michel zink le moyen Âge littérature française 1990

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Michel ZINK L TTfKl\ TU Kf fKl\N l \ Sf Collection PH R S PRESSES UNIVERSIT IRES DE N NCY

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Le Moyen Âge Littérature Française

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  • Michel ZINK

    LITTfKl\TUKf fKl\NCl\ISf,

    CollectionPHARES

    PRESSES UNIVERSITAIRES DE NANCY

  • COLLEcrION PHARESdirige par Laurent Versini

    Professeur la SorbonneDoyen honoraire de la Facult des Lettres de Nancy

    Robert AULOITE, Littrature Franaise - Le xvr sicle (paratre)Madeleine BERTAUD, Littrature Franaise - Le XVIIe sicleJean MOUROT, Stendhal et le romanJean MOUROT, VerlaineJean MOUROT, BaudelaireLaurent VERSINI, Littrature Franaise - Le XVIIr sicleMichel ZINK, Littrature Franaise - Le Moyen Age

    Du mme auteurLa pastourelle, Paris, Bordas, 1972La prdication en langue romane avant 1300, Paris, Cham-pion, 1976Les chansons de toile, Paris, Champion, 1978Roman rose et rose rouge, Paris, Nizet, 1979Le roman d'Apollonius de Tyr, Paris, UGE, 10/18 , 1982La subjectivit littraire. Autour du sicle de saint Louis, Paris,PUF, 1985Rutebeuf, uvres compltes, Paris, Classiques Garnier, t. l,1989

    ZINK, Michel. - Le Moyen Age: littrature franaise 1Michel Zink. - Nancy: Presses universitaires de Nancy, 1990.- 168 p. : 21 cm. - (Coll. Phares).

    ISBN 2-86480-396-8

    1990, Presses Universitaires de Nancy,25, rue Baron Louis, 54000 Nancy

    En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduireintgralement ou partiellement le prsent ouvrage sans autorisation de l'diteurou du Centre Franais du Copyright, 6 bis, rue Gabriel Laumain - 75010 Paris.

  • INTRODUCTION

    La littrature franaise apparat au Moyen Age. L'gemoyen, l'ge intenndiaire, le Moyen Age, ainsi dfiningativement comme la priode qui spare l'Antiquit desTemps modernes sans tre cara~trise en elle-mme, estl'ge des dbuts. Au-del du contraste entre une expressionqui serait dsobligeante si elle n'tait aussi use et la ralitqu'elle recouvre, se mlent l'erreuret la vrit. Car il est bienvrai qu'il existe une continuit entre la culture antique et laculture mdivale, mais il est bien vrai aussi que la secondeest en rupture profonde avec la premire et qu'elle marque bien des gards, ne serait-ce qu'avec l'apparition de languesnouvelles, un vritable commencement.

    Un commencement: voil qui explique la fascinationque peut exercer la littrature mdivale - la fascinationfonde sur l'impression, ou l'illusion, que l'antriorit avaleur d'explication et que plus haut dans le pass, plusprofond dans les racines se trouve une vrit de ce que noussommes. Un commencement qui n'en est pas un : voil orsident pour une bonne part sacomplexit et son originalit.Le Moyen Age est le moment o nous pouvons saisir notrecivilisation et notre littrature dans leur tat primitif, etpourtant la civilisation mdivale n'est nullement unecivilisation primitive, bien que certaines approches anthro-pologiques pennettent parfois de mieux la comprendre.

    Telle est la premire ambigut de cette littrature. Onpeut y percevoir un effort dlibr pour imiter, poursuivre,

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  • adapter les modles antiques au-del des ruptures queconstituent l'effondrement du monde romain, la formationdes jeunes langues romanes, l'mergence de la socitfodale. On peut juger au contraire qu'elle reflte pourl'essentiel un monde neuf, des sensibilits et des fonnesd'expression nouvelles. L'un et l'autre sont vrais, et1'harmonisation de ces deux vrits est difficile. Selon quel'on privilgie l'une ou l'autre, les relations entre le latin etla langue vulgaire, entre l'oral et l'crit, entre la notion mmede littrature et les pratiques du temps, apparaissent dans uneperspective diffrente.

    Au demeurant - et c'est la seconde difficult laquellese heurte une tude d'ensemble - cette littrature volue trsprofondment au fil du temps. Comment pourrait-il en treautrement? Il ne s'agit pas en l'occurrence de dcouper etd'tudier un sicle unique dans l'histoire de notre littrature.Le Moyen Age s'tend sur mille ans, puisque les historiensle font commencer avec la chute de l'Empire romaind'Occident en 476 et situent sa fin dans la seconde moiti duxve sicle. S'il est vrai que la littrature franaise ne voitapparatre ses premiers monuments qu' la fin du IXesiclepour ne prendre son vritable essor qu' la fin du XIe, ce sonttout de mme quatre ou cinq sicles qui se trouvent englobssous ladnomination commune de littrature du Moyen Age.

    L'approche que l'on en propose ici fonde son pland'ensemble sur les grandes divisions chronologiques de cettelongue priode, mais son ambition est aussi de montrer queces divisions ne sont pas arbitraires et de les faire concidersans artifice avec les tapes d'un expos capable de rendrecompte de faon raisonne etcohrentedu dveloppementdecette littrature. On envisagera d'abord les conditions de sagenseen relation avec cellede la langue qui en estle vhiculeet ses premires manifestations travers les plus ancienstextes conservs. Laseconde partie dcrira l'panouissementd'une littrature franaise originale et abondante sous sestrois formes les plus anciennes et les plus importantes : lachanson de geste, la posie lyrique, le roman. Le moment decet panouissement est le XIIe sicle. La troisime partie

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  • montrera comment le succs mme de cette littratureentrane sa mutation et son renouvellement dans certainsdomaines, sa sclrose dans d'autres, comment il modifie lesconditions de la vie intellectuelle et littraire, de la diffusiondes uvres, comment, plus gnralement, il provoque unchangement profond de la conscience littraire. Cettevolution correspond grossirement au XIIIe sicle. Enfin,les deux derniers sicles du Moyen Age, sans remettre encause le systme littraire qui se met en place dans la secondemoiti du XIIIe sicle, forment bien des gards un universparticulier et demandent tre traits part.

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  • PREMIERE PARTIE

    LES CONDITIONS D'UNE GENESE

  • CHAPITRE 1

    NAISSANCE D'UNE LANGUE,GENESE D'UNE LITTERATURE

    Latin et langue vulgaire

    Au moment des invasions germaniques et del'effondrement de l'Empire romain, une seule institutionsurvit au naufrage et assure la prennit de la culture latine:l'Eglise. Dans le mme temps, le latin parl, introduit enGaule cinq sicles plus tt lors de la conqute romaine, et quiavait dj subi des altrations sensibles, les voit alorss'accentuer rapidement. Quelques sicles plus tard, lalittrature franaise natra de la rencontre - tantt alliance,tantt affrontement - entre la jeune langue ne des ruines dulatin et la dj vieille Eglise, conservatrice des lettres latines.

    En passant aux barbares, selon l'expression bienconnue, en convertissant les conqurants germaniques,l'Eglise se sauve et sauve la latinit. Les seules coles sont lessiennes. C'est elle qui fournit en fonctionnaires sachant lireet crire les cours des souverains goths, fascins par lachancellerie romaine. Ce sont ses vques - l'exemple deSidoine Apollinaire au ve sicle, de Venance Fortunat au VIc- qui cultivent encore la posie, changent des lettres l'loquence apprte, composent des pangyriques et despithalames en hexamtres presque justes pour des princesqui les comprennent peine. C'est dans ses monastres quesont conservs et recopis les manuscrits sans lesquels lalittrature latine serait pour nous perdue presque tout entire.En mme temps, il est vrai, sous l'influence du monachisme,

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  • elle tend alors - au VIe et VIle sicle - se replier sur elle-mme, se considrer comme une socit autonome etidale, voir dans le monde laque une sorte de malncessaire, et manifester une svrit toujours plus grandepour les lettres profanes. SaintAugustin admettait l'tude desarts libraux et des auteurs paens comme une propdeutique la lecture des textes sacrs. Cette concession se fait de plusen plus rticente pour disparatre parfois au VITe sicle,comme chez le moine anglo-saxon Bde le Vnrable. Unetelle svrit, si elle ne s'tait heurte une forte rsistance,aurait pu menacer la survie de l'hritage antique, prservjusque l ct de 1'hritage scripturaire et patristique. D'unautre ct, elle a peut-tre favoris l'extraordinairepanouissementd'une posie liturgique trs nouvelle dans safotme, dans son expression, dans ses mlodies - le chantgrgorien. Une posie et des mlodies qui prcdent etannoncent, on le verra, le lyrisme profane en langue vulgaire.Au demeurant, dans la seconde moiti du VIlle sicle, larenaissance carolingienne allait remettre en honneur l'tudedes auteurs classiques dans son effort pour assurer unemeilleure fotmation des fonctionnaires impriaux comme duclerg.

    Mais vers la mme poque se produit un phnomnecapitalqui, irrvocablement bien qu' long tetme, marque leslimites et modifie la porte de toute conservation, de touterestauration, de tout prolongement si fcond soit-il, de laculture latine. La langue parle a volu au point que lesilliterati, ceux qui n'ont pas fait d'tudes, ne comprennentplus le latin. Il n'y a plus dsormais un latin littraire et unlatin parl, mais deux langues diffrentes. Il est difficile desavoir partirde quel moment les expressions dont usent lestextes (lingua rustica etc) dsignent, non plus le latinvulgaire, mais cette autre langue. Mais c'est certainementdj le cas en 813, lorsqu'un canon du concile de Tours inviteles prtres prcher in linguam rusticam gallicam auttheotiscam, en langue vulgaire gauloise ou teutonne,autrement dit en franais ou en allemand. Trente ans plustard, en 842, les serments de Strasbourg, prts lors d'une de

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  • leurs rconciliations sans lendemain par deux des fils deLouis le Pieux, Charles le Chauve et Louis le Germanique,sont prononcs en allemand et en langue romane par lessouverains et par leurs partisans, et reproduits par 1'historienNithard dans son Histoire des fils de Louis le Pieux. Ainsinous at conserv ce premier texte dans une langue qui n'estplus du latin et qui deviendra le franais.

    Cette volution s'accompagne d'un morcellement. Lelatin parl, appris de la bouche de lgionnaires qui nes'exprimaient pas comme Cicron et venaient de tous lescoins de l'Empire, dform par les gosiers autochtones,enrichi d'apports germaniques qui sont venus s'ajouter auxrsidus indignes, ne s'est pas transform de faon uniforme.La pondration de ces divers lments, la diversit deshabitudes phontiques, la proportion des Germains dans lapopulation, la profondeuret l'anciennet de la culture latine,toutcela variait d'une rgion une autre. C'estpourquoi dansl'espace o la colonisation romaine avait t assez forte pourque les langues nouvelles fussent filles du latin -la Romania- ces langues -les langues romanes - se sont diffrencies.Sur l'tendue de la France actuelle, deux languesapparatront, dsignes traditionnellement depuis Dante parla faon de dire oui dans chacune: la langue d'ol au Nord etla langue d'oc au Sud. Mais ces langues elles-mmes sedivisent en nombreux dialectes, au point que lescontemporains semblent avoir eu longtemps le sentimentqu'il n'y avait qu'une seule langue romane et que toutes lesvariations taient dialectales. Face ce mouvementcentrifuge la littrature fera uvre d'unification, soit qu'undialecte l'emporte-parfois momentanment- sur les autres,soit, plus souvent, que par un effort dlibr elle efface oucornbine les marques dialectales dans le souci d'trecomprise de tous.

