malek bennabi, mémoires d'un témoin du siècle

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EXTRAIT DU CATALOGUE LE YEMEN Mohamed Said El Attar LES SCHEMAS DE REPRODUCTION ET LA METHODE DE PLANIFICATION SOCIALISTE Mohamed Dowidar JOURNAL DE MARCHE Abdelhamid Benzine LE QUAI AUX FLEURS POND PLUS (en arabe) Malek Haddad NE RE- LES ALGERIENS EN FRANCE Tayeb Belloula MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE Malek Bennabi POUR NE PLUS REVER Rachid Boudjedra LES CINQ DOIGTS DU JOUR Hocine Bouzaher LE YEMEN (en arabe) Mohamed Said El Attar IMPRIMERIES NATIONALES ALGERIENNES ( ex-F O N T A N A ) 3, rue Pelissier - ALGER «&ST<NL Cwwsa'S x<««^ in» *«*»*• i *S'T ! *«P**«

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Malek Bennabi, Mémoires d'un témoin du siècle

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Page 1: Malek Bennabi, Mémoires d'un témoin du siècle

EXTRAIT DU CATALOGUE

LE YEMENMohamed Said El Attar

LES SCHEMAS DE REPRODUCTIONET LA METHODE DE PLANIFICATIONSOCIALISTE

Mohamed Dowidar

JOURNAL DE MARCHEAbdelhamid Benzine

LE QUAI AUX FLEURSPOND PLUS (en arabe)

Malek Haddad

NE RE-

LES ALGERIENS EN FRANCETayeb Belloula

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLEMalek Bennabi

POUR NE PLUS REVERRachid Boudjedra

LES CINQ DOIGTS DU JOURHocine Bouzaher

LE YEMEN (en arabe)Mohamed Said El Attar

IMPRIMERIES NATIONALES ALGERIENNES( ex-F O N T A N A )3, rue Pelissier - ALGER

«&ST<NL Cwwsa'S x<««̂in» *» *«*»*• i *S'T!*«P**«

Page 2: Malek Bennabi, Mémoires d'un témoin du siècle

DU MEME AUTEUR

Parus en français :

— Le Phénomène Coranique

— Lebbeik

— Conditions de la Renaissance

— Vocation de l'Islam

— L'Afro-Asiatisme

— Perspectives Algériennes

Alger 1946

Alger 1947

Alger 1947

Paris 1954

Le Caire 1956

Alger 1965

Parus en arabe :

— Discours sur la nouvelle édificationBeyrouth 1958

— Le Problème de la Culture Le Caire 1957

— La Lutte idéologique en pays coloniséLe Caire 1958

— Idée de Commonwealth IslamiqueLe Caire 1959

— Réflexions Le Caire 1959

— Naissance d'une société Le Caire 1960

— Dans le souffle de la bataille Le Caire 1961

— Brochure politique (en français eten arabe) : SOS... Algérie Le Caire 1957

En préparation :

— Suite des Mémoires d'un témoin du siècle

— Le Problème des idées dans le monde musul-man

— La Naissance de la société musulmane.

Malek BENNABI

MEMOIRESD'UN TEMOIN

DU SIECLE

EDITIONSNATIONALES

ALGERIENNES

Page 3: Malek Bennabi, Mémoires d'un témoin du siècle

PREFACE

Cette préface n'est pas pour présenter, selon l'u-sage, ce livre au lecteur.

Il s'agit bien plutôt d'expliquer la circonstance cu-rieuse dans laquelle le manuscrit, dont je publie ici unepartie, m'est tombé sous la main.

Chacun a ses habitudes. Il m'arrive de faire maprière de l'âsr, dans la mosquée, à ce moment creux oùles gens qui la font en son heure précise, derrière l'imam,quittent le lieu.

Le lieu est alors à peu près vide. Et je choisis cemoment-là pour m'y recueillir.

C'était dans la mosquée récupérée du Dar-El-Bey,qui fut la cathédrale de Constantine pendant un siècle.

J'étais de retour en Algérie seulement depuis troisou quatre jours, un an après la libération.

En me déchaussant à la porte, j'avais jeté un re-gard circulaire. Le lieu parle par son histoire plutôt quepar non architecture.

J'avais repéré un petit coin au pied du vieux min-bar. Il me convenait parce que je m'y trouvais assezloin de la rue.

Page 4: Malek Bennabi, Mémoires d'un témoin du siècle

Les vitraux filtraient un demi-jour entre les co-lonnes. Je m'installai dans mon coin, et me mis à fairema prière.

J'en étais à la deuxième prosternation de l'est. Unehabitude apprise au Caire et avec laquelle reviennentcertains de nos pèlerins qui ont eu l'occasion de faireleur prière à la mosquée Sidna El-Houcine, près d'El-Azhar, me faisait garder cette attitude, face contre terre,plus longtemps qu'il n'est de coutume en Algérie.

C'est pendant cette prosternation que j'entendisderrière moi un pas feutré sur le tapis.

Puis le pas se retira. En me redressant, dans la po-sition accroupie, mon regard se porta instinctivementà mon côté droit. Il y avait tout près de mon genou unrouleau.

Je continuai ma prière, selon son rythme ordinaire.A la fin, après la salutation de taslim, je me retournai :personne. Je regardai à droite et à gauche : personne.Celui qui avait déposé le rouleau avait disparu.

Qu'est-ce que c'est ? Je pris l'objet qui était soigneu-sement enveloppé de papier fort, collé.

Au toucher, je me rendis bien compte qu'il conte-nait du papier. Je fis sauter les bouts de collant trans-parent qui le fermaient.

C'était des pages écrites, d'une écriture fine maistrès lisible.

Sur la première page, je vis, en écriture plus grosse,en lettres rondes, le titre '• « Mémoires d'un témoin dusiècle ».

J'en parcourus une page, puis deux...C'était curieux, chaque Algérien de ma génération

et capable de se servir d'une plume, pouvait l'écrire.Je lus encore quelques pages. Je tombais enfin sur

un nom qui pouvait être celui de son auteur : SEDDIK.

Qui est Seddik ?Dès la première page il se présente comme un na-

tif de Constantine où il serait né en 1905.Un homme donc de ma génération. C'est tout.

Faut-il lui rendre son bien ? Mais à quel Seddik lerendre ?

Mais n'est-ce pas le lui rendre un peu en le pu-bliant, selon probablement son vœu ?

Que le lecteur accueille donc ce livre comme lapensée d'un Algérien qui a préféré lui parler derrièreun voile, en gardant l'anonymat.

Alger, le 5 mai 1965.M.B.

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PREMIERE PARTIE

L'ENFANT

En naissant en 1905, en Algérie, 011 vient à unmoment où le courant de conscience peut êtreconnecté sur le passé, avec ses derniers témoins, etsur l'avenir avec ses premiers artisans.

J'ai donc bénéficié d'un privilège indispensa-ble au témoin, en naissant à un tel moment.

Dans mon milieu familial j'ai trouvé, en effet,une aïeule, Hadja Baya, alors centenaire et quimourra quand j'aurai trois ou quatre ans.

Je ne l'ai donc pas connue suffisamment.Mais en quittant ce monde, elle laissait dans le mi-lieu familial où je commençais à prendre conscien-ce, ses souvenirs vivants qu'on allait me transmettredans la famille-

Ma grand'mère maternelle, Hadja Zoulikha, medira notamment, quand je serai plus grand, com-ment sa mère - Hadja Baya - et sa famille quittè-rent Constantine, le jour de «l'entrée des Français.»

Les familles constantinoises, une fois leur villeprise, n'eurent d'autre souci que sauver leur hon-

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neur, surtout les familles où il y avait des jeunes fil-les. Elles durent les évacuer du côté du Rhumel, oùse trouvent aujourd'hui, en bas : les moulins Kaoukiet en haut : le pont suspendu.

Pendant que les Français entraient par la Brè-che, les jeunes constantinoises et leurs familles quit-taient leur ville en utilisant des cordes qui cédaientparfois, précipitant les vierges dans l'abîme.

Mon aïeule, Hadja Baya, a vécu cette tragédie.Son père et sa mère, la poussant devant eux à traversles rues d'une ville en désarroi, la conduisirent aubord du précipice, comme Abraham avait conduit,jadis, son fils Ismaël pour le sacrifice propitiatoiresur l'autel de Dieu.

Cette fois, mon aïeule devait être immolée surl'autel d'une Patrie détruite, pour sauver l'honneurd'une famille musulmane.

Mon aïeule a échappé cependant à un sort ter-rible : la corde le long de laquelle elle s'était glisséen'avait pas cédé.

Et avec sa famille, elle était allée se réfugier àTunis, puis à La Mecque avant son retour en Algé-rie, quelques années après, une fois mariée et ayantdes enfants.

Elle est morte, mais le souvenir de son épisodetragique que je viens de résumer lui a survécu.

On comprend son effet sur l'imagination de sesarrière-petits-enfants comme moi, quand il leur étaitraconté, pendant les veillées d'hiver, par sa fille, ma

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grand-mère Hadja Zoulikha qui a vécu elle-mêmeprès de cent ans.

Il faut ajouter que ma grand-mère avait unréel talent de conteur qui nous enchantait quandnous étions autour d'elle. Ce fut, en tout cas, mapremière école.

Ma conscience s'est formée surtout à cette éco-le, comme devait me le révéler, une trentaine d'an-nées après ma naissance, une introspection faite deconcert avec quelques amis étudiants à Paris, qui de-vaient répondre comme moi à la question suivante :

— Quelle est l'action la plus méritoire de votrevie, et à quoi ou à qui la devez-vous ?

La question ressuscita dans ma mémoire un loin-tain souvenir.

Je devais avoir six ou sept ans. La situationmatérielle de ma famille avait encore empiré. Mongrand-père paternel, décidé à quitter l'Algérie colo-nisée, avait liquidé le reste des biens de la famillepour aller s'établir en Tripolitaine. Il partit aveccette vague de migration qui avait affecté, vers1908, certains centres importants comme Constan-tine ou Tlemcen, traduisant ce refus de cohabitationavec le colonisateur qu'on peut considérer comme legerme de pas mal de manifestations politiques ulté-rieures, et surtout comme le germe de ce sentimentde résistance qui a explosé le ter Novembre 1954.

Cet exode coïncidait d'ailleurs avec des trans-formations sociales qui s'opéraient graduellementdans le milieu constantinois- Le milieu gardait ses

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12 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

apparences dans le cadre colonial mais ses structurestraditionnelles et ses usages se transformaient.

Les solennités, les mariages, les enterrements,les fêtes d'exorcisme (en-iiouchra), les soirées desconfréries - hansalas, rahmania, tidjania et surtoutaïssaouas - étaient célébrés avec autant d éclat etd'ostentation qu'auparavant dans les familles, maiscelles-ci n'avaient plus les mêmes ressources.

Une famille, jadis riche, devait maintenant,pour marier « dignement » un de ses enfants, vendreou aliéner la maison familiale.

On gardait l'apparence mais on perdait la subs-tance.

D'ailleurs, l'apparence elle-même commençait àchanger. Cette transformation affectait l'ordre mo-ral et l'ordre social. La niche, placée à côté de laporte de chaque maison et où les habitants met-taient, à des heures déterminées, le repas des pauvrespour leur éviter l'humiliation de la mendicité àhaute voix, aux portes des habitations, avait disparuavant ma naissance.

L'usage de l'alcool apparut et commençait sesravages. Les premiers abus de confiance, contrairesà des traditions immémoriales eurent lieu et firentdisparaître ces traditions peu à peu.

C'est ainsi que cette belle tradition de solidaritésociale qui consiste à prêter à une mariée tous lesbijoux du voisinage disparut dès mon enfance.

Elle disparut parce que les bijoux prêtés à un

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faux mariage n'avaient pas été rendus à leurs pro-priétaires.

Dans l'ordre social, la dégradation du cadre tra-ditionnel était encore plus apparente.

Certaines corporations, comme celle des tissse-rands, avaient déjà disparu depuis longtemps. Lesautres corporations végétaient et disparaissaient, àleur tour, l'une après l'autre, pour céder la place àla pacotille fabriquée.

Des rues entières du vieux Constantine gar-daient encore leur nom de jadis - comme RahbatEssouf, Sabat Ech-Barlia etc... - mais avaient vu dis-paraître les corporations, jadis prospères, qui leuravaient donné le nom.

La société constantinoise se vulgarisait par lehaut et se paupérisait par le bas.

Même le détail vestimentaire masculin subissaitcette évolution dégradante. Dans les rues de Cons-tantine où l'on ne voyait que les turbans, les bur-nous et les vêtements de flanelle brodés, tout celacommençait à disparaître. Et les boutiques où se fa-briquaient ces articles - comme les Es-Sadarin - fer-maient l'une après l'autre.

On voyait de plus en plus le vêtement euro-péen ou la friperie de Marseille. Le paysage urbainse transformait par ce côté et par un autre. L'éta-blissement de plus en plus dense des Européens et lafrancisation massive des juifs donnaient, avec ce nou-veau peuplement, ses cafés, son commerce propredans de nouvelles artères, comme la rue Caraman,

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ses banques, ses restaurants, son électricité, ses vitri-nes, un nouvel aspect à la ville.

La vie « indigène » se rétrécissait, se réfugiaitdans les ruelles et les impasses de Sidi Rached.

Toutes ces transformations, outre leur effetmoral ou social avaient un effet psychologique dé-primant sur les vieux Constantinois, comme mongrand-père.

Tout le préparait donc à songer à quitter lepays. Mais mon père n'avait pas pu le suivre dansl'exode. Ma mère l'avait retenu parce qu'elle n'en-tendait pas s'éloigner de sa famille, déjà établie à Té-bessa depuis un demi-siècle.

Si bien que mon grand-père, accompagné deson frère et de mon oncle, étant parti avec tout cequ'il avait pu emporter, mon père demeura un cer-tain temps à Tébessa sans ressources, ni travail.

Ce fut un temps très dur pour ma famille.C'est à ce moment-là que mon grand-oncle quim'avait adopté mourut à Constantine et que sa fem-me ne pouvant plus, matériellement, me garder, merendit à mes parents, avec le déchirement qu'on de-vine pour elle et pour moi.

A partir de ce moment, je devenais petit Tébes-sien. C'est dans ce nouveau milieu et dans une famil-le extrêmement pauvre que je fis la connaissancede ma grand-mère maternelle. Ses contes, ses anec-dotes pieuses sur la bonne action récompensée et lamauvaise châtiée me façonnaient à mon insu.

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Par elle, j'ai appris que la charité est un thèmefavori de la morale islamique. Et c'est une de sesanecdotes sur la charité qui me valut un jour, à l'âgede six ou sept ans, l'action que je crois en effet laplus méritoire de ma vie.

Qu'on imagine : dans une famille pauvre ouappauvrie où le père ne travaille pas, les enfants nepeuvent pas être nourris.

Au demeurant c'était ma mère qui, par un tra-vail de couture, nourrissait la nichée. C'était aussielle qui tenait les cordons de la bourse. Mais la bourseétait plate, si bien - je me rappelle toujours ce sou-venir avec émotion - que le jour où il fallut réglerle maître de l'école coranique où j'avais été placé,ma mère dut lui livrer, pour paiement, son proprelit, ce lit algérien fait de planches montées sur deuxtréteaux qu'on appelle es-sada.

Donc la bourse familiale était très plate. Etc'était l'ingéniosité et les grandes veillées de couturede ma mère qui nous nourrissaient.

Mais ma mère était un intendant qui avaitconscience de l'insuffisance du régime de la famille.Et pour compenser cette carence alimentaire pourses enfants, elle faisait tous les vendredis un extra.

Chaque vendredi à midi, j'avais droit avec mesdeux sœurs à une portion de cette gourmandise té-bessienne qu'on appelle le r'fiss, faite de dattes pé-tries avec un peu d'huile, dans de la galette écrasée.

Ce jour là, à midi, j'avais donc eu ma ration de

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r'fiss. On devine avec quelle gourmandise l'enfantque j'étais écrasait sous ses dents la pâte délicieuse.

Soudain, à la porte de la maison la voix d'unmendiant s'éleva :

— Donnez-moi la part de Dieu !...Et l'enfant qui n'avait mangé à peu près que

la moitié de son mijot s'arrêta. Une histoire desa grand-mère lui était revenue subitement à l'es-prit. Et l'enfant alla porter sa ration au mendiant.

Un quart de siècle après, à Paris, l'hommequ'il était devenu comprit ce qu'il devait à unevieille femme.

Et aujourd'hui, je dois noter dans ces mémoi-res que dans cette période tragique où le paysn'était plus maître des leviers de son existence, etoù les jeunes d'avant la première guerre mondialen'avaient plus que le souci de s'installer, le mieuxpossible, dans l'ordre colonial, la vieille générationde mon grand-père et de ma grand-mère a conser-vé le capital historique essentiel, ces traditions etcette âme sans lesquelles le pays ne pouvait plusrefaire son histoire.

Quoi qu'il en soit, en revenant chez mes pa-rents à Tébessa, je revenais avec des impressions dé-jà fortement marquées en moi durant mon séjourconstantinois chez mes parents nourriciers.

Et ce que je ne trouvais pas à Tébessa, de l'am-biance habituelle que je connaissais dans l'ancienneville des beys, donnait plus de force encore à sonattraction sur mon esprit.

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Constantine est demeurée, à cause de cela, uncentre de polarisation de ma conscience dans les an-nées de ma prime enfance.

Tébessa va devenir un autre centre de polari-tion qui ajoutera sa propre composante psychiqueà mon être.

A cette époque, la ville demeurait à peu prèsencore enfermée dans ses anciennes limites byzan-tines, c'est-à-dire à l'intérieur des murailles hâtive-ment et grossièrement dressées contre l'invasionvandale.

La période arabe avait ajouté, en dehors desmurailles, un petit bourg, un genre de mechta, laZaouia - probablement dénommée ainsi à causedu marabout Sidi Abderrahmane - où une popula-tion semi-pastorale composée de gens des tribusvoisines - Lemouchis, Yahiaouis, Abidis - préféraithabiter là, à cause de leurs bêtes, plutôt qu'en ville.

Voilà à peu près le cadre où allait se déroulerla partie la plus importante de mon enfance.

Cependant, les familles habitant à l'intérieurde la ville, avaient elles-mêmes leurs vaches quipartaient le matin au pacage avec le pâtre qui lesréunissait à l'une des portes de la ville, la porte Ca-racalla - Bab Sidi Ben Saïd disent les musulmans -et rentraient le soir toutes seules au bercail, enemplissant les ruelles de leurs beuglements et deleurs bouses.

Dans ce paysage traditionnel, la période colo-niale a ajouté une banlieue administrative consti-

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tuée principalement par les bâtiments des commu-nes mixtes de Tébessa et de Morsott et une ban-lieue résidentielle habitée par les Européens, fonc-tionnaires, maîtres d'école, postiers, douaniers,gendarmes, un ou deux médecins.

Le cadre où allait se dérouler ma jeunesse ré-sumait en somme l'histoire du pays depuis deuxmillénaires.

Le milieu tébessien différait du milieu cons-tantinois, où j'avais vécu jusque-là, sur bien despoints.

D'abord on y échappait dans une grande me-sure à cette hantise du fait colonial, qu'imposaitailleurs ce qu'on appellera plus tard « la présencefrançaise ». Cela résultait d'une sorte d'auto-défen-se du sol lui-même qui n'attirait pas beaucoup lecolon. On y voyait bien le gendarme, le douanier,mais noyés dans une masse de burnous, surtout lesjours de marché.

Par son contact permanent avec les tribusvoisines, Tébessa gardait en effet un caractère se-mi-bédouin, quelque chose de pastoral, de tribal,avec une odeur de lait et des ânes familiers dans lesrues.

Les structures traditionnelles ne donnaient pastrop prise, comme dans le milieu urbain, aux con-séquences morales et sociales du fait colonial.

Sa population ne déchoyait pas, ne se vulgari-sait pas. On mangeait du couscous et de la galette,on buvait de l'eau. Grâce à la simplicité de sa vie

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et à la pauvreté de son sol, Tébessa gardait encoreson âme et sa dignité.

Donc dans le nouveau cadre, je me trouvais, -tant du point de vue indigène que du point de vueeuropéen - devant un tas d'éléments nouveaux,avec des impressions nouvelles.

D'abord les jeux d'enfants changeaient deConstantine à Tébessa.

Dans ma ville natale, ils étaient plus raffi-nés : les tout jeunes jouaient avec ce hochet de fa-brication locale, en bois peinturluré, comme cescoffres bon marché qu'emportent les jeunes ma-riées de nos tribus tébessiennes dans leur dot.

Les plus âgés jouent à saute-mouton ou auquinet.

A Tébessa, les jeux étaient différents, avec uncaractère à la fois plus fruste, plus robuste et da-vantage marqué par les traditions locales, parfoisavec quelque chose qui verse dans la magie et lespiritisme.

Il y avait aussi le jeu saisonnier. Au printemps,de véritables compétitions sportives s'instaurententre les gens de Tébessa et ceux de la Zaouia - ycompris les grandes personnes -, en de passionnantsmatches de koura. La koura c'est une balle confec-tionnée en bois taillé dans le nœud d'une branchede chêne, ou bien en poils de chèvre agglomérés avecune poix indigène, et que chacune des deux équipesdoit porter dans les buts de l'équipe opposée, avecdes kous, assez semblables aux bâtons dont se ser-

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vent les joueurs de golf, mais simplement tailléesdans une branche de chêne et recourbées au bout,sur un feu doux.

Un jeu plus dangereux, c'était la petite guerreentre les galopins de Tébessa et ceux de la Zaouia.Le même jeu existait d'ailleurs à Constantine etopposait durement les enfants du quartier d'El-Kantara et ceux de Bab-El-Djabia.

Mais le jeu le plus passionnant, c'était la ra-pine. Autour de la ville il y avait une ceinture ver-te - aujourd'hui construite - où les maraîchersfaisaient pousser leurs légumes. C'est à l'époque dela salade romaine et des fruits que la rapine sévis-sait au désespoir des pauvres maraîchers. A ce mo-ment, l'école buissonnière sévissait aussi et les petitstébessiens tombaient comme des nuées de moineauxsur les vergers des jardins alentour.

On peut dire que les enfants de Tébessa onttravaillé, sans le savoir, autant que l'évolution dela vie, à transformer en friche cette ceinture verte,qui fut distribuée ensuite en lotissements, dans labanlieue de Bab Zarour et Bab Zouatine.

J'avais mes coins préférés et mes jours préfé-rés. J'aimais les après-midi du mercredi parce quece jour-là on sortait de l'école coranique de bonneheure. Le taleb, dans la main de qui on avait, selonla tradition, déposé en arrivant à l'heure du dhohrune pièce de deux sous, nous laissait partir plustôt. Je ne fréquentais pas encore l'école française.

J'étais donc libre ces après-midi-là. Le soleil proje-

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tait, à cette heure-là, une clarté qui dorait toutela ville.

J'aimais aller jouer dans ces flaques de lumiè-re dorée, sur les trottoirs de la rue de Constantineou sur le cours Carnot qui les longe et où se dressaitle kiosque de musique autour duquel la populationeuropéenne dansait les nuits du 14 Juillet. C'est enjouant, je crois, par un après-midi de mercredi surces trottoirs que je reçus le coup de pied d'un Eu-ropéen parce que le petit « bicot » que j'étais setrouvait sur ses pas.

Les remparts me fascinaient parce qu'ils seprêtaient à des expéditions qui me donnaient l'im-pression de me transporter dans un autre monde.

D'autres lieux m'intriguaient. Je ne passaispas devant l'église, quand ma sœur aînée meconduisait dans ces parages, sans lever le regardvers son clocher.

Et une pensée que je n'avais jamais dite à per-sonne m'envahissait. Je pensais que ma petite sœurOuarda - que je n'ai pas connue parce qu'elle étaitmorte alors que j'étais moi-même bébé - étaitprisonnière dedans, comme on enferme en lieu sûret inaccessible un trésor ravi à quelqu'un.

La Zaouia des Kadrias n'était pas loin de chezmoi. C'était l'usage, aux mariages et aux circonci-sions, que sa fanfare accompagne, la nuit, le mariéou l'enfant qui va au baptême, le jour.

Chaque fois que la fanfare faisait entendre sespremières mesures, je me précipitais. Une fois, en-

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tendant les Kadrias vers midi, j'ai dit spontané-ment : C'est une circoncision dans telle famille.Et l'affirmation s'est vérifiée quand je me suis pré-cipité pour suivre le cortège du baptême, commeles autres enfants.

Ce souvenir nie paraît curieux, même en cemoment. Quoi qu'il en soit, la situation matériellede ma famille s'était améliorée entre-temps. Monpère, ancien méderséen, avait fini par trouver unemploi de khodja à la commune mixte de Tébessa.

J'avais été mis à l'école française. Mais jecontinuais à aller à l'école coranique- II fallait m'yrendre le matin de très bonne heure pour être en-suite à 8 heures à l'école française.

Le régime était dur pour moi. Et la différen-ce que je constatais dans l'aspect des deux écoles etdans le traitement des deux maîtres, me rendit in-supportable le régime. Je me sauvais régulièrementdu taleb et de la natte d'alfa. Et je recevais régu-lièrement des corrections de mon père et du taleb,ce qui accroissait mon aversion de l'école corani-que. Je devenais un mauvais écolier des deux côtés.Enfin mes parents cédèrent et me firent quitterl'école coranique où je n'apprenais rien, où, enquatre ans, peut-être, je n'ai pas dépassé la souratede Sabih. Un souvenir m'en reste cependant. Com-me dans toutes les écoles coraniques, nous effacionsnos planchettes, chaque matin, dans un bassinet enmaçonnerie situé dans un coin de l'école. Et quandl'eau du bassin devenait trop chargée de cette en-cre spéciale - smagh - fabriquée parfois par le taleb

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avec du suint de mouton, on devait la transvaserdans un seau qu'on allait verser dans un coin deterre propre.

Un jour, cependant, mes condisciples et moi,nous bûmes cette eau parce qu'elle contenait - pen-sions-nous - la parole de Dieu. L'intention étaittouchante : Nous voulions boire cette parole.

A l'école unique de la petite ville il y avaitune « quatrième » classe réservée aux « petits in-digènes ». C'était le purgatoire où ils pouvaient,comme moi, passer plusieurs années, avant d'entrerdans les classes normales, à la suite d'un examen quileur permettait soit de passer directement en« deuxième », soit en « troisième » classe. J'eus lachance un jour de passer en troisième. C'était eneffet une chance parce qu'elle décida, je crois, dela suite de mes études. Elle s'incarnait en la person-ne d'une maîtresse, Mme Buil, dont je garde jus-qu'à ce jour un souvenir attendri. Dans sa classe, jeme trouvai pour la première fois avec de petits Eu-ropéens qui, eux, étaient passés par la « cinquième ».

Mes parents ayant le souci de me mettre au ni-veau de ma nouvelle condition, j'eus mes premierstabliers noirs et mon premier cartable pour ressem-bler à mes petits camarades- Un premier examen,je crois une dictée et quelques questions de gram-maire, me mit à la tête de ma classe et me donnadroit à écrire, ce matin-là, les exercices sur la pre-mière page de ce qu'on appelait alors le « cahier declasse » et que le maître ou la maîtresse mettait, à

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tour de rôle chaque matin, dans l'ordre du classe-ment, entre les mains d'un élève.

Mais ce qui nie reste surtout à la mémoire,c'est le coup de foudre que j'ai eu pour Mme Buil.Ça ne s'explique pas à moins de recourir à MonsieurFreud, mais un matin, je me suis réveillé avec unamour fou pour Mme Buil, comme si elle eut étéma propre mère. Et, chose étrange, ma maîtresserépondit à l'élan de ce cœur d'enfant.

De toutes façons, mes études se trouvaient dèslors bien amorcées. En ville, nia conduite devenaitmoins turbulente, plus réglée. Et je crois que c'està ce moment-là que je commençai à fréquenter,durant les vacances, la mosquée. J'aimais surtout yfaire la prière du vendredi parce que je mettaisalors une gandoura immaculée et un petit burnous.Ma mère nourrice, la brave Bhaidja, me les avaitrapportés de Constantine au cours de l'une de cesvisites qu'elle nous faisait de temps en temps etqui entretenaient dans mon esprit, la nostalgie dela ville natale.

Maintenant, je suivais la conversation desgrandes personnes. Et c'est ainsi que j'appris aucours d'une visite de ma mère Bhaidja, que mongrand-père était retourné à Constantine après ledébarquement des Italiens à Tripoli.

Et il me tardait de revoir ce grand-père queje ne connaissais pas, de revoir aussi Constantine.

En attendant, je jouais et j'étudiais à Tébessa.Les vieilles familles y vivaient d'un peu de

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culture dans la plaine avoisinante qui nourrissait en-core les gens et les bêtes.

Quand on passait dans la rue de la Prison, parles beaux après-midi, on voyait devant sa porte lecaïd Essedik qui n'exerçait plus depuis longtempsmais dont le burnous rouge était prêté à tous lesjeunes mariés la nuit de leurs noces, tandis que safemme prêtait les grands chaudrons pour le cous-cous des grandes circonstances.

Le vieux caïd était là avec ses vieux amis,jouant aux dames et sirotant le café.

Ce n'est qu'après les grands incendies qui dé-trisirent vers 1912, les forêts de la région que la viede ces familles a dû devenir peu à peu difficile, puisimpossible et que la dégradation sociale gagna à sontour l'ancienne ville romaine.

Pour le moment, la vie s'écoulait normale-ment entre ses remparts. Les seuls faits saillants,c'étaient les élections. La ville avait le tempéramentpolitique. Il y avait deux çofs : celui de Abbas BenHammana, un indépendant, et celui de BenAllaoua, un administratif.

Cet Abbas Ben Hammana - qui est très peuconnu en Algérie _ était cependant un précurseurde l'idée nationaliste, à l'Est, avec Ben Rahal, àl'Ouest. Les deux hommes se connurent d'ailleurset constituèrent la première délégation algériennequi partit à Paris, vers cette époque, pour présen-ter au gouvernement français des revendications.Abbas Ben Hammana a laissé même une boutade.

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26 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

Le gouvernement français ne lui avait pas octroyé,bien entendu, les droits réclamés, mais lui accordala médaille du « mérite agricole ». Et un Européen,de Tébessa, qui voulait faire de l'esprit lui demandaun jour :

— Qu'est-ce que vous avez planté, pour avoircette décoration ?

Du tac au tac, Abbas Ben Hammam lui ré-pondit :

— J'ai planté de l'influence à Paris.Il s'est trouvé aussi mêlé, à cette époque, à

cet attentat politique qui avait suscité une viveémotion dans la haute administration et prit unetelle dimension qu'un auteur lui consacra un livre« L'affaire de Tébessa ».

Mais Abbas Ben Hammana doit être cité sur-tout comme le premier algérien qui s'est intéresséà la résurrection de la langue arabe. Grâce à lui,Tébessa a vu s'ériger entre ses remparts la première« médersa ».

Bref, Tébessa était animé. On y vivait dansune atmosphère de lutte politique. Et les journéesd'élections municipales étaient chaudes. Après lerésultat du scrutin, les soirées étaient plus chaudesencore. Car le parti victorieux défilait dans les ruesavec la raïta et le tabbal : Mais le cortège ne se bor-nait pas à ce défilé triomphal. Il s'arrêtait devantles portes de ceux qui étaient du parti du vaincu etles coups de bâtons pleuvaient sur ces portes.

Un soir, le cortège s'arrêta devant notre porte.

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 27

Le scrutin avait été, dans la journée, défavorable àAbbas Ben Hammana et les coups plurent sur notreporte. J'eus peur, je l'avoue, car j'imaginais que çane s'arrêterait pas là, que les partisans de Ben Alla-oua allaient franchir notre seuil, tout briser cheznous et nie briser moi-même en mille miettes à coupsde bâton. Mon père était dehors. Derrière ma mèrequi glissait un regard par les interstices des volets,j'étais terrifié.

Tébessa avait aussi son côté populaire. Lesjours de marché surtout, j'étais ravi d'aller - sic'était les vacances - écouter le conteur raconterles exploits de Sidna Ali, en s'accompagnant dubendir, sur la place du Marché, à la porte Bab ElDjedid, ou plus ravi encore de me faufiler dans lecercle autour du charmeur de serpents ou autourdes Oulads Ben Aïssa qui faisaient mille acrobatieségayées par les réparties désopilantes de leurclown : El-Messayah.

Le soir, dans la ville, il y avait ceux qui écou-taient dans les cafés maures le conteur attitré dulieu raconter les Mille et une Nuits ou l'épopée desBani Hilal et ceux qui restaient à la mosquée, aprèsla prière de l'Icha, pour écouter le cours de l'imam.

Tébessa était donc un foyer de culture où serejoignaient les éléments du passé et les prémices del'avenir.

Et naturellement ma conscience s'y formaitdans ce double courant.

Voilà Tébessa à cette époque qu'on appelleraplus tard en France « la belle époque ».

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28 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

On apprit soudain, un matin à Tébessa, queAbbas Ben Hammana venait d'être assassiné.

Quelques jours après, il y eut le dernier qua-torze Juillet de la belle époque. A la porte de la ca-serne, parée pour ce jour de la fête nationale fran-çaise, on avait disposé un canon de campagne dechaque côté. Cela me parut coïncider avec lamort de Ben Hammana. Et quand quelques joursaprès la guerre éclata, je pensais que c'était à cau-se de sa mort.

La guerre qui allait changer la face du monden'eut pas, en éclatant, grand écho dans ma cons-cience. r

Le 1er août 1914^ fut, pour l'enfant quej'étais, un jour comme les autres. En entendantma grand-mère évoquer ses souvenirs de « AïtatEl-Brousse » - la guerre de 1870 -, je pensai simple-ment que l'événement qui survenait ce jour-là,c'était à cause de l'assassinat de Ben Hammana.

Je crois d'ailleurs que tous les peuples étaientencore un peu enfants à cet égard. Ils ne donnèrentpas à l'événement sa véritable dimension historique.Ils ne le pouvaient pas.

Bien sûr, les manifestations patriotiques nemanquèrent pas dans le monde. Je ne sais pas ceque les Berlinois et les Londoniens firent à la dé-claration de guerre, mais les Parisiens brisèrent

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 29

quelques vitrines supposées appartenir à des Alle-mands, saccagèrent, entre autres, les dépôts Maggiet accompagnèrent jusqu'à la gare de l'Est en chan-tant La Marseillaise, dans les rues, les convois quipartirent pour le front.

Mais à Tébessa, la journée fut pareille aux au-tres-

Lés enfants jouèrent sur les remparts. Lesmamans préparèrent leur couscous ou filèrent leurlaine.

Le conteur continua à conter les exploits deSidna Ali ou de Dhiab El-Hilali, sur la place duMarché.

Et le soir, on pouvait, du côté européen, allerà un cinéma ambulant qui passait, une fois par se-maine, les films de Max Linder sur la terrasse d'uncafé ou, du côté arabe, aller au café maure pourécouter un chapitre des Mille et une Nuits.

Ce n'est que petit à petit que le pays prendraconscience de la réalité de la guerre, avec les pre-miers départs de volontaires, les premiers appelés« indigènes » que leurs mères accompagnaient àla gare avec de déchirantes lamentations.

Mais c'est surtout, je crois, avec les premièresrestrictions sur le sucre, le pétrole, etc., et avecl'apparition de la petite monnaie papier que le paysprit conscience du climat de guerre.

Une légende de « Hadj Guillaume » y pre-nait naissance. Les trouvères se mirent à redécou-

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.30 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

vrir une littérature populaire en sommeil ou à enfabriquer une pour l'exalter.

Dans la région de Tébessa, les paroles de SidiAli Ben El-Hafsi étaient évoquées sur ce thème.

Dans la région de Constantine le répertoirepopulaire s'enrichit de quelques nouvelles chansonsqui lui étaient consacrées.

Un vieux taleb de Tébessa disait au cercle deses élèves :

— Guillaume a dit : J'ai peur que la guerre setermine avant que je n'aie eu le temps d'exprimertoutes mes idées, de réaliser toutes mes inventions.

La conscience populaire vivait dans ces nuages.Dans ma vie, un événement inattendu vint subi-tement en changer le cours.

Un soir, en remontant de l'école à quatreheures, ma mère m'attendait en haut de notre es-calier pour me mettre sous le bras mon linge em-paqueté. Elle m'embrassa avec effusion. Et, me re-poussant doucement vers l'escalier, elle me dit :

— Cours rejoindre ton père.... Il est au bureaude la diligence, si elle n'est pas déjà partie, tu vasl'accompagner à Constantine.

Je pris mes jambes à mon cou. L'aubaine étaitinespérée. Je voulais revoir ma mère Bhaidja, jevoulais connaître mon grand-père, Baba El-Khou-<leir, mon oncle Mahmoud, mon grand-oncleM'Hammed...

Je voulais revoir Constantine. Et puis la dili-gence, quand elle passait sous les fenêtres de mon

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école et que le cocher faisait claquer son fouet au-dessus de sa double rangée de chevaux, m'avait faitlongtemps soupirer...

La gloire de poussière qu'elle laissait derrièreelle sur la route de Constantine m'avait laissé sou-vent rêveur, quand elle partait plus tard et que jela rencontrais en rentrant de l'école.

D'une manière générale, je suis né avec letempérament qui décrit l'auteur des « gens de-voyages ».

Ce soir-là, je me trouvais au siège qui est der-rière le cocher, sur l'impériale. Quand la dili-gence passa devant mon école, sous les fenêtres dema classe, j'eus un sentiment de triomphe, de libé-ration.

Il était encore jour quand la diligence s'arrêtaà son premier relais à Youks. On changea les che-vaux, comme on le fera aux relais suivants, dans lanuit.

A l'aube on arriva à Aïn-Beïda. Il fallait y at-tendre le train de Constantine, qui partira dansl'après-midi. On passa la matinée dans la cham-bre d'un bain maure. Rares étaient, à cette époque,,les « indigènes » qui retenaient une chambre dansun hôtel parce qu'on les refoulait.

Le moment du voyage qui fut le plus impres-sionnant pour moi, quand on eut quitté Aïn-Beï-da, sur ce train à voie étroite qui nous emmenaitdans un wagon de troisième classe, c'est le moment:

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32 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

où, après Le khroubs, dans l'horizon d'encre de lanuit, m'apparut, en une vision éblouissante, Cons-tantine avec son éclairage électrique.

Nous montâmes à pied, mon père et moi, dela gare. Le pont d'El-Kantara que foulait mon piedme parut, avec son éclairage nocturne une féerie.Un regard sous l'arche du pont se perdit dansle trou sombre du Rhumel. Je ne savais pas où nousallions. Mais tous les détails de la rue Nationale oùnous nous engageâmes attiraient mon attention.Les fiacres qui remontaient de la gare des voya-geurs faisaient résonner les sabots de leurs chevauxsur le pavé dur et uni de la chaussée. Ce bruit meravissait, par effet de contraste. A Tébessa, le sabotétait assourdi par la couche de poussière qui re-couvrait les rues de la petite ville.

Je vois à droite, l'escalier qui remonte vers lequartier arabe des Rabi'n Chérif. J'ai l'envie de lemonter et de le redescendre. Les maisons hautes,contrairement à Tébessa où elles sont basses, mêmedans la rue principale, ne manquèrent pas de m'im-pressionner.

Et surtout l'éclairage électrique que je neconnaissais pas encore !

Bref, j'imagine qu'un petit paysan arrivantd'Auvergne à Paris, la nuit, ne peut pas avoir desimpressions différentes des miennes, à ce moment-là.

Tout à coup, je vois mon père franchir le seuild'un café maure où le vieux cafetier se préparait.

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 33

visiblement à la fermeture. Il arrangeait le feu deson oudjak pour le matin.

Les manières douces, le chach tabani qui en-tourait son visage avenant me rendirent tout desuite sympathique le vieil homme qui nous accueil-lait. C'était Si Ben Yamina. Mon père et lui secongratulèrent un instant, pendant que je jetais unregard sur les nattes étendues et sur Foudjak où lestasses et les petites cafetières à long manche étaientrangées avec goût.

Mon père me confia au brave vieux pour qu'ilme conduise chez ma mère Bhaidja et me quitta. «,

Le cafetier acheva ses préparatifs pour le ma-tin et ferma le café, en m'emmenant.

Je le suivais à travers un dédale de rues duConstantine arabe. On arriva.

On franchit une sorte d'entrée, la squifa,avant d'entrer dans la cour de la maison qui mefrappa dès les premiers pas par ses dimensions spa-cieuses, et par cet air de propreté que donnent auxintérieurs constantinois leurs murs passés à lachaux par tous les locataires, une fois par an.

Aujourd'hui, je m'en rends compte, les condi-tions mêmes de l'habitat, dans ces maisons où il ya parfois une vingtaine de locataires développentdes rapports très étroits entre eux. Chacune de cesmaisons est une petite communauté où se trouventla veuve, le taleb, l'ouvrier, le petit commerçant,l'employé ou le petit fonctionnaire.

