaud »63 par Valentin Parisot déborde de

gratitude pour l’auteur, et d’enthousiasme pour la mythologie hindoue ; et Balzac

n’hésite pas, c’est en 1833, à mêler, sous la rubrique de la « littérature des idées »

destinée à une élite, le « public de Spinoza, de Hobbes, de Bacon, de Vico, de M. de

Bonald, de Ballanche » (noms qui, mis côte à côte, jurent évidemment, sauf

quelques points d’accord), mais sans Joseph de Maistre. À quel motif imputer une

telle omission ? Balzac aurait-il considéré que malgré des idées qui leur étaient

communes, son dogmatisme ou fanatisme, l’écrasant mépris avec lequel il traite

Locke dans les Soirées…, et surtout Bacon, dépecé et disséqué ligne à ligne, pas

toujours avec raison, dans l’Examen de la philosophie de Bacon, fermaient la porte à

toute opportunité de transaction ou de fusion, et rendaient en conséquence les

négociations superflues ? Louis XVIII, un des politiques favoris du romancier avec

Louis XI, Catherine de Médicis, Napoléon, avait, pour des raisons identiques, mal

accueilli l’auteur de l’Essai sur le principe générateur des constitutions politiques et

des autres institutions humaines qui professait un absolutisme rigide, à l’opposé des

impératifs divers auxquels obéissaient, contre les ultras, les royalistes de la

Restauration, occupés en 1814 à parachever et polir la Charte. Sans doute

Chateaubriand sympathisait-il avec les préceptes de de Maistre, mais sans excès,

comme en témoigne son « Discours sur la déclaration faite par la Chambre des

Députés, le 7 août 1830… », « prononcé et paru ce jour », au cours du vote sur la

ratification du régime de Juillet : « Je me contenterai de remarquer que, lorsque le

peuple a disposé des trônes, il a souvent aussi disposé de sa liberté ; je ferai observer

que le principe de l’hérédité monarchique, absurde au premier abord, a été reconnu

par l’usage, préférable au principe de la monarchie élective »64. Pourtant, Balzac

n’affichait pas une franche admiration pour Chateaubriand, si modéré que fût ce

chantre de la liberté (ou plutôt des libertés) ; il lui a même reproché d’avoir, par son

opposition à la politique de la Restauration, contribué à la révolution bourgeoise de

63. [De l’état actuel de la littérature], Biographie Michaud. Partie mythologique. (Pl., op.cit., t. II,

pp. 1221 à 1233). Dans le tableau particulièrement flatteur de la littérature française sous la

Restauration, Les Soirées de Saint-Pétersbourg sont à peine mentionnées, entre « M. de

Lamennais » et les appréciations critiques de « M. Sainte-Beuve » (id., p. 1225). Balzac y fait une

notable constatation : « Les peuples aiment les images […] De là deux littératures : celle des idées

et celle des images […] » ; la popularité va à celle des images, l’intelligence des idées est réservée

au public d’élite… (id., pp. 1230-31). Cette taxinomie sera reprise, élargie et explicitée en 1839,

dans un important article de la « Revue parisienne » du 25 septembre 1840 (pp. 273 à 278),

intitulé « Étude sur M. Beyle », à la louange, en principe, de La Chartreuse de Parme. 64. Chateaubriand, OC, t. XVII, « Mélanges politiques et littéraires», Dufour, Mulat et Boulanger,

1856, p. 158 : on est loin de de Maistre. Balzac applique exactement de la même façon ce mot,

absurde, à « la légitimité » dans « Du Gouvernement moderne » (Pl., op.cit., t. II, p. 1082), article

refusé par « Le Rénovateur », journal… légitimiste.

Page 23: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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Juillet. Et comment Balzac, fils, si rebelle qu’il fût, de la Révolution française

aurait-il souscrit à l’implacable « portrait du bourreau », panégyrique de cet « être

inexplicable », agent nécessaire et pierre angulaire de l’ordre social, que d’après

Manou, « grand législateur de l’Inde », le théocrate dresse de l’exécuteur des hautes

œuvres ?65 Doit-on adhérer à la thèse de critiques ou écrivains, dont Lise Queffélec,

Michel Butor, Roger Caillois, qui croient, peut-être avec raison, déceler dans Un

épisode sous la Terreur ou El Verdugo, des réminiscences maistriennes ? En effet,

le personnage du bourreau, ou son substitut, joue le rôle majeur et amène le

dénouement dans ces deux nouvelles de Balzac ; toutefois, la première, tirée des

Mémoires plus ou moins apocryphes de Sanson, manifeste son repentir ; et la

portion du texte des Mémoires attribuée à Balzac est un plaidoyer pro domo, si l’on

peut dire, où Sanson, ayant la parole, disculpe et plaint le « pauvre paria » dont la

société a fait une créature à jamais maudite et proscrite66. L’action d’El Verdugo se

situe en Espagne au temps de l’occupation par l’armée impériale : Juanito, un jeune

noble héritier de la grande famille des Léganès est contraint de faire office de

bourreau parricide, à la fois par décision arbitraire du général français, et sur

injonction formelle de son père, qui exige ce sacrifice pour que se perpétuent le nom

et le titre de ses ancêtres, valeurs suprêmes à ses yeux, tout absurdes qu’elles

paraissent. Il faut ici peser les mots : le sacrifice n’a pas pour Balzac et de Maistre la

même signification ; chez Balzac il ne s’agit pas simplement du sang, c’est-à-dire de

la vie, anathématisée par le Péché et rachetée par le sang théandrique qui nettoie les

souillures de l’homme, ce que soutient Joseph de Maistre, dans l'Éclaircissement sur

les sacrifices), mais du renoncement couronné par l’attitude chrétienne de la

Résignation67. Aucun de ses textes n’est placé sous le patronage du théocrate, et si, à

défaut du mot rédemption, le mot rédempteur figure dans La Comédie humaine,

Balzac, c’est le moins qu’on puisse dire, n’en abuse pas… Pourtant, dans l’un de ses

chefs-d’œuvre, Le Curé de village, le texte évoque incontestablement les

conceptions de de Maistre : déroulé à l’intention de Véronique, l’historique du curé

Bonnet, quoique protégé de l’évêque « progressiste » Dutheil, s’apparente aux

brillants échanges de conversation des Soirées…, ou au registre sérieux de

65. Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, OC, tome quatrième, Premier entretien,

Vitte et Perrussel, Lyon 1884, pp. 32-33. Le texte est paru en 1821, huit ans avant Le Dernier jour

d’un condamné de Hugo, et la grande controverse qui s’amplifia après Juillet sur la peine de mort,

réclamée par les républicains contre quatre ministres de Charles X. 66. René Guise et Roland Chollet ont démêlé autant que faire se peut l’histoire compliquée de

l’ouvrage, publié au début de 1830 après un simulacre mis sur le marché en 1829, puis revu et

modifié (Pl., op.cit., t. II, pp. 1403 et suiv.). 67. C’est la vertu que prône, avec l’Imitation de Jésus-Christ, l’œuvre de Balzac.

Page 24: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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l’Éclaircissement…, sur l’adhésion universelle à la certitude de la chute ou du péché

originel :

Depuis le fétichisme informe des sauvages jusqu'aux gracieuses intentions de la

Grèce, jusqu'aux profondes et ingénieuses doctrines de l'Égypte et des Indes,

traduites par des cultes riants ou terribles, il est une conviction dans l'homme,

celle de sa chute, de son péché, d'où vient partout l'idée des sacrifices et du rachat.