    Mais revenons au moment o la langue romane mergeface au latin. Il ne lui suffit pas d'exister pour devenir unelangue de culture, et rien n'assure alors qu'elle le deviendra.Ou plus exactement, rien n'assure qu'elle sera jamais crite.L'Eglise a le monopole des outils et de l'apprentissage

    Il

  • intellectuels. Les clercs sont tout occups recopier,commenter, imiter les auteurs antiques, approfondirl'exgse scripturaire, composer des pomes liturgiques,bientt renouer avec la philosophie. Pourquoi auraient-ilscherch forger, dans une langue qui existait peine, uneculture qui n'existait pas? Pourquoi auraient-ils pris la peinede copier les chansons leurs yeux sauvagesetimmoralesdesrustres, chansons qui existaient pourtant, puisque sennons etordonnances conciliaires les condamnent ds le VIe sicle,puisqu'au xe sicle Bernard d'Angers les entend rsonnerdans l'glise Sainte-Foy de Conques - et s'tonned'apprendre qu'elles plaisent lapetite sainte, commeelle l'afait savoir par une vision l'abb qui voulait les faire taire?Pourquoi auraient-ils not des lgendes o affleuraientencore les croyances paennes? Et s'ils ne le faisaient pas, quile ferait? On ne pouvait apprendre lire et crire qu'au seinde l'Eglise. Et apprendre lire et crire, c'tait apprendrele latin. A l'extrme fin du XIIIe sicle encore, une poqueo la littrature franaise estflorissante depuis deux cents anset o dans les faits bien des lacs savent lire tout en ignorantcompltement ou presque compltement le latin, le catalanRaymond Lulle, dans son trait d'ducation Doctrinapueril,recommande comme une audace d'enseigner la lecture etl'criture l'enfant dans sa langue maternelle. Rien negarantit donc, au moment o la langue romane se diffrenciedu latin, qu'elle deviendra une langue de culture partentire, et de culture crite. Aprs tout, elle pouvait, semble-t-il, rester indfiniment dans la situation o l'arabe dialectals'est maintenu au regard de l'arabe littral. Mais il en est allautrement, et c'est pourquoi l'apparition des premiers textesen langue vulgaire mrite l'attention que nous lui porteronsdans le prochain chapitre.

    Ecrit et oral

    Cependant, l'expression un peucontourne donton vientd'user - une langue de culture part entire, et de culturecrite - trahit une hsitation et une difficult. En quel sens

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  • l'crit est-il un critre de culture dans la civilisationmdivale ? Les deux couples en opposition latin/languevulgaire et crit/oral se recouvrent-ils exactement? Aumoment o apparaissent les langues romanes, le latin, c'estvident, a le monopole de l'criture. Mais, durant tout leMoyen Age, et bien que la place de l'crit ne cesse des'tendre, les relations entre l'oral et l'crit sont d'une faongnrale trs diffrentes decellesdont nous avons l'habitude.La performance orale joue le plus souvent le rle essentiel, etl'crit semble n'tre l que pour pallier les dfaillances de lammoire. Cela est vrai mme dans le domaine juridique: ilexiste des chartes vierges, qui ne font que tmoigner del'existence d'un acte pass oralement; il en est d'autres quisont allusives et ne prennentpas la peinede transcrire le dtailde la convention qu'elles mentionnent. Cela est beaucoupplus vrai encore s'agissant d'uvres littraires. L'uvremdivale, quelle qu'elle soit, est toujours appele transiterpar la voix et n'existe qu'en performance. L'essentiel de laposie, latine et romane, est chant. Bien plus, jusqu'l'apparition du roman, toute la littrature en langue vulgaire,sans exception, estdestine au chant. La lecture, celle du verscomme celle de la prose, se fait voix haute, et sur un modequi est sans doute souvent celui de la cantillation. Il y a danstoute cette littrature une dimension thtrale dont onmesurera plus loin l'importance. Dans cette perspective, letexte n'est qu'une partie de l'uvre, et l'crit ne livre celle-ci que mutile. Que l'on songe la notation musicale, lanotation neumatique du haut Moyen Age, sans porte et sanscl: elle ne permet pas de dchiffrer la mlodie, mais elle aidecelui qui la connat dj la retrouver avec exactitude, et luifournit dans ce cas des indications parfois tonnammentprcises. Il serait artificiel de pousser trop loin lacomparaison entre la notation musicale etcelle du texte. Maisil est bien vrai que le texte mdival se veutavant tout un aide-

    " .memOIre.L'critn'estdonc pas le tout de laculture mdivale, tant

    s'en faut. Mais cette situation vautpourlelatin presque autantque pour la langue vulgaire. Les livres sont rares, mme si,

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  • en rgle gnrale, les uvres latines les plus rpandues sontrecopies un bien plus grand nombre d'exemplaires quecelles en langue vulgaire. Ils sont chers. Leur circulation estlimite. Une bibliothque d'une cinquantaine de volumes estconsidre comme riche. Au XIIIe sicle encore, lorsque lesuniversits sont fondes, leur fonctionnement tmoigne duprimat de l'oralit et de la mdiatisation de la lecture par lavoix jusque dans les sphres les plus leves du savoir : lecoursconsistedans la lecture voix haute, accompagne d'uncommentaire, d'un texte que les tudiants n'ont pas sous lesyeux. Et l'universitrpugne tant l'criture que les examensresteront uniquement oraux jusqu' la fin du XIxe sicle.Tout ce que l'on peut dire estdonc que le latin - et pourcause- a t crit avant la langue vulgaire et que les professionnelsde l'criture sont aussi les professionnelsdu latin. Mais, qu'ils'agisse de la transmission d'un savoirou de la mise en valeurd'effets esthtiques, l'oral occupe une place prpondrantedans l'ensemble de la culture mdivale, latine commevernaculaire, et non pas seulement dans cette dernire.

    Est-ce dire qu'il s'agit rellement d'une culture oraleet que la place de l'crit y est secondaire? Loin de l.L'accession au monde de l'crit revt une valeurconsidrable, la fois sociale et religieuse. L'crit s'imposecomme source et comme autorit: nous verrons les auteursde romans et de chansons de geste se rclamersystmatiquement, tort ou raison, d'une source crite, deprfrence latine. L'autorit parexcellence, c'est la Bible, leLivre, l'Ecriture. Au jour du Jugement, le salut ou ladamnation de chacun dpendront de la trace crite qu'auralaisse sa vie, chante le Dies irae: Liber scriptus referetur /In quo totum continetur (

  • ambigu ds lors que l'crit les fossilise. L'oral, dont on a vuqu'il est essentiel, est donc aussi, on le voit prsent, second.La performance est pratiquement ncessaire l'accomplis-sement de l'uvre - c'est--dire la ralisation de sesvirtualits et dans quelques cas peut-tre, mais de faondouteuse, sacomposition - ou la transmission ponctuelledu savoir. Mais la conservation est confie l'crit, qui faitautorit. Et celaest vrai, l encore, aussi bien dans le domainelatin que dans celui de la langue vulgaire, ds l'instant o elleaccde l'criture.

    Enfin, si l'opposition entre l'crit et l'oral ne rpondpas tenne terme celle entre le latin et le vernaculaire, celleentre une culture savante et une culture populaire n'y rpondpas davantage. Certes, il existedes croyances etdes coutumespopulaires qui n'accdent au monde de l'criture que lorsqueles clercs les mentionnent, avec mfiance ou mpris, aumieux sans les comprendre, ou lorsqu'un pnitentiel enjointaux confesseurs de s'en enqurir pour les condamner. Maisce sont les .clercs eux-mmes qui tiennent accentuer lecontraste entre l'univers des rustici et le leur. En ralit, lestypes de sensibilit, de croyances, de raisonnement diffrentpeu de l'un l'autre. Au demeurant, la ligne de partage entreles deux, ou d'une faon gnrale celle entre les personnescultives et celles qui ne le sont pas, ne passe pasncessairementpar lacapacit de lire etd'crire, ni mme parla connaissance du latin. Les traces d'une culture populairesont plus nombreuses et plus prcises dans les textes latinsque dans ceux en langue vulgaire. Des princes laques, qui nelisent et n'crivent pas eux-mmes, qui ne savent pas ou peine le latin, mais qui se font chanterou tire des chansons degeste, des vies de saints, des compilations historiques etbibliques, des romans, sontplus cultivs qu'un tcheron describe qui les leurcopie, qu'un marchand capable de tenir seslivres de compte et qui connat les lettres et les chiffres, maisrien d'autre, ou mme qu'un moine obscur, pourtant frott delatin, au fond de son monastre. Ils sont probablement plusloigns aussi d'une culture populaire. Ce sont deslettrs qui ne savent ni lire ni crire, ou qui, s'ils les

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  • possdent, ne pratiquent pas ces comptences, tandis qued'autres qui les pratiquent sontde fait trangers au monde deslettres. Les uns et les autres sont, mais en sens inverse, la foislettrs et illettrs, selon que l'on prte ces termes un sensmtaphorique ou leur sens propre.

    Les deux questions que nous posions au dbut de cedveloppement n'appellent donc pas de rponses simples.L'crit est-il un critre de culture? Oui, sans aucun doute,mais non pas de faon rigide ou exclusive, car il n'a pasl'autonomie qui est la sienne de nos jours. Son utilisationsuppose au contraire un passage par l'oralit. L'crit est-il duct du latin, l'oral du ct de la langue vulgaire? Non, pourla mme raison : le monde mdival n'est pas un monde dela pure oralit, mais l'crit ne s'y suffit jamais totalement lui-mme. Oui cependant, en un sens, puisqu'il n'y a pas dematrise du latin sans matrise de l'criture et que longtempsl'inverse est presque vrai, alors que le recours l'criture estpour la langue vulgaire une innovation et une conqute - quimarquent, par ncessit, le moment o apparat nos yeux lalittrature en langue vulgaire, mais n'excluent pas qu'elle aitpu vivre auparavant une existence purement orale.

    Clerc et jongleurMais aux deux couples latin/langue vulgaire et crit/oral

    il faut en ajouter un troisime qui touche les acteurs et lesauteurs de la littrature: le couple clerc/jongleur. Un clerc est la fois un homme d'Eglise et quelqu'un qui sait lire,quelqu'un qui est capable de comprendre les textes. Le motunit les deux notions de faon indissociable. Au clercs'oppose donc le lac illettr. En lui s'unissent l'activit

    .intellectuelle et l'effort spirituel. A lui s'attachent l'autoritde l'Ecriture et celle qui mane de tous les livres. Sa langueest celle de l'Eglise, le latin. C'est lui qui a t l'instrumentde la conservation des lettres latines au sein de l'Eglise, donton aparl plus haut. Comme il a le monopole de l'crit, le sortde la jeune langue vulgaire est entre ses mains. Il dpend delui qu'elle devienne ou ne devienne pas la langue d'une

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  • culture crite. Au moment o nous en sommes, rien n'estencorejou. Mais on verraque les clercs passerontla languevulgaire comme l'Eglise tait passe aux barbares. Un grandnombre d'crivains franais du Moyen Age - la majorit,sans doute - sont des clercs, pour ne rien dire des copistes.Et tous, tant s'en faut, ne tireront pas cette littrature du ctde leurs proccupations naturelles, les sujets religieux ouencore le monde des coles.