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MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

Ce n'est donc pas une communauté de classe,mais d'affinités et d'opportunités. Il y a un loca-taire principal, comme Si Ben Yamina, qui loueune maison et qui choisit ensuite les sous-locatairesentre lesquels se répartiront judicieusement les char-ges locatives, selon l'espace occupé.

Ma mère Bhaidja était une veuve parmi sessous-locataires. La rente qui la faisait vivre avecmon grand-oncle, qui fut un pensionné de la guer-re de 1870, s'était éteinte avec lui. La veuve vivaità présent comme caissière de hammam, emploi deconfiance qu'on accorde à ces vieilles femmes rem-plissant les conditions de savoir-faire et d'honora-bilité.

— Bhaidja ! Bhaidja ! viens... Essedik est ar-rivé !

J'entendis un cri de joie et je vis ma bravemère nourrice dévaler l'escalier pour me saisir dansses bras.

On gravit l'escalier, le pied déchaussé selon latradition de ces immeubles. Elle me conduisit dansla petite pièce qu'elle occupait au icr étage. Je pas-sai la première nuit avec elle, dans ses bras.

Une nouvelle étape de mon enfance commen-çait.

Le lendemain je renouais connaissance d'abordavec mon grand-père qui devint vite mon ami. Ilallait me dévoiler un certain aspect de Constanti-ne. Il m'emmènera parfois avec lui à la Zaouia desAïssaouas dont il était dignitaire, et où tous lessamedis soir il y avait une séance d'étonnantes ex-

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hibitions thaumaturgiques. Parfois aussi, il m'em-mènera à ce petit café des Rabi'n Cherif où il fai-sait sa partie de dames, avec des amis de son âgeavec lesquels il évoquait les souvenirs d'antan, enabordant quelquefois le sujet de la guerre où laTurquie venait d'entrer aux côtés des empires cen-traux.

Ce dernier événement avait fait rebondir lesujet de la guerre sur le plan religieux, maintenantque le khalife d'Istamboul s'en mêlait.

Le khalife avait, selon les avis, une arme secrè-te redoutable : s'il déployait l'étendard du Prophè-te, disait Si Zroudi, un vieux taleb qui habitait avecma mère Bhaidja, le monde prendrait feu.

Ces pieuses menaces n'avaient pas besoin dese réaliser : le monde était en feu.

La bataille des Dardanelles avait eu un grandretentissement à Constantine, surtout dans le mi-lieu juif. Le commandement français avait estiméplus prudent de ne pas y faire participer les tirail-leurs algériens. Ce furent les zouaves, parmi les-quels de nombreux juifs constantinois, qui prirentle coup.

La vie devenait plus chère, ruinant une vieilleclasse vivant sur les revenus de la terre ou des mé-tiers traditionnels et préparant par la spéculationune nouvelle classe de nouveaux riches, vivant ducommerce.

Le déclin des vieilles familles constantinoisesdate de cette époque.

Les nouvelles structures économiques com-

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36 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

mençaient à transformer les structures mentaleset les aspects de la vie.

Mon grand-père s'en rendait compte à sa ma-nière, c'est-à-dire à la manière d'un vieux qui per-cevait le changement qui affectait son cadre fa-milier. Il en parlait à ses vieux amis avec amertume,quand je l'accompagnais parfois au kiosque à ta-bacs qu'il possédait, place de la Brèche, quand il yallait le matin pour lire le journal et pour sortirson chien.

Mon grand-père voulait garder, malgré tout,un air de seigneur. Il était très élégamment vêtudans le style vieux constantinois, confiait son kios-que à un gérant et gardait tout son temps pour ladiscussion en lisant son journal ou en faisant sapartie de dames et surtout pour la chasse. C'étaitun grand chasseur et son chien, un setter de race,était son plus fidèle compagnon.

Ce qui ennuyait le plus mon grand-père,c'était l'apparition des nouveaux riches. Il nevoyait pas que le cadre se transformait plus pro-fondément encore qu'il ne pensait, que son fils,mon oncle Mahmoud, avait abandonné le seroual,portait cravate et pantalon long et qu'il venait decréer, à Constantine, avec quelques amis, une so-ciété philharmonique, décidé à changer le style mu-sical traditionnel !

Ce qu'il y avait de plus curieux dans mongrand-père c'est qu'il pouvait réunir en sa person-ne des tendances opposées qui joueront plus tard unsi grand rôle dans la formation de la conscience al-

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gérienne. Je veux parler de ce qu'on appellera plustard le « salafisme » et le « maraboutisme ».

Mon grand-père avait pris parti pour le cheikBen Mahanna, le précurseur de l'Islah algérien vers1?. fin du siècle dernier et il était, avec la mêmeconviction, attaché à la confrérie des Aïssaouas.C'est que l'opposition des tendances contradictoiresne prendra ce caractère de violence que ma géné-ration lui a connu qu'à partir de 1922, à peu près àpartir de la création de la presse d'opinion, avecl'apparition du Mountaked, à Constantine.

A la maison de mon grand-père vivait aussiun personnage énigmatique que je n'ai pas bienconnu car il ne parlait à personne. C'était son frè-re, mon grand-oncle M'Hammed. Je ne sais paspourquoi il n'avait plus sa propre famille. Je saisseulement qu'à Tripoli il avait fait le coup de feucontre les Italiens et était tombé entre leurs mains,puis relâché pour être expédié en Algérie, avecmon grand-père et mon oncle.

Je le voyais seulement, avec sa djellabah de lai-ne blanche, passer pour monter à la « Serailla », oùil logeait seul au dernier étage de la maison familia-le. Ou bien dehors, au cours de mes randonnées lelong du pont Sidi Rached où je le voyais quelque-fois, appuyé contre le parapet, le regard perdu dansle lointain...

Mes études n'avancèrent pas, durant cette pé-riode. Ma mère Bhaidja me gâtait. Mon grand-pèredéfendait à mon oncle Mahmoud de me corriger.Mon grand-oncle ne me parlait pas.

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38 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

Je passai mon temps à vadrouiller, à jouer et àtirer les sonnettes aux portes de la rue Nationale.

Le cinéma me conquit, avec le premier filmaméricain dont je suivis tous les épisodes : Les mys-tères de New York.

Un jour, n'ayant pas d'argent pour entrer aucinéma Nunez où passait le film, je vendis les chaus-settes neuves que ma mère Bhaidja m'avait achetéesle matin.

Ça se gâtait tellement que la pauvre femme dutécrire à mes parents de venir me reprendre.

Je laissai Constantine, ma mère Bhaidja, mongrand-père et son chien avec regret.

Mais j'emportai quelque chose de cette période.Les choses se classaient en moi d'elles-mêmes.

A Tébessa, mon esprit les saisissait sous l'anglede la nature, de la simplicité.

A Constantine, elles n'apparaissaient sous l'an-gle de la société, de la civilisation, en mettant dansces mots un contenu arabe et européen à la fois.

***

Tébessa n'avait pas changé. Une chose pour-tant me déçut : Je ne retrouvai pas Mme Buil. Heu-reusement que dès mon arrivée un examen sommai-re me fit admettre en deuxième classe où je trouvaiMlle Rafi, une maîtresse que ses élèves adoraientd'une manière plus ou moins complexe : elle étaittrès belle.

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Un jour, elle dut faire corriger par le directeurde l'école M. Adam, un petit juif de sa classe quiavait eu une attitude incorrecte.

J'étais un modèle de propreté dans la classe. Sibien qu'un matin, à l'inspection des mains qui avaitlieu dans la cour, quand la cloche sonnait, Mlle Rafi,qui passait en revue la double rangée de ses élèvesprésentant leurs mains, s'arrêta devant les mienneset dit à toute la classe :

— Voilà des mains qui s'appellent propres !Je travaillais sérieusement dans la semaine.

Aussi, étais-je un peu libre le dimanche, car je fai-sais tous mes devoirs le samedi soir. Et je passaispresque toute la journée chez un épicier du coin, SiChérif Bargouga. La pénurie du papier commercial,du fait de la guerre, obligeait l'épicier à utiliser,comme ses confrères, le papier imprimé.

A cette époque, l'histoire de la guerre paraissaitdéjà en fascicules. Et je trouvais chez Si Chérif à peuprès tous les numéros parus.

Je m'étais plongé avec un intérêt passionnédans leur lecture, d'autant plus que les fasciculesétaient abondamment illustrés.

J'avais rapporté de Constantine, au contact demon grand-père, du taleb Si Zroudi, une turcophi-lie qui trouvait dans cette lecture un puissant ali-ment. La bataille des Dardanelles et le front de Sa-lonique déployèrent leurs péripéties devant monimagination. Je suivis les pas de l'armée turque surles sables du Sinaï, jusqu'aux parages du canal de

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Suez qu'elle faillit franchir, si Lawrence n'avait pasfait couper, par les tribus arabes, l'eau du ravitail-lement.

Bref, le panorama de la 1ère guerre mondialeme devenait familier, avec Charleroi, la Marne, lesArdennes, Verdun.

Autour de moi, on parla un jour d'Aïn Toutaoù une révolte avait éclaté. J'en vis moi-mêmeéclater sous mes yeux à Tébessa, un jour que le ha-kem et ses daïras descendaient à la gare un convoide conscrits indigènes. Des pierres plurent à la portede Constantine et le képi du hakem alla dans lapoussière tandis que de vieilles lemouchies se taillai-daient les joues avec leurs ongles. Un commerceparticulier vit le jour. Un bonhomme à la jambede bois vendait à l'armée française la chair indigèneà tant le kilo. Et celui qui était vendu recevait unesomme proportionnelle à son poids.

Je vis un de ces « vendus » - Ould El-Djabli -consommer tout son prix en vin et chanter le longdes remparts une complainte de sa création :

— Combien vivras-tu, O ! Djabli ! Combienvivras-tu ? La France a dit qu'elle n'a pas assez desoldats !...

Elle devint la chanson des enfants. Nous nousmîmes à tourner à l'intérieur des remparts en lachantant à tue-tête et en titubant comme son au-teur.

Ould El-Djabli est parti. Je ne l'ai plus revu.Des permissionnaires, la poitrine garnie de décora-

MEMOIEES D'UN TEMOIN DU SIECLE 41

tions et parée de la fourragère venaient passer leurpermission à Tébessa.

Un jeune sous-lieutenant - Saddok Tchouka -vint à son tour. Son brillant uniforme et sa belleprestance firent rêver ma génération tébessienne.

Un jour, le tambour de la mairie — un vieuxjuif nommé Havy - ameuta les enfants à chaquecoin de rue :

— Avis de Monsieur le maire de Tébessa !...l'Amérique entre aujourd'hui en guerre aux côtésde l'Angleterre et de la France !

Je ne pense pas que la chose avait intéressé magrand-mère plus que les' autres « avis de Monsieurle maire ».

Je continuais, chez l'épicier Si Cherif qui melaissait parfois la responsabilité de son magasin, àlire les f asciscules de la guerre.

J'étais passé en première. Un jour il y eut cons-ternation parmi la petite population européennede Tébessa. Mme Denoncin, que tous les élèves del'école connaissaient parce qu'elle tenait dans sonmagasin l'article scolaire, pleura. La « Dépêche deConstantine » annonçait que la grosse Bertha bom-bardait Paris.

Puis un matin, vers dix heures, nous entendî-mes en classe sonner à toute volée la cloche de lapetite église. Mademoiselle Adam, qui nous faisaitla leçon à la place de son père, probablement maladece jour-là, s'arrêta. Elle ouvrit une fenêtre. Quel-

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MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

qu'un qui passait sur la route de Constantine luidi t :

— L'Allemagne a demandé l'armistice !Aussitôt, toute l'école fut dehors. Ce soir-là, je

sentis un malaise que je ne définissais pas dans mafamille. Mais dehors, surtout sur la place de la Cas-bah, une grande animation régnait. Il y eut sur laplace une bataille rangée de pétards. Madame De-noncin riait et en lançait du pas de sa porte.

C'était le ii Novembre 1918...

Les heures qui suivirent cette date n'eurentpas la même signification pour tout le monde.

En Algérie, on parla beaucoup des quatorzepoints de Wilson. Les peuples devaient disposerd'eux-mêmes... On accorda bien au peuple algérienun élargissement de sa participation aux électionsmunicipales, une représentation divisée en deuxclans au sein des délégations financières et le droitau port d'armes de chasse...

C'en était trop ! Les colons réagirent à leur ma-nière. Une délégation de « chefs indigènes » à latête de laquelle un certain Benguediri fut placé, allaprotester à Paris, contre les abus de son gouverne-ment qui octroyait aux macaques d'indigènes desdroits aussi exorbitants.

Une littérature de soutien fut fondée à Alger.Un certain Louis Bertrand en prit la tête, au nom de

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la continuité latine en Afrique du Nord et de laprésence française en Algérie.

Il y eut, entre temps, le traité de Versaillesqui inaugurait la Fax Europa dans le monde.L'empire ottoman était dépecé et " l'Homme ma-lade " mis sous la garde de la flotte anglaise, fran-çaise et italienne. A Genève, on posa la premièrepierre de la S.D.N...

L'ambitieux Faïçal, fils du chérif de La Mec-que, était chassé de Syrie. Les patriotes syriens eu-rent leurs Thermopyles à Maïssaloum. Et le généralGouraud faisant son entrée triomphale à Damas,alla au tombeau du grand Saladin et devant le cata-falque du héros légendaire s'écriait :

— Saladin !... le petit-fils de Godefroy deBouillon est devant ta tombe.... La croisade est ter-minée.

Les Anglais occupaient la Palestine où, fidèles àla parole de Balfour, ils allaient préparer la fonda-tion de l'Etat d'Israël qui verra le jour après une au-tre guerre mondiale.

Lawrence, pour consoler le vieux Hussein durêve du royaume Arabe qui s'était envolé, lui fit dond'une canonnière amarrée à Djedda. Et quand la pe-tite embarcation larguait les amarres, le journalOum El-Koura que le cheik El-Okbi venait de fon-der à La Mecque annonçait :

— La flotte royale a pris la mer.L'Amérique était à l'ordre du jour... dans la po-

litique et les mœurs. Les femmes européennes, ça se

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voyait en Algérie, commencèrent à couper les che-veux. Les jupes devinrent plus courtes et les chaus-sures « richelieu » supplantèrent définitivementles bottines lacées ou boutonnées, sauf chez les vieil-les.

Le dollar circulait. Wall Street détrônait la Ci-ty. Le monde s'américanisait, notamment par lefilm, prenant cette tournure qui inspira à PaulValéry sa fameuse réflexion : « l'Europe dira-t-il,aspire visiblement a être administrée par une com-mission américaine ».

Tandis que derrière les Karpathes, Lénine, met-tant en déroute Wrangel et barrant la route à Wey-gand, édifiait un monde nouveau, et que Bêla Kunfaisait régner la terreur à Budapest.

A Tébessa, les gens continuaient leur petitevie... Cependant, des détails nouveaux commençaientà y transformer le paysage social et physique.

Les grands incendies de forêts qui s'étaient pro-duits à la veille de la guerre commençaient à présentà faire sentir leurs effets. Les enneigements dans les-quels je m'étais roulé quand j'étais enfant et les sta-lactites de glace que je cassais à coups de pierre aubord des toitures basses de la ville, ne se voyaientplus.

La plaine de Tébessa — El-Harig —, étaitmaintenant désolée. Les vieilles familles tébessien-nes qui vivaient dans une économie à peu près au-tarcique, assurant leur pain, leurs gîtes, et leurs bur-nous, ne pouvaient plus y vivre. La terre qui avaitnourri leurs aïeux était devenue stérile.

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 45

La bonne galette, dont on sentait l'alléchanteodeur quand on passait devant les maisons, étaitremplacée par le pain de boulanger, le burnous parla capote militaire achetée au souk où on liquidaitle stock de guerre.

Les militaires rapatriés - ils étaient nombreux -continuaient simplement à porter leur dernier uni-forme. Et quand l'usure l'avait dévoré, celui qui leportait prenait à nos yeux d'enfants l'aspect d'unhéros déchu de sa gloire... car nous nous rappelionsparfois l'avoir vu, deux ou trois ans auparavant, ar-river permissionnaire... La « clochardisation » ga-gnait tout.

Les maisons se délabraient. Il n'y avait plus, àl'heure vespérale, les vaches qui rentrent de pacage,parfumant l'atmosphère de leur odeur d'étable etanimant les rues de leurs beuglements.

Les premiers gros véhicules automobiles firentleur apparition. Ma mère Bhaidja, qui était venuenous rendre visite, était repartie sur une espèce detorpédo à 15 ou 20 places qui nous fit rêver.

Quand le camion Berliet fit son entrée à Tébes-sa - pour le compte de la première compagnie detransports montée par Si Ahmed Khaldi -, nouscrûmes qu'il n'allait pas pouvoir franchir la portede Constantine.

Les structures administratives indigènes subi-rent, elles-mêmes des changements. L'administra-tion coloniale choisissait désormais ses caïds, de pré-férence parmi les anciens tirailleurs.

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Et comme conséquence, on n'allait plus em-prunter pour les jeunes mariés le burnous rougedu caïd Essedik. D'ailleurs, le vieux caïd était mortpendant la guerre, mais la tradition lui avait sur-vécu. Elle mourut à son tour dans l'esprit tébessien,avec la vulgarisation du burnous caïdal.

Entre-temps, j'avais réussi mon certificatd'études primaires. Cet examen rn'a laissé un souve-nir. Pendant toute l'année, il m'était facile de con-trôler, en notant, comme je le faisais, mes points etceux des trois ou quatre premiers de la classe, quej'étais le premier.

Je n'eus cependant jamais la première place aucours de l'année, car le « Père Adam » - comme ondisait de notre maître - faisait tenir le cahier desnotes par un petit Français.

Et au certificat d'études, je n'eus que la men-tion « bien », alors que mon petit camarade fran-çais obtenait la mention « très bien ».

Mais je réussis à l'examen des bourses, ce quiétait plus significatif pour un petit « indigène » queses parents ne pouvaient pas envoyer au lycée.

Avec ma bourse, j'allais pouvoir continuer mesétudes au cours complémentaire de Constantine, àl'école de Sidi El-Djellis, où se préparaient pendantun an ou deux les candidats à la médersa, à l'Ecolenormale d'instituteurs et les futurs auxiliaires médi-caux.

Les vacances qui suivirent furent pour moi des

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siècles d'attente, durant lesquels je surprenais mes pa-rents parlant de mon avenir.

Le jour de mon départ pour Constantine arri-va. Ma mère passa la nuit à ranger les affaires que jedevais emporter.

Mes parents avaient décidé de m'envoyer che2mon oncle Mahmoud, car mon grand-père El-Khou-deir venait justement de mourir et on ne pensaitpas me remettre chez ma mère Bhaidja qui ne pour-rait pas surveiller ma conduite et mes études.

Moi, je n'avais presque pas dormi de la nuit,l'impatience m'ayant donné l'insomnie.

Enfin le grand instant arriva. Ma mère me ré-veilla vers les cinq heures, car l'autobus quittait Té-bessa à six heures.

Mon oncle Smaïl vint pour m'y conduire. Monpère dormait. Ma mère me conduisit jusqu'à l'esca-lier. Là, les yeux pleins de larmes, elle me mit à lamain ma valise, me recommanda d'être sage et stu-dieux me confia à la protection de Dieu et versa surmes pas, selon la tradition, l'eau du retour.

Mon oncle Smaïl me retint ma place et m'y fitmonter. Quand l'autobus démarra et franchit laporte de Constantine, j'eus le sentiment que quelquechose de nouveau commençait dans ma vie.

L'autobus, à cette époque, ne se pressait pas. Onperdait un temps infini à des arrêts inutiles, surtout

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à Aïn-Beida. On arriva vers les six heures du soir àConstantine.

Mon oncle Mahmoud probablement averti partélégramme m'attendait à la messagerie où s'arrê-tait jadis la diligence d'Aïn-Beida.

Le visage de Constantine et celui de mon oncleme parurent beaux. En passant, au niveau du caféde Si Ben Yamina, je vis de loin le vieil hommeservir ses cafés à sa clientèle de charretiers, de maqui-gnons que j'avais connue quelques années aupara-vant.

Nous prîmes cette rampe de la rue Perrégauxqui descend sous le perron de la médersa. La maisonde mon grand-père était quelques pas plus loin. Lafemme de mon oncle qui s'était marié entre-tempsme reçut très bien.

La femme de mon grand-père Khalti Bibya,m'accueillit aussi très chaleureusement en haut del'escalier. Je la trouvai un peu vieillie. Elle avait cerouleau de papier qu'elle humectait de salive pour leplonger ensuite dans sa tabatière, puis le mettait danssa narine, d'où le bout dépassait, comme je l'avaisconnue auparavant.

La niche du chien de mon grand-père était videdans son coin. Khalti Bibya, qui était propriétairede la maison, avait probablement, après la mort demon grand-père, jugé ses ressources insuffisantes.Il y avait maintenant des locataires dans la maison.Elle occupait un medjless où elle habitait avec sonfrère, Khali Allaoua, un vieux garçon doux comme

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un agneau qu'elle avait établi, dans une rue pas loinde là, charbonnier parce qu'il n'était lui-même ca-pable d'aucune initiative.

En face de son medjless une pièce habitée par unjeune ménage où le mari — qui portait sur les deuxjoues les balafres du Khouan qui se livre aux séancesthaumaturgiques hebdomadaires des Aïssaouas —était de son état ouvrier « coupeur » à la fabriquede tabacs Ben Koreichi qui était alors prospère.

Dans la sérailla où logeait jadis mon grand-oncleM'Hamed, habitait à présent vin ouvrier remarié,Si Ali, qui avait une fillette de son second lit, et desa première femme une fille d'une vingtaine d'année,divorcée.

Mon oncle occupait avec sa femme les deuxpièces du second étage : une chambre à coucher, unepièce à tout faire, séparées par une southa où matante faisait sa cuisine.

La chambre à coucher était assez spacieuse etservait aussi de salle de réception pour les femmesqui rendaient visite à ma tante ou pour les invitésde mon oncle.

Dans une espèce d'alcôve, comme il y en a pres-que dans toutes les grandes pièces à Constantine, ily avait un harmonium presque aussi grand qu'unpiano ordinaire et qui indiquait qu'on s'occupait demusique dans la maison. Dans un autre coin de l'al-côve une commode au style indéfinissable garnied'une horloge et de deux sous-verre qui montraient

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leurs fleurs artificielles. A l'autre bout de la pièce,le lit à peu près du même style.

L'ensemble était assez coquet et propre et meparaissait charmant dans l'éclairage d'une lampe àpétrole, car la maison n'avait pas encore fait ins-taller l'électricité.

L'accueil de mon oncle et de sa femme futcharmant. Je ne sentais plus cette hantise de la tan-née que mon père m'administrait à chacune de mesincartades. Je ne me sentais pas non plus cette ti-midité excessive qu'imposait aux enfants, dans lesfamilles musulmanes, la présence du père.

Chez nous à Tébessa, nos ébats, mes sœurs etmoi, se réglaient en effet sur les entrées et les sor-ties de mon père.

Ce soir-là, je fus loquace tout le long du repas.Et quand vint l'heure du coucher, que ma tantem'installa un matelas par terre et crut que j'étaisendormi, je l'entendis dire à mon oncle :

— Tu sais, comme il parle bien ton neveupour un garçon de son âge...

Je m'endormis avec une pointe d'orgueil aucœur. Tel était le nouveau cadre dans lequel allaitse dérouler ma nouvelle existence.

Mon réveil y fut enchanteur. Ma tante me fitdéjeuner comme un invité de marque : du maq-roud accompagnait le café au lait. Pendant quemon oncle faisait sa toilette dans une cuvette encuivre étamé - le liyan -, je remarquai que la fe-nêtre, garnie d'un moucharabieh de fer forgé pas-

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se au vert, selon le style mauresque, et où deux gar-goulettes rafraîchissaient l'eau, donnait vue sur leRhumel, et plus loin sur la gare et plus loin encoresur les pins.

Je devais accompagner mon oncle qui voulaitme présenter au maître du cours complémentaire,Monsieur Martin, qui avait été aussi son ancienmaître et celui de mon père.

Nous passâmes d'abord par le kiosque de mongrand-père où mon oncle avait l'habitude de pren-dre son journal, chaque matin. Nous traversâmesensuite la rue Caraman qui me parut plus belleencore que dans mes souvenirs.

Avant l'édification, vers 1925, de l'esplanadequi surplombe la Brèche et sous laquelle on instal-la le marché aux légumes actuel, c'était là que lajeunesse européenne faisait sa promenade en flir-tant, les gens plus âgés faisant la leur sur la placede la Brèche même qui était plus spacieuse avantles précédentes transformations.

Dans la rue de France on s'engagea dans lapartie commerçante et mixte de la ville. C'était eneffet le point de jonction des trois quartiers : ara-be, juif et français.

C'est là que l'étincelle jaillissait chaque foisqu'il y a eu, comme le 5 août 1934 entre Arabes etJuifs, un choc entre deux communautés.

Mon oncle prit une rue qui descendait vers lemarché de Rahbat Essouf. Nous traversâmes la pla-ce et nous nous engageâmes dans ce labyrinthe

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qui s'étend de là jusqu'à l'école de Sidi El-Djellis.En passant, mon oncle entra dans la fabrique destabacs Ben Koreichi où il était chef-comptable.

Je fis rapidement connaissance avec l'atmos-phère de cette fabrique. C'était probablement unetrès belle maison d'habitation style mauresque avectous ses murs recouverts de zelidjs, la cour dallée demarbre blanc. Une odeur de tabac vous saisissaitdès le seuil. Et ce n'était pas désagréable.

Dans la cour ensoleillée, autour des tables bas-ses à la surface recouverte d'une plaque de zinc,quelques groupes de jeunes empaqueteurs travail-laient. Les paquets de tabac à priser livrés par leservice du pesage, filaient entre leurs mains agilesqui passaient la vignette à coller sur la plaque dezinc enduite de colle de farine fabriquée sur placeet en entouraient chaque paquet.

Le patron - le mallam -, vêtu à la mode desvieux constantinois, était assis devant son bureaudirectorial. Mon oncle salua et entra dans le servicede la comptabilité pour donner à ses collègues je nesais quelles instructions.

Puis nous ressortîmes pour nous rendre à l'éco-le Sidi El-Djellis qui n'était qu'à quelques pas.

Monsieur Martin reconnut mon oncle, son an-cien élève. A ma présentation, il fut visiblementheureux de m'avoir pour élève, après avoir eu monpère et mon oncle. Il le dit d'ailleurs à la classe, oùles têtes se relevèrent sur les cahiers ou les livres, ànotre entrée.

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Ma présence fit, probablement, mesurer auvieux maître la tâche accomplie entre deux géné-rations de cadis, d'instituteurs et d'auxiliaires médi-caux.

Avec lui et dans cette classe, j'allais mettre lepied dans la seconde étape de mes études.

La destination que mes parents avaient, du-rant les vacances, longuement discutée pour moi,me désignait la filière de la médersa en vue d'unecarrière dans la justice musulmane.

Ceci m'obligea, avec un condisciple tébessienqui avait réussi comme moi à l'examen des bourses,à m'inscrire au cours du cheik Abdelmadjid quiétait professeur à la médersa et y préparait ceux desélèves du cours complémentaire qui choisissaientcette voie.

Ce cheik d'un côté et Monsieur Martin deFautre allaient former dans mon esprit les deuxplis qui déterminèrent à peu près mes penchantsdans l'ordre intellectuel.

Cheik Abdelmadjid donnait son cours degrammaire arabe et syntaxe, chaque matin à septheures, à la grande mosquée. Je devais me lever debonne heure pour y aller. Il s'asseyait dans le mih-rab. Nous formions cercle autour de lui.

Nous avions vite discerné chez lui une certai-ne rigueur contre des usages périmés dans la socié-

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té musulmane, comme le maraboutisme, et contreles abus de l'administration française. On s'arran-geait de trouver une anecdote pour l'engager dansce domaine que nous préférions aux considérationssur l'aoriste et le verbe trilitère, et nous arrivions par-fois à lui faire passer l'heure de cours en diatribessociales et en satires politiques.

Quand il nous lâchait à huit heures moins lequart, c'était juste le temps de prendre un beignetou un bol de pois chiches au cumin et d'aller dare-dare à Sidi El'Djellis, chez Monsieur Martin.

Ce dernier enrichissait le vocabulaire de sesélèves, leur inculquait le goût et l'art de la compo-sition. Il nous lisait parfois les meilleures, celles desplus grands qui avaient déjà passé chez lui plusd'une année : c'étaient des petits chefs-d'œuvre.

Quant à moi, il m'avait inculqué surtout legoût de la lecture. Il faisait le prêt du livre tous lessamedis après-midi. J'ai lu ainsi chez lui tout JulesVerne et pas mal de romans de cape et d'épée.

Avec mon oncle Mahmoud, j'apprenais d'au-tres choses. C'était un bon vivant, il m'entraînasur son harmonium. J'en retins le zeidan ou la sei-ka, je ne sais plus. Je les rabâchais quand j'étaisseul.

Mais j'aurais surtout, voulu apprendre de luila « nagharat » ces deux tambourins jumelés surun fût en bois sur lesquels on joue avec des baguet-tres, aux Aïssaouas à Constantine comme aux Ka-dryas à Tébessa. Mon oncle Mahmoud était un na-

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ghariste virtuose : c'était le spécialiste en la matiè-re à la zaouia où il m'emmenait les samedis soir.Petit à petit, je m'étais familiarisé avec les visagesde la confrérie de mon oncle. Et quand elle don-nait une soirée dehors, dans une maison où une fa-mille célébrait ainsi un ex .voto, j'étais de la partieJe m'asseyais dans le cercle formé par le chœur etles instrumentistes et ma voix de jeune coq quimue - j'avais quatorze ans à l'époque - perçait.

La « hadra », ce groupe de « khouans » rangés,parmi lesquels le chaouch qui à cette charge désigneà tour de rôle celui qui doit entrer en transe, semettait debout et commençait ses litanies et sesmouvements au rythme scandé par le chaouch quibattait la mesure de ses mains. Le mokkadam SidAli Ben Elghoul, se mettait dans un coin entouréde la prévenance de tous, comme leur père spiri-tuel, toujours présent à leurs petites et grandes af-faires, leurs mariages, leurs circoncisions, leurs en-terrements.

La confrérie Aïssaouas avait la faveur desgens de la ville, de sa bourgeoisie. Celle des Amariasétait plutôt celle des marchands ambulants, descochers, des tirailleurs en garnison à Constantine.

Mais j'avais aussi mes fréquentations d'école.Mon camarade tébession, Helaimia Salah, parta-geait une chambre dans un très modeste garni avecson frère qui terminait sa quatrième année de mé-dersa. Il venait plutôt chez moi, à la maison de mononcle.

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Mais j'aimais aller chez mon camarade, Ham-za Bouchoucha, de Canrobert, qui habitait unetoute petite, mais petite chambre à l'hôtel du Saha-ra, le seul je crois à Constantine qui avait une clien-tèle arabe. On l'appelait aussi l'hôtel de la Borgne,probablement à cause de son ancienne patronne àlaquelle avaient succédé ses enfants, un vieux gar-çon et une vieille fille que je connaissais.

J'aimais aller travailler avec Bouchoucha danscette petite chambre où nous nous asseyions sur lelit. A cause, je crois, de cette atmosphère d'hôtel oùje me sentais libre de toute tutelle de la famille.J'avais hâte de proclamer mon indépendance. Allerà l'hôtel, c'était pour moi conquérir un peu d'indé-pendance. Mon oncle voyait d'ailleurs la chose d'unmauvais œil, quand je rentrais un peu tard le soir.

Les dimanches, je les passais souvent chez mamère Bhaidja qui me gâtait toujours. J'allais aussiau cinéma, car je gardais ma bourse, c'est-à-dire lestrente francs que je touchais par mois ; car mononcle gardait la part de mon père dans le kiosquede Baba El-Khoudeir.

Chez ma tante Bibya, j'avais appris à faire lepetit fuseau de papier enrobé de tabac à priser queje me mettais, comme elle, dans la narine.

Elle dirigeait toujours les affaires de son frère,le charbonnier, oncle Allaoua. Mais je voyais rare-ment son autre frère, oncle Salah. Il habitait àChâteaudun-du-Rhumel et m'intriguait beaucoup1

quand il venait, avec ce gros manteau de peau de

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chèvre qu'il portait poils dehors comme il s'envoyait au début de l'ère de l'automobile, sur le dosde ces chauffeurs qui y ajoutaient de grosses lu-nettes noires, à cause des grandes vitesses, à cetteépoque où les voitures de marque faisaient du qua-rante à l'heure.

C'était dans cet accoutrement que jadis Ham-ma Sans-Talons conduisait la seule voiture de Té-bessa que je suivais avec les enfants, dans les ruesde la ville.

Dans mon propre accoutrement, il y avait àprésent un détail nouveau : Je portais des lunettes.Durant ma dernière année à l'école de Tébessa,l'heure de lecture, qu'on faisait une ou deux foispar semaine, était pour moi une heure de tortu-re. Dès les deux ou trois premières lignes mon re-gard s'embrouillait. Je ne voyais que du brouillard.J'étais très gêné de faire, devant mes camarades,une lecture épelée en me frottant 1s yeux à chaquesyllabe, sans oser dire à mon maître que je ne pou-vais pas lire. J'eus aussi l'angoisse de penser quec'était un vice rédhibitoire qui m'empêcherait defaire mes études.

J'avais enfin osé mettre mes parents au cou-rant de mes terreurs. Ils décidèrent qu'à Constan-tine, je serais présenté à un oculiste. Je fus présentéà un ami de mon grand-père qui me prescrivit deporter des lunettes. C'est ainsi que depuis cette épo-que je les ai portées.

Elles me valurent, les premiers temps, pas mal

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d'ennuis avec les jeunes Européens qui, en mevoyant, marqué que j'étais par la chéchia rouge,ne manquaient pas de me lancer :

Eh ! quat'-z-ieux !Les jeunes Européens ont joué un rôle de pola-

risateurs de ma conscience. Surtout, les jeunes ly-céens. Le dimanche, quand je les voyais dans leuruniforme de gabardine vert foncé, faire leur pro-menade sous la conduite de leur surveillant, je rê"vais. Les uns deviendront avocats, les autres méde-cins ou professeurs. Moi, je suis condamné à deve-nir un adel.

Une occasion s'était offerte à moi pour entrer aulycée. Je devais présenter un examen spécial. Maismon âge, car j'avais eu du retard dans mes étudesprimaires, m'empêcha d'y être admis.

En cette année 1920, je prenais avec cheik Ab-delmadjid mes premiers éléments de culture arabe.J'avais appris à distinguer les « cas » de la gram-maire arabe et à réciter quelques vers.

Dans le pays, c'était également un tournant.A Constantine, un journal de langue arabe, En-Nadjah, fondé un an auparavant par un jeuneconstantinois Mami Smaïl, qui revenait de Tunis,de la Zitouna, avec l'auréole du ilm, concrétisée au-tour de sa tête par le voile qui recouvre la kachta,versait sa pâture hebdomadaire dans les esprits.Maigre pâture, sans doute, où la rubrique mariageet décès tenait une bonne place. Mais écrite en al-phabet arabe, elle devenait une sorte de défi à l'ad-

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ministration coloniale qui accentuait sa politiquede francisation.

Les anciens lecteurs du journal tunisien, Ez-Zohra, trouvaient maintenant leur nourriture spi-rituelle sur place. Le numéro du Nadjah qui arri-vait à Tébessa faisait le tour de la ville, de mainen main. Mon oncle Younès m'envoyait, régulière-ment, le lui demander chez un vieil ami. Je deman-dais En-Nidjah croyant que cette forme répondaitmieux à la phonétique arabe.

Avec cheik Abdelmadjid, j'avais au moins ap-pris à lire correctement le titre du journal En-Nad-jah. Car pour le reste, mon irrégularité à ses coursm'avait empêché de faire beaucoup de progrès enarabe.

Mais dans la classe de Monsieur Martin, où il yavait trois clans, j'appartenais, malgré tout, à celuides méderséens. Je ne sais pas quelle était lanature exacte du sentiment qui faisait la démarca-tion entre les futurs instituteurs, les futurs auxi-liaires médicaux et les futurs magistrats musul-mans, mais il me semble que chaque clan percevaitce sentiment. Et les futurs méderséens parmi les-quels j'étais, avaient le sentiment d'une mission na-tionale.

L'éducation maternelle jouait un rôle dans ladémarcation de ces clans. Les futurs instituteursétaient déjà chez Martin voués à cet esprit laïquequi marquera leur mouvement, quand Tahret fon-dera la revue « La voix des humbles » où ils par-

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leront de Voltaire et des vertus de la révolution de1789. Ils transfuseront d'ailleurs leur esprit et leurvocabulaire dans la formation d'un autre clan, ce-lui de quelques enfants indigènes qui, privilégiéspar la fortune ou par la condition administrativedu père, pouvaient faire leurs études dans un lycée,comme Abbas Ferhat.

Il est vrai qu'il y avait même dans ce clan deprivilégiés des cas typiques : le docteur Moussa quiengagea les premières bagarres avec Morinaud, lemaire omnipotent de Constantine, et apprit à magénération une certaine manière de porter la ché-chia à la « Moussa » et le docteur Mosly, tatouécomme un forçat, d'une stature herculéenne quimariera ses filles à des officiers français et mettraen pharmacie un produit à son nom : « Le siropMosly ».

Le clan des futurs auxiliaires médicaux étaitplus discret, presque sans voix dans la classe et entout cas sans personnalité : On sentait les futurssages collaborateurs du « médecin de colonisation »

Je crois que le clan des futurs méderséens, chezMartin, se définissait surtout par un sentiment re-ligieux plus ou moins nettement perçu.

Avec le recul, je me rends compte que c'est magrand-mère Hadja Zouleikha qui m'a voué à la mé-dersa. '

Quand je passais devant celle-ci, son beau bâ-timent blanc style mauresque qui surplombe à picle Rhumel accrochait mon esprit, parlait à mon

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âme. Mais il me rappelait surtout mon retard aveccheik Abdelmadjid, ce qui me causait un grand ef-froi.

Mais mon esprit avait mille occasions de s'éva-der de ces terreurs. Constantine m'en offrait detoutes sortes. Je faisais des vadrouilles avec mes co-pains au Remblai. Là où devait s'édifier par la sui-te le premier bidonville de Constantine, se tenaitalors une sorte de marché permanent où se vendaittout ce qui était hors d'usage : ferraille, vieillesciefs, vieux vêtements... Que sais-je ?

On se mêlait à cette foule anonyme faite depaysans déclassés qui n'avaient plus leurs placesdans les campagnes d'où la colonisation les avaitchassés, en expropriant leurs terres et qui n'avaientpas été encore admis dans la ville. Il se mêlait àeux aussi pas mal de pickpockets. Un jour, m'étantarrêté parmi cette foule, devant la poussette d'uneloterie où l'on gagnait de menus objets, mon porte-monnaie, où je venais de mettre les trente francs dema bourse, disparut.

Le Constantine citadin offrait d'autres specta-cles. Avec mon oncle, je gardais le contact avec soncôté pittoresque : Les Aïssaouas, les « Aliyins »les musiciens. Et même avec son côté héroïque. Al'époque, on parlait beaucoup des exploits d'un jeu-ne hors-la-loi qui avait pris le maquis dans les gor-ges mêmes du Rhumel. Son nom, c'était Bou-chloukh. Il était le héros auquel rêvaient les adoles-cents avant de s'endormir.

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L'administration qui ne voulait pas laissers'établir une légende d'héroïsme dans la ville, mobi-lisa contre lui les meilleurs de ses limiers. Mais Bou-chloukh déjouait toujours leurs filatures, en se glis-sant parfois, de la fenêtre d'un fondouk où il avaitété repéré, le long d'une gouttière jusqu'à la con-duite qui évacue dans le fond du Rhumel les eauxde la ville. Là, il disparaissait par enchantement.

Cette légende nourrit mon imagination, ali-mentée par ailleurs par celle de Ben Zalmat qui fai-sait parler de lui, à la même époque, dans l'Aurès etpar celle de Boumousrane qui écumait la régiond'Aïn-M'Lila.

Un jour, nous apprîmes avec consternationque Bouchloukh avait été blessé et arrêté. Il est vraique nous eûmes la consolation d'apprendre en mê-me temps que « l'inspecteur » Bounab, qui l'avaitblessé, y avait laissé sa vie.

Le procès de notre héros fit sensation à Cons-tantine où l'on colportait son mot au président quivenait de prononcer sa condamnation à mort :

— Vous condamnez le banc sur lequel je suisassis, vous ne me condamnez pas, aurait dit l'ou-tlaw.

Une chose est certaine : quelques jours après,Bouchloukh, qui était détenu à la Coudiat, commele sera Ben Boulaïd une quarantaine d'années plustard, fit une évasion sensationnelle. Malheureuse-ment, il fut repris sur la toiture de la prison. Et ce-

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la lui valut probablement qu'on avançât la date deson exécution.

