michel zévaco-le fis de pardaillan vol2-8

532
Michel Zévaco LE FILS DE PARDAILLAN Volume II Les Pardaillan – Livre VIII 7 novembre 1913 – 19 avril 1914 – Le Matin 1916 – Tallandier, Le Livre national Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »

Upload: gabchi

Post on 16-Sep-2015

274 views

Category:

Documents


3 download

DESCRIPTION

Aventura

TRANSCRIPT

  • Michel Zvaco

    LE FILS DE PARDAILLAN

    Volume II

    Les Pardaillan Livre VIII

    7 novembre 1913 19 avril 1914 Le Matin1916 Tallandier, Le Livre national

    d

    itio

    n d

    u g

    rou

    pe

    E

    book

    s li

    bre

    s et

    gra

    tuit

    s

  • Table des matires

    XXXIV ..................................................................................... 5

    XXXV .................................................................................... 28

    XXXVI .................................................................................. 36

    XXXVII ................................................................................. 46

    XXXVIII ............................................................................... 63

    XXXIX .................................................................................. 74

    XL ......................................................................................... 84

    XLI ........................................................................................ 95

    XLII ..................................................................................... 104

    XLIII ................................................................................... 109

    XLIV .................................................................................... 123

    XLV ..................................................................................... 132

    XLVI .................................................................................... 140

    XLVII ................................................................................... 151

    XLVIII ................................................................................. 164

    XLIX .................................................................................... 173

    L .......................................................................................... 182

    LI ......................................................................................... 192

    LII ....................................................................................... 202

    LIII ...................................................................................... 213

    d

    itio

    n d

    u g

    rou

    pe

    E

    book

    s li

    bre

    s et

    gra

    tuit

    s

  • LIV ...................................................................................... 224

    LV ....................................................................................... 239

    LVI ...................................................................................... 255

    LVII .................................................................................... 270

    LVIII ................................................................................... 290

    LIX ..................................................................................... 308

    LX ....................................................................................... 320

    LXI ...................................................................................... 333

    LXII ..................................................................................... 341

    LXIII ................................................................................... 363

    LXIV .................................................................................... 377

    LXV ..................................................................................... 394

    LXVI .................................................................................... 401

    LXVII .................................................................................. 410

    LXVIII ................................................................................ 420

    LXIX ................................................................................... 432

    LXX ..................................................................................... 439

    LXXI ................................................................................... 445

    LXXII .................................................................................. 456

    LXXIII ................................................................................ 467

    LXXIV ................................................................................. 477

    LXXV .................................................................................. 497

    3

  • LXXVI ................................................................................. 509

    LXXVII ............................................................................... 526

    propos de cette dition lectronique .............................. 532

    4

  • XXXIV

    Satta sarrta devant la table du ministre et sinclina pro-fondment, mais sans servilit, avec une sorte de fiert nar-quoise.

    Sully fixa sur lui son il scrutateur. Ce coup dil lui suffit pour juger le personnage. Sans amnit, brusquement, sche-ment, il dit :

    Cest vous qui prtendez apporter au Trsor une somme de dix millions ?

    Nullement intimid, Satta rectifia froidement :

    Japporte en effet dix millions au Trsor, monseigneur. Sully le fixa le quart dune seconde et, avec la mme brusquerie :

    Soit. O sont ces millions ? Parlez. Et surtout soyez bref : je nai pas de temps perdre.

    Laccueil et dmont un solliciteur ordinaire. Il et cras un courtisan. Mais Satta ne se considrait pas comme un solli-citeur, et il ntait pas courtisan. Il ne fut pas dmont : il fut pi-qu. Et se redressant, du tac au tac, il rpliqua :

    Je sais que votre temps est prcieux, monseigneur. Je ne vous demande que dix minutes en change de quoi je vous donne dix millions Un million par minute Cest assez bien pay, mme pour un ministre.

    5

  • La rponse tait plutt impertinente. Sully frona le sourcil et allongea la main vers le marteau pour appeler et faire jeter dehors linsolent.

    Mais cet homme remarquable, qui rendit dminents ser-vices son roi, avait un faible, comme tous les hommes, quils soient illustres ou obscurs. Le faible de Sully tait lintrt. Lin-trt frisant de prs la rapacit.

    Il rflchit que sil faisait jeter dehors lhomme avant quil et parl, il courait le risque de perdre dix millions. La somme mritait dtre prise en considration, sinon lhomme qui lui paraissait ngligeable.

    Il nacheva pas le geste. Et, avec un air de souverain m-pris :

    Je vous engage peser vos paroles Jimagine que vous ne manquerez pas de rclamer une part de ces millions. En sorte quau bout du compte, cest encore moi qui payerai et non vous.

    Sully pensait bien avoir mat le singulier visiteur. Mais Satta avait conscience de limportance de la divulgation quil allait faire et de la force quelle lui donnait. Peut-tre prouvait-il une sourde rancune contre tout ce qui tait grand et haut pla-c, et ntait-il pas fch dhumilier son tour un de ces grands personnages qui lcrasaient de leur ddain.

    Quoi quil en soit, il ne lcha pas pied et rtorqua flegmati-quement :

    Vous imaginez mal, monseigneur. Je ne rclame rien, je ne demande rien. Au contraire, jentends vous rendre, en sus des millions, un service en vous donnant un avis dont vous re-

    6

  • connatrez la valeur. Vous voyez que cest bien moi qui paye et de toutes les manires.

    Cette fois, Sully fut tonn. Lhomme ntait pas le premier venu, dcidment. videmment, il manquait dducation. Il la-vait jug tout de suite sur ce point. Mais sil disait vrai, il faisait preuve dun dsintressement peu commun. En outre, pour lui parler sur ce ton, il fallait quil ft vraiment brave. Allait-il, par une sotte susceptibilit, risquer de faire perdre ltat une somme norme ? Non, ma foi. Il fallait savoir dabord. Il serait temps de chtier lhomme aprs, sil stait vant. Il refoula donc sa mauvaise humeur et adoucissant ses manires :

    Sil en est ainsi, parlez. Je vous coute.

    Monseigneur, dit Satta brle-pourpoint, vous ntes pas sans avoir entendu parler du trsor de la princesse Fausta ?

    Sully dressa loreille et devint trs attentif sous son apparente impassibilit. Mais, se tenant sur la rserve :

    Je sais, dit-il. Je sais aussi que nul ne sait o est cach ce trsor Si toutefois il existe rellement.

    Il existe, monseigneur, affirma premptoirement Satta. Il existe, je sais o il est cach, moi, et cest ce que je viens vous apprendre.

    Une lueur salluma sous les sourcils broussailleux du mi-nistre. Mais toujours sur la rserve :

    Comment savez-vous cela, vous ?

    Peu importe, monseigneur. Je le sais, cest lessentiel pour vous. Il fouilla dans son pourpoint, en tira un papier pli en quatre, quil tendit au ministre, en disant :

    7

  • Ce papier, monseigneur, contient des indications com-pltes et exactes sur lemplacement o sont enfouis les millions. Vous naurez que la peine de les faire prendre l.

    Le papier que Satta tendait au ministre tait celui quil avait trouv dans le cachot de Jehan, rue des Rats. Dans sa chute, la cassette avait chapp et stait ouverte. Les papiers staient parpills. Il les avait ramasss ttons, mais dans lobscurit, celui-l lui avait chapp. De mme quil avait chapp Pardaillan et Gringaille, qui navaient fait quentrer et sortir.

    Sully prit le papier et jeta un coup dil dessus. Il eut un geste de dsappointement. Satta vit ce geste et lexpression qui laccompagnait.

    Si vous le dsirez, monseigneur, dit-il, je vais vous tra-duire ce papier crit en italien. Comme mon nom lindique, je suis Italien moi-mme. Vous pourrez faire vrifier, pour plus de sret, ma traduction. Mais je vous rponds quelle sera exacte.

    Sans mot dire, Sully lui tendit le papier. Satta traduisit haute voix. Et ce quil dit tait la rptition exacte de ce que le pre Joseph avait traduit du latin, Pardaillan de lespagnol.

    Sa lecture acheve, Satta rendit le papier Sully, qui dit :

    Cest on ne peut plus prcis. Et il parut rflchir.

    Nous avons dit quil tait trs intress. Ce papier, il net pas hsit le payer un million, davantage mme il faut savoir faire la part du feu. Satta avait dit quil le donnait sans rien exi-ger en change. Prcisment parce quil tait intress, ceci paraissait trop beau Sully. Il redoutait que lhomme ne se ravi-st.

    8

  • Cependant, sil tait intress, il tait aussi loyal. La loyaut lobligeait reconnatre que ce Lupini lui rendait un grand ser-vice. Il fallait le dire. Il fallait mme remercier. Et il craignait que lautre nen profitt pour rclamer sa part. Il se rsigna tou-tefois, et :

    Cest un rel service que vous rendez ltat, monsieur (il disait monsieur cette fois), en donnant ce papier sans deman-der aucune rcompense. Car vous lavez dit, monsieur. Ce dont je ne saurais trop vous louer.

    Notez maintenant que Satta tait pauvre et quil savait trs bien que, sil le voulait, il pouvait se faire payer le prix quil voudrait. Cependant, Satta mettait une sorte dorgueil, qui n-tait pas sans grandeur, ne rien demander. Il devina la crainte inavoue du ministre, et, avec un sourire railleur, il le rassura :

    Je lai dit et je le rpte, monseigneur, je ne demande rien.

    Dsintressement qui vous honore grandement, mon-sieur, fit Sully rassur.

    Maintenant, monseigneur, voici lavis que je vous ai pro-mis. Ce trsor vous sera prement disput. Vous ne le tenez pas encore et il pourrait fort bien vous passer sous le nez, dit Satta avec une assurance impressionnante.

    Oh ! oh ! fit Sully en se redressant, qui donc serait assez os pour disputer au roi de France son bien chez lui ? Est-ce le pape ? Est-ce Philippe dEspagne ? Les temps sont passs o les souverains trangers pouvaient impunment se mler des affaires du royaume.

    9

  • Il sagit de quelquun autrement redoutable que le pape ou le roi dEspagne.

    , monsieur, vous tes fou ? De qui sagit-il, voyons ? Satta sinclina dun air narquois et, paisiblement :

    Il sagit dun truand, monseigneur. Dun simple petit truand. Sully sourit ddaigneusement :

    Ceci regarde M. le chevalier du guet, dit-il. Nen parlons plus !