    Du ct du clerc, l'crit et l'Eglise. En face, le jongleur,condamnparl'Eglise,estl'homme-oulafemme-del'oralet de la performance. Le mot joculator est attest ds le VIesicle, et son lien tymologique avec jeu dit assez que lejongleur est un amuseur itinrant. Hritier sans doute desacteurs ambulants de l'Antiquit tardive, mais peut-tre aussides bardes celtiques et germaniques chanteurs de pomespiques, le jongleur peut avoir les activits les plus varies:acrobate, montreur d'animaux, mime, musicie'n, danseur,chanteur. Tous les jongleurs ne se consacrent donc pas larcitation ou au chant de pomes, mais ceux qui l'ont fait ontjou un rle considrable dans la diffusion, et peut-tre dansl'laboration, de certaines formes potiques, en particulierles chansons de geste, mais aussi la posie lyrique. Au XIIIesicle, le pnitentiel de Thomas Cabham les divise en troiscatgories, parmi lesquelles celle des chanteurs de geste etdevies de saints, seuls exclus de la condamnation qui frappe lesautres. Interprtes, mais parfois aussi crateurs -la coupureentre les deux activits n'tant pas aussi nette qu'on l'adit-,toujours en chemin la recherche d'un mcne gnreux, cesont eux qui assurent le plus souvent l'actualisa~ion orale etvocale ncessaire l'uvre mdivale. C'est pourquoi onvoit leur rle dcrotre mesure que la civilisation de l'critprogresse. A partir du XIIIe sicle, ils cherchent treemploys plein temps par un grand seigneur et occuper sa cour un statut de ministerialis, de mnestrel. Mais lesvritables potes fonctionnaires seront les grandsrhtoriqueurs du xve sicle, des hommes de cabinet, desclercs.

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  • Le clerc et le jongleur sont donc les deux promoteurs dela littrature franaise ses dbuts, et la place qu'ilsoccuperont par rapport elle pendant tout le Moyen Agereflte sa propre volution.

    Mais n'anticipons pas, et revenons au point o nous entions: au moment o la langue romane s'est constitue, maiso il dpend des clercs qu'elle produise des textes.

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  • CHAPITRE II

    LES PREMIERS TEXTES

    De son propre mouvement, l'Eglise se souciait peu, sansdoute, de mettre la comptence des clercs au service de lajeune langue romane. Mais elle y tait contrainte. Les fils deLouis le Pieux yavaientt contraintsen 842pourdes raisonspolitiques, afin que chacun comprt le serment qu'il prtait.Elle-mme y tait contrainte pour des raisons pastorales. Lecanon du concile de Tours de 813, cit plus haut, d'autresencore tout au long du IXe sicle, les exposent dans leursimplicit : la prdication au peuple devait se faire dans salangue, sous peine de renoncer poursuivre sonvanglisation souvent encore imparfaite. Ds avant lasparation du latinetde la langue vulgaire, le souci de prcherdans une langue simple, accessible tous, et la ncessit derenoncer l'lgance oratoire, si importante dans les lettreslatines, s'taient souvent manifests, par exemple, au toutdbut du VIe sicle dj" dans les sermons de saint Csaired'Arles.

    Pour la priode antrieure au vritable essor de lalittrature franaise, on a conserv un seul tmoignage critde cet effort de prdication en langue vulgaire. C'est lebrouillon fragmentaire, not pour moiti en clair pour moitien notes tironiennes, d'un sermon sur le thme de laconversion des Ninivites par Jonas prch Saint-Amand-les-Eaux (Nord) vers 950, l'occasion d'un jene de troisjours destin obtenir que la ville ft dlivre de la menacedes Normands. Le texte, qui se rduit une paraphrase du

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  • commentaire de saint Jrme sur leLivre de Jonas, est rdigpartie en latin, partie en franais. D'un ct, l'auteur est plusfamilier du franais que du latin, car la seule phrase qui soitentirement de son cru, sur un sujet qui lui tient cur, celuide la conversion ultime des Juifs, est aussi la seule qui soitentirement en franais. D'un autre ct, il est si dpendantde son modle latin que quand il le suit, il ne peut s'empcherde terminer en latin des phrases qu'il a commences enfranais. Il tmoigne ainsi du fait que les habitudes et lesmodles culturels l'emportent sur la pure et simplecomptence linguistique.

    Au demeurant, les humbles homlies au peuple dans salangue n'taient pas destines tre crites. Le sermon surJonas lui-mme ne nous est parvenu qu' l'tat de brouillon.L'effort vers la langue vulgaire qui se manifeste ainsi ne tenddonc pas en faire une langue de culture crite. Et cet effortpurement utilitaire ne suppose aucune attention auxressources esthtiques et aux virtualits littraires de cettelangue. Il n'en va pas de mme avec la conservation par critdes premiers pomes franais, si balbutiants soient-ils. Lechoix et l'agencement des mots, le respect du mtre et del'assonance montrent que l'on a voulu agir sur les esprits parles ressources propres de la langue. Et le rsultat aparu digned'tre crit. Pourtant ces pomes, presque autant que lessermons, refltent le souci pastoral de l'Eglise. C'est lui quileur a valu d'tre conservs. Pas plus qu' l'Eglise ilsn'chappent aux modles latins. Ils ne sont nullement, bienentendu, la transcription de ces chansons populaires dontconciles et sermons fltrissaient depuis longtemps le contenuluxurieux et l'interprtation provocante, le plus souvent pardes femmes. Mais ils ne reproduisent pas davantage leschants pourtantpieux, bienque barbares, dont, Conques, lesrustici honoraient sainte Foy. Ce sont des transpositions enlangue vulgaire de pomes religieux latins.

    C'est le cas du plus ancien d'entre eux, la Squence desainte Eulalie (vers 881-882). Dans le manuscrit deValenciennes o cette brve pice de vingt-neuf vers estconserve, elle fait suite un autre pome, mais un pome

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  • latin, en l'honneur de la mme sainte. Son rle est de faireconnatre aux fidles la sainte dont la liturgie du jourclbrela fte. Ce rle pdagogique transparat jusque dans lesdiffrences qui la sparent du pome latin. Alors que cedernier est une sorte de louange rhtorique de la sainte, etsuppose donc que sa vie est dj connue, elle offre un brefrcitde son martyre. Mais les deux pices sontdestines treinsres dans la liturgie du jour. L'une et l'autre sont dessquences, c'est--dire des pomes destins tre chantsentre deux jubilations de l'alleluia et sur le mme air. Lesrimes en -ia au dbut et la fin du pome franais comme saplace dans le manuscrit semblent confirmer qu'il a t luiaussi compos pour remplir cette fonction. Le plus ancienmonument de la littrature franaise n'est pas seulement unpome religieux, mais encore un pome liturgique, insrdans le dploiement potique de l'office, une sorte devariante vernaculaire d'un pome latin.

    Ces traits se retrouvent dans tous les pomes romansconservs de la fin du Ixe la fin du XIe sicle. Seulel'insertion liturgique s'estompe peu peu. Ces pomes, pluslongs et diviss en strophe, chappent dsormais au modlede la squence. Ils n'en restent pas moins lis aux ftes del'Eglise. C'est le cas d'une Vie de saint Lger du xe sicleetd'un rcit de la Passion de la fin du mme sicle, tous deuxcontenus dans le mme manuscrit de Clermont-Ferrand etdont la mlodie est note. Ces deux pomes peuvent certesavoirt intgrs laliturgie lejourde la fte du saintou, pourla Passion, le dimanche des Rameaux ou pendant la Semainesainte, mais ils peuvent aussi avoir t chants dans lesmmes occasions par des jongleurs se produisant pour leurpropre compte - ces chanteurs de vies de saints qu'pargnela condamnation de Thomas Cabham. La Chanson de sainteFoy d'Agen - toujours la petite sainte de Conques! -, beaupome en langue d'oc du second tiers du XIe sicle, le laissedeviner. Cette chanson, lit-on au vers 14, est belle entresque : le mot dsigne d'ordinaire une sorte de farandole,mais signifie sans doute ici que la chanson doit accompagnerune procession en l'honneur de la sainte et qu'elle peut donc

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  • avoir une fonction para-liturgique. Elle voisine d'ailleursdans le manuscrit avec un office de sainte Foi. Cependant,elle n'est nullement en elle-mme un pome liturgique, nonseulement cause de sa longueur (593 vers), mais surtoutparce qu'elle se place elle-mme dans la bouche d'unjongleur. Un jongleurqui marque la distance qui le spare dumonde latin et clrical en le prsentant comme sa source, cequi implique que ce n'est pas son propre monde: il a entendulire un livre latin (v. 1-2) ; il a entendu chantercette chansonpar des clercs et des lettrs - gramadis - (v. 27-28). Unjongleur qui cherche s'attirer la bienveillance de sonauditoire et parat attendre une rmunration.

    On observe le mme dveloppement, ou la mmeexcroissance partir de la liturgie, dans le domaine quideviendra celui du thtre religieux. Les drames liturgiquessont des paraphrases dramatiques et musicales de vies desaints et d'pisodes de la Bible, composes et reprsentesdans les monastres et dans leurs coles pour illustrer lasolennit du jour. Ils sont en ltin, bien entendu, mais ds leXIe sicle la langue vulgaire fait son apparition dans leSponsus, qui met en scne la parabole des vierges folles etdesvierges sages, et dont quatre strophes et le refrain sont enfranais.

    Pendant toute cette priode, on ne trouve aucune traced'une littrature profane vernaculaire, alors qu'il en existeune en latin, une exception prs pourtant, minuscule etbizarre, le pome du Xe sicle connu sous le nom de l'Aubebilingue de Fleury - le monastre de Fleury, aujourd'huiSaint-Benot-sur-Loire, tait l'poque un centre intellec-tuel trs important, et un haut lieu du drame liturgique. Uneaube, comme on le verra plus loin, est un pome qui voquela douloureuse sparation des amants au matin. Celle-ci esten latin, mais chaque strophe est suivie d'un refrain de deuxvers en langue romane. Mais quelle langue romane? On n'ajamais pu l'tablir avec certitude, pas plus qu'on n'a russi vraiment comprendre ces deux vers, bien que des dizaines detraductions, parfois sans aucun rapport entre elles, aient tproposes. C'est, a rcemment suggr Paul Zumthor, qu'ils

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  • ne prsentent en ralit aucun sens. Quelques mots cls detoute chanson d'aube - le cri du veilleur, les larmes -mergeraient seuls, bien reconnaissables, d'un sabir quisonne comme de la langue romane mais qui ne voudrait riendire. L'hypothse est audacieuse et sduisante. De toutefaon - mais plus encore, paradoxalement, si elle est fonde-l'aube de Fleury est, date aussi ancienne, presque le seultmoignage d'un intrt prouv par les clercs pour uneposie vernaculaire qui n'est pas une simple transposition dela leur et dont le contrle leur chappe, pour une posievernaculaire dont ils s'inspirent au lieu de l'inspirer. Intrt,fascination peut-tre, que manifeste l'introduction de lalangue romane dans le refrain, la manire d'une citation, etqu'elle manifeste plus encore s'il ne faut y voir qu'uneimitation phontique d'une langue non assimile et nonmatrise, ou que l'on prtend telle pour en conserver intactle pouvoir d'tranget.