Ce jour-là, les Arabes, les Juifs et les Françaisde Constantine poussèrent un soupir. Pour des rai-sons différentes, bien entendu.

Entre-temps, ma mère était venue à Constan-tine pour consulter un médecin. Une maladie quidevait perturber toute l'existence de la famillel'obligeait à consulter un spécialiste. Je ne sais pasce qu'a pu dire le médecin, mais je me rappelle ledernier moment passé avec ma mère, en la rac-compagnant à l'autobus qu'elle devait prendrepour retourner à Tebessa. Ma mère Bhaïdja étaitvenue la raccompagner aussi. A quelques pas dubureau de la messagerie, ma mère se tournant versma nourrice lui dit :

— O ! Bhaïdja, ma chérie, je te laisse Esse-dik !...

Et Bhaïdja, sur un ton de reproche, répon-dit :

— O ! Zehira, ma chérie, as-tu besoin de mele dire !....

Aujourd'hui, je sais que ces vénérables fem-mes ont mis dans mon existence toute la douceurqu'elle pouvait contenir.

L'année scolaire touchait à sa fin ; nous étionslargement engagés dans le troisième trimestre et àla veille des examens.

Je redoutais les pièges de la grammaire arabe,surtout dans les cas irréguliers. Quelques camarades

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de mon clan, plus assidus que je ne l'avais été chezle cheik Abdelmadjid Ben Djamaa, me fournirentdes réponses à des questions inquiétantes.

Un matin, je franchis le seuil de la médersa,mon porte-plume et mon encrier à la main. Je fisla connaissance du chaouch - appariteur, concierge,•distributeur des bourses - qui logeait là avec safamille. Je fis connaissance avec mes concurrentsdont deux fils du cadi de Bordj, Si Mostefaoui, etdont je me rappelle la silhouette parce qu'ils por-taient burnous et turban. Je fis enfin connaissanceavec le directeur Dournon qui nous distribua lessujets et surveilla les épreuves.

J'avais été parmi les favorisés du sort. Le soir,dans la cour rnosaïquée et garnie d'une vasque dela médersa, le directeur Dournon - dont je remar-quais le zozotement - prononça les résultats.

J'étais admis avec mon ami Salah Halaimia.Nous nous jetâmes dans les bras l'un de l'autre.

Ce soir-là, sur le perron que j'avais franchi lematin et où j'avais à présent le droit de me tenir,des méderséens plus anciens nous entourèrent etcommencèrent notre initiation aux choses de lamédersa.

Ma pensée était ailleurs... Je voulais revoirTébessa, mes anciens camarades avec mon nouveautitre.

Je n'était plus « élève », j'étais « étudiant » àla médersa.

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Les mots eux aussi ont une puissance sur lavocation.

Je fis quelques achats vestimentaires pourrentrer le plus solennellement possible à Tébessa.

Je repris l'autobus qui m'avait emmené àConstantine neuf mois auparavant.

L'engin déambula à longueur de journée. En-fin, à l'heure vespérale il dévala les pentes de Hal-loufa.... Et je vis à un tournant le Pain de Sucresurplombant la masse du Bourouman qui bornel'horizon, au sud. Le Pain de Sucre que les Tébes-siens nomment le sommet de Sidna Abdallah, c'estle clocher de Tébessa. C'est le signal qui annonceaux Tébessiens le retour au bercail quand ils re-viennent de Bône, de Constantine ou d'Alger. Il se-ra pour moi bien des fois dans ma vie le signal demes retours....

Vers cinq ou six heures, le car franchit le pontOuad Nakes, traversa le quartier résidentiel euro-péen, passa devant mon ancienne école et pénétrapar la porte de Constantine dans la ville. Je recon-naissais au passage certains visages.

Un de mes anciens camarades de jeu me re-connut. Il poussa un cri de joie et courut derrière lecar et me rejoignit juste pour s'emparer de ma va-lise pour me la porter à la maison.

Mais la maison était vide...Ma mère, à son retour de Constantine avait été

emmenée à l'hôpital Sadikia, à Tunis, où elle avaitsubi une opération mal réussie qui mettait ses

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jours en danger. Mes deux sœurs étaient avec elle,l'une pour se faire soigner elle-même, l'autre, laplus jeune, comme garde-malade. Mon père étaità son chevet.

Je descendis dans la maison de mon oncle, àcôté. Et d'ailleurs je ne ressentais pas, je crois, lecoup du destin. Je ne le ressentirai que le jour oùje revis ma mère ramenée chez nous et montée danssa chambre sur un tapis, porté par quatre hommes.

Ce jour-là, j'ai pleuré amèrement croyant quema mère allait mourir.

Mes vacances se passèrent entre mes sortiesavec mes amis d'enfance et la pharmacie de ma mè-re malade.

Mais cette femme, même gravement malade,a dirigé sa maison. C'est elle qui avait préparé monretour à Constantine. De son lit elle avait préparéle moindre détail de mon voyage. Car à présentj'allais être « interne » et ce régime comportaitpour le méderséen qu'il emportât ses couvertureset son matelas.

Ma mère prépara tout cela. Mais, le matin demon départ, elle ne versa pas l'eau du retour surmes pas. Ce fut ma sœur aînée qui le fit sur le pasde la porte.

***

Mon retour à Constantine me mit en face dema nouvelle condition et de ses perspectives. Sur le

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seuil de ce grand portail de cèdre à gros clous et àmarteau de bronze qui ne s'ouvre que pour lessolennités, et où les jours ordinaires on n'ouvre quele portillon, je fus accueilli par le personnage leplus typique de mon nouveau milieu.

Déjà plié par l'âge et d'habitude en blousekaki quand il est au travail et en burnous à sesheures de repos, il m'accueillit enveloppé de sonburnous et avec ce sourire un peu moqueur que jelui ai connu durant toutes mes études à la méder-sa.

Un air chafouin, des yeux malins derrière seslunettes à branches métalliques et une barbichetteaux poils blancs. C'était celui qu'on appelait Ammi- oncle - et que j'appellerai ainsi pendant quatreans.

C'était le chaouch, le personnage le plus dé-concertant parce qu'il pouvait inspirer de la sym-pathie aujourd'hui et de l'antipathie le lendemain.Il était l'huissier de l'établissement, l'appariteur dudirecteur Dournon et parfois son agent de rensei-gnements. Bien avec certains professeurs, mal avecd'autres comme avec les étudiants, il devait ainsichaque année, le dernier jour des vacances, atten-dre dans l'encadrement du portillon ouvert sa nou-velle clientèle.

— Et toi, d'où tu viens ?

C'était la question qu'il posait à chaque nouvelarrivant. Il me la posa à mon tour, alors que jeportais ma valise et qu'un portefaix déposait sur

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le perron le barda de mon matelas et de mes cou-vertures enveloppés de toile de sac.

— De Tébessa, dis-je.Le chaouch jeta un regard sur un papier qu'il

tenait à la main :— Halimia.... et....Seddik dit-il...

Moi, je suis Seddik fis-je.— Bon ! suis-moi...Je suivais le petit bonhomme et le portefaix

reprenant son fardeau me suivit.

Nous pénétrâmes dans l'aile réservée aux dor-toirs. Nous gravîmes un escalier et sur le palier lechaouch ouvrit une porte. Un lit était déjà garniet trois autres encore vides dans la petite pièce. En-tre deux lits, se faisant vis-à-vis, il y avait justel'espace pour une table qui servait d'écritoire pourles deux occupants. Je faisais déposer mon matelassur le lit faisant face à celui qui était déjà occupé.Au plafond une lampe nue. Faisant face à la porteune fenêtre garnie de vitres translucides donnaitsur la rue Perrégaux.

C'est là que j'allais passer ma première annéede médersa. Mon vis-à'vis était un Guelmois, ac-tuellement cadi ou juge, je ne sais. Les deux autresseront, l'un de Batna, d'une famille de commer-çants, nommé Fadli, l'autre un certain Gaouaou,fils de gendarme. Le premier était déjà mûr, le se-cond avait les habitudes - bonnes et mauvaises -d'un bébé qui n'a pas mûri. Des deux côtés, j'allais

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être attiré par une affinité morale, quelque chosequ'on peut appeler l'innocence.

Je me mis à préparer mon lit quand Fadli etGaouaou, à leur tour arrivèrent. Tout de suitenous fûmes des amis et décidâmes d'aller dîner en-semble. Nous avions repéré déjà le gargotier des

<v étudiants », près de la préfecture.

En sortant de la pièce où nous étions, nous fî-mes d'abord une inspection des lieux. Les quatrepièces, dont nous occupions une, donnaient sur unesorte de couloir ouvert sur l'abîme du Rhumel, survin paysage d'une sauvage beauté. Au fond du cou-loir un lavabo à trois robinets et à côté les toilettes.

En sortant, le chaouch nous avertit :

— Je ferme la porte à dix heures...

Constantine me parut encore plus beau cesoir-là. Et dans la salle du gargotier, autour de cet-te table à dessus en marbre commun sur un châssisen fer, le repas fut intime et amical. Le garçon desalle criait ses commandes, au fur et à mesure. Lesplats sortaient d'un guichet communiquant avecles cuisines. Le garçon, en tablier bleu et les man-ches retroussées, les disposait devant les clients enmême temps que les couverts et le morceau de pain.

C'était pour la première fois je crois, que je meservais de fourchette et de couteau. Dans nos fa-milles, c'était différent. L'usage du plat commun,de la cuiller pour la chorba et le couscous et desdoigts pour les sauces, était encore en vigueur.

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De là, nous partîmes poursuivre notre conver-sation au café Bouarbitt. C'est là que depuis letransfert, au début du siècle, de la médersa deSouk-El-Asser où elle faisait corps avec la mosquéeSidi El-Kattani, à son emplacement actuel, sous legouvernement de Jonnart qui avait donné son nomau style des monuments de l'époque, des généra-tions de méderséens se sont réunies dans la salle etl'arrière-salle de l'établissement, le matin, à midi etle soir.

Bouarbitt n'était pas le propriétaire mais legérant du « Café de la Médersa .» Sa clientèle étaitexclusivement formée par les méderséens mais, àl'extérieur, il desservait aussi une clientèle dans deséchoppes, des ateliers, une menuiserie du voisinage.Il portait alors les consommations et revenait enfaisant claquer, selon un usage constantinois, sescafetières, qu'il tenait par la queue, avec cette dex-térité que j'admirais quand j'étais enfant.

Bouarbitt était vin visage du vieux Constanti-ne. C'était même un visage assez populaire qui s'as-socie dans les souvenirs des vieux constantinois, àIn survivance puis à la disparition d'immémorialestraditions de leur ville.

Quand ils étaient jeunes, en effet, ils ont pufaire, les jours de l'Aïd Seghir et de l'Aïd El-Kébir,cortège à Bouarbitt. Ce jour-là, il était habillé de cequ'il y avait de plus beau dans sa garde-robe. Il serendait avec un cortège d'enfants derrière lui, luijouant de la raïta des airs appropriés à la circonstan-ce tandis qu'un compagnon l'appuyait d'un tabbal,

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devant la maison du muphti puis devant celle du ca-di, pour rendre ainsi les honneurs à ces deux hautespersonnalités de la ville. Car tel était en effet le sensde la hiérarchie à cette époque-là marqué toutes lesmatinées des jours de fête, dans une atmosphère par-fumée par les odeurs de pain cuit et de makroud re-venant des fours, d'étoffe neuve des costumes d'en-fants et de henné aux mains des filles.

Puis quand ces jeunes Constantinois grandis-saient et qu'ils se mariaient à leur tour, c'était en-core Bouarbitt qui - cette fois après le crépuscule -conduisait, sous le toit nuptial, leur jeune épousemontée sur une sorte de chaise à porteurs recouver-te de brocart, appelée el-hadoua, et accompagnéed'un cortège de parents et amis portant des lam-pions polychromes qui projetaient dans les ruellesdu vieux Constantine des clartés incertaines.

Quand j'arrivai à Constantine en 1920, com-me méderséen, la hadoua n'existait déjà plus. Letaxi ou la voiture d'emprunt l'avait déjà remplacée.

Mais, dans les matinées des jours de l'Aïd Se-ghir et de l'Aïd El-Kebir, les méderséens nevoyaient pas Bouarbitt devant son oudjak au caféde la médersa. Il allait ce jour-là, encore une fois,faire survivre une tradition qui mourra définitive-ment avec lui.

C'était un type à la Dostoïewski. Quandil avait servi son client dedans ou dehors,qu'il avait tisonné son feu et lavé et rangéses tasses, Bouarbitt, debout à côté de son oudjakne parlait pas et n'écoutait personne. Il rêvait...

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Dans sa clientèle estudiantine il y avait deuxcatégories : ceux de la salle et ceux de l'arrière-sal-le. Les premiers c'étaient les calmes, les coupeurs decheveux en quatre, les discuteurs de quelque cho-se, les inquiets et aussi les solitaires, ou les romanti-ques qui lisent les poètes anciens et modernes.C'était en somme le côté salon littéraire.

Les seconds, c'étaient les joueurs de dominos,les hurleurs, les sportifs aussi car à cette époque oncommençait déjà à parler sport dans le milieu « in-digène », et à constituer des équipes et des clubssportifs. C'était le côté café maure.

Fadli, Gaouaou et moi-même, une fois restau-rés chez notre gargotier, nous allâmes poursuivrenotre conversation chez Bouarbitt.

Ce qu'on disait ne pouvait être que pour fairedavantage connaissance les uns avec les autres. Maischaque mot créait une parcelle du groupe que no-tre trio allait former durant toute cette année.

La pendule du café nous rappela à l'ordre. Ilfallait rentrer avant dix heures nous avait dit lechaouch. Nous rentrâmes, le Guelmois était déjàcouché. Nous poursuivîmes encore notre conver-sation à la médersa jusqu'à l'heure de l'extinctionde la lumière qui avait lieu à onze heures. Cecid'ailleurs posait le premier petit problème du nié-derséen, à son installation. Car pour travailler ousimplement pour bavarder ou lire des romans, ilfallait bien penser à s'éclairer par un moyen per-sonnel.

A

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1921-1922...

C'est ma première année à la médersa et aus-si le commencement de « l'après-guerre » dans lemonde.

Les méderséens, qui établissaient leurs relationsselon des affinités morales, se répartissaient, en ou-tre, en deux groupes. Ceux de première et de se-conde année en formaient un ; ceux de troisième etde quatrième année en formaient l'autre.

Au café Bouarbitt, du côté salon littéraire,se faisait parfois la fusion autour d'un fait politi-que ou d'un fait du jour.

Je ne lisais pas encore les journaux. Mais cesséminaires quotidiens me tenaient à jour.

Ceux de troisième et de quatrième année évo-quaient encore l'exploit d'un des anciens qui senommait Khattab. Un an ou deux auparavant, ilavait eu l'audace de semer des tribunes publiquesla panique parmi les représentants des colons auconseil général de Constantine. Un de ces élus eu-ropéens rapportait sur le vol d'une vache apparte-nant à un colon :

— Naturellement c'est encore un « indigè-ne » qui a volé, conclut-il.

Et des tribunes, Khettab qui terminait alors saquatrième année lança :

— Pourquoi pas un Français ?

Les oreilles de l'Administration bourdonnèrentce jour-là, car jusque là sa parole était sans repli-

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que. Et nos oreilles se délectaient à entendre évo-quer cette répartie.... annonciatrice.

On évoquait aussi Ben Rahal et ses originalités.On parlait naturellement du docteur Moussa. Maissurtout de l'émir Khaled, non pas en tant que pe-tit-fils de l'émir Abdelkader, mais comme porte-parole du peuple algérien. L'anecdote de la femmed'un officier français qui, dans un compartimentde première, lui avait arraché des doigts la cigaret-te qu'il venait d'allumer pour la jeter par la fenêtrecirculait. Et la rumeur ajoutait que Khaled s'envengea en précipitant par la même fenêtre le petitchien de la dame quand il aboya dans le comparti-ment.

Dans le public, on commençait aussi à parlerd'un certain Mustapha Kamal qui donnait du fil àretordre aux puissances coloniales. Et son portraitcommençait à circuler, comme les portraits de Sid-na Ali ou ces « messages » dont on ignore les au-teurs mais qui parvenaient en Algérie avec le re-tour des pèlerins de La Mecque, chaque année.

Quant au ghazi Mustapha Karnal, nous sa-vions qu'on pouvait se procurer son portrait à lalibrairie En-Nadjah. Et dans les dortoirs de la mé-dersa, on en voyait quelques-uns, à la tête de noslits.

En même temps, la légende du ghazi et d'Is-met Inonu furent pour nous synonymes de déli-vrance.

La turcophilie à la mode dans tout le pays, lefut particulièrement en milieu méderséen. Le di-

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recteur Dournon allait commencer sa chasse aux« jeunes turcs » de son établissement.

C'est à ce moment je crois que je me mis à lirePierre Loti et Claude Farrère.

Je lus « l'Azyadé », « les Désenchantées », et« L'homme qui assassina ». L'Orient moderne etancien m'appelait par ses grandeurs et ses misères.Ses évocations me faisaient pleurer ou m'enchan-taient mais en tout cas m'attachaient à quelquechose enfouie en moi et dont je commençais à peineà prendre conscience.

Les cours eux-mêmes, surtout avec nos profes-seurs arabes, développaient et entretenaient cet es-prit. Chez le cheik El-Mouloud Ben Mihoub, pro-fesseur à la médersa et muphti de la ville, noustrouvions encore quelque chose de plus. Il avaitgardé à l'esprit ce pli qu'y avait mis l'enseignementde son maître, le cheik Abdelkader Al-Madjawi etil allait le passer à ces générations de méderséens,dont j'étais, qui allaient se trouver naturellementinsérées dans le mouvement islahiste, alors naissanten Algérie.

On a tendance en général à rattacher ce mou-vement à des sources orientales modernes, avecDjamal Eddin et Abdou, comme initiateurs.

Il y a un abus dans cette tendance qui ne tientpas suffisamment compte de la tradition locale.En fait, il y a eu une continuité du mouvement is-lahiste en Algérie. Peut-être même dans tout lemonde musulman où les réformateurs se sont suc-

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cédé depuis Ibn Taimiya, au Ville siècle de l'Hé-gire. Mohammed ben Abdelwahab, le fondateur dupremier empire Wahhabite - qui sera détruit parMehemet Ali - fut en réalité un continuateurd'Ibn Taimiya, en Arabie.

L'ancêtre du roi actuel de Libye fut égale-ment un continuateur de cette tradition.

Enfin, plus près de nous - dans le temps etdans le lieu -, le cheik Ben Mahanna et son discipleEl-Madjaoui furent, à la fin du siècle dernier àConstantine, ses porte-étendard.

Le cheik El-Miloud Ben Mouhoub entraînaitdonc notre esprit dans le sillage d'une vieille tradi-tion.

Mais celle-ci se trouvait en quelque sorte ren-forcée par des apports nouveaux dans notre esprit.

D'une part, nos maîtres français y versaient,en effet, le contenu d'une culture cartésienne quidissipait ce brouillard dans lequel se développaitl'esprit mythologique qui correspondait aux su-perstitions cultivées alors en Algérie.

Pour ma part, c'était surtout le professeur Bo-breiter qui m'ouvrait les horizons nouveaux. Nonpas tant à cause de ses cours programmés : histoirede l'antiquité, littérature française, - quoique cela yfût également pour quelque chose -, mais surtoutà cause des lectures qu'il nous indiquait.

En effet, cette année-là, j'avais lu « le Disci-ple », de Pierre Bourget. Et ce roman m'avait ou-vert le monde psychologique dans lequel un esprit

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jeune, comme le mien, pouvait perdre pas mal deson illusion et même de sa candeur.

Ça pouvait, certes, aller plus loin encore-Mais les cours du cheik Mihoub, sur la théologie etla Cirât An-Nabi, ceux du cheik Ben Labed sur leFiqh constituaient une force de rappel qui rame-nait mon esprit à une juste moyenne. Le cheik Ab-delmadjid continuait, par ailleurs, à émailler sescours de ses réflexions sur les travers de la sociétéet les abus de l'administration. Elles animaient ennous un zèle militant.

Enfin et surtout, je fis la découverte, à la li-brairie En-Nadjah, de deux livres que je considèrecomme les plus lointaines et les plus déterminantessources de ma vocation intellectuelle.

Je veux parler de la « Faillite morale de lapolitique occidentale en Orient », d'Ahmed Riza etde la « Rissalat At-tawhid » du cheik MohammedAbdou, traduction de Mustapha Abderrazak, encollaboration avec un orientaliste français.

Ces deux ouvrages marquèrent, je crois, tou-te ma génération de la médersa. Je leur dois, entout cas, la tournure de mon esprit depuis cetteépoque.

En effet, l'ouvrage d'Ahmed Riza me donnait,avec une abondante documentation sur les splen-deurs d'une société musulmane à l'apogée de sa ci-vilisation, un étalon juste pour mesurer son affli-geante détresse sociale actuelle.

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Et l'ouvrage d'Abdou, je veux parler de l'in-troduction importante de ses traducteurs sur la ri-chesse de la pensée islamique à travers les siècles,me donnait un point de référence pour juger deson effrayante pauvreté intellectuelle dans le pré-sent.

Ces lectures corrigeaient mon spleen, cettenostalgie de l'Orient que me donnaient Loti, Clau-de Farrère, même Lamartine ou Chateaubriand.Elles me révélaient un Orient historique et réeldont je prenais conscience ainsi que de sa conditionmisérable actuelle.

Elles constituèrent pour moi une autre forcede rappel d'ordre intellectuel qui m'empêcha deverser dans le romantisme qui était alors à la mode,parmi cette génération d'intellectuels algériens.

Je subissais ainsi l'effet de pas mal d'influencesdirectrices, régulatrices ou stimulatrices. Et je doisnoter parmi celles-ci, une qui peut paraître singu-lière : je veux parler de l'influence de mon ami Mo-hammed Ben Sai.

Je n'avais pas encore fait sa connaissance. Ilavait quitté la médersa juste l'année d'avant, sansy avoir d'ailleurs terminé ses études. Mais il y avaitlaissé son sillage. Et Fadli, qui était comme lui deBatna, m'en parlait. J'idéalisais un peu ce que j'enentendais. Ben Sai, ce n'était pas seulement pourmois un aîné doué, intelligent et cultivé en arabe eten français, mais un être sur lequel on prend exem-ple, un guide, une manière de Gourou.

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On a dû s'étonner, en lisant un quart de siècleplus tard un livre, d'y trouver le nom de Ben Saicité dans la dédicace comme celui de « mon maî-tre ».

Et cet étonnement aurait une double raison.D'abord parce qu'en Algérie, on n'est pas habituéà voir un intellectuel rendre honnêtement hommageà un autre intellectuel pour ce qu'il croit lui de-voir. Ensuite, parce que « mon maître », mon gou-rou, tombé en panne au beau milieu de ses études -pour des raisons à la fois psychologiques et sociales -n'offrait plus à ses concitoyens l'image qu'ilm'avait offerte quand j'avais seize ans.

Pourtant, il exerça réellement sur moi une in-fluence profonde, surtout quand je fis quelquesmois plus tard sa connaissance.

Au cours de nos promenades avec lui, Fadli etmoi, dans les pins, je l'écoutais, Et sa manière d'uti-liser le verset coranique comme interprétation so-ciologique de l'état actuel de la société musulmanem'impressionna beaucoup.

Par ailleurs, notre salon littéraire, au caféBouarbitt, me fournissait maintes occasions departiciper à des discussions sur la littérature ara-be. Je découvrais ses splendeurs passées et ses pro-messes présentes. Avec certains étudiants de troisiè-me et quatrième année, je pus - leurs commentai-res aidant - apprécier et même goûter le génie poé-tique djahilien et celui des poètes de la période om-meyade et abbaside.

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Amrou El-Kais m'intéressa, Chanfara me plut,Antar me fit rêver d'épopée... Farazdaq, El-Akh-tal, Abou Nouas exercèrent sur mon esprit leursdiverses séductions.

Dans un autre groupe, on se mettait à l'écolemoderne avec Hafez Brahim, Er-Roucafi... Et ondécouvrira un jour « les poètes arabes de l'exil » :Khalil Djabran, Illya Abou Madhi...

La traduction du « Lac », de Lamartine nousfit découvrir encore un nouveau genre, celui de lalittérature française traduite par les maîtres de lalittérature arabe contemporaine.

El-Manfalouti régnait alors sur cette école. Etses « Nedharat » et ses « Abarat » nous firent sou-pirer....

Je négligeais un peu mes cours. Sauf ceux deBobreiter, cependant. Mais je lisais beaucoup. Mê-me le roman de cape et d'épée. J'adorais Michel Ze-vacco et j'avais lu à peu près toute sa série des Par-daillans.

Il m'arrivait aussi de méditer, de me poser depetits problèmes. C'est à cette époque, je crois, quej'ai découvert que la terre ne tournait pas.... Eu-rêka !... Eurêka !...

Mes camarades me regardèrent avec effroi...Peut-être que ma raison avait tourné de l'autrecôté... Je voyais cette pensée dans leurs yeux. Jem'efforçai de leur expliquer :

— Si la terre tournait, un ballon lancé en l'airdoit nécessairement avoir un point de chute à une

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distance du point de lancement, proportionnelle àla vitesse périphérique de la terre.

Ce n'est pas peut-être dans ces termes que je ledisais, mais c'était ce que pensais. Mes camaradesne voulaient pas se hasarder dans ce raisonnementet me regardaient ahuris. Quant à moi, heureuse-ment, j'avais oublié ce petit problème le long de laroute.... et n'y pensais plus.

A la même époque, j'ai dû traiter un autre pe-tit problème qui m'avait donné aussi pas mal detracas.

L'année du cours complémentaire ne m'avaitpas imposé de grand bouleversement vestimentaire.

C'est durant les premiers mois à la médersaque j'appris à porter la chéchia à « la moussa ». Cer.e fut pas très difficile de trouver dans une ruedonnant sur Rahbat Essouf la chéchia de qualitéconvenable, susceptible de recevoir et de garder lepli « Moussa ». Mais le moment vint d'adopter lacravate. Ce fut une autre histoire, car cela m'im-posait de changer le style de mon gilet qui, à la mo-de de jadis, n'avait pas cette échancrure qui laisseapparaître la cravate et mes chemises dont le coln'avait pas non plus été taillé pour la recevoir.

Et ce n'était pas seulement une question desous. Pour acheter une chemise « moderne », avecune couple de cols, il fallait acheter dans un magasinde la rue Caraman, un magasin français.

Ce n'est pas tout... Il fallait aussi parler auvendeur : un juif prêt à se moquer ou un Fran-

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çais imbu de son importance devant un indigène.C'était vraiment difficile.

Enfin on m'aida à acheter cet accoutrement.Mais ensuite, Gaouou et Fadli passèrent tout unaprès-midi de vendredi ou de dimanche, je ne sais,sur le perron de la médersa pour m'apprendre àfaire un nœud de cravate. Je ne parle pas de ladifficulté pour repasser le col et l'ajuster de maniè-re à ne pas laisser, entre lui et le corps de la chemi-se, cet intervalle discordant qui laissait apparaîtrefâcheusement une partie nue du cou chez la plupartd'entre nous à la médersa.

On n'imagine pas quelle difficulté c'était, àcette époque où nos sœurs commençaient seule-ment leur apprentissage du fer à repasser.

Ce fut, enfin, un petit problème résolu.En ville, je gardais mon contact habituel. Sauf

avec mon oncle Mahmoud, avec lequel j'étais enfroid, à cause d'une brouille familiale. D'ailleurs,il mourra cette année-là. Les uns diront à cause deson zèle aïssaouite pendant une séance thaumatur-gique au cours de laquelle il se serait perforé lesintestins. D'autres opineront pour une appendici-te négligée qui aurait déclenché une péritonite.

Toujours est-il qu'un matin Bouarbitt m'an-nonça, au moment de me servir mon café, queMahmoud était décédé, ne sachant pas trop sic'était un parent ou un simple homonyme.

J'allais aussi, de temps en temps, chez KhaltiBibiya, la femme de feu mon grand-père. Elle avait

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toujours son rouleau de papier à la narine et sonfrère, Khali Allaoua, assis près d'elle comme un en-fant bien sage. Elle lui demandait de temps entemps de lui gratter dans le dos. Il le faisait toujoursavec une piété filiale. Ses affaires d;ms le charbonne semblaient pas prospères car on sentait un peuplus de gêne à la maison, et un peu plus de délabre-ment.

Le locataire du premier, le « coupeur » à lamanufacture Ben Koraichi, était allé habiter ail-leurs. Le deuxième étage où habitait mon oncleétait vide, à présent.

En haut, à la Seraillla où habitait Si Ali, lafille divorcée, probablement lasse d'attendre unmari, était allée un jour au hammam et n'étaitplus rentrée à la maison.

Tout cela ajoutait à la détresse de la maison deKhalti Bibyia. Quant à ma mère Bhaidja, elle avaitsubi les effets de l'évolution de la situation écono-mique des grandes familles constantinoises, à cetteépoque. Le hamman, où elle était employée commecaissière, appartenait à la famille Ben Charif, quicommençait, sans doute, à sentir le besoin de revi-ser sa gestion du patrimoine. On vit un Ben Charif,pour la première fois dans les annales constanti-noises, s'établir épicier, rue Nationale.

On vit Ben Koraichi céder sa manufacture detabacs à un Juif, parce que ses affaires périclitè-rent, surtout depuis la mort de mon oncle.

Les Bachtarzi n'existaient plus. Les Salah Bey

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commençaient à se replier sur Tunis et les Lefgounsur eux-mêmes. On ne voyait plus le « grand »Lefgoun tenir sa petite société d'amis en face de lamaison familiale, sur cette sedda de maçonneriedressée là par un aïeul depuis des générations, et oùla conversation se poursuivait de la prière de l'Asrjusqu'à la prière du Maghreb.

Un vent de panique soufflait sur toutes cesfamilles qui avaient sauvé leurs fortunes du nau-frage de 1837. Un second naufrage avait lieu àprésent, qui allait engloutir le reste.

Ma mère Bhaidja en fut une des victimes. Eneffet, la famille Ben Chariff remettait la gestion duhamman entre les mains d'une vieille parente. Etma brave nourrice sans emploi et sans ressourcesdut aller se réfugier chez mes parents à Tébessa.

Dans le milieu méderséen lui-même, des trans-formations significatives d'une certaine dégrada-tion morale s'opéraient.

Depuis des générations, ce milieu avait consti-tué un groupe social qui marquait sa place à Cons-tantine. Il y avait le café de la Médersa et le gargo-tier de la Médersa. On se mit à fréquenter d'autrescafés. Bouarbitt avait constamment tenu le sien àun certain niveau. Dans la salle d'avant il n'y avaitaucune natte par terre, mais des guéridons à des-sus en marbre, des bancs à dossiers et accotoirs etdes chaises.

Pour l'époque, ça avait un certain air. Dans larue elle-même où il dressait son enseigne régnait

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une atmosphère de recueillement comme cette paixque le vrai parisien va goûter dans certains coins desa ville, à la terrasse d'un petit café « provincial »,c'est-à-dire là où survit une tradition.

Les méderséens se mirent à déserter le caféBouarbitt pour aller s'asseoir sur les nattes de leursnouveaux lieux d'élection. Et le café subissait leseffets de cette désertion et commençait à prendreun air misérable comme celui que je trouvais dansla maison de Khalti Bibyia.

Une autre migration avait affecté le milieuméderséen, à cette époque.

Un méderséen avait découvert une échoppesordide où le passant attardé dans le nuit, aprèss'être saoulé dans une taverne juive, peut venir,. -en rotant son anisette ou son gros vin -, casser lacroûte avec un bol de pois chiches, du poivron pi-quant frit à l'huile, des pommes de terre frites, destripes cuites à l'eau....

Le propriétaire de la gargote portait un sobri-quet : Boukamya.

Le méderséen qui fut son premier client, lui enamena un autre, lequel lui en amena un troisième.Puis assez rapidement, on vit toute la médersa fairela queue devant sa gargote à midi. A partir de midimoins le quart, les méderséens n'écoutaient plusleurs cours. Ils se préparaient pour arriver les pre-miers chez Boukamya qui n'avait, en effet, dans saboutique graisseuse, que six ou sept places assises.

En passant devant l'ancien café, j'étais désolé

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86 MEMOIRES D'UN TEMOIN DÛ SIECLE

quand je voyais Bouarbitt sur son seuil car iln'avait plus rien à faire dedans .Et quand j'entrais,parfois, chez Boukamya, j'étais écœuré.

La « clochardisation » de mon milieu me frap-pait et m'affligeait sans que je n'en comprenne niles causes sociales, ni les conséquences morales.

Dans ce milieu changeant, certains traits demon caractère commençaient à apparaître. J'affi-chais déjà des opinions, parfois avec une nettetéun peu cassante. Je me rappelle ce garçon de Khen-chela qui était comme moi, en première année. Ilavait une certaine apathie trop marquée dans sesgestes et dans ses paroles. Son rythme était désespé-rément lent, lent.... Et j'avais la cruauté de lui di-re : mais remue-toi donc !...

Mais mon sentiment à son égard n'était pasmalveillance mais volonté de transformation de cequi me choquait en lui. Le garçon - qui était d'uneexcellente famille et d'un excellent caractère - sou-riait pour masquer sa confusion mais n'avait au-nm geste d'impatience.

Ce trait de mon caractère, je le sais mainte-nant, est quelque chose d'essentiel dans mon être.H peut expliquer bien des choses dans ma vie, parla suite, et en particulier ce manque de souplesseque me reprocheront mes meilleurs amis.

J'aimais aussi à discuter. Surtout si le thèmeétait scientifique ou religieux. Nous allions parfoisporter nos débats dans une mission anglicane où jefis connaissance, pour la première fois avec les

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Evangiles. On engageait la discussion sur le dogmede la divinité du Christ avec un ancien taleb, quiaprès avoir appris par cœur le Coran dans la Zaouiade Sidi Ben Saïd - le patron de Tébessa -, s'était

laissé convertir au protestantisme par une Anglaiseque les Tébessiens nommaient Essayida Bina. C'estlà que je fis connaissance avec certains élèves ducheik Ben Badis qui venaient aussi croiser le ferpour la défense de l'Islam.

Et j'eus l'impression que nous appartenions àla même ligne d'esprit, ce que je n'éprouvais pasdans les quelques fréquentations de lycéens musul-mans que j'avais à ce moment-là.

D'ailleurs, on commençait à parler du cheiken ville et la connaissance avec quelques-uns de sesélèves nous apprenait que nous appartenions à lamême famille spirituelle, cette famille qui aurabientôt en Algérie un nom : l'Islah.

A cette époque, une tension se produisait en-tre Français et Juifs et mit en rumeur Constantine.Un journal hebdomadaire faisait campagne contreles Israélites. Il mit en concours l'explication d'uneénigme : pourquoi les cigognes de Constantine nenichent pas sur les maisons juives ?

Il y eut des réponses de toutes sortes. Des mé-derséens envoyèrent les leurs. Bref, la tension attei-gnit un tel point que les Juifs firent une marchepunitive contre le journal et précipitèrent tout sonmatériel d'impression dans le Rhumel.

Les nouvelles de ma famille me parvenaient

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d'une façon irrégulière. Mon père ne savait pasencore mettre sa plume paternelle au niveau dece devoir élémentaire qui consiste à tenir au cou-rant un enfant des affaires de la famille.

A Noël et à Pâques je n'étais pas rentré.J'avais seulement attendu le retour de Halaimapour apprendre quelque chose de Tébessa. Cetteannée-là le groupe tébessien s'était encore enrichid'une unité, Nencib Abdelhamid, à présent encours complémentaire, préparait lui aussi la mé-dersa.

C'est par ces deux amis que quelques nouvel-les détaillées me parvinrent sur mon père, ma mè-re, le père Adam, l'école de Tébessa, les camaradesque nous y avions laissés et qui, après leur certifi-cat d'études, prenaient un emploi dans la ville oufaisaient un apprentissage.

La vie somme toute suivait son cours, mettantchacun dans le petit courant où se réalisera sa des-tinée.

A la médersa, comme dans tous les établisse-ments d'études, le retour de Pâques marque dansl'année le tournant décisif des examens prochain.

Toute la vie du méderséen se modifie enconséquence. Plus de halte chez Bouarbitt pour lesrares étudiants qui lui étaient restés fidèles commemoi, plus de partie de dominos sur les nattes descafés nouvellement adoptés.

La queue devant Boukamya n'était plus aussilongue à midi, car les méderséens n'avaient plus le

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temps d'attendre une place sur les bancs luisants degraisse de la gargote.

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Le soir, le chaouch n'attendait plus les retarda-taires, tout le monde était à l'heure.

Et quand il éteignait l'électricité, à l'heure ha-bituelle, sans pitié, le passant pouvait voir, dans larampe Perrégaux, aux trois étages des dortoirs, àtravers les vitres de leurs fenêtres, des lumièresrougeâtres. Chaque étudiant a allumé sa chandelleou sa lampe pour réviser. Les feuillets jaunes destraités de grammaire arabe ou de fiqh sont au-des-sus des nez, car le méderséen aimait reviser en posi-tion couchée.

Quand le grand jour des examens irriva, toutle monde était pâle, tout le monde était chevelu,'a barbe hirsute, les cols de chemises froissés et sa-les car depuis deux mois personne n'avait plus eu lelemps de laver sa chemise au lavabo de son étage,personne n'avait eu le temps de passai chez le coif-feur ou d'aller au bain, de cirer ses chaussures, deraccommoder ses chaussettes.

Et un matin, debout devant Dournon qui fai-sait l'appel dans la cour de la médersa, toute cetteviande faisandée, gluante des sueurs des nuits de ré-vision, enveloppée de ses burnous qui avaient épon-gé au cours de l'année les sauces de Boukamya,était distribuée en quatre groupes. Chaque groupe,représentant une année, se rendit, comme le trou-peau docile à l'abattoir, aux salles désignées pourles examens.

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La semaine terrible commençait. Tout cequ'on avait ingurgité au cours de l'année on devaitle dégurgiter sur le papier numéroté placé devantl'étudiant à l'endroit qui lui était désigné.

Toute la médersa rota sa science variée et quel-que peu avariée pendant cinq ou six jours, sous leregard vigilant de Dournon. Il faut cependantcroire qu'on naît spécialiste dans l'art d'ouvrir unlivre ou un cahier à la page voulue sur ses genouxet de lire à travers l'échancrure de la gandoura quile masque, dans une demi-obscurité, ce qui a traitau sujet donné. Ceux qui avaient ce talent de co-pier des pages entières... copiaient bien entenduscus le regard vigilant du directeur.

Bobreiter était féroce pour ces spécialistes sur-tout quand ils lui copiaient une page sur Fénelonquand il avait donné son sujet sur Beaumarchais,par exemple.

Dournon était indulgent à ceux d'entre euxqui avaient la réputation de faire leur prière et quiportaient turban et gandoura. Au fond de sa pen-sée, nous le savions déjà, il préférait leur apathieà la turbulence des « jeunes turcs ».

Après ces jours fiévreux, la médersa passait àune autre phase, celle de l'angoisse.

Rien ne changeait encore dans les mines oudans les tenues. On attendait, la petite feuille signéede Dournon que le chaouch venait afficher derriè-re la porte de communication, maintenant con-

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damnée, entre les dortoirs et de la médersa propre-ment dite.

Pendant cette douloureuse attente, le chaouch•devenait la pythonisse de Delphes :

— Àmimi - petit oncle -, est-ce que j'ai réus-si ? demandait l'étudiant angoissé qui n'en pouvaitplus, surtout au dernier quart d'heure de l'attente.

Et Amimi, faisant le mystérieux, répondaitpar un ricanement :

— Hi !... hi !... hi !....Qu'est-ce que ça signifiait ? On n'osait pas

faire l'exégèse des paroles de la pythonisse, on pré-férait s'en remettre à la fatalité.

Et Amimi avait l'art d'afficher la feuille desrésultats quand il n'y avait aucun étudiant derrièrela porte de son purgatoire.

Enfin le premier méderséen qui découvrait lafeuille à cet endroit poussait le cri d'alarme. Et les•quarante étudiants des quatre années se ruaient,-seprécipitaient, se bousculaient.

Moment terrible. Car pour garder sa place àla médersa, et finalement, en obtenir une dans lamagistrature musulmane, il faut garder sa bourse.Et c'est l'examen qui en décide. On voit que c'étaitune question de vie ou de mort pour le méderséen.

Or, quand il y avait une queue ou une bous-culade autour de quelque chose, Halaimia savaittoujours être à la bonne place, tout en accusantceux qu'il délogeait de lui marcher sur le pied. Le

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nez en l'air, car il était petit - ce qui le navrait -il se dressait sur la pointe des pieds sous la feuille deDournon. Tout d'un coup, il fit un bond, sa calot-te rouge émergea parmi les autres calottes qui l'en-touraient et son cri habituel, quand il avait unebonne surprise à me faire, fusa :

—- Seddik !... ça y est.

Ouf ! nous gardions notre bourse lui et moi...

