mexico, ciudad desmesurada 1

2
6 août 2011 Le Monde Magazine 43 Après un survol de l’immense capitale mexicaine, nous nous posons dans l’ancienne cité aztèque pour quatre promenades guidées par l’écrivain Alberto Ruy Sanchez. I l est des villes qui livrent une clé de leur caractère, et parfois même cer- tains de leurs secrets, dans les pre- mières images qu’elles donnent à voir à ceux qui les découvrent. Il en est ainsi de Mexico, situé à 2 250 mètres d’altitude. Ceux qui s’en approchent par la voie des airs et de nuit s’aperçoivent brus- quement, une quarantaine de minutes avant d’avoir atterri, qu’ils survolent un im- mense lac de lumière qui s’étend de tous côtés au-delà de l’horizon et semble n’avoir ni commencement ni fin. Tenochtitlán, l’antique ville lacustre qui occupait l’em- placement du Mexico actuel, semble alors, à travers l’immense poudroiement de lu- mière électrique, surgir du passé comme une apparition. Le fait que cette cuvette était jadis occupée par un lac, fait constamment dé- CHAPITRE I MEXICO VILLE DE LA DÉMESURE UN PRINTEMPS MEXICAIN nié pendant environ cinq cents ans par les habitants de la ville, dévoile le mystère de la croissance et du dessin de Mexico, et demeure également pour elle une source persistante, lancinante, de difficultés, et l’une des pires menaces qui la guettent. Nous sommes encore en plein ciel, et l’immensité de cette mer de lumière, en même temps que le ralentissement de l’ap- pareil donnent à la passagère assise à côté de moi, et qui ne décolle presque pas le nez du hublot, l’impression qu’aller d’un bout de cette ville à l’autre en avion, « c’est comme aller, me dit-elle en souriant, d’une ville à une autre en Europe ». La voilà donc, la ville de la démesure. Un instant plus tard, comme si le génie des lieux l’avait entendue, se montrent au loin les contours enneigés d’un volcan éteint et d’un autre, plus haut, en k L’AUTEUR L’écrivain Alberto Ruy Sanchez est né en 1951 à Mexico. Ancien élève de Roland Barthes à Paris, où il a vécu huit ans, il a été un proche du Prix Nobel Octavio Paz, auquel il a consacré un essai. Romancier et poète, il porte un regard empreint de curiosité sur le monde et sur son propre pays, dont témoigne à chaque numéro la revue Artes de Mexico, qu’il dirige depuis 1988. ALINKA ECHEVERRIA POUR LE MONDE MAGAZINE MÉGAPOLE. Vue depuis le sommet de la tour Latinoamerica, la ville de plus de 20 millions d’habitants s’étend jusqu’à l’horizon, brouillé par un voile de pollution.

Upload: alberto-ruy-sanchez

Post on 11-Mar-2016

238 views

Category:

Documents


1 download

DESCRIPTION

Après un survol de l’immense capitale mexicaine,nous nous posons dans l’ancienne cité aztèquepour quatre promenades guidées par l’écrivainAlberto Ruy Sanchez.

TRANSCRIPT

Page 1: MEXICO, CIUDAD DESMESURADA 1

6 août 2011 Le Monde Magazine

43

Après un survol de l’immense capitale mexicaine, nous nous posons dans l’ancienne cité aztèque pour quatre promenades guidées par l’écrivain Alberto Ruy Sanchez.

Il est des villes qui livrent une clé deleur caractère, etparfois même cer-tains de leurs secrets, dans les pre-mières images qu’elles donnent àvoir à ceux qui les découvrent. Il en

est ainsi de Mexico, situé à 2 250 mètresd’altitude. Ceux qui s’en approchent par lavoie des airs et de nuit s’aperçoivent brus-quement, une quarantaine de minutesavant d’avoir atterri, qu’ils survolent un im-mense lac de lumière qui s’étend de touscôtés au-delà de l’horizon et semble n’avoirni commencement ni fin. Tenochtitlán,l’antique ville lacustre qui occupait l’em-placement du Mexico actuel, semble alors,à travers l’immense poudroiement de lu-mière électrique, surgir du passé commeune apparition.

Le fait que cette cuvette était jadisoccupée par un lac, fait constamment dé-

C H A P I T R E I

MEXICOVILLE DE LADÉMESURE

U N P R I N T E M P S M E X I C A I N

nié pendant environ cinq cents ans par leshabitants de la ville, dévoile le mystère dela croissance et du dessin de Mexico, etdemeure également pour elle une sourcepersistante, lancinante, de difficultés, etl’une des pires menaces qui la guettent.