    Monseigneur, vous ne me connaissez pas. Sous ce cos-tume, qui ferait envie plus dun riche seigneur, je nai pas trop mauvaise mine. Je le sais. Cependant, du premier coup dil, vous avez reconnu que je ne suis quun pauvre diable, sans nais-sance, et vous mavez trait en consquence, et vous vous tes demand un moment si vous ne deviez pas me faire btonner. Jai admir la promptitude et la sret de votre coup dil. Mais vous mavez froiss et je vous lai fait sentir ma manire.

    Satta stait redress dans une attitude de force et dau-dace. Ses yeux tincelants plongeaient dans les yeux du mi-nistre. Le ton de ses paroles, dans sa rudesse mme, tait em-preint dune dignit sauvage.

    Sully tait quelque peu effar. Mais maintenant cet nig-matique personnage lintriguait et lintressait, malgr quil en et. Il voulut savoir quoi il tendait, et sans se fcher il deman-da :

    O voulez-vous en venir ?

    ceci, dit froidement Satta : vous prouver que je ne suis pas un imbcile et que je ne me laisse pas intimider facilement.

    10

  • Sully le regarda un instant et, malgr lui, il hocha la tte dun air approbateur.

    Je vois que vous me rendez justice, reprit Satta. Eh bien, monseigneur, moi qui ne suis pas un sot, moi que rien neffraye, je vous dis ceci : Prenez garde, monseigneur ! Si vous le laissez faire, ce truand que vous ddaignez se jouera de vous, diplomate consomm, et tout ministre puissant que vous tes, vous ne p-serez pas lourd dans sa main. Il rossera votre chevalier du guet et ses sergents ; il rossera le grand prvt et ses archers ; il bat-tra vos soldats, si vous les envoyez contre lui Et finalement, votre nez et votre barbe, il vous soufflera ce fameux trsor et vous ny verrez que du feu.

    Cest donc un diable quatre ? fit Sully impressionn. Quelque redoutable chef de bande ?

    Cest un homme qui ne recule devant rien, dit Satta en haussant les paules. Et si vous ne prenez pas vos prcautions, quand vous allongerez la main pour saisir le trsor, vous trouve-rez le coffre peut-tre, mais les millions seront envols.

    Sully allongea la main et prit une feuille de papier.

    Bon, bon, dit-il tranquillement, je retiens lavertissement. Il a sa valeur, sil en est comme vous dites. Comment sappelle ce brave extraordinaire ?

    Jehan le Brave, dit froidement Satta. Sully inscrivit le nom sur la feuille et :

    O peut-on le trouver ? fit-il encore.

    Il loge rue de lArbre-Sec, presque en face le cul-de-sac Courbton.

    11

  • Sully inscrivit ladresse ct du nom et, dune voix rude, il dit :

    Ds cet instant, ces millions appartiennent au roi. Celui qui saviserait dy porter la main serait impitoyablement livr au bourreau, ce Jehan le Brave plus que quiconque. Quil aille r-der du ct de labbaye de Montmartre, et je vous rponds que ses exploits seront jamais termins. Ce soir, il sera arrt et je linterrogerai moi-mme.

    Satta sinclina pour dissimuler sa joie et, en lui-mme, il rugit : Cette fois, je crois que cen est fait du fils de Fausta ! Quant la signora Lonora, quelle se dbrouille avec M. de Sul-ly. Tant pis pour elle Je ne veux pas, moi, que le Concini me ravisse une vengeance que jattends depuis vingt ans ! Ce quil a dj failli faire. Et tout haut, dun air indiffrent :

    Ceci, cest votre affaire, monseigneur.

    Sully le regarda fixement un instant et, froidement :

    Est-ce tout ce que vous aviez me communiquer ? dit-il en allongeant la main vers le marteau.

    Cest tout, monseigneur, dit Satta qui sinclina une der-nire fois et sortit de ce pas souple et dgag qui tait le sien.

    Sully, le marteau la main, le regarda sloigner dun air rveur et il murmura :

    Mest avis que ce drle hait de haine mortelle lhomme quil vient de me dnoncer !

    Il rflchit un instant, sa physionomie eut une expression de dgot et il ajouta :

    12

  • Peut-tre est-ce quelque truand jaloux des exploits dun confrre Pourtant, ce Jehan le Brave est-il vraiment aussi re-doutable ?

    Il rflchit encore et dcida :

    Redoutable ou non, mon devoir est de prendre mes pr-cautions. Ainsi ferai-je aujourdhui mme.

    Cette rsolution prise, Sully laissa tomber le marteau sur le timbre et reprit la suite de ses audiences.

    Pardaillan navait pas perdu un mot de cet entretien. Quand il jugea quil touchait sa fin, cest--dire quand il eut entendu Sully dire quil interrogerait lui-mme Jehan, il se reti-ra doucement. Il sortit vivement et alla se poster langle du quai des Clestins, ct de la porte.

    Entre le mur denceinte de lArsenal et la Seine, il y avait, sur la berge plante darbres, une longue et troite bande de terre. Ctait un palmail , ce qui tait une sorte de jeu de balle. Des joueurs y exeraient leur adresse en ce moment.

    Pardaillan attendit l, trs attentif, en apparence, la par-tie qui se jouait. En ralit, il guignait la porte de lArsenal. Il nattendit pas longtemps, du reste.

    Satta sortit et tourna droite dans la rue du Petit-Musc allant la rue Saint-Antoine. Aussitt, Pardaillan lcha la partie de balle qui ne lintressait plus et se mit le suivre.

    Il navait pas encore pris de dcision son sujet, et en at-tendant, il voulait savoir o logeait cet homme, pour tre sr de le retrouver. En marchant, Pardaillan rflchissait.

    13

  • Eh ! mais, pour peu que cela continue, tout ce qui a un nom et une situation dans Paris va se ruer la chapelle du Mar-tyr, dans lespoir de semparer du prestigieux trsor. Mordieu ! la cure commence : voici dj Concini qui va se trouver aux prises avec le roi ! Seulement, l, les chasseurs vont se dchi-rer entre eux pour, finalement, aboutir tous la mme dcep-tion. Je mennuyais. Voil un spectacle que je ne manquerai pas de suivre Jai ide quil ne sera pas dpourvu ni dintrt ni dimprvu. Ce me sera une distraction.

    Il ne perdait pas de vue Satta, tout en monologuant de la sorte. un moment donn, il allongea le pas et parut vouloir laccoster Peut-tre avait-il song lobliger sexpliquer sance tenante. Il dut se raviser, car il ralentit brusquement le pas et le laissa continuer paisiblement son chemin. Et il reprit le cours de ses rflexions.

    Tout de mme, voici la deuxime personne que jentends accuser catgoriquement Jehan le Brave de songer sappro-prier ces millions ! Est-ce que dcidment ce jeune homme ?

    Il haussa les paules et acheva :

    Je deviens stupide et mauvais, ma parole ! Est-ce quil nest pas clair que tout ceci nest quune abominable machina-tion ? En attendant, le voil bien loti, ce garon ! Heureuse-ment, il est taill se dfendre de toutes les manires. Et puis, je laiderai bien un peu, que diable !

    Et avec un sourire narquois :

    Je cherchais de la distraction. En voici. La comdie dun ct, le drame de lautre. Je nai qu choisir.

    Satta demeurait rue de la Petite-Truanderie. En face de sa maison, il y avait un puits, quon appelait le Puits-dAmour, et

    14

  • sur lequel on a crit pas mal de lgendes. La maison tait donc facile reconnatre. Elle se trouvait, en outre, deux pas de la rue Saint-Denis, o demeurait Pardaillan.

    Le Florentin rentra chez lui, sans se douter le moins du monde quil avait t suivi. Pardaillan attendit le temps nces-saire pour sassurer quil demeurait bien l, et, tranquille, il sen fut au Grand-Passe-Partout.

    Jehan, quil esprait y rencontrer, ne sy trouvait pas. Il alla son logis, rue de lArbre-Sec, et, la porte ntant pas ferme cl, il entra dlibrment. Jehan ntait pas chez lui.

    Pardaillan jeta un coup dil sur le pauvre mobilier. Les ustensiles de cuisine retinrent un moment son attention. Et il sourit doucement. Puis, il hocha la tte, soupira, et tout pensif, il sen fut la lucarne et jeta un coup dil sur la maison de Ber-tille.

    Et il soublia l un long moment, un sourire mlancolique aux lvres. voquant sans doute un pass, combien lointain, et toujours si proche dans son cur Se revoyant lui-mme, vingt ans, perch sur une lucarne pareille, piant patiemment, des heures durant, la maison den face Emportant de la joie et du soleil plein le cur et lesprit lorsquune radieuse apparition, aurole de fins cheveux dor, stait montre une seconde lui Sombre, perdu dans le noir et la tnbre, si la fentre den face tait demeure obstinment close !

    Le son prolong du bronze grenant lentement les onze coups au clocher de Saint-Germain-lAuxerrois, vint larracher au pays des songes et le ramena la ralit.

    Il pensa tout haut :

    15

  • Sully nagira que cet aprs-midi. Jai au moins une couple dheures devant moi. Cest plus quil ne men faut.

    Il retourna son auberge et se fit servir un copieux repas. Pendant quon dressait son couvert, il passa dans sa chambre, traa rapidement trois ou quatre lignes dune criture ferme et allonge, cacheta, scella et redescendit se mettre table, sa lettre la main.

    Dame Nicole, dit ngligemment Pardaillan lavenante htesse qui le servait de ses blanches mains, il est possible que je ne rentre pas coucher ce soir. (Dame Nicole prit un air pinc. Pardaillan parut ne pas sen apercevoir et continua imperturba-blement.) Demain matin, la premire heure, vous mentendez bien, la premire heure, vous entrerez vous-mme dans ma chambre. Si vous ne my trouvez pas, vous irez, sance tenante, lArsenal. Vous demanderez M. de Sully, de ma part, noubliez pas cela, dame Nicole : de ma part. On vous introduira prs du ministre et vous lui remettrez la lettre que voici. Aprs quoi, vous pourrez revenir paisiblement chez vous.

    Dame Nicole prit la lettre que le chevalier lui tendait.

    Elle tait sans doute bien dresse, car elle ne se permit au-cune question. Seulement, son air pinc avait fait place lin-quitude. Pardaillan le vit, et, pour la rassurer, il ajouta avec un air froid qui lui fit passer un frisson sur la nuque :

    Si vous faites comme jai dit, vous me verrez revenir dans la journe en bonne sant Si vous perdez cette lettre, si vous ne la remettez pas vous-mme entre les mains du ministre lui-mme, eh bien ! dame Nicole, regardez-moi bien car cest la dernire fois que vous me voyez.

    Du coup, dame Nicole verdit et tomba lourdement sur une chaise qui se trouvait l point nomm pour la recevoir, sans

    16

  • quoi, elle se ft tale par terre. Lmotion lui avait coup le souffle en mme temps que les jambes.

