l'inconnu de la forteresse

16
Wolff Cabaret Catherine André L’inconnu forteresse de la Terre d’Alsace

Upload: le-verger-editeur

Post on 12-Mar-2016

227 views

Category:

Documents


1 download

DESCRIPTION

Extrait du livre de Catherine Wolff et André Cabaret

TRANSCRIPT

Page 1: L'inconnu de la forteresse

Wolff CabaretCatherine André

L’inconnuforteresseforteresseforteresse

de la

Terre d’Alsace

Page 2: L'inconnu de la forteresse

DES MÊMES AUTEURS

Livres de Catherine Wolff :

Les logis rouges, L'Écir, de Borée, 2008Le ventre des sillons, éditions du Bastberg, 2006Le siècle maudit, éditions du Bastberg, 2002.

Livres d'André Cabaret :

Un ouvrier disparaît, éditions du Bastberg, 2010Mil Cent Onze, Calleva, 2009La justicière dans la nuit, éditions du Bastberg, 2008Du Désir en pagaille, Calleva, 2007Le coupable n'est autre que…, éditions du Bastberg, 2006Ce qu'on entend sur la place Rouge, l'Harmattan, 2004

Page 3: L'inconnu de la forteresse

L’inconnu

de la forteresse

Roman

Catherine Wolff – André Cabaret

Collection Terre d'Alsace

Page 4: L'inconnu de la forteresse

© 2010 Le Verger Éditeur6 rue d’Alsace – 67140 Barr

[email protected] sur demande

Avertissement

Ce livre est un roman. Un roman dont l’action se situe à une époque et dans un cadre précis : été 1905, chantier du château du Haut-Kœnigsbourg. La fiction et l’Histoire s’entremêlent. Des per-sonnages fictifs issus de notre imagination côtoient des personnes qui ont bel et bien existé : les propos et les gestes que nous attribuons aux uns et aux autres sont de notre entière responsabilité.

Page 5: L'inconnu de la forteresse

7

1.Un secret en héritage.

C’était en l’an de grâce 1905, à la fin du mois de mai, un dimanche, en Alsace, au pied des Vosges. Ce printemps-là était singulièrement capricieux et humide. Du Grand Ballon à la Petite Pierre, en passant par le Mont Sainte-Odile et le Rocher du Dabo, ce n’étaient que nuées basses, précipitations quotidiennes et bourrasques intempestives : à se demander quand le beau temps reviendrait.

Ce dimanche, de gros nuages sombres traversaient le ciel d’ouest en est. À la sortie des églises, les gens se hâtaient de rentrer chez eux. En fin de matinée, on se serait cru au déclin du jour. La Forêt Noire, le Kaiserstuhl et la plaine rhénane avaient totalement sombré dans une ambiance crépusculaire. Les anciens qui avaient scruté le ciel depuis le matin en venaient tous à la même conclusion : une tempête éclaterait avant la fin de la journée.

Ils ne se trompaient pas. Vers la fin de l'après-midi, le ciel devint très menaçant. Une pénombre étrange rendit f lous et muets les champs et les vallons, les monts et les forêts. De violentes rafales, bondissant de nulle part, fouettaient la plaine avec une arrogance démesurée. Les branches des arbres s’agitaient avec rage. Les vaches mugissaient dans la vallée. Les portes des granges claquaient. Une odeur caractéristique saturait l’air. Et la tempête éclata !

Le tonnerre se mit à gronder, brutal, impressionnant, comme si la fin du monde était proche. Des éclairs, jaillissant de partout, tailladèrent le ciel. Une pluie torrentielle s’abattit, cinglant les façades et les toitures, s’infiltrant dans les coteaux, saturant les pâturages, estompant le paysage.

Dans les rues d’Orschwiller, de Kintzheim, de Rorschwihr les caniveaux s’engorgeaient, les basses-cours s’immergeaient et les rues s’inondaient. La pluie tombait si abondante qu’on se serait cru sous une cataracte.

Page 6: L'inconnu de la forteresse

8

Sur les places, au long des rues, pas âme qui vive. On se terrait dans les maisons. Derrière les fenêtres closes, à peine visibles dans l’ombre, des têtes aux yeux effarés, observaient le déluge.

Car c’était un véritable déluge qui s’abattait sur la région, inha-bituel, violent, effrayant ; un peu comme si toutes les puissances de l’univers s’acharnaient à aviser les hommes d’une terrible et immi-nente malédiction.

Au moment même où un éclair, bien plus lumineux que les autres, scindait le ciel, une ombre furtive se glissa promptement sous le porche d’une maison, à l’entrée du village d’Orschwiller. Une fois à l’abri, l'homme qui se confondait avec la pierre de la construction ôta son chapeau et passa la main sur son front ruisselant. Ses cheveux sombres étaient plaqués en mèches rebelles sur son crâne. L'eau lui coulait dans les yeux, formait des rigoles sur ses joues.

