littérature et pré-cinéma au xixe siècle

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 Monsieur Hassan El Nouty Littérature et pré-cinéma au XIXe siècle In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1968, N°20. pp. 193-206. Citer ce document / Cite this document : El Nouty Hassan. Littérature et pré-cinéma au XIXe siècle. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1968, N°20. pp. 193-206. doi : 10.3406/caief.1968.909 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1968_num_20_1_909

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Monsieur Hassan El Nouty

Littérature et pré-cinéma au XIXe siècleIn: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1968, N°20. pp. 193-206.

Citer ce document / Cite this document :

El Nouty Hassan. Littérature et pré-cinéma au XIXe siècle. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises,

1968, N°20. pp. 193-206.

doi : 10.3406/caief.1968.909

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L ITTÉRATURE ET PRÉ-CINÉMA

AU XIXe SIÈCLE

Communication de M. Hassan el NOUTY

(Los Angeles)

au XIXe Congrès de ГAssociation, le 28 juillet 1967.

Le sujet que nous nous sommes proposé est trop vastepour que, en trente minutes, on puisse faire plus qu'en esquisser la problématique et amorcer quelques itinéraires derecherches.

L'existence d'un pré-cinéma semble avoir été officiellementdmise pour la première fois au Congrès International

de Filmologie, qui s'est tenu à la Sorbonně en 1955. Onn'avait certes pas attendu cette date pour avancer qu'il yavait peut-être eu, avant l'invention des frères Lumière,

une pré-histoire du cinéma comme il y avait eu, avant l'invention de l'écriture, une pré-histoire des sociétés. Telle frise

de têtes de cerfs à Lascaux avait été comparée aux imagesenregistrées sur la pellicule, au repos, d'un film. On avait

écrit des articles sur « Le film et l'écran au temps des Pha

raons » ou sur « Simultanéité et mouvement dans les arts

d'Extrême-Orient ».On avait été frappé par le caractère profilmique de cer

taines œuvres littéraires. Et il y avait eu, dès 1953, l'assertion

catégorique du Professeur Ragghianti, de Florence : « Lavision cinématographique a toujours existé, bien qu'avec despossibilités de communication différentes... Il ne faut pas

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croire que la découverte du gramophone signifie la naissance

d'Orphée. »Ce qu'avait pu être cette vision cinématographiqueavant la découverte de la caméra, le Congrès de 1955 nous Гаindiqué implicitement dans l'énoncé du problème qu'enpose l'étude : savoir s'il y a eu, dans le passé, une attitude

pré-filmique, c'est-à-dire, chez des gens qui utilisaient desmoyens d'expression matériels différents, un désir d'associerles images naturelles d'une façon qui laisse présager l 'apparition d'un film. Il y a quelque mysticisme dans cette conception d'une essence cinématographique aux nombreuses

hypostases et qui serait indépendante de techniques matérielles spécifiques. Qu'on la retourne dans n'importe quelsens, cette conception nous invite en fait à postuler l 'équation caméra = œil artificiel. L'étude du pré-cinéma se

confondrait ainsi avec l'inventaire des procédés descriptifsou figuratifs qui tendent à traduire scrupuleusement le mou

vement du regard humain. Le pré-cinéma, entendu de lasorte, serait aussi vieux que l'humanité et l'on a pu salueren Virgile le premier des grands cinéastes (1).

Dans une telle perspective, il n'y a pas de raison impérieusepour mener une enquête sur le pré-cinéma dans la littératuredu xixe siècle plutôt que dans celle du XVe ou du XVIe siècle.

Effectivement, si l'on a identifié des travellings dans le Crucifix de Lamartine ou dans VEnfant grec de Hugo, on en a

relevé aussi dans la Ballade des Pendus de Villon ou dans lesonnet de Ronsard : « Quand vous serez bien vieille... » (2).Et si l'on a parlé du panoramique par lequel s'achève le PèreGoriot, on a admiré dans la bataille de Frère Jean des En-tommeures le montage vif et étourdissant des bagarres de

westerns. Seules, des raisons de commodité rendraient comptedes limites chronologiques qu'on se serait fixées.

