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I NOTIONS D’ESTHÉTIQUE 1 – L’œuvre d’art Fig 1-2 Diego de Silva Velázquez, Les Ménines, 1656, détail. Madrid, musée du Prado. 11

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INOTIONS D’ESTHÉTIQUE

1 – L’œuvre d’art

Fig 1-2 Diego de Silva Velázquez, Les Ménines, 1656, détail.Madrid, musée du Prado.

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Fig 1-3 Toyokuni II Utagawa (1802-1837),L’Illusionniste To Jiro, 36 x 25 cm, estampe.

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1 – L’œuvre d’art

1- DÉFINITIONS

Du temps de Delacroix, écrire sur l'œuvre d'art pouressayer d'en donner une définition, pour en préciserles acceptions, pour dresser un corpus, voire décer-ner un palmarès, eût été envisageable. De nos jours,cette ambition est hors d’atteinte. Pourquoi un telchangement en si peu de temps? En quoi les cent cin-quante ans qui nous séparent du peintre romantiqueont-ils rendu vaine toute tentative de définition? Cechapitre trace quelques pistes prospectives.Examinant à quelles origines étymologiques renvoiele mot œuvre d’art, on constate que les deux termesconstitutifs insistent sur le travail nécessité pour y par-venir. Œuvre vient du mot latin opera qui désigne letravail ou le soin apporté au travail ; l’œuvre, c'est ceque fait l'homme, homo faber, qui par là même sedistingue de l'animal et aussi de ses semblables.L'homme fait l’œuvre autant que celle-ci, témoignagemanifeste de son savoir-faire, le dote en retour d'unereconnaissance plus large. Art vient aussi du latin arsqui recouvre les notions de talent, savoir-faire, habi-leté, connaissances techniques. Si l'on se fie àl'étymologie, l'œuvre d'art est donc ce qui se fait avechabileté et connaissance, par artifice (fait avec art).Elle ne pose pas une différence marquée entre art etartisanat, mais le redoublement des termes la désignecomme œuvre par excellence. Elle renvoie à unensemble de pratiques et de conceptions, éventuel-lement à une théorie et à une esthétique. Au sein desœuvres elles-mêmes, une hiérarchie s’instaure où cul-mine le chef-d’œuvre.Mais comment distinguer ce qui est réellement uneœuvre d'art de ce qui n'est qu'une production plusbanale? La réponse la plus simple, celle aussi qui s'im-pose au plus grand nombre, demeure: ce que le tempsa consacré, ce que l'admiration de plusieurs généra-tions élève à cette dignité. Réponse qui fonde l'autoritédu classicisme mais qui engendre, au début du siècle,la contestation des avant-gardes: pourquoi seules les

œuvres anciennes sanctifiées par le temps auraient-elles droit au statut d’œuvre d’art, voire de chef-d’œuvre?Avec pour corollaire cette interrogation capitale pourles jeunes artistes: comment se faire reconnaître immé-diatement ? La pluralité des réponses engendre unfoisonnement d’œuvres des plus diverses pendanttout le XXe siècle; elles ont cependant en commun dene pas se ranger dans la droite ligne de la traditionet de vouloir s’imposer contre l’autorité classique.Dans la mesure où Manet a cherché la reconnais-sance de l’Académie tout en proposant des œuvresmodernes sans arrière-plan culturel historique, l’échecde sa démarche montre l’inanité de toute conciliationavec la tradition et renforce la conviction des jeunesartistes de la nécessité d’une rupture avec le classi-cisme. Cependant, cette contestation apporte avecelle son lot de contradictions, car les œuvres contes-tataires ont aussi besoin d'instances de légitimationpour s'imposer. Après une première période authen-tiquement révolutionnaire, on peut ainsi constaterque les avant-gardes sont menacées à leur tour d’uncertain académisme: celui de l’anticlassicisme et del’anticonformisme.Il est utile d’examiner un peu plus précisément l’évo-lution historique des cent cinquante dernières années,pour mieux comprendre les modifications des cri-tères d’appréciation de l’œuvre d’art. Du temps deDelacroix donc, tout le monde s'accordait à penserque l'art était un idéal intemporel que chaque œuvredevait approcher au mieux. Pour y parvenir, il étaitnécessaire d'étudier les Anciens, de copier leursœuvres afin de s'imprégner de leur science. Les règleset les normes étaient contraignantes car elles s'étaientmultipliées avec le temps, en référence avec la tra-dition. Le but de l'œuvre d'art semblait clair également:représenter le monde, non l'imiter servilement, selondes canons esthétiques que la notion de Beau avaitcodifiés depuis longtemps. Certes, des divergencesfortes existaient sur la manière d'appliquer ces canons:artistes néoclassiques et romantiques s'affrontaient.Delacroix ne contestait pas la valeur de l'Antiquité,si chère à David, il opposait les références gréco-romaines froides et archéologiques des Classiques à

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I – NOTIONS D’ESTHÉTIQUE

l'Antiquité vivante qu'il avait découverte au Maroc. Ily avait aussi la querelle des partisans de la ligne etde ceux de la couleur, qui reprenait la querelle desAnciens et des Modernes, des poussinistes et desrubenistes, née au milieu du XVIIe siècle. On étaitproche d'un point de rupture mais l'idéal demeurait,c'est-à-dire la croyance en un monde de valeurs éter-nelles dont chaque artiste essayait de s'approcher àtravers ses œuvres. Il fallait égaler, surpasser peut-être, les Anciens dont les plus grands, Raphaël entête, étaient soigneusement étudiés afin de percer lesmystères de leur art et les secrets de leur technique.Chacun entrait en compétition avec ses augustes aînés,espérant rejoindre finalement le petit nombre des élusdu Parnasse contemporain.Le premier bouleversement se produit dans ladeuxième moitié du XIXe siècle, lorsque des œuvresjugées au mieux jusque-là comme des « curiositéssupérieures » (Delacroix qualifiait ainsi les fresquesromanes de Nohant-Vicq) parviennent au statutd'œuvre d'art ; l'historicisme fin de siècle revaloriseprogressivement les différentes manifestations artis-tiques des siècles passés, avant que la curiosité élargiede quelques pionniers ne fasse éclater définitivementles hiérarchies établies, en promulguant d'autres cul-tures, qu'elles soient japonaises, océaniennes ouafricaines. Ainsi, au début du XXe siècle, l'Occidentdécouvre que l'art est partout, de tous les temps etdans toutes les aires géographiques. Point d'art sanshomme peut-être, mais surtout point d'homme sansart. Cette découverte va de pair avec un formidableélan créateur, un renouvellement des formes artis-tiques occidentales qui s'inspirent parfois au plus prèsdu patrimoine artistique mondial, dans une profusiondes écoles et des styles rarement observée.Dans le même temps, la question de la nature mêmede l'œuvre d'art se pose avec urgence. Si une œuvred'art n'est plus seulement, ou pas forcément, ce quel'histoire a retenu, si elle ne s’inscrit plus dans uneévolution stylistique qui conserve l’essentiel des prin-cipes et préceptes accumulés depuis la Renaissance,comment la reconnaître et la faire reconnaître? Devantla multiplicité des formes possibles, comment dis-cerner ce qui est de ce qui n'est pas de l'art? Commentl'artiste peut-il s'assurer que la voie qu'il choisit lemène à la création? Ce questionnement sur l'œuvred'art devient la préoccupation centrale des avant-gardes. Abstraction et pureté sont pour un temps lesdeux mots d'ordre: abstraction, pour trouver au-delàde la diversité des apparences un dénominateur com-mun, un langage universel qui transcende toutes les

