mémoires d’une jeune fille rangée

Upload: jeff-s-lee

Post on 10-Feb-2018

237 views

Category:

Documents


1 download

TRANSCRIPT

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    1/22

    Simone de Beauvoir

    Mmoiresdune jeune fillerange

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    2/22

    C O L L E C T I O N F O L I O

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    3/22Gallimard

    Simone de Beauvoir

    Mmoires

    dune jeune fillerange

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    4/22 ditions Gallimard, 1958.

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    5/22

    Simone de Beauvoir a crit des Mmoires o elle nous donneelle-mme connatre sa vie, son uvre. Quatre volumes ontparu de 1958 1972 : Mmoires dune jeune fille range, La force delge,La force des choses,Tout compte fait, auxquels sadjoint le rcitde 1964Une mort trs douce. Lampleur de lentreprise autobiogra-phique trouve sa justification, son sens, dans une contradictionessentielle lcrivain : choisir lui fut toujours impossible entre lebonheur de vivre et la ncessit dcrire. Dune part la splendeurcontingente, de lautre la rigueur salvatrice. Faire de sa propre exis-tence lobjet de son criture, ctait en partie sortir de ce dilemme.

    Simone de Beauvoir est ne Paris le 9 janvier 1908. Elle faitses tudes jusquau baccalaurat dans le trs catholique coursDesir. Agrge de philosophie en 1929, anne o elle rencontre

    Jean-Paul Sartre, elle enseigne Marseille, Rouen et Parisjusquen 1943. Quand prime le spirituel est achev bien avant laguerre de 1939 mais ne parat quen 1979. CestLinvite(1943)quon doit considrer comme son vritable dbut littraire.Viennent ensuite Le sang des autres (1945), Tous les hommes sontmortels(1946),Les mandarins, roman qui lui vaut le prix Goncourten 1954,Les belles images(1966) etLa femme rompue(1968).

    Outre le clbre Deuxime sexe, paru en 1949, et devenu

    louvrage de rfrence du mouvement fministe mondial, luvrethorique de Simone de Beauvoir comprend de nombreux essaisphilosophiques ou polmiques,Privilges, par exemple (1955), rditsous le titre du premier article Faut-il brler Sade ?, etLa vieillesse(1970). Elle a crit, pour le thtre, Les bouches inutiles(1945) et aracont certains de ses voyages dans LAmrique au jour le jour(1948) etLa longue marche(1957).

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    6/22

    Aprs la mort de Sartre, Simone de Beauvoir publie La crmo-nie des adieux(1981), et lesLettres au Castor(1983) qui rassemblentune partie de labondante correspondance quelle reut de lui.Jusquau jour de sa mort, le 14 avril 1986, elle collabore

    activement la revue fonde par elle et Sartre, Les Temps modernes,et manifeste sous des formes diverses et innombrables sa solida-rit totale avec le fminisme.

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    7/22

    PREMIRE PARTIE

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    8/22

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    9/22

    Je suis ne quatre heures du matin, le 9 janvier1908, dans une chambre aux meubles laqus de blanc,qui donnait sur le boulevard Raspail. Sur les photos defamille prises lt suivant, on voit de jeunes dames enrobes longues, aux chapeaux empanachs de plumesdautruche, des messieurs coiffs de canotiers et de pana-mas qui sourient un bb : ce sont mes parents, mongrand-pre, des oncles, des tantes, et cest moi. Monpre avait trente ans, ma mre vingt et un, et jtaisleur premier enfant. Je tourne une page de lalbum ;maman tient dans ses bras un bb qui nest pas moi ;

    je porte une jupe plisse, un bret, jai deux ans etdemi, et ma sur vient de natre. Jen fus, parat-il,

    jalouse, mais pendant peu de temps. Aussi loin que jeme souvienne, jtais fire dtre lane : la premire.Dguise en chaperon rouge, portant dans mon paniergalette et pot de beurre, je me sentais plus intressante

    quun nourrisson clou dans son berceau. Javais unepetite sur : ce poupon ne mavait pas.De mes premires annes, je ne retrouve gure quune

    impression confuse : quelque chose de rouge, et denoir, et de chaud. Lappartement tait rouge, rouges lamoquette, la salle manger Henri II, la soie gaufre qui