    Ma chre amie, fit doucement Pardaillan, faites comme jai dit et tout ira bien, vous verrez.

    Et, certain quelle obirait, il se mit dvorer en homme qui ne sait pas o et quand il pourra dner.

    Dame Nicole, cependant, avait fil, avec cette agilit spciale que donne la terreur, jusqu sa chambre. L, elle avait prudemment enfoui sous une pile de linge la prcieuse lettre dont dpendait le salut de M. le chevalier. Aprs quoi, elle tait revenue le servir avec une sollicitude touchante, des attentions dlicates, qui dnotaient sa grande inquitude.

    Son repas achev, Pardaillan eut un bon sourire pour dame Nicole, avec un regard qui signifiait : noubliez pas ! Et il sen alla tranquillement, longtemps suivi des yeux par son htesse, qui avait voulu laccompagner jusque sur le perron.

    Vers deux heures de laprs-midi de ce mme jour, une troupe dune dizaine de soldats, commands par un officier, escortant une litire, sortit de lArsenal, o le ministre Sully lo-geait en qualit de grand-matre de lartillerie.

    La troupe vint sarrter rue de lArbre-Sec, en face du logis de Jehan. Lofficier fit ranger la litire, avec six hommes, dans le cul-de-sac, et lui-mme, avec quatre hommes, entra dans la maison et monta jusqu la mansarde.

    Selon son habitude, Jehan navait pas ferm sa porte cl. Les soldats entrrent doucement. Un homme, tendu sur une troite couchette, roul dans son manteau, dormait profond-ment. Ctait Jehan le Brave videmment.

    17

  • En un clin dil, il fut saisi, solidement attach, enlev et port dans la litire. Aussitt les soldats entourrent le vhicule et sen retournrent lArsenal.

    Larrestation avait t si rapidement et si heureusement excute quelle passa inaperue.

    Le prisonnier fut enferm double tour dans un cachot. Par excs de prcaution, on ngligea de le dbarrasser des liens qui lenserraient. On le dposa sur une sorte de lit de camp, sur lequel, incapable de faire un mouvement, il fut contraint de de-meurer dans la position o on lavait plac.

    On le laissa l jusqu six heures et demie. On avait ramen sur sa tte un pan du manteau, en sorte quon ne voyait pas sa figure. De plus, cela constituait un bel et bon billon sous lequel il devait touffer quelque peu. Mais, de tout temps, un prison-nier a t considr comme un animal malfaisant envers qui on ne saurait se montrer trop dur ni trop froce.

    Donc, vers six heures et demie, quatre solides gaillards ent-rrent dans le cachot de Jehan le Brave. Ils le chargrent sur leurs robustes paules et, ouste ! ils lenlevrent, le portrent il ne savait o, puisquil ne pouvait pas voir. On le dposa sur un sige et on dgagea sa tte, sans le dtacher, toutefois. Ceci fait, les quatre hommes se placrent derrire lui, attendant les ordres.

    Lorsque le visage du prisonnier parut la lumire, un homme qui se tenait assis devant une grande table de travail, se dressa tout effar et scria :

    M. de Pardaillan !

    18

  • Ctait le ministre Sully. Pardaillan, car ctait bien lui, se trouvait, en prisonnier, dans ce mme cabinet o il avait t reu, dans la matine, en visiteur de marque.

    Il ne parut pas autrement tonn. On et pu croire quil sa-vait davance o il se trouvait. Il paraissait parfaitement calme et mme quelque peu narquois.

    Mais Sully, sous le coup de la stupeur que lui causait lim-prvu de cette rencontre, neut pas le loisir de faire ces re-marques. Du reste, au mme instant, Pardaillan grondait dun air courrouc :

    , monsieur, que signifie cette sotte plaisanterie ? Vos hommes sont-ils fous ou enrags ?

    Jusque-l, Sully avait considr le chevalier comme sil ne pouvait en croire ses yeux. Le son de sa voix le rappela lui. Il se prcipita et commanda rudement :

    Drles, quattendez-vous pour dlier M. le chevalier ? Ne voyez-vous pas quil y a erreur ?

    Les hommes se htrent de trancher les liens qui meurtris-saient le chevalier et sesquivrent sur un geste imprieux du ministre constern, qui sexcusait de son mieux.

    Pardaillan acceptait les excuses dun air dtach en fric-tionnant ses membres endoloris. Mais il avait une lueur mali-cieuse au coin de lil.

    Mais enfin, scria Sully furieux, comment cette inconce-vable mprise a-t-elle pu se produire ?

    Eh ! monsieur, bougonna Pardaillan, je veux que la peste mtrangle si jy comprends quelque chose !

    19

  • Il faut pourtant que je sache comment la chose sest pro-duite, insista Sully. Vous ne pensez pas que je vais laisser une pareille violence impunie ?

    Pourquoi pas ? fit Pardaillan, indulgent. Me voici hors daffaire. Cest lessentiel. La punition que vous infligerez un pauvre diable ne changera rien ce qui a t.

    Vous tes gnreux, comme toujours. Mais moi, jai be-soin de savoir comment mes ordres sont excuts.

    Puisque vous y tenez, voici tout ce que je puis vous dire, nen sachant pas plus long : pendant que jattendais, chez lui, le retour dun ami absent, je me suis assoupi : vous savez, mon ge Pendant mon sommeil, jai t saisi, ficel, emport, avant que jaie eu le temps de me reconnatre et sans que jaie pu seulement faire ouf Si vous pouvez tirer quelque chose du peu que je vous dis, vous mobligerez en me le faisant connatre.

    Comment se nomme cet ami ?

    Jehan le Brave, dit Pardaillan, qui prit son air le plus naf.

    Jehan le Brave, sursauta Sully. Ah ! je comprends alors ce qui sest pass !

    Vous tes plus perspicace que moi, fit Pardaillan, sans quil ft possible de savoir sil raillait ou parlait srieusement.

    Et vous dites que ce Jehan est votre ami ? reprit Sully qui paraissait au comble de ltonnement.

    20

  • Je le dis parce que cela est, affirma nergiquement Par-daillan. Sully se tut un instant pendant lequel il parut hsiter sur ce quil allait faire ou dire. Brusquement il se dcida :

    Javais donn lordre darrter ce Jehan le Brave qui est de vos amis, parat-il. Lofficier charg de larrestation, vous trouvant l, install comme chez vous, vous a pris pour lhomme dont il devait sassurer.

    Bon, bon, je comprends maintenant, scria Pardaillan de son air le plus candide.

    Et il ajouta :

    Pourquoi diable cette arrestation ? Quel crime ce garon, qui est mon ami, a-t-il commis ?

    Chevalier, dit Sully, en le regardant en face, cet homme ma t signal comme un truand redoutable, complotant contre le roi.

    Pardaillan clata de rire.

    On vous a mal renseign, duc, fit-il. Je sais mieux que personne que Jehan le Brave ne complote pas contre le roi. Je vous laffirme. Dailleurs, le pauvre garon a bien dautres soucis en tte. Figurez-vous quil est fru damour pour une jolie fille laquelle je mintresse tout particulirement. Mais fru ce point quil en est outr ! Or, cette jeune fille a disparu. Et il est bien trop occup la rechercher pour perdre son temps com-ploter.

    Et soudain, trs froid, plongeant ses yeux tincelants dans les yeux de Sully :

    Quant dire que cest un truand

    21

  • Il ne serait pas votre ami sil en tait ainsi, interrompit spontanment Sully. Cest bien ce que je pense aussi moins moins quil ny ait deux Jehan le Brave ! Cest pos-sible, aprs tout Au fait, o demeure le vtre ?

    Rue de lArbre-Sec, en face le cul-de-sac Courbton, fit Pardaillan en le guignant du coin de lil.

    Cest le mme ! sexclama Sully. Et, dpit :

    Je ny comprends plus rien.

    Voyons, sinforma Pardaillan avec un naturel parfait. Moi, je suis sr de mon fait. Jehan le Brave ne complote pas. Il nest pas un misrable. Je laffirme et je ne peux pas tre suspect.

    Et comme Sully approuvait spontanment et vigoureuse-ment du geste, il reprit :

    Bien, bien ! Mais vous, tes-vous sr de ceux qui vous ont renseign ?

    Non, dclara loyalement Sully. On me la dnonc ce ma-tin, ici Javoue que je ne connais pas le dnonciateur.

    Pardaillan le regarda dune manire significative et, ho-chant la tte :

    Et il ne vous en a pas fallu davantage pour ordonner une arrestation ? Diable ! Savez-vous que cette manire expditive nest gure rassurante pour les honntes gens ?

    Je vous comprends, dit gravement Sully. Mais laffaire dont il sagit est dune gravit exceptionnelle. Remarquez,

    22

  • dailleurs, quil ne sagissait pas dune arrestation. Jallais inter-roger lhomme moi-mme. Et jaurais dcid daprs ses r-ponses.

    Bon, fit Pardaillan dun air mprisant, il nen est pas moins vrai que lanonyme qui est venu ici dnoncer ce brave garon me fait leffet dtre un lche coquin qui poursuit je ne sais quelle basse vengeance dont vous avez failli vous faire le complice.

    Ma foi, confessa Sully, je crois que vous avez raison. Et quant ce garon, je ne linquiterai pas, puisque vous rpondez de lui. Cependant

    Cependant ? fit Pardaillan dj hriss.

    Quil vite, dit froidement Sully, quil vite daller rder du ct de labbaye de Montmartre. Les parages de labbaye, di-ci peu, seront dangereux, peut-tre mortels, pour quiconque je ne connatrai pas personnellement. tout hasard, dites-le de ma part ce Jehan le Brave.

    Pardaillan sinclina dun air railleur, sans quon pt savoir sil prenait bonne note de lavertissement, ou sil le ddaignait.

    Pardaillan prit cordialement cong de Sully et sen fut droit au Grand-Passe-Partout o il arriva comme la demie de sept heures venait de sonner.

    Dame Nicole, qui le vit entrer, ne se livra pas de bruyantes manifestations de joie. Seulement, sa figure soucieuse sclaira dun bon sourire, et lempressement quelle mit dres-ser le couvert elle-mme tmoignait hautement que sa joie, pour tre discrte, nen tait pas moins vive.

    23

  • Dame Nicole, fit paisiblement Pardaillan, vous me ren-drez, sil vous plat, la lettre que je vous ai confie. Elle devient inutile, puisque me voici de retour.

    La lettre apporte, il la dchira en quatre et alla en jeter les morceaux dans le feu. Sur ces entrefaites, Jehan survint.

