né gervais williams avec photos
DESCRIPTION
Récit d'une double retrouvailles.TRANSCRIPT
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NN GGEERRVVAA IISS WWIILLLL IIAAMMSS
HHIISSTTOOIIRREE ddee RREETTRROOUUVVAA IILLLLEESS
par
PIERRE LACOURSIRE
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Claude, ma femme, ma muse, ma compagne dans ce voyage, avec tout mon
amour.
N GERVAIS WILLIAMS
PAR PIERRE LACOURSIRE
2004 '
DOCUMENT SOUMIS AUX DISPOSITIONS DU DROIT DAUTEUR. TOUS DROITS
RSERVS.
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N GERVAIS WILLIAMS ........................................................... 1
HISTOIRE de RETROUVAILLES......................................................................... 1
N et adopt ........................................................................................................ 4
Entreprendre mes recherches .............................................................................. 34
Les Retrouvailles................................................................................................. 58
Pourquoi .............................................................................................................. 83
Je reprends ma qute ........................................................................................... 91
Le premier contact............................................................................................... 103
La rencontre ........................................................................................................ 119
Tel pre, tel fils ................................................................................................... 133
Heidelberg ........................................................................................................... 143
Et aprs tout a .................................................................................................... 150
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N et adopt
Baby-boomer sur le tard, je suis n le 3 aot 1953 lhpital Ste-Marie de
Trois-Rivires. Un simple fait divers. Un fait divers document, mal, cest vrai, mais
document tout de mme. Cest aprs, que les choses se sont compliques. Trs vite
aprs. En fait, moins dune heure aprs ma naissance, la vie allait dj me faire prendre
une courbe serre. Pas imprvue, non, mais abrupte, glissante, trempe de larmes. Une
de ces courbes dans lesquelles on entre trop vite en se disant que a va passer ou que
a va casser ; de ces courbes o lhorizon devient un mur terrible quil faut viter.
Je ntais mme pas encore au monde dailleurs, que dj la route de ma vie
sinuait pour celle qui me portait. Il aurait fallu ralentir. Un peu. Tout au moins, mettre
le pied sur le frein. Au cas... Mais malgr cela, mme si on nous indique parfois le
chemin, quon nous dise quaprs le grand bout dennui il y aura une courbe terrible
prendre. On se fait tous avoir et on nest jamais prt. On tourne serr, on a la main du
destin qui nous serre la gorge et on espre pour le mieux. On se le fait dire dailleurs.
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Aprs a ira mieux. Comme si aprs avait de limportance quand le cur
chavire !
Et pour moi, cela na pas pass. ce premier tournant de ma vie, quelque
chose sest bris, une amarre a cd. Je nallais plus tre le mme. Jamais. Je ne le
savais pas : on ne sait pas ces choses-l une heure sorti des limbes. Mais une partie
de mon existence, un morceau de moi, allait se drouler sans moi. La femme qui
mavait donn la vie sen allait et moi, jallais rester l. Je venais dtre ject en
marche. Je nallais pas connatre me. Pas tout de suite. Pas l.
Heureusement, quelquun ma rattrap, au vol presque, et je nai rien senti. Je
veux dire que la blessure tait l, mais que moi, je ne lai pas sentie. Pour la morale, le
bienfaire social, jtais devenu un autre. Je suis n, mais on nallait pas en parler. Je
nallais pas porter mon nom, celui que le sang me destinait, mais un autre, celui de la
charit chrtienne, celui de lacceptation sociale, un nom fictif, comme pour passer
inaperu. Pour un temps donc, je fus Joseph Gervais William. Mais moi je nai rien
senti. Pas tout de suite. Pas l.
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Jallais avoir une mre et
un pre, comme tout le monde.
Shawinigan-Sud, un peu au
nord de Trois-Rivires, dans une
jeune ville de gens besogneux,
jallais grandir lombre et au
reflet de Paulin et Pauline
comme sils avaient t mon
arbre et mon image, sans savoir.
Un peu plus tard, quand je serai
grand, on mexpliquera pensait-
on. Mais jai grandi vite. Il ne
scoula donc que bien peu de
temps avant que mes nouveaux
parents ne me racontent la belle histoire de la vie. Ils me dirent comment on faisait les
petits bbs, et y ajoutrent un chapitre de leur cru sur ladoption !
Lhistoire tait belle. La conclusion mavait tonn, mais bon, tant mtonnait
chez les Grands dj que je nen fis pas de cas. Et puis, je ne savais que peu de choses
des histoires. Je veux dire que je ntais quun enfant et que, pendant encore
longtemps, je devrais croire tout ce que les Grands allaient me raconter, sans
comprendre. Croire, parce quon me les disait, les vrits des Grands.
Paulin et Pauline 1949
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Jai donc vcu ainsi longtemps, heureux, jouant et riant comme les autres
enfants. Ces petits voisins qui disaient que je ntais pas comme eux, qui me rptaient
que ma mre ntait pas vraiment ma mre ; que ma mre, la vraie, ne pas maimait pas
! Je ntais quun enfant : comment my retrouver ? Au dbut, je courais voir, en
pleurant, celle que javais toujours vue penche sur moi le soir pour membrasser,
jexigeais de savoir si elle maimait, si ctait vrai quelle allait me donner quelque
terrible trangre qui pas-la ait par-l? Mais chaque fois, maman Pauline me souriait
et me rappelait la belle histoire de la vie. Elle me faisait me souvenir de la touchante
fin o une pauvre femme, ne pouvant garder son beau petit garon, lavait confi de
bons parents qui allaient pouvoir mieux sen occuper. Elle me parlait des annes
douces que je passais. Elle me demandait si je ntais pas heureux quelle mait choisi,
quelle ait t celle-l qui allait soccuper de moi la place de cette autre qui navait
pas pu... Jen suis venu me trouver privilgi : javais deux mres, une qui mavait
donn la vie et une autre qui allait my guider.
Et cest comme cela que je marchai, sans but vraiment, dans une brume
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rconfortante, n dune mre que je ne voyais pas, lev par une autre qui me voyait de
moins en moins, afflige dun de ces rares caprices de la nature qui vient parfois nous
gruger irrmdiablement la sant quelle avait donne. Pour ma mre adoptive, ce fut
sous la forme dune insidieuse rtinite pigmentaire que le mal se fit. Un mal qui allait
la rendre inluctablement aveugle. Lentement, comme pour quelle ait le temps den
souffrir.
Les annes scoulrent, silencieuses parfois, au dbut surtout, puis deux,
trois, quatre, cinq gars dans la maison, elles devinrent vite tonitruantes,
assourdissantes, mempchant mme dentendre parfois raison. Ctait lge dit-on:
lingrat, celui qui nous fait croire quon sait tout, qui nous oblige penser quon na
plus rien apprendre, mais tout refaire. Moi jtais tomb dedans comme on tombe
en amour : aveuglment. Ma mre Pauline tenait le fort comme elle le pouvait, avec le
peu de sant ayant bien voulu lui rester fidle. Papa Paulin, lui, faisait de son mieux en
travaillant seize ou dix-huit heures par jour. lusine le jour, pour la scurit et
lessentiel ; le soir son compte, comme lectricien, pour les mdicaments et le petit
confort. Lassurance-maladie et la gratuit des soins tant des concepts plutt rcents
dans cette Province, cest grce ces heures supplmentaires que mon pre garda ma
mre en vie.
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Avec le temps, comme quatre fils de plus
en vinrent se disputer lamour dune
mre malade et lattention dun pre
absent, moi, le premier, le plus vieux,
celui qui sut avant les autres voler de ses
propres ailes, je sautai du train-train familial en marche. Les autres sont rests l,
autour de la chaudire de la locomotive regarder passer les gares... Ils y sont encore,
tous, moins dun jet de pierre de la maison paternelle.
Je passai donc mon enfance sur les terrains vagues et dans les boiss
dAlmaville-en-haut1. Jy tais, au gr des jours, Tarzan, Jim-la-Jungle ou simple
pirate. Meneur de jeu, jentranais une troupe denfants de mon ge qui ne
demandaient pas mieux que de grimper aux arbres et de courir les ruisseaux.
La cinquime rue Shawinigan dans les annes 50.
1 Nom lorigine de Shawinigan-Sud.
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ladolescence, je me mtamorphosai en Explorateur citadin. Jarpentais la
cinquime rue de Shawinigan, mmerveillant de ses grands murs de briques rouges et
de pierres gristres, de ses larges vitrines aux nons multicolores. Il y avait le
Steinberg, au coin de la rue de la Station, bien plus vaste que notre IGA ; une
quincaillerie, des banques, des
bijouteries, des restaurants, des
tavernes, et puis Sauvageau, la
librairie-snack-bar et ses habitus
oisifs, aligns sur le trottoir regarder
passer le temps. Quant moi, je
prfrais Chez Victor, le petit casse-
crote des couche-tard et autres casss du bas de la ville avec ses coins sombres,
mais rassurants quand cest la lumire qui est dure supporter. En face de la rue
Mercier, la splendide vieille caserne des pompiers, tout en arcades cochres et en
broderie de pierre blanche et quon abattit pour faire place un Woolworth que
personne navait demand. Et puis le long escalier de bois, derrire, avec, en bas, les
danseuses du Beaumont, et en haut, la rue Hemlock, le vtuste auberge Cascade de
style Tudor et, surtout, les filles du couvent St-Pierre des Ursulines Sur la
cinquime, jai cal ma premire draft dix cennes la taverne du carreau, un
petit racoin attenant lHtel Shawinigan et o on accdait par une porte latrale,
ct du terminus dautobus Carrier qui puait le diesel et le vieux tabac. Et partout
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lodeur des frites. Celles de Beauparlant, qui nous en faisait depuis des lunes dans sa
roulotte orange, au pied du grand escalier du dsir, puis plus tard, directement sur la
cinquime, prs du Steinberg, avec le Bout Lajoie comme comptiteur lautre
extrmit de la rue, prs de lavenue des Cdres. Nous entre les deux, marchant
comme dun seul pas, entre une grosse frite sel-vinaigre un bout de la rue, jusqu un
steam Michigan lautre. Ctait la grande ville et cela navait rien voir avec
Almaville en haut.
Javais soudain envie de voir dautres images, me draciner de lombre
parentale. Je voulais crire et lire. Jai visit, avec les copains du temps, des lieux
communs emboucans et explor, seul, mes secrets intrieurs enfums. Jai appris
lamour, je lai proclam et jai cru le faire. Je ne savais pas. Mais comme tout le reste
de la bergerie dalors, jignorais que je ne savais pas. Je vivais juste mon adolescence
corps et tte perdus. Jaimais la musique, celles des Beatles, mais aussi de
Pink Floyd et de Led Zeppelin. Et le Blues. Surtout le Blues. Si triste parfois, mais si
rconfortant pour lme quand elle sessouffle. Encore aujourdhui dailleurs, le soir
parfois, quand mon me ne sait plus comment sasseoir, entre deux arias, je laisse
encore le Blues memporter.