La mort du Rédempteur, qui a racheté tout le genre humain, est l'image de ce que

nous devons faire pour nous-même : rachetons nos fautes ! rachetons nos erreurs !

rachetons nos crimes ! Tout est rachetable, le catholicisme est dans cette parole ;

de là ses adorables sacrements qui aident au triomphe de la grâce et soutiennent le

pécheur.68

Mais en fait, la première phrase de ce prêche s’inscrit dans un discours où toute

l’époque se reconnaissait, du libéral et protestant Benjamin Constant (De la religion

considérée dans sa source…) au catholique récalcitrant La Mennais, et à l’Église

officielle : unanimité qui ne pouvait que réjouir l’écrivain de la fusion. Néanmoins,

Balzac ne s’est jamais, que je sache, prononcé sur la vertu expiatoire de l’effusion

du sang ou sur le caractère divin de la guerre ; au contraire, il n’admet pas sans

scrupules la peine de mort, et, comme le remarque Sanson dans un paragraphe de

son autobiographie supposée, « […] pour un méfait, quelque grave qu’il soit, le

corps social n’est pas malade; il est seulement affligé, et la vindicte qui réclame

meurtre pour meurtre ne lui offre qu’une bien triste consolation : un meurtre ne

remédie à rien »69 : on lira à cet égard le bel ouvrage de Michel Lichtlé, Balzac, le

texte et la loi70. Bonald, lui, défend à sa manière des doctrines théocratiques, mais il

n’a ni l’ampleur ni la puissance tragiques, ni l’effrayante érudition de de Maistre : il

est plus proche et, oserait-on dire, plus humain. Après l’exposé de ses « trois idées

générales » (obsession du « ternaire »), les causes, les moyens, les effets, qui

« comprennent absolument tous les êtres, depuis Dieu lui-même jusqu’au

vermisseau », et se traduisent dans la société par pouvoir, ministre, sujet, puis dans

la famille, par père, mère, enfants, etc., il rédige un chapitre sur le sacrifice ; en

dépit de l’hommage flatteur de de Maistre qui aimerait faire de lui son émule ou son

68. Pl., op.cit., t. IX, p. 756. Le substantif « rachat » et le verbe « racheter », au sens religieux, sont

plus fréquents dans La Comédie humaine que ceux de rédemption ou rédimer ; le nom du Sauveur

y revient souvent. Parfois, c’est Balzac lui-même, ou le narrateur, qui parle : « Pour bien peindre

la physionomie de ce Christ de la Paternité, il faudrait aller chercher des comparaisons dans les

images que les princes de la palette ont inventées pour peindre la passion soufferte au bénéfice des

mondes par le Sauveur des hommes » (Le Père Goriot, Pl., t. III, p. 231. Je souligne). 69. Mémoires de Sanson, Pl., op.cit., t. II, p. 443. 70. Michel Lichtlé, PUPS 2012, pp. 235 à 263, en particulier le chapitre X, « Du roman et de la

société en France à l’époque romantique : Balzac devant la peine de mort ».

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zélateur, honneur qu’il décline avec une ferme courtoisie, il définit le sacrifice selon

qu’il l’entend : « Le sacrifice est le don de soi que le ministre fait au pouvoir, au

nom et dans l’intérêt des sujets, et par lequel il offre la société tout entière, en

offrant l’homme et la propriété, qui composent toute la société »71 : donc, rien de

sanglant, rien de terrifiant, rien qui puisse traumatiser. Aussi, La Comédie humaine

associe-t-elle Bonald à Bossuet, jumelage qui met ses ouvrages entre les mains des

jeunes filles sages, Renée de Maucombe dans les Mémoires de deux jeunes

mariées : « […] mon père m'a fait lire un des plus profonds écrivains de nos

contrées, un des héritiers de Bossuet, un de ces cruels politiques dont les pages

engendrent la conviction. Pendant que tu lisais Corinne, je lisais Bonald, et voilà

tout le secret de ma philosophie : la Famille sainte et forte m'est apparue »72 (à noter

la restriction qu’introduit l’adjectif cruel : sans pitié, ou plutôt lucide ?). Mais

Bonald gardait ce côté « paysan… du Danube », qui dit coram populo la vérité, ou

ce qu’il tient pour tel : toujours à l’avant-garde, il était en 1816 le promoteur de la

loi sur le divorce qui abolissait les articles concordants du Code civil napoléonien ; à

la veille de Juillet, ses prises de position politiques un peu trop concrètes sur le

rétablissement « provisoire » de la censure (son article Sur [ou Contre ?] la liberté

de la presse, qui ne manque ni d’habileté ni de justesse, parut en1826), lui attirèrent

l’inimitié d’un ex-ministre, Chateaubriand, qu’il taxe indirectement de mauvaise

foi..., et les sarcasmes des (mauvais) sujets journalistes ou abonnés à la presse

libérale73. Il serait cependant caricatural de réduire Bonald à son « ternaire »

d’époque et ses « trois idées générales » : écrivain de grande culture, il est intervenu

(à tort et à travers ?) sur tous les terrains, quoiqu’il soit surtout, pour ses lecteurs ou

partisans, dont Balzac, qui le nomme quatre fois dans l’Avant-propos, un maître à

penser politique. Concernant le thème de la substance, qu’il aborde sous tous ses

angles, aussi bien dans le domaine social que dans les considérations théologiques

sur la Trinité chrétienne, il en disserte beaucoup, mais malheureusement sa religion,

pour ainsi dire, est faite : sa phrase fameuse, « l’homme est une intelligence servie

71. OC de M. de Bonald, Démonstration philosophique du principe constitutif de la société J.P.

Migne, 1859, t. I, p. 40, et pp. 87 à 93. 72. Pl., t. I, p. 272. Renée (et Balzac avec elle) a probablement lu vers 1840 la Démonstration…,

dont voici la première phrase : « Le genre humain a commencé par une famille, et la preuve en est

sensible, puisqu’il continue par des familles ; et que, si on pouvait le supposer réduit à une famille,

il suffirait d’une famille pour le recommencer ». Difficile de faire plus lourd, ce n’est pas de

Maistre ; d’ailleurs Balzac se disait disciple de Bonald, grand penseur « à qui le style a

manqué »... On consultera les annotations très complètes de M. Ambrière-Fargeaud sur l’«Avant-

propos » (Pl., op.cit., pp. 1110 à 1142, et sur Bonald, les pp. 1127-28, note 5 de la p. 12). 73. « Messieurs, si nous prêtions des ridicules aux hommes vertueux de la Droite ? Si nous disions

que monsieur de Bonald pue des pieds ? s'écria Lousteau » (Illusions perdues, op.cit., p. 436).

Mais la chronologie interne du roman ne correspond pas aux dates de la « censure provisoire »…

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par des organes » 74, devenue le mot d’ordre de toute la « droite » cléricale, écartait

l’éventualité de la transaction rêvée par son disciple… qui se garde d’y faire la

moindre allusion : et selon le théocrate, il y a bien deux substances, dont l’une

matérielle, corporelle, et l’autre ―l’« intelligence »―, « incorporelle » ou

« spirituelle », l’auteur préférant éviter l’adjectif « immatérielle », que Malebranche,

qu’il magnifie, utilise à peine dans La Recherche de la vérité. Pour plus de détails,

la Théorie du pouvoir, dont un chapitre s’intitule sans ambages « Spiritualité et

immortalité de l’âme »75, procure les lumières souhaitées.