    ,Si important que soit ce pome qui laisse deviner dansl'crit l'cho d'une posie autonome en langue romane, ilreste une exception. L'volution gnrale de nos premierstextes littraires obit jusqu' la fin du XIe sicle la drivedcrite plus haut, qui les loigne peu peu, mais lentement,des modles liturgiques latins dont ils sont issus. Le pointextrme de cette drive est atteint vers cette poque avec leBoeci en langue d'oc et la Vie de saintAlexis en franais. LeBoeci est un fragment d'une paraphrase du De ConsolationePhilosophi, crit la fin du ve sicle par Boce dans lesprisons de son matre, le roi Thodoric, et dont l'influencelittraire et philosophique sera considrable pendant tout leMoyen Age. Ses 278 vers correspondent une cinquantainede lignes de son modle; si la paraphrase tait complte, elledevrait compter prs de 30000 vers. Bien que Boce aitparfois t considr comme un saint et un martyre, c'est unesprit plus no-platonicien que rellement chrtien, au pointque certains de ses lecteurs mdivaux en ont t troubls.C'est donc peu de dire que le Boeci est sans rapport avec laliturgie. Cependant c'est une uvre qui rompt moins quetoute autre avec la latinit, puisque c'est une traduction, et

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  • avec l'univers clrical, puisque son modle est un textephilosophique qui joue un rle majeur dans la vieintellectuelle du temps.

    La Vie de saintAlexis, qui est peut-tre lgrement plusancienne, a une porte bien plus considrable. Jamais encorele franais n'avait produit un pome aussi long (625 vers), la versification aussi lbore, la technique littraire aussimatrise. Par instants, le ton, la manire des chansons degeste, dont l'mergence est dsormais proche, sont djsensibles, de mme que les strophes de cinq dcasyllabesassonancs annoncent la laisse pique. L'uvre connatrad'ailleurs un succs durable, qui ne sera pas entirementclips par le dveloppement ultrieur de la littrature: on latrouve dans cinq manuscrits, copis entre le XIIe et le XIVesicles. C'est pour l'avoir entendu rciter par un jongleurqu'en 1174 un riche bourgeois de Lyon, Pierre Valds,distribua ses biens aux pauvres et se mit prcher la pauvretvanglique, prcurseur de saint Franois d'Assise, maisprcurseur malheureux, puisque, rejet par l'Eglise, il devintcomme malgr lui le fondateur ponyme de la secte desVaudois.

    La Vie de saint Alexis tmoigne du degr d'laborationet de qualit littraires que pouvait dsormais atteindre lalittrature religieuse en franais. Cette littrature resteraextrmement abondante pendant tout le Moyen Age, sous laforme de vies de saints, de rcits de miracles, de prires envers, de traits difiants, mme si les ncessits de l'exposla sacrifient un peu dans les pages qui suivent la littratureprofane. Mais elle reste fondamentalement la transpositionen langue vulgaired'une littrature latine, de mmeque laViede saintAlexisadapte une vie latinedece saint, traduite d'unevie grecque qui s'inspire elle-mme d'un texte syriaque. Lemouvement apologtique, pastoral, mission-naire dont lespremiers textes littraires franais sont le fruit ne pouvait parlui-mme donner naissance une littrature rellementoriginale. Si la littrature franaise n'avait connu que cettepremire naissance, elle aurait vgt l'ombre des lettreslatines. Mais dans les dernires annes du XIe sicle se

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  • manifeste une seconde naissance, plus soudaine que lapremire, plus surprenante et dont les suites allaient tre plusfcondes.

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  • DEUXIEME PARTIE

    L'EPANOUISSEMENT

  • CHAPITRE III

    LES CHANSONS DE GESTE

    Dans les dernires annes du XIe sicle apparaissent peu prs simultanment deux formes littraires trsdiffrentes, mais qui toutes deux rompent nettement avec lesmodles que pouvaient offrir les lettres latines, et qui toutesdeux allaient constituer pour un temps les manifestationsessentielles de la littrature romane: la chanson de geste enlangue d'ol et la posie lyrique des troubadours en langued'oc. La plus ancienne chanson de geste, la Chanson deRoland dans la version du manuscrit d'Oxford, date sansdoute des alentours de 1098 et le premier troubadour, lecomtede Poitiers et duc d'Aquitaine Guillaume IX, a vcu de1071 1127.

    Dfinition et nature du genre

    Les chansons de geste sont des pomes piques. Ellesconfirmeraient donc la loi qui veut que l'pope soit partoutune manifestation archaque de la littrature si la dialectiquede l'innovation et de la continuit propre au Moyen Age nevenait une fois de plus brouiller le jeu. Ce sont des pomesnarratifs chants - comme leur nom l'indique - qui traitent dehauts faits du pass - comme leur nom l'indique galement.Le mot geste correspond en effet un nominatif fmininsingulier gesta qui s'est substitu, une poque o ladiffrence de longueur des voyelles finales n'tait plusentendue, au neutre pluriel gesta, du participe pass de gero,

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  • choses accomplies, hauts faits, exploits.Ces pomes se dfinissent par une fonne et par un

    contenu particuliers. D'abord par une fonne particulire: ilssont composs de laisses (strophes de longueur irrgulire)homophones et assonances. Le mtre employ est ledcasyllabe csure mineure (4/6) ou, moins souvent,majeure (6/4). Vers la fin du XIIe sicle, la mode del'alexandrin concurrencera le dcasyllabe. Mais au XVIesicle encore le dcasyllabe est senti comme le mtre piquepar excellence, puisque c'est lui que choisit Ronsard pour saFranciade. On note que la Vie de saintAlexis tait crite endcasyllabes homophones et assonancs, mais que sesstrophes taient rgulires et brves (5 vers) ; la Chanson desainte Foy d'Agen, quant elle, tait compose de laisseshomophones et assonances, mais le mtre en taitl'octosyllabe, le vers usuel de la posie mdio-Iatine et quideviendra celui du roman.

    Le mot laisse lui seul peut donner une premire ide dece qu'est l'esthtique des chansons de geste. Ce driv duverbe laissier, venant du bas latin laxare, signifie ce qu'onlaisse et revt partir de l des sens varis: celui de legs,donation aussi bien que celui d'excrment. Dans ledomaine littraire il dsigne d'une faon gnrale unmorceau, un paragraphe, une tirade d'un texte ou d'unpome, qui forme un ensemble, s'tend d'un seul tenant, estrcit ou chant d'un seul lan, sans interruption. Lacomposition pique en laisses implique ainsi une suited'lans successifs, spars plus qu'enchans: on lche labonde, si l'on peut dire, la profration potique, puis, aubout d'un moment, on s'arrte, on s'interrompt, on reprendson souffle, et on repart d'un nouvel lan sur une autreassonance, qui marque la rupture comme le font aussi lacadence mlodique en fin de laisseetparfois le vers plus courtqui la termine. D'o les effets potiques particuliers queproduitet dont use lachanson de geste. Pas de pure narrativitchez elle, pas de linarit du rcit, comme si l'intrt n'taitpas au premier chefde savoir ce qui va se passer ensuite. Aucontraire, elle parat jouer d'un perptuel mouvement de

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  • ressac et se plat aux rptitions et aux chos: succession delaisses rptitives, qui ne diffrent que par l'assonance et pard'infimes variations de point de vue ou de contenu, selon leprocd dit des laisses parallles; reprises incessantes deformules couvrant un hmistiche ou parfois un vers entiers;effets de refrain comme le fameux HaIt sunt li pui... de laChanson de Roland; effets de symtrie - toujours dans laChanson de Roland, celle entre la dsignation de Ganeloncomme ambassadeur, puis de Roland comme chef del'arrire-garde ou celle ne des refus successifs opposs parCharlemagne aux ambassadeurs qui se prsentent.

    La chanson de geste fait ainsi appel ce qu'on pourraitappeler les effets physiques du langage: la fascination etpresque l'hypnose de la rptition ; le vertige de la mmeassonance rsonnant vers aprs vers tout au long de la laisseetcelui nd'une mlodie trs simple, d'une mlope rpte,toujours identique, vers aprs vers. A vrai dire, ces mlodiesne nous sont pas directement parvenues. Mais notreignorance mme confirme leur simplicit et leur caractrestrotyp: on jugeait inutile de les noter. Et nous pouvonsnous en faire une ide pardes tmoignages indirects: un versd'une chanson de geste parodique not dans le Jeu de Robinet de Marion et les mlodies de certaines chansons de toile,dont on reparlera. Ces effets sont accrus par le style propreaux chansons de geste : des phrases courtes et frappes,souventbornes aux limites du vers, pousant le martlement la fois rgulier et ingal du dcasyllabe aux hmistichesasymtriques; le got de la parataxe et la rpugnance lasubordination. Et de fait, il semble bien que le publicmdival n'ait pas seulement got les chansons de gestepour les histoires qu'elles racontent, mais aussi pourl'impression affective qu'elles produisent, puisque, d'aprsle tmoignage de deux romans du dbut du XIIIe sicle, onprenait plaisir s'en faire chanter de brefs fragments - unelaisse, par exemple - isols de leur contexte.

    L'autre traitcaractristiquedes chansonsde gesteest leurcontenu. C'est le trait le plus visible et celui qui a frappd'abord. Les chansons de geste traitent de sujets

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  • essentiellement guerriers qui ont la particularit de se situertoujours l'poque carolingienne, le plus souvent au tempsde Charlemagne ou de son fils Louis le Pieux. Lespersonnages qu'elles mettent en scne sont des barons deCharlemagnequi cornbattent les Sarrasins ou dfendent leursdroits contre l'empereurou son faible fils. Elles seregroupenten cycles autour des mmes personnages ou des mmeslignages et se divisent ainsi en trois branches principales: lageste du roi, dont le noyau est la Chanson de Roland; la gestedes barons rvolts, avec Doon de Mayence et Ogier leDanois; la geste de Garin de Monglane, dont le hrosprincipal est Guillaume d'Orange. A partir d'une premirechanson qui dveloppe un pisode frappant et un thmecrucial-la Chanson de Roland, la Chanson de Guillaume -on en compose d'autres qui remontent vers le pass enracontant les enfances et les premiers exploits du hros,l'histoire de son pre, puis de son grand-pre etc, ou quipoursuivent vers l'avenir et traitent de sa vieillesse, commedans le Moniage Guillaume, ou de ses descendants.

    Toutes les chansons de geste placent donc leur action l'poquecarolingienne. Mais laplus ancienne qui nous ait tconserve date, dans l'tat o nous la connaissons, del'extrme fin du XIe sicle. Pourquoi traiter systma-tiquement d'vnements qui se sont produits - ou qui sontsupposs s'tre produits - trois sicles plus tt ? Ou faut-ilcroire que les chansons de geste remontent l'poquecarolingienne, qu'elles sontcontemporaines des vnementsqu'elles relatent et que nous ne les saisissons qu'au momento, aprs avoir pendant des sicles vcu dans l'oralit, ellesont fini par tre crites? Ces questions ont suscit depuis plusd'un sicle des rponses contradictoires et un dbat souventpassionn. Avant de le rsumer et de faire apparatre sesimplications et ses prolongements, au-del de la questiontraditionnelle et insoluble de l'origine du genre, on va tenterde l'approcher travers un cas concret, le plus ancien, le plusillustre, le plus intressant, celui de la Chanson de Roland.

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  • L'exemple de la Chanson de Roland

    LaChanson deRolandracontecomment, au retourd'uneexpdition victorieuse de sept ans en Espagne, l'arrire-gardede l'armede Charlemagne,commandepar son neveuRoland entour des douze pairs, est attaque par les Sarrasins Roncevaux, la suite de la trahison de Ganelon, le beau-pre de Roland. Le hros et tous ses compagnons trouventla mort dans cette bataille, mais seront vengs parl'empereur.