    Ma foi, dit joyeusement Pardaillan, vous arrivez point pour mviter de retourner chez vous, dabord. Ensuite, pour partager mon repas Ne dites pas non Vous navez pas dn, je le vois votre mine.

    Javoue que je ny ai pas pens, fit le jeune homme non sans dcouragement.

    Quand je vous le disais ! Mettez-vous l, et me rendez raison. Morbleu ! je dteste manger seul. Nous causerons en mme temps.

    Les deux hommes sattablrent. Pardaillan remarqua avec satisfaction que Jehan faisait honneur au repas, bien quil ft amoureux, inquiet, triste et abattu. Ce qui, on en conviendra, tait trois fois plus quil nen fallait pour couper lapptit un homme ordinaire.

    Le jeune homme fit le rcit des recherches auxquelles il s-tait livr toute la journe. Si long que ft ce rcit, le rsultat pouvait en tre rsum en un seul mot : rien. Il navait pas d-couvert le plus petit indice qui pt le mettre sur la trace de Ber-tille.

    Pardaillan lavait cout avec son inaltrable patience. Il neut garde de lui rvler quil stait complaisamment laiss ar-rter pour lui. Il ne parla pas davantage de la dnonciation de Satta pour lui : Guido Lupini et de la manire dont il lavait

    24

  • rduite nant au moins pour un temps en opposant sa pa-role celle du dnonciateur.

    Lorsque Jehan le Brave se leva pour prendre cong, il le re-tint doucement en disant :

    Je vous offre lhospitalit Je rflchis que vous ne pou-vez pas retournez chez vous.

    Pourquoi donc, monsieur ? stonna Jehan.

    Parce que vous ny tes pas en sret. Et prvenant les questions :

    Noubliez pas que vous nen avez pas fini avec Concini. Il vous hait de haine mortelle et ne renonce pas vous atteindre, soyez-en bien persuad. Or, il sait que vous habitez l Il est as-sez puissant pour vous faire arrter.

    Jehan haussa ddaigneusement les paules et, pour toute rponse, frappa rudement sur la poigne de sa rapire.

    Sans doute, fit ngligemment Pardaillan, vous tes brave et ne redoutez rien. Mais Concini ne vous attaquera pas loyale-ment, eh pardieu ! vous devez le savoir, jimagine ! Vous serez pris limproviste et par derrire. Si vous tes arrt ou bless que deviendra la demoiselle de Saugis ?

    Pardieu ! monsieur, vous avez toujours raison ! scria Jehan qui avait pli.

    Pardaillan eut un imperceptible sourire et :

    Alors, cest dit ? Vous acceptez lhospitalit que je vous offre.

    25

  • Je vous remercie, monsieur, et de tout mon cur, fit Je-han dun ton pntr. Je sais o aller, ne vous inquitez pas.

    Pardaillan comprit quel sentiment de fiert il obissait en refusant lhospitalit qui lui tait offerte. Et comme lui-mme et agi de mme, il ninsista pas et il recommanda :

    Si vous voulez me croire, vous ferez en sorte que nul ne connaisse votre nouveau domicile. Pas mme

    Il allait dire : pas mme votre pre. Il sarrta interdit. Mais maintenant que les soupons de Jehan se prcisaient de plus en plus, maintenant quil tait dcid pntrer cote que cote la pense secrte de Satta, il se tenait sur ses gardes, lafft du moindre incident susceptible de le lancer sur une piste. Il devi-na ce que le chevalier avait voulu dire et acheva lui-mme :

    Pas mme mon pre, soyez tranquille, monsieur.

    Il dit cela dun air trs naturel, sans paratre attacher la moindre importance cette extraordinaire recommandation.

    Dj Pardaillan se morignait, regrettant les paroles im-prudentes qui lui taient chappes malgr lui. Mais il tait trop tard.

    Jehan, dailleurs, ninsista pas. Il sloigna, aprs un geste dadieu amical, de ce pas rapide qui lui tait particulier. Par-daillan le rappela :

    propos, dit-il, connaissez-vous quelquun demeurant dans la maison qui fait langle de la rue de la Petite-Truanderie, en face du Puits-dAmour ?

    26

  • La maison en face du Puits-dAmour, fit Jehan en obser-vant attentivement Pardaillan, je ne connais quune personne qui demeure l.

    Qui est-ce ? fit Pardaillan dun air indiffrent. Jehan prit un temps et le regardant droit dans les yeux :

    Cest mon pre ! dit-il.

    Si matre de lui quil ft, Pardaillan ne put rprimer un sur-saut. Jehan eut un indfinissable sourire et sloigna sans ajou-ter une parole, laissant Pardaillan stupfait sur le perron, jus-quo il lavait reconduit.

    27

  • XXXV

    Nous prions le lecteur de vouloir bien nous suivre dans le petit cabinet du roi. Ce petit cabinet touchait cette petite chambre coucher o nous lavons dj entrevu. Dans lappar-tement royal, ces deux pices formaient comme un retrait intime o il nadmettait que ses amis les plus anciens, les plus prouvs.

    Henri IV sy trouvait en tte tte avec Sully et ceci se pas-sait le lendemain matin de ce jour o le ministre avait reu la vi-site de Pardaillan et, ensuite, des mains de Satta, le papier, crit en italien, qui donnait les indications sur le trsor.

    Sully avait dabord essay de faire accepter lide suggre par Pardaillan, qui tait, si on sen souvient, de paratre cder au dsir de la reine et de fixer une date ferme pour la crmonie du couronnement. Mais le roi ntait pas homme se contenter de vagues explications. Sully, accul, dut se rsigner le mettre au courant de lavertissement dguis donn par Pardaillan.

    Ds les premiers mots, Henri avait pli et stait laiss tom-ber dans le fauteuil. La peur de lassassinat, nous lavons dit, tait son chancre rongeur. Lorsque le ministre eut termin ses explications, il tapa avec colre sur ses deux cuisses, et se levant, il sexclama :

    Pardieu ! mon ami, ils me tueront, cest certain ! Je ne sortirai pas vivant de cette ville !

    Ils ne vous tueront pas, Sire, si vous suivez le conseil qui vous est donn.

    28

  • Et aprs ? Quand jaurai gagn jusquau printemps pro-chain, en serai-je plus avanc ?

    Eh ! Sire, je vous dirai comme M. de Pardaillan : vous au-rez gagn prs dun an. Cest beaucoup, il me semble Dici l, et avec de largent, nous serons prts pour la mise excution de votre grand projet1. Au printemps, Sire, vous entrez en cam-pagne et vous chappez au poignard des assassins. Et comme lissue de la campagne nest pas douteuse, vous revenez vain-queur dAllemagne, si grand, aurol dun tel prestige de gloire que nul nosera plus rien tenter contre vous.

    Henri IV, selon son habitude, stait mis arpenter le cabi-net grands pas. Et tout en coutant son ministre, il rflchis-sait. Il comprit qu la proposition qui lui tait faite, il navait rien perdre. Il tait lhomme des dcisions promptes :

    Eh bien, soit ! dit-il. Aussi bien, je ne vois pas dautre moyen den sortir. Mais pour avancer mes projets de quelques mois, vous lavez dit, il faut de largent. En trouverez-vous ?

    Je trouverai ce quil faudra, assura Sully, et mme plus quil ne faudra. Votre Majest veut-elle jeter un coup dil sur ce papier ?

    En disant ces mots, Sully tendait Henri le papier que lui avait donn Satta. Henri IV tait plus instruit que la plupart de ses gentilshommes. Il parlait couramment lespagnol et litalien. Il put donc lire le papier quon lui tendait sans tre oblig de re-courir un traducteur, comme Sully avait t oblig de le faire.

    Quest-ce que ce trsor ? fit-il en rendant le papier, aprs lavoir lu. Et en quoi ceci nous intresse-t-il ?

    1 Ces prparatifs sont ceux dune campagne contre la Maison dAu-triche propos des duchs de Clves et de Juliers.

    29

  • Ce trsor se monte dix millions, Sire.

    Peste ! la somme est respectable !

    Sully raconta en quelques mots ce quil savait de lhistoire du trsor de Fausta et il termina en disant :

    dfaut dautres, ces dix millions nous seront dun rel secours pour activer nos prparatifs militaires.

    Mais, fit observer le roi, ces millions ne nous appar-tiennent pas.

    Pardon, Sire, dit froidement Sully, depuis plus de vingt ans ces millions sont enfouis chez vous, sans que le propritaire ait donn signe de vie. Ni vous ni vos prdcesseurs navez pris, que je sache, aucun engagement ce sujet. Ce qui se trouve sur les terres du roi, appartient au roi. Nous avons des juristes pour le dmontrer.

    Henri IV, comme Sully, quoique pas de la mme manire, tait intress. Ce chiffre de dix millions, qui, ne loublions pas, avait une valeur beaucoup plus considrable que de nos jours, navait pas t sans limpressionner. Il ninsista pas davantage.

    Sully obtint donc licence dagir comme il lentendrait pour faire entrer dans les coffres du roi les millions de Jehan le Brave. Et comme, lorsquil avait pris une dcision, le Barnais aimait aller droit au but, il rsolut de liquider linstant mme laffaire du sacre et fit appeler la reine.

    Madame, dit-il rondement, lorsque la reine, assez in-quite, se fut assise, vous mavez fait demander un entretien. Jimagine que cest pour me parler encore de la crmonie de votre couronnement.

    30

  • Ctait vrai. Marie de Mdicis, obissant aux suggestions de Concini, avait fait demander lentretien dont le roi parlait. Elle crut que le roi allait refuser, comme toujours. Elle le crut dau-tant plus que Sully assistait la conversation. Aussitt, elle se fit agressive :

    En effet, Sire, je dsire vous entretenir ce sujet. Mais je vois quil en sera de cette fois-ci comme des prcdentes. La reine ne peut rien obtenir du roi. Elle est moins bien partage que

    Henri vit venir la scne conjugale et quelle allait lui jeter la tte ses matresses. Il interrompit propos :

    Eh bien, madame, vous vous trompez. Il me plat daccor-der aujourdhui ce que jai refus jusqu ce jour.

    Quoi ! balbutia Marie de Mdicis toute saisie, vous consentez ?

    Je viens de prendre avec mon cousin Sully, des dcisions trs graves. Il est possible ce nest pas sr, remarquez bien il est possible que jentre en campagne au printemps prochain. Pendant labsence du roi, vous serez rgente du royaume, ma-dame. Et jai rflchi quil est ncessaire dassurer votre autorit autant quil est en mon pouvoir. Malgr les grandes dpenses que ncessitera cette crmonie, elle a une utilit qui prime tout. Cest pourquoi jy consens et je fais mieux : dores et dj jen fixe la date au vingt septembre.