Aussitôt, une autre fièvre s'empara de tout lemonde. Vite chez le coiffeur, peut-être au bainmaure, on changeait de chemise, de col, de cravate,on cirait ses chaussures... et on faisait ses paquets.

La médersa devint un chantier de départs.Chacun songeait au cadeau à faire à sa famille... Ondevenait grand, n'est-ce pas ? Ben Abderrahman,le visage luisant de la généreuse huile kabyle dontil s'était probablement nourri depuis sa naissancechez des parents pauvres, avec cette mise simple dutaleb de Zaouia et qui avait l'habitude d'éclater ensanglots quand le cheik Ben Labed évoquait le nomdu Prophète, emporta un petit lit de fer rouilléacheté pour dix ou quinze francs au Remblai, ce« marché aux puces » de Constantine.

A Tébessa, ma mère était toujours sur son litavec le système de coussins de soutien que ma sœurcadette avait inventé pour que l'endroit de la plaie,

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au bas de la colonne vertébrale ne vienne pas aucontact du matelas.

Le docteur Figarella passait trois ou quatrefois par jour, sans jamais présenter sa note. On lesoupçonnait dans la famille, avec crainte, de capita-liser. Et quand trois ou quatre ans après, peu avants:i mort, le docteur Figarella présenta sa note pourtoutes ces années de soins - car ma mère était tou-jours malade -, elle se montait à peu près à trois centsfrancs. Tout le monde convint à la maison que cekafer pouvait peut-être aller au paradis....

Ma mère recourait à la science de Figarellamais aussi à la baraka de l'imam cheik Slimane. Cecheik était arrivé à Tébessa alors que j'étais élèveà l'école communale. Il avait remplacé cet imamdont je gardais un vague souvenir. Je me rappelaisseulement que c'était un célibataire qui vivait seuldans une maisonnette, dans la future rue du Pro-phète qui n'était pas baptisée encore. Il avait unepassion. Souvent quand je passais rue du Prophète,je le trouvais - entre deux offices à la mosquée - entrain de faire battre deux coqs, probablement deson élevage et dressés pour cet usage.

Je crois qu'il n'avait pas beaucoup souci de sacharge spirituelle et que le sort des âmes tébessien-nes lui importait moins que l'état des crêtes ensan-glantées de ses coqs, quand ils livraient combat sousses yeux amusés et les yeux ébahis des enfants, com-me moi, qui l'entouraient.

Cheik Sliman a dû arriver vers la fin de la

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guerre. Il avait conquis toute la population. Tousles différends de famille ou entre particuliers setranchaient entre ses mains. Ses jugements, tropintègres, n'étaient pas toujours acceptés de gaietéde cœur, mais ils étaient acceptés. Même mon oncleSmaïl - qui avait une certaine réputation d'avari-ce - accepta que la femme divorcée de l'un de sesfils emportât tout avec elle, parce que cheik Sli-man en avait décidé ainsi :

— Ech chahed andna ! avait-il dit, il fautlaisser cette pauvre femme emporter toute sa dot.

La mosquée devint le lieu où battait le cœurde la ville. La première association philanthropique- Kheiriryia - fut fondée à Tébessa par lui. Auxmariages, aux divorces, aux enterrements, il étaitprésent et c'était lui qui décidait en dernier ressortdans les problèmes qu'ils posaient.

Des usages un peu barbares commencèrent àse modifier. Certaines vieilles tébessiennes le mau-dissaient parce que ses prêches du vendredi avaientaboli les enterrements hurlants et les mariages beu-glants. Madame Denoncin n'avait plus l'occasionde voir du seuil de son magasin passer ces cortègesde moukères se déchirant le visage ou chantant àtue-tête dans les rues de la ville.

Le cheik Sliman n'avait aucune prétention ré-formatrice, il réformait. Tout simplement il po-sait, sans même s'en douter, les bases de l'Islah dansl'esprit tébessien.

A Tébessa, il y avait déjà un foisonnement

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d'idées. Il était entretenu par les Alems qui com-mençaient à revenir d'Orient continuant d'ailleursune tradition tébessienne née avec un cheik de Nef-ta qui était alors à la frontière algéro-tunisienne lecentre culturel où allaient les talebs qui avaient ap-pris par cœur le coran à Sidi-Ben Saïd ou à SidiAbderrahman, et qui n'avaient pas les moyens d'al-ler faire leurs études supérieures à la Zitouna, à Tu-nis.

C'est par ce centre que la culture islamiquerayonnait à travers tout le Sud constantinois. Audébut de ce siècle il était dirigé par un vénérablecheik Sidi Mohammad ben Brahim qui venait passerrégulièrement la saison d'été - c'est-à-dire la pério-de des vacances - à Tébessa, chez son ami le caïdEssedik, à l'époque ou un caïd pouvait être aussi unami des lettres.

Le système colonial n'avait pas encore produittoute la dégradation sociale et morale qu'il portaiten lui.

L'ami du caïd Essedik venait donc périodique-ment jeter la bonne semence dans l'esprit tébessien,créant ainsi cette tradition qui allait trouver descontinuateurs en cheik Saddok Ben Khelil, cheikAssoul, plus tard en cheik Larbi Tebissi avec lequelelle s'insérera dans le courant islahiste, à peu près àl'époque où je revenais à Tébessa, après ma premiè-mière année à la médersa.

Pour le moment, c'était le cheik Sliman qui te-nait le rôle de guide spirituel, non seulement àcause de sa science religieuse mais aussi à cause de

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sa sainteté, de sa bonne baraka. On lui soumettaitmême les rêves pour avoir leur explication.

On le faisait venir, dans les familles, auprès desmalades et des mourants. Sa présence apportait lesoulagement. Il venait souvent voir ma mère,quand les soins du brave Firagella n'apportaientpas le soulagement, à défaut de guérison.

Il y avait donc, insensiblement, transforma-tion dans les moeurs et coutumes de Tébessa.

Les conteurs des Mille et une Nuits ne fai-saient plus florès. Leur public s'était déplacé sensi-blement des cafés maures où se formaient leurs cer-cles, à la mosquée pour écouter les cours de cheikSliman, après Ficha, ou ailleurs pour écouter cheikEssadok ou cheik Assoul.

Tébessa avait subi encore une modificationdans son paysage habituel : les Européens y étaientplus nombreux. Surtout une population de chemi-nots que l'ouverture de la ligne d'Aïn-Beida etd'un dépôt de réparation des locomotives avaitamenée.

Les bals du 14 Juillet avaient lieu sur le coursCarnot, où cette population venait danser autourdu kiosque de musique sur lequel le « père Copol-la » le chef de la philharmonique de Tébessa, scan-dait du pied la mesure d'une polka ou d'une ma-zurka du soir jusqu'à l'aube.

Ma grand-mère - car elle vivait encore - enentendant les cuivres, les tambours et la grosse cais-se de cette musique dont l'écho se répandait dans la

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merveilleuse nuit d'été tébessienne sur toute la vil-le, disait invariablement :

— Ouach bih es-souadhoum !... quelque cho-se comme « que c'est barbare » ! Puis, prenant sonbric (aiguière), elle allait faire ses ablutions sur laterrasse en murmurant ses malédictions contre Sa-tan. Sa fille, ma tante M'Liha, quand un char mor-tuaire traversait la place précédé du père Copolla etde sa philharmonique pour aller au cimetière euro-péen disait à peu près la même chose et avait le mê-me geste désapprobateur. Pour ma brave tante, cechar noir, avec ses garnitures de la même couleur,c'était Ibliss qui passait.

A cette époque, l'élément juif de la ville faisaitsa promotion, sa condition sociale changeait. On levoyait d'abord à l'habitat. Traditionnellement, lesJuifs de Tébessa avaient habité la zone périphéri-que de la ville, à l'intérieur des remparts. Il y avait àcela une double raison d'ordre utilitaire et tradition-nel.

C'est que la famille juive ayant sa porte faceaux remparts peut, en effet, profiter pour ses be-sognes domestiques comme la lessive, d'un espaceextérieur disponible dans cette zone où le passantest rare. Puis, une vieille tradition tébessienne veutque la petite ville n'admette pas en son sein ce quin'a pas un caractère d'orthodoxie authentique. Etc'est d'ailleurs, comme cela, que l'autorité françai-se elle-même, en installant la première maison detolérance pour la troupe, l'avait installée là.

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Mais, après la première guerre mondiale, la jui-verie tébessienne avait commencé à quitter sesvieilles professions - teinturerie, plomberie - pourse lancer dans le commerce et surtout la commis-sion. Elle quittait aussi ses vieilles habitations péri-phériques et avait commencé à s'établir dans le quar-tier résidentiel européen.

Et maintenant, on voyait sa jeunessse se mêleraux bals tébessiens, provoquant ça et là quelquesincidents avec la jeunesse européenne quand il yavait concurrence pour les yeux d'une Margueriteou d'une Jacqueline.

Les quelques « Algériens » qui osaient s'aven-turer dans ces manifestations - généralement desjeunes qui avaient sauté le mur de leur milieu - yétaient plus mal admis encore. Et ils avaient appa-remment résolu le problème en dansant entre eux :un jeune « bicot » avec un autre. Ce qui n'empê-chait pas d'ailleurs des incidents de se produirequand même.

Pour moi, le problème capital en arrivant àTébessa, cet été-là, me fut posé par ma cravate. Jen'osais pas la montrer. Pour traverser la place, pas-ser dans une rue populeuse, il me fallait attendre lanuit.

Je fus condamné à passer mes vacances enve-loppé d'un burnous et à ne me promener qu'endehors de la ville ou dans les rues périphériques.

Ma terreur atteignit, un jour, son point cul-minant quand mon père - voulant sans doute pro-duire sa progéniture savante - m'invita à rendre

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une visite de courtoisie à son chef, Monsieur l'Ad-ministrateur de Tébessa. C'était terrible. Je ne saispas comment j'ai subi cette épreuve, ni commentj'ai pu y survivre.

Je crois que c'est à cette époque que je fisconnaissance avec l'Ikdam de l'émir Khaled etl'Etendard de Denden que mon père recevait. Unjournal tunisien de langue arabe, El-Asr El-Djadidcommençait aussi à arriver à Tébessa où on le trou-vait - car il se consacrait aux choses du monde mu-sulman - plus intéressant que son vieux compatrio-te, Ez-Zohra, qui se spécialisait dans les affairestunisiennes.

En sortant avec mon cousin Salah faire cettepromenade que tous les jeunes Tébessiens font, parles soirs d'été, par la porte de Constantine jusqu'aupont de Oued Nakeus, nous trouvions le vieux tor-réfacteur, chez qui les cafetiers de la ville font gril-ler leur café, à sa place habituelle. Il venaitlà lire presque à haute voix Ez-Zohra, à la lu-mière incertaine du lampadaire placé au hautde la porte monumentale, assis sur l'une de cesdeux rangées de pierres qui offrent auxTébessiens qui ne veulent pas pousser plus loin leurpromenade une place pour prendre l'air. Il lisait àprésent El-Asr El-Djadid.

Encore une fois, je dus, sur le seuil de notreporte, recevoir un matin entre les pieds, l'eau duretour versée par ma sœur.

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Mon retour à Constantine surprit tout lettnonde et me surprit moi-même. J'avais poussépendant les vacances et atteint la taille d'homme,avec des épaules plutôt étriquées.

Le chaouch qui guettait sur le perron de lamédersa sa nouvelle clientèle, en me voyant, s'ex-clama avec son habituel ricanement :

— Hi !... hi !... hi !... Seddik !... Qu'est-ce quetu as grandi !...

C'était navrant. Rien ne m'allait plus en ef-fet. Les belles chaussures blanches que je m'étaisfaites faire sur mesure, trois mois auparavant,pour épater les jeunes européennes de Tébessa megonflaient, à présent le pied. Le burnous était tropcourt. Les vêtements devenaient étriqués. Le sé-roual m'arrivait au genou et la ceinture m'étran-glait.

C'était navrant aussi pour Salah Halaimia,parce qu'il faisait de sa petite taille le drame de savie.

Ma poussée accentua son drame. Quand nousétions sur le trottoir - lui, Abdelhamid Nencib quivenait de nous rejoindre à la médersa et moi-mê-me - et qu'une personne de taille à peu près nor-male était devant nous, il allait exprès faire quel-ques pas à ses côtés. Puis revenant vers nous, il di-sait, pour nous convaincre :

— Vous voyez, je suis aussi grand que celui-là...

Pour le moment, les étudiants qui rentraient

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de vacances rentraient avec une soif dévorante desplaisirs de la grande ville : le cinéma, la natte du ca-fé maure.

Boukamyia retrouvait sa clientèle méderséen-ne au fur et à mesure que les victuailles que chaqueétudiant rapportait de chez lui s'épuisaient.

La vie de la médersa reprenait son cours. Lesnouveaux venus, un peu ahuris et confus les pre-miers jours, se mettaient à la page.

Je fis mes visites rituelles à Khalti Bibiya plusvieille, plus pauvre, dans sa maison plus délabréeencore. Khali Allaoua était toujours aussi sagementassis près d'elle, lui grattant dans le dos de temps entemps.

Dans ce foyer humble, je retrouvais de vieuxet presque pieux souvenirs. L'intérieur constanti-nois avec ses petits détails matériellement insigni-fiants parle, cependant à l'esprit d'une certaineculture, d'une certaine civilisation, délabrées sansdoute comme la maison de Khalti Bibyia. Mais sesdétails portent malgré ce délabrement un pathéti-que témoignage du passé et comme une vague pro-messe de l'avenir.

Mes sentiments diffèrent de Tébessa à Cons-tantine. Là, c'est la vie, c'est la nature, c'est l'hom-me rude et simple qui parlent à mon esprit.

Ici, c'est l'histoire, c'est la société et son dramevisible, trop visible qui m'interrogent, sans d'ailleursque je comprenne toujours ces interrogations. Je lessentais néanmoins.

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Mais y il avait aussi à Constantine, le côté mé-dersa. Il me parlait davantage d'avenir. Surtoutquand le contact entre méderséens et quelques élè"ves du cheik Ben Baddis devint plus étroit au caféBen Yamina où le fils Ben Yamina, qui venait deprendre la succession de son brave père, décédé de-puis quelque temps, introduisait quelques modifi-cations. Il avait notamment supprimé les nattes. Etc'est là, je crois, que je vis le premier percolateurinstallé dans un café maure. C'était une révolu-tion. Elle fit d'ailleurs du bruit à l'époque en mi-lieu colon qui voulait protéger nos vertus « indi-gènes », c'est-à-dire la natte, qui sert en mêmetemps de crachoir quand les joueurs de dominos re-tournent son bout et projettent leurs « glaviots »là-dessous, en raclant, avec force bruit, leurs gor-ges et leurs poumons.

Le café Ben Yamina était devenu, en fin decompte, le quartier général des méderséens.

A quelques pas de là cheik Abdelhamid BenBaddis avait son bureau. Il recevait là ses amis et sesélèves et dirigeait la petite administration, sous for-me de société par actions, de la revue Chihab quivenait de paraître, après la disparition du Moun-taked qui n'avait fait qu'une courte apparition,juste le temps pour l'administration préfectorale derédiger l'arrêté de son interdiction.

Donc, notre quartier général était à proximi-té de ce lieu qui devait devenir le berceau de l'Is-lah. Et les passages fréquents des élèves de cheik

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Abdelhamid devant le café Ben Yamina nouèrententre nous des relations.

C'est à cette époque, je crois, que je fis laconnaissance de cheik Hamma El-Aide, notre fu-tur grand poète, alors qu'il venait de quitter lecercle d'élèves de son maître avec un bagage tra-ditionnel politisé par la conscience d'un Alem pa-triotique. Car Ben Baddis était cela et, plutôt, sur-tout cela.

Et ce 'Ilm politisé venait, avec quelques badis-sistes comme Hamma El-Aid, Hadi Senoussi - lefutur auteur de l'Anthologie des poètes algériens -Khabchach et d'autres, rejoindre au café Ben Yami-na le courant né à la médersa même.

Je crois que c'est cette jonction qui constituele prodrome historique sinon officiel de ce qui vaêtre le mouvement réformateur, d'une part, et lemouvement nationaliste de l'autre.

A la médersa il y avait les bûcheurs qui nes'occupaient que de leurs cours, les futurs magis-trats, les futurs quelque chose qui lorgnent de loinleur poste dans l'administration.

Il y avait aussi le groupe des rêveurs, des bâtis-seurs de châteaux en Espagne, des coupeurs decheveux en quatre. Halaimia Salah était à part :c'était le gourmand qui était toujours entre deuxcoliques.

J'étais de ce groupe qui lisait de tout, sauf lescours. Cette année-là, je me rappelle avoir eu deuxpassions. L'heure du cours du cheik, Benlabed,

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notre professeur de droit musulman, avait lieurégulièrement de onze heures à midi. Et je la pas-sais régulièrement à dessiner sa tête, jusqu'au coupde sifflet de Ammimi, le chaouch, dans la courde la médersa, qui nous annonçait le moment denous précipiter chez Boukamya dont la boutique,avec l'argent qui lui rentrait chaque fin de moisde la médersa, commençait à prendre meilleureallure.

Mon autre passion, c'était - pendant les inter-ruptions de nos récréations - de rester dans laclasse où il y avait une immense carte murale duSahara. Je grimpais alors sur une chaise et sui-vais sur la carte d'imaginaires itinéraires pour merendre à Tombouctou. C'était, je crois, la lectured'Antinéa - qui venait de paraître - qui m'avaitdonné cette passion. Elle dura longtemps, mêmeaprès cette deuxième année de médersa qui fut àbien des égards décisive dans la détermination dema vocation.

Timmi... Timimoun... In Salah... Que de foisces noms m'ont fasciné devant la carte murale dela médersa. Le Sahara m'ensorcelait. Bien long-temps, son charme enveloppera mon âme quis'éveillait aux horizons lointains.

Je comprendrai plus tard l'envoûtement fas-cinateur qu'il a exercé sur l'âme ardente d'unErnest Psicari. Et je comprenais déjà à cette époquetout le poison voluptueux qu'il avait versé dansl'âme d'Isabelle Eberhardt dont Victor Barrucand

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venait de révéler au monde l'œuvre hallucinante.Car j'avais déjà lu et relu, à cette époque, l'œuvrede cette bohémienne qui avait si tragiquement ache-vé sa carrière à Aïn-Sefra.

Je pleurais en lisant « l'Ombre chaude del'Islam » qui me révéla la poésie de l'Islam et lanostalgie du désert.

Notre groupe faisait des lectures en communet chacun avait ses lectures particulières pour satis-faire à un besoin personnel.

A cette époque, un méderséen de Batna Maa-lam Ahmed, dénicha, je ne sais comment, OumEl-Koura d'El-Kawakibi. Nous le lûmes à la veillée.

Ce livre produisait sur nous, en raison mêmede son caractère mystérieux, un effet prodigieux.J'en ressentis le choc que devait compléter celuiqu'avait produit sur moi, « l'Ombre chaude del'Islam ».

Ce dernier livre me révélait un Islam poétique,mais apathique aussi, cherchant l'oubli dans le kif.

Oum El-Koura me révéla un Islam qui s'or-ganisait déjà pour la défense et pour la renais-sance. Ce n'était qu'une œuvre d'imagination, maissignificative, pourtant, de la prise de consciencequi s'opérait dans le monde musulman, au moinsdans quelques esprits comme El-Kawakibi. Quece ne fut qu'une œuvre d'imagination, je n'endoutais pas, et son effet n'en était que plus pro-fond sur ma conscience.

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Et quand je relisais « La Faillite morale dela Politique occidentale en Orient » - comme jele faisais - l'effet de ces lectures d'édifications'approfondissait encore en moi.

Bien entendu, tout cela se déversait au caféBen Yamina, dans des discussions passionnées, pas-sionnantes, alimentées par le courant méderséen etpar le courant badissite.

C'est à cette époque, je crois, que se place lecoup de foudre qui a bouleversé ma vie.

Il y avait, en face de la médersa, un kiosquede journaux. Je ne sais pas s'il existe toujours.

Le soir était doux, le soleil répandait une tié-deur voluptueuse dans l'atmosphère. Ses rayonscouchants mettaient des tonalités ocre sur desflocons de nuages et une couronne dorée sur lacime boisée de Sidi M'Cid.

Les gorges du Rhumel devenaient plus som-bres.

Pourquoi, suis-je allé, ce soir-là, acheter laDépêche de Constantine au kiosque d'en face ?;..Je ne le sais pas. Je revins lire tranquillement monjournal sur le perron de la médersa.

Un officier anglais - le sardar - avait étéblessé en Egypte et le gouvernement de Londresavait décidé d'exiler le chef wafdiste, ZaghloulPacha, aux îles Séchelles.

L'événement était rapporté dans la Dépêchede Constantine, avec les commentaires que l'onpeut supposer dans un journal qui défendait les

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intérêts de la grosse colonisation dans le départe-ment de Constantine.

Dans la rue Nationale, entre la médersa et lelycée de jeunes filles en face, le trafic des fiacreset des piétons se ralentissait à cette heure-là. Lecalme régnait autour de moi. Dans mon coin, jelus mon journal, c'est-à-dire l'article sur les événe-ments du Caire.

Après la lecture, je demeurais songeur. Riende précis dans mon esprit. Tout se passait dans laprofondeur de mon être. Puis tout d'un coup, jeme ressaisis. Je crois que si quelqu'un m'observait,il aurait remarqué peut-être à ce moment-là unelueur inusitée dans mon regard. En tout cas, ceque je ressentais clairement à ce moment, c'était unsentiment nouveau, le sentiment qui n'allait plusme quitter toute ma vie et qui me servira d'aiguil-lon dans mon existence.

J'étais nationaliste...A partir de ce moment-là, j'allais d'abord de-

venir un lecteur assidu de tous les journaux, quej'allais acheter au kiosque de feu mon grand-père.

Puis un choix se fit dans mes lectures poli-tiques. Le journal communiste, l'Humanité, futcelui qui étanchait le plus ma soif nationaliste. Lesarticles de Cachin et de Vaillant Couturier me gon-flèrent les veines de terribles colères ou me ver-sèrent au cœur d'apaisantes consolations.

Je lisais aussi la Lutte Sociale de Victor Spiel-mann qui venait assez irrégulièrement d'Alger.

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108 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

Mes idées prenaient une nouvelle tournure. Leschoses avaient pour moi de nouvelles significations.

Quand j'allais chez Khalti Bibyia, j'étais op-pressé. Quand je me promenais avec mon amiChaouatt - dont le père était interprète au Ma-roc - des opérations bizarres se faisaient dansmon esprit, dans ces rues européennes de Cons-tantine où les maisons cossues faisaient éclaterdavantage à mes yeux la misère de Khalti Bibyia.

Et je me mettais à choisir, parmi ces richeshabitations, celle que j'occuperais. Mon ami Cha-ouatt aussi choisissait la sienne.

En somme, l'idée de « bien vacant » n'estpas neuve. Elle hantait déjà à cette époque l'espritde deux jeunes méderséens qui allaient dîner d'unbol de pois chiches ou d'une rondelle de roussette,chez Boukamya.

Naturellement, tout cela avait ses consé-quences sur notre vie à la médersa où je devins,assez vite, aux yeux de Dournon, le « jeune turc »le plus dangereux.

Mes lectures étaient surveillées. Et je savaisque lorsque nous allions aux cours, le chaouch etDournon venaient fouiller sous mon matelas oùil m'arrivait de cacher l'Humanité.

Bien entendu, j'étais d'avance coupable detout ce qui pouvait arriver de mal à la médersa :

— Bien thur, bien thur..., c'est encore Seddikdisait Dournon qui zozotait quand il découvraitune disparition, la cassure de quelque chose.

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 109

Et le soupçon systématique engendrant la mau-vaise action, il m'arrivait d'en commettre pas mal.

Un jour, Halaimia Salah et moi nous versâmesle contenu d'un paquet de tabac à priser Soufi dansla vasque de la médersa. Les beaux petits poissonsrouges qu'y élevait Dournon périrent :

— Bien thur... bien thur... c'est encore Seddik...La situation devint intenable. Si bien que Ha-

laimia et moi, nous donnâmes notre démissioncomme deux fonctionnaires.

Dournon en suffoquait, car nous avions eu leculot de l'accuser de je ne sais quoi qui avait traità la gestion de l'établissement. Au fond, il n'étaitpas méchant. Il alerta mon père, qui vint arrangerles choses.

Je continuai donc à dessiner la tête du cheikBen Labed et à imaginer des itinéraires vers le paysd'Antinéa... vers Tombouctou. Seule, l'heure de Bo-breiter me profitait. Je faisais beaucoup de progrèsavec lui.

Et, pour m'encourager, sans doute, il me donnaitchaque semaine son numéro des Nouvelles Litté-raires que je dévorais. C'est lui qui me passait aussi,je crois, « Conférencia ». Et c'est dans un nu-méro de cette revue que je découvris, à l'époque, Ra-bindranath Tagore.Cette littérature exotique fit uneforte impression sur moi. Elle introduisait une nou-velle dimension dans mon univers intellectuel. Ra-belais et Victor Hugo, Amrou El-Kais et HafezBrahim lui donnaient les deux dimensions de lalangue française et de la langue arabe. La décou-

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110 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIEC

verte de Tagor y ajoutait une troisième dimension,celle des Védas.

Il y avait autre chose aussi. A cette époque, magénération se mettait à chercher, sans en avoir cons-cience, l'évasion et la libération. Tagore m'ouvraitune nouvelle porte d'évasion.

Mon esprit ne divaguait plus seulement endirection de Tombouctou. Il se mettait aussi àvoguer vers l'Inde mystérieuse. L'Inde dont je nesavais rien sinon qu'elle était colonie anglaise, commel'Algérie colonie française, m'attira.

La séduction de son grand poète était aussilibératrice. Le génie ne naît pas seulement sur lesbords de la Seine ou de la Tamise, il peut naître aussisur les bords du Gange. Avec Tagore, j'avais acquiscette certitude réconfortante pour un homme colo-nisé.

Elle me libérait de la servitude qui pesait alorslourdement - et qui pèse encore parfois - sur l'espritdes intellectuels arabes vis-à-vis du génie de l'Euro-pe, de sa culture.

Je ne me rappelle plus quelle fut exactementcette première lecture de Tagore. Mais elle m'avaitdésafricanisé en quelque sorte. Elle avait certaine-ment fait sauter un verrou du colonialisme sur monesprit.

Mais mon esprit portait en lui une force derappel qui ramenait tout ce qui me tombait sousles yeux à une préoccupation centrale, fondamen-tale. L'Islam était cette préoccupation.

2MOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 111

Probablement, Tagore ne m'aurait pas inté-ressé s'il n'avait pas ramené en moi un tourmentdévorant, le tourment que portait feu mon gran-père quand il s'était réfugié à Tripoli, avant lapremière guerre mondiale, que portait aussi monaïeule, Hadja Baya, quand elle avait quitté Cons-tantine le long d'une corde le jour où la troupefrançaise y faisait son entrée.

Les générations se transmettent un messagecryptogramme qu'elles ne lisent pas de la mêmemanière, parce que la « grille » que leur donne l'his-toire pour faire cette lecture n'est pas la même.

C'est à cette époque, je crois, que ma généra-tion méderséenne découvrit Eugène Jung. Je fismoi-même sa connaissance dans « l'Islam, entre labaleine et l'ours ». Son auteur mourra une ving-taine d'années après dans une mansarde parisienne,ignoré de tout le monde et oublié par tous. Je nesais même pas s'il n'a pas été enterré dans une fossecommune.

Cependant, son œuvre a certainement faitmonter la fièvre anticolonialiste dans l'esprit dema génération.

Aujourd'hui, je me demande si le nationalismeet l'Islah algériens se doutent même qu'ils ont portédans leurs veines des pensées, des idées, des senti-ments qui viennent d'horizons aussi divers.

Cependant, au café Ben Yamina toutes cespensées, toutes ces idées, tous ces sentiments se ren-contraient et rejoignaient là ceux qui naissaient

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112 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

\s pas plus loin, dans le petit bureau du

cheik Ben Badis que je voyais bien passer maisdont je n'avais pas encore fait connaissance. \u café Ben Yamina, on parlait le français et \. Au bureau de Ben Badis, on parlait natu-

rellement un arabe de qualité. \s en ville, la langue n'était ni arabe, ni

française mais indigène. Il en était de même danstoute l'Algérie, surtout à Alger qui ajoutait à cedésagrément celui d'un accent détestable.

Tébessa était la seule ville, à ma connaissance,qui parlait alors une langue qui n'avait aucuneprétention littéraire, mais qui avait une certainepureté dans le vocabulaire et dans l'accent.

Dans cette effervescence du milieu méder-séen, il y avait mon côté personnel. Il y avait mamère malade vers laquelle s'envolait ma pensée. Ily avait la nostalgie du Sahara qui ne me lâchait pas.Il y avait l'Humanité qui m'apportait ses colèreset ses apaisements. Elle me vengeait de cet état dechoses qu'on appellera ensuite « l'ordre colonial »et contre lequel nous emmagasinions, inconsciem-ment à cette époque, toute cette énergie qui sedéversera bientôt dans le courant islahiste et dansle courant nationaliste.

Le duel journalistique entre l'émir Khaled etMorinaud, le maire-potentat de Constantine pre-nait naissance. On attendait l'Ikdam et le Républi-cain, chaque semaine, pour suivre son déroulement,

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 113

comme une foule autour d'un ring où se battentdeux champions.

La plume de notre champion valait ce qu'ellevalait et après tout je crois qu'elle était supérieureà celle de son adversaire. Ce qui est certain, c'estqu'elle soulevait des tempêtes dans nos idées, dansnos sentiments.

L'Ikdam mettait dans mon esprit les premiersthèmes politiques précis. Il dénonçait l'expropria-tion du fellah algérien qui atteignait des proportionsinimaginables à cette époque où la colonisation déjàà l'étroit dans le nord, dans les terres à vignobles, àagrumes, à oliveraies, à tabacs faisait un bond versle sud, vers les terres à céréales. Des colons commen-çaient à s'installer à Khenchela, à Batna, à Aïn-Beida et même un à La Meskiana, si près de Tébessa.L'Ikdam dénonçait les abus de l'administration etson obscurantisme.

Les chiffres qu'il donnait des superficies oc-troyées à la colonisation et du nombre d'enfants al-gériens non scolarisés nous édifiaient. J'entendis pourla première fois parler de la Compagnie gene-voise à Sétif, de la Compagnie algérienne à Guel-ma.

Une autre voix s'éleva et fit chorus avecl'Ikdam. A Bône, le vaillant Denden venait defonder l'Etendard. Le round devenait passion-nant sur le ring algérien.

En Europe, la République de Weimar se mou-rait ou était morte sous le poignard de la Sainte

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114 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

.Wehme, cette organisation nationaliste et terro-riste allemande qui voulait débarrasser l'Allemagnede la direction placée à sa tête par le traité de Ver-sailles.

Dans un village hollandais, Hadj Guillaume IIen fuite, passait son temps à scier du bois, chasséd'Istamboul par Mustapha Kamal, le dernier kha-life Abdelmadjid guérissait dans les villes thermalesd'Europe ses rhumatismes, tandis que l'impératriceZita songeait sur les bords du lac Léman à la tra-gédie des Habsbourg, et que les archiducs et lesducs de la Sainte Russie se mettaient conducteursde taxis à Paris. Lénine mettait son appareil de-bout à Moscou et Weygand retournait en France.

A Genève on inaugurait la SDN. A Paris, onposait la première pierre de cette mosquée qui se-ra le fief de Ben Ghabrit et pour laquelle il fai-sait sa tournée dans le monde musulman pour ré-colter les sommes nécessaires à son édification.

Des échos parvenaient au café Ben Yamina, ani-mant et allumant des discussions passionnées. Onparlait de la Chine dans la Dépêche de Constantine.On ne savait pas au juste de quoi il s'agissait, sinonque ces remous passionnaient aussi les gens d'en fa-ce : les colons. Ça se voyait, ils étaient inquiets. Onretenait, dans notre camp, des noms nouveaux :Canton, Shanghai, Kouo-Min-Tang, Tchand KaiChek.

On ne parlait pas de Mao Tse Toung. Mais le« Péril jaune » était de nouveau à l'ordre du jour.

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 115

On parlait surtout de l'Amérique. On ne par-lait plus des droits que son président voulait oc-troyer à la fin de la guerre aux peuples pour dis-poser d'eux-mêmes. On parlait de ses films, deson jazz, du dollar, du touriste américain à qui leBiskra, qui le guettait au fond de sa boutique, ven-dait une flûte en roseau de deux sous à cinq ou sixdollars.

L'hôtel Cirta à Constantine ne désemplis-sait pas de ces touristes américains qui se déver-saient ensuite dans les oasis du Sud constantinois,avec leurs liasses de dollars et leurs surprenantes ori-ginalités.

Je crois que si l'Europe aspirait à cette époque,selon Valéry, à être administrée par une commis-sion américaine, tous les boutiquiers du Sud aspi-raient à voir l'Algérie colonie de l'Amérique pourlui vendre des flûtes à dix dollars.

Mais un problème m'intéressait tout particu-lièrement à cette époque. C'était le père Zwimmer.Ce prêtre anglican posait en effet à mon esprit unproblème nouveau, celui de la christianisation desMusulmans.

Il en parlait dans un manuel dont j'ai oubliéle titre mais qui circulait entre nos mains et ani-mait de fiévreuses discussions entre nous.

On parlait déjà, il est vrai, dans notre milieude Lavigerie et des procédés utilisés pour christia-niser les petits Biskris et les petits Kabyles.

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116 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

Mais le problème prit son véritable visage àmes yeux, avec le père Zwimmer. Le ring chan-geait de dimension dans notre esprit et les cham-pions de noms. Le ring c'était l'Afrique et l'Asieet les champions, l'Islam et le Christianisme.

Morinaud aurait battu Khaled, ça ne m'au-rait pas dit la même chose que si on m'avait dit :l'Islam est battu.

Je ne savais pas à l'époque si ma positionétait juste ou fausse sur le plan politique, mais c'é-tait ma position en vertu d'un impératif qui trans-cendait ma raison. C'était en moi quelque chosecomme un instinct de mon être. Je sais aujourd'huique l'instinct ne se trompe pas.

Notre esprit prit donc à cette époque, avecle père Zwimmer, une nouvelle direction, en quêtede témoignages sur les perspectives du duel.

La quête nous fit découvrir d'abord E. Dinet,ce grand peintre du Sahara et dont aucune œuvrene figure au Louvre. Ce grand peintre avait aussiune plume. Il l'avait mise au service de l'Islam qu'ilvenait d'embrasser.

Un autre témoignage nous vint de Paris oùGrenier, le député du Jura, scandalisait les Parisiensquand il allait, devant le Palais-Bourbon même,faire sur les quais de la Seine ses ablutions et saprière.

D'autres échos nous parvenaient. On enten-dait parler pour la première fois du sayed AmeerAli et de son livre « Spirit Of Islam » que nous

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 117

ne pûmes pas nous procurer à la librairie En-Nadjah,ni en français ni en arabe. En somme, le round sedéroulait dans des conditions normales... Le pèreZwimmer peut attendre... pensions-nous, au caféEen Yamina.

Nous reprenions souffle, comme si nous étionsnous-mêmes sur le ring.

A l'époque la littérature n'avait pas encorecréé ce vocabulaire qui parle d'engagement et d'en-gagés. Bref, on reprenait souffle... Au demeurant,celui-ci était requis ailleurs, car nous étions encoreune fois dans cette période à la veille des examensoù il s'agit pour chaque méderséen de garder sabourse.

La médersa reprit son monde. Et celui-ci re-prit ses chandelles, ses feuillets jaunes au dessus desnez, ses insomnies, ses regards fiévreux, ses minesdéfaites, ses barbes négligées, ses chemises froissées etses col crasseux.

Bobreiter voyait toutes ces transformationsd'un regard indéfinissable. Je sais qu'il avait tou-jours l'air moqueur.

Cheik Abdelmadjid devenait menaçant. Il pré-parait ses foudres contre ceux qui n'auraient pastout ingurgité du Katr, le manuel de grammairearabe de la seconde année.

Cheik Ben Labed préparait ses indulgences. Etchacun y comptait.

Cheik Mouloud ne disait rien. D'ailleurs, ilne disait jamais rien qui marque une relation per-

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118 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

sonnelle, une relation affective avec l'étudiant. Hplanait.

Dournon devenait plus rude. Et le chaouchplus sarcastique :

— Hi !... hi !... hi !.. répétait-il au nez de l'étu-diant. Et celui-ci en était glacé, car on supposait,à tort ou à raison, que le chaouch était au courantdes intentions du directeur et qu'il préparait aveclui les complots de fin d'année contre les malheu-reux étudiants.

Alors son « hi !... hi !... hi !... » devenait uneénigme qui jetait un froid dans le dos de l'étudiantqui en concluait :

— Je vais perdre ma bourse.

Je réussis cependant encore cette année, avecHalaimia. C'était un miracle.

Je crois que c'est après cet examen que je mesuis décidé à remplacer le séroual par un pantalon.A la médersa, cheik Abdelmadjid et cheik Mouloudn'admettaient pas ces apostasies vestimentaires.Porter un pantalon long, c'était se vouer à perdresa bourse dans une question de grammaire bienchoisie. Nul n'osait s'exposer à un tel danger. Maisje rentrais à Tébessa... Après, on verra.

***

Je revis le Pain de Sucre, le clocher de Tébes-sa à un tournant sur les pentes de Halloufa. J'a-

IMEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 119

vais l'impression que le paysage était plus déser-tique.

J'aimais cette première soirée que je passaisà Tébessa à mon retour de Constantine.

Ce premier repas, après mon absence, dans mafamille, m'enchantait.

Ce soir-là j'étais particulièrement heureux,car j'étais un peu inquiet au sujet de mon panta-lon. Or, ma mère en fut enchantée :

— Il a bien fait, dit-elle dès qu'elle me vit ar-river et que je lui eus embrassé la main, il a bienfait d'enlever ce lourd séroual qui bat entre lesjambes. Il est plus léger ainsi.

Mes sœurs, qui étaient à présent mariées toutesles deux, avaient un regard d'acquiescement etd'admiration. Ma grand'mère que j'avais embrasséesur le front baissa la tête sur son chapelet.

Je savais que mon père aurait l'avis de ma mèrecomme toujours. Ma mère commençait à se por-ter mieux, sans être guérie. La conversation futanimée et le repas charmant.

Ma sortie en ville, après ce premier repas, meréservait les joies de l'amitié.

Mon cousin Salah, le tailleur Cherif Senoussi,Zemerli Mahmoud, un cafetier établi au hammamAbbas chez qui nous allions prendre le café et cas-ser exprès ses tasses pour le faire râler m'atten-daient.

C'était mon groupe à Tébessa. Quand je sor-tis les retrouver, les opinions sur mon pantalon

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J120 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

furent diverses. Seul mon ami le cafetier eut uneréticence.

— A la médersa où on vous apprend le 'Ilm onvous laisse porter ce vêtement de kafer ? Il nepouvait pas débarrasser sa conception de la scienced'une servitude vestimentaire. Pour lui, visible-ment, l'habit fait le moine.

La nuit d'été tébessienne commence à dérou-ler sous nos yeux sa féerie, dès que nous avons fran-chi la porte Sidi Ben Said si nous avons décidéd'aller à la basilique ou la porte de Constantine sinous avons décidé d'aller au pont d'Oued Nakeus.

En général, on décidait pour le premier iti"néraire qui nous éloignait de la foule des prome-neurs, la plupart des tébessiens préférant le se-cond : les jeunes pour traverser le quartier rési-dentiel européen probablement à cause des jeunesEuropéennes, les plus vieux à cause de l'habitudeprise.

Quand la lune est à son plein quartier, nousavions ainsi à l'aller, face à nous, son gros disquerouge quand il surgissait entre le Bou Rouman,qui borne l'horizon au sud et le Dir qui le borne àl'est.

Ses premiers rayons allaient porter leur vagueréverbération sur la blancheur du marabout, SidiMohamed Cherif, un peu au-dessus d'Aïn M'Ghout-ta où, les jours de marché, les gens qui viennentvendre leurs moutons à Tébessa s'arrêtent pour sedésaltérer ou pour faire leurs ablutions.

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 121

Les choses sont d'abord noyées dans une demi-obscurité dans laquelle ressuscitent de vieux sou-venirs communs quand nous allions rapiner dansces jardins maintenant abandonnés où se construi-ra ensuite le quartier de la Basilique.

La basilique, c'est là que nous allions jouer,parfois, quand nous étions gosses, dénichant entreses vieilles pierres disjointes ces gros lézards vertsque nous appelions bouryouns, nous faisant aussipiquer des guêpes qui hantent ces lieux.

La lune monte, le ciel tébessien chage peu àpeu de couleur puis devient une coupe d'argentsous laquelle la nature et les choses baignent dansune atmosphère opaline.

En marchant ou assis au bord d'un fossé, lespieds ballants dedans, nous nous racontions noshistoires. J'en racontais plutôt car, à Tébessa, lerythme des événements n'avait pas encore pris cetteallure qu'il prendra quelques années plus tard.