cultures; pureté, pour extirper de l'art ce qui ne luiest pas essentiel. Très vite, l'histoire, le sujet, le des-sin apparaissent comme des éléments extérieurs à lapeinture qui finit par n'être que couleurs, formes etmatières. Mais les plus radicaux n'admettent bientôtplus que les couleurs primaires, tels Mondrian et VanDoesbourg. Cette ascèse exigeante aboutit finalementau Carré blanc sur fond blanc de Malevitch, ou auNoir sur noir de Rodtchenko qui sonne, selon le cri-tique russe Taraboukhine, le glas de toute peinture,la mort de l'art. L'art peut certes continuer à vivre,ajoute-t-il, mais non comme œuvre, simplementcomme substance créatrice.Ce meurtre, fondateur des recherches contemporaines,est une coupure irrémédiable. Il met en évidencel'inanité de toute définition à visée universelle quis'appliquerait à l'œuvre d'art. La quête de la réalitéprofonde de l'œuvre a dissous cette dernière dansses constituants et a néantisé l'objet de sa recherche.Transgression fatale due à l’orgueil prométhéen, cettequête condamne ceux qui ont voulu connaître lanature intime, presque ontologique, de l’œuvre à neplus pouvoir œuvrer.Pas de vérité métaphysique donc, mais simplementun rôle social et conventionnel à redéfinir à chaquefois. La démonstration en est faite par l'absurde: MarcelDuchamp s'y applique de façon radicale en exposantdes Ready-made, objets manufacturés des plus ordi-naires. Ainsi devient œuvre d'art ce que l'artistedésigne sous ce vocable. Ce dernier possède le pou-voir exorbitant d'extraire du champ des objets usuels,anonymes et utilitaires, le plus banal, le plus indus-triel et le moins noble d'entre eux, un urinoir, et delui donner le statut d'œuvre d'art.Le problème est ainsi déplacé de l'œuvre vers l'ar-tiste. Car il ne suffit pas de détourner un objet de sadestination première pour en faire une œuvre d'art,il faut encore le faire savoir, il faut que celui qui leprétend ait un fort crédit en tant qu'artiste. L'urinoirne vaut que par Duchamp; et si le statut historiquede cet objet l’autorise à couler des jours paisibles dansun musée, cet urinoir exclut du musée tout autre uri-noir: la répétition enlève toute force à l'acte subversif.L'objet et l'œuvre n'existent plus que comme trace,souvenir d'un moment historique. Les faux se pres-sent à la porte des musées et la traçabilité est ici dela première importance.C’est entendu, l'art est affaire d'artistes. Mais quel estdonc cet artiste? Se reconnaît-il infailliblement dès sanaissance, comme une réincarnation du Dalaï-Lama?A-t-il un caractère spécifique qui le porterait vers la

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1 – l’œuvre d’art

création? Pour le philosophe Mikel Dufrenne, l'artisteest un homme chez qui la volonté de faire est plusexacerbée que chez tout autre, un homo faber faberen quelque sorte. « Volonté plus impérieuse et plusefficace qui se manifeste en produisant des objetsplus inutiles ». Volonté encore mue par le désir, « désird'un autre monde, qui peut tenter de s'accomplir dansce monde, en lui imprimant sa marque. Peut-être est-ce parce que c'est dans ce monde, sur fond deprésence, que s'éprouve l'absence, le manque... Cedésir d'un autre monde est aussi désir d'être soi: d'êtrereconnu par l'autre, mais aussi de se reconnaître dansl'objectivité même de l'objet ».Des chercheurs et sociologues comme Wittkover ontétudié les tempéraments des artistes passés. Ils ontmis à mal le mythe de l'artiste saturnien et mélanco-lique, inspiré par le Soleil noir cher à Nerval; ils ontmontré au contraire que tout type de caractère seretrouvait parmi ceux qu'il est convenu de considé-rer comme les plus grands artistes. Est artiste finalementcelui qui en persuade les autres. Jamais l'aspect socialn'avait été proclamé à ce point. Pour attirer l'atten-tion, l'artiste est donc condamné à innover ou à lefaire croire. Dans un monde où tout est permis, cecin'est pas évident surtout durablement!Mais qu'est-ce alors qu'une histoire de l'art, qu'est-ceque l'esthétique, si l'objet de leur étude ne peut êtredéfini plus précisément? L'entreprise même est-elle légi-time? De fait, si l'œuvre d'art résulte d'un consensussocial explicite ou implicite, il suffit de trouver desmoments historiques où ce consensus est suffisammentfort pour qu'une acception hic et nunc devienne légi-time et pour qu'une étude reprenne un sens.Il n'est certes pas possible de trouver des critèresapplicables de manière universelle pour définir l'œuvred'art. Longtemps considéré comme valeur suprêmedu jugement, le Beau a perdu son universalité etmême sa crédibilité ; il n'est au mieux que relatif. Enrevanche, il est envisageable de définir un champd'étude pour une période et un contexte culturel don-nés. Dans le même temps, il devient nécessaire depréciser dans quelles conditions l'activité artistiques'exerçait, dans quels buts les œuvres étaient créées.L'étude de l'art ne peut plus s'isoler de celle des autresactivités humaines et ne se comprend vraiment qu'ausein d'une étude culturelle plus vaste, prenant encompte, par exemple, les préoccupations religieuseset philosophiques, les conditions économiques etsociales. Ainsi, les mêmes raisons qui ont conduit lacréation artistique à devenir apparemment totalementarbitraire et subjective, plutôt confuse et difficile à

comprendre par le public, ces mêmes raisons ontporté l'histoire de l'art et l'étude des œuvres à deve-nir de plus en plus savantes, sous l’autorité despécialistes férus d'une période précise et restreinte.Cette lecture savante qui rend aux œuvres leur entièresignification, si elle semble la plus légitime, n'est pasla seule possible. Et ce n'est pas là le moindre mys-tère que l'œuvre d'art déborde du cadre restreint quil'a vu naître, pour s'enrichir de significations nou-velles au cours des années qui passent, en tout caspour les meilleures d'entre elles. Des lecturesmodernes se greffent sur d'autres plus anciennes eten renouvellent la perception. Détournement de senset polysémiologie indiquent que l'œuvre ne peut êtreenfermée dans le cadre trop étroit du discours; ellese prête pourtant volontiers aux significations renou-velées, aux explications poétiques ou savantes, auxthéories et aux démonstrations; mais elle n'est jamaisadhérente au langage et s'échappe par de nouveauxécrits, par d'autres regards qui ont oublié la sommedes textes qu'elle a suscités. Rapports complexes donc que ceux du texte et del'œuvre. Elle n'existerait pas dans toute sa complexitésans lui : il lui donne la pluralité des sens, il appro-fondit l'interrogation du regard et de l'esprit, il indiquede nouvelles voies par où l'explorer. Il l'utilise par-fois, sans égard, comme support à une réflexion danslaquelle elle n'a que peu à voir ; elle est alors l'inspi-ratrice, l'instigatrice d'une pensée qui s'en échappeet la surcharge d'un autre monde et d'une autre sen-sibilité. L’œuvre utilise aussi le texte pour montrerqu'elle donne à penser, pour indiquer dans quel sensl'artiste veut qu'elle soit lue. Ou bien encore, l'écri-ture envahit l'œuvre, se déverse en signes, en motsou en phrases, et devient le sujet même de la pein-ture (lettrisme) ; ou encore l'œuvre n'est plus quetexte, quand elle se veut conceptuelle.Dans ces conditions, pourquoi ne pas interroger lesartistes eux-mêmes? Beaucoup d'entre eux ont consi-gné par écrit des conseils et ont témoigné de leursméthodes de travail.« Quelle idée se faisait de ce qui est pour nous samaîtrise, un Velázquez, un Poussin, un des DouzeDieux de l'Olympe des Musées? Mon problème estinsoluble. L'eût-on posé à eux-mêmes et eussent-ilsrépondu, nous pourrions douter de la réponse, mêmela plus sincère, car la question va plus loin, ou plusavant, que toute sincérité. L'idée que l'on se fait desoi et qui joue un rôle essentiel dans une carrièretoute fondée sur les forces que l'on se sent, ne sedéveloppe ni ne s'exprime clairement à la conscience.

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I – NOTIONS D’ESTHÉTIQUE

Elle varie, d'ailleurs, comme ces forces, qui s'exal-tent, s’exténuent, renaissent pour si peu. Tout insolublequ'il est, ce problème me semble réel et utile à poser »(Paul Valéry, Degas, danse, dessin).Il ressort de ces différentes approches que l’étudehistorique, l’analyse conceptuelle, l’investigation ration-nelle ne peuvent seules suffire à cerner l’œuvre; ellesont besoin d’être complétées par une approche plusintuitive qui redonne place à ce que certains dési-gnent par sensibilité et émotion, termes suspects etdécriés par la variabilité et la subjectivité de ce qu’ilsrecouvrent mais qui soulignent cependant l’impossi-bilité de cerner totalement l’œuvre par l’analyserationnelle et de la réduire au seul langage. L’œuvreéchappe aux significations qu’elle suscite et débordede tout cadre où l’on voudrait l’inscrire ; elle renaîtde toute analyse comme le phœnix de ses cendres.Cette capacité à perpétuellement se dépasser est entout cas fondatrice de son existence en tant qu’œuvre.