    Ce pome, dont la gloire rend ce bref rsum superflu,nous at conserv par six manuscrits, sans compterceuxquin'en donnent que de brefs fragments. C'est bien le mmepome qui est contenu dans tous ces manuscrits, et pourtant,de l'un l'autre, il n'y a pas deux vers qui soient strictementidentiques. Le mtre est tantt le dcasyllabe, tanttl'alexandrin- sans parler des cas o l'on passe du premier ausecond dans le courant du pome, comme on passe aussiparfois de l'assonance la rime. La longueur mme du textevarie de 4000 vers dans le manuscrit le plus ancien prs de9000 dans un des plus rcents (fin du XIlle sicle). Cesvariations fournissent des indices intressants sur latransmission et l'volution des chansons de geste. Mais ellesjustifient aussi que l'on considre en elle-mme, comme onl'a fait souvent, la version la plus ancienne, qui est aussi nosyeux laplus saisissante, celle que livre le manuscrit Digby 23de la Bibliothque Bodlienne d'Oxford (0). C'est elle quel'on dsigne quand on parle sans autre prcision de laChanson de Roland.

    Elleaprobablementtcomposeaux alentours de 1100.Gure avant, car un faisceau d'indices converge vers cettedate: la langue du pome, certains dtails qui semblent uncho de la premire croisade, la mention des tambours et deschameaux dont l'emploi avait effray les chrtiens labataille de Zalaca en 1086. Pas aprs, car la chanson - maisn'en existait-il pas une version antrieure?- estextrmementpopulaire ds les premires annes du XIIe sicle. Elle a tcompose aux alentours de 1100, mais l'vnement qui lui

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  • fournit son sujet, la bataille de Roncevaux, s'estdroul le 15aot 778. Voil en quels termes se pose, applique laChanson de Roland, l'nigme des chansons de geste.

    Que savons-nous de cet vnement? Pour l'anne 778,les Annales Royales mentionnent une expdition victorieusede Charlemagne en Espagne, mais ne soufflent mot d'unequelconque dfaite. Cependant, une seconde rdactionpostrieure d'une vingtaine d'annes ajoute qu'au retourd'Espagne, beaucoup de chefs francs furent tus dans uneembuscade tendue par les Basques, qui pillrent les bagagesavant de s'enfuir. Aucune des victimes n'est nomme. Vers830, la VitaKaroli d'Eginhard rapporte que dans la traversedes Pyrnes l'empereur prouva quelque peu la perfidiedes Basques et ajoute que dans cette bataille furent tus lesnchal Eggihard, Anselme, comtedu palais, et Roland, ducde la Marche de Bretagne, entre beaucoup d'autres.L'pitaphe d'Eggihard, qui nous atconserved'autre part,prcise qu'il est mort le 15 aot, ce qui nous permet deconnatre le jour exact de la bataille. Dix ans plus tard enfin,on lit, non sans frustration, dans laVitaHludovici imperatorisde l'auteurdsigncommel'Astronome limousin: Ceuxquimarchaient l'arrire-garde de l'arme furent massacrsdans la montagne; comme leurs noms sont bien connus,je medispense de les redire.

    Trois conclusions se dgagent de ces tmoignages.D'abord, loin que l'vnement s'efface peu peu desmmoires, il est mentionn avec de plus en plus d'insistance mesureque le temps passe,jusqu'au momento l'insistancedevient inutile tant il est connu. Ensuite, Eginhard nommebien Roland, mais en dernier-etpasdans tous les manuscrits.C'estses yeux le moins considrabledes trois morts illustresde la bataille. C'est aussi le seul dont nous ne savons rien,tandis que le snchal Eggihard et le comte palatin Anselmenous sont connus d'autre part. Enfin, tous s'accordent pourvoir dans l'embuscade l'uvre des Basques. Tout enconfirmant la clbrit croissante - et surprenante - de labataille de Roncevaux, la Chanson de Roland prendrait deuxliberts fondamentales avec l'histoire, en donnant Roland

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  • une importance qu'il n'a jamais eue - supposer mme quele personnage ait rellement exist - et en substituant lesSarrasins aux Basques.

    Mais les historiens arabes donnent des faits une versionassez diffrente. Selon Ibn AI-Athir (XIIIe sicle),Charlemagne serait venu en Espagne la demande dugouverneur de Saragosse, Sulayman Ben Al-Arabi, rvoltcontre le calife omeyade de Cordoue. Mais, arriv sur leslieux, il se serait vu fermer les portes de Saragosse la suited'un revirement de Ben Al-Arabi. Ayant russi s'emparerde ce dernier, il serait reparti vers la France en l'emmenantprisonnier, mais, lors du passage du col de la Ibaiieta, c'est--dire Roncevaux, les fils de Ben Al-Arabi auraient, sansdoute appuys par les Basques, attaqu les Francs et dlivrleur pre. La bataille de Roncevaux n'aurait donc pas t unsimple accrochage avec des montagnards ayant pour seuleambition de piller les bagages, mais un combat contre lesSarrasins. Elle aurait t pour Charlemagne un revers assezimportant.

    Divers recoupements rendent cette version plausible.Elle s'accorde avec certains dtails des Annales latines, quimentionnent par exemple la capture de Ben Al-Arabi, maisne parlent plus du tout de lui ensuite, dans des circonstanceso cet otage aurait pourtant constitu un atout dans les mainsde Charlemagne. Si elle est vraie ou proche de la vrit, lestmoignages de l'historiographie latine en reoivent unesignification nouvelle et la place croissante faite la dfaitedevient parfaitement explicable. Les Annales officiellesauront en effet tent sur le moment de la passer sous silence.Mais elle tait si connue, elle avait tellement marqu lesesprits, qu'il est devenu impossible, au fil des annes, de nepas la mentionner du bout des lvres, quitte en minimiserl'importance, et cela au prix d'incohrences de dtail quilaissent souponner la vrit. Un raid de pillards sur lesbagages, vraiment? Que faisaient alors au milieu des bagagesdes personnages aussi considrables que le snchal - unesorte de chefd'tat-major - et le cornte du palais - une sortede commandant de la garde personnelle de Charlemagne ?

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  • Tout cela reste une hypothse. Si elle tait avre,pourtant, la longue mmoire qui, trois sicles plus tard, faitentendre sa voix dans le pome franais aurait raison contrel'histoire officielle - au moins touchant la nature de labataille, car tout le reste est videmment de pure fiction,l'existence historique d'un Roland demeure une nigme etd'autres personnages sont assurment lgendaires.

    Mais cette longue mmoire n'est-elle pas une vue del'esprit? Peut-on faire parler le silence des sicles, commedisait Bdier? Peut-on dcouvrir la trace d'une lgende deRoland antrieure la Chanson de Roland, voire d'uneChanson de Roland antrieure 0 ? On a observ depuislongtemps que certains traits de la Chanson telle que nous laconnaissons sont trop archaques pour la fin du XIe sicle:ainsi l'arc que Charlemagne remet solennellement Rolandavant la bataille en signe de dlgation du commandement;ainsi les limites que la Chanson fixe la France, et qui sontcelles de la France carolingienne de Charles le Simple, noncelles de la France des premiers Captiens. Au dbut du XIIesicle - donc aprs le Roland d'Oxford, ce qui enlve un peude poids son tmoignage -, l'historien Guillaume deMalmesbury affirme qu' la bataille d'Hastings, en 1066, unjongleur avait entonn la cantilena Rolandi pour exciter lesNormands au combat. Des tmoignages indirects laissentsupposer l'existence d'une activit piqueen langue vulgaire date ancienne: la fin du Ixe sicle, le Moine de Saint-Gallfait allusion des rcits de vieux soldats tandis que le PoetaSaxo mentionne des pangyriques de grands personnages enlangue vulgaire; des textes latins comme le fragment de LaHaye (entre 980 et 1030) et le Waltharius (Ixe ou Xe sicle)semblent comme un cho anticip des chansons de geste.Surtout, laNota Emilianense, copie vers 1065-1070dansunmanuscrit espagnol, livre, trente ou quarante ans avant lepome d'Oxford, un rsum de la Chanson de Roland quimentionne, ct de Roland, Olivier, l'vque Turpin etOgier, Guillaume alcorbitunas - au nez courbe avantd'tre au nez court, le Guillaume d'Orange des futureschansons de geste. Enfin, durant tout le XIe sicle, de l'Anjou

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  • au Barn et de l'Auvergne la Provence, on voit figurer dansles chartes des couples de frres nomms Olivier et Roland.Dtail nigmatique, pourtant, Olivier est toujours l'an etRoland le cadet.

    Les tmoignages sur un Rolandantrieur laChanson deRoland, dans l'espace qui spare la bataille de Roncevaux dupome d'Oxford, existent donc. Mais comment faut-HIesinterprter? Cette question est au centre du dbat sur lesorigines de la chanson de geste.

    La question des origines

    C'est la premire question que les mdivistes du sicledernier se sont pose, parce qu'ils taient marqus par lesides du romantisme et en particulier par celles de Herder,puis des frres Grimm, touchant l'me collective et le gnienational des peuples, qui se manifesteraient dans les dbutsde leur histoire et de leur culture par des productionsartistiques spontanes et anonymes. Mettre au jour lesorigines des chansons de geste, c'tait clairer, semblait-il,l'identit nationale franaise. C'est dans cet esprit queGaston Paris laboredans un premier temps (1865) la thoriedes cantilnes: aprs les grandes invasions, la conscienced'une nationalit nouvelle se serait fait jour peu peu travers une activit potique, reflet du sentiment national.Cette posie, lyrique par sa forme, pique par ses sujets, seserait traduite par des cantilnes portant sur les vnementshistoriques. C'tait l'poque o l'on pensait que les pomeshomriques sont forms d'une collection de courtes picespopulaires tardivement runies sous l'apparente cohrenced'une longue pope. De la mme faon Gaston Parisimaginait que des cantilnes brves avaient fini par trecousues entre elles pour donner naissance aux chansons degeste. Cependantds 1884l'Italien PioRajna faisait observerd'une part que les chansons de geste n'ont rien de populaire,qu'elles exaltent au contniire l'aristocratie guerrire, d'autrepart que nous ne connaissons aucune cantilne et qu'il n'ena trs probablement jamais exist. En revanche, ce qui existe

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  • coup sr ds l'poque carolingienne, c'est l'popegermanique. Supposer l'existence de cantilnes romanesn'est qu'un moyen de masquer ce que les chansons de gesteromanes lui doivent certainement. Gaston Paris devait serallier en 1888 aux vues de Pio Rajna. Mais pendantlongtemps encore, cette poque de rivalit et de conflitsfranco-allemands, le dbat resta marqu par des arrires-penses politiques : faire remonter les chansons de geste l'poque carolingienne, c'tait leur reconnatre une originegermanique; y voir une cration du XIe sicle, c'tait en faireun genre purement franais.