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    10/22

    masquait les portes vitres, et dans le cabinet de papales rideaux de velours ; les meubles de cet antre sacrtaient en poirier noirci ; je me blottissais dans la niche

    creuse sous le bureau, je menroulais dans les tn-bres ; il faisait sombre, il faisait chaud et le rouge de lamoquette criait dans mes yeux. Ainsi se passa ma toutepetite enfance. Je regardais, je palpais, japprenais lemonde, labri.

    Cest Louise que jai d la scurit quotidienne. Elle

    mhabillait le matin, me dshabillait le soir et dormaitdans la mme chambre que moi. Jeune, sans beaut,sans mystre puisquelle nexistait du moins je lecroyais que pour veiller sur ma sur et sur moi, ellenlevait jamais la voix, jamais elle ne me grondait sansraison. Son regard tranquille me protgeait pendantque je faisais des pts au Luxembourg, pendant que je

    berais ma poupe Blondine, descendue du ciel unenuit de Nol avec la malle qui contenait son trousseau.Au soir tombant elle sasseyait ct de moi et memontrait des images en me racontant des histoires. Saprsence mtait aussi ncessaire et me paraissait aussinaturelle que celle du sol sous mes pieds.

    Ma mre, plus lointaine et plus capricieuse, minspi-rait des sentiments amoureux : je minstallais sur sesgenoux, dans la douceur parfume de ses bras, jecouvrais de baisers sa peau de jeune femme ; elle apparais-sait parfois la nuit, prs de mon lit, belle comme uneimage, dans sa robe de verdure mousseuse orne

    dune fleur mauve, dans sa scintillante robe de jais noir.Quand elle tait fche, elle me faisait les gros yeux ;je redoutais cet clair orageux qui enlaidissait sonvisage ; javais besoin de son sourire.

    Quant mon pre, je le voyais peu. Il partait chaquematin pour le Palais , portant sous son bras une

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    11/22

    serviette pleine de choses intouchables quon appelaitdes dossiers. Il navait ni barbe, ni moustache, ses yeuxtaient bleus et gais. Quand il rentrait le soir, il appor-

    tait maman des violettes de Parme, ils sembrassaientet riaient. Papa riait aussi avec moi ; il me faisait chanter :Cest une auto grise ou Elle avait une jambe de bois; ilmbahissait en cueillant au bout de mon nez des picesde cent sous. Il mamusait, et jtais contente quand ilsoccupait de moi ; mais il navait pas dans ma vie de

    rle bien dfini.La principale fonction de Louise et de maman, ctaitde me nourrir ; leur tche ntait pas toujours facile.Par ma bouche, le monde entrait en moi plus intime-ment que par mes yeux et mes mains. Je ne lacceptaispas tout entier. La fadeur des crmes de bl vert, des

    bouillies davoine, des panades, marrachait des larmes ;lonctuosit des graisses, le mystre gluant des coquillagesme rvoltaient ; sanglots, cris, vomissements, mes rpu-gnances taient si obstines quon renona lescombattre. En revanche, je profitais passionnment duprivilge de lenfance pour qui la beaut, le luxe, le

    bonheur sont des choses qui se mangent ; devant les

    confiseries de la rue Vavin, je me ptrifiais, fascine parlclat lumineux des fruits confits, le sourd chatoiementdes ptes de fruits, la floraison bigarre des bonbonsaciduls ; vert, rouge, orange, violet : je convoitais lescouleurs elles-mmes autant que le plaisir quelles mepromettaient. Javais souvent la chance que mon admi-

    ration sachevt en jouissance. Maman concassait despralines dans un mortier, elle mlangeait une crmejaune la poudre grenue ; le rose des bonbons se dgradaiten nuances exquises : je plongeais ma cuiller dans uncoucher de soleil. Les soirs o mes parents recevaient,les glaces du salon multipliaient les feux dun lustre