Il portait une gabardine de cuir vert foncé au col remonté et un pantalon de cuir brun rentré dans des bottes de marche. Il s’appuya contre la façade de la maison, soupira et ferma les yeux une seconde.

Un chien aboya. Une fenêtre s’entrouvrit.– Restez pas sous la pluie ! grailla une voix de femme. Komm !

Komm ! Entrez, jeune homme.Mais aucune réponse ne parvint à la brave femme. L’homme,

comme apeuré, remit son chapeau et, ombre indécise sous la pluie diluvienne, quitta rapidement l’abri. La femme haussa les épaules et referma la fenêtre.

L'homme trempé remonta la grand’rue du village. Tête baissée, une main retenant le col fermé de sa gabardine sur son cou, il pro-gressait d’un pas rapide. À sa démarche, souple et ferme à la fois, on devinait qu'il était jeune, dans la force de l'âge. Déjà il dépassait les dernières maisons et s’engageait sur un sentier boueux entre deux rangées de pommiers.

À peine se retrouva-t-il sur la route de Kintzheim que la pluie perdit de son intensité, quoique le tonnerre grondât toujours. Le jeune homme s’adossa au tronc d’un énorme chêne, souffla, essuya son front mouillé et regarda autour de lui, subjugué par cette plaine luxuriante qui s’étalait au pied des montagnes. Des bouffées humides de sous-

Page 7: L'inconnu de la forteresse

9

bois lui chatouillèrent les narines. Il inspira profondément, comme s’il eût voulu s’imprégner des lieux. Il frémit. Mais ce n'était pas de froid.

« Je reviens au pays, mère. Moi, Richard, dernier descendant des Wiegand, je reviens au pays ! Proche est le temps… »

Il pinça ses lèvres et se remit en route de sa foulée allongée et souple, avec une sorte de hargne déterminée. En moins d'un quart d'heure, il eut gagné Kintzheim, qu'il traversa sans ralentir, rassuré de constater que personne ne le suivait. Il s’engagea ensuite dans le vignoble puis coupa à travers une magnifique forêt en direction de l’antique citadelle impériale, le Haut-Kœnigsbourg : sa destination finale.

Il entama l’ascension sur le côté méridional de la montagne, haute de près de 400 mètres. La pluie battante s’était transformée en averse lancinante comme s’il devait pleuvoir à l’infini, gênant la mobilité en rendant le sol glissant. Au bout d’une bonne heure de marche, et à une heure environ des ruines du château, Richard aperçut la maison forestière blottie dans une carrière en bordure d’un boqueteau. Il semblait y avoir du monde. Il se glissa adroite-ment, pour ne point être vu, à l’arrière de la bâtisse prolongée d’un hangar bondé de vieilleries. Pêle-mêle, mais en tas distincts, s’en-tassaient des chaises et des tables cassées, des matelas mités et des sommiers rouillés ; un vieux char à banc claudicant trônait au fond de la remise. Richard fouilla des yeux le moindre recoin et se dirigea vers un matelas jeté grossièrement contre le mur du fond. Il s’y assit, s’accota à la paroi et allongea ses jambes. Il était trempé par la pluie et par la sueur. Un instant de repos n’était pas à négliger. La faim le tenaillait. Depuis le matin, il n’avait rien avalé. C’était le moment de se sustenter. Il ouvrit son sac à dos, y plongea la main et en sortit une miche de pain soigneusement enveloppée dans un tissu blanc. Il déballa ensuite un reste de saucisson, un morceau de tome et attrapa au fond du sac une bouteille de vin aux trois quarts vide. Un sourire se dessina sur ses lèvres. Il songeait au père Benoît, son précepteur qui avait toujours soutenu qu’un verre de vin ne peut pas faire de mal « puisque le Christ lui-même l’a choisi pour incarner le sang ! » C’était ce même père Benoît qui l’avait mis en garde contre les abus et les excès de toutes sortes : « L’équilibre et la mesure sont les garants d’une

Page 8: L'inconnu de la forteresse

10

vie sereine et digne », avait-il coutume de répéter. Alors qu’il croquait à pleines dents le saucisson, Richard songea aux années passées au couvent des pères rédemptoristes, aux Trois-Épis…

***… Le couvent… Les moines… Les Trois-Épis…De parents inconnus, il avait été recueilli, à peine né, par les

moines. Derrière les murs du couvent, il avait connu seize années de bonheur et d’amour. Le père Benoît avait veillé sur lui en tuteur sour-cilleux, dispensant son savoir et sa sagesse avec une sévérité teintée de bonhomie. Pourtant, malgré une enfance merveilleuse, une ins-truction digne d’un professeur et une éducation riche en bonnes manières, Richard n’avait pas souhaité prolonger son séjour et vouer sa vie au Seigneur. Il voulait connaître le vaste monde. Sa curiosité s’était accrue d’années en années, et bien plus encore à dater du jour où le père Benoît lui avait permis de l’accompagner aux grandes foires agricoles, notamment celle d’Altkirch, à la Sainte-Catherine. Il se souvenait de ces brumeuses matinées de novembre, lorsqu’au cœur de la ville, autour de la Fontaine, les paysannes proposaient leurs produits : légumes, volailles, œufs, fruits. Il n’oublierait jamais la foule grouillante de la place Xavier-Jourdain où se tenait le marché aux bovins, aux porcelets et aux chevaux. Il avait aimé cette ambiance bon enfant, cette foule de paysans avides de trouver la bête rare et les marchands juifs qui monopolisaient ce commerce.