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Jai aussi chant dans un groupe, Les Partisans, qui a connu ses quelques
minutes dune gloire bien locale et dont il ne men reste quune vieille affiche
dfrachie. Et des souvenirs ! Luc est mort avant la trentaine. Maudit cancer. Jon vit
Toronto. Maudite distance. Et je nai plus jamais revu Jean-Marc ou Michel. Maudite
absence.
Jai err aussi pendant cinq ans, sans conviction ni sans grand succs, dans les
classes du Sminaire Sainte-Marie, en haut sur le plateau, entre Shawinigan et Grand-
Mre. Jy ai jou au football pour les Electriks du CEGEP local permission spciale
- sans jamais en gagner une seule ! Jai eu seize ans, trop tt il ma sembl, peu damis,
le got de connatre les filles et de voir des ailleurs mythiques.
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Je revenais et je repartais: la Saskatchewan, Montral, la Colombie-
Britannique, St-Jrme. Avec le temps, jai eu encore moins damis, presque plus
dillusions. Mes ailleurs perdirent de leur charme : ce ntait que des ici plus loin... Je
sentais bien dj quil me manquait un appui, quil y avait en moi un coin mal clair,
une porte inexplicablement close ! Jallais avoir dix-huit ans, jallais dcouvrir le
thtre et le mime, jallais me laisser entraner dans la douce folie dun prof dhistoire
de lart du CEGEP de St-Jrme, plus passionn par lart de la vie que la vie de lart.
Alors je navais pas le temps de faire le tour de ma tte pour en trouver linterrupteur,
pour y retrouver les clefs. Je navais alors de temps que pour le futile et limmdiat.
Puis, lanne suivante, bien dtermin finir mes tudes, jallai minscrire celui de
Trois-Rivires, en 1972, pour jouer au football avec les Diablos, gagner un
championnat et prendre mes premiers vrais contacts avec la littrature.
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Je coule vite sur mes amours aussi, les premires, celles qui nont pas
compt mme si, a, je lignorais alors. Que sait-on vraiment dix-huit ans? Jacquis
pourtant la conviction profonde que lorsquelle passerait devant la porte de ma vie,
jallais reconnatre celle qui y entrerait pour milluminer.
Lorsque jai vu Claude, la librairie dAnatole Brochu, o je travaillais, un
petit local dans un sous-sol de la sempiternelle cinquime rue, je lui ai souri et je lui ai
demand si elle croyait au coup de foudre. Je le demandais bien toutes les
autres clientes ! Cest peut-tre parce quelle ma dit non que je laie aime tout de suite
ou alors parce que jtais oblig, parce que ctait elle qui venait dentrer dans ma vie,
plutt que de passer devant... Alors je lai invite Chez Victor, ct, pour prendre un
caf dans un coin tamis.
Pourquoi je vous parle delle, pourquoi est-ce important ? Parce quelle est
devenue moi ce jour-l. Nous nen tions pas vraiment conscients, bien sr : dix-huit
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ans, on a beau dire Mais une fusion a dbut cet instant et plus jamais nous ne
nous sommes quitts. Alors quant parler de moi, pour mieux vous faire comprendre,
je dois aussi parler delle.
On a t ensemble un an puis on sest mari. Pour rien. On ntait pas oblig de
le faire. Je veux dire que, lpoque, le mariage avait perdu pour nous cette aura de
noblesse, de lgitimit. On sest mari pour la vie, parce quon savait que ctait pour
toujours. Mme si on nous disait trop jeunes pour comprendre, nous nous sommes
pouss, sans fla-fla, sans orgue et sans musique mme, dans la petite chapelle du
Sacr-Cur, au sous-sol de la cathdrale de Trois-Rivires, comme en cachette. Un,
deux, trois, jy vais ! Si je te trouve, je te marie ! Deux enfants de dix-neuf ans au pied
de lautel.
Cest labb Henri Jean Bourassa qui nous a maris. Je le dis comme a, pas
pour impressionner ni rien, mais parce que a va tre important. Parce que labb
Bourassa, cest un gros morceau de mon histoire. Cest lui qui disait aux filles quaprs
le grand bout dennui, il allait y avoir cette curve curante. Cest lui qui attrapait
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les petits au vol quand ils tombaient en marche. Cest labb aussi qui ramassait les
mres quand elles scrasaient dans le dcor. Et il en a ramass plusieurs.
Ordonn en mai 1932
Shawinigan, labb ntait pas cur.
Grand, large, lair svre, malgr une
lueur taquine au coin du regard, il en
imposait par sa seule prsence. Il parlait
bas, lentement, sans nous presser. Il
ntait pas de ces prchi-prcha qui,
trop vouloir en mettre, asphyxiaient le
peuple de bondieuseries . Non, il tait
de la nouvelle vague de prtres-ouvriers
dalors, rsolument actif dans sa communaut. Il avait bien t vicaire dune ou deux
paroisses, mais cest au service des travailleurs quil voulut mettre sa prtrise
contribution. Trs tt, il avait aid la syndicalisation dans le coin de Trois-Rivires.
Il stait ml activement de laccrditation des unions catholiques la Wayagamack
et de leur grve historique de 1937. Il avait soutenu aussi les femmes, les gantires par
exemple, dans leur marche vers leur reconnaissance syndicale.
Il avait t, en mme temps, laumnier diocsain de la Jeunesse Ouvrire
Catholique et de son pendant fminin, des forces considrables dans le Qubec
dalors. Cest l quil avait ctoy Paulin et Pauline, jeunes adultes, respectivement
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prsident de la J.O.C.2 et prsidente de la J.O.C.F.3 du diocse de Trois-Rivires.
Plus tard, il dirigea le camp Belle-Joie du Lac--la-tortue. Un camp de
villgiature en pleine nature, lendroit tait encore un peu sauvage alors, au nord de
Shawinigan, o peu de frais, des milliers de jeunes croiss, ces chevaliers du Christ
que nous tions tous devenus lpoque, ont pu passer quelques vacances estivales
inoubliables. Et le Jardin de lEnfance, et lAction Catholique, et la Socit de
Colonisation. Et les filles-mres. Toute sa vie il aida, sans vraiment prcher.
Alors, quil ait t ce jour de mai 1973 devant moi, devant nous, prt
proclamer le "Je vous dclare unis !", ce nest pas rien dans mon histoire. Lui qui avait
t tmoin de la pire dchirure de ma vie, il allait cette fois bnir ma plus belle union.
Dailleurs, il ft encore lanne suivante l pour le baptme de ve, notre premire, et
pour celui de Jean-Franois, le petit dernier, qui, six ans plus tard, a t baptis dans la
chapelle prive de lvque de Trois-Rivires. Entre les deux, pour Louis-Pierre, qui
fut baptis par le cur de la paroisse St-Laurent o nous habitions ce moment-l,
lhomme avait t trop malade, terrass pour la seule fois de sa vie, alit aux soins
intensifs de lhpital Ste-Marie, Le mme hpital o, quarante ans plus tt, il aidait les
jeunes filles prendre la bonne dcision .
Je le voyais souvent bien sr. Toute ma vie nous sommes rests proches.
Comme il tait aussi directeur de la Librairie du Centre, derrire lvch, jallais
2 J.O.C.= Jeunesse Ouvrire Catholique. Organisation trs populaire au Qubec dans les annes 40 et 50. Presque
tous les jeunes travailleurs francophones catholiques en ont fait parti. Elle a t lorigine de plusieurs syndicats.
3 Jeunesse Ouvrire Catholique Fminine.
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parfois lui rendre visite. Je nai pas vraiment essay de le faire parler. Jaurais bien
aim pourtant quil labore un peu sur le dernier chapitre de la Belle histoire de la vie.
Je surveillais chaque commentaire, je dcortiquais chaque opinion. Jessayais de faire
fitter dans ma propre vie tous les exemples quil tirait de son exprience, comme
sil dtenait la pice qui me permettrait de complter le casse-tte de mon existence.
Le prtre le savait. Il ne dit donc jamais rien qui ne put me mettre sur la piste de ma
mre.
Rien, si ce nest ce mot quil et un jour pour me rassurer, pour que jenvisage
mon propre avenir avec assurance, en maffirmant que javais tout ce quil fallait
pour russir. Tout. Puisquil devait tre le seul avoir connu ma mre, javais bien cru
cette fois-l quil venait de me parler delle. Jai respect son silence. Jusqu sa mort.
Jusqu son silence ternel.
Mais toujours je restai accroch ce tout si charg de sens.
Nos enfants grandissaient. Je ny pouvais rien : nous leur servions bien de
tuteurs, mais il ny avait rien dautre faire que de laisser aller et esprer. Bien sr, on
se donne lillusion quon les lve et quon fait deux ce que dautres auraient d faire
de nous, mais on se trompe. On nen a que lillusion, rien dautre. On tend bien fort
larc qui les propulsera comme des flches dans leur avenir. Mais ds quon les laisse
aller, ils trouvent eux-mmes la voie qui leur est propre. Nous leur avons tout donn
quand nous leur avons donn la vie. Le reste nest que confort et chaleur, que musique
et mots doux. Toute la suite nest quun album de souvenirs denfance dont nous leur
dessinons les pages au fur et mesure. Claude leur en peignait de belles tout en mre
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poule et en "je taime" ; moi je faisais de mon mieux pour tre l. Elle leur parlait de
leau, de la pluie et du fleuve; je leur tenais la tte bien haute, dans les nuages, au
sommet de monts inaccessibles et fantastiques. Nos enfants grandissaient. Et nous ny
pouvions rien.
Ils grandissaient bien seuls cependant. Ils avaient bien un pre et une mre,
comme tout le monde; ils ressemblaient bien leur pre ou leur mre, comme tout le
monde. Presque... Mais l sarrtait leur pass, leur lien avec le pass. Leur grand-pre
maternel, Valmore, autrefois prospre et qui avait d travailler trop fort toute sa vie
pour se remettre de son revers de fortune, tait mort dusure pendant la premire
grossesse de Claude.
Nous navions plus de contacts vritables alors avec ma belle-mre cette
poque. Elle qui stait fondu un temps dans une brume thylique, vivait retire du
monde et de la vie. Ce nest que plus tard, vers la fin, quelle en mergea pour nous
accueillir dans sa vie que nos enfants firent enfin la connaissance dune femme
meurtrie qui aimait la nature, les animaux et la peinture.