Cette manière de comprendre le pré-cinéma n'est pasexempte de confusion. Tantôt, littérature et cinéma sont

(1) Voir Paul Léglise, Une oeuvre de pré-cinéma : l'Enéide (Paris, Nouvelles Editions Debresse, 1958).

(2) Voir H. Agel, Équivalences cinématographiques de la composition etdu langage littéraires, dans la Revue internationale de Filmologie, n° 1,1947-

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comparés au point de vue des procédés. Ainsi, lorsqu'onétiquette travelling le resserrement d'une description qui,après la vue générale d'une scène donnée, n'en offre plus quequelques détails à notre attention. Tantôt, littérature et ciném a ont comparés au point de vue des catégories esthétiques,prises au sens des rasas indiennes. L'exemple nous en est

fourni par M. Fuzellier (3) lorsqu'il déclare que le cinémaparticipe des genres littéraires et qu'ainsi le Napoléon deGance correspond à l'épopée, Paris 1900 à l'histoire, et lasérie des Pourquoi nous combattons, par Capra, à l'éloquence.

Nous craignons que ces modes de comparaison ne soient

pas toujours probants. A moins de rejoindre la position unpeu extravagante d'Eisenstein lorsqu'il s'écrie devant les

idéogrammes, vieux de 4.000 ans, de T'sang Chieh : « Voilàdu montage », sous prétexte qu'ils accolent, par exemple,

une bouche et un oiseau pour signifier le chant. On peut, enadoptant une démarche analogue, déceler une pré-littérature

dans la peinture, laquelle est historiquement plus ancienne,parce que le symbolisme est un procédé commun aux deuxarts ou qu'ils participent l'un et l'autre des genres lyriqueou dramatique. Un procédé commun à deux arts peut découler d'une nécessité psychologique et non nécessairementd'une quelconque anticipation de l'un par l'autre. Ainsi l'ellipse, loi du récit en littérature et sur l'écran. Ou bien il peuts'agir d'une convergence qui plaide pour des affinités intrinsèques entre deux arts. Le rythme est commun à la poésieet à la musique. Le parallélisme de la scène des comices etde la conversation entre Emma et Rodolphe, dans MadameBovary, passe pour du pré-cinéma : c'est déjà, a-t-on dit,la simultanéité obtenue par montage parallèle de scènes alter

nées. Il n'en a pas été de même pour la projection simultanée'images du passé et du présent dans cette strophe du

Lac de Lamartine :

Regarde ! je viens seul m'asseoir sur cette pierreOù tu la vis s'asseoir !

Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes...

(3) Dans Cinéma et Littérature (Paris, éd. du Cerf, 1964).

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Cette « surimpression mentale » (4 ) a longtemps paru interdite

au cinéma, sauf par des moyens grossièrement conventionnels,jusqu'au jour où Bergmann produisit les Fraises Sauvages.Verra-t-on maintenant du pré-cinéma chez Lamartine ?

Avant de parler de pré-cinéma, il eût été plus indiqué dedéterminer ce qui est spécifiquement littéraire et ce qui estspécifiquement filmique. On nous eût épargné bien destruismes et des affirmations hasardeuses. Nous apprendre,par exemple, que les mots sont analytiques et les images synthétiques ou globales est superflu parce que c'est l'évidence

même.Mais

si l'on veut nous dire par là que le cinéma nesaurait s'exprimer que par images, nous sommes très scep

tique. Il n'est pas du tout sûr, en effet, que l'image cinématographique ne puisse devenir idéogramme et même, si l'onen croit M. Morin (5), signe abstrait. Dès 1932, Damas assimilait cette image aux hiéroglyphes égyptiens et aux caractères chinois. Jacques Feyder a prétendu qu'on pouvait porter à l'écran YEsprit des Lois. Faut-il citer en plus le cinéma-

pensée de René Clair, le cinéma-écriture de Bresson, ou lacaméra-stylo d'Astruc ?