2. LE SUJET ET L’HISTOIRE

En 1987, dans une interview télévisée, Jean-LucGodard affirmait que le sujet de ses films était tou-jours facilement déterminé; en revanche il se plaignaitdes difficultés à trouver l'histoire qui permet d'abor-der le sujet. Cette distinction entre sujet et histoire estimportante; elle s'applique aussi bien à la peinturequ’à toute autre forme de création artistique. Elle per-met de mieux saisir les enjeux d’une peinturefigurative. Le sujet est ainsi l’essentiel d’une œuvre,il en est la substance; l’histoire n’en est que l’habillageextérieur, habillage contesté par l’art non figuratif. Ilest vrai que l’art académique de la fin du XIXe siècleavait abusé de peintures et de sculptures sans sujet,où l’histoire était reine; une œuvre réduite à son his-toire, voilà ce qui pourrait définir l’art anecdotiquedu plus mauvais académisme. Les sujets sont peunombreux et d'ordre existentiel : la vie, la mort,l'amour, le devenir… L’histoire qui peut exprimer lesujet est inépuisable, mais menace à chaque instantd’occulter le sujet et de n’être plus qu’anecdote: lechemin est étroit sur le fil du rasoir.L'histoire était en d'autres temps fournie par le mythe,ou par la religion: ils étaient les véhicules exemplaires

de l'expression des passions humaines. Au MoyenÂge, par exemple, l'Ancien et le Nouveau Testamentfournissent la presque totalité des histoires à imager.La Passion du Christ permet d’exprimer tous les sen-timents et tous les tourments de l'âme humaine. L'artistepeut renouveler un thème abondamment traité parses prédécesseurs en modifiant les dispositions desprotagonistes, en imaginant des attitudes et des expres-sions nouvelles pour les acteurs du drame sacré, maisil doit se conformer au dogme pour l'essentiel.À partir de la Renaissance, des alternatives sont deve-nues possibles ; l'éloignement progressif du divin amême obligé les artistes à trouver leurs propres his-toires, leurs thèmes personnels. L'art y a gagné endiversité, mais chaque artiste s'est trouvé confrontédepuis à une recherche souvent difficile. La mytho-logie antique a d'abord été fortement sollicitée. Lesaventures ou les exploits des héros et des dieuxantiques illustraient de manière symbolique les pas-sions et les pulsions profondes de l'homme. Cettelecture exemplaire s'est progressivement transforméeen une convention qui a porté certains artistes àrechercher des voies moins convenues. Des genresapparemment moins ambitieux se sont développés:paysage, nature morte et portrait remplaçaient la pein-ture d'histoire, ou tout du moins rivalisaient avec elle.L'histoire est ainsi progressivement remplacée parl'objet.Enfin, une coupure plus radicale s'est produite audébut du XXe siècle lorsque des artistes ont pensé pou-voir se passer d'histoire pour peindre le sujet, lorsquela peinture a commencé à explorer les voies de l'abs-traction. Le point de départ en est l'expérience deKandinsky, rentrant un soir dans son atelier aprèsune longue journée de travail et découvrant dans lapénombre un tableau « indiciblement beau, tout irra-dié de lumière intérieure ». Il s'agit de l'un de sespropres tableaux posé par hasard de côté et qu'il n'adonc pas reconnu. « J'essayai le lendemain à la lumièredu jour de retrouver l'impression de la veille, je n'yréussis qu'à moitié. Même mis sur le côté je retrou-vai toujours l'objet, et il manquait aussi la lumièrebleue du crépuscule. Je sus alors expressément queles objets nuisaient à ma peinture » (Ruckblicke,« Regards sur le passé », 1913). La voie n'est pas plusaisée pour autant ; comme l'écrit encore Kandinsky,« par quoi remplacer l'objet ? ».Pour essayer de mieux cerner cette interrogation, fai-sons un détour par la littérature, et par un petit essaide Natsumé Sôseki, Oreiller d'herbes, dans lequel l'au-teur essaye de mettre à jour les ressorts de la création

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1 – l’œuvre d’art

artistique, plus précisément ceux du peintre et dupoète. L'auteur possède une double culture, orien-tale et occidentale, qui donne à ce court récit un vifintérêt pour notre recherche. Il y décrit un bref voyageentrepris par lui-même dans les montagnes, en vued'approfondir sa connaissance de l'art.Qu'est-ce que l'art ? Selon Sôseki « Dès que vous avezcompris qu'il est partout difficile de vivre, alors naîtla poésie et advient la peinture ». L'art est ainsi plu-tôt une attitude devant la vie, une modalité du regard,de l'audition, de l'esprit, qu'une pratique ou une créa-tion. « Il ne s'agit pas de projeter le monde. Il suffitd'y poser son regard directement, c'est là que naît lapoésie et c'est là que le chant s'élève. Même si l'idéen'est pas couchée par écrit, le son du cristal résonnedans le cœur. Même si la peinture n'est pas étaléesur la toile, l'éclat des couleurs se reflète dans le regardintérieur ». Le maître mot du voyage de Sôseki seradonc l'impassibilité : c'est-à-dire tendre à tout consi-dérer comme un tableau ou comme un poème.Chemin faisant, Sôseki est néanmoins tenté par l'écri-ture et la peinture; il s'y essaye plusieurs fois maisressort mécontent de ses expériences. Car il s'aper-çoit qu'il ne cherche pas à exprimer un paysage ouun tableau comme les « peintres ordinaires », maisplutôt un état d'âme. « Comment exprimer dans untableau cet état d'esprit ? Ou plutôt le problème estde savoir par quel moyen concret je peux donnercorps à cet état d'esprit afin que les gens puissent lecomprendre ».« Il faut peindre de telle sorte que les couleurs, lesformes, les tonalités apparaissent et que je puisse aus-sitôt reconnaître ma propre conscience et me dire:Ah, je suis là ! Il faut peindre de telle sorte que l'onsoit dans une situation semblable à celle d'un pèrequi aurait erré dans une soixantaine de provinces àla recherche de son fils perdu, sans l'avoir jamaisoublié, de nuit comme de jour, qui l'aurait soudainrencontré au coin de la rue et, en moins de tempsqu'il n'en faut à l'éclair pour zébrer le ciel, s'écrierait :Te voilà ! C'est cela qui est difficile ».Sôseki s'essaye alors en vain à peindre un tableaupuis à écrire un poème qui traduiraient son état d'es-prit. Il est un moment distrait de son travail par unesilhouette qui passe devant sa porte, celle de la fillede la maison en kimono d'apparat. Cette apparentedigression est en fait l'application délicate et subtiledes principes exposés précédemment dans le récit.La réalité, ou plus exactement la réalité du récit sefait poème, lieu du passage de l'impression, de l'étatd'esprit du romancier vers l'esprit du lecteur.

Glissement subversif et progressif qui transforme unéchec apparent en une des plus belles réussites lit-téraires du livre. Jeu également, puisque l'objetrecherché semble, après s'être refusé longuement àla volonté et à la méditation du poète, venir de lui-même lorsque tout espoir de le rencontrer s'estévanoui. À qui n'y prendrait pas garde, la réalité sem-blerait vaincre l'art. L'art est ici au comble duraffinement et le vent du printemps peut enfin por-ter sa brise, à travers le texte, vers le lecteur attentif :« Je ne sais pas pourquoi elle va et vient, sur le longcorridor, vêtue d'un ample kimono de cérémonie. Jene sais pas non plus depuis quand elle fait cette mys-térieuse promenade dans cette tenue mystérieuse. Jecomprends encore moins le sens de cet acte. Elleapparaît dans l'entrée. Elle répète si souvent cet acteincompréhensible, avec une telle solennité et dansun tel silence que je me sens dans un drôle d'état.Est-ce un geste qui exprime le regret du printempsqui s'en va ? Mais elle paraît trop insouciante.Cependant pour accomplir des gestes insouciants,pourquoi s'habiller si somptueusement ?... La nuitouvre ses portes pour aspirer cette brillante figuredans les ténèbres ».Il voudrait bien lui demander le sens de cette parade,mais la nuit, le respect, le souci peut-être d'impassi-bilité retiennent à chaque fois la parole, au momentd'être proférée. Et la silhouette s'évanouit dans l'ombre,n'ayant été finalement que pur tableau ou poème.Toute vulgarité explicative nous est donc épargnée.Le précepte énoncé dans les premières pages s'ap-plique à merveille : il suffit de considérer la réalitécomme un tableau ou un poème, indépendammentde toute autre qualité, pour qu'elle devienne effecti-vement tableau ou poème.L'art consiste à dire les choses sans s'interposer, lafeuille de papier se fait calque transparent et n'inter-pose plus son opacité sur le monde. Sans plus depesanteur, le pinceau glisse sur la feuille comme lesêtres flottent sur le monde. Les lettres et les couleursdevenues diaphanes se laissent oublier pour trans-mettre l'évidence d'une présence.L'histoire, l'objet, ce que l'œuvre apparemment repré-sente, deviennent d'une certaine façon sansimportance. Ils sont le support à autre chose, le pas-sage vers un au-delà de l'œuvre, vers un non-dit bienplus essentiel. Mais en même temps ils sont les mes-sagers de cet au-delà qui sans eux n'existerait pas.C'est pourquoi, presque dans le même temps oùKandinsky affirmait que l'objet nuisait à sa peinture,Braque écrivait : « C'est le sujet qui fait le peintre »,

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I – NOTIONS D’ESTHÉTIQUE

énonçant ainsi l'ancrage indispensable de l'art dansle concret, fût-il fort éloigné des apparences de laréalité, car le sujet peut fort bien être abstrait.Apparemment contradictoires, les deux démarchesénoncent des idées similaires: l'art ne dit pas ce qu'ilsemble dire, mais il ne peut cependant se passer d'unsupport pour le faire.