Nous sommes encore en plein ciel, etl’immensité de cette mer de lumière, enmême temps que le ralentissement de l’ap-pareil donnent à la passagère assise à côtéde moi, etqui ne décolle presque pas le nezdu hublot, l’impression qu’aller d’un boutde cette ville à l’autre en avion, «c’est commealler, me dit-elle en souriant, d’une ville àune autre en Europe».La voilà donc, la villede la démesure.

Un instant plus tard, comme si le géniedes lieux l’avait entendue, se montrent auloin les contours enneigés d’un volcanéteint et d’un autre, plus haut, en k

L’AUTEURL’écrivain Alberto Ruy Sanchez est né en 1951 à Mexico. Ancienélève de Roland Barthes à Paris, où il a vécu huit ans, il a été unproche du Prix Nobel Octavio Paz, auquel il a consacré un essai.Romancier et poète, il porte un regard empreint de curiosité surle monde et sur son propre pays, dont témoigne à chaque numérola revue Artes de Mexico, qu’il dirige depuis 1988.

ALIN

KA

EC

HE

VE

RR

IAP

OU

RLE

MO

ND

EM

AG

AZ

INE

MÉGAPOLE. Vuedepuis le sommetde la tourLatinoamerica, la ville de plus de20 millionsd’habitants s’étendjusqu’à l’horizon,brouillé par unvoile de pollution.

Page 2: MEXICO, CIUDAD DESMESURADA 1

6 août 2011 Le Monde Magazine

45

Roberto,un jeune Mexicain taciturne aveclequel j’échange quelques impressions, medit : «Quand les habitants de Mexico aurontpour leurs jacarandas la dévotion des Japo-nais pour leurscerisiers en fleur, nous seronsdevenus de meilleurs citadins. » Puis il merappelle que leurs fleurs, à l’apogée de leursplendeur, tombent abondamment sur lesol, etque des rues entières sont couvertesd’un tapis mauve. On les voit sur la terrecomme au ciel, et c’est pourquoi la chan-teuse populaire Sasha Sokol dit que le jaca-randa a l’étrange pouvoir d’être à la foisnuage et tapis. Bien que « jacaranda » soitun mot guarani, on raconte que l’arbre au-rait été apporté du Brésil, au début duXXe siècle, par Sanshiro Matsumoto,unjar-dinier japonais émigré à Mexico, qui jamaisn’aurait pu imaginer que le XXIe siècle en fe-rait l’emblème de la ville.

UN ÉTUDIANT EN DEUILLa passagère assise à ma droite connaît

ces fleurs et les aime. «C’est une des raisons,ou plutôt des images, qui nous ont décidésàvenir nous installer ici pour notre retraite»,déclare-t-elle. J’apprends ainsi qu’elle s’ap-pelle Elodie, et son mari Louis Santamaría,qu’elle est française, lui nord-américain.Après avoir vécu en Argentine, aux Pays-Bas,au Venezuela, en Belgique, en Espagneet à deux reprises au Mexique, ils revien-nent maintenant à Mexico pour s’y instal-ler définitivement. En songeant à ce quel’on dit partout de la recrudescence de la

6 août 2011 Le Monde Magazine

44

activité. Le panache blanc et convulsé desfumerolles qui s’en élèvent est comme sonreflet inversé, deux triangles qui s’interpé-nètrent par leur sommet, l’un de pierre,l’autre de fumée. Son nom, Popocatépetl, si-gnifie justement « montagne qui fume »dans la langue des Aztèques, et celui de saconjointe enneigée Iztaccihuatl la «femmeblanche », plus connue sous le nom de« femme endormie ». Ils sont plus familiè-rement appelés El Popo et El Izta. Les lé-gendes qu’ils ont inspirées sont innom-brables et la plus répandue, d’origineaztèque, voit dans les deux volcans desamants tragiques — tels ceux de Vérone —changés en montagnes après leur mort etpour l’éternité par les dieux. La poésie et lapeinture mexicaines n’ont eu de cesse deleur rendre hommage. C’est à eux que fai-sait allusion Malcolm Lowry dans Sous levolcan, ce roman dans lequel Mexico estconsidéré, de façon voilée, comme une des-cente aux enfers.Ces montagnes sont biendavantage que des volcans ; elles sont his-toire, mythe, etmême inspiratrices de ritespour les communautés environnantes quiles considèrent, dans leur vie quotidienne,comme des êtres surnaturels. Dans les pro-phéties aztèques l’éruption de ces deux vol-cans annonce la fin des temps.