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Nos enfants taient donc comme une gnration spontane : ns du feu et de
leau. Ils navaient pas de racines, quun hritage de photos anciennes. Ces enfants-l
nallaient pas avoir de trou dans le menton ou de taches de rousseur aux joues comme
leurs cousins. Personne nallait les confondre avec qui que ce soit. Aucune vieille tante
nallait leur trouver une ressemblance certaine avec un lointain vieil oncle bien aim.
Ils taient seuls. Seuls et loin.
Claude et moi, aprs notre mariage, nous nous sommes installs Trois-
Rivires, mi-chemin entre Qubec et Montral, le long du Saint-Laurent. Une ville
industrieuse et vive qui sentait la pulpe et leau du fleuve. Cest l que les enfants sont
ns, loin de leur Mamie Pauline et de leur Papie Paulin . Ils taient les premiers
petits-enfants et ma mre adoptive prfrait ces termes ceux de grand-maman et
grand-papa qui la feraient vieillir trop vite, craignait-elle. Par ailleurs, un peu cause
du handicap de Pauline, et beaucoup par habitude de laisser la vie tourner autour
deux, mes parents se dplaaient rarement pour visiter leurs enfants. Mes frres,
demeurant tous si prs, sen accommodrent bien. moi, cela ma manqu, je lavoue,
mais jtais un grand garon et javais appris vivre seul tt. Mes enfants, cependant,
Trois-Rivires, souffrirent peut-tre de ne pas avoir t touffs daffection, loin du
cercle familial.
Ils avaient de bons grands-parents. Mais, comment dire, bons de loin, bons
distance, de ces distances qui sparent les atomes qui ne se toucheront jamais sans
vraiment sloigner; ces espaces qui unissent des lignes parallles qui courent toujours
ensemble sans sapprocher pour autant lune de lautre. Issus dune tradition plus
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austre, plus digne, Pauline leve chez les bonnes surs et Paulin la dure, les
effusions de tendresse taient rares et courtes. Pour des enfants qui rvent de posie,
dart et de magie, la maigre rcolte de caresses et daffection les laissait sur leur faim.
Ils se sentaient seuls, sans le dire.
Cest quand jai entendu ce silence, je crois que jai vraiment eu envie de savoir
! Avant, il y avait eu bien un lger intrt, un chatouillement de curiosit, mais rien
pour retourner sans dessus dessous la terre et les archives de la terre. Avant, il ny
avait que moi et la mmoire de moi. Le souvenir de qui jaurais pu tre. Un souvenir
tout en ther, insaisissable parce quirrel : un souvenir invent. Alors que maintenant,
mes trois enfants sous les yeux, ctait le souvenir de ce quils auraient t qui me
hantait. Je voulais leur rendre mon pass. Je voulais quils aient quelquun regarder
en face et de qui ils pourraient dire quils se ressemblent, quils ont en commun la
chair et le sang de lhrdit, quils partagent la passion de lart et du beau. Peut-tre. Je
voulais trouver celle qui pourrait les aimer pour ce quils sont, parce quelle leur avait
tout donn dj : la vie.
Javais bien essay une premire fois, en 1974, au moment o Claude tait
enceinte de notre fille, den savoir un peu plus sur mes origines. Aprs tout, ny avait-
il rien savoir ? Quand un enfant va natre, ny a-t-il pas des prcautions prendre ?
Puisque je ne savais rien de moi, jignorais aussi tout de ce qui pouvait attendre notre
premier n.
Navement, jallai tout simplement frapper la porte des archives de Ste-Marie
pour minformer. On my reut froidement, presque avec mpris.
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- Ce qui sest pass cette poque ne vous concerne pas ! maffirma la
religieuse qui nentendait pas ngocier. Ctait confidentiel.
Je venais dentendre ce mot-l pour la premire fois, presque, et il allait
rsonner chaque dtour de ma longue marche. chaque fois que jallais frapper un
mur, plutt quun tintement ahurissant de cloches infernales, jallais entendre ce
strident confidentiel !
Cest alors que jappris, en fouillant un peu, quil tait non seulement difficile
dobtenir les informations que je voulais, mais que ctait, toutes fins pratiques,
illgale ! En effet, nos lgislateurs avaient souhait, dans leur sagesse bien paternelle,
que les dossiers dadoption soient scells jamais pour protger les mres, comme
leur progniture, des affres de la honte et du pch.4
On envoyait les opprobres accoucher loin de chez elles, sous des
pseudonymes, on donnait aux enfants des noms fictifs et on scellait le tout sous le
couvert hermtique de la confidentialit. celles qui hsitaient trop, on les menaait
dabord de la damnation ternelle puis, si lenfer ne les branlait pas assez, on leur
annonait avec conviction, aprs le toujours douloureux accouchement, que lenfant
tait mort ! Au nom de la morale sociale dalors. Et de lglise. La premire fois donc,
je ne sus rien. Mais, le germe tait sem. Moi qui avais vcu sans savoir, jallais me
Code Civil du Qubec - Section IV - Du caractre confidentiel des dossiers dadoption
582. Les dossiers judiciaires et administratifs ayant trait ladoption dun enfant sont confidentiels et aucun des
renseignements quils contiennent ne peut tre rvl, si ce nest pour se conformer la loi.
Toutefois, le tribunal peut permettre la consultation dun dossier dadoption des fins dtude, denseignement, de
recherche ou denqute publique, pourvu que soit respect lanonymat de lenfant, des parents et de ladoptant.
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nourrir peu peu du besoin de connatre. Des milliers, des centaines de milliers
avaient aussi pass par-l, comme moi, presque en mme temps que moi.5 Et tous
ensembles, un geste la fois, sans nous concerter, nous allions abattre ce mur de honte
quon avait rig dans nos vies.
Notre plus jeune avait trois ans environ, en 1982, quand jentrepris la longue
remonte vers le pass. troit sentier tortueux et obscur, bord de mauvaise foi et de
bonnes intentions, aux innombrables dtours et culs-de-sac. Plus dune fois, il me
donna envie de tout abandonner. Mais je croyais en mon toile. Je croyais? Non,
jesprais tout au plus. Au creux de la rcession de ces annes-l, en pleine crise
hypothcaire, mes toiles staient toutes teintes un soir, dun coup. Au matin,
chteaux, monts et merveilles avaient disparu. Une banale histoire de chmage et de
faillite
Mais si je venais de raliser que je pouvais tout perdre, javais aussi appris quil
me restait la vie et ceux qui la partageaient, qui me la rendaient supportable. Alors
javais le got de dire merci. Merci pour la vie ! Merci cette femme davoir eu le
courage de partir, de me laisser derrire. Merci davoir suivi les conseils de labb
Bourassa. Jai t chanceux : jai eu de bons parents, une enfance heureuse et
Histoire de ladoption au Qubec. Dominique Jeanneret et Suzanne Ouellet -
- 2002.
On value, au Qubec, plus de 300 000 le nombre de personnes ayant t confies ladoption entre 1940 1970.
Les deux tiers de ces personnes (200 000) ont t lgalement adoptes au Qubec, en Europe et aux tats-Unis. Le tiers restant,
soit environ 100 000 personnes, na pas trouv, pour diverses raisons, de foyer dadoption. 5000 de ces 100 000 orphelins sont
devenus les Orphelins de Duplessis.
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insouciante dans le confort de la lgitimit. Le courage quil lui avait fallu ; le
renoncement quil fallait avoir ! Et puis le doute, toujours, lignorance, le froid de
labsence... Il fallait que je lui dise quelle avait eu raison. Je devais lui dire merci.
Ma premire vraie dmarche fut donc auprs du Centre des Services Sociaux
de Trois-Rivires. Je ne dirai pas que jai t mal reu : ce serait dformer la vrit.
Disons que je nai pas senti beaucoup denthousiasme dans lantichambre gris-bleue
dune btisse pourtant neuve, mais froide, o une prpose mordonna presque de
rdiger ma demande. Un mot ou deux pour dire que je veux retrouver ma mre et que
jaccepte de la revoir si ctait elle qui me trouvait.
Auto, boulot, dodo. Cette prpose aux inscriptions assistait sans smouvoir
la leve de rideau dune pice crire. Elle allait tre la seule spectatrice de mon
entre en scne et je neus pas droit une ovation debout.
Elle tait dailleurs beaucoup plus seule son poste que je ne le croyais aussi.
Je lappris plus tard. Elle devait tout faire sans aide : laccueil, la recherche et le
secrtariat. Notre tat na plus beaucoup de fonds et les budgets sont maigres aux
services sociaux, quand il y en a. Je reus donc mes premiers papiers que prs dun an
plus tard. Javais entre-temps crit mon dput pour me plaindre, me moquer
ironiquement de lempressement quon avait mis faire des conomies de bout de
chandelles en coupant le poste de la seule prpose aux retrouvailles, une employe
temps partiel par surcrot. ma grande surprise, jeus dabord droit un coup du fil de
Denis Vaugeois, dput pquiste du comt de Trois-Rivires dalors, homme courtois
et historien de formation. Suivi une confirmation crite que la situation allait tre
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examine. Une petite victoire, mais savoureuse.
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Tellement plus dlectable que ma dmarche avait port fruit et que jen gotais le
plaisir en parcourant les quelques lignes qui relataient mes antcdents biologiques.
Trois feuilles agrafes, manuscrites, une pour chaque membre du trio:
ma naissance, la date et lheure, mes mensurations et mes vaccins;
ma mre, son allure gnrale (belle apparence), son ge (23 ans) et ce
quon croyait savoir de sa famille;
et le pre, son allure gnrale (belle apparence), son ge (33 ans) et le
fait quil tait tudiant en gnie.
Puis, surtout, le dtail, ce qui fit que je nallais plus tre comme les autres, la
confirmation que quelque chose de romanesque stait passe. Je suis longtemps rest
accroch ce dtail. Jtais fils dun allemand. Jtais allemand par mon pre.
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Daprs ce document, il lavait, parat-il, demande en mariage mais elle avait
refus. Jai tout de suite compris. Jai vu la scne comme si jy tais. Elle, Canadienne-
Franaise, comme on disait alors, catholique et fille de cultivateur; lui, Allemand,
protestant, huit ans peine aprs une guerre dont le souvenir de milliers de victimes
tait encore tide... Pas sr que ctait une bien bonne ide. Et lenfant ? Le fils dun
Allemand sur le sol des martyrs de Dieppe et de Normandie ? Pas vident non plus
que cela allait tre de tout confort. Elle dcida de continuer toute seule.