    Marie de Mdicis ignorait quelle tait la vritable intention des Concini en la poussant rclamer son couronnement. Chez elle, ctait la femme, plus que la souveraine, qui dsirait cette fastueuse crmonie o elle devait tenir le principal rle. Ce fut la femme qui, laissant momentanment ltiquette de ct, bon-

    31

  • dit sur le roi, lui prit les deux mains et scria, sincrement mue, toute radieuse :

    Vous tes bon, Henri ! Vous me faites bien heureuse !

    Oui, ma mie, rpliqua le roi avec une pointe de mlanco-lie, je suis bon Peut-tre le reconnatrez-vous tout fait quand je ne serai plus l.

    Dj la nature sche, profondment goste, de Marie de Mdicis reprenait le dessus.

    Puisque le roi parat si bien dispos mon gard, dit-elle, jen profiterai pour lui faire une autre demande.

    Quest-ce ? fit Henri sur la rserve.

    Sire, jai besoin dargent.

    Encore ? scria Henri dun air maussade.

    Sire, cest peu de chose. Vingt mille livres seulement !

    En vrit ! madame, railla le roi mcontent. Vous trouvez que vingt mille livres ce nest rien ? Eh ! jarnicoton ! pensez-vous que nous allons pressurer nos peuples seules fins que vous puissiez engraisser ces affams de Concini, qui vous don-nez tout votre argent ? Car cest dans leurs coffres que passent toutes les sommes que nous vous donnons, je le sais. Cest pour les enrichir que vous vous dpouillez et voulez nous dpouiller. Ventre-saint-gris ! madame, je suis bon, mais non point bte !

    Dieu merci, riposta la reine avec aigreur, vous ntes pas si mnager de vos deniers quand il sagit de satisfaire les ca-prices de vos matresses !

    32

  • Je suis le matre, scria Henri en tapant du pied avec co-lre. Je fais ce que je veux !

    Soit, fit Marie en faisant une rvrence ironique. Je dirai Mme labbesse de Montmartre que la reine de France nest pas assez riche pour rendre sa maison et Dieu le service quelle est venue implorer. Je lui dirai de sadresser Mme de Verneuil, qui le roi, qui est le matre, ne refusera pas ce quil refuse la reine.

    Et furieuse, ayant oubli dj la grande satisfaction que le roi venait de lui accorder, elle se dirigea vers la porte.

    Mais ces mots, labbesse de Montmartre , le roi avait chang un rapide coup dil avec Sully. Et ils staient enten-dus.

    Un instant, madame ! scria Henri radouci. Je refuse les fonds que vous demandez sils doivent servir vos insatiables Italiens. Mais sil sagit dune uvre pieuse et charitable, cest une autre affaire. Je ne veux pas quil soit dit que des filles de Dieu ont fait en vain appel la gnrosit de la reine. Expliquez-vous donc, je vous prie.

    La reine comprit quelle allait avoir gain de cause. Peu lui importaient les restrictions quelque peu humiliantes du roi. Lessentiel, pour elle, tait dobtenir ce quelle voulait.

    Elle retrouva donc incontinent son sourire et ne se doutant pas quHenri possdait un papier en tout pareil celui que Lo-nora lui avait montr, elle se trahit sans le vouloir et le savoir.

    Sachez donc, Sire, que Mme de Montmartre vient dap-prendre que, sous la chapelle du Martyr, doit exister une cave o se dresse un autel de pierre, qui nest autre que celui sur le-quel saint Denis clbrait, dans les temps reculs, loffice divin.

    33

  • Labbesse voudrait faire faire des fouilles, remettre au jour ce lieu vnr, en faire pour les fidles un lieu de plerinage, qui rendrait son abbaye tout son prestige dantan. Mais elle est pauvre et cest pourquoi elle sest adresse la reine, sous la protection de laquelle elle est venue tout dabord se placer. Les vingt mille livres que je demande sont destines ces travaux. Cest une uvre pieuse, comme vous voyez, et qui ne manquera pas dattirer sur la maison de France les bndictions du Sei-gneur.

    Henri consulta Sully du regard. Celui-ci sapprocha de lui et lui dit quelques paroles voix basse. Marie de Mdicis suivit lapart dun il inquiet. Ctait Sully, en effet qui tait le grand trsorier du roi. Ctait lui qui remettait la reine, comme aux matresses du souverain, les fonds quil leur allouait. Ctait sur lui quil se dchargeait et grce lui quil pouvait paratre accor-der des sommes que le ministre refusait impitoyablement.

    Le Barnais roublard avait trouv ce stratagme pour mettre un frein la rapacit des nombreuses matresses quil entretenait.

    Marie de Mdicis fut vite rassure, car le roi, redevenu ai-mable, lui dit :

    Dieu ne plaise, ma mie, que je vous empche de partici-per une uvre aussi difiante et qui ne peut, en effet, quatti-rer sur nous les bndictions du ciel. M. de Sully vous remettra donc la somme que vous demandez. Seulement, jy mets une pe-tite condition.

    Laquelle, Sire ?

    Cette uvre me parat si vnrable que je veux faire plus et mieux que donner mon obole. Je me rserve de faire sur-

    34

  • veiller et, au besoin, diriger les travaux qui vont tre entrepris. Dites-le, je vous prie, de ma part, Mme de Montmartre.

    Marie de Mdicis ne pouvait souponner quHenri IV avait une arrire-pense. Elle le crut de bonne foi. Trop heureuse den tre quitte si bon compte, elle se hta de dire :

    Le roi est le matre ! Partout et toujours.

    Elle sortit et courut porter la bonne nouvelle Lonora et Concini qui la poussaient.

    Ni Concini ni sa femme ne se doutrent quils allaient se trouver aux prises avec le roi et Acquaviva et que ni lun ni lautre de ces redoutables comptiteurs ne les laisserait sappro-prier le trsor convoit, le trsor quils croyaient dj tenir.

    35

  • XXXVI

    Ce mme jour, lheure du dner, Jehan le Brave avait em-men Carcagne, Escargasse et Gringaille au cabaret. Il voulait leur offrir un dner qui, dans son esprit, tait un dner dadieu.

    Malgr les manires rudes quil affectait leur gard, laf-fection quil leur portait tait relle. Ce ntait pas sans un secret dchirement quil stait rsign se sparer deux.

    Les trois ignoraient lintention de leur chef. En consquence, ils se livrrent la bombance et la joie, sans contrainte et sans arrire-pense. Jehan, pour ne pas les at-trister, seffora de se montrer gai et insouciant.

    Lorsque, le repas termin, ils se trouvrent dans la rue, les trois braves taient fortement mchs. Jehan, qui stait montr plus sobre, avait tout son sang-froid. Avec une motion quil ne parvint pas matriser, il leur dit alors :

    Mes braves compagnons, nous ne pouvons plus vivre en-semble de notre vie dautrefois. Il faut nous sparer. Tirez droite, moi je vais gauche et que Dieu vous garde !

    Et il voulut sloigner. Mais les trois, comme sil navait rien dit, demandrent :

    Les ordres, chef ?

    Ils navaient pas compris. Cependant leur gaiet tait tom-be. Ils pressentaient que quelque chose de grave et de doulou-

    36

  • reux allait se dcider. Jehan ne voulut pas les quitter sur un malentendu. Il dit avec douceur :

    Je nai plus dordres vous donner. Je ne suis plus votre chef. Comprenez-vous ? Cest fini entre nous. Il faut nous dire adieu et pour toujours.

    Ils se regardrent effars. Ils taient livides. Leur commen-cement divresse tait tomb dun coup. Et brusquement, ils clatrent en accents douloureux :

    Alors, vous nous chassez ?

    Quest-ce que nous avons fait ?

    Que voulez-vous que nous fassions sans vous ?

    Je ne vous chasse pas, reprit Jehan avec la mme dou-ceur. Je nai rien vous reprocher Mais il faut nous sparer quand mme.

    Maintenant, ils comprenaient. Aprs la douleur, ce fut lindignation et, pour la premire fois, la rvolte :

    Pourquoi nous sparer ? Cornes de Dieu ! rugit Grin-gaille. Quand on condamne les gens, on leur dit au moins pour-quoi !

    Cest vrai ! appuyrent les deux autres, pourquoi ?

    Parce quavec le nouveau genre dexistence que jai rsolu dadopter, si vous restiez avec moi, vous risqueriez fort de crever de faim.

    Ils se regardrent, bahis. De nouveau, ils ne comprenaient plus. Lun aprs lautre, ils demandrent :

    37

  • Pourquoi crverions-nous de faim ?

    Navons-nous pas toujours ceci ?

    Ils frappaient sur la poigne de la rapire.

    Et ne trouverons-nous pas toujours de ceux-l ?

    Il montrait un bourgeois et faisait le geste de dvaliser.

    Justement, dit vivement Jehan, cest ceci que je ne veux plus faire. Ceci sappelle : voler.

    Voler !

    Lexclamation jaillit des trois bouches en mme temps. Maintenant linquitude se lisait sur leurs visages et ils avaient des airs de dire : Il est malade !

    Et Jehan qui les comprit, scria avec violence :

    Oui, vous ne comprenez pas ! Comme vous, jai long-temps cru quil tait juste et lgitime de prlever sur le riche la part du pauvre. Je sais que jai t un voleur ! oui, un voleur, moi ! Et je sens le rouge de la honte me monter au front cette pense et, plutt que de recommencer, jaimerais mieux me couper le poignet et le jeter aux chiens !

    Ctait srieux, hlas ! Ils le comprirent cette fois. Et ils seffarrent. Ce diable dhomme avait toujours des ides bi-zarres, auxquelles ils ne comprenaient rien.

    Ils se consultrent du coin de lil. Ils se virent daccord. Puisque ctait son ide, ils feraient ce quil voudrait. Ils se fe-raient honntes, ils se changeraient en petits saints, ils claque-

    38

  • raient du bec avec lui. Enfin, il commandait : ils obiraient. C-tait trs simple. Et ils le dirent simplement.

    Jehan fut touch de leur insistance et de leur soumission. Mais il se faisait un scrupule de leur imposer sa misre.

    Sans lui, les pauvres diables, dnus de scrupules, se tire-raient toujours daffaire. Il le leur fit remarquer loyalement.

    Bon ! dit Gringaille avec insouciance, mourir de ceci ou de cela, il faut y passer quand mme !

    Et avec une gravit soudaine :

    Quant moi, si vous persistez nous chasser, je vous donne ma parole que je vais de ce pas me jeter du haut du Pont-Neuf, la tte la premire.

    Et moi, de mme ! firent les deux autres dune mme voix. Jehan stait dclar vaincu.