Balzac, s’abstenant de trop s’engager dans le labyrinthe des systèmes que j’ai si

laborieusement résumés, doit cependant répondre aux questions qu’ils posent ; et

s’il y a un point sur lequel il ne se démentira jamais, c’est le désaveu radical de

l’immatérialité de l’âme ou de la substance : il le rappellera parfois, avec ironie,

pour l’édification de quelques-uns de ses confrères adeptes d’un spiritualisme tombé

au rang de trivialité. Dans un passage des Employés, une quinzaine d’années après le

Discours sur l’immortalité…, le grotesque Phellion, qui travaille, dit-il, « à un

nouveau petit traité sur la morale », une sorte de catéchisme, en lit un extrait à ses

collègues de bureau : « D. Qu’est-ce que l’âme ? - R. C’est une substance spirituelle

qui pense et qui raisonne ». Et Thuillier de l’interrompre par cette remarque

narquoise : « Une substance spirituelle, c’est comme si l’on disait un moellon

immatériel »76 ; logiquement, la comparaison implique dans ce contexte

l’équivalence des adjectifs spirituel et immatériel, et par contraposition la

matérialité de la « substance spirituelle ». L’aspiration de Balzac à l’unification dans

l’écriture ne pouvait s’accommoder de l’ignorance que confessaient ou feignaient de

professer Voltaire et ses amis, et moins encore des deux opinions antinomiques qui

fournissaient le canevas des théories du matérialisme et du spiritualisme ―non de

l’idéalisme, mot absent de son œuvre dans l’acception philosophique. Les romans de

jeunesse de Balzac esquissent l’opposition fondamentale dès Jean-Louis, avec le

discours d’inspiration plébéienne et rabelaisienne que Barnabé Granival, oncle du

74. Formule inspirée de Proclus (traduit par Cousin) ? Bonald la répète et l’enjolive en toute

occasion ; une autre formule, découlant de la précédente, et qu’il a ardemment défendue, concerne

l’origine du langage ; Bonald y attache autant d’importance que Condillac, dont il rejette la théorie

sensualiste : la création de signes ne saurait résulter de l’expérience sensible ; substantiellement

liée à la pensée, elle est, après la pensée, un don de la suprême puissance : « […] la question tout

entière du langage réel ou inventé peut être réduite à la démonstration de l’impossibilité de son

invention ; et cette démonstration se trouve dans cette proposition sérieusement méditée : QUE

L’HOMME PENSE SA PAROLE AVANT DE PARLER SA PENSÉE, ou autrement, QUE L’HOMME NE PEUT

PARLER SA PENSÉE SANS PENSER SA PAROLE. » (OC, op.cit., tome III, Recherches philosophiques,

chap. II, « De l’origine du langage », p. 64). 75. OC de M. de Bonald, op.cit., tome I, Théorie du pouvoir, Partie II, Livre I, chapitre IV, p. 470. 76. Pl., t. VII, p. 1078. Voir aussi La Peau de chagrin, Les Martyrs ignorés etc.

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héros, adresse à son neveu en conclusion de la liste des « philosophies des

écoles » : « […] ces diverses enseignes se sont rangées en deux armées modernes :

le spiritualisme et le matérialisme. Mais le pyrrhonisme est resté !... »77. L’évolution

(cousinienne !) vers la prise en considération de la pensée mystique, manifeste dans

le Traité de la prière ou dans Sténie, s’amorçait déjà, sans concession à

l’immortalité de l’âme ni à la religion officielle, dès le Discours…78, dont un

paragraphe célèbre les magnificences de la prière, et dans les « Lectures de

philosophes », bien qu’il n’y soit pas question des théosophes que Balzac, à en

croire sa sœur Laure et lui-même, aurait pourtant fréquentés au sortir du berceau.

Vers la fin du XVIIIe siècle, outre la vogue européenne de Rousseau, Swedenborg,

traduit par dom Pernety, puis par J.P. Moët, vulgarisé par Daillant de la Touche,

Jacques Matter, Édouard Richer, les Illuministes, défendait une variété de dualisme

non manichéen : il existe deux hommes, « l’homme intérieur et l’homme extérieur,

qui sur la terre n’en font qu’un »79 : homme double dont toutes les parties

correspondent, « car ce terme exprime une idée spirituelle dans Swedenborg, qui

s’éloigne du matérialisme, et le confond, en matérialisant, pour ainsi dire, les choses

spirituelles, en spiritualisant les choses matérielles. Parlant de l’esprit, il ne parle pas

d’une idée, d’un souffle, d’un être de raison, de rien, mais d’une substance réelle,

qu’il vous démontre […] »80 ; Balzac adopte et adapte ces hautes spéculations,

refondues avec beaucoup d’autres : à titre d’exemple, les emprunts à L’Homme de

désir de Saint-Martin sont parfois recopiés à la lettre, ou presque. Plus

succinctement, avec Séraphîta, les sectateurs de Swedenborg proclament que « [s]ur

la terre, [les objets] sont d’une substance terrestre, tandis que dans les cieux, ils sont

sous les apparences célestes et relatives à l’état d’ange » : il y aurait donc deux

substances ? Il fallait, conciliant des courants doublement divergents, concevoir un

système compréhensif, apte à fusionner la diversité des points de vue, et à dépasser

dialectiquement les oppositions entre matériel et « immatériel » ou plus exactement,

77. Viellerglé-Lord Rhoone, Jean-Louis ou la fille trouvée (Bouquins, Premiers romans, Robert

Laffont, p. 412). Je reviens plus loin sur cette phrase, à propos de Victor Cousin. 78. Pl., op.cit., t. I, pp. 549-550 : quand la Pensée humaine n’a plus de substance qu’elle-même... 79. Louis Lambert, lorsqu’il reçoit la visite de son « ami de collège », l’aperçoit « sous une autre

forme, je ne sais laquelle », dit Pauline de Villenoix : sans doute en voit-il séparément « l’homme

intérieur », confondu, dans la vision commune, avec son être extérieur. (Pl., op.cit., t. XI, p. 774). 80. ABRÉGÉ des ouvrages d’ÉM. SWÉDENBORG (sic) contenant La doctrine de la nouvelle

Jérusalem-Céleste…, Stockholm et Strasbourg, 1788, « Discours préliminaire » de Daillant de la

Touche, p. XLI-XLII. Balzac laisse de côté les correspondances un peu trop concrètes établies par

le théosophe entre cœur-volonté, poumon-entendement (voir la traduction ou adaptation de son

œuvre, p. 17) ; elles ne figurent d’ailleurs dans aucune version du texte biblique connue de moi.

Page 28: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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spirituel, Corps et Esprit, Matérialisme et Spiritualisme : et c’est cette notion de

substance qui allait permettre le dépassement.

Balzac qui, à ses débuts, paraissait tenté d’acquiescer au mécanisme sensualiste de

la formation des idées81, répudie expressément dans l’« Avant-propos », en 1842,

« l’école sensualiste et matérialiste, deux faces du même fait, le panthéisme » ; déjà

dans Sténie, le « spiritualiste » Del Ryès réprouvait « notre triste philosophie qui

dessèche l’âme, qui voit matière en tout »82 : Del-Ryès est une incarnation du

« spiritualisme », Vanhers celle d’un matérialisme anarchisant, instable, qui tâtonne

à la recherche du « vrai » ; et sous sa plume, le mot substance signifie bien matière

« malgré les termes » malcommodes :

Ainsi donc, le principe qui consacre que rien n’existe sans cause est vrai dans ce

sens seul qu’à un effet quelconque, il faut deux sortes de matières, la substance

qui reçoit et celle qui donne. Rien dans l’univers ne se fait sans cette condition :

que l’on appelle mouvement, force, volonté, la substance qui donne, et l’autre,

matière enfin malgré les termes ; que les deux substances sortent de la même

mère ou qu’elles soient d’origine différente, quand il n’y aurait que la substance

force et la substance inertie, il est clair qu’il faut deux choses pour produire un

mode, un effet, un ce que tu voudras, car en admettant qu’il est des principes purs,

indécomposables, je pense qu’ils ne produiront rien seuls. La création n’a lieu que

par des mixtes.83

Le problème est posé, mais non résolu, et tout le discours est dans ce ton ; Vanhers,

l’un des personnages qui par certains traits annoncent le grand Vautrin, aligne dans

la page suivante de Sténie des arguments contre le matérialisme et le spiritualisme,

« contre toutes les philosophies existantes, sauf la nôtre », dit-il ; mais celle-ci, « la

nôtre », reste scindée en deux tendances elles-mêmes doubles, chacune portée par

l’un des deux épistoliers. Vanhers ressent le défaut d’une substance, aspiration qui

transparaît en creux dans une de ses phrases : « Si ton amour n’embrasse que les

qualités de Sténie, ce n’est plus de l’amour »84 : il y aurait donc quelque chose au-

delà, en deçà ou en dessous de ces qualités ? Et Del Ryès, commence, dès la Lettre

VI, à évoluer vers une attitude moins éthérée à l’égard de sa sœur de lait : Balzac

81. Par exemple, Essai sur le génie poétique, Pl., op.cit., t. I, p. 595 et suiv. 82. Sténie, Lettre V, Pl., op.cit., t. I, p.747. 83. Id., Lettre II, p. 730. Ce passage trahit pourtant son embarras, et celui de Balzac : il hésite à

écrire que mouvement, force, volonté sont des matières, dans la même lettre où il précise qu’une

des substances (« la substance mue ») « est en toi », et « que la substance motrice est en dehors ». 84. Il va jusqu’à concéder, afin d’entretenir del Ryès dans son apaisante illusion, que « oui, l’âme

de ta douce amie est immortelle […] » (id., lettre XII, p.762). Mais après la crise, la lettre XVIII

met les choses au point… (p. 773).