Le cinéma, selon qu'on le considère sous tel ou tel angle,est un art de la lumière, un art de l'espace, un art du mouvement u du temps, et aussi un art audio-visuel. Par conséquent, on peut le rattacher à presque tous les arts et estimer

même, avec Eisenstein, qu'il en est la synthèse et l'accomplissementuprême. Cela permet de faire de beaux exercicesd'esthétique comparée qui ne prouvent rien en fin de comptepour ou contre le pré-cinéma. Dénombrer des échantillons

de l'art pictural, musical, chorégraphique ou littéraire dans lespectacle dramatique, ce n'est pas démasquer du pré-théâtredans la peinture, la musique, la danse ou la littérature. Faut-ildécréter la vanité de toute recherche sur le pré-cinéma ? Sic'avait été notre conviction, nous n'aurions pas intitulé cettecommunication : « Littérature et pré-cinéma au XIXe siècle. »

Les arts dépendent de techniques matérielles, et cela est

(4) Voir Antoine Vallet, Au-delà de V image (Paris, Ligel, i960),(s) Dans le Cinéma et l'homme imaginaire.

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particulièrement vrai pour le septième art. Non seulement

son évolution est liée aux améliorations qui ont été apportées— et qui le seront encore — aux techniques matérielles de lacinématographie, mais il est né à une date historique précised'une invention technique, laquelle constituait elle-mêmele couronnement d'une série d'inventions techniques (laliste en est très longue) qui jalonnent le xixe siècle depuis les

travaux de Niepce. Même l'observateur superficiel, prêt às'extasier devant le prétendu hasard miraculeux qui auraitrévélé les rayons X à Roentgen, ne pourrait pas mettre àl'origine du cinéma une cause providentielle, et serait obligéde constater qu'il a existé une espèce de « projet » du cinémaavant sa découverte, et une succession d'entreprises concertéest tenaces en vue de réaliser ce projet. Nous disons bienun projet et non un rêve, sans quoi nous remonterions encoreau déluge. Les ailes d'Icare ou le tapis volant des Mille etune Nuits prouvent que les hommes depuis longtemps ontrêvé de voler. Mais le « projet » de voler ne commence qu'avec

Léonard de Vinci ou, plus exactement encore, avec les expériences sur l'air chaud au xvnie siècle. Fonction et organe

s'engendrent réciproquement. Le pré-cinéma commence aumoment où se déclenche le processus dialectique au coursduquel un projet du cinéma et la recherche des moyens del'exécuter s'appuient l'un sur l'autre pour progressivement

s'affirmer et se concrétiser. Le pré-cinéma en littérature,ce sont les modifications qu'a pu y introduire ce projet ducinéma. Il ne saurait donc être antérieur à ce projet ni s'êtremanifesté chez Virgile ou Ronsard ou au hasard des morceaux de littérature descriptive.

Il appartient aux anthropologues, sociologues et psycho

logues d'analyser les facteurs qui ont provoqué l'éclosionde ce projet du cinéma. Pour notre part, nous croyons pouvoir en saisir les répercussions sur les arts au moins dansdeux ordres de phénomènes dont les prodromes se font jourau xviiie siècle mais dont l'épanouissement ne s'accomplitqu'au xixe.

Il y a d'abord ce besoin de sensations et d'émotions plusfortes ou plus raffinées, qui est peut-être l'indice d'une de ces

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variations de la sensibilité collective que le philosophe allemand Simmel a reliées aux progrès de la civilisation (6). Celadevait conduire du clavecin oculaire du père Castel à notre

actuelle civilisation de l'image, celle-ci étant chargée d'unepuissance affective en général supérieure à celle des mots.Cela s'est traduit, en littérature, par la régression du langage

intellectualisé, qu'elle employait de préférence auparavant,au profit d'une promotion du visuel et, d'une manière plusgénérale, des moyens d'expression destinés à agir sur l'affectivité. Le film atteint l'intelligence par les voies de l'émotion

et de la sensibilité et provoque une adhésion spontanéede l'esprit sans motivation logique. Cela n'est pas dû à laseule vertu de la photogénie ni de la ponctuation musicale,mais aussi aux procédés dont use le cinéaste pour exciter