    Cette seconde attitude est par excellence celle de JosephBdier, qui publie les quatre volumes de ses Lgendespiques entre 1908 et 1913. Pour lui les chansons de gestesont fondes sur des thmes potiques plus que sur dessouvenirs historiques. Loin d'tre le produit d'une crationcontinue et le fruit d'une tradition, elles sont cres de toutespices par des potes parfaitement conscients de leur art.Mais l'aspect le plus original de sa thorie s'exprime ds lespremiers mots de son ouvrage: Au commencement tait laroute, jalonne de sanctuaires. Avant la chanson de geste, lalgende: lgende locale, lgended'glise. Sur les routes desplerinages, sanctuaires et monastres exposaient lesreliques de hros etde martyrs capables d'attirer les plerins.La Chanson de Roland atteste elle-mme (laisse 267) quel'on pouvait voir l'olifant de Roland Saint-Seurin deBordeaux, son tombeau 'Blaye. Il a suffi d'un pote gnialpour donner vie ces rcits disperss, collects sur leschemins de Saint-Jacques ou, pour d'autres chansons degeste, de Rome. Philipp-August Becker avait dj mis cetteide en 1896, puis en 1907. Bdier, en l'toffant et en endveloppant ladmonstration, ajoute qu'il ya lde la partdesclercs un effort dlibr de propagande en faveur desdiffrents sanctuaires. Les clercs ont lu, par exemple, le rcitde la mort de Roland dans la Vita Karoli d'Eginhard. Ils ontinvent l'histoire des reliques rolandiennes pour les montreraux plerins et faire ainsi de la publicit leurs glises. Ils ontsouffl cette histoire un pote, ils lui ont fourni les

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  • documents ncessaires pour l'exploiter. A partir de ce qu'ilslui ont racont, il a crit de toutes pices la Chanson deRoland. De mme, dans leur rivalit avec les moinesd'Aniane, ceux de Gellone- aujourd'hui Saint-Guilhem-du-Dsert - auraient exploit la lgende de leur belliqueuxfondateur, proposant ainsi aux potes le personnage deGuillaume d'Orange. Ceux de Vzelay et de Pothiresauraient fait de mme avec Girart de Roussillon, etc. Il n'yaurait donc rien eu avant la fin du XIe sicle. S'il a exist uneChanson de Roland avant celle que nous connaissons, cen'tait qu'une bauche grossire. Le Roland d'Oxford estune cration entirement personnelle, crite d'un bout l'autre par Turold, son signataire nigmatique, trois siclesaprs l'vnement de Roncevaux, sans intermdiaire poti-que entre temps. De lammefaon, toutes les autres chansonsde geste sont nes de lgendes d'glise. Et Bdier conclut:

    Il ne faut plus parler davantage de chants piquescontemporains de Charlemagne ou de Clovis, ni d'une posiepopulaire, spontane, anonyme, ne des vnements, jailliede l'me de tout un peuple; il est temps de substituer aumystique hritage des Grimm d'autres notions plusconcrtes, d'autres explications plus explicites. (Lgendespiques IV, p. 474)

    La thorie de Joseph Bdier, soutenue par le talent horsdu commun de son auteur, s'est largement impose pendantplusieurs dcennies. Mais elle avaitt labore une poqueo le silence des sicles n'avait pas encore parl et o l'onignorait, par exemple, les couples de frres Olivier et Rolandou la Nota Emilianense. Et elle frisait le paradoxe enminimisant l'extrme l'existence d'une posie oraleantrieure aux textes conservs, invitant du mme coup deszlateurs moins habiles la nier tout fait. Face sonindividualisme, comme on disait, FerdinandLot dfendaitds les annes vingt la position du traditionalisme ensoutenant que le culte de hros piques lis des sanctuairessur les routes de plerinages est postrieur aux chansons degeste et en est la consquence, loin de leur tre antrieur etd'en tre la cause :

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  • J'admets que toutes les chansons du cycle de Guillaumes'expliquent par la Voie Regordane, par Gellone - sauf une,la plus ancienne, la Chanson de Guillaume. J'admets quetoutes les chansons qui placent l'action en Espagneconnaissent - et admirablement - la voie qui mne Compostelle, sauf une, la plus ancienne, la Chanson deRoland, qui ne sait rien du chemin de Saint-Jacques.(Romania 53, 1927)

    Si les lgendes d'Eglise ne sont pas l'origine deschansons de geste, il ne reste plus d'autre chemin que derevenir la vieille thorie de la transmission de sicle ensicle. Ainsi, Gormont et Isembart, qui se rapporte lavictoire remporte sur les Normands par Louis III en 881,n'est pas le dveloppement d'annales monastiques, maisplutt l'adaptation d'une version normande passe sur lecontinent au IXeou au xe sicle. Girart de Vienne suppose lachanson d'un jongleur contemporain des vnements deVienne en 870-71. Raoul de Cambrai doit drivereffectivement, comme le texte le prtend lui-mme, dupome d'un certain Bertolai, combattant la batailled'Origny en 943.

    Mais la thse traditionaliste devait surtout tre soutenueavec une vigueur inlassable par Ramon Menndez Pidal (LaChanson de Roland et la t~adition pique des Francs, 1959,trad. fr. 1960). En raction contre Bdier et ses disciples quiaffirment la prcellence de 0 et en tirent argument enfaveur de la cration originale d'un pote unique et gnial,Pidal se croit oblig tort de dnigrer l'admirable versiond'Oxford au profit des autres, en particulier de V4 (premireversion de Venise). Mais, au-del de ce dtail polmique etdes efforts un peu ttillons dploys pour tablir la valeurhistorique des chansons de geste, sa pense repose toutentire sur une ide essentielle dont on va voir bientt lafcondit. Cette ide est que le texte mdival ne nat pas,dfinitif, parfait et intangible, de l'imagination ou de laplume de son auteur, qu'il vit au contraire de ses variantes,qu'il se transforme et se met sans cesse grce elles au gotdu jour, gnration aprs gnration, qu'il n'existe nulle part

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  • un texte authentique et correct que les fautes des copiessuccessives auraient corrompu, mais que tous les tats dutexte correspondent un moment de sa vie, sont donc gauxen dignit et en intrt - sinon en valeur esthtique et enbonheurs d'inspiration; tous, dans le cas des chansons degeste, refltent une performance. Tout en se situant encoredans la perspective un peu use de la discussion sur lesorigines- mais Pidal avait plus de quatre vingt dix ans quandil crivait l'ouvrage cit plus haut! -, cette approche permetde mettre au centre du dbat la relation complexe entre l'oralet l'crit signale ds notre premier chapitre.

    De la performance orale sa trace crite

    Les chansons de geste, on l'a vu, supposent une diffusion.orale par les jongleurs: les prologues, certaines interventionsdu rcitant dans le cours du texte le font apparatre de faoncertaine. D'autre part l'importance de la variante, telle quePidall'amise en lumire, s'accorde avec ce type de diffusion.La runion des deux observations permet de rendre comptela fois de l'volution des textes, de leurs divergences, de leurperptuelle mise au got du jour comme de leur stabilitfondamentale, de leurpermanence profonde au fil des siclesau-del de leurs variations superficielles, de leur dure.Toutefois, en affirmant que la chanson de geste vit des sesvariantes, Pidal veut seulement dire que les lgerschangements introduits par chaque interprte lamaintiennent dans un tat de rlaboration continuelle.D'autres comme le suisse Jean Rychner (La chanson degeste. Essai sur l'art pique des jongleurs, Genve, 1955) etsurtout comme l'amricain Joseph Duggan (The Song ofRoland. Formulaic Style andPoetic Craft, Berkeley, 1973),qui applique la chanson de geste les thories sur la posieorale de ses compatriotes Milman Parry et Albert Lord (TheSinger of Tales, Harvard, 1960), vont plus loin. Ilsconoivent chaque performance comme une nouvellecration d'un pome qui n'existe pas vraiment en lui-mmeindpendammentd'elle. Poureux en effet, laperformance ne

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  • repose pas sur une mmorisation du pome - mmorisationdont les variantes ne feraient que reflter le caractreimparfait. Se fondant sur l'exemple moderne des chanteurspiques yougoslaves, Lord montre que lechanteur, au moyende phrases formulaires dans lesquelles sont consignes lesactions typiques de l'intrigue pique, apprend re-crer surle vif, chaque nouvelle interprtation du pome, l~s longuesnarrations en vers de la tradition orale. Ainsi le styleformulaire, caractristique des chansons de geste, rvleraitle caractre oral de cette posie. Duggan refuse mmed'attribuer le Roland d'Oxford un crivain de gnie quiaurait remani une traditon orale antrieure, car il observeque les scnes cruciales et rputes gniales de cetteversion - celle de l'ambassade, celle du cor- sont encore plusmarques par le style formulaire que les autres. A ses yeux,s'il existe dans la France du XIIe sicle deux genres narratifsdistincts, la chanson de geste et le roman" c'est toutsimplement que l'un est oral et l'autre crit. Et pour montrerque la chanson de geste crite tend vers le roman, il faitobserver que le style formulaire est moins prsent dans lachanson de geste tardive d'Adenet le Roi Beuves deCommarchis (vers 1270) que dans le Sige de Barbastre, plusancien d'un sicle et dont le pome d'Adenet est unremaniement.

    Mais en ralit le style formulaire se trouve partout etn'estnullement propre la littratureorale. Il ne constituepasen lui-mme une preuved'oralit et la thorie de Lordcommel'application qu'en fait Duggan paraissent trop rigides. On avu dans notre premier chapitre que l'opposition entre l'oralet l'crit, qui est rarement absolue, ne l'est jamais au MoyenAge. Au demeurant, le pote est ncessairement conscient decette opposition ds lors qu'il a accs aux deux modesd'expression et qu'il n'volue pas dans un monde de l'oralitabsolue. Le style qu'il adopte, les effets et les procds dontil joue sont donc en partie conscients eux-mmes, dlibrs,artificiels et ne peuvent faire l'objet d'une interprtationunivoque. Aprs tout, ces chansons de geste qui ont bnficid'une diffusion et d'une circulation orales ne nous sont

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  • connues, bien entendu,qu'crites. Les marques thoriques dela cration orale, comme le style formulaire, ont tconserves dans le texte crit. Les marques de l'nonciationorale-appel au public, invitation faire silence, annonce quel'interprte va s'interrompre pour faire la qute, ou pour sereposer, ou pouraller boire-ontt soigneusementrecopiesdans le silence du scriptorium. L'artifice est patent.

    On peut certes ne voir dans cet artifice qu'un simpledcalage d aux habitudes prises et au caractre conservateurdes comportements. Mme si la forme et les caractresstylistiques du pome ont t conus en fonction de l'oral, ilsontpu survivre longtemps mme sans ncessit fonctionnelledans le pome crit. On les voit d'ailleurs s'attnuer peu peu, comme le remarque Duggan. Mais il est permis desupposeraussique le sentimentdecedcalage at inclus trstt dans l'esthtique des chansons de geste. Ds lors qu'ellestaient crites, celles-ci ont pu tirer leur sduction de leurraideur, de leur archasme familier, de la distanceintroduite par les effets stylistiques et formels lis l'oralit,alors mme que cette oralit devenait fictive. La prsenceparticulirement appuye du style formulaire dans certainsmorceaux de bravoure serait alors moins la marque del'oralit que celle du recours dlibr, dans les momentsimportants, l'effet de style caractristique du genre. C'estainsi que l'on voit assez nettement, une poque ol'assonance n'estplusqu'une survivance, certaines chansonsde geste rsister, non sans efforts mais avec obstination, latentation de la rime. C'est ainsi, de faon analogue, que leschansons de toile, dont on reparlera plus loin, cultiventl'archasme raide de la forme pique.

    Evolution des chansons de geste

    L'intrt qu'veillent juste titre l'apparition et laprhistoire des chansons de geste ne doit pas dissimuler quele genre reste vivant pendant tout le Moyen Age et qu'ilvolue, somme toute, assez peu. Les pomes deviennent pluslongs, les intrigues plus complexes. Surtout, elles font une

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  • place de plus en plus grande l'amour et au merveilleux.Huon de Bordeauxest au XIIIe sicle un bon exemple de cettevolution. Les chansons de geste se rapprochent ainsi desromans. La fin du xnIe et le dbut du XIVe sicle voientapparatre un certain nombre d'uvres hybrides qui secoulent dans le moule pique de la laisse homophone - enalexandrins plus souvent qu'en dcasyllabes -, mais qui parleur contenu tiennent de l'un et l'autre genre, et parfoissurtoutdu genre romanesque (Berthe augrandpiedd'Adenetle Roi, Florence de Rome, La Belle Hlne deConstantinople, Brun de la Montagne). On verra plus loinqu' la fin du Moyen Age le succs de la prose achvera deconfondre les deux genres.