3. LA FLAGELLATION

La Flagellation de Piero della Francesca a été et estencore admirée de façon très générale ; ce tableaufait partie de ce qu'il est convenu d'appeler les chefs-d'œuvre. Dans notre enquête sur l'œuvre d'art,interrogeons-nous sur les raisons de cette admirationpour essayer de saisir quelques clés.L'œuvre est signée en latin: Opus Petri de Borgo SanctiSepulcri ; Pierre de Borgo San Sepolcro, connu main-tenant sous le nom de Piero della Francesca.L'attribution de l'œuvre n'est pas contestée et son his-toire est simple: peinte pour la sacristie de la cathédraled'Urbino dans les années 1450-1460, elle y est restéelongtemps, puis a été déplacée récemment au Muséenational des Marches, dans le palais ducal d'Urbino.L’histoire représentée ne porte pas à controverse :c'est la Flagellation du Christ dans le prétoire, lieuoù Ponce Pilate, le procurateur de Judée, rend la jus-tice. Le tableau cependant a suscité de nombreuxcommentaires. En effet, si la scène de gauche sereconnaît aisément, il n'en va pas de même des troispersonnages situés sur la droite du tableau. Leurimportance au premier plan intrigue encore davan-tage; la recherche s'est donc longtemps concentréesur l'identification de ces trois protagonistes. Les fami-liers du comte d'Urbino ont légitimement eu la faveurdes érudits.Au-delà de l'identification des trois hommes, leur pré-sence ici, non loin de la Flagellation, demandeexplication. Pourquoi le peintre a-t-il souhaité lesréunir sur la droite du tableau? Pourquoi insister autantsur un épisode extérieur à ce qui devrait normale-ment constituer l'essentiel de l'œuvre: la Flagellationdu Christ, repoussée au contraire à l'arrière-plan? Ily a donc intention manifeste de provoquer la réflexiondu spectateur.

Selon un usage très développé déjà au Moyen Âge,le tableau met en parallèle deux scènes narrativesappartenant à des époques différentes. Le procédéest habituel pour indiquer une relation de sens, pourorienter la lecture de l'une, ici la conversation, contem-poraine de Piero, par l'autre, la Flagellation du Christ.L'historien Kenneth Clark proposa le premier uneexplication, toujours en vigueur dans son principe:le tableau est une métaphore de l'Église souffrante,flagellée, par la séparation entre Église d'Orient etÉglise d'Occident d'une part, par l'expansion de lapuissance des Turcs musulmans qui, en 1453, se sontemparés de Constantinople, d’autre part. Dans cettehypothèse, le personnage de gauche serait identifiéà Jean Bessarion, ambassadeur de l'Église d'Orient,venu demander l'aide de l'Occident contre les Turcs,et plaidant pour la réunification des deux Églises. Ilferait cette demande à Giovanni Bacci, nonce de laChambre apostolique, représenté sur la droite. Letableau se propose donc comme une allégorie de l'É-glise souffrante, mais serait aussi allégorie d'une autresouffrance, privée cette fois, celle du duc d’Urbin,Frédéric de Montefeltre, affligé de la mort de son fils,représenté au centre de la conversation. D’autres iden-tifications sont proposées. Dans toutes les hypothèses,le sens allégorique à plusieurs niveaux d'interpréta-tion s'impose, les différents niveaux se renforçant etse faisant écho.L'enquête sur la storia, la signification du tableau,lève donc une partie du voile. Mais que nous apprend-elle sur lui, en tant que chef-d'œuvre? A priori rien,car il est possible de réaliser une œuvre fort médiocreavec les mêmes éléments; à y regarder de plus près,on s'aperçoit cependant que l'imbrication de plusieursniveaux de signification n'est pas sans lien avec lecaractère d'étrangeté, donc de fascination, du tableau;ou, pour être un peu plus précis, que les situationsrespectives des deux épisodes corrélés sont un traitde génie de Piero, comme l'est aussi l'espace archi-tectural qui leur sert de cadre. Les deux histoires sontséparées par une forte césure blanche, formée parune bande claire du dallage sur laquelle s'élève unecolonne d'ordre composite surmontée d'un entable-ment; c'est une césure visuellement très importante,que les différences d'échelle accentuent encore. Àdroite, les contemporains du peintre discutent au toutpremier plan, les pieds presque posés au bord infé-rieur du tableau; la Flagellation se déroule dans lelointain. Ainsi la profondeur spatiale du tableau estaussi une échelle de temps: les deux personnagesencore vivants au moment où l’artiste peint ce tableau

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sont les plus proches, le jeune homme blond mortrécemment est en léger retrait, le drame divin sedéroule loin derrière. En d'autres termes, le talent dePiero consiste ici à traduire une histoire précise en unlangage spatiotemporel géométrique, à trouver desconcordances signifiantes entre une certaine découpegéométrique de la surface du tableau et l'action cen-sée s'y dérouler.La découpe géométrique de l'espace du tableau frapped'emblée. Bien que la perspective soit rigoureuse, ily a peu de directions obliques; les horizontales et lesverticales dominent. Elles sont accentuées par la répar-tition des couleurs, trois tons principaux très contrastésqui mettent en valeur les découpes des éléments d'ar-chitecture: blanc ivoire, noir ou vert foncé pour lesdifférents marbres de la tribune du prétoire, rougedes plaques du dallage en griotte d’Italie. La réparti-tion semble correspondre elle aussi à une certainesymbolique et les contrastes forts de couleurs

perturbent la perception de l'espace: si on analyse letableau en tenant compte de la vision perspective,on obtient une sensation très vive de profondeur; siau contraire on regarde simplement les couleurs, onest plutôt frappé par une sensation de planéité del'ensemble. Ce décalage, certainement recherché parle peintre, sollicite fortement l'attention et contribueà son tour au sentiment général d'étrangeté.La composition géométrique du tableau est simple etrigoureuse: elle met en exergue les propriétés du carré.Le rectangle du tableau est obtenu en traçant un carréet en rabattant la diagonale du carré. La proportionest donc √2, nombre qui selon Alain Jaubert jouissaitde propriétés mystiques, en tant qu'alogon, c'est-à-dire inexprimable. Dans un film, qui porte le joli titrede Rêve de la diagonale, A. Jaubert cherche tous lesarcanes de la géométrie du tableau. Les deux carrésconstruits sur les petits côtés du rectangle jouent un rôleimportant; l'intersection de deux de leurs diagonales

Fig. 1-4 Piero Della Francesca, La Flagellation, vers 1447-1449, 59 x 81 cm.Urbino, Galleria Nazionale delle Marche.

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définit le point de fuite de la perspective, reliée ainsià la construction géométrique secrète de l'image.L'espace architectural du tableau ne correspond àaucun monument connu : c'est une invention dupeintre, qui a peut-être servi d'inspiration pour desconstructions postérieures. Dans une enquête visuelled'une rare perspicacité, A. Jaubert s'efforce de per-cer la mesure de toutes choses, et de reconstituerl'espace tridimensionnel. Il remarque que la hauteurdu tableau est égale à la brasse ou braccio, unité demesure toscane de l'époque. Il constate que le Christest représenté avec une hauteur de 17,8 cm. Sachantque la tradition attribuait au Christ une taille de 1,78 mil en déduit l'échelle à cette profondeur, 1/10, et par-tant toutes les autres mesures. Il nous apprend ainsique les dalles rouges sont des carrés et mesurent2,45 m de côté, que la bande blanche qui les séparemesure 42 cm de largeur, que « la loggia est un volumed'environ 9 mètres de long, 6 mètres de large et 3mètres de haut. Les personnages du premier plansont situés à huit mètres environ de la colonne duChrist, et le palais à l'arrière-plan de la loggia se trouveà 51 mètres de l'œil du spectateur ». Bien d'autresobservations lui permettent de reconstituer l'espacede la Flagellation en image tridimensionnelle.A. Jaubert est persuadé que Piero a construit unemaquette de cette architecture pour la dessiner etpeindre son tableau; il pense qu'il a dû aussi s'en ser-vir pour étudier les effets de lumière.