les nerfs et la sensibilité du spectateur et qui constituent enquelque sorte des « intensificateurs affectifs » : gros plans,

accélérés, ralentis, mobilité des angles des prises de vues, etc..La pantomime de Quasimodo déclarant son amour à Esme-

ralda, dans Notre-Dame de Paris, ressortit au pré-cinéma,non parce que le geste, c'est-à-dire un élément visuel, a rem

placé la parole — cela seul ne suffit pas à nous éloigner duthéâtre — mais parce que Hugo lui assigne, vis-à-vis du lecteur, ce rôle ď ntensif cateur affectif et en organise les dé

tails dans ce but. Cela frappe davantage dans le poème LaChevelure des Fleurs du mal, où la transfiguration du réel pro

duit des effets analogues à la magie qu'on attribue à l'imagecinématographique. Ce poème n'est qu'une séquence de sensations grossies et aiguisées naissant les unes des autres par

liaisons affectives pareilles à des fondus-enchaînés : c'esttout à fait la syntaxe du film, à cette unique différence près

que Baudelaire joue sur un clavier sensoriel plus large puis-qu'y figurent des impressions olfactives.

Le deuxième ordre de phénomènes où nous paraissents'inscrire des retentissements du projet du cinéma tournentautour de ce désir croissant d'illusion parfaite dans la repro-

(6) Dans les Mélanges de philosophie relativisté, cité par Gusdorf, Réflexions sur la civilisation de l'image dans La Civilisation de l'image (Paris,Arthème Fayard, i960).

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duction du monde, d'où dérivent, à partir du xvine siècle, la

vogue de la nature morte en peinture et l'érection du trompe-l'œil en critère d'excellence. La littérature emboîtera le pasà son tour et, dans le roman et le théâtre, s'orientera vers unereprésentation aussi totale et fidèle que possible du monde.

En apparence, le domaine d'élection du pré-cinéma seraitle roman. Une fois délimitées les zones spécifiques respectives u cinéaste et du romancier — le premier jouissant de

l'avantage de pouvoir seul exprimer immédiatement le monde,

le second étant en revanche seul capable de le commenteret d'exprimer directement des idées abstraites —, l'esthétique u roman présente une infinité de ressemblances aveccelle du film : composition desserrée dans l'espace et dans letemps, donc possibilité d'un découpage des épisodes à la manière d'un montage ; plasticité de la durée diégétique ; dé

multiplication des perspectives ; ubiquité ; simultanéité ;tout cela, sur quoi se fonde par excellence la technique dufilm, se retrouve dans le roman du xixe siècle. Il est mêmelégitime de prétendre qu'une orientation de plus en plusprofilmique s'accuse dans le roman, de Balzac à Maupassant,

dans la mesure où le romancier renonce au commentaire,à l'intériorité, et pour user d'une formule récemment mise

à la mode, au lieu de parler du monde, se met h. parler le monde.Or l'image visualisera toujours mieux que le mot. Le romandu XIXe siècle appelait de toutes ses forces l'usage de la caméra et il se condamnait à n'être, jusqu'à l'apparition de celle-ci, qu'un pis aller.

Ces considérations suscitent deux remarques importantes :

i° D'une part, il n'est pas certain que le romancier duXIXe siècle, en dépit de ses concessions apparentes au visuel,ait toujours visé à reproduire une image parfaite du monde.Prenons Salammbô, que tout semble désigner comme unclassique exemple de pré-cinéma. Quelle ne fut pas l'irritation e Flaubert quand on s'avisa d'illustrer son roman !

« Qu'on me le montre, écrivit-il, le coco qui fera le portraitd'Annibal et le dessin d'un fauteuil carthaginois. C'était bienla peine d'employer tant d'art à laisser tout dans le vaguepour qu'un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision

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inepte ! » C'était se réclamer d'un art incantatoire et non

représentatif, et donner son congé, en littérature, au précinéma.