Jai ressorti quelques documents jaunis que javais trouvs, jeune adolescent,
la maison paternelle, sentant moins le poids des annes de rclusion que celui du
secret quils devaient retenir. Lacte dadoption et un certificat mdical staient cachs
au fond dun tiroir et y avaient dormi quatorze ou quinze ans avant que je ne les
ramne la surface. Je les avais conservs mon tour, secrtement, en pensant peut-
tre, je ne men souviens plus vraiment, quils allaient se rvler deux-mmes. Mais
javais beau les lire et les relire, javais beau chercher le fil quune nouvelle Ariane y
aurait laiss mon intention, les deux bouts de papiers se taisaient rigidement. N
Gervais Williams, jtais venu au monde en bonne sant et javais t adopt en
novembre de la mme anne. Je savais le nom du mdecin qui avait dlivr ma mre,
celui de la travailleuse sociale qui, sa faon, lavait aussi libre et je voyais, noir sur
blanc jauni, les signatures de Paulin et Pauline qui acceptaient les conditions svres
des bonnes nonnes.
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Ils sengageaient mlever dans la foi chrtienne, me faire instruire de
lcriture et de la lecture et promettaient de me faire apprendre le mtier de la terre ou
tout autre mtier qui me ferait gagner honorablement ma vie. A dfaut de cela, la
congrgation promettait de venir me reprendre sans plus dexplication et ce jusqu ma
majorit.
Comme tout le monde, Paulin et Pauline nont jamais lu ces documents. On ne
lit jamais les contrats du Seigneur ! Ils avaient juste appos leurs signatures sur la
ligne indique et taient partis avec un enfant. Le fils dune Canadienne-Franaise de
belle apparence et dun Suisse-Allemand, croyaient-ils. Lentremetteur abb stait
srement dit que cela valait mieux : un pre, mme inconnu, tait plus acceptable
Suisse quAllemand. Cela fait partie de laura de demi-vrit qui entourait ladoption :
brouiller les pistes, semer le doute et lincertitude. Vieux truc de magicien qui distrait
son auditoire dune main pendant quil cache de lautre mon pass dans sa manche de
soutane.
Alors trente ans, je suis devenu allemand. Pas vraiment, pas pour vrai, mais
je le croyais. Je voulais le croire. Jtais, comment dire, en train de me dcouvrir une
nouvelle identit. Je mapprtais, je le pensais en tout cas, sortir de la pnombre du
secret, comme un nouveau moi, un moi tout neuf, inus. Je naissais. Et cette
renaissance me faisait du bien. Mme si elle tait pnible et si, certains gards, tel le
temps, leffort, la frustration des refus, elle me faisait mal aussi. Je maccouchais moi-
mme, sans anesthsie, sans pidurale, en prenant de grandes respirations entre chaque
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coup dpe dans leau. Je ne cherchais pas couper mon cordon, au contraire, jen
cherchais lextrmit. Je voulais en retrouver le bout, my agripper et remonter
jusquau sein originel: une naissance rebours. Mais comme une vraie mise bas,
malgr la joie de la vie nouvelle, elle me faisait souffrir.
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Entreprendre mes recherches
Un indice, un seul, me permettait dentreprendre ma qute. LAllemand tait
tudiant en gnie. On disait aussi quil avait alors dans la trentaine. Mais on dit tant de
choses quand on vient de loin que parfois on ment sans le vouloir. Alors il aurait pu ne
pas tre vraiment Allemand, ni ne pas vraiment tre tudiant en gnie, mais cette
piste-l, cest tout ce que javais. Lombre dune vrit laquelle je maccrochais.
Le Qubec des annes cinquante ne foisonnait pas de lieux de haut-savoir. Ce
ntait pas comme maintenant o chaque ville un peu importante a son centre
commercial, son CEGEP et son Universit du Qubec, comme autant de fast-food de
lintellect. Alors pour retrouver la trace dun tudiant allemand en gnie, les pistes,
mme froides, ntaient pas nombreuses. Je les fis toutes Montral.
luniversit anglophone McGill laccueil ft chaud et sympathique. On
mouvrit une petite salle darchives, au cur de la bibliothque, o je trouvai les
albums de tous les finissants de linstitution depuis sa fondation. Ctait une petite
pice grise, rectangulaire avec une grande fentre qui donnait sur la rue Sherbrooke
enneige. Sur dtroits rayons salignaient les albums sobrement relis et je disposais
dune longue table de bois vermoulue et de quelques chaises uses pour y faire mes
fouilles dans un confort bien estudiantin. Mais nulle part entre 1951 et 1954 y avait-il
eu un finissant au nom consonance un peu allemande en gnie.
lUniversit de Montral, le dpartement du gnie tant maintenant sous
lgide de la Polytechnique du boulevard Edouard-Montpetit, ce ft plus compliqu.
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Pas cause de la tuerie qui y est arriv. Cette horreur sest passe aprs. Cela navait
rien voir. Ce drame o un fou macho avait pris pour cibles dans son dlire meurtrier
celles qui, contrairement lui, avaient russi prendre leur place avec succs, ne
bouleversa le monde que quelques annes plus tard. Non, la Polytechnique, la
deuxime institution dune telle importance pour les Canadiens-Franais aprs
luniversit Laval de Qubec, personne, malheureusement, navait cru bon y conserver
la mmoire de ceux qui taient passs auparavant. Dans une province dont la devise
est encore pourtant JE ME SOUVIENS !
Jai demand voir les albums de finissants des annes antrieures. Une
secrtaire du registraire - ou une quelconque commis - ma donn du confidentiel
et de la loi de laccs linformation long comme ses deux grands bras osseux.
Imbue du pouvoir que lui confrait son ct du comptoir, elle en remettait. Il fallait,
minvectivait-elle, protger la vie prive de ceux qui ne voulaient peut-tre pas que
lon sache quils avaient frquent lUniversit de Montral. Aprs son expos, moi
non plus je naurais pas voulu quon sache que jeus pu tre instruit dans ce nombril de
la grande noirceur... Mais quelques jours plus tard, on moffrait ce que je cherchais
la condition de prvoir des frais pour un tel service . Dcidment, la
confidentialit a un prix !
Jai donc dcid dexplorer seul, presque en cachette. Sans tre importun ou
mme questionn sur mon identit, je me suis dirig vers leur bibliothque o jai
trouv l plus dcoute et moins de fonctionnarisme . Les deux jeunes gens, un
garon et une fille que ma question ne semblait pas froisser, mexpliqurent, presque
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la gne, quon ny avait pas amnag de salle, comme chez les Anglais, mais que les
annuaires taient dans des caisses, ranges ple-mle dans un rduit.
Jai trouv ce que je cherchais dans un placard balais. Une dizaine de ces
grandes mosaques de graduation qui ornent habituellement les corridors ou qui
accueillent la nouvelle relve, bien en vue dans le hall dentre, taient appuys, face
contre le mur, entre un classeur dmod et un portemanteau fatigu. Dommage ! Mais
cest quand mme l que jai cru voir le visage de mon pass. Lide que je men faisais
alors en tout cas.
Au milieu des autres finissants,
tous jeunes et souriants, aux noms bien de
mon terroir, des Tremblay, bien sr, mais
aussi des Dumoulin, des Jacques, des
Laverdire, deux avaient de ces noms aux
consonances que je recherchais. Lun
sappelait Carol Wagner, trs germanique
de nom, mais qui ne me ressemblait ni de
prs ni dAdam ; lautre, plus vieux,
esquissant peine une contraction des
lvres, sans doute la demande suppliante
du photographe. Celui-l se nommait Erich Freier. Et lui, ma femme qui tait avec
moi le vit tout de suite elle aussi, avait un petit quelque chose... tait-ce les yeux, le
bas du visage, lensemble, malgr la calvitie avance quil arborait et que je naurai
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jamais, nous ne pouvions dire, mais il avait un petit air de famille.
Dans lannuaire correspondant lanne du clich, jappris que cet Erich
Freier avait dcid daller sinstaller Rio De Janeiro au Brsil. Je devais massurer de
tenir une piste srieuse avant dengager des frais considrables retracer ce parfait
inconnu. Cest donc avec les quelques bribes que javais collectes, au grand
amusement de la bibliothcaire de service, que je me reprsentai au Centre des
services sociaux de Trois-Rivires. Je venais leur dire que je mtais pass deux, que
la vrit existait en dpit deux et je men allais leur mettre le nez dedans comme on
fait avec un jeune chiot, pour le mettre propre.
Cest un homme qui ma reu cette fois. De mon ge me semblait-il, il tait
long et mince. Il avait le corps sec, presque rigide, le geste court et prcis. Il se
prsenta aimablement, sans sourire pourtant. Son visage fatigu, masqu de lunettes
large monture sombre, restait ferm et inexpressif. Il se nommait Andr. O tait
rendue la jeune femme qui faisait tout ? On allait devoir se passer delle. Les
retrouvailles ntaient pas une priorit pour un tat en faillite. Un quart de millions
denfants mal ns allaient devoir attendre. Le gouvernement a bien dautres
proccupations que de rendre des gens heureux, cest bien connu.
Andr maccueillit pourtant avec une belle sollicitude rserve. Latmosphre
se dtendit compltement cependant quand il vit, en lisant ma fiche, que nous avions
la mme date de naissance : tout, le jour, le mois et lanne. Et la mme place ! Pour
peu, nous avions peut-tre t voisins de pouponnire. Il tait n, comme moi, avec
moi, et cela nous rapprocha. Mais lui tait parti avec sa mre, moi jtais rest l
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attendre. Et cest cause de cette courte attente que je venais le voir ce jour-l.
Je lui annonai tout de go que javais trouv mon pre. Qu tout le moins, je
savais qui il tait et que jtais prt entreprendre les dmarches pour le contacter !
Jattendais simplement dAndr quil homologue ma trouvaille pour que les choses
soient bien claires.
Les choses taient en effet trs claires : ni Erich ni Carol dailleurs
ntait mon pre. Aucun des noms dtudiants sur ma liste napprochait mme de celui
qui figurait au dossier confidentiel quil avait entre les mains.
Comme il doit tre difficile dtre le dpositaire des secrets de quelquun
dautre, dune autre poque, dune autre morale. Comme il doit tre pesant de tenir des
promesses faites sous le poids dun autre ge ! Andr lui a pli sous ce poids. Nul ne
devrait lui en tenir rigueur. Moi je ne lui en voudrai jamais. Il mannona simplement
que mon pre se nommait Viergutz, Jimmy Viergutz. Trs allemand en effet. Peu de
chance de sy tromper.
Je pris cong de mon ex-voisin de pouponnire en le remerciant. Chaudement.
Il me confia quil ne savait pas ce quune jeune fille de St-Alexis-de-Matapdia avait
bien pu faire avec un Allemand, mais que si un jour jen retrouvais un des deux, je
lapprendrais. Discrtement, il venait de verser un peu dhuile dans ma lampe. Je
repartis moins avanc, mais plus clair. Je ne revis jamais Andr, sauf une fois peut-
tre, la sortie dun Pharmescompte Jean-Coutu sur le boulevard Laviollette dans le
quartier Normandville de Trois-Rivires. preuve quon y trouve parfois aussi un ami
!
