l’ordre cistercien et ses religieuses

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3 Histoire L’ordre cistercien et ses religieuses des origines au début du XIV e siècle : principes généraux et diversité des statuts P eu de débats cisterciens ont fait couler autant d’encre récemment que celui portant sur l’intégration des moniales à l’Ordre, dans un contexte marqué par le développement des études féminines dans le champ universitaire mais surtout par l’irruption de revendications féministes dans l’ensemble des sociétés, y compris chez les religieuses. En fait, la question de savoir à partir de quand l’Ordre accueillit des religieuses en son sein se posa dès le Moyen Âge. Vers 1220, Jacques de Vitry consacra aux cisterciennes un chapitre de son Histoire occidentale, dans lequel il affirmait que l’Ordre n’avait pas accueilli de religieuses à ses débuts, mais que leur nombre s’était multiplié depuis que les prémontrés avaient renoncé à recevoir des femmes dans leurs couvents. L’iconographie et l’historiographie des XVI e et XVII e siècles montrent que les contemporains débattaient pour savoir pourquoi Bernard avait fait entrer sa sœur Humbeline à Jully, un prieuré dépendant de Molesme, et non dans un monastère appartenant à l’ordre cistercien.

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Brève histoire des religieuses cisterciennes depuis la fondation de l'ordre.

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  • 3Histoire

    Lordre cistercien et ses religieuses

    des origines au dbut du XIVe sicle :principes gnraux et diversit des statuts

    P eu de dbats cisterciens ont fait couler autant dencrercemment que celui portant sur lintgration des moniales lOrdre, dans un contexte marqu par le dveloppementdes tudes fminines dans le champ universitaire mais surtout parlirruption de revendications fministes dans lensemble des socits,y compris chez les religieuses.

    En fait, la question de savoir partir de quand lOrdre accueillit desreligieuses en son sein se posa ds le Moyen ge. Vers 1220,Jacques de Vitry consacra aux cisterciennes un chapitre de sonHistoire occidentale, dans lequel il affirmait que lOrdre navait pasaccueilli de religieuses ses dbuts, mais que leur nombre staitmultipli depuis que les prmontrs avaient renonc recevoir desfemmes dans leurs couvents. Liconographie et lhistoriographie desXVIe et XVIIe sicles montrent que les contemporains dbattaientpour savoir pourquoi Bernard avait fait entrer sa sur Humbeline Jully, un prieur dpendant de Molesme, et non dans un monastreappartenant lordre cistercien.

  • Alors que lhistoriographie cistercienne antrieure 1789 avait tran-ch en faveur dune intgration prcoce des religieuses, contempo-raine de Bernard, lhistoriographie allemande des XIXe et XXe siclesopta pour une position inverse. Elle fut reprise par la plupart deshistoriens jusquaux annes 1980.

    En forant le trait, cette thse reposait sur trois postulats : lordrecistercien aurait t essentiellement hostile au sexe fminin et ilnaurait intgr des femmes quau tournant des XIIe et XIIIe sicles,aprs des dcennies de virile rsistance, quand les forces des lacs etde la papaut se seraient conjugues pour faire entrer dans lOrdreun flot de femmes dont il ne voulait pas ; auparavant, des commu-nauts de moniales blanches auraient bien exist, mais de manirespontane, sans intervention ni reconnaissance officielle de la partde lOrdre.

    Ce nest que depuis une vingtaine dannes que plusieurs histo-riennes ont dnonc les anachronismes de cette thse (par exemple,la procdure dintgration par le chapitre gnral ne devint un cri-tre dappartenance lOrdre qu partir du XIIIe sicle). Elles ontsoulign, au contraire, lengagement des moines blancs en faveur deleurs consurs ds le XIIe sicle.

    Pour tenter dtudier frais nouveaux et sans a priori cette questionsi dbattue, un retour aux documents originaux est ncessaire. Il estcependant vrai qu lexception des traits mystiques de Batrice deNazareth et des surs dHelfta, les moniales blanches mdivalesnont pas laiss dcrits et que leur histoire ne peut tre appr-hende pour lessentiel quau travers de documents rdigs par deshommes. Mais, contrairement ce que prtend une lgende tenace, lesmoniales ont laiss des fonds darchives parfois importants maistrop souvent ngligs, dont ltude doit absolument tre complte

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  • par le dpouillement des fonds masculins pour avoir une vuedensemble des phnomnes. Que nous rvle cette recherche ?