    Il avait t convenu quils continueraient comme par le pass venir prendre ses ordres tous les jours. Ils taient lui corps et me, plus que jamais. Et en attendant quil et fait for-tune ce qui ne pouvait tarder ils assureraient eux-mmes leur pitance. Honntement, bien entendu. Ctait jur.

    Dailleurs, pour linstant, ils taient riches des libralits de Concini. Bien nipps, bien quips, un logis confortable, de lor et des bijoux en poche. Ctait plus quil nen fallait pour at-tendre la fortune.

    Jehan ne se sparait deux que parce quil lui tait impos-sible de les entretenir. Rassur sur leur sort, il sen alla bien tranquille, content, au fond, quil ny et rien de chang, bien r-solu les prendre sa charge ds quil le pourrait.

    39

  • Escargasse, Gringaille et Carcagne demeurrent dans la rue, le regardant sloigner dun il mlancolique. Quand ils ne le virent plus, ils se regardrent avec des mines graves. Cest que la situation leur paraissait telle. Dun commun accord, ils se di-rigrent vers leur logis ; ils prouvaient le besoin de se concer-ter.

    En route, ils rflchirent que la discussion donne soif. Ils achetrent une petite cruche qui ne contenait gure plus de six pintes de certain petit clairet des environs de Paris. Ctait un vin qui avait un petit got de pierre fusil et vous rpait la langue, pour lequel ils avaient un faible prononc. La petite quantit de liquide quils emportaient prouvait bien quils taient rsolus discuter srieusement.

    Lun deux fit remarquer, trs judicieusement, que boire sans manger est souverainement mauvais pour lestomac. Les autres furent de cet avis. En consquence, ils compltrent leurs emplettes. Carcagne prit une oie qui lui parut agrablement ju-teuse. Escargasse jeta son dvolu sur certain quartier de porc pi-qu dail, de mine fort apptissante. Gringaille sempara dun joli jambonneau auquel il adjoignit un saucisson convenable-ment fum.

    Ils saperurent alors que, pour un en-cas, ctait un peu trop. Pour un souper, au contraire, ctait un peu maigre. Ils n-hsitrent pas : ils ajoutrent un respectable pt de bcasse, plus quelques tranches de venaison. Bien entendu, ils nou-blirent pas une demi-douzaine de chapelets de pain tendre, bien croustillant et dor.

    Pour complter le tout, ils ajoutrent trois flacons de vou-vray, le vin prfr de messire Jehan. Naturellement, pour ac-compagner dignement le vouvray, il fallut ajouter un petit flan, plus quelques menues ptisseries sans consquence.

    40

  • Chargs comme des baudets, ils se htrent vers leur logis. Ils habitaient rue du Bout-du-Monde. Cette rue touchait aux remparts et allait depuis la porte Montmartre, jusqu la rue Montorgueil. Comme de juste, ils logeaient sous les combles.

    Ce logis, quils disaient des plus confortables, tait un mis-rable taudis. Le mobilier se composait dun grand coffre quils laissaient au milieu de la pice parce quainsi il leur servait de table. Il y avait un banc en bois de pin et deux escabeaux dont lun tait amput dune jambe.

    Dans un coin, trois paillasses taient poses cte cte, terre. Elles taient munies de couvertures, mais les draps brillaient par leur absence. Il y avait une grande chemine. Elle tait bien tonne quand, par hasard, on y faisait du feu.

    Enfin, et ceci ctait la merveille, il y avait deux lucarnes qui donnaient sur les derrires. Ce qui fait que, du haut de leur perchoir, ils dcouvraient des vergers, les remparts gazonns et les fosss, le long desquels stendaient des jardins, des guin-guettes, des jeux. Un peu plus loin, ils voyaient la Villeneuve-sur-Gravois2, dont une partie (celle qui avoisinait la porte Saint-Denis) tait alors couverte des ruines occasionnes par lartille-rie du roi, lorsquil assigeait sa bonne ville. Puis des marais, des vergers, des champs, des moulins, dont les ailes tournaient joyeusement. La campagne enfin, et la campagne prsentement fleurie et embaume. Tout un merveilleux panorama des envi-rons du Paris dalors dont, si fruste que ft leur nature, ils ne pouvaient pas ne pas sentir la beaut.

    Chez eux, ils talrent leurs provisions sur le coffre-table. Il ny avait gure plus de deux heures quils avaient dn. Mais ils venaient de subir une des plus rudes motions de leur vie. Et on

    2 Aujourd'hui quartier et boulevard Bonne-Nouvelle. (Note de M. Zvaco.)

    41

  • sait que les motions ont le don de creuser. Il leur semblait que leur estomac tait creus un tel point que jamais ils ne par-viendraient combler le trou. Ils sinstallrent et attaqurent les victuailles, comme sils eussent t jeun depuis la veille. En mme temps, ils tinrent conseil.

    De leurs observations runies, ils tirrent cette conclusion que Jehan devait tre bien malade. Carcagne, qui avait failli se faire moine et qui avait de linstruction, alla mme jusqu dire quil le croyait possd de quelque mchant dmon qui sachar-nait le perscuter. son avis, quelques bonnes messes, dites propos, suffiraient expulser le dmon. Ceci leur parut telle-ment vident, tous trois, que, sance tenante, ils prlevrent les fonds ncessaires aux messes.

    Et quant nous, navons-nous pas toujours t dhon-ntes garons, tripes du pape ?

    preuve : quelquun sest-il jamais avis de dire devant nous que nous tions des voleurs ? Non, nest-ce pas ? Alors ?

    Oui, mais, cest son ide Alors !

    Il est noter que la pense ne leur vint pas de se drober aux exigences de leur chef et de continuer leur genre dexistence habituel. Ils avaient promis. Ils se fussent crus dshonors en manquant leur parole. Cest trs sincrement quils dressaient des plans pour devenir honntes, puisque Jehan le voulait ainsi.

    Ceci les amena tout naturellement faire le compte de leur fortune. Ils trouvrent quils possdaient environ quatre cents livres. Somme considrable.

    Ce ntait pas tout. Ils avaient des bijoux quils avaient sou-tirs Concini. Ils allrent les vendre. Ils en tirrent la somme

    42

  • de deux mille huit cents livres qui, jointes aux quatre cents, fai-saient trois mille deux cents livres. De quoi vivre largement toute une anne. Mais

    Gringaille avait une sur : Perrette la Jolie, dont nous lui avons entendu parler. Perrette allait maintenant sur ses dix-sept ans. Elle mritait grandement son surnom, car elle tait en effet idalement jolie. Fille dune ribaude et dun truand, leve Dieu sait comme, cette trange fille ne stait-elle pas avise de de-meurer honnte et de vivre pniblement de son travail ?

    Frle et dlicate, elle stait astreinte au dur labeur de la-vandire. Avec un courage rare, une volont extraordinaire, elle stait garde chaste, pure de toute souillure, sage, comme ne ltaient pas bien des filles de bonne bourgeoisie. On ne lui connaissait mme pas damoureux.

    Elle en avait un cependant : ctait Carcagne, qui tait pro-fondment et sincrement pris de la jeune fille. Carcagne tait un truand, un mauvais garon, un spadassin, un bravo, un ban-dit, enfin. Que pensez-vous que fit ce bandit amoureux ? Il sen alla trouver Gringaille, lequel, tout prendre, tait le chef de fa-mille et bonnement, honntement, il lui demanda la main de sa sur. Nous vous avions bien dit que Carcagne tait un simple. Vous voyez bien que nous navions pas menti.

    Gringaille transmit la demande de son ami en lappuyant de toute son autorit. sa grande stupeur et au grand dsespoir de Carcagne. Perrette avait catgoriquement refus le parti qui se prsentait. Elle ne se sentait aucun got pour le mariage, dit-elle. Sans se dcourager, Gringaille tait revenu la charge avec acharnement. De guerre lasse, Perrette avait fini par dire quelle verrait plus tard, dans quelques annes.

    Force avait t lamoureux de se contenter de cette vague promesse. Dans son for intrieur, tant les amoureux sont te-

    43

  • naces, il se considrait comme le fianc de la jeune fille. Il sa-vanait peut-tre beaucoup.

    Dailleurs, si rel et si profond que ft cet amour, il nemp-chait nullement Carcagne de bien boire, bien manger, bien dormir, de mener en somme une existence assez dissolue. Il pensait quil serait temps de se ranger et dtre fidle quand il serait uni en justes et lgitimes noces. Avait-il tort ou raison ? Ceci nest pas notre affaire.

    Quoi quil en soit, lorsquils se virent la tte dune petite fortune, Carcagne se souvint propos que Perrette tait trop faible et dlicate pour continuer son mtier de lavandire. Son rve tait de possder mille livres avec quoi elle stablirait, prendrait quelques ouvrires et se rserverait le lissage de la fine lingerie des nobles dames. Ctait l un travail plus dlicat, plus en rapport avec ses forces physiques et auquel elle excellait.

    Carcagne se souvint de tout cela. Il le rappela Gringaille et proposa bravement de donner eux deux, douze cents livres la jeune fille, avec quoi elle pourrait raliser son rve. Lide parut admirable Gringaille, qui laccepta sans hsiter.

    Largent fut aussitt divis en trois parts. Ctait leur manie, innocente au bout du compte. Escargasse les vit prlever chacun six cents livres sur leur part et dposer le reste dans le coffre. Comme ils avaient les mines rjouies de gens qui se disposent faire une bonne farce, il sinforma. On lui dit nave-ment de quoi il retournait. Il arriva quEscargasse se fcha tout rouge et prtendit contribuer pour sa quote-part au bonheur de Perrette. Et il allongea, lui aussi, ses six cents livres. Ctaient trois chenapans qui ne valaient pas la corde qui, un jour ou lautre, les hisserait au haut de quelque matresse branche do ils se balanceraient pareils des fruits monstrueux.

    44

  • De ce fait, Perrette la Jolie eut dix-huit cents livres, au lieu de mille quelle ambitionnait, pour stablir. Gringaille alla les lui porter sur-le-champ. Car cette fille trange et fire net pas accept dun autre que de son frre.

    De ce fait aussi, les trois sacripants neurent plus que qua-torze cents livres. Mais bah ! ctait de quoi vivre tranquille six bons mois.

    45

  • XXXVII

    Les quatorze cents livres durrent quinze jours. Pas plus.

    Est-ce dire que les trois gaillards samusrent jeter leurs cus dans la Seine ? Ou quils firent des emplettes consid-rables ? Ou quils se livrrent enfin des orgies sans, nom ? Point. Ils ne firent aucune acquisition et ils vcurent assez rai-sonnablement. Au train quils avaient adopt, ils auraient pu faire durer leur magot deux ou trois mois. Ce qui, en somme, et t assez gentil.