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VIERGUTZ. Vous dire combien de fois jai feuillet un annuaire tlphonique
en commenant par les Viergutz. Vous raconter les gens qui je me suis inform sils
avaient des Allemands dans leurs relations, qui jai demand sils connaissaient des
Viergutz. Je suis all chez Bell. Jai d lire tous les annuaires de lEst du pays. (Cest
vite fait quand on ne consulte quune seule lettre). Et puis, je suis all au Consulat de
la Rpublique dAllemagne, sur la rue de la Montagne Montral. Sans rsultat. Une
Frulein 6 essaya bien, l, avec un empressement touchant, de retracer ce Jimmy
Viergutz, mais sil navait pas eu recours au Consulat, mexpliqua-t-elle, le Consulat
navait rien sur lui. Comme chaque fois, sans aucun rsultat. Jen tais venu croire
quil ny avait pas dans ce grand pays un seul Viergutz.
Jai pens dautres orthographes, dautres prononciations. Je me suis imagin
que la religieuse qui avait pris le nom en note, lpoque, lavait peut-tre crit au son
; ma mre ne savait peut-tre pas elle-mme comment il scrivait. Quand on est
adopt, on ne sait jamais vraiment comment se sont passes les choses, ni pourquoi,
alors on imagine. Jimaginais que Viergutz nexistait pas vraiment et quon avait mis
un nom l, au dossier, parce que celui du St-Esprit avait dj t utilis une fois !
Je vivais ainsi, dans un doute enfl, une incertitude ulcre, mal nourrie par
des gens sucrs de bonne volont et mine par dautres aux commentaires acides. Seul
le besoin de travailler, dassurer ma subsistance et celle de ma famille donnaient
maintenant un sens ma vie. Une activit non seulement louable mais thrapeutique :
travailler pour vivre, vivre pour travailler. Rien dautre. Pendant dix ans, je ny pensai
6 Trad. demoiselle
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plus. Enfin, peu. Moins souvent en tout cas.
Mon prsent occupait tout mon espace mental et seuls quelques flashs-back
bien sentis me tiraient parfois vers un pass dcouvrir. Une remarque saisie par
hasard, un vieux papier retrouv en cherchant autre chose, un nom sous une rubrique,
les dclencheurs taient varis mais le rsultat restait le mme toujours: je ne savais
pas. Je ne saurais peut-tre jamais et je me faisais peu peu sereinement cette ide.
En 1994, mon nouvel employeur du moment transigeant beaucoup avec des
clients de lOuest canadien, javais accs aux annuaires des compagnies de tlphone
qui opraient dans ces provinces. Cest donc en Alberta, Calgary, que je trouvai mon
premier Viergutz ! La joie, lexcitation qui me secoua ce jour-l Nerveux, mais
dtermin, je pris contact. Dception. Lhomme, sympathique par ailleurs, tait un peu
plus jeune que moi, avait toujours vcu dans la rgion du Stampede et ne connaissait
aucun Jimmy . Mais il avait un cousin au Manitoba qui lui, saurait peut-tre
Jtais lanc: je nallais pas marrter ! Coup de fil au cousin, mais cest sa
femme qui me rpondit. Son mari travaille. Je lui dis tout de mme qui je suis, qui me
rfre et qui je cherche. Elle pleure. Elle veut maider. Ils ne connaissent aucun Jimmy
non plus, mais son mari a aussi un cousin, en Saskatchewan celui-l, qui fait la
gnalogie de la famille. Lui pourra srement maider. Elle na pas son numro, mais
elle me donne celui de loncle Edwin Saskatoon.
Loncle Edwin vit seul, reclus. Loctognaire na pas souvent dappels et ne
rpond pas toujours. Mais sil est au salon, prs de lappareil Je lui explique lui
aussi. Il grommle son accord et me donne les coordonnes dArdeth, son neveu de
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Kayville, une minuscule bourgade au sud de la province. Quand jai dit Ardeth de
qui javais eu son numro, il resta bouche-be. Encore aujourdhui, il narrive pas
croire que le vieil ermite ait rellement parl un tranger. Et au tlphone en plus !
Ardeth travaille retracer lhistoire des Viergutz depuis leur fief mdival en
Pomranie borale jusqu leur migration massive vers le mid-west amricain la fin
du XIXe. Noms, naissances et dcs, mariages ou sparations, dates, filiations, photos
lappui souvent, le passionn a fait un travail de clerc monastique : tout la main
Ardeth ne sest jamais mis lordinateur lhomme a compil des milliers de fiches
sur sa famille maternelle.
Quand je le joignis, il explosa quasiment dempathie. Il voulut aider ; il allait
maider. Nous allions le retrouver. Et quelques jours plus tard, je reus, par courrier,
un paquet splendide. Mon nouvel ami avait xrox pour moi toutes les fiches
gnalogiques quil avait russi accumuler dans la qute de ses propres racines. Il
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avait magnifiquement envelopp le tout dans un crin de cuir repouss quil avait
confectionn lui-mme et quil avait enlumin de ce quil croyait tre les armes de la
famille.
Je lus avidement chacune delles, scrutai chaque visage de chaque vieille
photo. quip, contrairement mon nouvel ami, dun ordinateur doccasion,
jinformatisai tout cela pour en faire un tout plus cohrent, plus digestible. Je cherchai
la piste, lindice dune piste qui me rapprocherait de mon Viergutz, mais en vain. Un
autre cul-de-sac ! Mais une amiti inattendue venait de natre.
Cest cette poque aussi, dbut 1993, que je reus cette offre du Centre daide
la Jeunesse de Trois-Rivires. Les services sociaux staient donn, semble-t-il, les
moyens de russir leur travail. Ils staient dot de personnel et avaient mis sur pied un
projet pilote, un projet retrouvailles.
Lide, pourtant toute simple, ne coulait pas de source. Il sagissait dappliquer
ceux qui taient en dmarche de retrouvailles, tant les enfants que les parents,
surtout des mres, le principe de lutilisateur payeur. Il avait cependant fallu faire
accepter au lgislateur lide que de communiquer quelquun lintention dune tierce
partie, de le ou la rencontrer, ce ntait pas de la sollicitation , ce que la loi
interdisait strictement.
Car, pour bien comprendre la subtilit du projet et donc de ce qui suit, il faut
savoir quil y eut tout un dbat de smantique et de terminologie autour des
retrouvailles. La loi sur la confidentialit de ladoption tant suffisamment claire sur le
sujet, ou alors juste assez vague ; il fallait dterminer si le fait de dire une mre que
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son fils la recherchait constituait une information de ce fait, ou sil ne sagissait pas
plutt dune sollicitation accepter la rencontre souhaite. Les tenants de linformation
gagnrent la bataille des dictionnaires.
Cest comme cela quon mexpdia un jour un dpliant moffrant les services
de ce quon avait baptis la Phase I du projet retrouvailles. Javoue que lide de payer
pour ce qui mtait d me choqua. Quand toute sa vie on sest but une montagne de
promesses tenir, de sacro-saint secret professionnel, la notion que tout ntait
finalement quune question dargent me semblait une insulte lintelligence des
adopts et de leurs mres. Je refusai tout dabord carrment de participer cette
dnaturation de ma dmarche. Je me croyais investi de la vertu des chevaliers et ma
qute du Graal ne pouvait se monnayer. Alors le beau petit dpliant prit le chemin que
bien dautres documents prirent avant lui et se retrouva dans lpaisse filire
Retrouvailles. Un dossier qui stait gonfl au cours des ans de documents officiels
mais aussi de coupures de journaux, de photos et de pages dannuaires tlphoniques.
Trois-Rivires, Lucie Deslauriers, qui pilotait ce projet, d tre tellement
efficace, tellement enthousiaste dans son travail, quelle fit un succs de cette Phase I.
Dautres dans ma situation ne staient pas emptrs dans les mmes scrupules que
moi et bon nombre avaient rpondu au premier appel, plusieurs mme avaient obtenu
des rsultats quils nattendaient plus. Une Phase II ft donc mise en marche lanne
suivante et encore une fois, on moffrit den tre. Depuis ce temps cependant, les
Services Sociaux de la Mauricie ont laiss tomber les adopts qui doivent maintenant
sen remettre une poigne de bnvoles pleins denthousiasme mais sans
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ressources.7
Je ne saurais dire ce qui avait chang chez moi : mes principes staient-ils
mousss, ma patience avait-elle puis ses propres limites ? Ou alors tait-ce par
grandeur dme, parce que je voulais prouver mon frre Jacques, adopt lui aussi,
que ctait possible, quil y avait de lespoir. Je saisis cette deuxime chance quon
moffrait. Je fis le premier chque, je donnai mes coordonnes les plus rcentes, mon
numro de dossier et jattendis. Ctait juste avant Nol, en 94 et le chque tait dat
de fvrier 95. Comme tout le monde, nous tions un peu serrs au temps des ftes et
puisquon me le permettait, je fis un chque postdat. De toute faon, madame
Deslauriers mexpliqua que la dmarche de recherche allait tre enclenche ds la
rception de la demande et que les rsultats allaient mtre communiqus
lencaissement du chque.
En fvrier, tel que promis, on nous tlphona et cest Claude, ma femme, qui
prit la premire connaissance du message sur notre rpondeur. On me demandait de
rappeler le plus tt possible, on laissait entendre quon avait de bonnes nouvelles
mapprendre. Elle me tlphona au travail sans tarder. Jamais personne navait eu de si
bonnes nouvelles mannoncer. Je manquais de pratique. Je fus boulevers. Presque
pris de panique !
Jai rappel tout de suite de mon bureau. Une des responsables du projet me
confirma sans motion quon avait retrac une personne rpondant la description de
ma mre telle que dcrite au dossier dadoption. Elle mexpliqua lentement, en
7 On les peut les rejoindre aux Centres jeunesse Mauricie-Bois Franc tel. 1-888-448-7457
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insistant sur chaque mot, que cela ne voulait pas dire quon ait retrouv ma mre mais
juste quon avait trouv une personne rpondant sa description. Une femme ayant le
mme ge, le mme prnom et dont le nom de jeune fille de la mre tait le mme.
Pour en savoir plus, il me fallait passer la deuxime tape. Est-ce que je le voulais?
Jtais entr dans cette histoire pour aller au bout de la route, quoi qui sy
trouve. Jamais je navais tant voulu. Rien. Jamais quelque chose ne mavait tant
manqu. Vraiment. Comme si javais t noy dincertitude et quil me fallait savoir
pour me remplir dair enfin ! Un nouveau chque, une nouvelle attente et bientt
jallais prendre un grand respire. Bien sr que je voulais.