2° D'autre part, même à propos du roman qui s'est voulu

franchement représentatif, il convient de préciser qu'il n'annonce pas les films de Méliès mais le cinéma « romanesque »

qui succéda au premier cinéma « théâtral », le point tournant

ayant été sans doute les Rapaces d'Eric von Stroheim. Ce qui

confirme qu'une définition unique et générale du cinéma

est impossible, tout comme de la littérature. Il y a lieu de

tenir compte d'une évolution historique qui a diversifiésuccessivement des genres et aussi de véritables espèces.

Une différence d'espèces sépare, à notre avis, littérature orale

et littérature écrite, cinéma à la Méliès et cinéma à la von

Stroheim. On devine ainsi avec quelles précautions il faut

manier la notion de pré-cinéma quand on l'applique au roman

du xixe siècle.. Quelle est la part de l'anticipation et quelle

est celle de la convergence ? Nous avons mentionné déjà le

cas de la « surimpression mentale » dans le Lac. Von Stro

heim, un peu à l'instar des écrivains romantiques fabriquantdes tableaux à la plume, nous a fabriqué l'équivalent cinématographique d'un roman. Nous disons bien l'équivalent

et non l'adaptation d'un roman à l'écran. Il a été répété, avecjustesse, que Balzac se prêtait mal aux adaptations filmiques.

C'est également vrai, comme on le sait, de n'importe quelroman. Il sera toujours mutilé, altéré ou trahi par le film (ce

qui ne veut pas dire que, sur le plan cinématographique, le

f lm ne puisse être une grande réussite. Mais cela ne concerne

pas notre propos). Parce que, selon l'excellente formule deM. Mitry (7), le roman est un récit qui s'organise en monde

et le cinéma un monde qui s'organise en récit, l'adaptation est

un chemin semé d'embûches, où l'on se fourvoie dès qu'on

ne l'entend pas comme une recréation. Alors, rien d'étonnant i le chef-d'œuvre balzacien de l'écran est un film quin'emprunte rien à aucun ouvrage de Balzac. C'est dans les

(7) Dans Esthétique et psychologie du cinéma, t. 1 1, « Les Formes » (Paris

Editions Universitaires, 1965).

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LITTÉRATURE ВТ PRÉ-CINÉMA AU XIXe SIÈCLE 2OI

Rapaces, en effet, que se reconnaît sans erreur cet univers

balzacien gouverné, selon la terminologie de M. Bardèche,par la loi balistique de la passion de l'argent et par celles— qui en découlent — de l'usure physiologique et de la déchéance morale.

Cependant, il est remarquable que le cinéma' n'ait pascommencé par se tourner vers le roman, comme vers un mod

èle possible, mais vers le théâtre. Nous n'ignorons pas lesarguments qu'on invoque en faveur d'une incompatibilitéradicale du théâtre et du cinéma. Quelle qu'en soit la validité, ils ne sauraient dissimuler un trait commun à ces deux

arts, celui d'être des spectacles, ce qui nous paraît établirentre eux une parenté plus étroite qu'entre le roman et le

cinéma. Cette similitude fondamentale aurait dû nous inciter postuler a priori que la voie royale du pré-cinéma devaitêtre le théâtre. Mais nous avouerons n'être parvenu à cette

conclusion qu'après des lenteurs et des hésitations, à la suited'un examen attentif de l'histoire de l'art dramatique auXIXe siècle. Les thèses, pour la plupart fallacieuses, sur l'opposition foncière du théâtre et du cinéma, avaient obscurcinotre vision objective des choses. Exemple de ces thèses :

au théâtre la parole est privilégiée, tandis que l'image l'estau cinéma. Or la parole était pratiquement absente des mi-

modrames du Cirque Olympique et n'avait qu'un rôle trèssubalterne dans les pièces historiques de Dumas père. Quantau cinéma, rapportons les remarques faites par Malraux en1941 (8) : il voyait dans le passage au dialogue après le récit,

en littérature, ou après de grandes parties muettes, dans unfilm, le moyen de valoriser les scènes qu'on veut mettre en

relief ; le cinéma, ajoutait-il, fonde maintenant une partie de

sa force sur ce dialogue de scène, qui constitue une sorte detroisième dimension, laquelle rend la scène présente.Autres thèses : l'ubiquité, au théâtre, est pratiquement

irréalisable, le gros plan lui est interdit, les changementsde décor trop fréquents sont impossibles. En réalité, il neresterait rien de ces prétendues incapacités si l'on consentait

(8) Dans son Esquisse d'une psychologie du cinéma, cité par Marcel L'Herbierans Intelligence du cinématographe (Paris, éd. Corréa, 1946).