Pendant près de cinquante ans, le Popoest resté en sommeil, et les lignes régulières

des avions passaient près des volcans. Main-tenant qu’il s’est éveillé, par prudence, elless’en sont éloignées. Bien que ces hauteursse trouvent à cinquante kilomètres de laville, vues du Valle de Mexico quand la pol-lution et les nuages permettent de les dis-tinguer, elles sont imposantes. La passagère,àcôté de moi, suit son idée et, dans un espa-gnol irréprochable qui laisse pourtant per-cer un léger accent français, elle me dit : «Cesont les gardiens de la démesure mexicaine.»

Pour apporter de l’eau à son moulin, jelui raconte que le col entre les deux volcanss’appelle le Passage de Cortés, parce que c’estpar là que les conquistadors espagnols sontentrés dans la ville. La chronique de BernalDíaz del Castillo, le soldat écrivain, rendcompte de l’immense stupéfaction de ceshommes d’armes ; il dit exactement qu’ilscroyaient « voir des choses inouïes, dont onn’aurait jamais pu rêver ». Ils découvrentune ville immense construite sur des îlots,avec des « rues d’eau », des tours, des palaiset de grands temples de pierre aux formesinconnues, comme calquées sur celles desvolcans, des chaussées droites et extraordi-nairement longues, à fleur d’eau, qui ratta-chent les îles entre elles et à la terre ferme,et une végétation exubérante mais dispo-sée en lignes droites, des jardins flottantssur des îles artificielles, où les Aztèquescultivent fleurs et aliments. Et de hautsarbres de la famille des saules, appelés ahue-jotes, qui servent à fixer le sol de ces îlots.«Ce que nous voyons ici de nos yeux, dit Cor-tés, dépasse l’entendement. »

Les Espagnols découvrent plus de qua-rante agglomérations reliées entre elles à lasurface du lac et sur ses rives. Cortés lui-même dit que l’endroit est aussi beau queGrenade et aussi grand que Cordoue et Sé-ville réunies. Mais on sait aujourd’hui qu’ila minimisé. Ce qu’il a vu était une dizainede fois plus grand que les deux villes espa-gnoles. Il y avait alors à Tenochtitlán prèsde 250 000 habitants, alors que Paris encomptait 185 000, et Venise 130 000. Lemexicaniste Jacques Soustelle estime queprès de 700 000 habitants peuplaient lacuvette occupée par le lac et ses environs.

Cortés note que, sur les immenses etnombreux marchés de la ville, la diversitédes produits est supérieure à tout ce qu’of-frent les marchés d’Europe. Il est tout aussiétonné par ce qu’il considère comme desmesures d’hygiène rigoureuses. L’omni-

France, en travaillant au noir dans des res-taurants californiens où il faisait la plonge.Il revient au Mexique plus tôt que prévu, eninterrompant ses études, parce que son père,chauffeur de taxi, a été mortellementagressé par un voleur. Roberto est venu as-sister aux funérailles, mais il va devoir, au-paravant, s’aventurer dans un labyrinthe deformalités etde démarches administrativespour récupérer la dépouille de son père. Sonavenir immédiat n’arien d’enviable, etje luiprésente mes condoléances. «Cette ville estaussi celle des voleurs et des assassins de monpère », conclut-il, accablé. Il vit ici dans unquartier périphérique, très éloigné du centreet plutôt défavorisé, près de l’autoroute quimène à Puebla, au pied des volcans. Nousdécidons de nous revoir, quand il aura renduà son père les derniers devoirs.

L’avion survole encore quelques places,quelques jacarandas, et aborde les pistes del’aéroport qui, à la surprise de certains voya-geurs, est situé dans la ville même. Je re-verrai mes nouvelles connaissances dansle centre historique de la ville – que j’aigrande envie de redécouvrir à travers leurregard –, là où le monde préhispanique af-fleure littéralement sur le sol des édificesdu temps de la Nouvelle-Espagne dont lespierres sont souvent celles des temples pré-hispaniques détruits. ∆

Traduit de l’espagnol (Mexique)par Gabriel IaculliLA SEMAINE PROCHAINE : LE CŒUR SECRET DE MEXICO

violence dans ce pays, je leur demande, in-trigué, pourquoi, entre toutes les villes, ilsont choisi celle-ci.