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    12/22

    de cristal. Maman sasseyait devant le piano queue,une dame vtue de tulle jouait du violon et un cousindu violoncelle. Je faisais craquer entre mes dents la cara-

    pace dun fruit dguis, une bulle de lumire clataitcontre mon palais avec un got de cassis ou dananas :

    je possdais toutes les couleurs et toutes les flammes,les charpes de gaze, les diamants, les dentelles ; jepossdais toute la fte. Les paradis o coulent le laitet le miel ne mont jamais allche, mais jenviais

    Dame Tartine sa chambre coucher en chaud : cetunivers que nous habitons, sil tait tout entier comesti-ble, quelle prise nous aurions sur lui ! Adulte, jauraisvoulu brouter les amandiers en fleur, mordre dans lespralines du couchant. Contre le ciel de New York, lesenseignes au non semblaient des friandises gantes et

    je me suis sentie frustre.Manger ntait pas seulement une exploration et une

    conqute, mais le plus srieux de mes devoirs : Unecuiller pour maman, une pour bonne-maman Si tune manges pas, tu ne grandiras pas. On madossait aumur du vestibule, on traait au ras de ma tte un traitque lon confrontait avec un trait plus ancien : javais

    gagn deux ou trois centimtres, on me flicitait et je merengorgeais ; parfois pourtant, je prenais peur. Le soleilcaressait le parquet cir et les meubles en laqu blanc.

    Je regardais le fauteuil de maman et je pensais : Je nepourrai plus masseoir sur ses genoux. Soudain lavenirexistait ; il me changerait en une autre qui dirait moi

    et ne serait plus moi. Jai pressenti tous les sevrages,les reniements, les abandons et la succession de mesmorts. Une cuiller pour bon-papa Je mangeaispourtant, et jtais fire de grandir ; je ne souhaitais pasdemeurer jamais un bb. Il faut que jaie vcu ceconflit avec intensit pour me rappeler si minutieu-

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    13/22

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    14/22

    de bon. Un soir, devant un ami de mon pre, jerepoussai avec enttement une assiette de salade cuite ;sur une carte postale envoye pendant les vacances, il

    demanda avec esprit : Simone aime-t-elle toujours lasalade cuite ? Lcriture avait mes yeux plus deprestige encore que la parole : jexultai. Quand nousrencontrmes nouveau M. Dardelle sur le parvis deNotre-Dame-des-Champs, jescomptai de dlicieusestaquineries ; jessayai den provoquer : il ny eut pas

    dcho. Jinsistai : on me fit taire. Je dcouvris avecdpit combien la gloire est phmre.Ce genre de dception mtait dordinaire pargn.

    la maison, le moindre incident suscitait de vastescommentaires ; on coutait volontiers mes histoires,on rptait mes mots. Grands-parents, oncles, tantes,cousins, une abondante famille me garantissait monimportance. En outre, tout un peuple surnaturel sepenchait sur moi avec sollicitude. Ds que javais sumarcher, maman mavait conduite lglise ; ellemavait montr en cire, en pltre, peints sur les murs,des portraits du petit Jsus, du bon Dieu, de la Vierge,des anges, dont lun tait, comme Louise, spcialement

    affect mon service. Mon ciel tait toil dunemyriade dyeux bienveillants.

    Sur terre, la mre et la sur de maman soccupaientactivement de moi. Bonne-maman avait des jouesroses, des cheveux blancs, des boucles doreilles endiamant ; elle suait des pastilles de gomme, dures et

    rondes comme des boutons de bottine, dont les couleurstransparentes me charmaient ; je laimais bien parcequelle tait vieille ; et jaimais tante Lili parce quelletait jeune : elle vivait chez ses parents, comme uneenfant, et me semblait plus proche que les autres adultes.Rouge, le crne poli, le menton sali dune mousse gri-