On avait convenu que quelquun allait communiquer avec moi : Charles
Trempe, psychologue. Il avait, parat-il, lhabitude de ces choses. Il en avait men
plusieurs terme. Il allait me tlphoner, me demander quelques informations pour
bien documenter sa dmarche et cest lui qui allait prendre contact avec elle, cest lui
qui allait linformer !
Je ne pouvais quattendre, mais dune attente nerveuse, une immobilit qui
ankylosait autant mes penses que mes rves. Mon cerveau narrivait plus raisonner
ce qui se passait, ce qui allait se passer. Un tranger, mme expriment, mme
professionnel, allait me juger, juger de mes motivations, valuer ma capacit
assumer mon pass, quelquun allait porter un jugement sur moi. Juste cela me rendait
malade dinconfort. Mais cet tranger allait tre, soit le dernier obstacle entre moi et
ma mre naturelle, soit le premier lien qui allait me ramener elle. Charles Trempe
avait t investi, en quelque sorte, du droit de maccoucher ou de mavorter. Vraiment.
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Il allait avoir le pouvoir absolu sur ma vie parallle. Jattendais quil me tlphone
pour lui faire la meilleure premire impression possible. Il le fallait.
Alors, quand le tlphone sonna ce soir-l, quand il se prsenta de sa douce
voix pose, presque en murmurant, toutes les fibres de mon corps taient si tendues, si
prtes plaire, que quand il mannona quil venait de parler ma mre, je faillis me
rompre, comme une digue use de retenue. Juste l, quelques minutes avant de me
parler moi, Charles lui avait parl elle. Ses mots taient encore tout chauds quand
il me les tendit. Ne devait-il pas me parler moi avant, ne devait-on pas se confier lun
lautre avant quil naille l-bas, dans linconnu de mes origines?
Non, pas vraiment mexpliqua-t-il. Charles prfrait lapproche froid, sans
prjug, sans pr-concept. Il se sentait laise dans lobscurit. Il aimait pouvoir
rpondre: Je ne sais pas ! . Cela lui donnait la merveilleuse opportunit doffrir
daller sinformer et de revenir. Cela lui permettait dtablir des ponts et de les
traverser... moi, il me coupa les jambes. Je restai immobile, cachant mal mon
tonnement, cherchant les bonnes questions poser.
Javais au bout du fil quelquun qui savait qui tait ma mre, qui lui avait parl,
qui lui avait dit mon prnom et qui allait me dire le sien. Aime. Non, pas comme
cela. Son nom est plus long, pas trs moderne et elle la chang il y a longtemps. Elle
sappelle me. Ma mre se nomme me. Le mot entra en moi comme un torrent
dair pur. Jexpirai profondment et je me remplis de cet air sans men lasser. Comme
on are une cave au printemps ; comme on change lair dune pice close, scelle
depuis trop longtemps. Je ne criai pas, je ne pleurai pas, je me laissai tout simplement
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aller la plus heureuse dtente de tout mon tre. me, comme un souvenir oubli,
comme un aveu.
Claude tait l, prs de moi. La femme que jaime a toujours t l dans les
grands moments de ma petite vie. Elle assista lannonce de ma dlivrance comme si
ctait la sienne. Elle ft le tmoin exubrante de mon entre dans la lumire. Javais
une mre naturelle, elle tait vivante, Charles Trempe venait de lui parler et jallais
peut-tre la retrouver. La joie de Claude remplit la pice elle seule.
Est-ce que je voulais la rencontrer ? Et elle, le voulait-elle ? Je ne mtais
quant moi embarqu dans cette histoire que pour cela. Je navais cependant pas perdu
de vue lautre. Le voulait-elle, le pouvait-elle ? Charles me parla de la crainte quavait
me que je ne veuille quun historique mdical, que je ne sois quaprs une partie de
la vrit, celle qui me concernait seulement, et quensuite, je nallais que la retourner
aux oubliettes. Elle nallait pas tout compromettre sa vie pour la seule satisfaction de
me dire si je risquais le diabte ou les troubles cardiaques.
Et puis il y avait Bernard, le mari, pas mon pre mais lhomme avec qui elle
partageait maintenant sa vie depuis prs de trente ans. Lui dont on ignorait tout et
quon avait baptis Oscar pour arrter de lappeler "lui" ou "le mari" tout bout de
champs. Tout ce quon savait de lui, dOscar, cest quil tait cardiaque et qume
allait attendre pour lui parler. Attendre de savoir. Attendre dtre sre. Comment dit-
on: le pass revient ! sans faire peur ?
Il ft entendu que Charles Trempe allait me rappeler aprs avoir reparl
me. On allait convenir dune date pour que lui et moi puissions nous voir, nous
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rencontrer. Il voulait savoir qui ma mre allait avoir affaire ; quels taient mes
motifs, mes attentes. Il allait devoir faire sa job de psychologue.
Quand je raccrochai, je restai silencieux quelques instants. Sans motions
apparentes. Je demeurai plong dans une extase muette, moite, une premire
exprience de ce genre pour moi. Jamais je nai t envahi par sentiment si total de
bien-tre, par sensation si puissante de douceur. Seules les questions pressantes de ma
femme et de mes fils marrachrent ce tourbillon divresse dans lequel je plongeais.
Jai une mre. Ma mre sappelle me. mrentienne en fait, mais avec le temps, et
puis parce que ses employeurs anglophones avaient tendance le lui massacrer, elle
adopta tt le diminutif. Jallais enfin la connatre. Je naissais et ma pense retournait
au dbut. Mes compteurs staient remis zro. Je replaais difficilement, comme
lorsquon sort dun trop profond sommeil, la ralit et la fiction leurs places
respectives.
la naissance, comme ctait la coutume alors, la mre devait affubler son
enfant dun nom fictif, une identification aussi impersonnelle que possible, rien voir
avec elle ou le pre, et qui le dsignerait jusqu ladoption. Le mien, tait Gervais
Williams.
Ma mre venait de dire Charles quelle avait rv que je mappelais Pierre,
Pierre Gauthier... Pour le Gauthier, je ne sais pas. Mais moi, je nai mme pas eu me
faire lide que jaurais pu tre un autre, un Andr, ou un Marc, non, je suis Pierre et
cest ce que jaurais sans doute t. La fiction et la ralit staient accordes sur ce
point.
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Comment tait-elle ? Do tait-elle ? Il nallait rien me dire. Le dernier
gardien du secret allait me faire languir. Il fut convenu quil allait me rappeler aprs lui
avoir reparl. Il allait lui expliquer que je dsirais la revoir pour elle, pas pour ce qui
avait t, pas pour un vague bilan mdical, mais pour la retrouver, lui dire merci et
peut-tre faire un bout de chemin avec elle. Si ctait possible. Il allait lui parler de
moi, de ma famille, de qui jtais devenu et proposer une rencontre. Le Cerbre allait
faire clater le sceau du secret ; le jour allait finalement reprendre sa place ; la vrit
allait briller enfin. Si seulement javais souponn le bien que cela allait me faire,
jaurais fait tout a dix ans avant... Peut-tre.
Mais dix ans avant jtais pauvre, assist-social, ruin et pas trs enthousiaste.
Je naurais pas voulu qume me voie ainsi. Je nai pas aim quon mait vu dans cet
tat.
Charles me rappela la semaine suivante. Il avait communiqu avec me et
elle acceptait les retrouvailles. Elle me dira plus tard sa surprise, son hsitation
presque, lorsquelle le rappela comme convenu et quelle ft accueilli au tlphone
La clinique psychologique de Trois-Rivires . Qutait-il advenu de son fils ? Dans
quelle folie avait-il sombr, quon eu besoin delle pour len sortir ? Net t de
lamabilit de son interlocuteur, elle aurait peut-tre recul.
Cela se passerait quelque part en avril lors dun voyage dans la rgion de
Trois-Rivires qui tait dj prvu. Il restait maintenant me la dlicate tche de
lannoncer Oscar . Charles nous avait dit pour Bernard, sa condition et le soin
quil fallait quelle mette le mnager. Mais jignorais alors qume aussi devait tre
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mnage, quelle aussi vivait avec une condition qui la prdisposait la dfaillance.
Ce nest que plus tard quelle men parla. Elle craignait peut-tre que je recule. Ou
alors, elle ny a pas pens. Peut-tre.
Le lien se tressait dj. Mme par lintermdiaire de Charles, je commenais
sentir me. Je la savais proche de leau. Jaurais voulu quelle soit prs de Trois-
Rivires, au pire, ou alors prs de moi, sur le bord du fleuve ou dun de ses affluents
montralais, Longueuil ou Laval o jtais venu minstaller avec la petite famille en
1989. Mais je percevais aussi une distance. Faire adonner nos retrouvailles avec un
voyage Trois-Rivires ? Pourquoi cela me donnait-il un froid sentiment
dloignement ?
la demande du psychologue, je mattelai la difficile tche dcrire une
lettre ma mre. Je navais pas pris le temps de minstaller devant une feuille blanche
depuis bien longtemps. Les dernires fois, je lavais fait pour mexorciser du merdier
dans lequel mavait plong mon tat de B.S.8. Je parlais dj de moi, dans ces essais,
de qui javais t, de ce que je pourrais tre. Javais aussi crit quelques lignes, des
nouvelles surtout, et jen tais fier. On disait que javais du talent mais pas de mtier ;
des ides, mais pas de direction. On me suggrait de continuer, mais une fois le pire
extirp, je me sentis libr et jallai vivre ma vie dehors plutt que de lcrire. Je
recommenai travailler, me sentir quelquun et je ncrivis plus. Jamais.
Recommencer me semblait si ardu.
B.S. = Bien-tre Social. Abrviation pjorative pour dsigner un assist-social. On parle maintenant plutt daide
sociale ou de derniers recours .
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Mais l, jtais dans un rve : javais quarante et un ans et jallais crire ma
mre. Pour la premire fois de ma vie, jallais enfin tablir un lien avec celle qui
mavait donn la vie. Est-ce un clich de dire que jtais terroris par cette interminable
page blanche, lide que je me faisais que tout allait dpendre de cette premire
feuille ? Que la pense qume allait se faire une ide de son fils la lecture de cette
lettre me terrifiait !
Chre maman... Non, je ne pouvais pas tablir ce premier contact de faon
aussi directe, aussi intime. Chre madame... Quand mme ! Pas trop de sentiment,
mais je ncris pas non plus pour renouveler mon abonnement ou pour me plaindre de
ma garantie... Chre Aime ... Oui parce quau dbut, je navais pas compris la
coquetterie orthographique.
Chre Aime, MERCI.