De toute façon, cheik Sliman y poursuivaitson œuvre réformatrice, tandis que cheik EssadokBen Khelil et cheik Assoul se disputaient l'au-dience de la jeunesse tébésienne qui formera, dansla suite, la clientèle de cheik Larbi Tebissi, encoreau Caire à Lazhar.

De mon côté, je racontais à mes amis ce queje savais sur cheik Ben Badis, sur Touati l'ancientaleb de Sidi Ben Saïd converti au protestantismeet qui était, à présent, comme directeur de la mis-sion évangélique à Constantine. Ils le connaissaient

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122 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

tous et mon ami le tailleur, Cherif Senoussi, quiexprimait toujours son étonnement juvénile de-vant les faits inattendus, prenait quand j'en parlaisson air le plus étonné :

— Ah !... il est maintenant kafer ?...Qui l'aurait pensé de ce taleb qui sait les

soixante chapitres du coran par cœur !... disait-il.On parlait aussi d'autre chose. Je taquinais

mon ami Cherif. Je savais qu'une jeune juive tébes-sienne le faisait soupirer sans qu'il n'osât jamais luidire un mot. Il se contentait chaque soir de passersous le balcon de la dulcinée et de lever un regardpudique vers elle.

Je ne crois pas que cette juive ait jamais ré-pondu à ce regard, mais mon ami plaçait son sen-timent en dehors du temps et de l'espace.

Parfois, notre ami le cafetier prenait en pas-sant devant sa maison, car il habitait ce quartier,le mortier et le pilon. Et, à la lumière de la lunequi donnait à la basilique un air fantasmagorique,parmi ces pierres qui datent de deux mille ans, nousnous mettions à piler avec du sucre soit des caca-huètes épluchées, soit du zgougui, ces pépins olé-agineux extraits du fruit de sapin par les bûche-rons de Tébéssa qui les vendaient au marché dela ville pour accroître leurs petits revenus.

Ces plaisirs innocents nous enchantaientcomme des gamins.

Dans la ville, il y avait aussi, place de la Mai-rie, un café maure qui venait de faire une inno-

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 123

vation. Son propriétaire avait importé je crois, lepremier disque égyptien dans l'histoire algérienne.

Le disque égyptien sera, en effet, un facteuréminent de l'évolution psychologique et politiquedans le pays.

C'est Tébéssa qui l'a introduit en Algérie. AConstantine, on en était encore au malouf et àAlger à rien de définissable. Le premier disqueégyptien m'a bouleversé par le kanoun que j'enten-dais pour la première fois et surtout par la langue etla voix de Salama Hidjazi.

C'était l'époque héroïque où cet accent nou-veau réhabilitait en nous la musique « arabe » etnous vengeait du jazz dont l'apparition à Tébéssaeut pour conséquence que c'était un jeune juif quiprenait, à présent, la place du père Coppola sur lekiosque du cours Carnot, au bal du 14 Juillet.

Tandis que le goût européen s'américanisait,le goût algérien s'égyptianisait. Signe des temps :le disque égyptien ne posait pas encore de pro-blèmes à l'administration coloniale.

Un autre signe, c'était la circulation auto-mobile, en ville. La vieille torpédo de la maisonBuriali - démodée - déclassée par la nouvelle pro-duction n'entraînait plus derrière elle cet essaimd'enfants dont je faisais partie quand Hamma-Sans-Talons, la sortait, aux fêtes carillonnées. Illa sortait encore, mais il ne mettait plus ses grosseslunettes noires qui lui couvraient la moitié de laface et ce manteau en peau de chèvre qui lui don-nait un aspect énorme.

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124 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

Maintenant, le nom de Citroën occupait, enlettres lumineuses, toute la hauteur de la tour Ei-fel à Paris.

Et à Tébessa les camionnettes B 12 Citroënreliaient la ville aux centres des environs. Les vieuxcaritouns qui transportaient les marchandises dela ville aux marchés de Chéria, de Kala Djerdan'existaient plus. Leurs propriétaires avaientabandonné la partie aux propriétaires des Citro-ën, des Renault aussi.

Un nouvel administrateur prenait le pouvoirà la commune mixte de Tébessa. L'administrationvoulait quelqu'un qui s'occupe de ses affaires. Rey-gasse qui était plutôt homme de science que fonc-tionnaire fut appelé à l'Université d'Alger pourune chaire de préhistoire où un jour sa terminolo-gie donnera lieu à une polémique dans la presseparce qu'un intellectomane avait confondu le ter-me « libyco » avec « bicot ». Une ère nouvellecommençait.

Dans les cours intérieures des petites maisonstébessiennes, les femmes s'arrêtaient parfois de rou-ler leur couscous, de pétrir leur pain ou de faireIfleur lessive pour regarder passer au-dessus destoits le biplan qui soulevait dans les rues la cla-meur des enfants :

— Et-tayara !... Et-tayara !.. Et-tayara !...Les courses de Tébessa avaient une grande

vogue dans tout le Constantinois, à cause des éta-lons de bonne race dont on faisait l'élevage dans

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 125

la région. La journée mettait une grande anima-tion de bêtes de sang et de gens de toutes les tri-bus, derrière la porte de Constantine, sur le« champ de manœuvre » où, pendant la premièreguerre mondiale, quand nous allions à l'école, nousvoyions les tirailleurs s'entraîner, avant d'être ex-pédiés sur Verdun.

C'est là que j'avais vu pour la première fois'.la mitrailleurse crachant rageusement sa petiteflamme, au fur et à mesure que sa bande alimen-tait son tir.

La journée des courses arrivait, après les mois-sons et les battages... J'y allais rarement. Pour moi,elle annonçait la fin prochaine des vacances.

Ma mère était encore malade. Mais la barakadu cheik Sliman aidant la science de Figarella, elleallait mieux. Parfois aussi elle était soignée par kha-li Ahmed Chaouch, en cachette. Il ne fallait pasque Figarella sût qu'un médecin indigène, un re-bouteux, la soignât en même temps que lui. Celaarrivait cependant qu'en montant voir sa malade,il rencontrât khali Ahmed Chaouch et lui lancedans l'escalier :

— Qu'est'ce tu viens foutre ici ? hein !Ma mère lui expliquait alors que son neveu

venait simplement la voir.Enfin, la baraka, la médecine et le reboutage

s'aidant mutuellement, elle allait mieux à pré-sent.

Une fois de plus, par un matin de la fin de

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126 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

septembre, ma sœur aînée me versa « l'eau duretour » entre les jambes, sur le seuil de la parte.

***

A Constantine, Ben Yamina junior avait en-core opéré des transformations dans son café. Sesguéridons neufs envahissaient même l'autre trot-toir de la rue Nationale et créaient une extensionde sa terrasse, là, au bord du Rhumel.

Il devenait visiblement le café maure numé-ro un de Constantine où il allait servir de modè-le aux établissements du même genre qui se met-taient, en effet, à ôter leurs nattes, obligeant leursvieilles clientèles à se replier sur les établissementsretardataires pour retrouver leurs dominos, leurscrachoirs et leurs puciers. C'était le début de cet-te époque de transformations psychologiques etsociales qu'on appellera : En-Nahdha, la renais-sance.

Boukamya, luiwmême, avait entrepris quel-ques transformations dans sa boutique, ennobliepar l'argent de la médersa. Les marmites, les bancsavaient un peu moins de crasse. Sa cuisine frite oubouillie qui était offerte au client à la porte de laboutique, sur une table où rien ne la protégeaitdes mouches et de la poussière, se présentait main-tenant pudiquement sous un voile de tulle méca-nique rouge, à deux sous le mètre, qui empêchaitau moins les mouches de couvrir de leur brune

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 127

nappe vivante les morceaux de foie et de rousset-te.

Lui-même avait pris meilleure allure. Ils'était urbanisé. On ne le voyait qu'en blouse aussicrasseuse que ses marmites. A présent, après l'heu-re de pointe, c'est-à-dire après que la queue mé-derséenne ait pris, chez lui, sa dernière bouchée,on le voyait en burnous, aux côtés du chaouchavec lequel il formait une paire d'amis. Cette ami-tié était née dans l'intérêt. On l'avait déjà remar-qué avant les vacances, le chaouch - Amimi - étaiten quelque sorte l'huissier de Boukamya. La veilledu paiement des bourses, on les voyait régulière-ment tous les deux soit sur le perron de la méder-sa, soit devant la boutique de cuisine à emporter,Boukamya et son huissier discutaient là des mau-vais payeurs : Car les méderséens constituaientpartout une clientèle aléatoire.

S'ils payent comptant, ça va. Mais si c'est àcrédit, c'est une autre histoire. D'abord Bouka-mya était analphabète et c'est son client qui mar-que sa note sur son carnet de consommation.Alors, ça dépend de ce client s'il marque norma-lement ou s'il applique la méthode de division. Etpuis, ce n'est pas tout. Même après la division desnotes, le client peut réfléchir à des dépenses qu'ilva faire ailleurs : une cravate, une chemise, uncostume, une paire de chaussures.

Ce mois là Boukamya était sûr de ne pas êtreréglé. Donc, il lui fallait un huissier. Il ne pouvaitpas mieux trouver que le chaouch lequel tenait

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128 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

justement les cordons de la bourse de l'étudiantpuisque c'est lui qui la lui versait chaque fin demois.

On comprend donc l'amitié profonde quiliait les deux hommes : le chaouch et Boukamya.

Cette année-là, un journal nouveau parut enarabe. Cheik Tayeb El Okbi, qui était revenud'Orient où il dirigeait à La Mecque le journalOum-El-Koura - qui représentait l'unique organede la presse au royaume Arabe comme la canon-nière cédée, à la fin de la guerre, au roi Husseintoute sa flotte -, venait de fonder avec Lammou-di, à Biskra, l'Echo du Sahara.

Cet organe ajouta sa voix à celle du Chihabet était d'ailleurs imprimé sur ses presses, danscette petite imprimerie que dirigeait AhmedBouchnal, dans cette rue des Rabins Ech-Charifoù j'accompagnais, jadis, feu mon grand-pèrequand il allait faire sa partie de dames, avec sesvieux amis.

Cette rue, avec le café Ben Yamina à unbout, l'imprimerie du Chihab à l'autre et entreeux le bureau du cheik Ben Badis, devenait l'artè-re pensante de la ville, comme celle-ci avait ail-leurs ses artères commerçantes.

On y voyait maintenant passer plus fré-quemment ces silhouettes blanches avec ce turban- amama - à dépassant dans le dos qui désignerapetit à petit l'identité du partisan de l'action is-lahiste et affirmera sa personnalité dans ce milieu

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 129

où l'Islah n'avait encore ni sa doctrine, ni ses ca-dres.

Il y en avait qui venaient de l'intérieur com-me on vient au marché de la ville pour emporterses marchandises vers les centres à ravitailler. Lessilhouettes blanches venaient rue Rabin Charifpour ravitailler l'intérieur en idées nouvelles.

Et les idées qui circulaient dans cette ruecommençaient déjà, comme une scie, à opérer unvague clivage dans ce milieu, jusque-là homogè-ne, monolithique, en Algérie.

Ce clivage s'opérait à la fois dans l'ordre desidées et dans l'ordre des personnes. Des supersti-tions vieilles comme l'ignorance du monde com-mencèrent leur agonie. Toute ignorance a un res-pect fétichiste de ce qui est écrit. L'Algérie de lacolonisabilité et du colonialisme a eu la supersti-tion du bout de papier écrit. Sa valeur magique nes'exerce pas seulement sur les vieilles femmes quimettent à leurs petits enfants des amulettes pourles protéger contre le mauvais œil.

Elle s'exerce aussi sur ce milieu formé dansles zaouias et qui pratique, dans ses cogitations,dans ses discussions, un argument sans réplique :

— C'est koutbi !... dira l'un d'entre eux quivient de faire une affirmation s'il voit sur le vi-sage de ses interlocuteurs un doute.

— C'est koutbi !... « c'est dans un livre »dira-t-il et aussitôt le doute tombe et les têtes secourbent devant l'argument majeur.

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130 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

L'esprit critique, stoppé par ce mot magiqueperd tout droit. Et il avait effectivement été stop-pé de cette manière pendant des générations.

Or, le « koutbi » commençait à perdre sonpouvoir magique sur les esprits et à perdre peu àpeu ses partisans.

Le clivage qui s'opérait dans le monde desidées avait son effet automatique dans le mondedes personnes.

Maintenant, des éléments nouveaux viennentse mêler aux méderséens et aux élèves de Ben Ba-dis au café Ben Yamina où une cristallisation plusdense des idées progressistes - comme on dit au-jourd'hui -, se produisait avec cet apport de sim-ples citoyens de toutes conditions de la ville, quivenaient prendre part à nos débats, à nos discus-sions. Une de ces figures qui venaient s'ajouter ànotre paysage était vraiment pittoresque.

Cheik Mohammed Tahar Lounissi* avait quit-té jadis l'Algérie, avec son père Sidi Hamdan, unedes plus belles figures du savant traditionnel, pro-bablement contemporain du cheik AbdelkaderMadjaoui et du cheik Ben Mahanna, à Constanti-ne. Probablement aussi le vénérable cheik avait-ilété impliqué avec eux dans ce remue-ménage quirégna, un moment, dans l'antique Cirta, quandces Alems y semèrent, dès la fin du siècle dernier,

* NOTE DE L'EDITEUR. Personnage assez connu dans leConstantinois pour ses originalités et qui joua même uncertain rôle politique dans la Fédération des Elus.

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ces idées que nous appelons, faute de mieux, l'Is-lah local. Les vieux Constantinois se rappelaientcomment l'administration y avait mis bon ordre.

Toujours est-il que Sidi Hamdan alla conti-nuer son œuvre à Médine et y emmena avec luicheik Mohammed Tahar Lenoussi, encore jeune.

Le père du jeune homme enseigna durant desannées le Hadith sous les coupoles de la mosquéedu Prophète puis mourut. Son fils n'avait passans doute adopté les mœurs du pays, ce quil'avait ramené en Algérie, avec sa vieille mère, àl'époque dont nous parlons.

Mais là aussi, à Constantine, il n'allait paspouvoir s'assimiler les us et coutumes et il surpre-nait tout le monde par ses originalités dans sa te-nue, ses propos et ses gestes.

Bref, le café Ben Yamina acquit un jour ceclient pittoresque qui, systématiquement, parlaitcomme un bédouin d'Arabie et portait l'akal sursur la tête. Mais ce bédouin était cultivé en arabe. Etil fut admis à cause de tout cela dans notre milieu.

Ses excentricités n'avaient rien de communavec ces traits de caractère qui vont composer laphysionomie de ce personnage révolté contre cer-taines déviations qu'on nommera le 'alem islahiste.

Lui, il était révolté contre tout. Je ne l'ai ja-mais vu faire l'éloge de quelqu'un ou de quelquechose. Il critiquait tout le monde et toutes leschoses. C'était son genre. Et ce genre n'était paspour déplaire dans un milieu qui n'avait pas enco-

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re sa. doctrine mais qui remettait en question biendes choses, parfois sans aller jusqu'au bout de sapensée dans ses conséquences sociales ultimes.

Sa révolte systématique ajoutait un brandonau brasier qui s'allumait dans les esprits qui serencontraient au café Ben Yamina.

Son verbe arabe aussi exerçait de l'influencesur ces esprits arabes qui pensaient et parlaient enfrançais.

Ses anecdotes, ses aventures - pour la plupartimaginaires -, car à l'époque même je me rendaiscompte qu'il aimait l'affabulation, lui donnaientaudience auprès de nous.

Et nous lui payions son café pour l'entendreparler comme il parlait.

Au cours d'une visite à la librairie En-Nad-jah - où nous allions de temps à autre dénicher lesnouvelles productions de la littérature arabe -,nous fîmes un jour connaissance avec un person-sage non moins excentrique et qui allait, lui aus-si, jouer inconsciemment le rôle de catalyseur dedirection à nos idées, en les stimulant dans un sensdonné.

Younès Bahri était alors un jeune homme devingt à trente ans. Et on ne sait pas trop com-ment il avait débarqué de Bagdad, chez MamiSmaïl dont il était l'hôte quand nous avions faitsa connaissance. Le directeur de l'imprimerie En-Nadjah nous expliqua vaguement l'odyssée de sonhôte qui serait venu, je ne sais d'où, via Tanger.

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II avait eu beau se grimer en marocain en djalla-ba, sa présence à Constantine avait attiré l'atten-tion des responsables de l'ordre qui avaient flairétout de suite un « danger » sous cette djallaba.

Mais ce n'était pas encore l'époque où l'onmettait au secret les gens en qui On flairait cetteodeur. Il fallait à Younès Bahri simplement un ré-pondant.

Ce fut Mami Smaïl qui se donna pour tel etrecueillit ainsi à l'imprimerie En-Nadjah « l'indé-sirable » que nous y trouvions.

Il ne portait plus sa djallaba. H s'était mo-dernisé : fez, cravate, pantalon. Et son allureathlétique lui donnait une belle prestance. Et puisl'homme avait cette faconde du verbe arabe quifera un effet si profond sur les masses nord-afri-caines, quand Younès Bahri deviendra dans lesservices de... Goebels, le speaker de Radio-Berlin,pendant la seconde guerre mondiale.

Donc, il avait tout pour plaire à ces esprits àh recherche de nouveautés littéraires ou politi-ques ou même de simples nouvelles, au café BenYamina.

Il avait aussi ses histoires personnelles, vraiesou fausses, qui nous faisaient rêver. Pour 'moi, ilapparut surtout sous l'aspect du globe-trotter, 'dudécouvreur d'horizons nouveaux. Et quand ilparla de son voyage - peut-être chimérique -Australie, il ajouta une nouvellemon humeur vagabonde.

meen

perspective a

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A la médersa, le problème vestimentaire seposa pour moi dès mon retour de Tébessa. CheikAbdelmadjid ne m'eût pas admis à ses cours enpantalon. Je crois même qu'il nie le signifia. Tan-dis que cheik Mouloud Ben Mouhoub, son regardgris en disait long sur ses opinions sur ce point. Etj'étais trop mal avec Dournon, pour me mettred'autres ennemis sur le dos. J'entrais donc auxcours avec le gros séroual de Abdelhamid Nencibqui était à présent en deuxième année, le pilier dusport méderséen et la consolation de Bobreiter.

Car sa promotion fut fabuleusement arrié-rée. Elle renfermait, je crois, les esprits les pluscrasseux, les plus paresseux que jamais la méder-sa ait produits. La plupart d'entre eux ne fré"quentaient pas le café Ben Yamina. La passion dudomino et de la ronda les avait obligés à se replierdans les cafés qui conservaient encore leurs nat-tes et leur oudjak.

L'un d'entre eux, je m'en souviens, avait unespécialité : rire de rien.

Tous avaient la même spécialité : ils ne fai-saient rien. Ils mettaient une sorte de dissonancedans le milieu méderséen, se mêlant même auxmauvais garçons de la rue de l'Echelle, si bien queBobreiter entrant faire son cours, à cette promo-tion, élue par le sort pour représenter le néant,n'avait en fait devant lui qu'un étudiant : Abdel-ihamid Nencib.

En ville, j'allais rarement chez Khalti Bibya.Le drame constantinois suivait son cours. On par-

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lait moins des Aïssaouas. Et quand je passais de-vant la zaouia fermée, quelque chose me serraitle cœur.

Dans les périodes de mutation, on devientune contradiction, on détruit le passé et le passévous étreint. Du moins, c'était cela pour moi.

Au café Ben Yamina, je prenais consciencedes effets du clivage idéologique qui créait à par-tir du seuil de cet établissement ou du seuil de lamédersa, une frontière morale entre ceux qui semettaient à chercher une voie au-delà du mondedes merveilles et ceux qui lisaient encore les Milleet une Nuits.

Mais dans les rues de Constantine, je com-mençais à prendre conscience d'un clivage éco-nomique qui avait commencé à faire sentir seseffets depuis la fin de la première guerre mon-diale.

Les vieilles structures sociales se disloquaientà vue d'œil et une nouvelle bourgeoisie se formait,sur la place de Souk El-Asr, entre les tas de fripe-rie et les étalages de confection bon marché.

La vieille bourgeoisie mettait ses derniers bi-joux au mont-de-piété pour joindre les deuxbouts quand une dépense lui était imposée parune maladie ou par un autre événement impré-vu.

Les juifs de Constantine faisaient d'ailleursdes affaires d'or, dans ces circonstances troubles.Ils prêtaient de l'argent au taux de 50 et 60 %

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et « Chidi El-Mouslim », parfois même, signaiten blanc les effets qu'on lui présentait au fonddes boutiques de la rue de France.

Tout ce qui restait entre les mains de l'an-cienne bourgeoisie constantinoise a été liquidédans ces boutiques entre les années 1920 et 1925.C'est là aussi que venaient se faire détrousser lespaysans qui avaient encore un bout de terre dansla région de Sétif, de Guelma ou de Bône. Le procédéétait le même : le billet signé en blanc.

Et ce procédé fermait le circuit fatal sur la« propriété indigène ». Les boutiques juives de-vinrent un organe de transmission pour transfé-rer les droits afférents à cette propriété des mainsalgériennes aux mains du colon. C'était simple :

Le bourgeois pour faire une noce, le fellahde Sétif pour acheter une Citroën et venir passerses soirées rue de l'Echelle, à Constantine, avaientbesoin d'argent. Le juif était toujours prêt à leleur prêter à 60%, et l'intérêt cumulé à ce tauxfaisait automatiquement passer, après un an oudeux, leur propriété de leurs mains aux mainsd'un colon.

« Chidi El-Mouslim » ne calcule jamaisquand le prêteur juif lui sert un verre de thé à lamenthe ou un café turc bien dosé, juste au mo-ment de lui faire signer les effets. Il ne sortait deson inconscience que lorsque l'huissier frappait àsa porte.

Et le clivage économique se poursuivait ain-

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si avec son double effet, en faisant passer la pro-priété des mains algériennes aux mains juives oueuropéennes, d'une part, et des mains d'une bour-geoisie héréditaire à celles d'une bourgeoisie de né-goce, d'autre part. Tout cela, dit sous cette for-me théorique, ne traduit pas tout le drame hu-main de cette période.

Je sentais ce drame quand j'allais, dans mesrares visites, chez Khalti Bibyia et que je voyaisassis près d'elle Khali Allaoua, comme un enfantmais aussi comme une image de la détresse humai-ne.

Je le sentais aussi intensément, à Tébessa- notamment aux dernières vacances -, quandj'avais vu un dernier Ben Charif, de Tébessa - ho-monyme de la famille constantinoise du mêmenom -, quitter la vieille maison familiale, sur laplace de l'Eglise, et louer dans la banlieue poussié-reuse du vieil abattoir, une pièce donnant sur larue pour en faire son logement et son lieu de tra-vail, en apprenant le Coran à quelques enfantsdu voisinage. Et la maison familiale, abandonnée,en ruine, racontait à celui qui passait devant saporte à jamais close, le drame d'un pays.

J'éprouvais le même sentiment quand je pas-sais rue de la Prison, devant les maisons habitéesjadis par les différentes branches de la familleChaouch.

Cette année-là, un événement presque banalmais qui avait eu une grande répercussion sur mes

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idées, s'était produit. A la médersa, il y avait unebibliothèque. Et Dournon pratiquait le prêt.C'est ainsi que j'ai lu Ibn Khaldoun dans la tra-duction de Sylvestre de Sacy et Mouroudj Eddha-bab dans la traduction de je ne sais qui.

Le prêt se faisait je crois une fois par semai-ne. Et voici que le hasard me mit, entre les mains,un traité de Condillac, le philosophe français duXVIIIe siècle qui peut être regardé, à certainégard, comme le maître de l'école de psychologiefrançaise.

Le livre, qui était volumineux et difficile àcomprendre pour un débutant me captiva.

Je renonçais à dresser, pendant les interrup-tions récréatives, mes itinéraires imaginaires versTombouctou. Je n'éprouvais plus de plaisir, nonplus, à dessiner la tête du cheik Ben Labed. Pen-dant son cours, je lisais simplement Condillac,jusqu'à l'heure de Boukamya.

Parfois en dortoir, je le lisais avec ChérifZerguine, l'actuel cadi de Tébessa, parce que Ha-laimia Salah était accaparé par sa gourmandise etses coliques, tandis que Nencib Abdelhamid l'étaitpar le football dont l'épidémie gagnait l'Algérieen même temps que la « grippe espagnole ».

Et cette épidémie me vaudra pas mal d'ennuis avec Dournon qui voulait, coûte que coûte,que je fasse avec les autres méderséens l'heure dusport, que je voulais précisément réserver à meslectures personnelles.

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Bref, Condillac devint mon livre de chevet.C'est ça la philosophie ?... diriger sa pensée d'uneidée donnée à une idée déduite .Quoi qu'il en soit,mon esprit adopta ce sport, comme on adopte au-jourd'hui le tennis.

Je ne sais pas quel fut le gain scientifique,avec Condillac, mais je sais que son livre a placémon esprit, mes idées, ma curiosité, en un mot maculture dans une certaine direction.

Je n'allais plus à la librairie En-Nadjah, à ladécouverte des nouveautés de la littérature arabe.Il y avait dans la petite rue qui prend sur la placede la Brèche pour aboutir, après un coude, sur laplacette qui fait face à la Préfecture, une petitelibrairie française dont le propriétaire, à mongrand étonnement, n'était ni hautain ni moqueurdevant 1' « indigène » qui franchit son seuil.

Je badaudais devant ses rayons quand j'y dé-couvris un jour, John Dewey dont l'ouvrage capi-tal, « comment nous pensons », venait de paraî-tre en édition française.

Je savais que l'Amérique avait Douglas Fair-banks, des cow-boys, du jazz, des dollars, mais jene savais rien de sa culture sauf le nom d'Edison.John Dewey fut donc pour moi une révélation àplus d'un titre. Naturellement, je gardais aussi lecontact avec mon milieu, à la médersa et au caféBen Yamina.

Je lisais toujours l'Humanité, la Lutte So-ciale, l'Ikdam, l'Etendard, Eugène Jung, les Nou-

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velles Littéraires et le reste. J'étais toujours natio-naliste. Et avec mon ami Chaouatt, j'étais tou-jours dans l'indécision sur le choix de mon habi-tation au départ des Français, hésitant entre unappartement avec ses fenêtre au-dessus de cettefoule sélect que je n'osais pas frôler rue Caraman,et une villa comme celle que venait de construiredans un faubourg résidentiel Ferrando, ce maîtrede la quincaillerie dans tout le département.

Bref tout allait ensemble dans la définitionde mon être à cette époque. Younès Bahri, Mo-hammed Tahar Lounissi, Boukamya, Ben Yamina,Condillac et John Dewey se complétaient dansmon esprit.

La vie poursuivait son tissage, autour de nouset en nous, avec des fils de toutes natures et detoutes couleurs, des sourires et des soupirs.

L'année ramenait le tournant des examens,encore une fois. La pensée de garder sa bourses'empara de nouveau de chaque étudiant.

Personne, même dans la promotion de Nen-cib Abdelhamid, n'échappait à cette loi de la mé-dersa, comme dans la nature on n'échappe pas à laloi de conservation de la vie. Ceux mêmes quiprenaient le parti de copier avaient une sérieusemise au point à faire de leur travail pour les joursd'examen. D'abord, il y avait à débattre le sé-rieux problème : entrer avec un bouquin ou avecdes copies préparées.

Dans la promotion de Nencib Abdelhamid

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 141

il y avait de vifs débats à ce sujet. Ceux qui adop-taient la première doctrine se mettaient à étudierla pose du bouquin sur leurs genoux et les condi-tions de son éclairage à travers l'échancrure de lagandoura. Les tenants de la seconde faisaient leurscalculs de probabilités sur les sujets. Ils accep-taient d'avance un pourcentage de chances deperdre la bourse si le sujet donné n'avait pas étéprévu par eux.

Les « hi !... hi !... hi !... » du chaouch repri-rent leur effet sur les nerfs de tout le monde.Dournon fit encore son appel, un matin, dans lacour de la médersa, devant ce monde tout suantde sa dernière nuit de révision.

Dans ces jours d'examens, je répétais certainsgestes que je me rappelais avoir faits aux examensde l'année précédente. Dans mon esprit, j'attri-buais vaguement une valeur magique à cette ré-pétition. Il ne s'agissait parfois que d'une chosebanale. Par exemple, j'avais lavé une chemise à lamême époque.

Je me remettais à le faire cette année à peuprès au même moment et avec les mêmes gestes.L'essentiel, c'était d'avoir cette pensée consolante.

— L'année dernière, j'avais fait comme ça etj'avais réussi.

Cette puérilité échappait totalement aucontrôle de mon esprit.

Encore une fois, de faux résultats de l'exa-men furent affichés à la porte des dortoirs. Il y

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avait un étudiant qui imitait à la perfection la si-gnature de Dournon. C'est cette année-là, je crois,qu'après avoir fait perdre leurs bourses à d'autres,pour s'amuser, il perdit la sienne pour de bon,quand les vrais résultats furent affichés.

Le café Ben Yamina reprit son animation.Les uns s'y concertaient sur leurs achats vestimen-taires pour les vacances, les autres reprenaient lesdiscussions suspendues par les examens. Le duelKhaled-Morinaud se poursuivait.

On commençait à parler d'un certain émirAbdelkrim et de sa victoire écrasante sur le géné-ral espagnol Sylvestre à Mellila.

Hindenburg prenait le pouvoir en Allema-gne ou l'avait déjà pris, tandis que Poincaré étaitrappelé de sa retraite pour redresser en France unesituation économique alarmante.

En Italie, les foules de ballilas acclamaient leDuce qui faisait sa marche sur Rome.

Romain Rolland publiait la Jeune Inde et lenom de Ghandi commençait à se répandre, tan-dis que Halaimia Salah recommandait à son cor-donnier de mettre, aux chaussures commandéespour l'été, le plus haut talon possible. Le drame desa petite taille le tenait comme ses coliques qu'ilsoignait à présent avec de la belladone que luiavait ordonnée le docteur Mosly, notre professeurd'hygiène à la médersa.

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 143

Le retour fut pareil aux précédents. Sur laroute le long de laquelle guimbardait l'autobus -on ne disait pas le « car » l'américanisationn'avait pas encore importé ce mot - les terres descolons, du Khroubs à La Meskiana, déroulèrent sousmes yeux leur étendue verte, rousse ou sombretoute la journée. Les fermes qui exploitent ces do-maines jalonnèrent l'itinéraire de leurs masses im-posantes, tantôt nichées dans un vallon en contre-bas de la route, tantôt juchées sur un mamelonsurplombant celle-ci.

Je vis, un peu après le Khroubs, cette fermedont les bâtiments occupent les deux côtés de laroute. Je vis le troupeau de vaches, qui alimenteles grandes laiteries de Constantine, traverser laroute devant l'autobus pour passer, probable-ment, du bâtiment de la traite à Pétable.

Mes lectures sur la colonisation « blanche »au Canada et au Far-West m'ont donné le goûtde ces aventures où l'homme vient faire une par-celle d'histoire sur un bout de terrain, conquissur la nature ou sur un ancien propriétaire quin'a pas su ou n'a pas pu le garder.

De vieillies histoires entendues dans ma fa-mille quand j'étais enfant me revenaient à l'esprit,comme de douloureuse évocations d'un passé abo-li. Mon aïeul possédait, m'avait-on dit dans mon en-fance, de grands domaines dans la région de Constan-tine. Je voulais posséder mon domaine, ma ferme,mes vaches, mes moutons, sentir autour de moiune odeur d'étable et d'écurie, c'était le rêve qui

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faisait divaguer à cette époque mon esprit. Et sila terre d'Algérie me refusait sa réalisation, j'iraisà Tombouctou, en Australie.

Les terres des colons me posaient insidieuse-ment une interrogation : où sont les terres de mesaïeux ?

L'Ikdam de Khaled et l'Etendard de Dendenavaient sensibilisé mon esprit à ce genre de pro-blème.

Sur le bord de la route, de temps en temps,un « indigène » poussait devant lui son âne, serendant probablement à son gourbi. Je me rendaisvaguement compte que le colon était en traind'effacer l'histoire de cet homme sur cette terre,pour y faire sa propre histoire.

Après les pentes de Halloufa, la plaine de Té-bessa m'apparut plus déserte, avec, au fond, cePain de Sucre plus solitaire dans cette nudité fau-ve calcinée par le soleil de juillet.

L'homme qui chemine ici avec son âne, aubord de la route, me semble davantage dans soncadre. Sous le ciel, il poursuit encore son histoi-re, il ne fait pas l'histoire des autres.

Aujourd'hui, je m'en rends compte, les hautsplateaux ont conservé dans l'âme de l'habitant, àtravers un siècle et demi de colonisation,une flamme qui n'est pas morte comme chez sonfrère du Tell apprivoisé, domestiqué pour fairepartie de l'outillage de la colonisation.

Ici, un clivage historique apparaît : le Sud etle Nord algériens, le Zénète et le Sanhadja.

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 145

Depuis les Carthaginois, toutes les résistancessont nées dans le sud.

La richesse du sol semble avoir pour corol-laire, à travers l'histoire, la pauvreté du caractère.

L'autobus me dépose enfin, devant les Mes-sageries Dokhan où dix ans auparavant on prenaitla diligence. Ma mère m'attendait en haut del'escalier. Pour me faire cette surprise, elle s'ap-puyait sur des béquilles qu'on lui avait fait venird'Alger.

Une vision agréable du passé me réapparais-sait : ma mère quand même debout.

Mon père était heureux. Ma grand-mère rele-va la tête, au-dessus de son chapelet pour me direson mot de bienvenue avec ce sourire de vieillesgens dont le visage n'exprime rien de précis. Audemeurant, je ne me rappelle pas l'avoir vue rireou pleurer, en aucune circonstance. Je n'ai vu sonémotion qu'à la mort de son fils, Khali Younès.

Le repas fut une petite fête de famille, à la-quelle avaient pris part mes sœurs, les enfants del'aînée et son mari. Le mari de la cadette n'avaitjamais fait partie de la famille.

Mon père sortit rejoindre comme d'habitu-de ses amis.

Si Baghdadi était certainement le premier té-bessien qui porta un fez et un col rigide, en cellu-loïd, à l'époque où Tébessa était pris par la fièvrede la turcophilie qui sévit en Algérie du vivant deAbbas Ben Hammana.

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Si Lahbib le gardien du cimetière s'était spé-cialisé dans les farces contre des victimes qu'ilchoisissait particulièrement parmi les Soufis et lesDjeridis qui venaient au marché de Tébessa, encette saison.

Si Belgacem, le boulanger n'avait aucunespécialité en dehors de sa profession. C'étaient lesamis de mon père.

Je sortais après lui rejoindre les miens.

La féerie de la nuit d'été tébessienne atten-dait tout le monde à la porte de Constantine oula porte Caracalla.

Tébessa a ses types, les visages fondus dansson paysage humain.

Sur la place de la Casbah où il y a lesterrasses des grands cafés européens, on peut - àcette heure-là -, rencontrer Vendredi en train devendre à la criée le maire de la ville.

Vendredi, c'est un kabyle, que les péripétiesde la guerre 1914 - 18 avaient jeté dans les rues•de Tébessa où, dans la journée, il criait les vête-ments d'occasion qu'il offrait à l'acheteur.

La nuit, après être passé chez Vassalo qui te-nait une cave fréquentée des ivrognes de la ville,il continuait en somme son métier :

— Qui achète le maire de Tébessa pour dixfrancs ! criait-il en titubant entre les terrassespleines de monde.

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 14T

Le maire Belvisi souriait. Mais si par malheurle vieux brigadier Antonini était là, Vendredi pas-sait sa nuit au « violon » du commissariat pourreprendre sa criée le lendemain.

Mais l'exploit qui se répétait le plus pour levieux brigadier et qui représentait en somme l'es-sentiel de ses fonctions, dans la police municipale,c'était avec Benini, un autre ivrogne qui n'avaitaucun domicile.

Quand il avait terminé sa journée de porte-faix, il passait chez Vassalo. Et quand il en sortait,,Antonini le guettait, le cueillait pour le descendre-au violon. C'était en somme son domicile. Et lestébessiens s'étaient tellement habitués à ce spec-tacle, qu'on les aurait vus embarrassés pour répon-dre à la question de savoir si Antonini et Beniniétaient une paire d'amis ou deux êtres mis en pré-sence par les hasards de la fonction de l'un d'entreeux.

Il y avait aussi Birella, le garçon de mon on-cle Smaïl, à son magasin de Chéria. Quand il ve-nait à Tébessa, c'était pour aller manger chez son;ami le gargotier Affendi, ainsi nommé parce qu'ilavait passé quelques années au Caire et qu'il avaitadopté, comme Si Baghdadi, le fez et le col rigide.

Quand il sortait de là on constatait que Birel-la était ivre et on le voyait longer le mur de la ca-serne, sur le cours Carnot, en parlant aux anges,tandis que son ami Affendi, fermait boutique etallait poser à la clientèle du café de la place de 11

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Mairie, son éternelle question de philosophie, rap-portée sans doute du Caire :

— Qui de la nature et de l'habitude peut ré-duire l'autre ?

Et chaque fois votre réponse lui faisait adop-ter la thèse contraire.

Tébessa avait donc son visage qui se pourraitcompléter avec Sidi Hamma Tahar, l'ancien institu-teur à présent toujours en dialogue avec les angesdans les rues de Tébessa où il distribue ses cigarettesaux enfants qui lui en demandaient, comme moi ja-dis, et parfois des coups de pied bien placés. Avec Si-di Ben Nadja aussi, mis comme un éleveur de cha-meaux du Sud oranais et dont les gens guettaientl'oracle, en se gardant de son bâton...

A la fin de la première guerre mondiale, Tébes-sa avait aussi récupéré un certain nombre de tirail-leurs libérés de leurs obligations militaires.

Bahi avait rapporté de son régiment la passiondu tambour et Saddok Chokka la passion de la te-nue de campagne avec une paire de jumelles enbandoulière.

Et puis ils avaient rapporté tous les deux lesanecdotes, les vraies et les fausses, de leurs régi-ments.

Aux défilés du 14 Juillet à Tébessa, ils repre-naient - je ne sais comment -, du service pour tra-verser les rues de la ville, Saddok Chokka commes'il allait lancer un assaut à la tête de sa compagnieet Bahi tapant sur son tambour comme un sourd.

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Saddok obtint un poste de caïd, allant boule-verser de ses originalités et ses loufoqueries les gensde son douar qu'il considérait un peu comme lestirailleurs de sa compagnie.

Bahi versa d'abord sa passion du tambour àla zaouia des Kadrias où il eut la réputation duplus virtuose secoueur de bendir.

Mais déjà, les Kadrias à Tébessa comme lesAïssaouas à Constantine, étaient à leur déclin àcette époque. Une réforme s'opérait dans le paysavant même que le mot « Islah » ne fut pronon-cé. Et Bahi réformé des Kadrias par la force deschoses, comme il le fut jadis du régiment par la findt la première guerre mondiale, était disponible.

Il songea à ouvrir un café qui devint vite,grâce aux histoires de Bahi, de Saddok Chokka etd'un certain autre personnage qu'on mobilisait bsjours de noces dans les familles parce qu'il s'enten-dait en cuisine mieux qu'une vieille femme et enfingrâce au disque égyptien, le café sélect, le night-club de la jeunesse tébessienne.

Quand notre promenade extra muros se ter-minait, Salah, Zemerli, notre ami le cafetier duhammam Abbas, Djillali et moi, nous revenions àce point terminus de notre soirée. Parfois les his-toires de Saddok Chokka - qui abandonnait sou-vent son douar pour venir les raconter au café deson ami Bahi - parfois les histoires de ce derniernous arrachaient le fou rire.

Quant à moi, je revenais de Constantine avec

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une soif de disques égyptiens. J'en eus, ces années-là un véritable passion que je n'avais pu commu-niquer ni à mes camarades du café Ben Yamina, nià son propriétaire.

Je la ramenais donc avec moi à Tébessa pourl'étancher au café Bahi. Pendant que mes amisécoutaient ses histoires, j'écoutais ses disques. OumKhaltoum, dont la vogue commençait, me capti-va.

C'est peut-être vers cette époque que le cheikLarbi Tebissi était rentré du Caire pour augmenterle nombre des alems de Tébessa qui s'enorgueillissaitde son capital azharite.

Jusque-là, il n'y avait eu que le cheik Musta-pha Ben Kahhoula qui portât, dans la génération dema mère, l'auréole de la grande université musul-mane.

Mais la science de Lazhar lui avait tourné latête. Et quand je l'avais connu dans les années dema prime jeunesse, je le voyais aux portes des mai-sons, les matinées des vendredis, récitant d'un côtéun verset du Coran, de l'autre, insultant les en-fants comme un charretier.

Mais une loi qui semble propre au monde mu-sulman actuel - pour des raisons profondes qu'ilne s'agit pas d'expliquer ici - veut qu'une unité quis'ajoute au nombre n'augmente pas sa puissance maisla diminue.