Tout n'est cependant pas aussi clair qu'il pourraitparaître dans le tableau. Les personnages de droitemasquent les parties basses des bâtiments, interdisantainsi de pouvoir les situer précisément. Ce qu'A. Jaubertinterprète: « Tout l'espace de la loggia est rationnel,concret, alors que l'extérieur manque de points derepère perspectifs. Les personnages de droite évo-luent en effet dans le rabattement de la diagonale ducarré, donc dans un espace à proprement parler irra-tionnel. Notre propre monde est lui-même illusion, ilest comme l'émanation, le rêve d'une autre histoirequi aurait eu lieu dans un passé ancien et qui se répèteà l'infini, de génération en génération ».Cette lecture savante n'est cependant pas facilementaccessible; sans Alain Jaubert et quelques historiensnous n'en saurions peut-être plus rien. Cette connais-sance ajoute certes à notre plaisir, mais peut-on endéduire que l'œuvre de Piero est un chef-d'œuvreparce qu'elle est d'une géométrie savante? Cette géo-métrie aurait tout aussi bien pu en faire une œuvrefroide ; on peut même s'émerveiller que le tableaun'ait pas succombé à tant de savoir. L'un des secretsde Piero réside dans sa capacité à concilier savoir etmystère, calcul et vie, à laisser une part d'ombre aumilieu de tant de clarté. D'un point de vue pictural,on constate une grande diversité des formes induitespar la géométrie constitutive de l'œuvre. Si l'on consi-dère les contours extérieurs des formes blanches,noires ou rouges, on remarque qu'aucune n'est sem-blable à une autre; du simple rectangle aux formesles plus complexes, toutes ont des tracés et des super-ficies différentes. Des lectures multiples etcomplémentaires s'enrichissent les unes les autres :lecture perspective, lecture géométrique, lecture colo-rée… Piero est le premier peintre à avoir de manièreaussi systématique interrogé la géométrie du rectangle.Il y recherche une correspondance intime avec le sujetqu'il doit traiter; comme Dieu a composé le mondeavec le nombre, l'artiste, selon lui, doit agir de mêmeavec son tableau, reflet partiel de la création. Le secretde la réussite de Piero della Francesca n'est pas danscette conception, il est dans la profonde certitude quil'anime: œuvrer en vue de la perfection pour décou-vrir une vérité. Mais cette vérité ne vaut pas au-delàde Piero; elle ne vaut que pour lui, parce qu'elle cor-respond si profondément à son être qu'il finit par s'yconfondre. Reprendre la voie de Piero, c'est se condam-ner à n'être que le reflet d'un reflet. Chaque artistedoit réfléchir au parcours de ses devanciers, mais pourles égaler, il est obligé de s'écarter de leur route afinde tracer des voies nouvelles.

Fig 1-5 Schéma de composition de la Flagellation.

I – NOTIONS D’ESTHÉTIQUE

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1 – l’œuvre d’art

4. LA COMPOSITION

L’étude de la Flagellation a permis de se familiariseravec la notion de composition, ou manière dont lesdifférentes parties de l’œuvre s’ordonnent, s’articu-lent et se commandent ; la composition est l’ordresupérieur auquel toutes les parties obéissent. On peutdire qu’il y a la même différence entre une scènecomposée et les différents éléments qui la compo-sent, qu’entre une molécule d’ADN et les atomes quila constituent. Les tracés géométriques souvent pro-posés comme procédés d’analyse peuvent semblerune opération arbitraire et artificielle. En fait, ils sontune manière de mettre en évidence les rythmes et lesproportions qui structurent l’œuvre. L’artiste part d’ara-besques, d’obliques, de toute une construction propreà circonvenir son idée poétique. Chaque artiste pri-vilégie des tracés, des rythmes, des directions quireviennent plus fréquemment que d’autres; son espritsemble en harmonie avec des combinaisons de formeset de surfaces particulières. Chacun trouve une solu-tion à l’accord d’une courbe et d’une contre-courbe,à l’équilibre des masses claires et sombres.On objecte souvent à la validité des trames géomé-triques placées sur les œuvres, l’existence de différentsschémas également satisfaisants. L’objection n’est passans fondement. Certaines esquisses, heureusementconservées, montrent cependant des trames dues àl’artiste lui-même et confirment l’existence de ce typede recherches. Plusieurs dessins de Claude Lorrainillustrent la tendance à utiliser les diagonales pourcomposer des paysages. Certaines périodes, métho-diques et savantes (par exemple les peintures italienneet flamande du XVe siècle), ont utilisé ces méthodesplus que d’autres, fougueuses et intuitives. Cependant,même pour des artistes n’ayant pas explicitementrecherché des tracés pour composer leurs œuvres,ces trames ne sont pas forcément dénuées de sens.Il faut en effet tenir compte de traditions d’atelier quimaintiennent des habitudes, des systèmes de com-position implicites. De plus, dans le monde des artistes,la référence aux œuvres est fréquente. L’admirationpour un aîné prestigieux entraîne souvent une pro-pension à copier des apparences, des dispositions etdes proportions qui transmettent certains tracés,inconsciemment. Ainsi, le peintre peut fort bien nepas avoir cherché une trame géométrique, qui pour-tant explique partiellement sa démarche. Il ne faut

pas non plus accorder à ces trames plus que cequ’elles peuvent donner: la visualisation d’une volontéde simplification géométrique regroupant les diffé-rents éléments en un ensemble plus cohérent et lisible.

De l’intention à l’œuvre

À la mort d'un peintre, on retrouve généralement unequantité importante de dessins, de projets plus oumoins aboutis, de notes, d'essais de couleurs, que lepeintre a conservés auprès de lui et n'a probablementvoulu ni montrer, ni vendre. Ils constituaient samémoire, le fonds dans lequel il venait puiser soninspiration, la projection sur le papier ou la toile d'ununivers mental en devenir. La pensée de l'artiste abesoin d'être précisée en des propositions dont l'am-bition n'est pas de plaire, mais qui servent simplementde relais entre un projet encore vague, une imagefugitive entrevue par l'artiste et la réalisation finale.Ces productions réservées à l'intimité de l'artiste sedivisent en deux catégories principales: les études etles esquisses.On appelle étude tout ce qui est fait d'après nature:dessin, aquarelle, peinture ou modelage. Par ce tra-vail, l'artiste étudie ce qu'il voit et rend compte duspectacle de la nature. Il scrute et détermine en mêmetemps ce qui le retient dans ce qu'il observe. Plus oumoins consciemment, il trie, choisit, amplifie les élé-ments qu'il juge intéressants, significatifs ou expressifs.

Fig. 1-6 Claude Gellée dit Le Lorrain, esquisse de paysage montrantla recherche de la composition à l’aide des directions diagonales, 14 x 22 cm, plume et encre brune, lavis brun.

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I – NOTIONS D’ESTHÉTIQUE

L'étude n'est pas un compte rendu objectif, photo-graphique de la nature ; elle est déjà l'expression dela personnalité de l'artiste, même si ce n'est pas encoreson propos ; elle en est l'expression presque invo-lontaire. La pratique de l’étude d'après nature sembleremonter aux temps les plus anciens. On retrouvede nombreux ostraca, morceaux de calcaire ou deterre cuite, qui datent du nouvel Empire égyptien(1580-1100 av. J.-C.) et qui sont recouverts de des-sins d'une facture très libre. On pense qu'il s'agit detravaux d'élèves s'initiant à la technique du dessin,ou bien de peintres plus confirmés s'amusant à desexercices moins rigoureux que la décoration despalais ou des tombeaux; on retrouve ainsi des cari-catures, des visages de face, des croquis demouvement, des silhouettes d'animaux, etc. Pour despériodes plus récentes, on n’est pas toujours aussibien documenté. C'est que ces œuvres ne font pasl'objet de soins particuliers et ont souvent été rapi-dement détruites par le temps. Tout porte à pensercependant que la pratique en a été constante.Une esquisse est le projet d'une œuvre dont l'artistetente de préciser l'essentiel; c'est un morceau de rêvequi se fixe ou déjà une création plus aboutie, car sou-vent il peut y avoir plusieurs esquisses successivespar lesquelles se dessinent progressivement les carac-téristiques finales. Depuis le simple jet de quelquestraits ou couleurs, jusqu’au tableau exécuté à uneéchelle réduite, les esquisses proposent tous les stadesd’achèvement et de finition.Chaque artiste en use à sa manière. Ainsi, certains nejugent pas nécessaire de rechercher des esquissesavant de commencer le tableau, préférant livrer direc-tement le combat avec l'ange. Les portraits de FransHals reflètent cette manière hardie dans laquelle legeste du peintre se lit encore aisément et « le travailn'efface pas les traces du travail » (Paul Valéry).À cette époque cependant, la pratique générale estplutôt de procéder par étapes en se conformant auxrègles codifiées par Alberti, reprises ensuite par GianPaolo Lomazzo dans son Trattato dell’arte della pit-tura, en 1584. Pour ces théoriciens, le peintre doitd’abord se documenter sur son sujet, lire des textespouvant l’en instruire. Ensuite vient le moment de lacomposition où l’artiste se retire seul dans son ate-lier et cherche, de préférence dans l’obscurité, à fairevenir à la conscience une image de l’œuvre future.C’est le disegno interno, ou idée, qui est ensuitereporté sur le papier par un disegno esterno, ou cro-quis de l’idée. Ainsi la pittura e cosa mentale, selonles termes de Léonard de Vinci. Le dessin avant tout

Fig 1-8 Carlo Maratta (1625-1713), La Nymphe Égérie dicte des lois à Numa Pompilius.Rome, Istituto Nazionale per la Grafica.

Fig. 1-7 Chat gardant des oies, 1305-1080 av. J.-C., provenant de Deir-el-Bahari, 10 x 13 cm, encre sur calcaire.Musée du Caire.