Page 29: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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n’a pas encore, comme plus tard le fera Louis Lambert, fondu d’un seul jet la

matière et l’esprit. Chose curieuse, les romans de jeunesse signés Lord Rhoone ou

Viellerglé s’affranchissent totalement de considérations sur la substance ; l’auteur

s’attaque plutôt, avec une rafraîchissante naïveté, à l’examen d’axiomes ou de

préjugés qui intéressent les fondements de la société ou de la civilisation dans

laquelle il vit : pourquoi la prohibition de l’inceste, pourquoi l’interdiction de la

polygamie, pourquoi le célibat des prêtres etc. : s’agirait-il de provocation ? C’est

surtout Lousteau et les Parisiens qui s’y livreront à Sancerre dans le salon de Dinah

de la Baudraye, et au détriment du procureur général. En tout cas, la réaction fut

immédiate, et Le Vicaire des Ardennes censuré…

Dans sa critique –sévère– de l’éclectisme, Bonald écrivait :

Ils sont [le système sensualiste ou matérialiste, et le système religieux ou

spiritualiste], chacun dans leur genre, deux systèmes absolus, et il ne peut y en

avoir d’autres ; deux systèmes complets, positifs : l’un dans l’affirmation de la

seule substance corporelle, l’autre dans l’affirmation de deux substances,

corporelle et spirituelle, qui composent l’être humain ; deux systèmes

diamétralement contradictoires, et, pour en composer un tiers système, un

système moyen qui ne soit ni l’un ni l’autre et qui soit tous les deux, vous

chercherez en vain, vous vous condamnerez, comme les Danaïdes, à remplir un

tonneau sans fond, vous chercherez toujours, et vous ne choisirez jamais de

manière à faire un corps de doctrine, un et lié dans toutes ses parties et

universellement reçu : et prenez garde que, tant que vous cherchez, vous n’êtes

que des sceptiques ; dès qu’une fois vous aurez choisi, vous n’êtes plus

éclectiques85.

L’auteur de ces assertions catégoriques a omis de consulter les œuvres de son

présumé disciple (parmi celles parues avant 1840, date de sa mort…) qui, sans en

savoir plus long, avait relevé le défi dès ses premiers romans ou dans le Livre

mystique ; déjà on lit dans le Discours… ces phrases prémonitoires : « […]

l’unanimité est un des grands signes de la vérité. Elle réunit tout sans division sous

ses étendarts. Les uns reconnaissant l’âme immortelle et immatérielle ; les autres

immortelle et matérielle. Un troisième parti, s’appuyant sur les substances, trouve

moyen de concilier les inconciliables sentiments des autres »86 : quel est ce tiers

parti « conciliateur » ou « fusionniste », sinon celui que choisit Balzac ? Fusion

―ou confusion ?― contre laquelle s’élèvera Nietzsche, aussi réticent que Condillac

vis-à-vis de ce terme de substance : « Rien n'est plus erroné que de faire des

85. Démonstration philosophique du principe constitutif de la société, op.cit., p. 8. 86. Discours…, Pl., op.cit., t. I, p. 559. Je souligne.

Page 30: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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phénomènes psychiques et physiques les deux visages, les deux révélations d'une

même substance. Par là on n'explique rien ; l'idée de "substance" est absolument

inutilisable lorsque l'on veut expliquer »87. En fait, la déclaration provocatrice de

Bonald s’adresse et convient parfaitement à l’éclectisme de Cousin et de son école :

Cousin s’essouffle à parcourir toutes les philosophies que lui présente l’histoire des

idées pour y retrouver en tous temps et tous lieux la succession des quatre systèmes,

le sensualisme lié au matérialisme, puis l’idéalisme ; et comme ces deux systèmes

sont « vrais par un côté et faux par un autre », ou « moitié vrais, moitié faux », donc

incomplets, vient le scepticisme qui fait la guerre aux précédents avant de

succomber à son tour en s’abîmant dans une sorte de « compromis » entre la religion

et la philosophie. Ce compromis, d’un seul mot, c’est le mysticisme, acte de

désespoir de la raison humaine renonçant à la vie corporelle et intellectuelle, et

fondé sur la « spontanéité », intuition primitive, antérieure à toute « réflexion » de la

pensée sur elle-même, et rétive à l’analyse88. L’issue, une fois l’hommage rendu aux

systèmes indispensables à la vie de la philosophie, tient, on le devine, dans un

éclectisme spiritualiste qui unit le spontané et le réfléchi sous l’égide de la raison, et

dans la ligne de la philosophie écossaise de Reid. À juste titre, beaucoup de lecteurs

furent ou sont agacés par le pédantisme de Cousin : oui, ce professeur abuse de

développements abstraits ; oui, il a peu ou pas compris Hegel ; oui, il indispose par

l’antienne de ce combat permanent et circulaire que se livrent en champ clos les

systèmes qu’il convoque et juxtapose, sans la lueur d’une ouverture sur le

mouvement social ou politique qui les construit et les pénètre, et dont il était

pourtant l’un des acteurs en vue ; oui, son arrogance, qui cache peut-être une secrète

insatisfaction, est souvent exaspérante... On n’oubliera pas cependant que lui et son

équipe ont été de grands traducteurs et vulgarisateurs, et que, dans une conjoncture

politique difficile, ils ont défendu les droits de la philosophie, certes libérale

« bourgeoise », contre les empiètements de l’Église attachée à l’Ancien Régime puis

au Second Empire, continuant donc sur le plan idéologique la Révolution de 1789.

Victor Cousin, malgré les quelques amendements qu’il a apportés à ses thèses, n’a

jamais reconquis la faveur du public, gagné après 1848 à l’orthodoxie catholique

87. Nietzsche, La Volonté de puissance, Livre troisième, par. 260 ; l’authenticité de ce titre étant

mise en doute, je ne m’y réfère pas plus avant ; mais dans Le Gai Savoir, Nietzsche considère que

la découverte des similitudes est une condition de la survie des humains, et que le penchant « à

traiter, dès l’abord, les choses semblables comme si elles étaient identiques », illogique certes,

mais nécessaire pour éviter de dangereuses irrésolutions, explique le formation du concept de

substance (Friedrich Nietzsche, Œuvres, Collection Bouquins, Robert Laffont, t. II, pp. 124-125.) 88. Je ne discuterai pas ici les thèses de Cousin, qui n’entrent pas dans mon projet ; mais il est

évident que cet « éclectisme » n’a de commun que le nom avec celui de Balzac, pour qui tout

système est vrai et faux, mais non pas moitié vrai, moitié faux.

Page 31: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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romaine, ou au renouveau spiritualiste de l’école écossaise qu’il avait contribué à

répandre ou encore, pour la partie de la couche intellectuelle déçue par l’échec de la

révolution de 1848, aux mystères tellement plus excitants du spiritisme.