L'arrivée de cheik Larbi Tebissi eut d'abordcet effet. Il y eut aussitôt en ville deux clans : ce-lui du cheik Sliman et celui du cheik Larbi.

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Quant à cheik Assoul et cheik Saddok BenKhelil, ils préférèrent descendre du ring et s'oc-cuper de leurs affaires.

Donc, il y avait à Tébessa, à cette époque,un vaste remous dans l'opinion.

Dans ma propre famille, on voulait garder labaraka du cheik Sliman et être d'accord avec le« Ilm » de cheik Larbi Tebessi, parce que noblesse

oblige. Et le Ilm azharite avait aux yeux de tousdes quartiers de noblesse millénaire.

Quant à moi, je me rangeais simplement ducôté de cheik Sadoc Ben Khelil parce qu'il était unsimple mortel qui voulait faire vivre sa famillegrâce à son art calligraphique. Il s'était mis à faireou à refaire les enseignes arabes en ville. D'ailleurs,son marché s'était vite épuisé car il n'y avait quedeux ou trois manufactures de tabacs et quelquesmagasins qui pouvaient lui donner une enseigne àlibeller et à calligraphier. En fin de compte, il trou-va une clientèle du côté européen. Les jeunes fillesen mal d'amour lui demandaient le secours de sascience ésotérique pour les réconcilier avec Vénus.Il écrivait des amulettes.

Je crois même qu'il en avait fait une pourmon ami Chérif Senoussi, le tailleur qui soupiraittoujours après sa dulcinée juive.

D'ailleurs, mes sorties en ville n'avaient en gé-néral lieu que le soir. Si bien que je passais mes va-cances un peu en dehors du remous tébessien. Je

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passais mes journées à bavarder avec ma mère ou àlire.

Je lisais El-Asr El-Djadid. Et c'est pendant cesvacances je crois, que j'ai dû lire « l'Histoire So-ciale de l'Humanité » de Courtellemont, dont lestrois ou quatre gros tomes venaient d'arriver à lapetite bibliothèque de mon père.

Le rythme de la vie tébessienne suivait soncours. On voyait de moins en moins des « mah-fels ». Madame Denoncin ne voyait plus ces cor-tèges de femmes chantant à tue-tête derrière lamule de la mariée, passer devant son magasin, ruede Constantine où leur passage laissait une traînéed'ambre, quand les tébessiennes se paraient encorede ces lourds colliers faits de grains dont la compo-sition, avec de l'ambre et du musc, donnait à toutesociété féminine algérienne une odeur caractéris-tique.

Les enterrements aussi devenaient silencieux,la plupart du temps. On n'accompagnait plus lemort en chantant, derrière la civière verte, la bor-da.

D'ailleurs, les positions idéologiques dans laville commençaient à se marquer par rapport à cesdeux points. Et, par ricochet, par rapport à deuxhommes.

Les familles qui faisaient leurs mariages etleurs enterrements à l'ancienne mode passaient, àtort ou à raison, pour partisans de cheik Sliman etceux qui les faisaient à la nouvelle pour partisansde cheik Larbi.

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On commençait à prendre vaguement cons-cience d'un retour à cette orthodoxie dont le cheikreprésentait avec plus de rigueur la ligne et qui seranommée ensuite Islah et Salafisme.

Le cheik Sliman était un doux qui établis-sait un concordat entre cette orthodoxie et lescoutumes sur lesquelles il exerçait cependant uneinfluence correctrice.

Un matin, je dus laisser Tébessa à son remousencore naissant et reçus encore un fois entre lesjambes « l'eau du retour ».

A Constantine, je repris contact avec la réa-lité algérienne sous son autre aspect, dans sa con-frontation plus brutale avec l'ordre colonial. Lapopulation européenne plus dense, les toilettes, lescostumes, l'aspect des rues principales, la caserne dela Casbah, les premiers trolleybus qui commen-çaient à circuler, tout imposait à l'esprit la pré-sence du colonisateur.

Je venais d'ailleurs de laisser dans l'esprit té-bessien un certain tourment, né à propos de la con-cession de sept mille hectares au douar El-Méridj,c'est-à-dire la moitié de sa superficie, et d'un droitd'irrigation égal aux trois quarts des disponibilitésen eau du douar au gendre du propriétaire de ce

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bazar du globe qui est le magasin le plus impor-tant de Constantine.

Dans l'antique Cirta, j'étais remis en présencedu fait colonial avec une brutalité qu'on ne sentpas à Tébessa.

Au café Ben Yarnina, les dernières péripétiesdu duel Khaled-Morinaud étaient commentées. Lapolémique atteignait son paroxysme dans le jour-nal Le Républicain qui contestait à Khaled mêmeson titre d'émir.

Dans la Dépêche de Constantine, on parlaitmaintenant ouvertement de la « guerre du Rif ».Le nom de l'émir Abdel-Karim était mis à l'index.La police française ennuyait même les marchandsde beignets ambulants qui offrent leur marchan-dise dans les rues de très bonne heure le matin aucri traditionnel :

— Ya Karim !Dans le pays, l'Administration opérait le re-

crutement de goumiers.Cette guerre devient le sujet centrai au café

Ben Yamina. Les gens en rêvaient et cherchaientl'interprétation de leurs rêves selon une issue fa-vorable à Abdelkrim.

J'eus moi-même mon rêve. Je l'interprétais,selon une symbolique qui m'était propre et queje peux imputer à mon éducation maternelle re-ligieuse. Il était défavorable aux Riffains.

Mais le rêve ne changeait rien à la réalité àmes yeux : Les Riffains c'étaient des lions qui lut-

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taient contre un monstre qui nous dévorait. L'hé-roïsme des Riffains vengeait les peuples qui nepouvaient pas se venger.

Quand cette guerre sera terminée, un an plustard, un journaliste américain dira : « la Franceest victorieuse mais la gloire reste au Rif ». Dansla presse mondiale on parlait de république Riffaine.Et c'est ce qui exaspérait le plus, je crois, les LouisBertrand de France et de Navarre et surtout d'Al-gérie.

En tout cas, les événements du Rif nous em-brasaient au café Ben Yamina. Ils nous donnaientdes sentiments dont la violence m'étreignait.

Le journal « l'Humanité » était pour moi laseule lecture apaisante. Cachin et Vaillant Coutu-rier y déversaient leurs imprécations qui me cal-maient les nerfs.

De vagues idées d'aller rejoindre le front rif-fain se formaient dans l'esprit de mon ami Cha-ouatt - qui était mon complice pour ce genre d'af-faires - et dans le mien. Des itinéraires s'ébau-chaient pour franchir la frontière par le nord dePOranie. Nos projets foiraient pour une raison oupour une autre.

Je ne sais pas si le colonialisme a un signe auZodiaque. Mais je pense que nous étions sous sonsigne cette année 1924-25.

La guerre du Rif avait ébranlé des certitudesforgées à Versailles en 1919. Abdelkrim avait dé-montré qu'un empire colonial est vulnérable. Il

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fallait donc songer à réparer le dégât moral causépar l'émir riffain, avec une poignée d'hommes, auprestige des nations coloniales. A Paris et probable-ment à Londres on y songea.

Il y eut la « croisière jaune » et la « croisièrenoire ». Les deux partaient de Paris. L'une via Té-héran, devait aboutir à Sliangaï à travers toutel'Asie. L'autre via Alger, devait arriver à Cape-town, à travers toute l'Afrique.

C'était, je crois, la maison Citroën qui orga-nisait et équipait les deux convois. Mais on com-prend que l'Etat français était derrière puisqu'ils'agissait de démontrer aux petits Annamites etaux inquiétants Nord-Africains que l'Asie et l'A-frique étaient bien en main.

Il y avait un côté documentaire et sportifdans ces aventures mécaniques à longue portée. Pourla première fois l'automobile était soumise à l'é-preuve de la distance brute, non organisée, sansroute, ni piste tracées d'avance.

La « Croisière noire » surtout m'intéressait,à cause sans doute de ma nostalgie du désert, de l'ap-pel de Tombouctou. Mais mon plaisir était gâté.Car maintenant, je sentais, je raisonnais de deuxmanières. L'exploit était à mes yeux un fait ro-manesque et sportif admirable, mais c'était aussi unfait colonial dont je comprenais désormais la signi-fication. Une chose me gâtait l'autre.

A cette époque, mon esprit commençait d'ail-leurs à se préoccuper de l'avenir. Tous les méder-

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séens, à leur quatrième année, ne sont préoccupésque de cela. Que faire après la médersa ?

J'avais la chance de devenir adel, auxiliaire-interprète, chaouch d'avocat. Peut-être, avec unpeu de piston, commis de commune mixte.

Mais je n'en avais pas pour aller faire les deuxannées de « division supérieure ». Il y avait deuxraisons pour que je n'y aspire pas. D'abord, montravail pour le programme avait été toujours au-dessous de la moyenne, ensuite, mes conflits avecDournon étaient toujours au-dessus de la moyen-ne : je lisais l'Humanité, je portais le pantalon, jen'allais pas à « l'exercice », - c'est ainsi qu'on ap-pelait l'heure hebdomadaire du sport :

Ah ! si je pouvais devenir fermier ! Mais laterre, on ne la donnait qu'au colon. Tombouctou...l'Australie... hors de portée, bien sûr.

Commerçant ?... Ouvrir une petite boutiqueà Chéria... C'était une perspective.

Je tournais en rond dans les questions que meposait mon avenir. Je ne trouvais de diversion àmon casse-tête qu'au café Ben Yamina.

La rue Er-Rabin Charif devient plus animée.Des silhouettes blanches coiffées de l'imma avec cedépassant dans le dos qui désigne le alem islahistevont au petit bureau d'administration du Chihabou à l'imprimerie de « l'Echo du Sahara » dans le-quel cheik Lokbi lance en exergue de son journal,la formule qui sera celle de ITslah : Un verset deCoran qui a trait à la vocation du Nabi Salah.

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La physionomie du cheik Ben Badis, quand ilpassait devant le café Ben Yamina pour se rendreà son bureau, commençait à nous intéresser. Cer-taines de nos idées collaient à ce personnage plusqu'avec cheik Ben Mihoub qui nous les avait, ce-pendant, révélées. Peut-être parce que le premierse situait, à nos yeux, hors du cadre colonial.

Et puis sa légende commençait à prendre corps.Sa rupture avec sa famille - son père gros négo-ciant, son frère avocat, sa femme petite bour-.geoise gâtée - nous le rendait sympathique.

A cette époque, en même temps qu'à Tom-bouctou, qu'à l'Australie, ou à une boutique àChéria, je pensais aussi à écrire « Le livre proscrit ».Pourquoi ce titre et quel serait son contenu ?...On m'aurait embarrassé si on m'avait posé ces ques-tions. Mais l'idée me séduisait et j'en parlais mêmeà certains méderséens, comme les frères Mechai deGuelma, avec lesquels j'aimais m'entretenir au su-jet de mes divagations intellectuelles parce qu'ilsm'écoutaient avec sérieux, comme deux néophytesleur catéchiseur.

L'idée me rendait aussi sympathique le cheikBen Badis qui représentait à mes yeux l'hommeproscrit, à cause de sa situation familiale .

Aussi, quand cet homme passait devant lecafé Ben Yamina, mon regard suivait son pas menuavec sympathie.

Il s'arrêtait parfois dans la rue pour causeravec quelqu'un. Ce Constantinois raffiné qui se

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souvient de sa descendance sanhadjienne avait del'entregent. Il s'arrêtait pour demander à quelqu'unles nouvelles d'un malade ou d'un absent.

Il avait les qualités humaines de cheik Sli-man et la rigueur des vues de cheik Larbi. Et lespremières corrigeant l'excès de la seconde le ren-daient plus sympathique et plus efficace que sesdeux contemporains tébessiens. Mais je ne lui avaisjamais encore adressé la parole. Au demeurant, enfaisant retour sur moi-même, ce n'était pas luià cette époque qui représentait à mes yeux l'Islah,mais plutôt cheik Lokbi.

Je n'ai reconnu mon erreur sur ce point qu'unquart de siècle après. Quand je fis mon examen deconscience sur le sujet, je compris que les raisonsde mon erreur résidaient dans un ensemble de pré-jugés sociaux et d'une information insuffisante surl'esprit islamique.

Mes préjugés je les avais probablement héritésde mon enfance dans une famille pauvre de Cons-tantine, nourrissant en moi, inconsciemment, unesorte d'envie ou de jalousie à l'égard des grandesfamilles dont était issu le cheik Ben Badis. Quantà l'erreur de mon jugement, elle était due, jecrois, à une influence tébessienne. Tébessa, par lecaractère un peu fruste de sa vie m'avait donné unesorte d'orgueil à l'égard d'une forme de vie plusraffinée.

Je croyais être plus près de l'Islam en demeu-rant plus près du Bédouin plutôt que du « Beldi »,l'homme conditionné par le milieu urbain.

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Or cheik Lokbi était, à mes yeux, un Bédouin,cheik Ben Badis un Beldi.

Plus tard, quand la bataille de Flslah seraengagée et que j'y serai moi-même engagé, il sub-sistera au fond de ma conscience toujours une ré-serve sur la personne de cheik Ben Badis et le re-gret que le cheik Lokbi ne soit pas plutôt, lui, lechef du mouvement et le président de l'Associa-tion des Ulémas.

Il y aura plus tard entre Mohammed Ben Saiet moi quand nous nous serons retrouvés à Paris,après 1931, des batailles homériques sur ce point.

Ce n'est que vers 1939 que j'ai commencé àreconnaître mon erreur et vers 1947 que je l'aireconnue tout à fait. J'ai compris pourquoi, ledroit musulman remet la charge de l'imamat sim-ple, c'est-à-dire la direction de la prière, à l'hommede la cité avant de la remettre à l'homme de la tri-bu.

Mais en 1925, chaque fois qu'il y avait un re-tard dans l'impression de « l'Echo du Sahara », jelançais mes imprécations contre tous les « Beldis »du monde. Et naturellement, le cheik Ben Badispassait sous ce jugement lapidaire.

D'ailleurs la vie à Constantine nous empêchaitde nous figer sur un sujet. Chaque jour apportaitun élément nouveau pour faire dériver notre es-prit vers d'autres soucis ou d'autres préoccupa-tions.

Même le match Dempsey-Carpentier qui fut,

je crois, le premier qui ait détourné l'attention dumonde entier vers le ring, accrocha un moment lanôtre au café Bou Yamina. Mais le senti-ment méderséen était plutôt favorable à l'Améri-cain. Je ne portais à l'affaire aucun intérêt spor-tif mais elle m'intéressait sous l'angle politique. Ladéfaite de Carpentier apporterait un peu de mo-destie aux colons. C'était je crois cela qui me fai-sait souhaiter la victoire de son adversaire.

Deux autres événements vinrent ajouter leurseffets particuliers à l'effervescence qui régnaitdans notre milieu.

Un jour nous vîmes arriver au café Ben Ya-mina, en compagnie de deux étudiants un hommejeune, les yeux vert pervenche, à la mine délicateet la mise très correcte qui décelait l'enfant debonne famille française.

Je crois que sa tête était nue, les cheveuxdressant en arrière une ondulation souple et blondeau dessus d'un front vaste, à la ligne pure.

Il nous fut présenté pour un sympathisant del'Islam, non fixé, cherchant sa vérité encore.

J'ai oublié son nom. Mais il était, en effet,d'une famille française bourgeoise de Constantineoù son père occupait une bonne place dans les af-faires.

L'homme nous raconta son histoire. Il étaitadministrateur en Afrique Occidentale Françaiseoù il prit pour femme une négresse musulmane. Aumoment de la « croisière noire » on comprend ce

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À,

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162 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

qu'une telle initiative pouvait représenter commescandale aux yeux des collègues et des supérieursde notre ami. Il fut mis en quarantaine. Ses nerfsfinirent par céder et il quitta son poste, n'osantpas ramener dans sa famille la négresse et l'enfantqu'il avait laissés.

Mais il avait ramené dans sa famille un sujetd'inquiétude plus grave encore. La négresse l'avaitmis, sans le vouloir, sur la voie de sa religion. Ilrevenait à Constantine, sinon converti à l'Islam,du moins assez éloigné des croyances de sa famille.

Cette histoire m'attacha à l'homme car la pen-sée du Père Zwimmer n'avait pas quitté mon es-prit.

L'histoire de mon ami démontrait l'inanitédes efforts qu'on faisait pour désislamiser l'Afri-que. L'Afrique islamisait ses assaillants.

Mais quelque chose de plus me rapprocha dunéophyte quand il s'intégra davantage à notre mi-lieu.Je trouvais en lui un allié. Il appuyait mes thèsesactivistes dans ce milieu un peu inconséquent quiveut tels effets sans bien définir les causes quipeuvent les déterminer. Je me rappelle un débatavec quelques étudiants, auquel il prenait part,un soir.

Nous étions sur le trottoir de la rue Nationale.J'essayais de fixer par une image l'idée d'effica-cité qui me semble faire encore aujourd'hui défautdans le monde musulman. J'étais dans une exal-tation telle que je dis :

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 163

— Si en cette minute nous décidons de montervers la lune, il faut tout de suite appliquer contrece mur une échelle et commencer à grimper...

Mon ami tout de suite m'appuya :— Oui ! c'est comme cela qu'il faudrait faire,

dit-il.Peut-être ou même certainement n'avais-je

pas compris toute la signification de cette remar-que. Mais aujourd'hui je sais qu'elle émanait d'unhomme de civilisation.

L'homme d'ailleurs ne resta parmi nous àConstantine que le temps de tirer au clair ce qui sepassait au fond de sa conscience. Il devint musul-man. Dès lors, une pensée le domina : il voulaitpartir pour l'Orient. Je ne sais pas qui lui avaitménagé une entrevue avec le cheik Ben Badis quilui donna une recommandation pour le cheik Ra-chid Rida au Caire.

Depuis cet ami ne donna plus signe de vie. Etmoi-même trente ans après, je ne trouvai pas sestraces en Egypte.

Un autre événement laissa aussi son sillage, àcette époque, dans notre milieu, non pas par sonapport moral ou intellectuel mais parce qu'il nousapporta, à quelques-uns parmi nous, une occasiond'adopter une attitude de résistance.

Un jour Mami Smaïl, le Directeur du journalEn-Nadjah, eut pour hôte Tewfic Madani refouléde Tunis, après l'interdiction du parti destourienet l'exil de son chef cheik Thaalibi. Les lieutenants

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de ce dernier, pour la plupart d'origine algérienne,comme Yalaoui et Tewfic Madani, prirent, celui-là le chemin de Bône où il y avait une confrérieBen Alioua assez prospère et devint, je crois, l'unde ses dirigeants, celui-ci le chemin d'Alger, ens'arrêtant chez Mami Smaïl, à Constantine, oùnous fîmes sa connaissance.

Naturellement : connaître un proscrit c'é-tait faire la connaissance de son histoire et de lapolice qui l'avait à l'œil.

Je ne me rappelle pas bien son histoire, maisje me rappelle que mon ami Chaouat, deux autresrnéderséens et moi-même, nous l'avions accompa-gné avec Mami Smaïl à la gare où il devait prendrele train de nuit pour Alger.

Sur le quai, la « Sûreté » - comme on disaità l'époque - faisait le guet et notait les noms deceux qui venaient accompagner le proscrit. D'ail-leurs, à cette époque les choses se faisaient encoreinnocemment, même la police avait son innocence.Un policier demandait à Mami Smaïl nos noms etil les inscrivait sur son carnet, sous nos yeux.

Je me rappelle être remonté de la gare, aprèsle départ du train, fier de mon exploit et son-geant à mon « Livre proscrit ».

Mais tous les événements que je vivais, avecceux de ma promotion, n'éludaient pas dans nos es-prits la question capitale : que faire après la mé-dersa ?

Chacun cherchait une solution à ce redoutable

problème, sauf peut-être Halaimia Salah qui étaitimmunisé contre cette hantise par ses coliques etsa petite taille.

L'année prenait d'ailleurs le tournant fati-dique des examens et la question devenait plus im-périeuse.

Pour ma part, je lui envisageais plusieurs so-lutions. Avec Chaouat, j'envisageais la fuite auRif où, pire encore, de faire sauter la poudrière deConstantine, sans même savoir où elle était nichéepour y accéder.

Avec Halaimia de faire l'auxiliaire-interprèteà Tébessa, sans même nous rendre compte que nosdeux demandes se neutralisaient.

Avec Gaouaou, de partir en France où l'annéeprécédente nous avaient précédés trois rnéder-séens : Chaouch Tarzi, Merimech et Aktouf quiavaient réussi à se caser aux écritures dans diffé-rents établissements commerciaux parisiens.

C'était l'époque où les midinettes chantaient :« Paris est une blonde »... « Paris reine du mon-de »...

Et il faut le dire : bien des jeunes Algérienssoupiraient après cette blonde, sur laquelle le ti-railleur Bahi et son ami Saddok Chokka racon-taient des choses qui tournaient la tête à la jeu-nesse tébessienne.

Enfin avec moi-même, je concevais d'autresprojets, Tombouctou me possédait toujours. Ah !l'Australie. Ah ! une ferme avec des moutons et

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des vaches près du Khroubs. Même une boutiqueà Chéria qui deviendra un grand magasin, commecelui de mon oncle Smaïl et où je pourrais em-ployer Birella pour écouter ses histoires.

Tout ce film à épisodes ne faisait que passer etrepasser à mon esprit pendant mes derniers joursà la médersa.

Mais en attendant, il vaut mieux tenir quecourir dit le dicton. La Dépêche de Constantinepublia une offre pour un petit emploi au Cerclemilitaire d'Ouargla.

Ouargla, c'est sur le chemin de Tombouctou,pensai-je. Je fis ma demande et j'adressai les photosdemandées.

Les examens vinrent avant la réponse. Il fal-lait bien que j'y réussisse, d'une manière ou d'uneautre, car Dournon n'avait pas l'intention de megarder une année de plus.

Quand les résultats furent donnés, une vaguetristesse m'envahit. J'ai été toujours assez contra-dictoire : je pouvais dès cette époque me définirpolitiquement comme un révolutionnaire et psy-chologiquement comme un conservateur. Chaquefois le passé s'est vengé des coups que je lui portais.Un révolutionnaire conservateur ne donne pas d'ail-leurs toute l'explication de mon être. C'est pluscomplexe. Je suis très sensible à l'événement. J'enreçois le choc intégralement avec une émotivitéqui, peut m'arracher des larmes de tristesse mêmesi l'événement doit, en principe, me faire jubiler.

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Un jour de juin 1940 dans une cave où nous étionsréfugiés, à Dreux où l'armée allemande venaitd'entrer, je m'étais isolé pour cacher mes larmes :je pleurais la défaite de l'armée française. Il est vraique ce jour-là j'ai perçu en moi un autre élémentqui m'a révélé toute la complexité d'une consciencemusulmane.

En juin 1925, quand Dournon avait donné lesrésultats je n'avais pas pleuré, mais une grandetristesse m'avait envahi. Je demeurai longtempssongeur sur le perron de la médersa, dans le cré-puscule.

Cette médersa que j'avais considérée commeune prison - la prison où l'on apprend à rédigerun acte de mariage ou de divorce, comme on ap-prend aux détenus de certains établissements pé-nitentiaires à faire des brosses - me libérait.

Et maintenant, 'j'avais le sentiment qu'ellem'abandonnait, qu'elle me livrait à la rue, à la viequi me posait des points d'interrogation auxquelsje ne trouvais pas de réponse.

Sur le perron, je ne trouvais dans mon espritaucune réponse à la question « Que faire ? ».

Une idée me vint que je rentrai mettre à exé-cution aussitôt dans ma chambre où il n'y avaitpersonne car les dortoirs étaient vides, tout lemonde étant parti, après les résultats, pour cuversa joie ou oublier sa peine.

Mon idée m'était peut-être suggérée par lanostalgie des horizons lointains. J'écrivis à un cer-

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168 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

tain Ben Khallaf qui était un gros négociant deDjidjelli et conseiller général de cette ville et quicomme ami du Dr. Moussa et partisan déclaré del'émir Khaled, avait à ce titre une certaine auréole,au yeux des méderséens.

A cette époque d'ailleurs, l'Administration ve-nait de mettre un terme à la polémique Khaled -Morinaud, en décidant l'exil du premier. La fin decette polémique aura laissé, je crois, dans quelquesesprits de ma génération le souvenir de quelquespénibles trahisons.

L'une d'elles surtout est demeurée dans monesprit jusqu'à présent comme le stigmate de cettecatégorie d'intellectuels algériens qui commen-çaient à briguer des situations administratives, enpayant la faveur obtenue d'une trahison. A l'é-poque - quelques jours avant l'exil de l'émir Kha-led - Morinaud publia dans Le Républicain une let-tre de soutien d'un étudiant en Droit tébessien àParis. Trois ou quatre ans après, l'infâme individudeviendra directeur du Cabinet du député de Cons-tantine, quand celui-ci deviendra sous-secrétaired'Etat aux Sports.

Mais ce jour-là, ce n'était ni Khaled trahi parun intellectomane, ni l'émir Abdelkrim vendu parle maraboutisme qui m'intéressait, mais mon cas.

J'écrivis donc à Ben Khallaf. Et je crois quele conseiller général de Djidjelli a dû tomber à larenverse en lisant ma lettre.

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Je lui demandais, en quelque sorte, une com-mandite pour fonder une affaire au Soudan, à Zin-der je crois.

Que pouvait penser l'honorable négociantdjidjellien de ma lettre ? Je m'en doute un peuaujourd'hui. C'était comme si je lui demandais dem'envoyer, avec son argent, fonder un comptoircommercial sur la Lune. Je comprends qu'il n'aitpas envoyé son argent. Mais aujourd'hui, je me de-mande pourquoi il n'a pas eu assez d'humour ou desens social pour répondre quand même à ma lettremalgré Pétonnement qu'elle a dû lui causer ou àcause de cela.

Boukamya n'avait plus que sa clientèle d'i-vrognes. Le café Ben Yamina était vide, hanté seu-lement par une clientèle sédentaire du coin. Mêmesi Mohamed Tahar Senoussi n'y venait plus, fauted'y trouver son auditoire méderséen habituel.

Chaouat était rentré au Maroc. Il n'y avaitplus que Gaouaou et moi qui le retenais comme madernière cartouche, sans le lui avouer tout à fait.

Le chaouch avait hâte de nous voir déguerpirpour lâcher plus librement son harem à l'intérieurde la médersa. Dournon nous faisait visiblement latête.

De guerre lasse, la réponse ne venant nid'Ouargla, ni de Djidjelli, j'entrepris de faire laconversion de Gaouaou à mon projet de France.

Une chose est certaine, je ne voulais à aucun

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prix rentrer à Tébessa. Y faire quoi ? me demandais-je pour me convaincre moi-même.

Mais pour aller en France, à supposer qu'on lais-sât franchir la passerelle d'un bateau à deux « indi-gènes », il leur fallait un peu d'argent. Il est vraiqu on venait de nous verser notre dernière bourse.Ce n'était pas suffisant.

Nous décidâmes de vendre notre literie. Bou-kamya fit l'acquisition de nos matelas et nos bellescouvertures à bas prix. D'ailleurs dans notre esprit,aller en France, c'était simplement nous ouvrir uneporte sur le monde, car en Algérie, les portes étaientcloses. Au fond, nous pensions passer seulement àParis pour aller ensuite découvrir d'autres mondes.Des perspectives d'explorations et d'aventures exal-tantes se dessinaient devant nous. Et nous décidâ-mes, un après-midi, de faire une sorte d'entraîne-ment en descendant jusqu'au lit du Rhumel par cespentes abruptes qui descendent du côté de la Cor-niche, en face du moulin Kaouki. En effet, c'étaitbel et bien une aventure périlleuse, plus que nous nenous en doutions. Nous faillîmes arriver au lit duRhumel en morceaux. Les cailloux et galets glis-saient sous nos pas et nous faisaient glisser menaçantde nous enterrer sous leur avalanche, imprudem-ment provoquée par nos pas.

Je m'en souviens, en arrivant en bas, j'étais touttremblant. D'autre part, il fallait bien nous prépa-rer à notre séjour en France, quelle qu'en soit la du-rée, avant de nous engager dans la grande aventure,expliquais-je à mon ami.

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En conséquence, nous décidâmes d'aller mangernos derniers repas chez un gargotier plus respectableque Boukamya, afin de nous habituer à la fourchet-te et au couteau pour ne pas paraître ridicules de-vant les belles Françaises.

Pour l'habillement, moi, j'étais bien nippé etGaouaou à peu près. Sauf la coiffure. Nous décidâ-mes, la veille de notre départ, d'aller acheter deuxcasquettes au magasin « Le petit Maltais ».

Nous étions équipés.

J'avais vingt ans et n'avais jamais vu la mer,,sauf au cinéma où le film en couleur n'existait pasencore. Quand elle m'apparut au bout d'une rue dePhilippeville où nous venions d'arriver ce matin-là,elle me fascina. C'était infiniment plus beau que jene l'avais imaginé jusque là. La rue où nous étionsengagés, découpait au fond de sa perspective, unesorte d'immense pierre bleue dans laquelle les joail-liers auraient taillé des millions de saphirs. L'impres-sion était peut-être due à la nouveauté, mais jamais,spectacle de la nature ne me parut plus beau.

Je ne sais pas comment au port, aux bureaux dela Compagnie Transatlantique, on ne fit pas de dif-ficultés à notre embarquement, à cette époque oùles matelots embarquaient comme une contrebande,,les travailleurs algériens, au prix fort et dans les sou-tes où parfois ils s'asphyxiaient par douzaine, commecela arriva sur le Sidi-Ferruch.

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Enfin nous étions embarqués. Quand le Gou-verneur Général Lépine leva l'ancre, j'eus l'impres-sion que le monde s'ouvrait devant moi.

Je humais l'air iodé, appuyé aux bastingages,près de nos valises, car, la belle saison aidant notrepauvre bourse, nous permettait de voyager sur lepont.

Je ne savais pas encore que c'était un sort. Jeferai dans ma vie des centaines de traversées sur lepont.

D'ailleurs, cette fois-là, ce n'était pas dans monesprit une traversée mais un voyage à peu près com-me celui de Colomb quand il allait à la découvertedu Nouveau-Monde.

On ne perdait pas la terre de vue parce que,selon l'itinéraire de l'époque, le bateau qui partaitde Philippeville allait d'abord à Bône prendre d'au-tres passagers. Nous passâmes donc la nuit dans laville de St Augustin. Et ce n'est que le lendemainvers midi que le bateau mit le cap sur Marseille.

La mer dont le flot a porté au cours des âges,tous les conquérants, tous les aventuriers nous por-tait, Gaouaou et moi, avec tout notre rêve, toutesnos illusions et aussi toutes nos inquiétudes.

Notre assurance commençait en effet à baisser àmesure que les côtes algériennes s'effaçaient à l'ho-rizon. Mais les impressions étaient encore trop vivespour nous laisser nous appesantir sur les contingen-ces d'ici-bas.

Tout nous intéressait, les détails de la mer et

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ceux du bateau lui-même. Le matelot devenait notredictionnaire. Chaque fois qu'il en passait un prèsde nous, nous l'interrogions sur les perspectives at-mosphériques du voyage ou sur sa vie à bord.

Quand on nous parla des fureurs du golfe duLion, les propos nous firent entrevoir des tempêtes,comme celles que les marins avaient connues quandils contournèrent pour la première fois le cap deBonne-Espérance.

On nous annonça les Baléares pour minuit. Il nefallait pas rater le spectacle, pensions-nous, en nouspréparant d'avance à en recevoir le choc, comme s'ilétait réservé à quelques privilégiés sur la terre.

Notre imagination d'élèves faisant l'école buis-sonnière singularisait tout. Effectivement, nousétions deux enfants.

Mais notre assurance baissait, c'est certain. No-tre bourse ne nous faisait pas d'illusion. Nous étionspartis sur la certitude arbitraire qu'aussitôt arrivés àMarseille nous y trouverions du travail. Cette certi-tude commençait à fondre maintenant sur des « si »et des « mais ».

Sur le pont, nous liâmes connaissance avec unjuif de Constantine. Lui aussi, partait en France tra-vailler. Il était avec un jeune Européen qui avaitplaqué un emploi de traminot pour aller, lui aussi,chercher une meilleure étoile en France. Le juif etlui s'étaient visiblement connus sur le bateau. Et ilsavaient déjà établi leur programme qui consistait àaller travailler à Lyon, à la maison Berliet.

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Nous nous joignîmes donc à eux. Et le juif euttôt fait de devenir le chef du groupe. On décida deformer une sorte d'association de travailleurs quimettraient leurs payes chaque semaine dans la mainde notre compagnon juif qui monterait ainsi une af-faire de primeurs dans un des marchés de la ville.

Intérieurement, je faisais confiance à l'expé-rience et à l'honnêteté de notre manager. Maisj'avais déjà des inquiétudes quant à Gaouaou et àmoi-même de trouver du travail pour faire partiede cette société à responsabilité limitée. Ce qui nenous empêchait pas d'ailleurs, tous les deux, de pour-suivre les rêves formés à Constantine, pensions-nousentre nous.

Evidemment, l'arrivée à Marseille fit diversion.Le château d'If me rappella au passage le roman deDumas. Le film du Comte de Monte-Cristo avaitémerveillé ma jeunesse.

Mais maintenant, Gaouaou et moi, nous som-mes en face de la réalité de notre aventure. Et cetteréalité nous apparut soudain sous l'aspect misérabledes Algériens que nous rencontrions dans les rues.

Je ne sais pas qui nous expliqua que cet aspectétait particulier à Marseille où l'entassement de l'é-migration algérienne donnait à ses problèmes plusd'acuité qu'ailleurs.£*,- ^

Aussi, quand la question se posa pour Gaouaouet moi de rester dans la ville phocéenne ou de suivrenotre conseiller juif à Lyon, nous étions d'avance ga-gnés à cette dernière hypothèse.

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Seulement, il fallait alors compléter notre pé-cule en fonction de frais de voyage qui n'étaient pasprévus au programme.

Un juif sait tout. Il connaît les issues de la viemisérable quand il porte son baluchon sur le dos etles portes des grands palaces quand il devient milliar-daire comme Stavisky. Notre conseiller nous emmenadans une rue de brocanteurs. Je cédai à l'un d'euxmon pardessus neuf pour trois fois rien. Mais c'étaitsuffisant pour poursuivre le voyage jusqu'à Lyon.

On avait devant nous un après-midi à Marseil-le. Mais le trac commençait à s'emparer de nous,Gaouaou et moi, à mesure que la ville commençait ànous donner une plus juste notion des perspectivesoffertes aux « indigènes algériens » débarquant enFrance.

On n'avait pas encore inventé le mot « monzami » pour les désigner. On vivait encore sous leprotocole de la guerre 1914-18 où chaque Nord-Africain était un « Sidi » pour la population fran-çaise. Mais la guerre passée, le mot changea de sens;le « Sidi » était un terme de mépris et de singula-risation de la population française vis-à-vis du tra-vailleur qui arrivait du Tell ou, plus rarement, deshauts plateaux.

Et il en arrivait, en cargaisons clandestines, descentaines, des milliers qui venaient grossir le nombredes chômeurs, constituant les réserves du marchéfrançais du travail pour les besognes sales ou saison-nières.

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176 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

C'est que les gros colons qui traçaient la politi-que française, en cette matière, avait tout de suiteaperçu le danger de cette masse d'Algériens qui serendaient en France échappant ainsi à leur contrôle.

Il y avait en outre deux raisons supplémentairespour que le gouvernement français ne relâchât passon contrôle sur ses « indigènes ».

La guerre du Rif continuait et remuait mêmel'opinion française grâce aux vives interventions deCachin et de Vaillant Couturier dans la presse deleur Parti et au Parlement.

Cette année-là, un « indigène » nommé Abdel-kader, ouvrier dans la banlieue parisienne, avait mê-me failli passer député et acquérir droit de légiférerau Palais-Bourbon pour les quarante millions deFrançais.

D'autre part l'émir Khaled exilé, n'avait pasencore pris le chemin de Damas, comme son aïeul unsiècle plut tôt. Il s'était arrêté à Paris où il poursui-vait son action - militante comme on dit aujour-d'hui - parmi cette population algérienne qui vivaità la périphérie de Paris et qui était assez nombreusedès cette époque.

Avec quelques Algériens de la banlieue pari-sienne, qui trahiront sa mémoire, il fonda la fameuseEtoile Nord-Africaine et son journal El-Oumma.

Donc les colons avaient toutes les raisons des'inquiéter de leurs « indigènes », en plus des raisonssimplement économiques qui n'étaient guère négli-geables à leurs yeux.

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On comprend dès lors le poids d'un tel soucidans les décisions des entrepreneurs, des industrielset de tous les trafiquants du marché du travail fran-çais, en matière d'emploi de main-d'œuvre « indi-gène ».

Un édile parisien avec lequel frayèrent bien desétudiants algériens de ma génération suggéra « l'éta-blissement d'un cordon sanitaire pour protéger Pa-ris contre l'invasion des Sidis ».

La presse de droite menait des campagnes d'uneviolence inouïe contre le nouvel envahisseur.

Et l'Administration qui venait d'inaugurer cetété-là près de la place Monge, la mosquée de Paris,inaugura quelques pas plus loin la fameuse commu-ne mixte connue sous le nom de la « rue Lecomte »où elle avait été établie.

« L'indigénat » avait traversé plus aisémentla Méditerranée que les « indigènes », désormais jus-ticiables de cette commune mixte.

Bien sûr, Gaouaou et moi, nous ne savions en-core rien de tout cela à l'époque. Mais aujourd'hui, jesais que tout cela a pesé effectivement dans l'aventu-re des deux méderséens évadés d'Algérie.

« C'était écrit » : Dès notre arrivée à Lyonnotre chef de groupe juif trouva le lendemain dutravail chez Berliet, son compagnon traminot chezZénith, tandis que Gaouaou et moi nous restions surle carreau.

Nous avions beau nous appeler, entre nous, luiAndré et moi Jules - comme nous l'avait suggéré no-tre conseiller juif -, porter l'un et l'autre une cas-

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quette de qualité et parler un français un peu pluscorrect que nos deux compagnons, nous devions res-ter sur le tas des chômeurs.

Oui !... C'était écrit... en toutes lettres sur nospièces d'identité.

Nos projets de société de primeurs à responsa-bilité limitée fondirent dès le troisième ou quatriè-me jour à Lyon. Nous rentrions le soir harassés etpenauds après une journée de vaines attentes aux bu-reaux et aux guichets d'embauché.

Dès le cinquième ou le sixième jour nous étionsà sec. Notre pécule, ravigoté par le prix de mon par-dessus neuf vendu à un brocanteur de Marseille, étaitépuisé.

Notre conseiller juif nous prit en charge. Ilnous emmenait manger dans une « soupe populai-re » où chacun passe prendre sa pitance à un gui-chet, moyennant trois ou quatre sous versés à unautre guichet qui délivre un ticket.

La situation devenait moralement et matériel-lement intenable.

Dans ce petit monde indéfinissable - était-ce unmonde, de travailleurs ou de chômeurs ? - de la sou-pe populaire nous avions appris qu'une usine Schnei-der faisant partie du complexe du Creusot embau-chait des manœuvres, à Notre-Dame-de-Lorette, surla route de Saint-Etienne.

Il nous fallait débrouiller dix francs pour y al-ler tous les deux. Je n'avais plus à vendre que machéchia. Elle était neuve et de très bonne qualité.

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Mais qui l'achèterait à Lyon ? On nous désigna unerue plus particulièrement habitée de « Sidis ». Nouseûmes la chance de tomber sur un groupe de deuxou trois jeunes algériens dont l'un voulait probable-ment rentrer. Nous ne fîmes pas de tractations, maisune convention : il nous fallait juste dix francs. Lejeune algérien mit ma chéchia sur la tête, et je met-tais ses dix francs dans ma poche.

J'avais laissé à notre conseiller juif tous mes li-vres, car j'avais pensé à Constantine emporter avecmoi de quoi lire dans ma future ferme au Soudan ouen Australie.

Nous nous rendîmes donc tout de suite à la garepour y prendre le train vers dix heures du soir alors,qu'il était à peine quatre heures.

Mais vous ne songez pas ce qu'étaient les sixheures d'attente sur le banc d'une gare, après sept ouhuit jours de sous-alimentation, d'angoisse aux gui-chets d'embauché, de courses à pied pour aller d'unbureau de main-d'œuvre à un autre.

C'étaient des heures de liberté récupérée, pres-que d'assurance retrouvée devant la promesse d'unenouvelle perspective. Il faut très peu de chose pourpasser, quant au moral, du noir au blanc. La lumièresur l'esplanade ensoleillée de cette gare reprit, à mesyeux, cette couleur dans laquelle, enfant, j'aimaisjouer à Tebessa quand on me relâchait de l'école co-ranique, par ces après-midi dorés du mercredi, avantla prière de l'Asr et que j'avais au cœur toute la pro-messe encore intacte du jeudi.

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Je crois qu'il nous était resté cinquante centi-mes sur les dix francs de ma chéchia après avoir prisnos billets pour Notre-Dame-de-Lorette. C'était suf-fisant, à l'époque, pour manger un bout de pain etun bout de fromage.