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2О2 HASSAN EL NOUTY

à introduire entre le spectateur et la représentation le relais

des caméras de télévision. Dire que ce ne serait plus duthéâtre serait trahir qu'on s'obstine à penser celui-ci à traversdes concepts périmés. Car ce serait vouloir le figer dans unede ses formes historiques, celle qu'il a prise en France à partir de la Renaissance, après qu'il se fut coupé du peuple.Pour les manuels et les mandarins qui les composent, c'estle seul théâtre digne de ce nom et il leur échappe qu'ils s'intéressent de la sorte à une variété fossile dont les survivantsétaient déjà égarés au XIXe siècle. Que cela transforme les

salles de théâtre en dramathèques n'est pas trop grave, parce

qu'on finira par en prendre conscience et en tirer les conséquences qui s'imposent. Ce qui est plus grave, c'est que, dansl'histoire du théâtre, on néglige un vaste secteur riche enenseignements susceptibles de nous aider à situer avec précision, l'un par rapport à l'autre, le cinéma et l'art dramatique.Secteur marginal si l'on veut, puisqu'il s'agit de formes théâtrales qui ont relégué la parole à une position subordonnée

et n'entretiennent avec la littérature que des rapports fortlâches. Mais ces formes, si l'on se réfère à l'audience publique

touchée, furent plus vivantes que le théâtre officiellementconsacré de la même époque. Au moins un mandarin vit

plus clair que les autres, et Théophile Gautier nous a légué,en plus d'une vague ébauche de l'esthétique de ce théâtremarginal, ce qui ressemble le plus à un manifeste en faveur

d'un genre qui n'eut pas sa Préface de Cromwell. Il est question, bien entendu, de la proclamation de Gautier : « Letemps des spectacles oculaires est venu » (9).

Gardons-nous encore une fois d'une généralisation hâtivequi, sous prétexte que des spectacles oculaires ont existé de

tout temps — opéras, ballets, féeries, carrousels, voire cirques romains — viderait la notion de pré-cinéma de sa signification à force de la diluer. Dans le contexte français du

xixe siècle, le spectacle oculaire, c'était une réaction contreun théâtre essentiellement littéraire, une volonté de réconciliere dire et le montrer. La Revue du Théâtre écrivait en

(9) Dans son Histoire de l'Art dramatique, t. II, pages 174-5.

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LITTÉRATURE ET PRÉ-CINÉMA AU XIXe SIÈCLE 203

1836 : « Aujourd'hui que le théâtre aspire à devenir popul

aire, il faut que ses allures changent et que l'on parle auxeens pour arriver graduellement à l'oreille de l'intelligence. »C'était prôner un théâtre où, à la limite, la présentation supplanterait la représentation. Nous retrouvons là le projet decinéma.Le théâtre en France durant les xvie et xvne siècles, tel

l'androgyne de Platon, avait été écartelé entre ses deux moitiés. On avait dissocié le dire du montrer, réservé le premierà la parole et privé le « montrer » de toute fonction signifiante.