Dans la vaste ou trop vaste enquête de Cousin, à qui Louis Lambert reproche de

déployer une érudition qui n’aboutit à aucune construction théorique89, en somme de

ne pas donner la « raison du mouvement », le concept de substance, support des

attributs, occupe d’évidence une place éminente : notons seulement, Cousin le fait

observer, que l’opposition de la pensée et de l’étendue, de l’esprit et du corps, ne

rend pas un compte exact de la vision cartésienne, plus élaborée, ce que montrent les

Principes 51 à 54 des Principes de la philosophie90. Dans la perspective esquissée

par Balzac, et n’en déplaise à Phellion… ou à Nietzsche, il est possible de faire état

parallèlement, grâce à son double aspect, d’une Substance matérielle, et, sinon

d’une Substance spirituelle, du moins d’une chose qui pense, fondement substantiel

de l’activité spirituelle. Et ce n’est certainement pas hasard si Louis Lambert

inaugure, sur le modèle spinoziste, ses « Pensées » mûrement méditées, en

définissant ce qu’est pour lui la Substance dans ses relations avec la Matière :

Ici-bas, tout est le produit d’une SUBSTANCE ÉTHÉRÉE, base commune de plusieurs

phénomènes connus sous les noms impropres d’Électricité, Chaleur, Lumière,

Fluide galvanique, magnétique, etc. L’universalité des transmutations de cette

Substance constitue ce que l’on appelle vulgairement la Matière91.

Balzac s’est ici efforcé de gagner en rigueur et en complexité : l’intérêt majeur de

cette « Pensée » tient dans l’inversion, décisive pour ma lecture de La Comédie

humaine, des deux vocables, Substance et Matière : le premier, débarrassé des

adjectifs de routine qui en neutralisaient les virtualités et à présent hyperonyme, se

révèle le mieux adapté au dessein unitaire de l’écrivain. La Matière s’est faite

transmutations dynamiques au lieu d’être source des modifications condillaciennes ;

les phénomènes inventoriés « sous des noms impropres » ont leur en dessous dans la

Substance éthérée, donc à la fois éther ou esprit et matière, mots du langage courant

comme scientifique de l’époque. Et il convient d’accorder autant d’importance à

l’adjectif qu’au substantif : dans les textes littéraires, il servait d’ordinaire à qualifier

89. « Un professeur de philosophie devient illustre, en expliquant comment Platon est Platon »

(Louis Lambert, op.cit., p. 649). 90. Descartes, Principes…, Première partie, 53. Que chaque substance a un attribut principal, et

que celui de l’âme est la pensée, comme l’extension est celui du corps (il dit aussi nature pour

substance) : le dualisme des substances est ici nuancé et amendé. 91. Pl., op.cit., t. XI, p. 684 (voir Per Nykrog, La pensée de Balzac…, Munksgaard, 1965, p. 82 et

suiv.). Le « etc. » permet d’élargir la liste à des qualités occultes, mais toujours matérielles.

Page 32: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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la matière subtile du ciel, mais il appartenait aussi à la terminologie des chimistes.

Dans cette première « Pensée », Louis Lambert qualifie et spécifie donc la

Substance, et non la matière, contre d’Holbach92 : et malgré les suggestions d’Adam

de Wierzchownia, le génial chimiste méconnu, Polonais passé par la Suède où il

aura peut-être fréquenté Berzélius, voire Swedenborg, c’est l’irrémédiable méprise

consommée par Balthazar Claës dans son dialogue avec sa femme Pépita : « Assez,

Balthazar ; tu m'épouvantes, tu commets des sacrilèges. Quoi ! mon amour serait...

―De la matière éthérée qui se dégage, dit Claës, et qui sans doute est le mot de

l'Absolu ». Mais précisément non, « le mot de l’Absolu » n’est pas la matière

éthérée, c’est la Substance, cette réalité qui échappe aux investigations et aux

expériences des savants les plus habiles et les plus ingénieux. La promotion de la

Substance, suggérée ou renforcée par la réflexion sur quelques extraits de l’Éthique,

est bien un geste capital : elle permet d’étayer la thèse célèbre de Louis Lambert,

suivant laquelle matérialisme et spiritualisme expriment « les deux côtés d'un seul et

même fait »93, ou à Adam de déclarer à Balthazar qu’« une substance commune à

toutes les créations, modifiée par une force unique, telle est la solution nette et claire

du problème offert par l’Absolu »94. Demeurait néanmoins en suspens l’exigence de

déterminations plus tangibles, non verbales, de ce qu’est cette Substance

coordonnée à la Matière, exigence à laquelle Balzac entreprit de répondre. Un

premier éclaircissement est fourni par Louis, qui admet non pas que la matière

pense, mais, ce qui est tout différent, que la matière est pensée : « matière » à la fois

et contradictoirement hétérogène et homogène à celle que nous percevons par

l’intermédiaire de nos sens extérieurs, de nos sensations, puisqu’elle est issue dans

tous les cas des transmutations de la Substance. La Sensation condillacienne, elle, se

profile dans un paysage moins austère : la philosophie, exulte Novalis, « dort

maintenant sur les rayons de ma bibliothèque. Je suis heureux d’avoir fini la

traversée des Spitzbergs de la Raison pure et de pouvoir habiter de corps et d’âme le

monde sensible, si coloré et si frais. Le souvenir des tourments endurés me réjouit.

Cela fait partie des Années d’apprentissage de la culture »95.

Malgré cette attrayante invite, je poursuis cahin-caha mon obscur chemin dans les

contrées glaciales : et d’abord, quelle origine conférer à la Substance ? Louis

92. Le Système de la nature, op.cit, chap. II, Du mouvement et de son origine, p. 23. 93. Ibid., p. 616. Gobseck, entre autres, disait déjà : « […] vous n’arriverez jamais à séparer l’âme

des sens, l’esprit de la matière » (Ajout sur le « Furne » en 1842, voir Pl., t. II, p. 976). 94. La Recherche de l’Absolu, Pl., t. X, p. 717. 95. Novalis, Heinrich von Ofterdingen, Pl., Romantiques allemands, t. I, citation d’une « Lettre à

un ami », p. 1575, note de la p. 381. Autre version chez Goethe, ces deux vers fameux dans la

leçon de Méphistophélès à l’écolier : « Grises, cher ami, sont toutes théories, et vert le bel arbre

précieux de la vie » (Faust, Première partie).

Page 33: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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Lambert l’attribue à une puissance inconnue, et selon lui inconnaissable : la Parole

(Pensée IX, première série), « raison suprême des Voyants et des Prophètes »96, qui

l’engendre incessamment. Elle se présente pour nous, ici-bas, comme Matière,

laquelle n’est plus que le produit de ses combinaisons avec les milieux sous

l’impulsion du Mouvement suscitant la forme, réservoir de la Volonté, de la Pensée

et de la sensation97, cette « connaisssance du premier genre » (Spinoza). Telle que la

concevaient les condillaciens, elle correspond peu à l’idée que nous nous en faisons

aujourd’hui : « […] l’expérience sensorielle n’est jamais immédiate : les sensations

se structurent en des perceptions qui sont toujours investies de préalables culturels et

idéologiques invérifiables, d’anticipations et de significations implicites, véhiculées

par le langage »98. Mais qu’en advient-il si nous quittons l’aromatique domaine de la