    La question de la vie religieuse fminine se posa aux cisterciens dsles premiers temps de lOrdre. En effet, il faut bien avoir lespritque la conversion tait au XIIe sicle dabord une dmarche col-lective mettant en jeu des lignages entiers. On sait que Bernard deFontaines entrana Cteaux, puis Clairvaux, ses frres, son oncle,son cousin, puis son pre. Mais il ne faut pas oublier que sa sur,sa belle-sur, ses nices et dautres parentes plus loignes se firent,elles aussi, religieuses, Jully et ailleurs. Lhagiographie cistercienneen prsente dautres exemples, Obazine et Bonnevaux notam-ment. Elle montre aussi que, loin de vouloir se dbarrasser de leursparentes pour pouvoir vaquer leurs occupations religieuses, lespremiers cisterciens entendaient faire participer leurs proches leuridal monastique, ce qui cra des liens souvent durables entre com-munauts masculines et fminines.

    En outre, les cisterciens suscitaient bien entendu des vocations horsde leur parentle. Convertie par saint Bernard, la duchesse Adladede Lorraine se retira chez les moniales de Tart avant de fonder uneabbaye de moniales blanches Ltanche en 1148.

    Enfin, les fonds des abbayes dhommes montrent que les moinesintervenaient souvent pour faire entrer une postulante dans unmonastre fminin en change dun don. Ce fut par exemple le casde Bernard. Pour ces trois raisons, les cisterciens furent donc des faiseurs de moniales, pour reprendre lexpression employe dansles chartes.

    Reste alors savoir quelles formes de vie taient proposes cespostulantes. Leur varit constitue une grande surprise. Voici doncune typologie des diffrents catgories de religieuses, en commen-ant par les religieuses attaches aux communauts masculines.

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    Histoire

  • En effet, mme si les Instituta du chapitre gnral interdisaient lacohabitation des moines blancs avec des femmes, de nombreusesabbayes cisterciennes dhommes ont compt des femmes dans leurdpendance, avec des statuts et des conditions de vie qui diffrentselon les cas.

    On trouvait tout dabord des servantes laques, employes parexemple pour traire les vaches ou pour carder la laine dans lesprovinces o les convers se refusaient accomplir des tches quilsconsidraient comme rserves aux femmes.

    Lexamen des cartulaires rvle aussi la prsence de converses (ou de donnes ) dont seules les plus riches ont laiss une trace,car elles cdrent des biens fonciers importants, ce qui donna lieu la rdaction de chartes. Elles se donnrent aux abbayes avec leursbiens en change de prbendes destines les entretenir jusqu lafin de leur vie. Houdearde, dame de Courgenay prs de Sens, de-vint ainsi converse de Vauluisant entre 1169 et 1176 en change dedons trs importants. Cet acte fut approuv par plusieurs abbsdont celui de Cteaux, ce qui prouve quune telle situation navaitrien dofficieux ni de scandaleux aux yeux des autorits de lOrdre.Houdearde demeura converse de Vauluisant pendant de trs lon-gues annes, puisquelle ne mourut, semble-t-il, quentre 1213 et1229.

    Certains abbs nhsitrent pas faire donner le voile ce genre depostulantes, voire le donner eux-mmes. Un statut datant desannes 1160 1170 montre que des servantes avaient pu devenirmoniales. Il est toutefois probable que les moniales des abbayesdhommes furent surtout des personnes de rang social lev. Onpeut en reprer en Espagne et en Allemagne.

    Lappartenance de femmes la communaut monastique masculinene contrevenait pas en soi linterdiction de la cohabitation entre

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  • les sexes, condition dinstaller les religieuses dans des lieux s-pars. Ds le XIIe sicle, les cisterciens firent figure dexception auxyeux des contemporains cause de leur rejet des monastres doubles.Nanmoins, quelques-uns existrent au sein de lOrdre, surtout lasuite dincorporation.

    Le cas le plus clbre depuis le Moyen ge est celui dObazine enLimousin, qui fut incorpor en 1147 avec ses dpendances mas-culines et le prieur fminin de Coyroux, situ moins dun kilo-mtre en contrebas de labbaye. Fait exceptionnel, le prieur devaitse maintenir jusqu la Rvolution franaise. Les moniales vivaientstrictement recluses, isoles dans la gorge troite, sombre et humidedu Coyroux, 900 mtres de labbaye.