Il y avait si longtemps que ce mot me pressait. Cest cela que jai toujours
ressenti, que jai toujours voulu lui dire. Merci. Depuis le dbut, ds que jai su, que
jai compris quune mre avait sacrifi son propre bonheur dtre mre pour assurer
celui de son fils, depuis que je souponnais la douleur quelle avait d endurer, qui
maurait tu moi, si javais eu le mme choix faire, depuis lors, je voulais la
remercier. Et puis, trangement, les mots se mirent couler. Comme une cluse qui
venait dclater, toute la tendresse dun fils pour sa mre prit mots et phrases. Le
stylobille courait sans regarder en arrire, dun trait, sans ratures, sans redite, comme si
les lettres taient dj crites quelque part et nattendaient que ce jour pour jaillir en
geyser daffection et de gratitude. la premire missive, je joignis quelques photos de
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moi, de Claude, des enfants et je partis pour Trois-Rivires, le cur bouillant, les
mains moites.
Docteur Trempe voulait me rencontrer avant les retrouvailles. Une manire de
faire que jai apprcie au plus haut point. Pas de me sentir jug ou jaug, pas de
devoir passer un interrogatoire, mais parce que cette rencontre me permettait de me
mettre dans cet tat de rceptivit quil me fallait. En parlant au psychologue, le truc
est bien connu, cest moi que je parlais. Ce sont mes craintes, mes apprhensions que
je sortais ; ctait mon plaisir, mon enthousiasme que je nourrissais. Par Charles,
travers lui, cest dj me que je madressais, conscient que ce que je lui disais lui
allait alimenter sa propre conversation avec elle. Je prenais tout le soin quil fallait
faire bonne impression, la premire impression.
Trois-Rivires, sur une hauteur surplombant le St-Maurice qui coule vers le
fleuve, son bureau tait en annexe sa rsidence. Lhomme est de petite taille, la
trentaine avance, mais dun calme et dun aplomb rassurant. Le quartier est tranquille
et latmosphre se prtait bien ce type de rencontre. Quand il mexpliqua que la
rencontre se ferait l, dans cette mme officine, je mefforai de mimprgner du lieu.
Jallais en nourrir mon impatience. Moi qui toute ma vie mtait interdit de me faire
quelque ide que ce soit de ce quallait tre ma mre, jallais chorgraphier mes
retrouvailles avec elle dans un lieu connu. Jtais assis au milieu de la scne, vraiment.
Ctait une grande pice bleue, largement fentre et tide. Le psy y avait son bureau
une extrmit, un grand meuble enfoui sous des documents et des livres, puis
lautre, une petite table entoure de fauteuils droits ainsi quune petite causeuse
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marine.
Charles me tendit une lettre. Si proche et pourtant encore si loin, jallais
toucher le papier quelle avait touch, quelle avait pli, sur lequel elle aussi stait
penche, sans doute en cherchant, elle aussi, quoi dire, comment le dire. Jallais voir
son visage, ses yeux, son sourire, le mien peut-tre. On avait donn un nom ma
mre, elle allait avoir un visage.
Lenveloppe tourna entre mes doigts, lentement, comme pour en sentir le poids
des quarante et un ans dattente, comme pour en vrifier lauthenticit, non, pour voir
si jallais me pincer et me rveiller en colre davoir fait si beau rve. Mais elle resta
l, bien cale dans le creux de ma main. Alors je la glissai soigneusement dans ma
poche. Plus tard. Pas tout de suite ; pas ici.
Bien sr je voulais aussi faire profiter Claude de cet instant magique: elle
vivait cette rencontre comme si ctait sa propre retrouvaille. Mais la vrit, je
voulais le faire avec elle pour quelle me ramasse si je devais mcrouler. Ma femme a
toujours su comment mempcher de mcraser. Je nallais pas laisser un psy voir a.
Et puis je devais penser la bonne impression.
Je remis Charles la lettre que je destinais me et jallai rejoindre Claude et
mes parents adoptifs qui mattendaient dehors. Ils taient venus nous rejoindre pour
participer la fte. Depuis le dbut, nous les avions mis dans le coup. Nous nallions
rien leur cacher, rien dessentiel. On ne garda pour nous que quelques dtails, histoire
de ne pas provoquer des choses. Aprs tout, labb Bourassa avait t proche deux:
Paulin avait travaill, lui aussi, avec les filles mres une certaine poque et il est
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permis de croire que le nom dme ait pu veiller des souvenirs qui auraient fait
dcouvrir ma mre avant quelle ne soit vraiment prte. Alors on ne disait pas tout. Pas
tout de suite.
Nous sommes alls souper au restaurant Le Bouzouki, sur le boulevard des
Forges, prs du centre commercial Les Rivires. Je connaissais la place depuis
lpoque o nous avions demeur dans le coin, avant de venir nous tablir Laval. Je
my sentais bien. Le repas se droula cordialement et, comme cela arrivait depuis
quelque temps, je voyais mes parents adoptifs sous une autre lumire. Les annes nous
avaient rapprochs et avec le temps, il me semblait quune vraie amiti, plus quun
simple respect, stait installe entre nous. Pauline avait fini par accepter sa premire
bru pour ce quelle tait non pour ce quelle aurait voulu quelle soit; Paulin stait fait
lide que son plus vieux tait diffrent, ni pire, ni mieux, juste pas pareil aux autres
dans sa faon dtre et de vivre. Il ne va pas encore ladmettre, il na pas ladmission
facile, mais on voit bien quil se fait lide.
On se quitta aprs le repas en sembrassant sincrement et en se promettant des
nouvelles aussitt que possible. Je me retrouvai seul avec ma femme. Je serrais la
lettre que javais eu tout ce temps sur moi. Nous avions encore un rendez-vous
expdier, une question complique de fond de pension transfrer, puis on allait se
trouver un coin tranquille, lcart, pour enfin dcouvrir me.
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Linstant tait magnifique, irrel presque. Dans la pnombre dune auto
stationne, comme des amoureux qui nont nulle part o aller, jallais enfin faire la
connaissance de ma mre naturelle. Je tremblais. Je caressais lenveloppe du bout des
doigts, lentement, comme pour tout voir, pour en saisir limage qui restera grave dans
ma mmoire jamais. Jen sortis la lettre et les photos. Jtais hsitant, comme un
enfant qui doit choisir devant un talage de bonbons: regarder les photos ou lire la
lettre... Je mis dabord un visage sur les mots que jallais lire, un lumineux regard au
bout de mon tunnel. Un visage aux yeux clatants de vie. Le sourire dune femme qui
garde un secret. Elle avait pris soin de mettre quelques photos de diffrentes poques.
Mais elle tait merveilleuse tout ge. Elle brillait de bont et resplendissait de joie de
vivre. Bien quelle ait pris soin de dcouper toutes celles o elle ntait pas seule, pour
bien assurer la confidentialit, on la voyait entoure, choye. Quel bonheur de savoir
quelle ntait pas seule ou abandonne !
Ce nest quaprs avoir plong au fond de chaque image, aprs mtre mis son
doux visage bien au centre de ma mmoire, que je me suis enfin dcid la lire. Le
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ton tait si doux, le remords si lourd, le dsir si intense, le pass si douloureux quelle
marracha des larmes. Par deux fois, trois fois, je dus minterrompre pour ne pas
clater en sanglots. Javais le souffle coup. Les motions refoules depuis si
longtemps voulaient toutes sortir en mme temps. Je lisais voix haute et chaque
phrase, je devais faire des pauses de plus en plus longues. Les mots dune mre son
fils. Le silence dune fille de la Grande Noirceur et sa fuite vers linconnu. Son souhait
de bonheur et de sant pour un fils quelle na eu quune heure, un petit enfant dont elle
avait gard limage indlbile. Le souvenir fan dun Allemand dont elle tait prte
tout me dire, tout ce qui lui reviendrait aprs tant dannes.
Javais une autre mre, celle qui mavait mis au monde et elle maimait. En tout
cas ses mots le disaient: ses mots taient des mots damour. Je retrouvais la moiti de
qui je suis et jallais la revoir. Javais une mre qui me ressemblait et qui acceptait de
me dire qui jtais. Sur le chemin du retour ce soir-l, les yeux perdus dans lobscurit
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de lautoroute 40, je pleurais, en silence, autant de joie que de fatigue. Et Claude qui
rptait que ctait merveilleux, extraordinaire. Il me semblait tre heureux. En tout
cas, il me semblait que jallais ltre bientt.
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Les Retrouvailles
Lattente nen finissait plus. Le 29 avril 1995, un samedi de printemps, jallais
me retrouver face face avec elle, avec me. Si proche, dans un mois, mme pas, et
si loin la fois. Et puis il y avait le secret. Le nouveau secret : celui des retrouvailles.
Peu de gens allaient tre mis au courant de lvnement. Pendant quelques semaines,
jallais vivre un double silence.
En dehors des cinq de la Boulegang, Paulin et Pauline furent videmment les
premiers mis au courant. Il fallait quils le soient car javais prvu me rendre chez eux
aprs la rencontre. Seul, avec Claude et les enfants la fin de la journe ou alors avec
me, si elle tait daccord, quelque part en aprs-midi. Il fallait que je leur dise pour
quils puissent leur tour planifier leur horaire. Dune part, ne rien avoir dautre faire
que dattendre un coup de fil qui ne viendra peut-tre pas, puis demander mes frres
de ne pas passer la maison ce jour l, sans vraiment leur dire pourquoi, pour qui...
Il faut dire que la maison a toujours t ce que ma mre appelait le Refuge
Meurling. Nom quelle avait tir de la petite histoire du Qubec o, parat-il, en 1930,
lpoque de la grande dpression, un tel hospice pour indigents avait vu le jour sur
lavenue du Champs-de-Mars Montral. Lquivalent de lAccueil Bonneau ou du
Old Brewery Mission. Ces endroits o les paves que la socit rejette vont schouer
pour trouver de la chaleur, une soupe chaude et un peu de comprhension. Chez nous,
nous ntions pas riches, mais nous avions, en quelque sorte, notre Refuge Meurling.
Les amis et la parent venaient y faire leur tour, souvent, prendre une toast et
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une tasse de th, aprs la journe de travail, pour parler de politique et de hockey, les
deux seuls vrais sports pensaient-ils, et se dire les uns les autres que tout nallait pas si
mal. Puis avec le temps, malgr les meilleures annes, malgr le confort dans lequel
tous glissrent lentement, lhabitude sinstalla de nous retrouver la maison tous les
dimanches et presque tous les samedis. Ce samedi-l par contre, je le voulais pour moi
tout seul.