    Mais avantcela, au moment mme o lachanson de geste,connat son plus grand dveloppement, la fin du xne sicle,on la voit se mettre au service d'une matire nouvelle etcontemporaine, celle des croisades. Sur le modle deschansons de geste traditionnelles sujets carolingiensapparat un cycle de la croisade (La chanson d' Antioche, Lescaptifs, La prise de Jrusalem), qui connatra jusqu' la findu Moyen Age des suites, des ajouts par agglutination, desremaniements nombreux autour de la lgende du Chevalierau Cygne et de Godefroy de Bouillon.

    La chanson de geste n'est donc pas seulement l'une desformes les plus anciennes de notre littrature. Le Moyen Agen'ajamais cess d'en faire le mode d'expression privilgi del'exploit militaire et des combats de la chrtient.

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  • CHAPITRE IV

    TROUBADOURSETTROUVERES

    Un surgissement paradoxal

    Depuis bien longtemps, ds avant la fonnation deslangues romanes, des tmoignages indirects signalaient quedes chansons circulaient dans le peuple, en particulier deschansons d'amour chantes par des femmes et dont l'Eglises'inquitait. Mais elle-mme ne s'inspirait-elle pas de cesrythmes populaires en accueillant une posie liturgique dontlamtrique, abandonnant l'alternancedes syllabes longues etbrves qui fonde la versification du latin classique, reposaitsur le nombre des pieds et sur la rime? Pourtant, les premierspomes lyriques en langue romane - en l'occurrence enlangue d'oc - qui nous ont t intgralement conservs n'ontrien de populaire, quel que soit le sens que l'on donne cemot. Ils sont complexes, raffins, volontiers hermtiques. Ilssont perdument aristocratiques et litistes, affichant avecune arrogance provocante leur mpris des rustres incapablesde les goter et insensibles l'lgance des manires et del'esprit. Et le premier pote dont l'uvre nous soit parvenuetait l'undes princes les plus puissantsd'alors, Guillaume IX,comte de Poitiers et duc d'Aquitaine (1071-1126). Enquelques annes, ses successeurs et ses mules en posie, lestroubadours, se multiplient dans toutes les cours mri-dionales, en attendant d'tre imits en France du Nord, dansla seconde moiti du XIIe sicle, par les trouvres. Une posiede cour: tel est l'origine ce lyrisme que l'on dit pour cette

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  • raison courtois et qui clbre une conception de l'amouraussi nouvelle et aussi. provocante que son brusquesurgissement.

    Courtoisie et fin 'amor

    La courtoisie et l'amour courtois ne constituentnullement une doctrine autonome, conue et nonce defaon cohrente et dfinitive. Ils ont bien eu une sorte dethoricien en la personne d'Andr le Chapelain, auteur d'unTractatus de Amore crit .vers 1184 la courde Champagne.Mais son ouvrage, codification tardive d'une pratique vieillealors de prs d'un sicle, est d'interprtation douteuse. Toutce que l'on peut faire, en ralit, est de dgagerempiriquement de l'uvre des troubadours une sensibilit etune thique amoureuse et mondaine communes, tout ensachant qu'elles ne connaissent pas d'expression en dehorsde laposie qui en est le vhicule. C'estpourquoi commencerpar en faire l'expos, comme on y est contraint ici pour desraisons de clart, ne peut tre qu'un artifice qui conduitfatalement durcir le trait et gommer des nuances.

    La courtoisie est une conception la fois de la vie et del'amour. Elle exige la noblesse du cur, sinon de lanaissance, le dsintressement, la libralit, la bonneducation sous toutes ses formes. Etre courtois suppose deconnatre les usages, de se conduire avec aisance etdistinction dans le monde, d'tre habile l'exercice de lachasse et de la guerre, d'avoir l'esprit assez agile pour lesraffinements de la conversation et de la posie. Etre courtoissuppose le got du luxe en mme temps que la familiaritdtache son gard, l'horreur et le mpris de tout ce quiressemble la cupidit, l'avarice, l'esprit de lucre. Quin'est pas courtois est vilain, mot qui dsigne le paysan, maisqui prend trs tt une signification morale. Le vilain est pre,avide, grossier. Il ne pense qu' amasser et retenir. Il estjaloux de ce qu'il possde ou croit possder: de son avoir, desa femme.

    Mais nul ne peut tre parfaitement eourtois s'il n'aime,

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  • car l'amour multiplie les bonnes qualits de celui quil'prouve et lui donne mme celles qu'il n'a pas.L'originalit de la courtoisie est de faire la femme et l'amour une place essentielle. C'est une originalit au regarddes positions de l'Eglise comme au regard des murs dutemps. L'amant courtois fait de celle qu'il aime sa dame, sadomna (domina), c'est--dire sa suzeraine au sens fodal. Ilse plie tous ses caprices et son seul but est de mriter desfaveurs qu'elle est toujours en droit d'accorder ou de refuserlibrement.

    L'amour courtois, oufin'amor, amour parfait, reposesur l'ide que l'amour se confond avec le dsir. Le dsir, pardfinition, est dsir d'tre assouvi, mais il sait aussi quel'assouvissement consacrera sa disparition comme dsir.C'est pourquoi l'amour tend vers son assouvissement et enmme temps le redoute, car il entranera sa mort en tant quedsir. Et c'est ainsi qu'il y a perptuellement dans l'amour unconflit insoluble entre le dsir et le dsir du dsir, entrel'amouret l'amourde l'amour. Ainsi s'explique le sentimentcomplexe qui est propre l'amour, mlange de souffrance etde plaisir, d'angoisse et d'exaltation. Pour dsigner cesentiment, les troubadours ont un mot, lejoi, diffrent du motjoie (joya, fm.) par lequel on le traduit gnralement fautede mieux. Jaufr Rudel crit par exemple :

    D'aquest amor suy cossirosVellan e pueys somphnan dormen,

    Quar lai ay joy meravelhos.[Cet amour me tourmente quand je veille et quand, endormi, je

    songe: c'est alors que moonjoi est extrme.]

    Cette intuition fondamentale a pour consquence quel'amour ne doit tre assouvi ni rapidement ni facilement,qu'il doit auparavant mriter de l'tre, etqu'il faut multiplierles obstacles qui exacerberont le dsir avant de le satisfaire.D'o un certain nombre d'exigences qui dcoulent toutes duprincipe que la femme doit tre, non pas inaccessible, carl'amour courtois n'est pas platonique, mais difficilement

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  • accessible. C'est ainsi qu'il ne peut thoriquement y avoird'amour dans le mariage, o le dsir, pouvant tout moments'assouvir, s'affadit et o le droit de l'homme au corps de lafemme lui interditde voiren elle au sens propre unematressedont il faut mriter les faveurs librement consenties. On doitdonc en principe aimer la femme d'un autre, et il n'est pastonnant que la premire qualit de l'amant soit la discrtionet que ses pires ennemis soient les jaloux mdisants quil'pient pour le dnoncer au mari, les lauzengiers. D'autrepart la dame doit tre d'un rang social suprieur sonsoupirant de manire calquer les rapports amoureux sur lesrapports fodaux et viter que les deux partenaires soienttents, elled'accorderses faveurs parintrt, lui d'userde sonautorit sur elle pour la contraindre lui cder.

    Mais il ne faut pas exagrer l'importance de ces rgles,qui sont au demeurant moins prsentes chez les potes eux-mmes que chez leurs glossateurs, ou qui ne le sont, cumgrano salis, que dans un genre spcialis dans la casuistiqueamoureuse comme le jeu-parti. Elles sont la consquence' laplus visible, mais non la consquence essentielle, de laconfusion de l'amour et du dsir. L'essentiel est le tour trsparticulier que cette confusion donne l'rotisme destroubadours. Il y a chez eux un mlange d'effroi respectueuxetde sensualit audacieusedevant la femme aime, qui donne leuramourles traitsd'un amouradolescent: une propension- revendique - au voyeurisme, un got pour les rvesrotiques, qui puisent le dsir sans l'assouvir, uneimagination fivreuse et prcise du corps fminin et descaresses auxquelles il invite en mme temps qu'un refus.d'imaginer la partie la plus intime de ce corps et unerpugnance envisager la consommation mme de l'actesexuel. Ce corps, que le pote mourrade ne pouvoir touchernu, ce corps blanc comme la neige de Nol, blanccomme la neige aprs le gel (toutes ces fonnules sont deBernardde Ventadour), ce corps est, comme la neige, brlantet glacial, ou glaant.

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  • La posie des troubadours

    En attendant d'tre clbres, dans un esprit un peudiffrent, par les romans, courtoisie etfin'amor trouvent leurexpression unique dans la posie lyrique des troubadours delangue d'oc, et plus tard des trouvres de langue d'on, c'est--dire de ceux qui trouvent (trobar en langue d'oc), quiinventent des pomes. C'est une posie lyrique au sens exactdu terme, c'est--dire une posie chante, monodique, dontchaque pote compose, comme le dit l'un d'eux, los moz e' 1SD, les paroles et la musique.

    Le genre essentiel en est la chanson (canso, terme bienttprfr celuide versemploy parles premiers troubadours),expression de ce qu'on a appel le grand chantcourtois. Lacanso est un pome de quarante soixante vers environ,rpartis en strophes de six dix vers, et termin gnralementpar un envoi (tornada) qui rpte par les rimes et la mlodiela fin de la dernire strophe. Le schma mtrique etl'agencement des rimes, souvent complexes, doivent enprincipe tre originaux, comme la musique, qui sous uneligne mlodique assez simple joue avec beaucoup derecherche de l'expressivit des mlismes. Les rimes peuventtre identiques de strophe en strophe tout au long de lachanson (coblas unisonans), changeraprs chaque groupe dedeux strophes (coblas doblas) ou chaque strophe (coblassingulars). On pratique la rime estramp, isole dans lastrophe et dont le rpondant se trouve la mme place dansla strophe suivante. On fait rimer des mots entiers, on faitrevenir la rime le mme mot la mme place dans chaquestrophe. Le dernier vers d'une strophe peut tre rpt audbut de la suivante, procd cher la posie gallgo-portugaise, mais auquel les troubadours prfrent les fins destrophes identiques.

    Mais plus que ces jeux prosodiques frappent le style et leton de cette posie. La langue est tendue, l'expression parfoiscomplique plaisir, plus souventelliptique ou heurte avec,jusquedans les sonorits parfois, une recherche de la rugositplus que de la fluidit. Autour des annes 1170, certains

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  • troubadours ont cultiv 1'hermtisme en pratiquant le trobarclus, c'est--dire la cration potique ferme, obscure, telRaimbaud d'Orange qui dcrit ainsi son activit potique:

    Cars, bruns et teinz mots entrebesc,Pensius pensanz.

    [Les mots prcieux, sombres et colors,je les entrelace, pensivement pensif.]

    D'autres prfrent un style plus accessible, large(trobar leu). Dans un dbat qui l'oppose Raimbaudd'Orange, Guiraut de Bornelh se rjouit ainsi que seschansons puissent tre comprises mme par les simples gens la fontaine. Enfin le trobar ric (

  • mieux est le meilleur pote, comme le dit Bernard deVentadour:

    Non es meravilha s'eu chanMelhs de nul autre chantador,Que plus me tra'i cors va amorE melhs sui failhz a so coman.

    [Il n'est pas tonnant que je chante mieux que nul autre chanteur,car mon cur m'entraine plus vers l'amour et je suis plus

    soumis ses commandements.]