    Le dpouillement des Statuta des chapitres gnraux permet dereprer plusieurs cas similaires durant la premire moiti du XIIIe

    sicle en Normandie (au Breuil-Benot), en Allemagne ( berbachet Pforta) et en Irlande.

    Il est certain que lOrdre seffora de supprimer peu peu ce typedtablissements mixtes, mais il dut faire face de fortes rsistanceslocales. Peu aprs 1147, saint Bernard obtint la soumission sonabbaye dune collgiale champenoise, Boulancourt, qui comprenaitun prieur fminin o vivaient en particulier deux de ses parents,meline et sa fille Asceline. Bernard envoya ces deux religieuses Poulangy, une abbaye de femmes quil venait de rformer. Maismeline et sa fille profitrent du dcs de leur illustre parent pourretourner vivre Boulancourt, et cela sur lordre de la Vierge et desaint Jean-Baptiste, miraculeusement apparus Asceline. Elles bnfi-cirent aussi de puissants appuis lacs et reurent lapprobation desautorits monastiques locales : labb Gossuin, pourtant anciendisciple de Bernard, nhsita pas se faire le biographe de lavisionnaire, qui fut dailleurs clbre Clairvaux, tout comme une

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    Histoire

  • autre meline qui vcut en ermite sur le domaine de labbaye. Ilfallut avoir recours lautorit pontificale pour briser les rsistanceslocales et prononcer dfinitivement lextinction du prieur, en 1224.

    Il est nanmoins certain que les moines blancs prfraient tenir distance les femmes quils acceptaient comme membres de leurscommunauts ou dont ils encadraient la vie religieuse, sur lemodle de saint Benot. Ainsi, Morimond et Poblet encadrrent lafin du XIIe sicle des communauts de converses installes quelques kilomtres de labbaye. Dans dautres cas, les conversesfurent maintenues chez elles ou au moins dans leur village ou dansleur ville dorigine.

    Il en fut de mme pour les recluses diriges par les cisterciens. Onsait quAelred de Rievaulx crivit une rgle leur intention. Juettede Huy (= 1228) fut enferme par labb dOrval dans son rclusoiret y observa, comme elle le put, lordo cistercien. Les recluses cister-ciennes furent particulirement nombreuses en Alsace et dans laFort Noire jusquau milieu du XIVe sicle.

    Les bguines du Brabant bnficirent souvent, elles aussi, deconseils donns par les moines blancs. Le bguinage de Tirlemonttait plac sous la responsabilit directe de labb de Villers.

    Le cas des monastres fminins lis aux cisterciens est quant luimieux connu. Trs souvent, les moines blancs collaborrent avecdautres congrgations pour tablir ou dvelopper des communautsfminines. Entre Champagne et Bourgogne, des liens troits unirentCteaux, Clairvaux et Fontenay aux dpendances fminines de Saint-Bnigne de Dijon et de Molesme, en particulier Jully.

    Enfin, les monastres proprement dits de cisterciennes se dvelop-prent partir de la fondation de Tart prs de Cteaux, en 1132 oupeu auparavant. Encore peu nombreux au XIIe sicle, ils devaient

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  • surtout se multiplier au cours du XIIIe sicle, notamment dans lespays germaniques. On peut estimer que vers 1350, lOrdre comptaitenviron six cent cinquante monastres de femmes pour sept centcinquante dhommes.

    Ces chiffres devraient tre pondrs par les effectifs : lexceptiondes fondations princires comme Maubuisson, les monastres defemmes taient destins des communauts plus modestes que lesabbayes dhommes, mais celles-ci peinrent davantage recruter partir du XIIIe sicle. Au contraire, les cisterciennes apparurent pen-dant des dcennies comme le pendant fminin des nouveaux ordresmendiants et bnficirent du soutien des croiss.

    Il reste savoir comment ces moniales taient gouvernes et selonquelles modalits elles furent rattaches lOrdre cistercien.

    Au XIIe sicle, leurs monastres relevaient dune grande diversit destatuts. Le modle dominant tait celui de Marcigny, le clbreprieur fminin de Cluny, dont le temporel tait intgr celui desmoines et gr par eux. Cette formule qui privait les religieuses detoute autonomie fut reprise Molesme et Obazine, mais aussichez les cisterciens, notamment en Allemagne et dans la branche deBonnevaux dans le sud-est de la France. Il impliquait la prsencechez les moniales dune petite communaut masculine dirige parun prvt, un prieur ou encore un chanoine rgulier.