Matière, de la Sensation, vers un niveau plus élevé ? La Substance alors s’expurge,

s’épure, et, sans être pour autant « spirituelle », devient Esprit ; ou encore, l’homme

susceptible d’atteindre au degré requis d’élévation, affiné, épuré, « spiritualisé », la

perçoit et perçoit les êtres sous un aspect nouveau99. Raphaël mourant, réfugié à la

cime d’un rocher, au sein d’une nature vierge, très au-dessus, pour peu de temps

hélas, des vicissitudes sensibles de l’existence quotidienne, « s’était si parfaitement

uni à cette terre animée, qu’il en avait en quelque sorte saisi l’âme et pénétré les

secrets. Pour lui, les formes infinies de tous les règnes étaient les développements

d’une même substance […] »100 ―la suite renvoyant à une conception hylozoïste de

la Création, que l’on retrouve plus tard dans le verbe de Séraphîta. Lorsque celle-ci

cherche à faire comprendre à Minna ce qu’est la Spécialité dont elle jouit, elle use

d’une comparaison avec l’œuvre d’un statuaire101, qui offre une image palpable de

la conversion liée au changement de hauteur, la Substance restant ce qu’elle est dans

son essence. Jusqu’où aller ainsi ? Jusqu’aux « principes ? Jusqu’à Dieu ? Il y a dès

le Discours… une curieuse métaphore ou hypothèse102 qui, par extrapolation,

conduirait la Substance presque à ces sommets… Ce qui est vrai du microcosme

l’est du macrocosme : dans l’exposé grandiose, objet de sa dernière leçon rue du

Fouarre, l’illustre docteur Sigier déroule l’ordonnance de l’univers en des termes qui

96. Séraphîta, op.cit., p. 819. 97. Louis Lambert, op.cit., p. 819 et 685. 98. Jean-Paul Charrier, Scientisme et Occident, éd. Connaissances et Savoirs, 2005, p. 117. 99. Louis Lambert, Pl., op.cit., t. XI, p. 683. 100. La Peau de chagrin, Pl., t. X, p. 282. 101. Pl., t. XI, p.794. 102. Discours…, op.cit., paragraphe 69, pp. 538 et suiv. La thèse de la matérialité de Dieu n’aurait

rien d’une nouveauté blasphématoire : le Dieu des chrétiens (mais pas celui des juifs ni des

musulmans) ne s’est-il pas incarné, « matérialisé », dans le Fils ?

Page 34: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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préfigurent les développements de Séraphîta, et constituent un abrégé de la vision

du monde dans l’écriture de La Comédie humaine :

Les faux dogmes des deux principes et ceux du panthéisme tombaient sous sa

parole qui proclamait l’unité divine en laissant à Dieu et à ses anges la

connaissances des fins dont les moyens éclataient si magnifiques aux yeux de

l’homme. Armé des démonstrations par lesquelles il expliquait le monde matériel,

[…il] construisait un monde spirituel dont les sphères graduellement élevées nous

séparaient de Dieu, comme la plante était éloignée de nous par une infinité de

cercles à franchir. […Il] décrivait la substance de Dieu même, coulant à pleins

bords comme un fleuve immense du centre aux extrémités, des extrémités vers le

centre. La nature était une et compacte103.

En « proclamant » l’immanence de la Divinité dans l’homme et hors de l‘homme, le

Docteur en théologie semble aller à l’encontre de son assertion initiale, puisque la

description de « la substance de Dieu » irriguant la nature pourrait être interprétée

dans le sens d’un panthéisme pourtant écarté dès les premiers mots. Le docteur

Sigier serait-il hérétique, ou sa parole incohérente ? La Substance, qui sous le nom

de Matière constitue le monde d’ici-bas, participe bien, Séraphîta le confirme, de la

nature divine, ce qui entraînerait une fois de plus pour conséquence l’affirmation

réciproque mais au premier abord choquante de la « matérialité » de

Dieu. Rétorquera-t-on que le docteur Minoret, absourdi par l’expérience du pouvoir

immense qu’il a constaté chez la « pythonisse sans trépied » que lui a présentée un

swedenborgiste, en induit que sa vieille science, « basée sur les assertions de l’école

de Locke et de Condillac », en un mot du sensualisme, « était en ruine » ? Et bien

pis, que le magnétisme, « en prouvant que les sens, construction purement physique,

organes dont tous les effets s’expliquent, étaient terminés par quelques-uns des

attributs de l’infini », « renversait ou du moins lui paraissait renverser la puissante

argumentation de Spinoza : l’infini et le fini, deux éléments incompatibles selon ce

grand homme, se trouvaient l’un dans l’autre »104. La cohabitation de Spinoza et de

Condillac est, il est vrai, surprenante dans le portrait d’un vieux sensualiste ; mais le

narrateur a pris soin d’user de formules paradoxales, autorisant à avancer que si la

Substance est, directement ou non, accessible sous ses deux espèces à la faible

étendue de nos facultés, c’est parce que le « magnétisme » leur permet de pressentir

103. Les Proscrits, Pl., t. XI, pp. 540 et suiv. Il est question, dans une lettre à Mme Hanska, de

« Dieu qui nourrit les mondes de sa substance » (LH, t. II, p. 598, lettre 385 du 25 juin 1847). Je

ne relève pas les rapprochements avec, entre tant d’autres, Dante, Jacob Boehme, Swedenborg… 104. Ursule Mirouët, Pl., t. III, p. 837-38. La restriction (« du moins lui paraissait… ») laisse

entendre que le docteur Minoret commet une erreur, que Séraphîta se charge de corriger.

Page 35: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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les rapports occultes, quoique réels, substantiels, « matériels », qui se dérobent à

nos sens agrandis par les appareillages les plus raffinés de la science officielle : c’est

un type similaire de rapports qui unit, tout en les dissociant, la Cause et l’Effet105.

L’Ange discutera et résoudra les difficultés qui naissent de ces questions : une

analyse détaillée de sa démonstration, mathématiquement construite, n’est pas

impossible, mais elle est épineuse dans la pratique. En voici, suivant mon optique,

les lignes principales : une fois écarté le Doute où s’achoppe le pasteur Becker106,

malgré les leçons qu’il aurait pu tirer de sa familiarité avec les œuvres de

Swedenborg dont il raconte la biographie et la doctrine, l’Ange prend la parole107. Il

passe au crible les doctrines métaphysiques, et confronte les deux options, toutes

deux exclusives, qui s’offrent à nous, et que la stérilité découlant de cette

confrontation rend également « pernicieuses » : le dualisme et le panthéisme. Avant

de se livrer à l’impitoyable critique qu’appellent les aléas de la conception humaine

des sciences (« La science est une, et vous l’avez partagée »), le futur Séraphin

tourne l’obstacle que lui oppose l’inaptitude où nous sommes, à notre niveau, de

recevoir son message avec profit : il accepte donc de poser les problèmes en des

termes voisins de ceux qu’employaient les sensualistes :

À vous, comme à la plupart des penseurs, les rapports que vous avez la faculté de

découvrir entre les choses dont la réalité vous est attestée par vos sensations ne

semblent point devoir être matériels. L'univers Naturel des choses et des êtres se

termine donc en l'homme par l'univers Surnaturel des similitudes ou des

différences qu'il aperçoit entre les innombrables formes de la Nature, relations si

multipliées qu'elles paraissent infinies ; car si, jusqu'à présent, nul n'a pu

dénombrer les seules créations terrestres, quel homme pourrait en énumérer les

rapports ?108

De la sorte, la voie analytique ou inductive étant fermée, il condescend, « afin

d’adapter le problème de la Création à la mesure de votre logique », à considérer

que « tout ce que nos yeux et nos esprits aperçoivent, toutes les choses nommées et

innommées » (les choses, pas la logique) composent « un bloc de matière finie »,

concédant à lui-même, à ses auditeurs… et aux lecteurs de La Comédie humaine ce

105. La Fausse Maîtresse, Pl., t. II, p. 216. 106. Le pasteur, protestant imbu de scepticisme rationaliste tout autant que Constant et les libéraux,

ne croit pas en Séraphîta, ni à son mysticisme, ni même en Dieu… (op.cit., id., pp.788 et 807).. 107. Séraphîta : voir Chapitre III, « Séraphîtüs-Séraphîta », et chapitre IV « Les nuées du

sanctuaire ». 108. Le mot Surnaturel ne semble pas revêtir ici de sens ésotérique : comme le plus souvent dans

La Comédie humaine, il s’oppose au Naturel ou au trivial de notre monde ; sur le Falberg,