    Les tensions du style refltent celles de l'amour - lejoi -, et Arnaud Daniel se dfinit comme amant et commepote en trois adunata clbres :

    Eu son Arnauz qu'amas l'auraEt chatz la lebre ab 10 bou

    E nadi contra suberna.[Je suis Arnaud qui amasse le vent, chasse le livre avec le buf et

    nage contre la mare.]

    Defaon gnrale, de mme que l'amourdoit tendre versune perfection idale sans tre affect parles circonstances etles contingences, de mme la chanson qui l'exprime et lereflte doit tendre vers une perfection abstraite qui ne laisseaucune place l'anecdote. C'est ainsi que l'usage decommencer toute chanson par une vocation de la natureprintanire - usage remontant sans doute aux racines mmesdu lyrisme roman et qui tait l'occasion de brvesdescriptions charmantes nos yeux -, cet usage passe demode et est raill au XIIIe sicle, parce que, commel'expliquent abondamment les trouvres, le vritable amou-reux aime en toute saison, et non pas seulement au printemps.

    Les origines

    Comme celle des chansons de geste, bien que pour desraisons diffrentes, la naissance du lyrisme courtois a retenu,

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  • parfois de faon excessive, l'attention des rudits. Lescaractres de la courtoisie et de lafin'amor, la sophisticationde cette posie, interdisent, on l'a dit, d'y voir l'mergencepure et simple d'une posiepopulaire antrieure. Le point devue fondamentalement masculin sur l'amour qui est celui dela courtoisie, la soumission de l'amant sa dame l'excluentpresque eux seuls. Dans la plupart des civilisations, et entout cas tout autour du bassin mditerranen, le lyrismeamoureux le plus ancien est en effet attribu aux femmes etjette sur l'amour un regard fminin. On verra plus loin que ceque l'on peut savoir du premier lyrisme roman est conforme cette situation gnrale.

    Certains ont l'inverse ni toute solution de continuitentre la posie latine et le lyrisme courtois. Celui-ci ne seraitque la transposition en langue vulgaire de la posie latine decourqui estpratiqueds le VIe sicle par l'vque de PoitiersVenance Fortunat, lorsqu'il clbre les nobles pouses desprinces, qui est au XIe sicle celle de Strabon, d'Hildebert deLavardin, de Baudri de Bourgueil, qui, vers la mme poque,est cultive par les clercs des coles de Chartres, la louangeparfois des dames de la ville. Ce qui, chez les troubadours,chappe cette exaltation platonique des dames, et enparticulier les chansons grivoises du premier troubadour,Guillaume IX, serait mettre au compte de l'inspirationovidienne des clercs vagants ou goliards. Il est bien vraiqu'une certaine influencede larhtorique mdio-Iatine etquedes rminiscences ovidiennes sont sensibles chez lestroubadours. Mais il suffit de les lire pour mesurer combienleur ton diffre de celui de la posie latine, o l'on ne trouvegure cette gravit passionne qui fait de l'amour le tout dela vie morale et de la vie tout court. En outre, les centres deChartres et d'Angers sont bien septentrionaux pour avoirjou un rle dterminant dans la naissance d'une posie enlangue d'oc. En dehors de celle des goliards, la posie latinetait lue, et non chante. Enfin, de rares exceptions prs, lestroubadours taient loin de possder une culture latinesuffisante pour mener bien une telle entreprised'adaptation.

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  • On a souvent soutenu, depuis longtemps et non sansarguments, que la posie courtoise et lafin'amor avaient uneorigine hispano-arabe. Ds le dbut du XIe sicle, les potesarabes d'Espagne comme Ibn Hazm, qui crit vers 1020 sonCollier de la Colombe, - et un sicle avant eux dj IbnDawud avec son Livre de la Fleur - clbrent un amouridalis, dit amour odhrite, qui n'est pas sans analogie avecce que sera la fin' amor. Belles capricieuses et tyranniques,amants dont les souffrances revtent la forme d'un vritablemal physique pouvant conduire la mort, confidents,messagers, menaces du gardien ou du jaloux, discrtion etsecret, une atmosphre printanire: tout l'univers amoureuxet potique des troubadours est l, bien que les diffrencesentre les deux civilisations fassent sentir leurs effets de faonnon ngligeable. Mais l'argument le plus fort peut-trerepose sur la similitude des formes strophiques dans les deuxposies. Une influence de l'une sur l'autre n'est pashistoriquement impossible. En Espagne, les deuxcivilisations taient au contact l'une de l'autre. La guerremme de reconquista favorisait les rencontres, et l'on sait trsprcisment que dans les deux camps on avait du got pourles captives chanteuses.

    Mais alors pourquoi la posie des troubadours a-t-ellefleuri au nord et au non au sud des Pyrnes? Quant lastrophe du muwwashah et du zadjal andalous, utilise plustard par les troubadours, elle est ignore des Arabes jusqu'leur arrive en Espagne. De l conclure qu'elle a temprunte par eux aux chrtiens mozarabes et que c'est ellequi imite une forme ancienne du lyrisme roman, repriseensuite indpendammentparles troubadours, il ya un pas quia t franchi d'autant plus facilement par certains savantsqu'ils disposaient de deux arguments en faveur de cettehypothse. D'une part, la pointe finale (khardja) qui terminele muwwashah est parfois en langue romane - et c'est ainsi,nous y reviendrons, par le dtour de la posie arabe que noussont connus les plus anciens fragments du lyrisme roman. Siles Arabes empruntent des citations la posie indigne, ilspeuvent aussi lui avoir emprunt des formes strophiques.

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  • D'autre part, ds avant les troubadours, ce type strophique setrouve dans la posie liturgique latine, qui n'avait gure deraison de s'inspirer de la posie rotique arabe, par exempledans les tropes de Saint-Martial de Limoges.

    En ralit, aucune de ces hypothses n'est dmontrable.Aucune d'ailleurs n'est exclusive des autres: le jeu desinfluences a certainement t complexe. Il convient aussi,bien entendu, de tenir compte d'autres facteurs, par exempledes conditions socio-historiques : cadre particulier de la viecastrale dans lequel les jeunes nobles faisaient leurapprentissage militaire et mondain; aspirations etrevendications de cette catgorie des jeunes, excluslongtemps et parfois dfinitivement des responsabilits et dumariage, (Georges Duby) - et l'on peut remarquer l'emploiinsistant et particulier du mot jeunesse dans la posie destroubadours ; consquences dans le domaine culturel desattitudes de rivalit et de mimtisme de la petite et de lagrande noblesse (Erich Kohler, dont les analysess'appliquentmieuxauromancourtoisqu'laposielyrique).Tous ces lments doivent tre pris en considration, condition de ne pas y chercher des dterminismessimplificateurs.

    Des troubadours aux trouvres

    Qui taient les troubadours? Certains taient de grandsseigneurs, comme Guillaume IX, Dauphin d'Auvergne,Raimbaud d'Orange ou mme Jaufr Rudel, prince deBlaye. D'autres taient des hobereaux, comme Bertrand deBorn, Guillaume de Saint-Didier, Raymond de Miraval, lesquatre chtelains d'Ussel. D'autres de pauvres hres, commeCercamon, le plus ancien aprs Guillaume IX, dont lesobriquet signifie celui qui court le monde, ou son discipleMarcabru, un enfant trouv surnomm d'abord Painperdu, ou encore les enfants de la domesticit d'un chteaucomme Bernard de Ventadour. D'autres, des clercs, certainsdfroqus, comme Pierre Cardinal, qui parvenu l'ged'homme quitta pour se faire troubadour la chanoinie o

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  • on l'avait fait entrer petit enfant, mais d'autres pas, commele Moine de Montaudon, qui faisait vivre son couvent descadeaux qu'il recevait pour prix de ses chansons. D'autrestaient des marchands, comme Foulquet de Marseille, qui,par repentir d'avoir chant l'amour, se fit moine, devint abbdu Thoronet, puis vque de Toulouse. D'autres, commeGaucelm Faiditz, taient d'anciens jongleurs, tandisqu'inversement des nobles dclasss se faisaient jongleurs,comme, parat-il, Arnaud Daniel. De chteau en chteau, telle cour, auprs de telle dame ou de tel mcne, tout cemonde se rencontrait, changeait des chansons, se citait et serpondait de l'une l'autre, disputait des questions d'amourou de potique dans les pomes dialogus que sont les jetapartis ou s'invectivait dans les sirvents polmiques.

    Commentconnaissons-nous lapersonnnalitet la vie destroubadours? En partie par les manuscrits qui nous ontconserv leurs chansons - les chansonniers. Ce sont desanthologies dans lesquelles les uvres de chaque troubadoursont souvent prcdes d'un rcit de sa vie (vida), tandis quecertaines chansons sont accompagnes d'un commentaire(razo) qui prtend en clairer les allusions en relatant lescirconstances de leurcomposition. Certaines vidas sont peuprs vridiques. D'autres sont presque inventes de toutespices partir des chansons elles-mmes. Ce ne sont pas lesmoins intressantes. Elles nous montrent dans quel esprit onlisait les troubadours l'poque o elles ont t rdiges eto les manuscrits qui les contiennent ont t copis, c'est--dire dans le courant ou vers la fin du XIIIe sicle. Cet esprit,celui de l'anecdote autobiographique, parat bien loign del'idalisation gnralisatrice laquelle aspire la posie destroubadours.

    C'est que les temps avaient chang. La courtoisie elle-mme avait chang en passanten France du Nord et, au dbutdu XIIIe sicle, lors de la croisade albigeoise, la France duNord devait imposer rudement le changement aux coursmridionales.

    Le lyrisme courtois s'acclimate en France du Nord versle milieu du XIIe sicle. Le symbole, sinon la cause, de cette

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  • expansion est le mariage en 1137 d'Alinor d'Aquitaine, lapetite fille du premier troubadour, avec le roi de FranceLouis VII le Jeune, puis, aprs sa rpudiation en 1152, avecleroi d'AngleterreHenri II Plantagent. L'unedes deux fillesnes de son premier mariage, Marie, devenue comtesse deChampagne, sera la protectrice d'Andr le Chapelain etsurtout de Chrtien de Troyes. L'esprit courtois atteint ainsitoutes les grandes cours francophones.

    Emules des troubadours, les trouvres se distinguentcependant parplusieurs traits de leurs modles. Dans le cadredu grand chant courtois, ils se montrent gnralement plusrservs, plus pudibonds mme. Usant avec une habilet trsdlibre de toutes les ressources de la versification et de larhtorique (Roger Dragonetti, La technique potique destrouvres dans la chanson courtoise, Bruges, 1960), ilsgommentplus leurs effets que les troubadours et ne recourentgure au style pre, flamboyant, paradoxal et tendu cher auxmridionaux. Le trobar clus, qui mme dans le Sud n'a ten fait qu'une mode passagre, leurest inconnu. Enrevanche,leurs mlodies nous sont plus souvent parvenues que cellesdes troubadours, et les derniers d'entre eux, comme Adam delaHalle dans les annes 1280, feront faire des progrs dcisifs la polyphonie, entranant d'ailleurs du mme coupl'clatement inluctable de la synthse du texte et de lamusique sur laquelle reposait le lyrisme courtois.

    Il faut ajouterque les conditions mmes de la vie littrairesont diffrentes. Certes, on trouve parmi les trouvres lemme ventail social que chez les troubadours. Il y a parmieux des princes, comme le comte Thibaud IV de Champagne,roi de Navarre, pote fcond et subtil, ou Jean de Brienne, roide Jrusalem, qui n'a laiss vrai dire qu'une pastourelle, etd'assez grands seigneurs, ou au moins des personnages depremier pl