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1 – l’œuvre d’art

est dessein et, selon un véritable topos, est considérécomme le père de tous les autres arts, cela depuis leXVe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. La phase technique de mise en forme est doncseconde par rapport à celle de la conception quirévèle le génie de l’artiste. Elle comporte souvent desesquisses successives, de plus en plus précises ettechniquement complexes.L'esquisse peinte n'est attestée qu'à partir du XVIe siècle,d'abord dans les milieux maniéristes toscans, puisrapidement à Venise. Elle permet au maître de l'ate-lier de se faire aider dans son travail, au moins pourdes tâches secondaires, comme le report de la com-position à grande échelle sur une vaste paroi, ouencore la peinture de parties moins délicates: ciels,

sols, architectures. Le maître se réserve les morceauxles plus délicats, visages, mains, personnages princi-paux, et veille à l'harmonie de l'ensemble. Titien,Tintoret, Véronèse adoptent largement cet usage. Lapratique des esquisses peintes se généralise ensuite.Celles de Rubens et de Tiepolo sont célèbres et viterecherchées des collectionneurs. À partir de David,l'esquisse est presque un genre imposé, même pourles tableaux de dimensions restreintes. Moins prati-quée à l'époque moderne, elle reste néanmoins envigueur pour la peinture monumentale, ou persistecomme recherche personnelle de l'artiste.De tout ce qui précède, une problématique se des-sine : celle de l'achèvement de l'œuvre. L'œuvreest-elle plus expressive, intéressante, authentique,d'avoir été soigneusement élaborée ? L'artisteexprime-t-il mieux sa pensée d'avoir pratiqué denombreuses études préliminaires, d'avoir progres-sivement cherché des esquisses colorées ? Ou bienest-il préférable que le tableau soit le lieu où toutesles recherches se concentrent, où toutes les hésita-tions sont encore décelables, où tous les combatsse sont déroulés ? À chacun sa réponse ; à chaqueépoque surtout, une certaine prédilection et unecertaine pratique.Regardant un dessin de danseuse par Degas, PaulValéry s'interrogeait sur cette question dans un essaiintitulé Degas, danse, dessin : « Je songeais, en la regardant à un dessin d'Holbeinqui est à Bâle, et qui représente une main. Supposezque l'on fasse une main de bois, comme celle quis'ajuste au moignon d'un manchot, et qu'un artistel'ait dessinée avant qu'elle ne soit achevée, les doigtsdéjà assemblés et à demi-ployés, mais non encoredégrossis, tellement que les phalanges soient autantde dés allongés, à section carrée. Telle est la main deBâle. Je me suis demandé si cette curieuse étuden'avait pas eu, dans la pensée d'Holbein, la signifi-cation d'un exercice contre la mollesse et la rotonditédu dessin.Certains peintres de notre temps semblent avoir com-pris la nécessité de constructions de ce genre; maisils n'ont pas manqué de confondre l'exercice avecl'œuvre, et ils ont pris pour fin ce qui ne doit êtrequ'un moyen. Rien de plus moderne.Achever un ouvrage consiste à faire disparaître toutce qui montre ou suggère sa fabrication. L'artiste nedoit, selon cette condition surannée, s'accuser que parson style, et doit soutenir son effort jusqu'à ce que letravail ait effacé les traces du travail. Mais le souci dela personne et de l'instant l'emportant peu à peu sur

Fig 1-9 Rubens, esquisse pour l’Adoration des Mages, 1633, 50 x 36 cm.Londres, Wallace collection.

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I – NOTIONS D’ESTHÉTIQUE

celui de l'œuvre en soi et de la durée, la conditiond'achèvement a paru non seulement inutile et gênante,mais même contraire à la vérité, à la sensibilité et à lamanifestation du génie. La personnalité parut essen-tielle, même au public. L'esquisse valut le tableau ».Dans sa volonté de classicisme qui lui fait préférerl'œuvre achevée à l'esquisse, Paul Valéry ne s'inter-roge peut être pas suffisamment sur les raisons de cechangement de goût. N'y a-t-il vraiment là que mani-festation de l'ego du peintre?En fait ce qui est perdu, d'une certaine manière l'estau profit d'autre chose. Dans les portraits fauves deMatisse, il est évident que le dessin est approximatif,la forme heurtée, le modelé inexistant ; ces modali-tés s’avèrent cependant indispensables pour exalterla couleur pure à ce degré d'intensité. Un bleu decobalt, un rouge vermillon et un vert émeraude nepeuvent cohabiter sur un visage qu'au prix d'une cer-taine approximation de la forme; on peut regretterou se réjouir de ce changement, préférer Rembrandtà Matisse, ou réciproquement. Ceci est affaire du choixde chacun. Mais il ne faut pas regretter que Matissene finisse pas davantage le portrait ; il a trouvé laforme qui convient à sa couleur ou, autrement dit,ce qui a été perdu dans l'ordre de la perfection dudessin a été gagné dans l'ordre de l'intensité de lacouleur. C'est ce que Valéry entrevoit lorsqu'il sou-ligne les « perfections contradictoires » des maîtres dupassé: lignes, formes et couleurs ont des ordres deperfection qui s'excluent mutuellement.À partir de cette constatation, deux démarches sontfinalement possibles: la première consiste à chercherun certain équilibre entre ces composantes pour satis-faire le plus grand nombre possible de plaisirspicturaux; la seconde s'emploie au contraire à privi-légier un aspect au détriment de tous les autres. Lapremière est d'autant plus classique que l'équilibreest plus grand, la seconde d'autant plus modernequ'une seule composante est sollicitée. Mais de toutemanière, il faut opérer des choix, donc renoncer àdes pans entiers de la pratique artistique qui peuventpourtant avoir un attrait important pour l'artiste.L’histoire de l'art est ainsi l'abandon constant de savoir-faire séduisants. Sollicité par des couleurs ou desformes, l’artiste doit délaisser tout ce qui ne participepas du monde particulier qu’il s'efforce de forger.Mais comment être sûr des choix opérés? Toutes lesœuvres antérieures sont au contraire constammentprésentes à la mémoire pour offrir d'autres choix etd'autres options, aussi pertinents sinon plus, puisquedéjà reconnus et sacralisés par l'histoire.

Il y a donc un paradoxe profond dans la démarchede chaque artiste. Sans les œuvres du passé, il n’exis-terait pas en tant qu’artiste: c'est la fréquentation deces dernières, dans sa jeunesse, qui l'a incité à deve-nir ce qu'il est. Les artistes soulignent tous l'importancequ'a revêtue pour eux la rencontre avec telle ou telleœuvre dans leur décision de devenir créateur ou dansl'orientation future de leur travail ; les exemples dupassé agissent comme catalyseurs. Mais après cettepériode d'imprégnation et d'influence, vient le tempsnécessaire du rejet des influences extérieures, res-senties comme une entrave au développement de lapersonnalité. Un artiste est donc le résultat d'une ren-contre avec une œuvre antérieure ou un artiste plusâgé, puis d'une rupture, fondatrice de l'œuvre nou-velle. L'art naît de ce double mouvement de filiationet d'opposition.

Le Radeau de la Méduse

Les nombreux dessins préparatoires et esquisses deThéodore Géricault pour le Radeau de la Méduse per-mettent de suivre le cheminement de la pensée del’artiste.Le 18 juin 1816 la frégate La Méduse quitte la Francepour le Sénégal en voguant de conserve avec troisautres bâtiments, la corvette L’Écho, la flûte La Loireet le brick Argus. Elle transporte à son bord quatrecents personnes. Le 2 juillet, elle s’échoue par l’in-capacité de son commandant. Après cinq joursd’efforts inutiles pour la remettre à flot, le comman-dant fait construire à la hâte un radeau pour suppléerles canots de sauvetage défaillants. Cent cinquante-deux personnes s’y entassent, remorquées par lescanots. L’impossibilité d’une telle manœuvre oblige àrompre les amarres et le radeau dérive. Le brick Argusrecueille quinze moribonds douze jours plus tard.Pour les survivants, le scandale doit éclater. Pourquoitant de morts inutiles ? Pourquoi la France a-t-ellelaissé le commandement du navire à un homme inca-pable de l’assurer? Le gouvernement cherche à étoufferl’affaire, mais la presse anglaise s’empresse de s’enfaire l’écho. Géricault s’enflamme pour le sujet, dramemoderne qui lui permet de dénoncer l’injustice enmontrant la souffrance.L’élaboration de la toile définitive est riche d’enseigne-ments. Géricault pense d’abord à l’épisode de la révoltedes matelots contre les officiers et aux scènes de vio-lence qui l’accompagnent. La Scène de mutinerie est