    Mais ils savisrent de jouer dans les cabarets quils frquentaient. Et comme, maintenant quils taient devenus honntes, ils se figuraient navement que tout ce quil y avait de larrons dans Paris staient convertis comme eux, ils ne son-grent pas se mfier.

    Un soir soir de guigne noire ils tombrent sur un trio de matres pipeurs. Les choses ne tranrent pas. En moins dune heure, ils perdirent jusqu leur dernire maille. Il leur fallut fuir, courbant lchine sous la racle de coups de triques de lhtelier furieux de voir la dpense non rgle. Car les trois fripons staient dfils la douce emportant leur butin.

    La catastrophe tait terrible. Autrefois, une soire passe lafft, au coin dune rue, et peu prs rpar le dommage. Mais aujourdhui quils taient honntes, ctait la misre noire, les jours de famine et dexpdients prvus par leur chef.

    Ils vendirent les armes et les costumes magnifiques pays par Concini. Ils ne gardrent que leur bonne rapire et le cos-

    46

  • tume quils avaient sur le dos. Heureusement, ces vtements taient en excellent drap, presque neufs, et ils taient ainsi en-core prsentables.

    Mnags avec une conomie sordide, quoique un peu tar-dive, les quelques cus quils tirrent de cette vente durrent une semaine. Jehan, qui les vit toujours trs propres, insouciants leur habitude, ne souponna pas leur dtresse. Ils se gardrent bien de lavouer.

    Au moment o nous les retrouvons, il tait quatre heures de laprs-midi. On tait aux premiers jours de juin. Le temps tait radieux et le soleil versait flots son clatante lumire. C-tait un de ces tincelants aprs-midi o tout respire la joie de vivre.

    Ce jour-l, Gringaille, Escargasse et Carcagne avaient serr leur ceinture dun cran. Djeuner peu substantiel, on en conviendra. Et ils allaient, par les rues de la grandville, le nez au vent, lil au guet, lafft de loccasion propice qui leur permettrait de dner autrement que dun nouveau cran la cein-ture.

    Mlancoliques, mais non rsigns, ils erraient sans but prcis. Ils comptaient sur le hasard qui, jusque-l, ne se montrait gure favorable. Ils taient parvenus au carrefour du Trahoir. Machinalement, ils sengagrent dans la rue de lArbre-Sec, se dirigeant vers la rivire.

    Tout coup, Carcagne sadministra sur le crne un coup de poing assommer un buf, et il beugla :

    Jai trouv !

    Quoi ? firent les autres, palpitants.

    47

  • Le moyen de dner sans avoir rien dbourser et peut-tre qui sait ? la pitance assure pendant quelque temps. Vite, compres, la voici, entrez dans le cul-de-sac et nen bougez pas jusqu ce que je vous appelle.

    Ceci se passait devant la maison de dame Colline Colle. En la reconnaissant travers les vitraux de sa fentre, Carcagne ve-nait brusquement de se rappeler les avances quelle lui avait faites.

    La matrone, depuis lenlvement de Bertille, passait la ma-jeure partie de son temps cette fentre. Elle tait extraordinai-rement tenace et navait pas renonc son ide de tirer profit de cet enlvement.

    Elle avait cherch La Varenne. Mais le confident du roi se cachait chez lui. Il ne pouvait se rsigner montrer son visage avec sa balafre qui ressemblait par trop un coup de cravache. Colline Colle navait pu le rencontrer. Elle avait concentr ses espoirs sur Carcagne.

    Mais le bon jeune homme, comme elle disait, ne paraissait pas se dcider venir la voir, comme elle len avait pri. Et voici que, au moment o elle commenait dsesprer, elle laperce-vait, arrt devant sa maison. Elle navait pas hsit ouvrir sa fentre et lavait appel sans vergogne. Cest ce qui avait fait dire Carcagne : la voici !

    Gringaille et Escargasse avaient reconnu la vieille, eux aus-si. Ils avaient compris la pense de Carcagne et lespoir avait p-ntr en eux. Ils taient alls se poster sous lil-de-buf de limpasse, bien rsolus nen pas bouger tant que Carcagne ne leur ferait pas signe.

    Colline Colle ouvrit la porte juste comme Carcagne montait majestueusement les marches du perron. Il pntra dans le

    48

  • sanctuaire nous entendons la cuisine, qui servait de salle manger. Lorsquils se trouvrent, seuls, face face, la matrone crut devoir prendre un air confus et baissa pudiquement les yeux. Carcagne comprit quil lui fallait dire quelque chose de galant, qui lui conqut demble les bonnes grces de la femme. Il trouva ceci :

    Belle dame, depuis que je vous ai vue, je me suis aperu que javais oubli mon cur ici. Je ne viens pas vous le r-clamer. Si vous lavez trouv, gardez-le Mais, pour Dieu, don-nez-moi le vtre en change, ou je meurs Voyez, je dpris, je me dessche, je me consume !

    Ayant dit, il retroussa sa moustache dun air conqurant, trouvant le compliment assez bien trouss et la dclaration dci-sive.

    Le plus fort, cest que Colline Colle, peu habitue un si beau langage, baya dadmiration. Elle laissa tomber sur cet amoureux qui sexprimait si bien un regard attendri qui se char-gea de compassion en le regardant de plus prs.

    Il est de fait que Carcagne, jeun depuis la veille, avait un petit air dolent des plus intressants. De plus, il tait dvor dinquitude au sujet de sa tentative dsespre. Toucher le cur de la vieille mgre ntait rien si elle nouvrait le garde-manger. Cette inquitude se lisait sur son visage. Colline Colle la prit pour langoisse de lamoureux qui attend que son sort soit fix. Elle en fut touche.

    Mais elle ntait pas femme perdre la tte pour si peu. Elle fit remarquer :

    Eh ! sainte Vierge ! pourquoi avez-vous tant attendu, pauvre jeune homme ? Puisque je vous avais invit venir me voir !

    49

  • Elle minaudait en parlant. Mais elle fixait sur lui ses petits yeux perants. En tout cas, la rflexion tait juste. Elle faillit dsaronner Carcagne, qui ne lavait pas prvue. Limminence du pril lui donna de lesprit d-propos.

    Hlas ! belle dame, fit-il en poussant force soupirs, je suis au service dun puissant prince et jai d suivre mon seigneur, qui a jug propos de sabsenter. Ah ! jai bien maudit laffreux contretemps et jai bien souffert, allez !

    Lexplication tait des plus plausibles ; elle satisfit la ma-trone. Elle la satisfit dautant plus quelle lui apprenait que le ravisseur avait titre de prince. Ctait le commencement des renseignements quelle esprait arracher de son prtendu amoureux. Elle fut contente et son attitude sen ressentit :

    Pauvre jeune homme ! dit-elle dun air apitoy.

    Elle lui prit la main, quelle serra tendrement comme pour dire : Vos tourments vont finir ! et baissant les yeux dun air embarrass :

    Je mappelle Brigitte Et vous ?

    Moi, je mappelle Carcagne. Brigitte ! reine de mon cur, je mattache vous jusqu la mort ! Je sens que je ne peux vivre sans vous ! Je sens que nous sommes crs lun pour lautre. Je sens pardieu ! cest une odeur de soupe au lard cest--dire, non je veux dire que je sens une je sens que je sens

    Le pauvre Carcagne, troubl par le parfum de la soupe qui mijotait sur le feu, sentait quil pataugeait lamentablement. Pour se tirer dembarras, il employa un moyen hroque : il em-poigna Colline Colle, la souleva comme une plume, la serra sur

    50

  • son cur ltouffer et plaqua sur sa peau sche des baisers re-tentissants.

    Aprs quoi il la reposa dlicatement sur ses pieds, conscient de stre tir son honneur du mauvais pas dans le-quel il stait sottement fourr en voulant blouir par des phrases ronflantes, quand les gestes sont si faciles et si loquents.

    Colline Colle, quil avait moiti touffe, soufflait pnible-ment, se remettait peu peu. Elle ntait pas fche. Bien au contraire. Elle tait merveille de la force et de la vigueur de cet amoureux intrpide. Et elle eut la franchise de le dire :

    Jsus ! Seigneur ! Quelle force ! Quelle ardeur ! Se peut-il que vous maimiez ce point ? Mais cest une vraie b-ndiction !

    Voyez comme vont les choses : pour une pauvre petite fois quelle se montrait franche, elle neut pas de chance. Carcagne crut quil avait triomph sur toute la ligne. Il se crut le matre de la situation et il dclara avec dsinvolture :

    Cest dit ! je minstalle ici ! Je ne vous quitte plus, Bri-gitte ! Je sens que je suis n pour mener une existence de bon bourgeois paisible.

    Ouais ? songea la vieille, il va vite, le bon jeune homme ! Simagine-t-il, par hasard, que je vais lentretenir ? Voire ! que je tienne les renseignements dont jai besoin et puis je lui montrerai comment je sais me dbarrasser des galants trop en-combrants.

    Mais, comme elle ne protesta pas, comme elle continua de sourire tendrement, Carcagne, avec sa logique spciale, en inf-

    51

  • ra quelle consentait. Il jeta cyniquement le masque et scria rondement :

    Nest-ce pas bientt lheure du dner, Brigitte ? Mon esto-mac me dit que lheure a sonn depuis longtemps.

    Cependant, malgr son impudence et les airs dtachs quil affectait, il ntait pas trs rassur : Colline Colle avait lair de se faire tirer loreille.

    Elle rflchissait, voil tout. Elle tait avare, mais elle n-tait pas sotte. Et elle avait t commerante. La dpense dun d-ner la faisait rencler. Mais elle se dit que rien ne vaut un bon dner convenablement arros, pour dlier une langue. Or, elle voulait faire parler ce naf garon. Le profit quelle lui arrache-rait valait bien quelle risqut les quelques sous dun repas. Sa dcision fut vite prise, et Carcagne, qui attendait anxieuse-ment :

    Mais, monsieur Carcagne, dit-elle, je ne soupe pas avant six heures ! Et il nen est pas encore cinq.

    Vous vous trompez, Brigitte, assura Carcagne soulag, je suis sr que vous vous trompez. Mon estomac me dit quil est au moins neuf heures du soir.

    Et comme elle paraissait surprise et quelque peu inquite, il eut recours la tactique qui lui avait dj russi : il la prit par la taille, plaqua un baiser dans son cou et roucoula :

    Ah ! mon cur ! vous venez de me donner la plus grande joie de ma vie. Et les motions creusent, voyez-vous.

    Voulez-vous bien finir, mauvais sujet !