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    15/22

    stre, bon-papa me faisait consciencieusement sauter surle bout de son pied, mais sa voix tait si rugueusequon ne savait jamais sil plaisantait ou sil grondait. Je

    djeunais chez eux tous les jeudis ; rissoles, blanquette,le flottante ; bonne-maman me rgalait. Aprs le repas,

    bon-papa somnolait dans un fauteuil en tapisserie, et jejouais sous la table, des jeux qui ne font pas de bruit.Il sen allait. Alors bonne-maman sortait du buffet latoupie mtallique sur laquelle on enfilait, pendant quelle

    tournait, des ronds de carton multicolores ; au derriredun bonhomme de plomb quelle appelait le Pre laColique elle allumait une capsule blanche do schap-pait un serpentin bruntre. Elle faisait avec moi desparties de dominos, de bataille, de jonchets. Jtouffaisun peu dans cette salle manger plus encombre quunearrire-boutique dantiquaire ; sur les murs, pas un vide :des tapisseries, des assiettes de faence, des tableauxaux couleurs fumeuses ; une dinde morte gisait aumilieu dun amas de choux verts ; les guridons taientrecouverts de velours, de peluche, de guipures ; les aspi-distras emprisonns dans des cache-pot de cuivremattristaient.

    Parfois, tante Lili me sortait ; je ne sais par quelhasard, elle memmena plusieurs reprises au concourshippique. Un aprs-midi, assise ses cts dans unetribune dIssy-les-Moulineaux, je vis basculer dans le cieldes biplans et des monoplans. Nous nous entendions

    bien. Un de mes plus lointains et de mes plus plaisants

    souvenirs, cest un sjour que je fis avec elle Chteau-villain, en Haute-Marne, chez une sur de bonne-maman. Ayant perdu depuis longtemps fille et mari, lavieille tante Alice croupissait, seule et sourde, dans unegrande btisse entoure dun jardin. La petite ville,avec ses rues troites, ses maisons basses, avait lair

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    16/22

    copie sur un de mes livres dimages ; les volets, percsde trfles et de curs, saccrochaient aux murs par descrampons qui figuraient de petits personnages ; les

    heurtoirs taient des mains ; une porte monumentalesouvrait sur un parc dans lequel couraient des daims ;des glantines senroulaient une tour de pierre. Lesvieilles demoiselles du bourg me faisaient fte. Made-moiselle lise me donnait des pains dpice en formede cur. Mademoiselle Marthe possdait une souris

    magique, enferme dans une bote de verre ; on glissaitdans une fente un carton sur lequel tait inscrite unequestion ; la souris tournait en rond, et piquait dumuseau vers un casier : la rponse sy trouvait imprimesur une feuille de papier. Ce qui mmerveillait le plus,ctaient les ufs dcors de dessins au charbon, quepondaient les poules du docteur Masse ; je lesdnichais de mes propres mains, ce qui me permit plustard de rtorquer une petite amie sceptique : Je lesai ramasss moi-mme ! Jaimais, dans le jardin de tanteAlice, les ifs bien taills, la pieuse odeur du buis, et sousune charmille un objet aussi dlicieusement quivoquequune montre en viande : un rocher qui tait un

    meuble, une table de pierre. Un matin il y eut un orage ;je mamusais avec tante Lili dans la salle mangerquand la foudre tomba sur la maison ; ctait un srieuxvnement qui me remplit de fiert : chaque fois quilmarrivait quelque chose, javais limpression dtrequelquun. Je connus un plaisir plus subtil. Sur le mur

    des communs poussaient des clmatites ; un matin,tante Alice mappela dune voix sche ; une fleur gisaitsur le sol : elle maccusa de lavoir cueillie. Toucheraux fleurs du jardin tait un crime dont je ne mcon-naissais pas la gravit ; mais je ne lavais pas commis,et je protestai. Tante Alice ne me crut pas. Tante Lili

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    17/22

    me dfendit avec feu. Elle tait la dlgue de mesparents, mon seul juge ; tante Alice, avec son vieuxvisage mouchet, sapparentait aux vilaines fes qui pers-

    cutent les enfants ; jassistai complaisamment au com-bat que les forces du bien livraient mon profit contrelerreur et linjustice. Paris, parents et grands-parentsprirent avec indignation mon parti, et je savourai le triom-phe de ma vertu.