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1 – l’œuvre d’art

composée comme un bas-relief, dans un extraordi-naire grouillement de corps qui trahit l’admiration dupeintre pour Michel-Ange. Pour atteindre le comblede l’horreur, il porte ensuite son choix sur une scènede cannibalisme. Son esprit plus serein et plus péné-tré aussi de la misère des naufragés lui conseille alorsl’épisode de la délivrance finale ; c’est le thème del’Argus en vue et du Sauvetage des naufragés. Cettedernière est une composition sur trois plans: le brickArgus dans le lointain, le canot de sauvetage au secondplan, enfin le radeau où le mouvement des naufra-gés, assez théâtral, reste composé frontalement. Seules,les obliques du radeau rompent une organisation spa-tiale faite de plans parallèles superposés. En dernierlieu, il choisit de représenter un moment bien pluspathétique que tous ceux décrits précédemment: celuioù l’espoir un instant rallumé doit s’éteindre à nou-veau, celui où des hommes épuisés et mourants, quiont cru voir la fin des tourments, doivent à nouveausombrer dans le désespoir et le néant. Le 17 juillet,les naufragés ont vu en effet un navire à l’horizon;ils ont tenté en vain de signaler leur présence.Dès les premières esquisses pour le Radeau de laMéduse, les directions obliques s’affirment. Le tableaudevient un élan du premier plan vers l’infini où sur-git l’espoir. L’oblique est accentuée jusqu’à la fin paramplification de la forme pyramidale du groupe desnaufragés et la tension augmente avec l’éloignementprogressif du vaisseau sur la mer.La composition finale en double pyramide (celle dela voile et des gréements, celle des naufragés) donneclarté et lisibilité à cet ensemble complexe dont lalecture pourrait autrement s’avérer difficile.Pour mener à bien l’exécution de ce tableau auxdimensions héroïques, Géricault s’installe dans unvaste local. Son biographe Charles Clément décrit ainsile labeur acharné de Géricault : « Comme son atelierde la rue des Martyrs était trop petit pour qu’il pûtsonger à y exécuter son tableau, il en avait loué unautre de très vastes dimensions dans le haut du fau-bourg du Roule; il était ainsi à deux pas de l’hôpitalBeaujon. C’est là qu’il allait suivre avec une ardentecuriosité toutes les phases de la souffrance, depuis lespremières atteintes jusqu’à l’agonie et les traces qu’elleimprime sur le corps humain. Il y trouvait des modèlesqui n’avaient pas besoin de se grimer pour lui mon-trer toutes les nuances de la douleur physique, del’angoisse morale: les ravages de la maladie et les ter-reurs de la mort. Il s’était arrangé avec les internes etles infirmiers, qui lui fournissaient des cadavres et desmembres coupés ». Pourtant, malgré ce souci de vérité,

Fig 1-12 Le Sauvetage des naufragés, 43 x 54 cm, huile sur toile.

Fig 1-10 Théodore Géricault, L’Argus en vue, plume et lavis.Rouen, musée.

Fig 1-11 Scène de mutinerie, dessin à la plume.Amsterdam, Historisch Museum.

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Fig 1-13 et fig 1-14 Théodore Géricault, première esquisse pour le Radeau de la Méduse, 37 x 46 cm;deuxième esquisse, 65 x 83 cm. Paris, musée du Louvre.

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Géricault s’éloigne de la réalité. Les critiques ont autre-fois reproché au peintre de ne pas avoir montré lasouffrance et l’épuisement des corps. C’est qu’au-delàd’une histoire précise Géricault cherche à peindre uneimage emblématique de la souffrance et de la mort,entre nécessaire vérité historique et exigeante véritépicturale. Le charpentier du radeau, l’un des survi-vants, construit une maquette dans l’atelier. Géricaulty place de petites figurines de cire. Rien n’est négligépour faire revivre un drame dans l’évocation duquell’esprit du peintre s’exténue. D’esquisse en esquisseet jusqu’au tableau définitif, l’intensité dramatiques’amplifie. Pour augmenter le sentiment tragique, lepeintre force les contrastes de clairs et de sombres etemploie en grande quantité une couleur à la mode,le bitume, qui malheureusement ne sèche pas en pro-fondeur et obscurcit maintenant tout le tableau ; leRadeau se soulève en plaques, se gonfle de pustuleset sombre à son tour dans un nouveau naufrage :« Une peinture de la décomposition, un peintre quimourut de la gangrène, un tableau qui se corromptlentement : est-ce une coïncidence si le tableau duRadeau de la Méduse est atteint du même mal qui tuason peintre et mina les naufragés qu’il représentait?

N’est-ce pas le destin même de la peinture, de la chairdu tableau, que de s’arracher à la mort et au naufragepour soumettre un instant nos regards à l’image ter-rible et belle d’un rêve de pierre ? » écrivait MichelSchneider en 1992.

Le rythme

Ce terme provient des arts du temps: la musique, lapoésie, la danse. Il désigne une périodicité perçue.Cette notion propre aux arts de la durée s’appliquefacilement aux arts de l’espace. Dans la peinture, ledessin ou le bas-relief, le partage du temps devientpartage de la surface. Le rythme est alors la compo-sition harmonique et symphonique du tableau oùchaque partie dépend de directions générales.Le Bain de Diane peint par Boucher illustre cettenotion de rythme dans la composition: il est indiquéici par une direction oblique particulière, la diago-nale ascendante, qui donne l’inclinaison de tous leséléments susceptibles de s’y plier : l’arc de Diane, ladraperie, les vêtements, le pied droit et la jambe

Fig 1-15 Théodore Géricault, Le Radeau de la Méduse, 1819, 491 x 716 cm. Paris, musée du Louvre.

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gauche de la déesse, les branches descendant del’angle supérieur droit, le talus et les racines des arbresau centre, enfin les cimes des arbres dans le lointain.Mais, dans cette composition, il ne peut suffire d’unrythme unique qui pencherait tout sur son passagedans une même direction, comme un vent d’orage.L’art de Boucher est un équilibre qui résulte de dyna-miques opposées. Par son mouvement descendant,la seconde direction diagonale (le chien qui boit, lajambe gauche de la suivante de Diane, la cuisse et lebras gauches de la chasseresse) apporte au tableauun nécessaire contrebalancement et imprime une nou-velle pulsation. Ainsi, rythmer un tableau consiste àorienter toutes les lignes qui s’y prêtent dans unedirection commune. Le spectacle de la nature (ici unefemme à sa toilette) propose une infinie variété delignes différentes. Boucher a forcé le désordre à entrerdans un agencement vivant: Diane et sa suivante s’ins-crivent à l’intérieur du losange central déterminé parles directions diagonales et les milieux des côtés dutableau. Mais il n’a pas poussé l’opération trop loin,

se gardant de la monotonie et de la froideur. À l’ob-servation et à l’émotion, il a simplement ajouté ladose nécessaire de mesure et de mise en ordre. C’estla rencontre harmonieuse de la répétition attendueet rassurante et de l’imprévu spontané et vivant quien définitive crée l’œuvre d’art.Bien d’autres procédés sont décelables dans ce tableau.Par exemple, Boucher conduit notre regard en ali-gnant des formes ou en prolongeant des courbes.Ainsi la courbe amorcée par la jambe gauche de ladéesse se poursuit sur le sol en une courbe claire quis’achève sur l’arrière-train du chien qui boit.Les flèches dans le carquois amorcent une autreoblique qui aboutit à l’angle inférieur droit. Sur cetteligne imaginaire, se posent la main droite, le piedgauche et une pointe du vêtement de la suivante, lepied droit de Diane, deux extrémités de la draperie,la tête de la perdrix, les pattes antérieures du lièvre.Tous ces éléments, pointus ou triangulaires, formentainsi une curieuse frise. L’art gracieux et élégant deBoucher est aussi un art savant.

Fig. 1-16 François Boucher, Le Bain de Diane, 1742, 57 x 73 cm. Paris, musée du Louvre.

diagonale descendante diagonale asce

ndante

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Tous les tableaux ne sont pas composés à partir detrames géométriques précises. Beaucoup d’artistescomposent d’instinct. Ils se laissent emporter par leursensibilité, influencés par ce qu’ils ont vu, étudié,admiré. Les œuvres fortes deviennent des exemplesqui servent de guide à des générations entières (Giottoinvente une formule qui est copiée pendant un siècle;les recherches de Polyclète sur les proportions ducorps humain marquent la sculpture grecque pourlongtemps; l’influence de Cézanne n’a pas encore finide s’exercer). Ainsi de nombreux artistes appliquentdes principes géométriques par imitation ou par habi-tude. Qu’un artiste n’ait pas cherché consciemmentune organisation géométrique ne prouve pas quecelle-ci n’existe pas. Les formules des maîtres s’im-posent et persistent parfois longtemps, définissant unstyle d’époque.En dehors des habitudes d’atelier et des influences,on peut trouver aussi une géométrie due au sujet. Lanature morte comme le paysage prédisposent en eux-mêmes à une certaine organisation de valeurs et decouleurs, que le peintre peut se contenter d’exalterpour composer sa toile.