    52

  • Et puis, vous ne savez pas que depuis que je vous ai vue, je ne bois plus, je ne mange plus, je ne dors plus ! Alors, je subis le coup de la raction Brigitte, si vous ne me donnez manger de suite, je tombe dinanition, je mvanouis, je meurs vos pieds avant davoir cueilli votre baiser.

    La matrone sefforait de rougir. Au fond, elle tait plus bahie que flatte de cette ardeur quon lui tmoignait. Mais elle navait garde de le laisser voir.

    Allons, fit-elle, je ne veux pas votre mort et je vais vous prparer manger linstant.

    Ayant bravement accept le risque, elle sactiva dassez bonne grce. Elle ranima le feu et descendit la cave.

    peine avait-elle tourn les talons que Carcagne bondit sur lescabeau plac sous lil-de-buf. Il passa la tte dehors et laissa tomber quelques paroles joyeusement accueillies par Gringaille et Escargasse, qui attendaient patiemment, mais non sans inquitude.

    Ceci fait, il descendit vivement de son escabeau et, pour se donner une contenance, il se mit marcher de la fentre la porte de la chambre, grande ouverte. Et il sarrta machinale-ment sur le seuil.

    Les rayons obliques du soleil tombaient sur un meuble pla-c prcisment ct de lui. Un objet miroitant et brillant comme de largent attira invinciblement son regard. Cet objet tait plac dans un tiroir entrouvert.

    Ce fut plus fort que lui. Carcagne oublia son honntet trop rcente. Il fut fascin, bloui par lclat de cet objet mystrieux. Ses bonnes rsolutions sombrrent piteusement ds la premire occasion.

    53

  • Les yeux fixs sur la porte par o il craignait de voir repa-ratre Brigitte courrouce, il allongea une griffe experte, explora vivement le tiroir et rafla lobjet sans le regarder. Il lui sembla que ce devait tre un tui. En argent assurment : il brillait tant. Plein dor, peut-tre, qui sait ? Il lagita doucement. Prcis-ment, il sentit ballotter un corps lintrieur. Le cur battant, il fourra vivement ltui dans sa poche et sloigna prcipitam-ment de la chambre.

    Alors, la honte au front, il eut conscience de son crime et quil venait de se dshonorer en manquant sa parole. Soyons juste : son premier mouvement fut de remettre lobjet o il la-vait pris. Il fit mme un pas vers la chambre, cette intention. Trop tard. Colline Colle reparaissait ce moment. Lmotion lui donna une quinte de toux qui fit trembler les casseroles.

    Comme si cette toux avait t un signal, au mme instant on frappa rudement la porte. Colline Colle sursauta et regarda Carcagne avec une mine inquite. Celui-ci se campa et retroussa sa moustache dun air qui signifiait : Je suis l ! Ne craignez rien. Et Colline Colle sourit, rassure :

    Les coups redoublrent. En mme temps, une voix cria :

    Oh ! Carcagne ! H b ! Es-tu mort ou vivant ? Si tu es mort, dis-le, cornes du diable ! nous ne laisserons pas refroidir le dner qui nous attend.

    Brigitte, scria joyeusement Carcagne, ce sont des amis ! Ouvrez, ma chre.

    Mais Brigitte allongeait le nez. La visite, apparemment, n-tait pas de son got. Puis, dcidment, le bon jeune homme en prenait trop son aise :

    54

  • Quoi ! il est l depuis un quart dheure peine. Il sinstalle. Il me tourne et retourne. Il parle en matre. Il faut, pour lui, que javance lheure de mon souper. Et, pour comble, voil dj ses amis qui veulent envahir mon domicile ! Ouais ! que signifie ceci ? Ah ! quand jaurai mes renseignements, je ne tranerai pas le jeter dehors Il me compromettrait avec ses allures Sans compter que je lui vois des dents capables de cro-quer, en un rien de temps, mes pauvres conomies si pnible-ment amasses !

    Carcagne, voyant quelle ne bougeait pas plus quune souche, se prcipita lui-mme. La cl tait sur la serrure. Il ou-vrit, tira les verrous et fit entrer ses amis, sans paratre se soucier le moins du monde des airs pincs de la matrone et des coups dil furieux quelle lui jetait.

    Cest ainsi que, malgr elle, Gringaille et Escargasse firent une entre qui navait rien de triomphal, malgr leur outrecui-dante assurance. Carcagne, en parfait gentilhomme, fit les pr-sentations en rgle. Laccueil de Colline Colle fut glacial et et dmont tout autre que les deux malheureux affams. Mais les deux pauvres hres, qui entrevoyaient laubaine dune franche lippe, ne voulurent rien voir, rien entendre. Ils multiplirent les sourires et les rvrences, et Escargasse dclara avec d-sinvolture :

    Excusez-nous, madame, si nous troublons votre galant tte--tte. Mais notre ami Carcagne me parat oublier que nous emes lhonneur de linviter souper.

    Et pardieu ! nous avons mme command, expressment son intention, un succulent repas lauberge du Grand-Passe-Partout, qui est, vous le savez ou vous ne le savez pas, la pre-mire auberge de Paris, renchrit Gringaille.

    55

  • Colline Colle regarda Carcagne avec inquitude : est-ce quil allait la laisser pour les suivre ? Allait-elle chouer si prs du but ? Non ! Carcagne disait :

    Ah ! messieurs, vous mexcuserez, mais je ne puis au-jourdhui. Et il jetait sur la vieille un coup dil grillard. La joie quelle prouva de voir quil restait lui fit oublier de faire sem-blant de rougir. Gringaille et Escargasse se redressrent avec des airs outrags.

    Mais, continua Carcagne, ngligemment, il y a moyen de sarranger. Je ne puis aller avec vous, mais vous pouvez rester avec nous Partagez notre modeste repas. Je suis sr que ma-dame se tiendra pour honore de vous avoir sa table.

    La stupeur et lindignation laissrent Colline Colle sans pa-role. Mais sa physionomie irrite, les yeux tincelants quelle dardait sur les trois malheureux qui attendaient sa dcision dans des transes mortelles, toute son attitude enfin, tait une protestation terriblement loquente.

    Gringaille et Escargasse feignirent de ne pas remarquer cette attitude, et de prendre son silence pour un acquiescement. Leurs trognes se firent souriantes et avec des mines comme ils en voyaient faire aux gentilshommes :

    Par ma foi, la proposition est des plus galantes.

    Nous naurions garde de la refuser !

    Mais la vieille avare se rvolta devant ce surcrot de d-pense. Elle clata sur son ton le plus revche :

    Ouais ! prenez-vous ma maison pour un cabaret ? Pen-sez-vous que jaie les moyens dhberger gratuitement tous les mauvais drles qui il chantera denvahir mon logis ?

    56

  • Elle aurait tenu dautres propos aussi peu amnes si Car-cagne lavait laisse faire. Mais Carcagne risqua bravement le grand coup et, prenant un air de dignit outrage :

    Fi donc ! madame, scria-t-il. Est-ce ainsi que vous ap-prciez lhonneur qui vous est fait ? Messieurs, partons, je vous prie. Je me suis tromp sur le compte de madame Je lui croyais un cur noble et gnreux. Je vois que cest une petite bourgeoise rapace et avaricieuse. Partons !

    Colline Colle faillit svanouir. Quoi ! il sen allait ? Mais ctait sa ruine, alors ! Sa superbe spculation sen allait vau-leau parce quelle rechignait un supplment de dpense. Valait-il pas mieux se rsigner ? Accepter linvitable ? Oui, cent fois oui.

    Messieurs, messieurs, se hta-t-elle dimplorer, vous ne mavez pas comprise. Jai voulu dire que ma maison ntant pas un cabaret, vous ny trouveriez pas labondance et le confort dignes de galants cavaliers tels que vous, et auxquels vous tes certainement accoutums.

    Le plus tonn de sa victoire fut certes Carcagne lui-mme. Il naurait jamais cru quil avait produit une si vive impression sur cette femme. La preuve tait l, cependant. Les trois respi-rrent, dlivrs de leur apprhension et ils changrent un coup dil triomphant : laffaire tait dans le sac. Non sans peine tou-tefois. Ils nabusrent pas de leur triomphe.

    Nous ne sommes pas exigeants, dit lun.

    La moindre des choses nous suffit, appuya lautre.

    57

  • Sans compter lhonneur et le plaisir de souper en aussi agrable compagnie, dit galamment Carcagne, avec une illade assassine.

    Ces assurances tranquillisrent un peu lavare.

    Enfin, le malheureux dner, si pniblement obtenu, fut prt. Il se composait de la soupe dont le parfum avait fait ba-fouiller Carcagne affam, dun plat de lentilles et dun restant de porc rti que Brigitte, en soupirant, se rsigna aller chercher la cave. Repas peu copieux. peine et-il suffi tromper la faim dun des trois convives. Colline Colle avait cru faire grandement les choses en montant deux bouteilles de vin. Un d de vin chacun autant dire.

    Les trois se regardrent dun air constern. Mais Carcagne ne doutait plus de rien et maintenant il savait la manire de dompter la mgre : il ny avait qu montrer les dents. Dautori-t, il sempara des cls, descendit la cave et en remonta charg de six bouteilles, de douze ufs et dun jambon. Colline Colle faillit strangler de dsespoir. Mais elle nosa pas protester. En-courag par ce succs, Carcagne fouilla effrontment les pla-cards et dcouvrit plusieurs pots de confiture et une bouteille de populo, peine entame.

    Brigitte souriait. Mais elle souriait jaune et elle avait envie de sarracher les cheveux. Le pis est quelle dut confectionner lomelette. Ah ! comme elle let volontiers saupoudre de poi-son si elle navait voulu au moins en prendre sa part. Quoi quil en soit, ainsi renforc, le repas pouvait apaiser la faim des trois braves. Cest la seule chose qui leur importait.

    Les provisions puises jusquaux miettes, les plats propre-ment torchs, peu prs satisfaits, ils passrent sur le devant qui tait comme le salon de la vieille. Ils noublirent pas dem-porter la bouteille de populo avec lintention manifeste de la vi-

    58

  • der jusqu sa dernire goutte. Et dans lengourdissement bat de la digestion, ils se disaient, dans leur langage de convention, qu tout prendre, la maison tait moins mauvaise quils na-vaient cru et que, bien dresse, la vieille pourvoirait leurs be-soins, jusquau jour o Jehan aurait fait fortune. Ils ne dou-taient pas, en tout cas, quils neussent trouv la pitance assure pendant plusieurs jours, au moins.

    Il va sans dire que Colline Colle naspirait qu les jeter de-hors au plus tt. Elle tait dans une rage froide terrible et ne se contraignait que par un puissant effort de volont. Aussi, les voyant gais et anims, elle risqua la question qui lui brlait les lvres :