Séraphîta le dit à Minna : « Vous appelez surnaturels les faits dont les causes vous échappent »…

Page 36: Philosophie de Balzac De la Substance à la sensation

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mot inadéquat de matière : inadéquat, mais qui présente l’avantage de mettre le

discours à notre portée, dans un langage qui nous est accessible. Car il inclut à la

fois les objets sensibles de notre monde familier, celui qui tombe sous les sens, celui

que perçoit ou croit percevoir « l’opinion » (Platon), l'« observation qui connaît »

(Aristote), la « connaissance du premier genre » (Spinoza) etc., ―et les relations

matérielles, mais échappant à la sensibilité extérieure, établies par notre esprit :

Quelque abstraite que l'homme la suppose, la relation qui lie deux choses entre

elles comporte une empreinte. Où ? sur quoi ? Nous n'en sommes pas à

rechercher à quel point de subtilisation peut arriver la Matière. Si telle était la

question, je ne vois pas pourquoi celui qui a cousu par des rapports physiques les

astres à d'incommensurables distances pour s'en faire un voile, n'aurait pu créer

des substances pensantes, ni pourquoi vous lui interdiriez la faculté de donner un

corps à la pensée ? Donc votre invisible univers moral et votre visible univers

physique constituent une seule et même Matière. Nous ne séparerons point les

propriétés et les corps, ni les objets et les rapports. Tout ce qui existe, ce qui

nous presse et nous accable au-dessus, au-dessous de nous, devant nous, en nous ;

ce que nos yeux et nos esprits aperçoivent, toutes ces choses nommées et

innommées composeront, afin d'adapter le problème de la Création à la mesure de

votre Logique, un bloc de matière fini ; s'il était infini, Dieu n'en serait plus le

maître109. (Je souligne).

Il établit ainsi qu’à ce « bloc » fini, il est impossible pour nous de mêler un Dieu

infini ; toute l’argumentation reprend et rectifie la théorie des « quatre systèmes » de

Victor Cousin ; mais au lieu de s’achever par le triomphe de la Raison, elle va

s’épanouir dans l’apothéose de la Foi. L’antagonisme (masculin) du dualisme et du

panthéisme se dénoue en unité de l’Esprit et de la Matière dans le verbe Croire

(féminin) par le passage à la hache des « sciences de la matière » aux « sciences de

l’esprit » ; la dissension entre matière et substance y perd de sa pertinence dans

l’unité de composition qui donne priorité aux principes, puis s’efface au profit de la

notion de force : « Sachez-le donc, il y a les sciences de la matière et les sciences de

l’esprit. Là où vous voyez des corps, moi je vois des forces qui tendent les unes vers

les autres par un mouvement générateur ». Et lorsqu’enfin la Foi a surmonté et

submergé tous les obstacles, Séraphîta trace à l’intention de ses disciples le

« chemin pour aller au Ciel » et chante l’hymne sublime à la Prière, qui, jointe à la

« vertu suprême », la Résignation, précède l’Assomption : car « tout est action dans

la Prière, mais action vive, dépouillée de toute substantialité, et réduite à être,

comme le mouvement des Mondes, une force invisible et pure. Elle descend partout

109. Id., p. 807-809. Claires allusions à Locke, à Voltaire, aux idées répandues par les philosophes.

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comme la lumière, et donne la vie aux âmes qui se trouvent sous ses rayons, comme

la Nature est sous le soleil »110. La Prière, dans ce contexte, revêt, on le voit, une

acception toute particulière, qu’il est malaisé de dégager des pages génialement

poétiques qui la circonscrivent ; elle n’est ni matière ni substance, ni, comme dans le

langage de la terre, une requête ou un hommage qui monte vers la Divinité, mais une

force qui au contraire en descend depuis le véritable foyer de l’énergie universelle.

Dans l’état de complète quiétude où l’esprit ne parvient qu’au prix de lourds

sacrifices, « l'univers appartient à qui veut, à qui sait, à qui peut prier ; mais il faut

vouloir, savoir et pouvoir ; en un mot posséder la force, la sagesse et la foi. Aussi la

prière qui résulte de tant d'épreuves est-elle la consommation de toutes les vérités,

de toutes les puissances, de tous les sentiments ». Par la prière, « véritable aspiration

de l’âme séparée du corps », la nature humaine spiritualisée s’unit à Dieu…111

Dans les sphères inférieures cependant, le débat n’est pas parvenu à sa

conclusion ; les « spiritualistes » admettent une substance, mais sans pouvoir dire en

quoi elle consiste ni comment elle agit ; les « matérialistes » supposent une matière,

mais dépourvue de support112. Pour ce qui est de l’œuvre de Balzac, une

contradiction, ou contrariété, continue de subsister ; elle travaille l’alliance

substantielle de l’Unité et de la Variété qui domine la philosophie et l’écriture

balzaciennes. Sans l’Unité, le dualisme réduirait la Variété à l’hétérogénéité infinie

et chaotique des formes, des sensations, des mots qui les créent ou les interprètent ;

110. Id., pp. 815, et 826. De même, contre les thèses libérales, le Pouvoir du génie porteur d’un

« système » descend sur les masses et les met en mouvement : mens agitat molem… 111. On a quelque scrupule à déchiqueter et défigurer ce texte splendide : je ne peux qu’y renvoyer.

L’exhaustif et remarquable travail d’Henri Gauthier sur Séraphîta commente ces pages (pp. 847

et suiv.), et recense (Ibid., pp. 1702-1704, surtout note 3, p. 1702) les très nombreuses

« influences » ―dont l’empreinte d’idées gnostiques exposées par Jacques Matter dans son

Histoire critique du gnosticisme― « magnifiquement assimilées et dominées » dit-il avec raison,

qu’il a pris pour tâche d’y retrouver : mais c’est la fusion de ces « influences » qui est l’apport

propre au génie de Balzac. 112. Les physiciens actuels, malgré les progrès d’une techiques raffinée, sont-ils plus avancés quant

à déterminer l’essence de la matière ? Sur ce point, il semble que non, mais les questions se posent

sans doute autrement, en termes de prédictibilité : « Les théories et découvertes de milliers de

physiciens au cours du siècle dernier ont permis une compréhension remarquable de la structure

fondamentale de la matière. L’Univers est fait de douze constituants de base appelés particules

fondamentales et gouverné par quatre forces fondamentales. C’est le Modèle standard de la

physique des particules qui nous aide le mieux à comprendre la façon dont ces douze particules et

dont trois des quatre forces de la nature sont reliées entre elles. Élaboré au début des années 1970,

il a permis d’expliquer les résultats d’un grand nombre d’expériences et à prédire avec exactitude

une grande variété de phénomènes. Avec le temps, et bien des expériences plus tard, le Modèle

standard s’est imposé comme une théorie ayant de solides fondements expérimentaux » (Modèle

standard du CERN). Reste que les scientifiques ont bien pour programme de relier, d’unifier les

« quatre forces » -qui ne sont en fait que trois, le Modèle en l’état présent excluant la gravitation...