On l'avait même banni du grand théâtre et abandonné auxgenres frivoles ou secondaires, opéra et féerie. Il sortit detout cela un théâtre fait pour le livre plus que pour la scène :malgré qu'on en ait, les chefs-d'œuvre classiques supportentmieux d'être lus que joués. Le xvine siècle assista à un débutde retour offensif du « montrer ». La tyrannie jalouse de « Sirele Mot » fut contestée. L'art de la mise en scène fut de moinsen moins traité en parent pauvre. A cela s'adjoignit l'actionconjuguée du goût pour le trompe-l'œil dans les arts visuelset de l'exemple offert par les jeux grandioses et sanglants

que furent, en un sens, la Révolution et ses Fêtes et par lacérémonie impériale à laquelle présidèrent Mars et Pluton.Le seuil fut franchi sous l'Empire. Une première mouturede spectacle oculaire triompha alors au Cirque Olympiqueavant d'essaimer sur les scènes, plus exiguës, du Boulevarden même temps que furent théorisées la nécessité et l'esthétique e ce nouveau théâtre : le public, déclarait un opusculede Charles Dugas en 1811 (10), réclame des ressorts pluspuissants et ne saurait plus se satisfaire que d'un drame à

grande action qui présenterait les actions héroïques ou extra

ordinaires dans tout leur développement et dans toute leurpompe.

Cette exigence de réalisme spectaculaire est la source di

recte ou indirecte de tous les soubresauts qui secouèrent lethéâtre français au long du xixe siècle. Elle lança Shakespeare.Mais on s'aperçut que le drame shakespearien était faussement

(10) Observations sur la nature du théâtre (Paris, 181 1).

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2О4 HASSAN EL NOUTY

oculaire. Le siècle demandait à voir ce qui, chez lui, n'est que

scénographie verbale. La traduire en éléments concrets serévéla être, au bout du compte, une entreprise au delà desmoyens dont on disposait. On crut trouver la réponse dans lavoie de l'authenticité. Ce fut l'itinéraire inauguré par les praticables, inventés justement par David pour les Fêtes de laRévolution, et débouchant sur les quartiers de bœuf d'Antoine. On ne réussit qu'à discréditer la scène à l'italienne dont

l'espace, par définition abstrait et conventionnel, s'accommodemal d'un décor suggérant avec trop d'insistance, un

espace réel. En outre, tout cela restait statique.

On imagina les spectacles d'optique, dont l'âge d'or fut lepremier tiers du xixe siècle. Si le cinéma est, d'un certain

point de vue, un art de la lumière, les dioramas, cosmoramas,néoramas et panoramas le furent avant lui. Grâce à des artifices d'éclairage et à la structure particulière du lieu du spectacle, ils procuraient l'illusion de tableaux animés et mêmecelle de participer à la scène représentée : les panoramas deLanglois donnaient aux spectateurs l'impression de prendrepart à la bataille de Navarin à bord du navire-amiral. Monsieur Moussinac, qui voit dans le cinéma le premier des« arts cinématiques » (n), oublie injustement les spectacles

d'optique. La révolution de Cicéri, laquelle, aux yeux deBapst (12), ne le céderait pas en importance à l'événement

que fut Le Cid, ne fut pas autre chose qu'un essai de transposer sur les scènes officielles quelques-uns des procédés desspectacles d'optique. On applaudit d'abord : tout nouveau,tout beau. Puis on déchanta et on se moqua des volcans mignons que seulement 25 pieds séparaient des spectateurs.

On était loin, hélas, de l'illusion parfaite. Elle était en plus

contrariée par la lenteur des changements à vue. L'état rétrograde des machines n'en permettait qu'un nombre réduit

durant une soirée. En 1905 encore, pour n'avoir pas à interrompre plus d'une fois l'action du Roi Lear et exécuter

quand même la vingtaine de changements de décor qu'ellesuppose, Antoine dut se rabattre sur les mansions de la mise

(11) Cité par Vallet, op. cit.(12) Essai sur Vhtstoire des théâtres (Pians, 1893).