Enfin l'heure du départ arriva. Nous prîmesplace dans un omnibus, dans un compartiment maléclairé où nous étions seuls, Gaouaou et moi.

Nous résistâmes un quart d'heure, peut-être,mais les fatigues, les surmenages de la semaine passéeet les banquettes vides vainquirent notre résistance.Nous nous étendîmes, chacun disant à l'autre :

— Tu me réveilleras à Notre-Dame-de-Lorette.Nous nous réveillâmes quand le train s'arrêtait

à Saint-Etienne, à l'aube. Chacun voulut rejeter lafaute sur l'autre. Puis nous nous décidâmes à sortir.On nous arrêta au tourniquet de sortie :

— Ah ! ah ! je vous connais mes oiseaux, disaitl'employé qui nous barrait le chemin, vous volez lacompagnie... Je vais appeler les gendarmes.

Gaouaou était livide, peut-être parce qu'il étaitfils de gendarme. Moi, au contraire, je vis une so-lution au problème. Il n'était plus question, dansmon esprit, de Tombouctou, de l'Australie, ou mê-me de belles blondes parisiennes.

J'en avais marre. Et les gendarmes, sans doute,ne pouvaient être que le moindre mal dans la situa-tion où nous étions.

Mais un autre employé, mû par des sentiments

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 181

plus charitables et probablement apitoyé par la minede Gaouaou, vint dissiper cet espoir :

— Laisse-les repartir sur Lorette, va ! dit-il àson collègue.

Et s'adressant à nous :— Allez, ouste ! dit-il, prenez ce train en dési-

gnant un autre omnibus qui commençait à faire en-tendre les grincements de son démarrage sur le quai.

Nous prîmes place. Vers huit heures, nousétions arrivés. Il faisait froid en cette matinée dejuillet, dans un paysage enfumé et morne.

Il n'était pas question de prendre un café pournous réchauffer. Notre bourse était vide. Nousnous dirigeâmes directement sur l'usine Schneidersur laquelle nous avait dirigés le bureau d'embauchéde Lyon.

Nous prîmes la queue, avec une foule d'autrescandidats au travail sous une pluie fine. La queuecomprenait des Français, des Espagnols, des Italienset des « Sidis » comme nous.

On passait d'abord devant un jeune médecinen blouse blanche. Il s'intéressa visiblement d'avan-tage à mon costume qu'à ma santé :

— Le drap de votre complet est excellent, dit-il, en me regardant et en palpant le pan de mon ves-ton entre le pouce et l'index.

En effet, je venais de me le faire faire chez lemeilleur tailleur de Constantine.

Mais au bout d'une série de formalités, le résul-tat fut positif pour moi et négatif pour Gaouaou.

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Un demi résultat vaux mieux que rien du tout :Nous mangerons le bout de pain à deux.

Mais en attendant, on avait le ventre creux.Faute de moyens, il faut au moins dormir. Maisoù ?... Le ciel venait de s'éclaircir. Le soleil de juilletreprenait le dessus. En contrebas de l'usine, un petitpré au bord d'un paisible ruisseau nous fit signe.Nous venions à peine de nous y étendre, qu'un jeu-ne homme ou plus exactement un enfant se dressaau-dessus de nos têtes.

Nous ne le connaissions pas, mais lui avait l'airde nous connaître :

— Vous êtes de Constantine, hein ? nous dit-ilen arabe.

— Et toi, d'où es-tu ?— J'étais cireur place de la Brèche.... Et puis

j'ai « brûlé » le bateau à Philippeville... Je suis restéquelques jours à Marseille puis à Lyon où ne je n'aipas trouvé du travail.... Alors je suis venu ici ; maisà l'usine on ne m'a pas embauché parce que je suisjeune.

L'enfant des rues algériennes était devant nousavec ce regard franc et décidé de tous les « yaou-leds » de Constantine et d'Alger.

D'ailleurs, presque sans s'interrompre, il propo-sa :

— J'ai encore sept francs sur moi, je vais ap-porter du pain et du chocolat.

— Non ! non ! ce n'est pas la peine, garde tonargent....

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 183

L'enfant s'était déjà éloigné et il revenait quel-ques instants après avec une miche de pain sous lebras.

Il y a des gens qui ne croient pas à la providen-ce. Si je n'y avais pas cru, j'y aurais cru ce jour-là.Et j'y aurais cru parce qu'en plus de son pain et deson chocolat, l'enfant nous apportait des informa-tions.

Il y avait une cimenterie qui embauchait à Lo-rette. Nous décidâmes de nous présenter à ses por-tes, l'après-midi, pour ne pas être séparés.

Gaouaou et moi, nous fûmes effectivement prispour commercer le travail le lendemain matin. Le« petit » vivra avec nous tant qu'il n'aura pas trou-vé du travail. Mais où passer la nuit. Nous errâmesdans les ruelles de Lorette. Nous passâmes devant uncafé algérien dont nous n'osions pas franchir le seuil,faute d'argent. Mais pourquoi ne pas oser au moinss'asseoir sur un banc ? Nous entrâmes, avec la for-mule habituelle du pays d'Islam :

— Essalamou alikoum ! que le salut soit survous !

— Essalam !... répondit-on un peu de toutes lestables autour desquelles des « Sidis » devisaient oujouaient aux dominos.

Nous nous installâmes dans un coin, sans riencommander. Tout d'un coup, le garçon de café po-sa devant nous un « berrad » de thé et trois verres.Malgré toutes les déchéances qui ont frappé la so-ciété musulmane depuis longtemps, l'Islam y a main-

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tenu le sens de l'humain à un niveau que bien despays « civilisés » n'ont pas encore atteint.

— D'où venez-vous, les frères ? dit une voix,probablement de celui qui avait réglé notre thé.

La conversation s'engagea d'une table à l'autredans ce café maure transplanté sous ces poutrelles debois qui avaient probablement soutenu, jadis, le pla-fond d'une auberge.

Le « patron » vint s'asseoir parmi nous et lescoudes appuyés sur la table, la tête entre les mains :

— Où en est-on au Rif ? demanda-t-il.

J'étais sur mon sujet. Toute la salle cessa dejouer au domino et de parler pour m'écouter.

Je me demande aujourd'hui si les « Zaïms » al-gériens de ma génération et ceux parmices intellectomanes qui se diront « engagés » con-naissent véritablement le peuple algérien et saisis-sent ses sentiments et sa pensée à travers ses proposdivers et même ses minutes silencieuses ? C'est cer-tain, ils ont su se servir de lui en l'abusant parfois deparoles dont l'administration savait augmenter laportée par des procédés diaboliques dont ils étaienteux-mêmes parfois conscients. Mais rares parmi euxqui s'étaient engagés pour le servir, en vivant sonpropre drame, en mangeant de son pain noir et ense faisant manger de ses poux dans ses taudis ou sesbidonvilles.

Ils vivent, les uns et les autres, dans une fictionfabriquée avec des mots colportés de vocabulaires

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étrangers, les uns se disant héritiers de Voltaire et lesautres de Trotsky.

C'est cette fiction qui est leur « Algérie » ouleur « peuple algérien ». L'Algérie réelle et son peu-ple leur sont totalement étrangers. Ils sont le verétranger au fruit dont il ronge la substance pour senourrir.

Mais ce soir-là, je ne pensais pas à tout cela.Tout en parlant du Rif, je pensais au coucher. Le« patron » résolut heureusement le problème ennous retenant à coucher pour poursuivre la conver-sation après la fermeture du café.

Le lendemain, Gaouaou, le « yaouled » et moi,nous étions à sept heures à la cimenterie. J'eus tôtfait de convaincre un brave contremaître, une bellefigure de travailleur français, qu'un enfant qui nepeut pas vivre sans travail, on ne doit pas l'abandon-ner sous prétexte qu'il est jeune. Le yaouled fut, enconséquence, affecté en même temps que nous, maisà des tâches plus faibles. D'ailleurs, le contremaîtrenous plaça, Gaouaou et moi, à des postes relative-ment enviables.

On devait - en grimpant un échafaudage - vi-der par une lucarne, placée à quatre ou cinq mètresde hauteur, des sacs de ciment pris en bas sur le tas. -Le dos chargé du sac de cinquante kilos, et en gar-dant mon équilibre, j'en laissais couler le contenu,

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en haut, sur mes mains, goûtant la douceur du ci-ment sur ma peau. C'était justement ce qu'il fallaitéviter : le ciment ronge la peau comme un acide,comme la douceur de la vie ronge l'âme.

Le soir, je n'y tenais plus. Il fallut le lendemainme changer de poste. On me donna à charrier desbriques pesant près de cinquante kilos, en mettantchaque fois quatre sur la brouette.

Mais j'étais un mauvais brouettier. Et les Chi-nois ayant oublié de mettre à la brouette deux roues,au lieu d'une, la mienne versait soit à droite, soit àgauche. Le bon contremaître eut encore à résoudrece problème de traction animale en me mettant uneespèce de licol taillé dans du sac, de manière quePéquilibre de la brouette ne reposait plus sur mesmains mais sur mon cou.

Maintenant, nous avions, après la premièrepaye, le pied suffisamment sur le sol ferme pour al-ler loger dans un garni. Nous en avisâmes un où l'ontrouva dans une mansarde deux lits. Le « yaou-led » avait trouvé à se loger, grâce à la bienveillancedu contremaître.

Après une journée pénible on tombe comme unmorceau de plomb dans son lit. Cependant, Gaouaouet moi nous nous réveillâmes presque en mêmetemps, vers minuit. Nous étions littéralement dévo-rés de punaises. Et il ne fallait pas songer à une con-tre-attaque, tellement le nombre des assaillants mi-nuscules était grand.

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 187

Gaouaou se jucha sur une table pour le reste dela nuit, moi je me jetai sur le parquet.

C'en était trop :

— Gaouaou, veux-tu qu'on aille à Paris ? ques-tionnais-je le lendemain.

Nous n'avions pas d'argent pour le voyage, etpour en économiser sur notre paye, les punaises au-raient eu le temps de nous digérer.

Un Tébessien qui était, lui aussi, parti à la con-quête du monde un an auparavant me devait un peud'argent. Je me souvins de son adresse et lui télégra-phiai pour une somme qui aurait suffi pour deuxplaces. Il en envoya la moitié. Le sort en était jeté :je partis seul en laissant Gaouaou qui devait me re-joindre quand il aurait ramassé l'argent du voyageou que je lui en eusse envoyé, car je croyais encoreen mon étoile.

A Paris, la partie était en quelque sorte déjà en-gagée : mon ami tébessien travaillait chez Nicolas.Il me présenta dès mon arrivée à son contremaîtrequi m'embaucha pour le « quai vides ».

Il y avait confusion dans mon esprit car je nesavais pas encore qu'est-ce qu'une brasserie. Or,dans une brasserie le « quai vides » c'est l'enfer etle « quai pleins » le purgatoire.

Les nouveaux comme moi, on les met directe-ment à l'enfer. Après, quand ils ont suffisammentracheté leur péché originel, comme mon ami té-bessien, ils passent au purgatoire.

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188 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

C'était vraiment l'enfer. Tout ce qui sortait« plein », pour étancher la soif de Paris en cette sai-

son, retournait vide, par pleins camions, de tous lesarrondissements parisiens. Des dizaines de milliers decaisses de bouteilles de bière étaient déversés sur lequai où les hommes devaient ranger leurs piles à lavitesse des tobogans.

J'étais littéralement noyé dans ma sueur. Monfront en pissait et mes lunettes en devenaient opa-ques.

Au quart d'heure de pause, quand le tobogan etl'automate qui faisait fonction de contremaître duquai « vides » s'arrêtaient, je jetais sous l'immensehangard, un regard d'envie au quai « pleins » où letravail, par sa nature même, se faisait au ralentipour ne pas exposer la marchandise à la casse.

Mais quand serais-je admis au purgatoire ?

Mon ami tébessien répondait évasivement à laquestion quand je la lui posais.

En attendant, toute la soif de Paris en ce moisd'août, me passait sur le dos, et j'en sentais le poidsécrasant.

Aux pauses, Nicolas avait la gentillesse de dé-saltérer ses machines humaines à la bière brune oublonde, selon leur choix. Mais plus question, dansmon esprit, de blondes parisiennes.

Quand serais-je admis au purgatoire ? C'étaittoute la question que mon esprit débattait pendantles pauses.

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 189

J'ai peut-être travaillé chez Nicolas une semai-ne, puis, n'en pouvant plus, je lançais un SOS :

— Envoyez argent pour rentrer.C'était ma première correspondance avec mes

parents depuis que j'avais quitté Constantine.

Je n'avais connu de Paris que les quais vides etpleins de Nicolas et de loin la tour Eiffel avec lenom de Citroën en lettres lumineuses. Pas même lamosquée qu'on venait d'inaugurer. Pour pouvoir di-re toutefois quelque chose à mes amis de Tébessa, jedécidai la veille de mon départ d'aller en métrojusqu'à la place de l'Opéra.

Je rentrais en Algérie, ramenant avec moi laquestion : que faire ? qui m'avait poussé à l'aventu-re malheureuse que je venais de vivre avec Gaouaou.

J'avais peur de ce retour. Mais au contraire jefus reçu dans ma famille comme « l'enfant prodi-gue » et en ville, par mes amis, comme le héros d'uneépopée dont je ne leur racontais pas, d'ailleurs, toutle détail pour ne pas les dégoûter.

Au demeurant, mes habitudes reprises chezmoi, au café Bahi et avec mes amis, me firent ou-blier bien vite mon odyssée.

La guerre du Rif battait son plein dans la pres-se et dans les esprits. L'administration continuait àfaire du recrutement. Elle mobilisait même les min-bars des mosquées pour lancer des appels. Des amis.

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190 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

«t moi, nous suivions ce développement avec un in-térêt passionné.

Un jour, je crois à la fin du mois d'août 1925,un appel fut lancé du minbar à la mosquée de Té-bessa.

Nous n'y tenions plus. Et dans un conciliabulenocturne, en épluchant des cacahuètes, sur le para-pet du pont d'Oued Nakeus, Salah Haouès, le cor-donnier, Hamma Seghir, Zimerli Mahmoud et Mah-moud Filali qui est, je crois, aujourd'hui le seul sur-vivant avec moi de cette affaire, nous décidâmes derépliquer.

J'étais chargé par les conjurés de rédiger un ap-pel que nous devions afficher le lendemain, à la nuit,à la porte de la mosquée.

Prenant ma meilleure écriture et les meilleurstermes de mon faible vocabulaire arabe, je passaitoute la journée du lendemain à le rédiger. La formeet le contenu donnèrent également satisfaction àmes amis quand nous lûmes le papier, en faisant unepromenade vespérale à l'extérieur de la ville. Nousn'avions rien changé à nos habitudes du soir. Aprèsnotre tour, vers la basilique ou Oued Nakeus, les his-toires de Bahi et ses disques nous retinrent cependantdavantage, ce soir-là, jusqu'à la fermeture du café.

A Tébessa, la surveillance de nuit n'était pas, àcette époque apolitique, un problème pour l'admi-nistration. Après la fermeture des cafés, les rues dela ville étaient à peu près vides.

Mon cousin Salah Haouès avait pris, à la fabri-

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que de tabacs de son frère, avant la fermeture, uneboîte de colle servant à coller les vignettes.

Nous passâmes chez lui, la prendre près dela porte d'entrée et notre équipe se dirigea vers lamosquée, vers minuit trente. Le papier fut apposécomme convenu à la porte principale. Nous nous-dispersâmes aussitôt.

Le lendemain, je ne sortis que le soir, commeà mon habitude. Hamma Seghir et Haouès Salahnous firent le rapport de la journée. Le papier avaitfait explosion dans la conscience de l'administrationplus que dans celle de nos concitoyens.

On avait estimé que la police de Tébessa étaitinsuffisante pour faire l'enquête, et on avaitfait venir la brigade de Guelma.

A cette époque, on ne pouvait pas songer à cegroupe où j'étais le seul qui put écrire une phrase enmauvais arabe. Et par surcroît, depuis la chéchiavendue à Lyon - jusqu'à ce jour -, je n'en ai plusporté et marchais la tête nue, avant que la chosefut à la mode.

Cela écarta probablement de nous les soupçonsqui s'orientèrent d'un autre côté. Tous les talebs,les alems et les demi-alems de la ville furent inter-rogés.

Et celui sur qui pesèrent le plus les soupçons:était certainement le plus innocent en cette affaire,puisque quelque vingt ans après, il devait devenirl'imam de la ville et l'indicateur de la police. Mais,

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ce jour-là, il n'était pas encore dans ses petits pa-piers. Il fut roué de coups.

L'événement se tassa sans plus. Et nous pas-sâmes la soirée à jouer au tastagoul - un jeu tébes-sien de la devinette qui nous passionnait à l'époqueet où il s'agit de désigner, parmi onze tasses, cellequi recouvrait une pièce de monnaie.

Parmi les deux équipes qui menaient la partiesur les nattes de Hammam Abbas, il y avait desjoueurs qui appartenaient à la police qui avait fla-gellé le 'alem Zeitounite le matin. En somme, c'étaitla belle époque.

Néanmoins à Tébessa, la question demeuraitdramatiquement posée à mon esprit : mais fairequoi ? Il me fallait bien rabattre de mes ambitionsau moins par tactique, comme on dirait aujour-d'hui.

J'accepterais volontiers un, poste d'adel demahakma, en attendant la grosse affaire du Sou-dan ou la ferme d'Australie.

Encore fallait-il l'avoir ce poste-là. Or, le par-quet général dont relevait toute l'institution judi-ciaire musulmane en Algérie avait tout de suite,dès ma première demande, stoppé mes velléités àcet égard. On me répondit qu'un adel ne peut pasêtre nommé avant l'âge de vingt-deux ans. J'enavais vingt.

Et pour comble de malheur, j'avais été dispen-sé du service militaire en tirant un bon numéro au

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tirage au sort qui existait alors pour les appelés« indigènes ».

Pourtant, le paquetage à ranger le matin, lespetites ou les grandes corvées aux cuisines et auxendroits où le tirailleur vide son « rata », tout ce-la me paraissait plus enviable que ma condition àla bonne table de ma famille. Car cela me parais-sait inouï d'en être encore là, à l'âge de vingt ans.

Aussi, mes projets d'évasion ressuscitèrent-ils àmon esprit. Les employés de la poste de Tébessa mevirent presque quotidiennement copiant des adres-des du bottin commercial. Et avec mon cousin Sa-lah Haoues, à qui j'avais communiqué ma maladie,j'inondais la France du nord et du sud de mes de-mandes d'emploi.

Toutes les firmes, ou à peu près, qui avaientune affaire en Afrique reçurent ces demandes.Elles n'y répondaient pas.

Entre-temps j'avais reçu la réponse négatived'Ouargla d'où on me renvoyait mes photos, néan-moins.

J'étais donc condamné à la table et au toitde ma famille et, dehors, aux disques et aux his-toires de Bahi.

L'affaire du Rif commençait à tourner court,dissipant nos dernières illusions.

Les juifs de Tébessa étalaient leur réussite. Lareprésentation de Citroën, des grandes firmes d'ex-portation des céréales et des laines et de la banqueétait à présent entre leurs mains.

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194 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

Les grands cafés de la ville gérés jusque là pardes Français passaient sous leur contrôle.

Leur réussite faisait pâlir le prestige de Cam-bon - qui était le Crésus français de Tébessa - auxyeux des Musulmans.

Elle me faisait rêver et posait, dès cette épo-que, à mon esprit, le premier problème de politiqueà l'échelle mondiale.

Déjà, il m'arrivait de traduire cette impres-sion à mes amis en leur disant : C'est le siècle dela femme, du juif et du dollar.

Peut-être n'était-ce encore là qu'une impres-sion. Mais je sais à présent qu'elle avait constituéun élément essentiel dans l'orientation ultérieure demon esprit qui saisissait peut-être vaguement unproblème de civilisation sous tous ces phénomènes.Je sais maintenant que la femme, le juif et le dol-lar ont constitué bel et bien la trilogie du XXesiècle.

Mais à cette époque, à Tébessa, le problème nehantait pas mon esprit à partir d'une situation mon-diale mais à partir d'une situation personnelle pré-cise : Je ne travaillais pas, sous prétexte que j'étaisencore jeune, les juifs de Tébessa avait tous pignonsur rue, même de plus jeunes que moi.

D'ailleurs, tout en inondant les firmes fran-çaises installées en Afrique de demandes, je harce-lais encore de temps en temps le parquet généralpensant que les semaines ou les mois passés m'au-

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raient rendu, quand même, digne à ses yeux d'unposte d'adel.

Et le parquet s'en tenait naturellement à saposition, claire et nette : un Algérien n'a pas droitde cité dans l'administration avant vingt-deux ans.

Qu'importé, je me mettais à me préparer pourle moment où j'aurais acquis ce droit. Et puis, ce-la m'irritait de passer mes journées à la maison etmes soirées chez Bahi à écouter ses histoires et sesdisques ou au hammam Abbas à jouer au tasta-goul.

J'avais un ami à la mahakma de Tébessa, où ilétait lui-même adel. Je convins avec lui que je luidonnerais un coup de main gratuitement. A dé-faut d'avoir un travail payant, j'aurais au moinsune occupation qui m'absorberait un peu ou plusexactement qui me tirerait du néant dans lequel jeme sentais plongé depuis mon retour de France.

Toute la mahakma m'adopta en fin de comptecomme collaborateur bénévole. Eux y trouvaientun certain avantage. Pour moi, l'avantage étaitplus certain. En plus de la formation profession-nelle, je sortais avec les membres de la mahakmapour les exécutions de jugements. Et pour ces sor-ties-là, dans la campagne tébésienne, surtout à labelle saison, j'aurais même - si je l'avais pu - ajoutéde l'argent.

La compétence juridique - comme on dit - dela mahakma de Tébessa, s'étendait surtout sur lesdouars des Ouleds Sidi Yahia, plus les centres mi-niers du Kouif et d'Ouenza.

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196 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

Mes sorties dans ces douars me mettaient encontact avec la nature et l'homme simple qu'elleà façonné au cours des siècles.

Si le déplacement était d'un petit rayon, c'é-tait moins intéressant, car on rentrait le soir à Té-bessa. Mais s'il dépassait un certain rayon, il étaitobligatoire de passer la nuit dehors. C'était ravis-sant, bien que Si El-Djoudi, le bachadel de la ma-hakma s'arrangeait dans ce cas de trouver un gîtesous un toit, plutôt que sous la tente que j'auraispréférée.

Malgré cela, la sortie gardait son charme, àtous les points de vue. Il n'y a je crois qu'en paysmusulman et surtout en Algérie que les règles devie acquises au cours des siècles ne se trouventtroublées et ne perdent leur dignité en aucunecirconstance, chez le paysan.

L'homme contre lequel nous venons exécuterun jugement nous a, en général, aperçus de loin, etil sait pourquoi nous venons. Mais aussitôt il adit à sa femme de préparer le café pour les diafs.Nous sommes ses diafs, ses hôtes. Quand nous ar-rivions ainsi, la brume matinale, à la mauvaise sai-son, était dissipée ou le soleil n'était pas encorechaud - si c'était l'été - et en général nous préfé-rions rester dehors. L'homme venait nous rejoindreet insistait d'abord pour que nous lui faisions l'hon-neur d'aller sous sa tente ou son gourbi.

Si El-Djoudi savait qu'à ce moment, la paysan-ne va et vient à ses occupations. Et pour ne pas la

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gêner il expliquait à son mari qu'il préférait res-pirer librement. Moi-même, des quelques heuresde sport auxquelles m'avait contraint Dournon,j'avais gardé le souvenir du mouvement respira-toire.

Je gonflais mes poumons d'oxygène. Mes ins-pirations et mes expirations faisaient rire Si El-Djoudi comme Khalti M'Liha à Tébessa, quand elleme voyait nouer ma cravate ou serrer ma ceintureet qui riait en disant ;

— Tu te sangles comme un mulet.

Cette vieille génération qui portait le vête-ment ample, respirait et mangeait simplement, n'ai-mait pas l'artificiel.

L'homme apportait le café. Nous nous met-tions à deviser tranquillement du prix du mouton etde la promesse de la récolte. Ce n'est qu'après lecafé qu'on abordait la question du jugement.

L'homme ne changeait ni de ton, ni de ma-nières à notre égard. Maintenant, je sais que le Mu-sulman garde sa dignité dans toutes les épreuves dela vie. Je sais que même sous l'aspect fruste du pay-san, yahiaoui ou lemouchi, des environs de Tébessa,l'Islam a façonné l'homme le plus près des condi-tions morales d'une civilisation.

Et quand, d'une espèce de gibecière en cuirdans laquelle il rangeait les documents de la ma-hakma, Si El-Djoudi sortait le jugement, l'hommeen général nous apportait à ce moment-là du pe-

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198 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 199

tit-lait tout frais, sentant un arôme de romarin quile distingue de tout ce qu'on en boit dans les villes.

Une fois la formalité judiciaire terminée, ilétait rare que l'homme nous laissât partir. Après laformalité, il s'est retiré un moment. Et quand nousnous apprêtons à partir :

— Par Dieu, non ! vous ne partirez pas, dit-il,avant de déjeuner.

Le jugement n'avait été qu'un incident pas-sager. La conversation reprenait sans même y faireallusion. C'est ce qui fait dire à certains observa-teurs superficiels occidentaux, et à leurs élèves cheznous, que « l'indigène » - c'est-à-dire plus particu-lièrement le paysan algérien - est impassible, oupassif selon le genre de littérature qu'on adopte.

Les savants, les informés, les « je sais tout »,en matière de politique colonialiste en Algérie ex-pliquaient tout par un mot : « mektoub ». L'in-digène algérien est, selon eux, pauvre analphabète,dans une condition misérable, parce qu'il est fata-liste : « il croit dans le mektoub » disent-ils d'unair entendu.

La conversation reprenait donc avec notre hôtesur les sujets ordinaires de la vie et de ses préoc-cupations à la campagne.

Au demeurant, parmi ces préoccupations, nefiguraient pas celles qui commençaient, à cetteépoque, à remuer l'opinion dans les villes.

L'onde islahiste et politique qui commençait

déjà à agiter Tébessa n'avait pas encore franchi sesremparts.

Dans les douars environnants, les traditionsanciennes étaient encore vivaces. Les gens des dou-ars payaient encore, en plus de leur impôt sécu-lier à Sidi El-Hakem, le tribut annuel au cheik.Les zaouias drainaient ainsi tout le zakat de la con-trée.

Les conversations s'inséraient donc dans cecadre traditionnel dans lequel se déroulait la viesimple du paysan, marquée de temps à autre parun fait saillant qui fait alors date dans sa mémoire.Le paysan datait son histoire, celle de son douarou de la tribu de cette manière.

On parlera par exemple de l'année du riz, dede l'année de la gelée, de l'année des criquets, deFannée de la mort ou du mariage d'un tel, de lavisite d'un tel cheik. Les plus vieux parlaient aus-si de 'Am El Mahala, la colonne envoyée en 1881contre le bey de Tunis et de 'am el-machina,quand le premier train arriva à Tébessa.

Dans ce cadre, même l'exécution d'un juge-ment devient un événement culturel. Car pendantque le bon air et la bonne odeur de la galette quela femme de notre hôte retourne dans son tadjin -cette espèce de plat à rebords en terre glaise quisert à cuire le pain - creusaient notre appétit, laconversation suivait son cours avec des évocations,des anecdotes et aussi des questions.

En effet, Si El-Djoudi apportait aussi avec lui,en plus du jugement, la science canonique qui a

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trait aux conditions du mariage, du divorce, duzakat, du pèlerinage et puis une connaissance plussûre des traditions du Prophète. Car les paysans ai-maient se justifier devant leur propre conscienceet devant les autres en recourant aux paroles duProphète qui ont été plus ou moins fidèlement col-portées par les cheiks qui ont rendu visite au dou-ar, plus ou moins fidèlement retenues par les gens

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aussi.Quand les gens trouvaient l'occasion de pui-

ser à une science plus sûre, ils ne s'en privaient pas.Ils posaient donc des questions à Si El-Djoudi quiétait, d'ailleurs, érudit en ces matières.

Parfois, notre travail nous obligeait à passerla nuit dehors. Alors c'était pour moi la fête, avecquelques ennuis passagers. Les ennuis venaient dufait que je n'avais jamais été un cavalier. Si notrepetit groupe, formé par le bachadel, Si El-Djoudi,mon ami l'adel, l'âoun de la mahakma et moi-même, devait accélérer l'allure de nos monturespour atteindre notre bivouac avant le coucher dusoleil, je me trouvais alors en difficulté.

Car même pour faire un simple trot, il fautsavoir monter. Or, en cette matière j'étais si mala-droit qu'un jour, voulant emboîter le pas à mescompagnons qui allaient au trot, mes étriers bat-tirent si fort les flancs de mon cheval - qui avaitprobablement du bon sang dans les veines - que ce-lui-ci se crut sollicité à un galop. Mes étriers bat-tirent plus fort encore et le cheval devint fou. Cefut un galop à tombeau ouvert.

Quand il prit fin, par miracle, au bord d'unoued, la bête et moi nous tremblions comme unefeuille.

Aussi, dans les cas où il fallait - selon la cou-tume - aviser notre hôte pour la nuit de notre ar-rivée avant le coucher du soleil, Si El-Djoudi s'ar-rangeait pour dépêcher quelqu'un qui portât lanouvelle au galop - Tout cela était évidemmentennuyeux. Mais quel enchantement, notre arri-vée au bivouac, à l'heure où rentrent les trou-peaux !

En général notre hôte prévenu à pris les dis-positions pour notre repas et il vient à notre ren-contre, assez loin du douar.

Le plus beau tapis de notre hôte est toujoursétendu pas loin de la maison ou du gourbi. On lelaisse, généralement, pour Si El-Djoudi. Chacuns'étend à la place de son choix, ailleurs. Si c'est leprintemps, la nature offre son tapis qui répand sesagréables senteurs dans l'atmosphère où elles semêlent à l'odeur du bois de sapin qui brûle sousnotre repas.

Les chiens nous accueillent de leurs aboiementsqu'apaisent leurs maîtres. Ces aboiements s'asso-cient d'ailleurs parfaitement aux us et coutumes denos campagnes. Les chiens sont sans doute les gar-diens de la sécurité du douar. Mais leurs aboiementsguident le voyageur attardé quand il est à la re-cherche d'un gîte dans les nuits froides d'hiver. Ils

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sont alors l'appel de l'hospitalité du paysan algé-rien.

Les gens du douar aussi nous accueillent. Carc'est la tradition : le maître de céans qui nous re-çoit, pour la nuit, invite, en notre honneur, tousles gens du douar.

Le grand cercle se forme autour de Si El-Djoudi. Un oratoire s'institue sous les étoiles aprèsle repas. Chacun pose sa question ou dit son his-toire.

Quand je retournais de ces sorties, nia mèrenie trouvait bonne mine. Cela me donnait une as-surance pour ma santé mais ne m'en donnait au-cune quant à ma situation qui me posait toujoursl'inquétante, la terrible question : Que faire ?

Tombouctou, l'Australie continuaient à ré-gner sur mon imagination. Le Sahara continuait àexercer sur moi son irrésistible attraction. Et voi-ci justement qu'on annonce une mission scienti-fique qui partira de l'Université d'Alger pour leHoggar. Je n'ai rien d'un scientifique préoccupéde préhistoire saharienne. Je m'accroche quand mê-me à une vague possibilité. Si j'étais pris comme in-terprète de la mission, du moins pour l'arabe ?

Mais atteindre une mission scientifique, c'é-tait pour un indigène, à l'époque, atteindre le ciel.Il faut donc mettre une échelle et quelle échelle !Je pensais à Dournon et lui adressais sur le champune lettre lui proposant mes services gratuitement.Et Dournon malgré le mauvais souvenir que je luiavais laissé, avait fait la démarche.

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 203

Mais la réponse fut négative. La mission étaitparée pour tous ses besoins sauf pour un ou deuxchauffeurs. Ça me passait donc sous le nez.

Heureusement qu'à Tébessa, une grande ef-fervescence commençait à régner dans les idées.

C'est à cette époque, je crois, qu'on y créa -sur l'initiative de mon ami l'adel de la mahakma -,le premier nadi tébessien. Le cercle fut simplementinstallé dans une partie d'un café français de laplace, justement le café dont il occupe aujourd'huila totalité.

A l'époque, il s'agissait simplement de trouverun lieu où les Ulémas - dont le groupe commen-çait à se former autour de cheik Larbi Tebissi-pussent eux-mêmes venir sans exposer leur pres-tige au qu'en dira-t-on. Le café Bahi ne donnait pastout à fait à cet égard suffisamment de garantie ànos savants.

On pouvait remarquer, dès cette époque, quenotre science ne va pas spontanément porter seslumières là où règne l'ignorance. C'est l'ignorancequi doit aller vers elle. L'idée de mon ami l'adelde la mahakma réalisait en somme un compromisentre notre ignorance et la science de nos alems.

Mais à cette époque, mes objectifs étaient im-médiats. J'étais heureux d'abord que le nadi oc-cupât un lieu dédié jusque là à Bacchus. Et surtoutsur cette place de la Casbah qui était un peu ledomaine privé de l'Européen. Montrer à cet Eu-ropéen que les « indigènes » avaient maintenant

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xm lieu de réunion, ça me donnait un peu d'or-gueil. Je ne savais pas d'ailleurs ce qu'allait en pen-ser l'administration. Et je dois l'avouer : cela ne mepréoccupait pas.

Mes idées étaient plus courtes : je savais seu-lement que Mme Denoncin allait commenter la cho-se dans le petit cercle d'amis qui faisaient salon,tous les après-midi, dans son magasin.

Un sentiment vague de désindigénisation s'étaitemparé de quelques jeunes Tébessiens, à cette épo-que. Et en effet, pas mal de transformations di-gnes d'être notées datent de là.

On avait commencé d'abord à faire le videautour des bals qui faisaient, d'habitude, s'aggluti-ner des masses indigènes compactes autour de l'en-ceinte à l'intérieur de laquelle dansaient les coupleseuropéens.

Notre action portait déjà ses fruits. Et je croisque Mme Denoncin elle-même s'en apercevait.Quand il y avait un bal sur le cours Carnot, il n'yavait plus que quelques enfants indigènes curieuxautour des danseurs. Et notre groupe avait tôt faitde les faire déguerpir de là, par la seule persuasion.

Une autre transformation non moins spec-taculaire fut obtenue sur le plan de la lutte anti-alcoolique. La méthode fut assez simple. Depuisl'appel en faveur d'Abdelkrim et du peuple rif-fain, on avait estimé que la porte de la mosquéepouvait servir à quelque chose. Et le matin de l'AïdSeghir, par exemple, avant le lever du soleil, on y

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 205

affichait la liste de ceux qui ne faisaient pas lejeûne et qui buvaient de l'alcool. C'était radical.Mme Denoncin ne pouvait même plus voir le spec-tacle tébessien ordinaire : le brigadier Antoniniconduisant son ami Benini ivre au violon.

Même Benini s'était converti, au moins un mo-ment.

L'esprit social commençait à se manifester àTébessa. La société algérienne nouvelle naissait. Carla société n'est pas un mot mais une réalité quin'existe qu'avec des attributs précis, ou n'existe pas.Les intellectomanes que le colonialisme a lâchésdans le Souk idéologique algérien et qui monopoli-sent grâce à lui, les moyens d'expression, ont faus-sé les idées les plus élémentaires.

On passe avec eux, en l'espace de trente ans,de la confrérie placée sous le commandement dumokaddam, et de la tribu soumise à l'autorité deSidi El-Hakem par l'intermédiaire du caïd, à lamasse amorphe des électeurs commandés par lezaïm, à celle des « travailleurs organisés » - com-me ils disent - c'est-à-dire exploités par une poi-gnée de chenapans, jusqu'à l'association d'étudiantsauxquels ses « représentants », communiquent lesinstructions pour se précipiter en grappes à telleconférence, et à faire le vide autour de telle autre,selon les calculs précis d'une ambassade étrangère.

Or, quand on y réfléchit bien : les attributsqui qualifient une société c'est la conscience col-lective et l'autonomie de ses décisions.

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Et ces deux attributs, il y a trente ans, étaientplus manifestes en Algérie qu'en ce moment.

A Tébessa, dès 1925 l'esprit social commen-çait à se manifester, en des actes précis. La créa-tion du nadi est plus significative à cet égard quedix élections faussées par le hakem ou par le za-ïm. D'ailleurs, le nadi ne resta pas longtemps làoù il venait d'être créé. La population décida d'ac-quérir un local, de le meubler et de l'outiller pourlui donner tout à fait son autonomie et son carac-tère propre.

Et elle commençait, dès cette époque à envi-sager de construire une mosquée non contrôlée parl'administration. Ce sont là précisément les carac-tères de la naissance d'une société et non pas lesmots qu'on a voulu déverser dans la conscience dupeuple pour l'obstruer, la dévier de la voie de lavéritable renaissance. A cette époque, on ne s'oc-cupait pas à Tébessa des affaires des zaïms, de leursélections, mais des affaires du peuple, de son orien-tation, de l'édification de la société algérienne.

Le peuple se mettait à travailler pour lui-mê-me, à créer ses nadis, à construire ses mosquées etses médersas.

Mon ami l'adel de la mahakma était à l'ori-gine de toutes les initiatives de caractère social quivoyaient le jour à Tébessa. La fête du Mouloud, quisuivit mon retour de France, fut même une belleoccasion de marquer son importance et sa signifi-cation populaire.

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 207

L'électricité venait d'être installée dans la vil-le. Nous décidâmes de faire une collecte pour illu-miner le minaret de la mosquée. Le cheik SaddokBen Khelil prit sa plus belle écriture pour fairequatre vastes panneaux adaptés à la circonstance,un pour chaque face du minaret. Ce soir-là,Mme Denoncin a dû penser que quelque cho-se changeait effectivement chez les indigènes.

C'est naturellement au nadi que toutes ces dé-cisions étaient prises. Tout se tient. Une chose créeune autre : le nadi est devenu la source où la viesociale de Tébessa prenait naissance. C'est là qu'estnée l'idée de la médersa et celle de la nouvelle mos-quée.

Naturellement, les mois passaient et ma ques-tion demeurait posée : que faire ?

J'écrivais des lettres plus pressantes au parquetgénéral. J'ai dû à la longue le lasser. Une réponseenfin me parvint. On me proposait le choix entretrois mahakmas comme adel.

Je ne me rappelle que de la mahakma d'Aflou,parce que je l'avais choisie. Les honoraires d'adeldans les deux autres mahakmas - quoiqueen fait assez modestes ou négligeables commemensualités pour un Européen -, me parurent sus-ceptibles d'engendrer une vive compétition de lapart d'indigènes comme moi. Or, je voulais deve-nir adel tout de suite. Et Aflou me parut offrircette possibilité grâce à des honoraires qui ne dé-passaient pas soixante francs par mois.

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208 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

J'étais au moins certain qu'une telle sinécurene devait pas susciter trop de concurrents. Pour lereste, on verra.

Boukamya m'avait habitué à un régime quime permettait d'affronter toutes les austérités ima-ginables.

Par ailleurs, on m'avait dit qu'Aflou, c'était leSud oranais, pas loin de Laghouat. Et quand je pas-sais mes récréations en deuxième année de méder-sa, à tracer mes itinéraires à travers le Sahara, cer-tains d'entre eux passaient par Laghouat.

Aflou, c'était pour moi une étape vers Tom-bouctou.

Voilà à peu près les raisons qui me firent choi-sir ce modeste poste. D'ailleurs, l'administrationn'était pas pressée de me l'accorder. Elle me fitlanguir encore des mois avant de m'accorder masinécure.

Enfin, un jour, le juge de Tébessa me convo-qua pour me signifier une nomination. J'étais ivrede joie.

***

C'était, je crois, au mois de mars 1927, queje suis arrivé à Aflou.

Je n'étais pas venu auparavant en Oranie. Etle parler des gens commença à produire sur moi uneffet de dépaysement à partir de Relizane où l'onchange de train pour prendre celui de Tiaret.

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 209

Les gens qui prirent le compartiment nu detroisième avec moi disaient « Ouah » pour direoui. Dans le Constantinois nous disons « hih » ou« naam » selon le degré de culture. Ce « ouah »

me parut étrange et même un peu barbare, je dois,l'avouer, comme pouvait paraître à un hommedisant « oc », un homme disant « oïl », dans laFrance du Xe siècle.

Mais les bonnes manières des gens qui m'ac-cueillirent à Aflou me rassurèrent et même m'en-chantèrent.

La seule chose qui me choqua durant la pre-mière soirée passée à Aflou, ce fut le couscous,qu'on nous servit chez le cadi dont j'étais l'hôte.

On mettait devant chaque convive, à la placeoù il plonge sa cuillère dans le plat commun, unpetit tas de beurre frais mélangé avec du miel.Le tas qui était devant moi était particulièrementimportant puisque j'étais, en somme, l'hôte d'hon-neur.