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il n’y aurait plus d’écriture, mais des membra disjecta, des pièces dispersées qui

resteraient à l’état de débris octroyés par les hasards de la conjoncture. Et sans la

Variété, l’Unité du panthéisme la détruirait tout autant, puisque rien ne viendrait

insuffler la vie à ce qui ne serait qu’un squelette dépourvu de chair : c’est en cela

que ces doctrines sont « pernicieuses ». « L’Univers », écrit Louis Lambert, « est

donc la variété dans l’Unité »113 : le but philosophique de l’art, son objectif politique

dans une société plus déchirée que jamais par le conflit des couches et des classes

sociales, enfin sa mission esthétique, c’est, indissolublement, d’atteindre à cette

« Unité variée », cette co-ordonnation qui fait par la « loi des contrastes » le beau

spectacle de l’univers et la puissance de l’écriture. Mais les épousailles queer, à la

mode anglo-saxonne, de l’Unité avec la Variété, de la Substance avec la Matière, de

l’Esprit avec le Corps, n’ont rien d’un placide mariage bourgeois, ni leur vie d’un

long fleuve tranquille ; elles ne résultent pas d’un accord irénique, ni d’un contrat de

type éclectique par lequel chaque conjoint occuperait au cœur d’un ménage

harmonieux un espace intrinsèque. À notre niveau, si le fini et l’infini sont en effet

« incompatibles », ils sont en même temps bel et bien « l’un dans l’autre », réunis

par le fait, comme l’enseigne Séraphîta ; mais (c’est la réponse au docteur Minoret)

leur association, leur fusion, se révèle contradictoire, génératrice de péripéties,

d’affrontements, de révolutions. L’œuvre de Louis, raconte son « faisant » le

narrateur, « portait la marque de la lutte que se livraient dans cette belle âme ces

deux grands principes, le Spiritualisme, le Matérialisme, autour desquels ont tourné

tant de beaux génies, sans qu’aucun d’eux n‘ait osé les fondre en un seul. D’abord

spiritualiste pur, Louis avait été conduit invinciblement à reconnaître la matérialité

de la pensée »114 : le vocabulaire porte les traces de l’antagonisme des deux notions,

qui aboutira à la synthèse dialectique exprimée par le mot Substance. Dans un texte

admirable, le narrateur met l’accent sur les tourments endurés par Wilfrid, amoureux

de l’être mystérieux qu’est pour lui Séraphîta :

Si quelque pensée vigoureuse enlève sur ses ailes de Chimère un savant ou un

poète dans dans les régions sans bornes où les plus immenses collections de faits

deviennent des abstractions, ou les plus vastes ouvrages de la nature sont des

images, malheur à lui si quelque bruit soudain frappe ses sens et rappelle son âme

voyageuse dans sa prison d’os et de chair. Le choc de ces deux puissances, le

Corps et l’Esprit, dont l’une participe de l’invisible action de la foudre, et dont

l’autre partage avec la nature sensible cette molle résistance qui défie

momentanément la destruction ; ce combat ou mieux cet horrible accouplement

113. Louis Lambert, op.cit., p. 691, Pensée III, Deuxième série. 114. Id.., op.cit., p. 637. Je souligne.

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engendre des souffrances inouïes. Le corps a redemandé la flamme qui le

consume, et la flamme a ressaisi sa proie. Mais cette fusion ne s’opère pas sans

les bouillonnements et les tortures dont les visibles témoignages nous sont offerts

par la Chimie quand se séparent deux principes ennemis qu’elle s’était plu à à

réunir115.

Hors les philosophes ou scientifiques patentés, peu d’écrivains ont tenté par la suite

de donner une définition ou illustration de ces antinomies : quarante ans plus tard,

George Sand par exemple, recourant dans un texte philosophique aux mêmes

notions, ne s’attardera pas à lever les ambiguïtés, ni à établir de différence entre

matière et substance116 ; Théophile Gautier, sceptique et grand admirateur de

Balzac, écrivit des nouvelles inspirées par un spiritisme sincère, pourquoi pas, mais

plutôt esthétique et parodique, très « à la mode » de son temps. Publiée en feuilleton

vers 1850 dans « Le Moniteur », l’une d’elles, Avatar, au confluent du spiritisme et

de la métempsycose, développe, cum grano salis bien sûr, une vision des « âmes »

très proche de celle des « esprits » des spirites, quoique étrangère à l’enseignement

de l’Église autant qu’à celui de Swedenborg ; mais sous le règne du positivisme, on

pouvait en plaisanter plus librement. Dans la péripétie décisive, au moment où le

docteur Balthazar Cherbonneau intervertit les âmes du comte Olaf Labinski (russe,

homme du Nord, comme il se doit) et d’un Parisien, Octave de Saville, « […] deux

petites lueurs bleuâtres et tremblotantes scintillaient incertaines au-dessus de leurs

têtes »117 : image d’âmes trop « matérialisées » qu’auraient récusée Swedenborg…

ou Balzac.

Partant de l’unité de l’Être, source de la vénérable doctrine qui remonte aux

orphiques ou plus loin encore, la dégradation, le morcellement de l’Unité

primordiale a laissé surgir des formes, des figures, des modes individuels, singuliers,

isolés, matières et sensations perçues par des organes eux-mêmes divisés. L’auteur

de La Comédie humaine est alors l’héritier de très anciennes traditions

philosophiques et ésotériques : le dédoublement par couple ou dyade, l’Amour et la

Haine, le masculin et le féminin, Adam et Ève, le phallus et l’œuf, la lumière et les

ténèbres, le ciel et la terre, le yin et le yang, etc., bref, le dualisme interne des êtres,

que l’écrivain traduit par des tournures ou tropes, telle l’oxymore. L’Un se change

115. Séraphîta, op.cit., pp. 757 et suiv. À la fin des Proscrits, les deux « poètes », Dante et

Godefroid, absorbés dans l’évocation du supplice d’Honorino, sont ramenés à la réalité terrestre

par l’arrivée d’un émissaire florentin : « Le douloureux brisement de cette chute courut comme un

autre sang dans leurs veines, mais en sifflant, en y roulant des pointes acérées et cuisantes. Pour

eux, la douleur fut en quelque sorte une commotion électrique » (Les Proscrits, Pl., XI, p. 554). 116. Voir « Fragment ou exposé d’une croyance spiritualiste », dans Souvenirs et idées, 1904,

Calmann-Lévy, p. 272 passim, ou encore Monsieur Sylvestre. 117. Avatar, Œuvres de Gautier, coll. Bouquins, Robert Laffont, p. 804.

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en deux, qui obéissent à deux pôles contraires, à deux tendances opposées ; mais le

désir subsiste de regagner l’Unité, le Ternaire, une unité qui réclame et intègre ses

propres ruptures : le monument balzacien est dans tous les domaines un des plus

solides témoignages de cette infatigable obstination à la reconstruire, et la notion de

Substance est l’un des instruments de la dynamique d’une telle reconquête. Une fois

posés les principes, il faudrait maintenant tenter d’en montrer les prolongements

littéraires, d’après moi essentiels, dans l’écriture, l’agencement, l’engagement de La

Comédie humaine118. Je me contenterai ici de dire que, comme le Hanz des Sept

cordes de la lyre de George Sand119, les masses « veulent la poésie et la philosophie

sous de saisissantes images »120, parce qu’elles les reçoivent ou en ont plus aisément

l’intuition dans les œuvres de l’art que dans les traités souvent arides des

philosophes de profession. Ainsi, le système balzacien n’abandonne rien, ne tient

rien à l’écart ; chaque élément occupe sa place dans l‘économie de l’ensemble

utopique suivant une hiérarchie qui assure aux objets, aux membres, aux organes les

plus éloignés, ou en apparence les plus négligeables, leur rôle dans la vie du Tout.

La Matière ou les matières, la Sensation ou les sensations, la Volonté et les forces

spirituelles se conjuguent alors dans la Substance sans jamais cesser de se distinguer

et de se heurter, instituant entre elles un jeu de correspondances manifestes ou

subreptices jusqu’à tenter de parvenir à la coïncidence des contraires rêvée par les

poètes et les mystiques, sans jamais se confondre ni se perdre dans une unité

ténébreuse, dans cette nuit profonde où, pour reprendre le mot de Hegel, toutes les

vaches sont noires.

Max Andréoli

118. Voir à titre d’exemple dans ce sens, mon article sur La Rabouilleuse, dans l’« Année

balzacienne » 2006. 119. Hanz veut « concilier les idées d’ordre et de logique avec l’enthousiasme des arts et l’amour

de la rêverie » (George Sand, Les Sept cordes de la lyre, Flammarion, 1973, p. 64). 120. Balzac, Avant-propos de La Comédie humaine, op.cit., p. 10, et l’article Mythologie de la

biographie Michaud, mentionné ci-dessus.