Ils me répondent qu’ils ont vécu danssuffisamment d’endroits au monde pouravoir appris à faire la différence entrel’image que l’on en donne et ce qu’il en estvraiment de la vie que l’on y mène, danstoute sa vertigineuse diversité. « Et noustrouvons qu’au Mexique elle est particuliè-rement riche et variée, ajoute Louis.De tousles pays que nous connaissons, c’est celui quenous préférons. » Elodie intervient, pourajouter : « Il y a ici des choses pour moi es-sentielles dont on ne parle pas, habituelle-ment. Les Français, pour la plupart, voientle Mexique comme un pays très chaud, tro-pical, alors qu’à Mexico, je ne vous apprendsrien, c’est l’éternel printemps. Et puis, Louiset moi aimons beaucoup votre cuisine. »Comme l’atterrissage est imminent, nousnous donnons rendez-vous pour aller dé-jeuner ensemble un jour prochain dans lavieille ville.

Le jeune homme triste, à ma gauche, atout entendu, et il me dit à voix basse : «Moi,je ne suis pas aussi optimiste. Même dans lesjacarandas, que j’aime, je ne peux m’empê-cher de voir je ne sais quoi de sombre. Je nedis pas que vos voisins se trompent, mais lavie, en ce moment, me force à considérer leschoses autrement.»Roberto est un étudianten sciences sociales, à Paris ; il bénéficied’une maigre bourse, à laquelle il a ajouté cequ’il a pu économiser, avant d’aller en

présence des plantes et des fleurs dans lesmaisons, les palais et les temples, et mêmesur les gens, partout, lors de toutes les cé-rémonies, l’étonne tout autant. Les fleurssont d’évidence un élément substantiel decette culture. C’est ce que raconte Chris-tian Duverger dans sa biographie de Cor-tés ; il affirme que ce qui en impose le plusaux Espagnols, ce sont les dimensions dece qui s’offre à leur vue : la table de l’em-pereur est servie chaque jour par quatrecents serviteurs ; il y a dans son harem centcinquante concubines et trois mille ser-vantes. Entre les îles, sur les canaux cir-culent au moins cinquante mille canoës.Tout semble démesuré aux yeux desconquistadors. Ce que nous voyons à pré-sent du ciel est un avatar lointain de cetteancienne démesure, une agglomération deplus de vingt millions d’habitants, dans unpays qui en compte cent douze.

DES ÉTRANGERS CONQUISLe pilote annonce que nous allons atter-

rir dans une dizaine de minutes. Nous sur-volons des rues, des places. Les feux des vé-hicules agglutinés le long des grandesartères font de celles-ci autant de ruisseauxde laveincandescente. Des enfilades de lu-mières qui épousent le tracé des rues dé-voilent une combinaison baroque d’ordreet de chaos ; de larges avenues et quelquesdédales inattendus semblent tronqués parles voies aériennes de l’autoroute panamé-ricaine, à l’ombre desquelles des pans de laville, comme enkystés, donnent l’impres-sion que Mexico est une superposition demétropoles.Les modernisations y font longfeu, témoin la tentative d’un de nos récentsédiles municipaux qui, fort de ses aspira-tions mondialistes et malgré ses allégeancesde gauche, a voulu donner à la ville une cer-taine ressemblance avec Los Angeles. De-puis l’achèvement de la construction despériphériques à deux niveaux de son pro-jet, Mexico a quelque chose de Bombay,ce dont, apparemment, il ne s’est jamaisrendu compte.

Nous voyons maintenant le soleil se le-ver dans une débauche de couleurs, entredes nuages et les couches d’une pollutionévidente. Ce qui estplus surprenant, ce sontles arbres en fleur dont les rues regorgent :les jacarandas. Pendant près de deux mois,leurs fleurs mauves prennent possessionde la ville. Assis sur le siège à ma gauche,

M E X I CO, L A V I L L E D E L A D É M ESU R E

RÊVE. L’ancienne Tenochtitlán, qui estdevenue Mexico, représentée en 1963par le peintre Luis Covarrubias.

« CE QUE NOUS VOYONSICI DE NOS YEUXDÉPASSEL’ENTENDEMENT. » CORTÉS

TE

NO

CH

TIT

LAN

(MU

RA

L)/

LUIS

CO

VA

RR

UB

IAS

/M

US

EO

NA

CIO

NA

LD

EA

NT

RO

PO

LOG

IAD

EM

EX

ICO

/S

EA

NS

PR

AG

UE

/M

EX

ICO

LOR

E/

BR

IDG

EM

AN

GIR

AU

DO

N