    Protge, choye, amuse par lincessante nouveaut

    des choses, jtais une petite fille trs gaie. Pourtant,quelque chose clochait puisque des crises furieuses mejetaient sur le sol, violette et convulse. Jai trois ans etdemi, nous djeunons sur la terrasse ensoleille dungrand htel ctait Divonne-les-Bains ; on me donneune prune rouge et je commence la peler. Non , ditmaman ; et je tombe en hurlant sur le ciment. Je hurletout au long du boulevard Raspail parce que Louisema arrache du square Boucicaut o je faisais despts. Dans ces moments-l, ni le regard orageux demaman, ni la voix svre de Louise, ni les interventionsextraordinaires de papa ne matteignaient. Je hurlais sifort, pendant si longtemps, quau Luxembourg on me

    prit quelquefois pour une enfant martyre. Pauvrepetite ! dit une dame en me tendant un bonbon. Je laremerciai dun coup de pied. Cet pisode fit grand

    bruit ; une tante obse et moustachue, qui maniait laplume, le raconta dansLa Poupe modle. Je partageais larvrence quinspirait mes parents le papier imprim :

    travers le rcit que me lisait Louise, je me sentis unpersonnage ; peu peu cependant, la gne me gagna. La pauvre Louise pleurait souvent amrement enregrettant ses brebis , avait crit ma tante. Louise nepleurait jamais ; elle ne possdait pas de brebis, ellemaimait : et comment peut-on comparer une petite fille

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    18/22

    des moutons ? Je souponnai ce jour-l que la littra-ture ne soutient avec la vrit que dincertains rapports.

    Je me suis souvent interroge sur la raison et le sens

    de mes rages. Je crois quelles sexpliquent en partie parune vitalit fougueuse et par un extrmisme auquel jenai jamais tout fait renonc. Poussant mes rpugnan-ces jusquau vomissement, mes convoitises jusqulobsession, un abme sparait les choses que jaimaiset celles que je naimais pas. Je ne pouvais accepter avec

    indiffrence la chute qui me prcipitait de la plnitudeau vide, de la batitude lhorreur ; si je la tenais pourfatale, je my rsignais : jamais je ne me suis emportecontre un objet. Mais je refusais de cder cette forceimpalpable : les mots ; ce qui me rvoltait cest quunephrase ngligemment lance : Il faut il ne fautpas , ruint en un instant mes entreprises et mes joies.Larbitraire des ordres et des interdits auxquels je meheurtais en dnonait linconsistance ; hier, jai pel unepche : pourquoi pas cette prune ? pourquoi quittermes jeux juste cette minute ? partout je rencontraisdes contraintes, nulle part la ncessit. Au cur de laloi qui maccablait avec limplacable rigueur des pierres,

    jentrevoyais une vertigineuse absence : cest dans cegouffre que je mengloutissais, la bouche dchire decris. Maccrochant au sol, gigotante, jopposais monpoids de chair larienne puissance qui me tyranni-sait ; je lobligeais se matrialiser : on mempoignait,on menfermait dans le cabinet noir entre des balais et

    des plumeaux ; alors je pouvais me cogner des pieds etdes mains de vrais murs, au lieu de me dbattre contredinsaisissables volonts. Je savais cette lutte vaine ; dumoment o maman mavait t des mains la prunesaignante, o Louise avait rang dans son cabas ma pelleet mes moules, jtais vaincue ; mais je ne me rendais

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    19/22

    pas. Jaccomplissais le travail de la dfaite. Mes soubre-sauts, les larmes qui maveuglaient brisaient le temps,effaaient lespace, abolissaient la fois lobjet de mon

    dsir et les obstacles qui men sparaient. Je sombraisdans la nuit de limpuissance ; plus rien ne demeuraitque ma prsence nue et elle explosait en de longs hur-lements.