Ce soir-là, je dus déployer toute l'ingéniositédont j'étais capable pour ne pas avoir du miel surla langue. Je devais d'ailleurs y prendre goût,par la suite, si bien que le couscous d'Aflou, j'enrêve encore aujourd'hui.

Mais ce qui me frappait le plus, c'était le com-portement seigneurial et biblique du maître de cé-ans. Le cadi était un beau vieillard, au visage rond,coiffé d'un turban tabani qui laissait apparaîtreun front moyennement bombé. Son regard était

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clair sous des sourcils épais et blancs. Sa taille étaitmoyenne et sa main un peu potelée, comme celled'un vieillard qui se porte bien. Sa mise était trèsélégante, pourrait-on dire. Deux beaux burnousfinement tissés, au-dessus d'une gandoura de mêmequalité dont l'échancrure laissait apparaître une.ghlila (la veste) et une badilla (gilet à boutons entissu) dans le style d'une époque révolue.

Le cadi, pendant le repas, resta à l'écart deses hôtes. Il mangea après eux, dans le même plat.C'était une marque d'hospitalité que le temps acharriée dans son sang, à travers des générations.

Dans la salle d'hôtes où nous mangions, il n'yavait qu'un tapis immense par terre, de ces tapisqu'on admire en Algérie où le tapis du DjebelAmour a un nom et une renommée.

Une lampe à pétrole posée sur une chaise sansstyle l'éclairait. Mais cette nudité était pleine denoblesse.

J'eus dès ce soir-là, le sentiment de retrou-ver une Algérie perdue.

Les jours qui suivirent confirmèrent en moi cesentiment de me trouver dans une Algérie vierge,dans un coin encore inviolé par le colonialisme etoù le pays se serait, en quelque sorte, réfugié pourmettre en sûreté les trésors de ses bonnes manières,de sa loyauté, de son hospitalité, de son amour ducheval, de ses naïvetés aussi.

J'étais dans le monde de mes rêves. Dès le pre-

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 211

mier soir, j'oubliais déjà qu'on disait « ouah » au-tour de moi et me mis à aimer ce monde.

Je crois qu'il s'était mis aussi à m'aimer, mal-gré ma tête nue, ma culotte de cow-boy et mesleggins, malgré cette tenue qui me singularisait as-sez dans cette assistance de turbans, de burnous etde gandouras.

J'avais eu soin, en quittant Tébessa, d'appor-ter avec moi un matelas et des couvertures, sachantqu'avec soixante francs par mois, il ne me fallaitpas penser à une chambre d'hôtel.

Et il n'y en avait pas d'ailleurs à Aflou. Le vo-yageur étranger y passe rarement la nuit, conti-nuant soit sur Laghouat dans un sens ou sur Tia-ret dans l'autre.

Quant à l'homme du pays, son hôtel c'est lamaison de n'importe quelle connaissance, d'un pa-rent, d'un ami.

Et à cet égard, la maison du cheik Ben Azouzétait certainement l'hôtel le plus achalandé.

La salle d'hôtes était un réfectoire le jour et lanuit un dortoir où s'étendaient, sur le tapis com-mun, les hôtes de la journée et les enfants non ma-riés de la famille.

Dès ma première nuit à Aflou, je pris pourchambre à coucher une petite pièce vide de la ma-hakma où j'étendis mon matelas. Dès ma deuxièmejournée, je devins successivement l'hôte de tous les-membres de la mahakma et de certains notables ducentre.

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212 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

Quand la liste des invitations s'épuisa, Si Amor,le fils le plus écouté du cadi vint me prendre à lamahakma à midi, juste au moment où je commen-çais à me préoccuper de trouver un moyen quel-conque de pourvoir à ma nourriture dans ce villageoù il n'y avait ni hôtel ni restaurant.

Depuis ce moment-là, je devins le pension-naire gratuit du réfectoire du cheik Ben Azouzqui portait vaillamment la lourde tradition de l'hos-pitalité et en faisait même sérieusement sa raisond'être.

D'ailleurs, j'étais vite devenu l'inséparable amide son fils Si Amor et aux heures des repas, nousnous dirigions simplement vers la maison, commeà Tébessa je me dirigeais chez moi.

C'était comme cela. Une grandeur sans phra-ses, ni gestes grandiloquents.

Les gens des villes ne peuvent pas comprendrecette mentalité, cette noblesse que la nature a gar-dée dans les veines du bédouin.

Aflou a été pour moi l'école où j'ai appris àconnaître davantage les vertus du peuple algérienencore intactes, comme elles étaient certainementdans toute l'Algérie avant la dépravation colonia-liste.

Et à certain égard, je m'y trouvais en quel-que sorte dans le musée où se conservaient encoreces vertus, perdues ailleurs au contact avilissantdu fait colonial.

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 213

Je ne pouvais jamais mieux comprendre leverset : « Quand les tyrans s'emparent d'unecité, ils dépravent ses mœurs, et humilient sonélite. Certes, ainsi font-ils ».

Je ne sais pas si je l'avais compris à ce mo-ment-là. Mais ce que j'avais parfaitement com-pris sur-le-champ et avec une certaine angoisse,c'est le danger auquel se trouvait exposé le dépôtconservé à Aflou, sans même que ses habitantsaient conscience d'en être les dépositaires.

A mesure que mon séjour me faisait mieuxconnaître les gens, leurs us et coutumes, mon an-goisse croissait. D'autant plus que la région, ad-mirablement dotée par la nature en prairies ver-doyantes, en pacages abondants, n'était pas défen-due par la pauvreté contre les convoitises du co-lonialisme.

Si le colon arrivait ici, ce serait la fin. Le mu-sée se viderait aussitôt de son contenu déposé parles siècles, comme cela s'est passé ailleurs en Algé-rie.

Cette pensée augmentait mon angoisse. Je de-venais jaloux, soupçonneux comme on l'est quandon a une jolie épouse. J'avais peur de ces voya-geurs qui passent, pour leurs affaires, à Aflou.Tout visage nouveau m'inquiétait. Pourquoi est-il venu ?

Chaque déplacement dans les tribus ne fai-sait qu'accentuer chez moi cet état d'esprit.

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214 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

J'avais à Constantine, à Tébessa et en Francedéjà acquis une connaissance pratique du périlcolonialiste pour imaginer d'avance ses dégâtsparmi cette population innocente - qui vivait en-core à l'âge d'or connu de mon aïeule HadjaBaya - dans ses mœurs, sa santé morale et sa condi-tion économique.

La population d'Aflou n'était pas, au mo-ment où j'arrivais à Aflou, encore parvenue austade agraire. Elle était encore pastorale, prati-quant le gros et le petit élevages, mais à une échel-le inconnue ailleurs.

Un certain Abba, par exemple, possédait àl'époque à peu près trente mille moutons. Sonapanage en chameaux devait dépasser les mille bê-tes. Le nombre des chevaux et des bœufs était na-turellement à l'avenant.

Dans ces conditions, la tente n'était pas, plusou moins, un pis aller fait de n'importe quel tis-su ou de n'importe quels chiffons, d'un hommequi n'a plus son troupeau et n'a pas encore songourbi mais une nécessité imposée par les dépla-cements du pasteur et de ses troupeaux et tisséedans la qualité et à la dimension voulues par safortune animale.

Les tentes de la région d'Aflou pouvaient rece-voir un cavalier sur sa monture et recevoir sousleur dôme pyramidal des dizaines d'invités. En gé-néral, ces derniers n'étaient pas d'ailleurs reçussous la tente familiale, mais sous une tente d'hôtes

MEMOIRES D'UN TEMOIN PU SIECLE 215

située un peu à l'écart du campement et ouverteà tout voyageur qui ne demande la permission depersonne pour s'y arrêter et mettre à l'entrave samonture qui sera nourrie comme lui, pendant sonséjour.

En vivant un peu dans cette région et si l'ona à l'esprit ce qui se passe un peu dans les autresrégions qui ont reçu l'impact du fait colonial surle plan économique, on comprend les transforma-tions d'ordre psychologique qui séparent l'hom-me qui vit de la bête, de l'homme qui vit de lacharrue.

La légende d'Abel et de Caïn se répète cha-que fois que dans une société le stade pastoral etle stade agraire coexistent comme en Algérie en1927.

La propriété de l'homme sur un bout de ter-re crée en lui des instincts sociaux dont le pasteurest exempt.

Je commençais à m'en rendre compte assezvaguement.

Dans un procès, à Tébessa, chaque partiepeut produire dix faux témoins, d'ailleurs gra-tuits. Simplement par esprit de clan, ils jurerontdes deux côtés qu'ils disent la vérité.

A Aflou, je l'avais constaté quand je servaisd'interprète du tribunal, même pour soutenir sonbon droit, l'homme se refusait souvent à prêterserment.

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216 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

Par ailleurs, j'y étais resté un an, il ne s'yétait pas passé un crime. Et une des anecdotes quim'avaient le plus frappé, c'est celle d'un pasteurqui avait confié un troupeau de cinq ou six centschamelles à un pâtre. Il ne le revit plus. Le pas-teur n'escomptait plus le revoir.

Puis, un jour, après deux années, il vit sou-dain reparaître au campement son troupeau,mais presque doublé. Le pâtre avait simplementdisparu dans le Sahara, à la poursuite des paca-ges. Ce qui l'avait conduit aux frontières du Sou-dan. L'aller et le retour, conditionnés par le sou-ci de maintenir le troupeau en bon état, avaientduré deux ans, durant lesquels le pâtre fidèle s'é-tait uniquement nourri de lait de chamelle.

Les bergers d'Aflou sont aussi des phénomè-nes curieux. Ils passent la nuit debout au centrede leurs troupeaux. Vous croyez que le berger nedort pas. Mais appuyé sur son bâton, il dort de-bout, cependant dans cette posture, le plus imper-tible mouvement à la périphérie du troupeau setransmet comme une onde à ses jambes et lui faitinstantanément ouvrir les yeux.

C'est pour parer aux attaques nocturnes dechacals que les générations de bergers d'Aflou ontappris à dormir debout ainsi.

Mais le trait le plus saillant chez cette popu-lation pastorale, c'est incontestablement son hos-pitalité.

Le laboureur travaille pour engranger sa ré-

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 217

coite. Le pasteur travaille et dort debout au mi-lieu de son troupeau pour recevoir dignement seshôtes.

Cette hospitalité atteint parfois un degré pa-thétique. Un jour, avec le cadi cheik Ben Azouz,la mahakma était en déplacement. Le petit esca-dron formé par ses membres traversait des prai-ries verdoyantes et des plaines couvertes d'alfa,déjeunant ici, dînant et dormant là.

Partout où nous étions reçus, c'était le régi-me de l'agneau rôti en entier sur un feu d'alfa,à midi comme le soir.

Et la circonstance, surtout le soir, donnaitlieu à une réunion sous la tente du maître decéans. A la veillée, cependant que les bergers,après avoir mangé avec nous le rôti et le cous-cous avec une délicatesse de seigneurs, se retiraientpour reprendre leurs postes au milieu de leurstroupeaux, les vieux et les jeunes commençaient àraconter les anecdotes.

Et tous étaient de bons conteurs. Ils parlaientun arabe où l'on ne tenait pas compte, sans doute,des cas grammaticaux mais qui était incontes-tablement le plus pur en Algérie.

Toutes les circonstances de ces déplacementsétaient pour moi une fête.

Cependant, cette fois-là, il y eut une circons-tance qui me bouleversa, comme je ne l'avais ja-mais été.

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218 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

Notre escadron avait fait un crochet pouréviter un campement, à la demande du cadi. Jene comprenais pas pourquoi. Tout d'un coup, uncavalier vint du campement à notre poursuite autriple galop.

Il nous salua. Et s'adressant au cadi :— Yah ! cheik Ben Azouz : notre campe-

ment est donc un cimetière que vous évitez...L'homme était d'une quarantaine d'années,

d'une noble allure sur son cheval, sans selle. Savoix n'était pas courroucée mais exprimait le re-proche.

Je vis le cheik embarrassé. Il répondit .— Non ! nous n'avons pas évité ton campc-

;ment pour ne pas venir sous ta tente, mais parceque nous étions pressés et que nous savions que tunous retiendrais.

L'homme devint impératif :— Je vous prie de retourner sur vos pas pour pas-ser la nuit sous ma tente, dit-il.

Le cheik obtempéra. Nous le suivîmes. Enchemin, j'interrogeais sur la signification de lascène l'aoûn de la mahakma, El-Hadji Moham-med, qui était un peu mon dictionnaire sur leschoses et les gens de la région :

— Cet homme, dit-il possédait près de cinqmille moutons, mais il y a deux ans une épidémiea décimé son troupeau et on voulait éviter sa ten-te pour ne pas lui occasionner des dépenses.

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L'homme nous reçut princièrement sous unetente qui témoignait de la fortune passée. Cha-cun mêla son mot à la conversation. Je n'envisa-geais pas à l'époque de mourir dans les mahakmaset mon projet australien tenait encore à mon es-prit. Je parlai donc de mes projets chimériques.La veillée se passa d'histoire en anecdote.

Le matin, comme d'habitude quand on étaiten déplacement, le cheik commençait à se prépa-rer à se mettre en selle. Notre hôte intervint :

— Par Dieu ! non... vous ne partirez pas,vous déjeunerez chez moi.

Aucune protestation de notre part n'y fit. Lamatinée était ensoleillée et le coin vallonné. J'ai-mais bien sortir autour des campements et errerun peu dans cette campagne que le colon n'a pasencore foulée et dont la charrue n'a pas retour-née le sol encore vierge.

C'est une marque de courtoisie que l'hôtesorte avec son invité. C'est dans le style de toutesnos campagnes. Notre hôte sortit donc avec moi.Nous errâmes ensemble entre les hautes touffesd'alfa, en conversant. Mon hôte me dit sotidain :

— Veux-tu m'emmener avec toi quand tuiras en Australie ? Voici que lui aussi cherchait unhorizon lointain et il croyait à ma chimère. HadjMohammed m'expliqua qu'il ne lui était restéqu'une dizaine de moutons et qu'il en avait sacri-fié deux pour nous recevoir. Je compris son drame.

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220 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

Et le drame de cette société innocente qui ne con-naît pas encore le mal face à face.

Il y avait sans doute à Aflou une plaie socia-le. Cette prostitution admise comme une partieinséparable de son folklore, si bien admise, quel'une des « patronnes » pouvait venir offrir auxmembres de la mahakma par simple courtoisie, unbarrad de thé commandé au cafetier qui venaitle déposer devant le cheik Ben Azouz lui-même.Des jeunes amourillettes, aux yeux en amande, ve-naient sans doute des tribus troubler de leur char-me les jeunes amouris quand ils venaient au mar-ché du centre.

Mais cette dépravation occasionnelle et su-perficielle n'engendrait pas d'abord ces consé-quences sociales qu'on trouve dans toutes les villes,comme Alger, où la prostitution s'organise encommerce et donne naissance au « milieu » et à la« traite ».

A Aflou, les choses malsaines s'arrêtaient là :une fille abandonnée par un mari volage oun'ayant plus sa famille ou encore entraînée par unmauvais exemple pouvait déchoir.

Mais cette déchéance a lieu dans ses limitesmorales et sociales : il reste chez la fille un fondsd'honnêteté qui peut la racheter et son aventuren'engendre pas, dans le milieu les contaminationsredoutables qui résultent de la prostitution orga-nisée là où elle devient un négoce, un marché, untrafic, une industrie.

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 221

Dans son fond, la population était propre,demeurait innocente et ne connaissait pas encorele vice rédhibitoire.

Par ailleurs, les remous qui commençaient àse former dans le Constantinois n'avaient pas en-core touché l'Oranie : on n'entendait parler nid'Islah ni de disques égyptiens.

Le cheik El-Brahimi n'était pas encore arri-vé à Tlemcen.

Je crois que c'est moi qui ai introduit le pre-mier numéro de la revue Ech-Chihab à Aflou oùje la lisais avec Si Amor, le fils du cadi, qui n'enadmettait pas d'ailleurs tout le contenu.

Quant à la population, elle était encore sub-juguée par l'esprit maraboutique, faisant des ré-ceptions triomphales à ses représentants quand ils;venaient chaque année prendre leur tribut. Les:marabouts drainaient ainsi tout le zakat de la ré-gion qui était très riche et très généreuse.

Naturellement, cette exploitation de la cré-dulité donnait lieu à des astuces qui feraient rireaujourd'hui un enfant mais qui, à l'époque, pro-duisaient un effet considérable sur l'esprit simpledes gens.

C'est ainsi qu'annuellement, on voyait arri-ver à Aflou l'imposant cortège des kadrias, éten-dards déployés, et à sa tête le fils du maître de la-confrérie - le mokkadam - tout habillé de vert, la-couleur du paradis. C'était un énergumène qui sa-

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222 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

vait tirer de la crédulité publique tout ce qu'ellepouvait donner.

Il possédait à l'époque à l'Oued Souf une pal-meraie de trente milles palmiers environ. Tout ce-la en don gratuit de ceux qui voulaient entrer auParadis, dans son cortège.

Un autre marabout venait de Laghouat où ilavait élu domicile. Il représentait les rahmania, laconfrérie de notre vénérable cadi. C'était uncharlatan plus raffiné : il savait frapper l'imagi-nation de ses adeptes par des procédés assez sim-ples.

Il avait une tenue d'officier français dansune mallette. Et quand il pouvait s'isoler une mi-nute, il mettait cet uniforme, signe de pouvoiraux yeux de ses adeptes. Et ces derniers quand ilsle voyaient de leurs yeux d'enfants qui voient la vieen symboles lui prêtaient encore plus de pouvoirque la tenue d'officier français n'en pouvait signi-fier.

Et il avait le pouvoir, disait-on, à Laghouat,de voir venir de loin une caravane, sur l'une despistes conduisant à la ville, lui étant assis simple-ment à l'intérieur de sa chambre avec ses adeptesqu'il envoyait à la rencontre de la caravane.

Naturellement, si l'on a un système optiquesemblable au périscope d'un submersible, sur uneterrasse bien disposée, le « miracle » est possible.Mais on comprend l'effet d'un tel miracle surl'imagination de gens naïfs.

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 223'

C'était l'époque où encore à Tébessa, le ma-rabout à la terrasse des cafés français se faisaitservir de l'anisette. Et de connivence avec le cafe-tier il faisait servir à ses adeptes de l'orgeat. Or cesirop d'amandes a la même couleur laiteuse quel'anisette quand on lui ajoute de l'eau.

Et le commentaire disait : tu vois l'anisettedans le gosier de notre vénérable cheik devient unsirop.

C'était l'époque, surtout en Oranie, où l'ad-ministration pour entretenir dans la tête de ses-« indigènes » cette dose de crédulité nécessaire àses propres affaires, faisait brûler les meules de bléde tel colon qui aurait refusé de prêter son outil-lage pour faire la moisson de Sidi Untel. Et lecommentaire disait :

— Tu vois, quel pouvoir a Sidi Untel !... le co-lon qui n'a pas voulu lui prêter son matériel a eul'incendie dans ses meules.

Moi-même, j'ai failli passer pour maraboutdans la région d'Aflou. Un jour, alors que nousétions en déplacement un « indigène » est venum'embrasser le genou. C'était peut-être à cause dema tenue singulière qui me conférait peut-être jene sais quel pouvoir à ses yeux.

Tout cela se décantait en moi, prenait la for-me d'un sentiment, d'une idée.

J'avais peur que le colon vienne ici pervertircette bonne pâte humaine qui contenait tant de-naïvetés et de si grandes vertus.

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224 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

Je ne pouvais pas promulger une loi interdi-sant le Djebel Amour au colon, comme on interditl'accès d'un musée où des choses trop précieusessont exposées, à minuit par exemple.

Mon expérience politique et sociale était déjàun peu formée. Je décidai de semer la peur partoutoù je passerais en déplacement. Entre le rôti - el-massawar - comme on dit dans la région et le cous-cous, je débitais ma théorie à l'hôte qui nous rece-vait. Cette théorie était assez simple :

— Il faut labourer le maximum de superfi-cie pour créer votre droit sur le sol dont vous êtespropriétaire du seul fait de la nature qui y faitpousser l'herbe nécessaire à vos troupeaux.

Vous devez, disais-je, à l'hôte créer votre droitsocial sur le sol qui deviendra ainsi votre propriétépersonnelle, une chose transmissible à vos enfants.

L'hôte était en général ébahi d'entendre pareildiscours sur la nature de son droit sur un sol quepersonne n'avait contesté à ses ancêtres à traversles générations. Je poussais alors ma théorie un peuplus loin :

— Sinon, le colon viendra occuper le sol surlequel est cette tente et, vous, vous serez obligés dedéguerpir de là, puisque, aux yeux du droit fran-çais, vous n'en êtes pas propriétaires.

Je ne savais pas si ma thèse était fondée endroit civil. Mais ce qui m'intéressait, c'était son ef-fet sur mon interlocuteur. Et je me rendais comp-

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 225

te, avec satisfaction, qu'elle semait l'effroi sur sonvisage.

Il m'est arrivé de semer cette terreur à l'alleret de constater son effet au retour au cours d'unmême déplacement.

A l'aller je débitais ma théorie et au retour,quatre ou cinq jours après, je trouvais notre hôte,en train de labourer.

Malgré tout, je commençais à avoir la nostal-gie de Tébessa. J'éprouvais le besoin de revoir lesmiens, surtout ma mère.

J'avais même la nostalgie du disque égyptien,de Bahi et de ses histoires.

Nous étions peut-être en mars 1928.Avant de prendre le car de Tébessa, je fis une

halte à Constantine. Je voulais surtout avoir l'oc-casion de voir cheik Ben Badis, dont la revue Ech-Chihab avait entretenu en moi pendant mon séjourà Aflou, les idées que j'avais agitées au café BenYamina et à la médersa.

Je fis d'abord halte au café Ben Yamina. Ilgardait la même animation que j'y avais connue.On m'y accueillit comme un aîné. Les deux Me-chaï, de Guelma, me firent la fête un peu commeleur initiateur. Quand j'étais méderséen, on lisaitet commentait ensemble des textes français ou ara-bes.

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226 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

Quand le cheik Ben Badis passa devant le cafépour se rendre à son bureau, je l'y suivis.

Il y avait quelques personnes avec lui. Peut-être était-ce la première fois qu'il vit ce jeune hom-me à lunettes, en culottes, en leggins et tête nue. Ilne m'invita pas à m'asseoir.

Debout, je lui parlais d'un tas de choses. Je merappelle lui avoir parlé surtout du problème du soldans le Djebel Amour. Visiblement, le cheik n'y at-tacha aucun intérêt. Il fut évasif et poli.

Je sortis de là un peu déçu... ayant hâte de re-voir Bahi à Tébessa et d'écouter ses disques et seshistoires.

Je retrouvais Tébessa bouillonnant de la fièvreislahiste. On construisait la nouvelle mosquée et lamédersa. On collectait des dons, parmi la popula-tion, pour cette construction.

Une vieille femme de la zaouia avait donné uncoq, en ajoutant que c'était tout ce qu'elle avait.

Chacun apportait sa contribution selon sesmoyens. Il y en avait qui apportaient la leur pourmiser sur l'avenir. L'avenir était, à ce moment-là,dans le sens de la volonté du peuple. On devenaitdonc militant de l'Islah pour le servir ou pourl'exploiter.

Même le vénérable et honnête mokkadam deskadrias de Tébessa avait fermé, de son propre chef,la zaouia de Tébessa et mis la clef sous la portepour devenir un simple enseignant du coran à lamédersa.

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 227

Bahi ne pouvait donc plus jongler du bendirsur lequel il avait pris l'habitude d'assouvir la fu-reur qu'il assouvissait sur le tambour, avant sa li-bération de l'armée. Le vieux tirailleur devenait is-lahiste et son café un centre de propagande pourl'Islah.

Le débat sur les idées nouvelles s'instauraitmême dans les familles. Ma mère était déjà islahiste.Mon père également. Ma grand-mère, Hadja Zoul-zikha, écoutait le débat en continuant à égrenerson chapelet. Mon beau-frère, le mari de ma sœuraînée, demeurait irréductible sur ses positions ma-raboutiques. Et cela mettait un froid entre nousdeux. Tandis que le mari de ma sœur cadetten'était rien.

En ville le nadi devenait le cœur dont les pul-sations réglaient la circulation des idées dans la ré-gion. Les Tébessiens s'y réunissaient dans les cir-constances qui concernaient toute la population.Mais les Lemouchis et les Yahiaouis y venaient aus-si, le jour du marché. Et ils emportaient avec euxles idées qui foisonnaient pour les semer dans lesdouars, à la veillée sous la tente, comme les abeillestransportent le pollen des fleurs sur lesquelles ellesont butiné.

Le théâtre algérien faisait son apparition à Té-bessa avec la troupe El-Mozhar El-Bouni, montée àBône par un oukil judiciaire, Si El-Djoundi.

Le passage de cette troupe fut, en mêmetemps que circonstance « culturelle » - comme ondit aujourd'hui - une circonstance politique.

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228 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

Si El-Djoundi pensait, en effet, à tout autrechose qu'au théâtre... Mais le théâtre servait à fairerevivre le verbe arabe et les splendeurs du passé. Satroupe laissa derrière elle, dans la tête de la jeunesse,l'idée de constituer une troupe théâtrale tébessien-ne.

Madame Denoncin voyait bien des change-ments dans le milieu « indigène ». Mais elle ne de-vait pas bien en saisir le sens. L'administration elle-même ne devait pas y comprendre beaucoup plus.Elle était dans l'expectative, laissant ses indigènesà leurs enfantillages.

C'est vers cette époque que le premier filmégyptien, la Rosé Blanche, parvint à Constantine.C'était en effet un enfantillage.

Georges Abiod s'y dépensait en mille effetsscéniques d'une puérilité désarmante. Le produc-teur égyptien, lui, y avait dépensé ses sous sans mê-me se rendre compte que son metteur en scène ita-lien ridiculisait toute la thèse du film par un simpletrait ironique de sa caméra.

Malgré tout, le film fit courir à Constantinetoute la jeunesse du département. Il y eut naturel-lement le lot tébessien parmi lequel je figurais.

Mais l'ordre colonial continuait à développerses conséquences sur le sol et sur les gens.

Autour de Tébessa, depuis les grands incendiesde ses forêts, la campagne prenait de plus en plusl'aspect saharien. Les voitures Citroën et Renaultla sillonnaient absorbant le budget déjà maigre des

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 229

gens en carburant. Et elles mettaient fin à ces for-mes de relations idylliques qui naissaient entre ledouar et la ville, quand l'homme de la tente étaitobligé, les jours de marché, de passer la nuit sous letoit d'un citadin et que ce dernier, à la belle saison,aimait aller passer quelques jours sous la tente. Lacommunication rapide a eu le même effet, dansle monde entier : elle a multiplié les contacts en lesrendant plus superficiels. Les lettres de Madame deSévigné, les relations de voyages comme celles d'IbnBatouta ou de Maçoudi n'étaient plus possibles dansl'ère du moteur à explosion.

Pour moi, cependant, un problème demeuraitposé : que faire ? Je savais qu'Aflou n'était qu'uneétape, sans doute très attachante, mais néanmoinsune simple étape dans une vie.

Mes idées, à mesure qu'elles se détournaient deTombouctou et de l'Australie, décidément inacces-sibles, commençaient à se tourner vers une carrièredans le commerce.

J'avais déjà trouvé un filon à Aflou : la ra-cine de pyrèthre. Elle se vendait très cher à Tébessaou à Constantine d'où on l'expédiait sur la Francepour la fabrication des insecticides à l'époque où l'onne connaissait pas encore le D.D.T.

Avec Si Amor, le fils du cadi, j'en avais faitrécolter dans le Djebel Amour à dix sous le kilo quej'avais revendu environ vingt francs, à Tébessa. Jelivre ici ce petit aveu à ceux, qui aujourd'hui, par-

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230 MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE

lent en Algérie de l'exploitation de l'homme parl'homme pour mieux pratiquer cette exploitation.

Détail un peu risible : lors de mon passage àConstantine, j'avais revu Dournon qui me deman-da ce que je voudrais faire, si je ne restais pas àAflou :

— Je ferai du pyrèthre, Monsieur le Direc-teur, lui répondis-je, peut-être innocemment.

— Hein !... tu fais du trafic d'armes ? s'écria-t-il avec effroi.

Je compris qu'il confondait pyrèthre et pyri-tes et le persuadai sur mes intentions pacifiquespour le rassurer sur l'avenir du colonialisme en Al-gérie. Nous étions en 1928, n'est-ce pas ?

Dournon était rassuré.Et comme il songeait, peut-être à la dot de ses

filles, il me proposa une affaire de kiosque de tabacs.— Nous pourrions plus avantageusement, Mr

le Directeur, faire de l'élevage du mouton.L'idée sembla le séduire. Elle me séduisait da-

vantage. Mais finalement le directeur de la Méder-sa la réalisa avec un mouderrès de Tébessa. Ce-lui-ci avait su probablement le persuader que lesort du mariage de ses filles serait mieux entre sesmains qu'entre les miennes.

Et je demeurai livré à mon sort.

Donc, tout en partageant mon temps entrema mère dont j'aimais beaucoup la société, le nadioù j'agitais avec mes amis les idées du jour et le ca-

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 231

fé Bahi où j'écoutais le disque égyptien, je remuaisl'éternelle question : que faire ?

Je lisais aussi les numéros d'El-Asr El-Djadidque l'administration laissait passer. J'y puisais en-core cette nourriture spirituelle qui satisfaisait àmon avidité d'information sur les choses du mondemusulman. Car dans la presse nationaliste du mo-ment on ne parlait pas encore du parti et du mili-tant.

Je lisais aussi, de temps en temps, la Voix deshumbles, dont le titre même me déplaisait énormé-ment.

Il y eut aussi du nouveau du côté Islah. Lecheik Lokbi avait été appelé par quelques famillesbourgeoises d'Alger qui voulaient sans doute don-ner à leur ville son alem, comme Constantine avaitle sien.

El-Okbi y fonda le cercle du Progrès. La po-lémique entre l'islah et le maraboutisme, atteignaitune violence extrême. Et les marabouts avaient fon-dé leur propre organe, Es-Sunah, je crois.

Cheik Mubarek El-Mili et Abou Yaala Zaou-aoui étaient mes champions préférés dans cette ba-garre. L'un avait la violence de la conviction, l'au-tre la clarté des idées.

La fièvre commençait à gagner l'Oranie. A St-Denis-du-Sig, les gens construisaient une médersapour la direction de laquelle, ils firent appel aucheik Larbi Tebissi. Même le bachaga du lieu Bou-chiha était partie prenante dans cette initiative,

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subvenant de ses propres derniers au budget de lamédersa et de sa direction.

Ceci était bien l'indice de cette époque où cha-cun s'engageait sous la bannière de son choix, sanstenir compte de l'avis de l'administration.

Mais mon congé touchait à sa fin.A la mahakma de Tébessa où j'avais gardé mes

contacts on m'apprit qu'un poste d'adel était va-ccmt à Châteaudun. Je le demandai. Mais moncongé expira avant la réponse du parquet d'Alger.

Un matin, je quittais donc Tébessa pour re-tourner à Aflou. Ma mère, appuyée sur ses béquil-les versa entre mes jambes « l'eau du retour », carelle ne pouvait pas descendre jusqu'à la porte.

Mon départ d'Aflou, quand la réponse duparquet vint, fut touchant.

Le brave cadi Ben Azouz pleurait de perdreun pensionnaire qu'il avait nourri gratuitementpendant un an.

Son fils, si Amor, était effondré et me traitaitd'ingrat, me reprochant d'avoir fait cela.

C'est vrai. J'étais fait pour vivre parmi cesbraves gens, de leur vie simple et noble à la fois.

Mais je portais un tourment qu'Aflou ne pou-vait pas apaiser.

Mon départ était donc nécessaire.

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Alors, imaginez que vous habitiez dans unsplendide immeuble, un bel appartement ensoleilléou vous voyez les oiseaux du ciel et ses étoiles etqu'ensuite on vous assigne un logement dans ses ca-ves.

C'était à peu près dans cette situation que jeme trouvais dès mon arrivée à Châteaudun.

Ce village était un gros centre de colonisationoù tout était soumis à la loi du colon.

La vie indigène constituait une sorte de trans-position en terre étrangère. Elle était vide de toutcontenu original, authentique, comme une choseartificielle représentant quelque chose mais n'étantpas cette chose.

Personne n'invita le jeune adel qui arrivait etne trouvait pas même où se loger. Mon matelas metira heureusement encore une fois d'embarras.

Je l'étendis sur un banc dans la salle d'archivesde la mahkama. Et il y avait dans le village une-vieille juive qui vivait et faisait vivre son ivrognede mari, en tenant une sorte de pensionnat pour les:petits employés du lieu, les petits chaouchs des co-lons, à qui leurs moyens ne permettaient pas de-manger au restaurant européen.

Elle était au demeurant, bonne cuisinière. Je-devins son pensionnaire.

A la mahakma, le bachadel ne dessoûlait pas.L'autre adel se promettait d'atteindre le plafond idevenir cadi.

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C'était son unique sujet de conversation. Lecadi n'avait d'autre but que d'augmenter le nom-bre d'hectares qu'il achetait annuellement, avec lessur-honoraires du bakechich, dans la région deGuelma dont il était originaire.

Quand l'administration, pour récompenser seshautes vertus morales, lui décerna un jour la Lé-gion d'honneur, on le ramena chez lui de la céré-monie ,sur une brouette, ivre-mort.

En dehors de mon travail, je recherchais la so-ciété d'un oukil judiciaire d'origine constantinoise,•d'un khodja de commune mixte dont les fils étaientplus âgés que moi, d'un auxiliaire médical, d'unemployé de banque.

On se retrouvait tous les soirs, sur la terrasse<lu café tenu par un couple d'origine maltaise.

La femme était aguichante. Et le groupe amou-jreux consommait pour ses beaux yeux de l'anisettejusqu'à neuf heures du soir. Puis chacun se retirait•en rotant son ivresse.

Comment me suis-je conservé dans ce milieu ?Dieu seul le sait.

Parfois, je m'évadais dans un café tenu par un« colon » arabe, préférant la natte et le domino.Là, j'avais une autre société où l'on jouait la rondajusqu'à minuit, cependant qu'un postier racontaitdes histoires de fantômes qui auraient enrichi l'œu-vre de Conan Doyle.

Le postier avait un art d'affabulation qui dé-passe l'imagination.

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Toute la vie culturelle de Châteaudun se résu-mait en rots d'anisette, en jurons des joueurs deronda et en histoires de fantômes.

Seule ma restauratrice juive me rappelait quel-que chose d'humain dans ce milieu déshumanisé. Etje crois qu'elle percevait mes pensées secrètes. Detemps en temps, elle me demandait ce que je vou-lais manger. Et elle était désolée de mon indifféren-ce gastronomique, quand je lui répondais :

— Oh ! vous savez, votre cuisine est excellen-te, je n'ai pas de goût particulier.

A la fin, je n'y tenais plus. Un incident surve-nu avec le greffier corse de la Justice de Paix, mor-tifié qu'un « indigène » ne le saluait pas dans larue - ce que je ne faisais plus en effet ayant re-marqué que lui-même ne répondait pas à monsalut -, apporta la goutte d'eau qui fit déborder lacoupe.

Le greffier s'était permis de convoquer dansson bureau tous les membres de la mahakma, l'unaprès l'autre.

Il m'appela en dernier. Je trouvai le cadi et lebachadel debout devant son bureau. Je pris sur-le-champ ma résolution : démissionner mais aupara-vant donner à l'individu une leçon.

L'incident prit la dimension d'atteinte à la sou-veraineté nationale. Le parquet de Constantine s'enmêla. Et je donnai effectivement ma démission.

Une étape de ma vie était finie.

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Mon beau-frère, le mari de ma sœur aînée,montait un moulin dans la région de Tébessa.

Il s'était associé pour cela avec le caïd du dou-ar Guessas.

Mon retour, à Tébessa, où je ramenais la ques-tion : que faire ? donna à l'association un troisièmesociétaire et lui ajouta une corde : Nous décidâmespour les besoins du moulin et aussi pour le bénéficemirifique qu'on escomptait d'une affaire de trans-ports en commun, d'acquérir à terme une camion-nette Citroën.

La camionnette et le moulin s'aidant mutuelle-ment pour nous permettre de répondre ponctuelle-ment aux échéances des traites, nous fîmes unebonne année.

Mais quiconque a une certaine expérience destendances du commerce indigène en Algérie, saitqu'il est sujet à des épidémies. Si quelqu'un monteun café et réussit, tout le monde se lance dans l'in-dustrie du café. Si le salon modernisé d'un indigèneprospère, tout le monde devient coiffeur.

L'épidémie de la camionnette et du moulins'était donc mise à sévir dans la région de Tébessa.

Et nos concurrents avaient l'avantage de l'expé-rience acquise. Au lieu de monter un moulin à es-sence, il valait mieux l'équiper en diesel à mazout.

Or l'année 1929 fut vme catastrophe commer-ciale mondiale. Les cours dégringolèrent spéciale-ment dans le domaine du produit colonial : laine,peaux, céréales etc...

MEMOIRES D'UN TEMOIN DU SIECLE 237

Nous étions fatalement touchés. D'autant plusque l'essence maintenait son cours, tandis que l'orge- c'est-à-dire notre monnaie de paiement - puis-qu'on pratiquait, selon la coutume, la « mouture àfaçon », ne couvrait plus les frais du carburant.

Avec mon beau-frère je posai donc le pro-blème. Il n'y avait que deux solutions : voler le cli-ent sur la façon, c'est-à-dire lui prendre, en plusdu dixième d'usage sur la quantité de céréales mou-lues, une portion pour faire une marge de bénéfice,comme firent la plupart des autres moulins, ou biencéder le nôtre à quelqu'un qui saurait mieux quenous s'adapter à la situation.

Je me rappelle, presque comme d'aujourd'hui, cedialogue sur un tas de sacs d'orge sous les poutres dumoulin :

— Je ne peux pas voler...— Moi non plus, je ne peux pas voler.

On décida alors de céder le moulin à notre as-socié, le caïd. On gardait la camionnette pour monbeau-frère qui avait appris, entre-temps, à conduire.Et, dans la situation où nous étions, je pensais à luiplus qu'à moi-même parce qu'il avait des enfants.

Tébessa m'étouf f ait. J'avais horreur du nadi, deBahi, de ses histoires et de moi-même.

Je trouvais parfois une diversion, en allant pas-ser quelques jours au Douar Larneb chez mon amile caïd Lakhal.

Ces sorties me faisaient beaucoup de bien maisne résolvaient pas mon problème.

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Des semaines passèrent. Même des mois. J'eusl'occasion, avec le caïd Lakhal, de faire une assezlongue sortie dans cette partie de la région tébes-sienne où commence le Sahara. J'en revins noircomme un charbon.

C'était l'été 1930.

A Alger, l'administration préparait les fêtes ducentenaire. Une polémique était engagée aux Délé-gations financières sur l'emploi du budget affectéà ces fêtes. La population réclamait son utilisationpour l'édification d'écoles. Les colons ne l'enten-daient pas de cette oreille. Et le gouverneur Bor-des lequel - dirent les mauvaises langues - s'en étaitréservé une bonne partie pour son usage personneldécida d'utiliser le reste pour la reconstitution descostumes militaires de 1830 pour faire le défilé dela journée du centenaire.

Ce jour-là, j'avais décidé de ne pas sortir dechez moi. J'entendis la fanfare traverser la ville. Lanuit, tandis que ma grand'mère égrenait son chape-let et que ma mère, couchée sur le dos depuis sa ma-ladie, contemplait à son habitude les étoiles du beauciel tébessien, je vis de notre terrasse s'élever les étoi-les filantes qu'on allumait sur la place de la Casbah.

L'Algérie entrait dans le second siècle de colo-nisation.

A l'époque on lisait « Un Homme se penchesur son passé ». Je ne sais plus quel est son auteur.C'était le prix Concourt de l'année. Je lus aussi, deje ne sais qui « Partir, c'est mourir un peu ».

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Je décidai de partir...

Cette fois-ci ce n'était pas une nostalgie dulointain, mais une résolution. Je cachais mon pro-jet à ma mère. Mais on ne cache rien au cœur d'unemère.

Un soir, alors que je rentrais, elle m'appela desa chambre. Elle était étendue sur son lit puisqu'ellene pouvait plus être que debout sur ses béquilles oucouchée. Mon père était assis sur une chaise à sonchevet.

— Seddik, me dit-elle, tu veux partir ?Je demeurai silencieux.

— Alors va, ajouta-t-elle, à Paris poursuivre tesétudes. Mon père continua sa pensée :

— Tu sais que Ben Stiti après avoir fait la mé-dersa comme toi, a fait une année à l'école des Lan-gues orientales. Et il a été ainsi dispensé du bacca-lauréat, pour s'inscrire à la Faculté de Droit.

Ma mère reprit :— Nous t'enverrons ce qu'il te faut par mois.

Trois jours après, je prenais le bateau à Bône.

Fin de la première partie.

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