Il existe aussi des systèmes non géométriques de com-position. Certaines œuvres sont fortement influencéespar la nature du support sur lequel elles sont peintes.Beaucoup de peintures pariétales exécutées sur dessurfaces irrégulières montrent cette influence. ÀLascaux, les aspérités et les anfractuosités de la rocheont été utilisées par les artistes paléolithiques commeune sorte de bas-relief prédéterminant le dessin desanimaux. La disposition des grands ensembles mag-daléniens tient le plus grand compte de l’espace desgrottes et de la disposition des parois. Dans beau-coup de peintures, le lyrisme l’emporte sur lagéométrie; c’est alors l’harmonie colorée qui fait l’unitéde l’œuvre ou l’unité de facture. Plusieurs paysagesbucoliques de Pompéi et d’Herculanum illustrent ceparti pris. La peinture moderne est riche en tentativesde ce type. Nous renvoyons le lecteur aux dernierschapitres du cours. Beaucoup d’œuvres impression-nistes, celles de Monet en particulier, montrent cettetendance. Enfin, il faut signaler les compositions quicherchent à ne pas en être, qui veulent nier l’idée decomposition et de géométrie (art informel, gestuel,tachiste, Action Painting, etc.).

Fig 1-17 Scène bucolique.Pompéi, maison de la petite fontaine.

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5. ESPACE ET REPRÉSENTATION

Les Magdaléniens, pénétrant dans les cavernes pro-fondes à la lueur des lampes à huile, furentcertainement frappés par les formes fugitives et mou-vantes que leur marche produisait au gré desirrégularités de la roche. Ils se servirent des aspéri-tés les plus suggestives pour peindre des animaux.Tel relief a suggéré la courbe d’une échine, telle anfrac-tuosité évoquait une ligne de sol… Dès les originesde l’art s’établit une dialectique entre la paroi, espacede la représentation, et la représentation elle-même.Cette dialectique devint plus cruciale lorsque l’imagefut chargée de figurer l’étendue spatiale. Espace de lareprésentation, la paroi se présentait aussi comme unereprésentation de l’espace. Ces relations sont illustréespar Toyokuni Utagawa (page 12) de manière trou-blante : sur la surface plane de l’estampe, il faitcommuniquer des mondes a priori sans rapportsdirects; ainsi, la rivière et les tortues dessinées sur leparavent envahissent l’espace illusionniste environ-nant. Par cet artifice, Toyokuni s’identifie au magiciende son estampe: tous deux partagent les mêmes pou-voirs. Un jeu semblable se retrouve dans le portraitde Ranuccio Farnèse (pages 224, 225) et dans les gra-vures du Suisse Maurits Cornelis Escher (1898-1972).Cette problématique du rapport de l’espace de lareprésentation à la représentation elle-même s’ex-prime très différemment en fonction des systèmes dereprésentation qui se sont succédé et que l’on peutrépartir par commodité en trois groupes: illusionniste,symbolique et moderne.Dans le système illusionniste, la prééminence est don-née aux volumes et à l’expression de la profondeur.Les préoccupations plastiques tiennent la premièreplace : les corps sont frappés de lumière ou s’éva-nouissent dans l’ombre, la forme surgit de la lutte entreclarté et obscurité. Aux yeux du profane, cet art semblese soumettre aux exigences de la réalité; il exige cepen-dant une construction savante, une compositiongéométrique et une simplification des formes qui toutesconcourent à l’effet recherché. Il est plus juste de par-ler de colorations que de couleurs dans ce moded’expression où la qualité de la lumière et de l’ombredonne l’unité à l’ensemble. Cette manière est l’apa-nage des époques humanistes. Les grandes périodesen sont la Grèce classique, la Renaissance et ses des-cendances classique et baroque.

Dans le système symbolique, le premier rôle est confiéà la couleur qui doit, pour chanter, chasser l’ombre etla lumière. La forme devient alors simple évocationd’un graphisme souvent très suggestif mais toujourspeu réaliste. C’est l’art des époques mystiques. Aux orsd’illuminer les parois; de somptueuses harmonies nousconduisent vers l’au-delà, ses mystères et ses angoisses.Débarrassés de toute contrainte illusionniste, les artistesallongent les représentations humaines, les courbent etles plient selon leur fantaisie ou les exigences du rituelreligieux. Les scènes deviennent frontales, aplaties, déli-bérément dénuées de toute perspective. La taille despersonnages n’est plus imposée par les lois de la pers-pective mais par la hiérarchie religieuse. Cette expressionartistique permet l’application de formules caractéris-tiques qui se retrouvent d’une décoration à l’autre. Lesarts de l’Égypte antique, de Byzance et du Moyen Âgeoccidental sont représentatifs de ce système.L’art moderne ne peut s’analyser en ces termes. Enrupture avec le système illusionniste, il n’adhère quesuperficiellement à certaines caractéristiques du sys-tème symboliste. Depuis le début du XXe siècle, destentatives diverses ont vu le jour. Le cubisme peut êtreinterprété comme une généralisation du système de laRenaissance: recherche de l’expression d’un espacenon plus tridimensionnel mais multidimensionnel danslequel mouvement et vitesse sont intégrés; le fauvismeest un essai de représentation spatiale par la couleur.La plupart des recherches du XXe siècle sont desrecherches d’ordre critique. La peinture s’interroge fré-quemment sur le double pouvoir qu’elle a de figurerun ailleurs aussi bien que d’affirmer sa propre pré-sence. Des groupes d’artistes contemporains se sontappelés « support-surface », « figuration-critique », expli-citant ainsi ce dilemme. La question qu’ils se posentn’est pas « quelle représentation de l’espace? » maisplutôt « quelle représentation pour quel espace ? »L’espace n’est plus l’espace physique à trois dimen-sions dont il faut trouver une représentation plane,mais plutôt l’espace de la représentation où se pro-jette en une forme symbolique la relation au monde.Polysensoriel, l’espace est polymorphe, changeant etmouvant. « Ce monde étroitement participé exclut ladistance et la détermination de l’espace tridimension-nel. Il lui faut l’immédiateté, l’ubiquité existentielle duplan, lieu d’absolue proximité, où les éléments dis-joints sont en prise l’un sur l’autre, où les forces seheurtent jusqu’à distordre les blancs. La toile ne ren-voie plus à un dehors, elle ouvre sur ma propre étoffe »(Jean Guiraud).

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6. LA MATIÈRE DE L’ŒUVRE

L’œuvre d’art est image ou forme; elle est aussi matière,et s’élabore selon des techniques variées mais pré-cises. Dans le dialogue qui s’établit entre l’artiste etl’amateur par l’intermédiaire de l’œuvre, la matièredont cette dernière est constituée est de la premièreimportance. En effet, entre l’œuvre et sa copie, comme

entre elle et sa reproduction photographique, se creuseun abîme, que la sensibilité perçoit mais que la rai-son a plus de mal à exprimer. Comment la magie d’unregard peut-elle être emprisonnée dans quelquespâtes picturales, comment le poli d’une pierre peut-il évoquer la plénitude d’un corps? Quels rapports

trouver entre la matière de l’œuvre et l’univers sym-bolique où elle nous convie?Plusieurs voies sont possibles pour chercher à mieuxcomprendre les rapports complexes du désir d’unartiste, de la mise en forme de ce désir, et de l’ex-pression matérielle qui en résulte. Rien ne remplacel’expérience personnelle et intime du contact avecl’œuvre, l’enrichissement que la sensibilité trouve àun dialogue dans lequel les concepts prennent moinsde part que les sensations, les sentiments, l’inattendudes rapports colorés, la confrontation des textures et

des formes, les cheminsque les pâtes coloréesimposent ou suggèrentà l’œil, dans ces pay-sages de l’âme. Dans unrapport souvent ambiguavec l’œuvre, celui quila regarde, s’appropriece qu’un autre a traduit.Elle lui dévoile sa propresensibilité, le révèle à lui-même. « C’est moi qui aifait cela ! » s’exclamePicasso au musée romande Barcelone. L’œuvrenous fait poète un ins-tant, nous fait sortir denous-mêmes ; elle metau jour une part, incon-nue jusque-là, de notresensibilité. Une autreinterrogation naît decette rencontre, de ceregard. Comment l’œuvres’est-elle formée ? Lescoups de pinceaux par-fois encore se devinent ;les plissements de lapeinture, les stries lais-sées par la brosse, ou aucontraire, lisse commeun miroir, la planéitéparfaite laissée par le platdu couteau à palette,

laissent entrevoir le geste de l’artiste. Seul l’épidermedu tableau ou la surface de la sculpture sont acces-sibles au regard. Cette dernière apparence cachecependant peut-être d’autres étapes nécessaires à laréalisation finale, variations perdues d’un thèmemaintes fois travaillé.

Fig 1-18 Les traces des coups de pinceau et de couteau à peindre font comprendre les gestes de l’artiste.

1 – l’œuvre d’art