    Non seulement les adultes brimaient ma volont,mais je me sentais la proie de leurs consciences. Celles-ci

    jouaient parfois le rle dun aimable miroir ; ellesavaient aussi le pouvoir de me jeter des sorts ; elles mechangeaient en bte, en chose. Comme elle a de beauxmollets, cette petite ! dit une dame qui se pencha pourme palper. Si javais pu me dire : Que cette dame estsotte ! elle me prend pour un petit chien , jaurais tsauve. Mais trois ans, je navais aucun recours contrecette voix bnisseuse, ce sourire gourmand, sinon deme jeter en glapissant sur le trottoir. Plus tard, japprisquelques parades ; mais je haussai mes exigences : ilsuffisait pour me blesser quon me traitt en bb ;

    borne dans mes connaissances et dans mes possibilits,je ne men estimais pas moins une vraie personne.

    Place Saint-Sulpice, la main dans la main de ma tanteMarguerite qui ne savait pas trs bien me parler, je mesuis demand soudain : Comment me voit-elle ? et

    jprouvai un sentiment aigu de supriorit : car jeconnaissais mon for intrieur, et elle lignorait ; trompepar les apparences, elle ne se doutait pas, voyant mon

    corps inachev, quau-dedans de moi rien ne manquait ;je me promis, lorsque je serais grande, de ne pas oublierquon est cinq ans un individu complet. Cest ceque niaient les adultes lorsquils me marquaient dela condescendance, et ils moffensaient. Javais des sus-ceptibilits dinfirme. Si bonne-maman trichait aux

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    20/22

    cartes pour me faire gagner, si tante Lili me proposaitune devinette trop facile, jentrais en transe. Souvent jesouponnais les grandes personnes de jouer des com-

    dies ; je leur faisais trop de crdit pour imaginerquelles en fussent dupes : je supposais quelles les concer-taient tout exprs pour se moquer de moi. la fin dunrepas de fte, bon-papa voulut me faire trinquer : jetombai du haut mal. Un jour o javais couru, Louiseprit un mouchoir pour essuyer mon front en sueur : je

    me dbattis avec hargne, son geste mavait paru faux.Ds que je pressentais, tort ou raison, quon abusaitde mon ingnuit pour me manuvrer, je me cabrais.

    Ma violence intimidait. On me grondait, on me punis-sait un peu ; il tait rare quon me giflt. Quand ontouche Simone, elle devient violette , disait maman.Un de mes oncles, exaspr, passa outre : je fus siberlue que ma crise sarrta net. On et peut-trefacilement russi me mater ; mais mes parents neprenaient pas mes fureurs au tragique. Papa, parodiant

    je ne sais qui, samusait rpter : Cette enfant estinsociable. On disait aussi, non sans un soupon defiert : Simone est ttue comme une mule. Jen pris

    avantage. Je faisais des caprices ; je dsobissais pour leseul plaisir de ne pas obir. Sur les photos de famille, jetire la langue, je tourne le dos : autour de moi on rit. Cesmenues victoires mencouragrent ne pas considrercomme insurmontables les rgles, les rites, la routine ;elles sont la racine dun certain optimisme qui devait

    survivre tous les dressages.Quant mes dfaites, elles nengendraient en moi nihumiliation ni ressentiment ; lorsque, bout de larmeset de cris, je finissais par capituler, jtais trop puisepour ruminer des regrets : souvent javais mme oublilobjet de ma rvolte. Honteuse dun excs dont je ne

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    21/22

    Impression Maury-Imprimeur Malesherbes, le 2 fvrier 2010Dpt lgal : fvrier 2010Premier dpt lgal dans la collection : dcembre 2007Numro dimprimeur :

    ISBN 978-2-07-035552-5./Imprim en France.

  • 7/22/2019 Mmoires dune jeune fille range

    22/22

    Mmoires dunejeune fille rangeSimone de Beauvoir

    Cette dition lectronique du livreMmoires d'une jeune fille rangede Simone de Beauvoir

    a t ralise le 07 dcembre 2010par les ditions Gallimard.

    Elle repose sur l'dition papier du mme ouvrage,(ISBN : 9782070355525).Code Sodis : N48889 - ISBN : 9782072441677.

    Numro ddition: 173570.