    Toutefois, Bernard de Clairvaux, Hugues de Mcon, le premier abbde Pontigny, et sans doute tienne Harding, favorisrent labbatiatfminin, pour viter la dangereuse cohabitation entre les sexes etmettre fin aux litiges incessants opposant les prieurs fminins leurs tuteurs. Les fondateurs de lordre cistercien aidrent ainsicertaines religieuses dtenir davantage de responsabilits. Ceciexplique en grande partie le succs du modle cistercien chez lesfemmes partir de la fin du XIIe sicle.

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    Histoire

  • Pour autant, il ne faudrait pas croire que les fondateurs de lordrecistercien abandonnrent les moniales leur sort. Il est bien connuque Bernard se rendit plusieurs fois Jully et quil intervint trssouvent en sa faveur, pour lui donner un rglement notamment.Mais, comme Jully tait une possession de Molesme, le prieur restafinalement hors de lordre cistercien. Dans dautres cas, ce fut la tu-telle piscopale qui ne permit pas telle ou telle communaut derester lie lOrdre.

    En revanche, dautres monastres ne rencontrrent pas ce type dedifficults. partir de 1165, la papaut reconnut que de nom-breuses communauts fminines observaient les usages cisterciens.Elle avait t prcde par plusieurs vques ds 1147. la mmepoque, Hermann de Tournai signalait que les moniales deMontreuil-en-Thirache avaient adopt spontanment les us desfrres de Clairvaux. Cette expression a souvent t interprtecomme la preuve que ces religieuses navaient aucun lien institu-tionnel avec lOrdre. Mais plusieurs documents dmontrent quaucontraire, Bernard et ses disciples jourent un rle essentiel pourltablissement de cette abbaye et de sa fille, Fervaques.

    En revanche, le chapitre gnral nintervenait pas alors dans la viedes communauts fminines, si ce nest peut-tre pour rappelerlinterdiction de la cohabitation entre hommes et femmes, ce qui eutpour consquence, lextinction progressive des monastres doubles.Ce ne fut donc quau dbut du XIIIe sicle que se mit en place laprocdure dincorporation lOrdre par le chapitre gnral, dabordsous la forme dune simple confirmation a posteriori. partir de1212, le chapitre sarrogea la matrise des fondations et desintgrations et fixa des normes devant sappliquer toutes lesmoniales cisterciennes, commencer par la clture et lrection enabbaye de la plupart des prieurs. Paralllement, le chapitrerenfora les prrogatives des abbs-pres et des visiteurs. Dans le

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  • mme temps, les filiations furent remodeles au profit de Cteaux et

    de Clairvaux.

    Mme si elle saccompagna de lrection de la plupart des prieurs

    en abbayes, cette volution fut regarde comme une rgression par

    certaines moniales qui nhsitrent pas se rebeller, notamment vers

    1243. Il est certain que les suprieures virent leur marge de

    manuvre se rduire srieusement. En effet, les abbesses avaient

    dispos en gnral dune large autonomie au XIIe sicle, notamment

    pour tablir des communauts filles quelles visitaient ensuite. Mais

    cette appropriation de la Charte de Charit par les moniales devait se

    rvler incompatible avec le renforcement des prrogatives des

    abbs-pres et du chapitre gnral. En 1228, ce dernier interdit aux

    abbesses de procder la visite rgulire.

    Pour leur part, les chapitres dabbesses tenus Las Huelgas et

    Tart ne runirent que quelques monastres et connurent des destins

    divers. Au XIIIe et au dbut du XIVe sicle, la filiation de Tart ntait

    plus quune sorte de courroie de transmission des dcisions prises

    Cteaux. Au contraire, Las Huelgas obtint des rois de Castille une

    indpendance de fait par rapport lOrdre, tout en gouvernant ses

    abbayes filles de manire monarchique.

    Labbaye fminine soumise au seul abb-pre et dment intgre

    par le chapitre gnral devint donc la rgle, mme si des exceptions

    continurent tre tolres.

    En dfinitive, cest le refus de prendre en compte la diversit des

    formes dappartenance lOrdre offertes aux religieuses au Moyen

    ge qui explique laveuglement dune historiographie trop norma-

    tive au sujet de la place des femmes dans lensemble cistercien. n

    Alexis GRELOIS

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    Histoire