Jaurais voulu ne rien dire quiconque mais lenvie de tout crier tait telle, que
quelques confrres de travail, les miens et ceux de Claude, furent mis au parfum. Et
puis quelques amis aussi, ceux en qui nous avions confiance ; ceux qui seraient
heureux pour nous et qui allaient partager notre got de ne pas trop en parler. Garder
la tte froide et ne pas se faire trop de scnario
Aprs coup, je me dis que jaurais d tre nerveux, que jaurais d trpigner
dimpatience : juste en reparler aujourdhui fait remonter des motions en boules qui
veulent mclater en pleine gorge ! Et pourtant non : pendant toute cette attente, je
restai calme, serein. Dun calme et dune srnit que je ne me connaissais pas. Depuis
le tout dbut dailleurs, depuis que Charles Trempe avait enclench le processus de
faire briller enfin la lumire, mon attitude est alle carrment linverse de ce que
jattendais de moi-mme. Je lai dit, je le rpte : sans cri, sans pleurs comme dans une
extase presque, je me suis avanc dans mes retrouvailles dans un tat de bien-tre et
de relaxation totale.
Puis le merveilleux matin arriva. Je mtais fait couper les cheveux, je mtais
ras avec prcaution. Javais choisi mes vtements avec soin, en faisant attention
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lagencement des couleurs et des textures. Javais achet des fleurs la veille et je les
avais mises au rfrigrateur : des roses pches, rares, mais si belles. Javais lou une
mini-fourgonnette sept passagers. Il allait y avoir notre famille bien sr, mais une fois
sur place, je prvoyais aller de Trois-Rivires Shawinigan-Sud avec eux et me. Et
puis si Oscar voulait suivre, sil tait du voyage, on allait tre sept. Jallai donc aussi
chercher le vhicule.
Je tlphonai pour rserver une chambre Trois-Rivires. Je prvoyais en effet
faire se rencontrer me, Claude et les enfants dans un endroit discret mais
chaleureux, de faon laisser libre cours lmotion. Et puis le soir, on allait rester l,
toute la famille ensemble, pour ne revenir que le lendemain. On me rpondit quil ny
avait plus de place lhtel. Bizarre pour un samedi de fin davril Trois-Rivires quil
ny ait plus de chambres de disponibles mais bon... huit heures on partait pour
Trois-Rivires.
Charles mavait dit dtre l onze heures du matin. Pas onze heures et cinq,
pas onze heures moins cinq, onze heures ! Des retrouvailles, cest prcis, cest rare et
a ne doit pas se manquer. Moi je pensais au renard, celui de St-Exupry: Si tu viens
nimporte quelle heure, je ne saurai pas quelle heure mhabiller le cur ! 9. Alors
je devais tre l onze heures pour quelle sache quelle heure habiller le sien.
En arrivant Trois-Rivires, je me dirigeai tout de suite vers un htel que je
connaissais de rputation et que je savais prs des voies rapides tant vers Shawinigan,
au Nord, que vers Montral, pour le retour. Cest l que je compris pourquoi il ny
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avait aucune chambres de disponibles dans la rgion : le parti Libral du Canada avait
choisi ce week-end pour faire son congrs annuel. Je ne peux pas dire que jen tais
enchant. Je tentai bien de trouver quelque chose de dcent, mais voil, tout ce que je
dnichai ne ltait pas. Je nallais quand mme pas recevoir ma mre dans un motel de
passes de Ste-Marthe-du-Cap, une petite bourgade en banlieue est de Trois-Rivires !
Le temps passait, lheure avanait, elle avait d commencer shabiller le cur
et je ntais pas prt. Pas encore. Il fallait que je trouve une solution de rechange, une
ide brillante, un pis-aller acceptable.
Je dcidai de laisser tout mon monde au Centre Commercial Les Rivires ! On
se mit daccord : je la rencontre et, si tout va bien, je linvite dner. Si tout va pour le
mieux, je lui propose de rencontrer le reste de ma boulegang , tout de suite, comme
a, froid. Et puis si vraiment tout baigne dans lhuile, on va tous au restaurant
ensemble... Sinon, attendez moi et bonne journe.
Je suis arriv lheure: que quelques minutes davance ! Jai attendu dans le
vhicule. Jai pris deux ou trois inspirations, profondes, lentes, comme pour me
donner un lan, comme si jallais devoir rester sous leau une ternit. Je me sentais
observ. Jtais sr quelle me regardait arriver. Javais tort: elle ne mavait pas vu,
mais je ne pouvais pas le savoir. Je ne sus que dernirement que ctait Bernard qui,
rest lcart, avait voulu voir la scne de loin. Pour savoir. Pour tre le premier
savoir.
Alors je mis toute la prestance dont jtais capable : le dos bien droit, le sourire
9 St-Exupery, Le Petit Prince
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invitant, la dmarche dtermine aller loin, trs loin. Javais sous un bras un paquet
dalbums photos et dans lautre mon bouquet de roses pches. Me voil me ; jarrive
maman.
Comme le psychologue me lavait demand, jai sonn avant dentrer dans le
micro vestibule qui lui sert de salle dattente. Ce nest quun minuscule recoin de
quatre ou cinq pieds sur trois, peine plus grand quun placard, avec deux ou trois
petites chaises droites et une table revue. Assis ltroit devant la porte qui donnait
sur son bureau de consultation, je my sentais pourtant laise. Ni ltroitesse du lieu,
ni la grisaille de ce petit matin de fin dhiver nallait avoir raison de mon euphorie. Ma
mre tait l, de lautre ct de cette porte, elle aussi sans doute impatiente den finir
avec ces quarante et un ans dattente, elle aussi inquite de ce que le sceau bris de ce
secret bien gard allait rvler.
Aprs trois ou quatre cents secondes dune ignoble attente, la porte souvrit
enfin mais elle se referma aussitt. Charles venait me voir. Il venait sinformer,
sassurer, me rassurer. On changea quelques mots, puis il me dit de me tenir prt,
quil allait revenir me chercher dans cinq minutes. Il aurait dit demain que je naurais
quand mme pas boug. Je gardais les yeux fixs sur la porte, comme si jallais voir
travers, et jattendis. Cinq minutes.
Et comme promis la porte sentrouvrit nouveau. Charles resta sur le seuil
cette fois et minvita entrer. Je crois quil nous prsenta lun lautre, mais, il me
pardonnera je lespre, je ne lai pas entendu. Elle se tenait debout au milieu de la
place, toute de bleu aqua vtue, ses cheveux blancs resplendissants comme une
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couronne, les yeux vifs, le sourire gnreux et les bras tendus autant pour maccueillir
que pour soffrir. Jai march vite vers elle, mon bouquet la main.
Jai serr ma mre sur moi.
Enfin ! Javais le droit de serrer ma mre dans mes bras. Au bout de cette
longue route sinueuse, je venais de trouver un oasis de paix, un refuge mes doutes.
Pour la premire fois de ma vie, je posais ce geste si simple que tant dautres prennent
pour acquis : je serrais ma mre dans mes bras.
Je crois quelle eut une exclamation. Je sais quelle en eut une, mais assourdi
par lmotion peut-tre, je ne lai pas entendu. Disons que mon coute active ntait
pas trs active... Moi je lui dis: MERCI ! Enfin je lui ai dit merci ! Puis trs vite,
comme si javais t soudain press, je lui tendis les fleurs et les albums que je voulais
que nous regardions ensemble. Charles, en souriant, nous donna ses dernires
instructions et nous laissa.
Elle tait radieuse. Elle me parlait dune voix chantante, aux accents de
lAcadie et du Bas-du-Fleuve, sans pleurer, sans larmoiement, mais dun ton joyeux et
fier.
On sinstalla lun ct de lautre sur la petite causeuse de velours. La premire
phrase dont je me rappelle vraiment, cest quand je lui ai demand son nom.
mrentienne. me LeBlanc. Puis do elle tait, puis sans arrt, sans une pause,
nous nous sommes retrouvs. De questions en rponses, de souvenirs en lieux
communs, de points de repre en vieilles connaissances, une mre et son fils se sont
retrouvs. Elle dira plus tard Charles quelle navait pas eu limpression davoir
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affaire un tranger, malgr le temps, la distance. Javais le mme sentiment. Le lien
du sang, quoiquon en dise, a une lasticit extraordinaire : on a qu en rapprocher les
bouts pour quils se reconnaissent.
Un un, je feuilletai avec elle les albums que javais apports : merveilleuse
ide. En commenant par le dbut, pour la situer, puis en grandissant sous ses yeux
merveills de voir ainsi vieillir son fils. Lenfance, ladolescence, les parents adoptifs
(non, elle ne les connaissait pas) mais trs vite elle fit aussi la connaissance de Claude,
la noce, humble crmonie dans la cuisine familiale, puis des enfants. Elle les vit
natre, un un, puis grandir en lespace de quelques photos couleur. Elle ne tarissait
pas dexclamations, de commentaires, de remarques, de questions. Quatre mille ans de
souffrance la quittaient. Chaque anne de ce secret lui avait pes comme un sicle.
Elle tait partie de Rimouski sinstaller Montral, quelques annes avant ma
naissance, pour se rapprocher de son frre Louis qui revenait mal en point de la guerre
du Japon. Elle y avait trouv un bon emploi de nourrisse dans une des familles juives
en vue de la mtropole. Fire descendante dune ligne dAcadien originaire dabord
de lle-du-Prince-Edouard, puis du Nouveau-Brunswick et de la Matapdia, elle en a
gard le ton direct et laccent chantant.
Puis elle me fit cadeau de ce que son mari avait pour moi. Lamateur
dinformatique et de gnalogie avait assembl une monographie sur me, son
enfance, ses origines, sa vie avant, et avec lui et les filles. Quatre belles jeunes filles
quelle avait leves comme si elles avaient t les siennes. Elle mexpliqua comment
ils en ont perdu une, disparue le jour de ses seize ans. La police ne retrouva le corps
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que plus de deux ans plus tard. Son lche meurtrier se cache toujours. Quelle dut tre
la douleur dune femme qui se faisait arracher ainsi un autre enfant !
Comme je lavais fait pour elle, elle me faisait son tour entrer dans sa vie.
Par ces quelques pages prpares avec tant de soin, elle faisait se rejoindre les deux
bouts du fil du temps interrompu. Je fis ainsi la rencontre de mes anctres maternels :
les LeBlanc, mais aussi les Blaquire, les Doiron, les Gallant Jtais Allemand par
mon pre ; je devenais Acadien par ma mre ! Elle me remit aussi une cassette de
musique allemande. Des leaders chants par le jeune Heintje, cassette quelle
connaissait par cur pour lavoir cout lusure.
Se rappelait-elle de lui, de Jimmy ? En avait-elle gard le souvenir ? Voulait-
elle seulement en parler ? En coutant cette cassette, pensait-elle lui ?
Elle lavait presque oubli : depuis le jour de ma naissance, elle navait plus
pens qu moi, rv de moi. Depuis quelle avait ouvert les bras pour les laisser me
prendre, limage de lenfant quon lui arrachait tait reste imprgne dans son corps.
LAllemand tait un doux souvenir phmre ; son fils tait l quelque part. Elle
p