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LITTÉRATURE ET PRÉ-CINÉMA AU XIXe SIÈCLE ЗО5

en scène médiévale. On se moquait aussi des châssis qui se

mettaient en mouvement ou trop tôt ou trop tard au momentd'un changement à vue, et l'on soupirait après le jour oùserait assurée la mécanisation totale de la machinerie. Gautier raillait l'éclairage stupide, les bandes d'air qui veulentfigurer le ciel et ont l'apparence de torchons étalés sur descordes pour sécher. On s'apitoya sur l'exiguïté de la scène,la pauvreté de la figuration, la mesquinerie de la mise en scène,En 1831, le Journal des Débats écrivait à propos du Napoléonà Schoenbriinn de Dumas, qui fut représenté à la Porte-Saint-Martin : « Ces copies imparfaites d'une terrible et inimitable

réalité dégénéraient en véritables parodies, et le public souriait souvent de ces calques impuissants. »

II y aura bien Gémier et son Festival de Vaud qu'il organisera en 1903 avec plus de 2.000 figurants. Mais à quel prix ?

Le théâtre cessait d'être spectacle et virait à la cérémonie.

Avec Gémier, d'ailleurs, ce sont les derniers soubresauts duthéâtre oculaire essayant en vain de concurrencer un rival

capable de mobiliser plus que les 150 chevaliers armés et cuirassés qu'on avait rassemblés au Cirque Olympique en 1838

pour figurer l'entrée des chevaliers à Jérusalem. Ce rival,c'était déjà le cinéma qui permettait d'aplanir toutes les difficultés, de pallier toutes les insuffisances auxquelles s'étaitheurté le spectacle oculaire, et exauçait d'une manière inattendue le rêve de Théodore de Banville, celui d'un théâtreidéal où le dramaturge disposerait à son gré du temps et del'espace.

Cet aperçu très schématique des vicissitudes du « spectacleoculaire » du xixe siècle nous éclaire sur la nature et la fonction du cinéma : il nous apparaît bel et bien comme un succédanéde théâtre idéal. Succédané parce que, quoi qu'on fasse,

spectacle oculaire « en conserve ». On s'en contentera par laforce des choses jusqu'au jour où le progrès des techniquesmatérielles rendra possible ce théâtre idéal dont, après Banville, continue de rêver Piscator lorsqu'il prévoit par exempleun plancher fonctionnel et non plus statique, ou des moyens

pour pallier la distance, jusqu'ici immuable, entre l'acteuret le spectateur.

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2o6 HASSAN EL NOUTY

Tout cela, nous objectera-t-on, nous a écarté de la littéra

ture roprement dite.Nous

y revenons. On aura deviné,par ce qui précède, que le « spectacle oculaire » fut le contrecoup e la pression exercée sur l'art dramatique par le projetdu cinéma. Les ingéniosités déployées par ce projet du cinéma,

les détours qu'il a empruntés afin d'affleurer à un niveauexistentiel malgré les moyens inadéquats, voilà ce que futle pré-cinéma, dont l'histoire est un peu celle de la quadratureu cercle.

Il y eut ceux qui tâchèrent de produire sur scène les meilleures approximations possibles d'un spectacle oculaire parf

ait. Nous songeons en particulier aux représentations qu'organisa Dumas père au Théâtre-Historique, et décrites ainsi

par Gautier: «Tout est visible et palpable, tout s'arrange sousune forme plastique, et l'on pourrait retirer la parole aux acteurs sans que pour cela la pièce devînt inintelligible » (13).

Il y eut ceux qui, plus hardis, décidèrent d'ignorer lesproblèmes d'exécution matérielle et d'élaborer sans plus

attendre une dramaturgie nouvelle pour un Théâtre idéal.Ce fut l'heure du « Spectacle dans un fauteuil », et de cettesérie d'expériences dramaturgiques où les amateurs de pré-

cinéma peuvent glaner abondamment. Elles mènent desScènes historiques de Vitet et de d'Outrepont à la Renaissance

de Gobineau, en passant par la Jacquerie de Mérimée et leLorenzaccio de Musset.

Enfin, il y eut au moins une tentative inouïe de créer l'équivalent littéraire d'un spectacle oculaire. Le tour de forceinverse de celui que réussira von Stroheim, Flaubert l'a accompli. Le pré-cinéma, en littérature au XIXe siècle, culminedans la Tentation de saint Antoine.

Hassan el Nouty.

(13) Th. Gautier, op. cit., t. VI, page 52.