Mais ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était regarder les jolies filles qui sillonnaient les ruelles. Et Dieu sait si elles étaient nombreu-ses ! Leur gaieté candide et leurs rubans colorés dans les cheveux le rendaient joyeux. Il ne savait pas pourquoi il ressentait une telle atti-rance, mais il savait encore moins comment la combattre…

Après son seizième anniversaire, il était parti. Avec un petit viatique que son tuteur avait glissé discrètement dans sa besace. Il avait cherché du travail. Il s’était engagé dans les mines de potasse. Il avait été ouvrier agricole, saisonnier, itinérant. Il avait cueilli le raisin, ramassé les choux, vendu des légumes sur les marchés, participé à l’entretien des vergers et même besogné un temps comme aide-

Page 9: L'inconnu de la forteresse

11

ferronnier chez un maréchal-ferrant. Où qu’il se trouvât, il donnait de ses nouvelles au père Benoît, dans des missives brèves mais chargées de tendresse. Le père lui répondait tout aussi laconiquement – et ten-drement. Cependant, dans sa dernière lettre, il avait écrit de manière un peu énigmatique :

« Richard, le jour de ta majorité approche. J’aimerais que tu viennes fêter ton anniversaire parmi nous. J’aurai aussi quelque chose à te remettre. Que le Seigneur veille sur toi. »

Un peu surpris, Richard était revenu dès qu'il avait pu au couvent, où le père Benoît l’avait accueilli en toute simplicité. Le garçon était devenu un jeune homme vigoureux, d’une beauté un peu rude, avare de parole, mais au sourire rayonnant.

– Te voici de nouveau parmi nous, mon fils. Comme je suis heureux ! avait dit le père.

– Je suis venu comme vous me l’aviez demandé. Pas fâché de goûter un peu de repos.

– Tu es le bienvenu, pour autant de temps que tu le souhaites.Sur le moment, Richard n’avait pas prêté attention au regard

un peu fuyant du père, au ton de sa voix qui trahissait une espèce de gêne. Il n’avait pas insisté, non plus, pour savoir ce que le père Benoît voulait lui remettre, trop heureux de se retrouver en ce lieu paisible. Il souriait, en profitant des moments de sérénité que seul un couvent peut prodiguer.

Pourtant ce sourire s’était effacé brutalement le soir même. Le père Benoît, prenant son courage à deux mains, avait pris Richard à part et avait déclaré d’une voix basse :

– Mon enfant, tu as mené ces dernières années une vie honnête de travailleur, tu as découvert le monde, ses joies et ses contraintes. Tu as atteint l’âge où l’on peut entendre certaines choses. Ce soir, vois-tu, j’en ai de graves à te révéler… En l'occurrence, l’histoire de ton passé. C’est un devoir pénible qui m’incombe, et il est d’autant plus pénible que je ne sais si j’ai pris la bonne décision. Moi, humble servant du Seigneur, j’ai choisi de parler. Je suis conscient du déchirement que cela va provoquer dans ton cœur et dans ton âme, mais avec l’aide de la foi, tu sauras, je le sais, surmonter cette épreuve.

Page 10: L'inconnu de la forteresse

12

Richard avait senti les poils de ses bras se hérisser et une pointe d’acier lui griffer la poitrine, tant le ton du père était sérieux. Un affreux pressentiment lui avait noué les boyaux. Mais aucun mot n’était sorti de sa bouche. Il avait attendu la suite. Le père Benoît, comme pour boire la coupe jusqu’à la lie, le fixait droit dans les yeux ; son visage dénotait une gravité que Richard ne lui connaissait pas :

– Nous ne t’avons jamais caché que tu étais un enfant trouvé. C’est moi qui t’ai découvert devant la porte de notre couvent. Tu étais enveloppé de langes sales et tu étais tellement maigre que nous avons eu peur de te voir mourir… Heureusement, la nourrice à qui nous t’avons confié avait du bon lait bien nourrissant !

Richard avait hoché la tête : il savait tout cela.– Je me rappelle qu’un des frères moines qui était à mes côtés a

même dit : « Encore le fruit d’une famille sans le sou… »Le père Benoît avait joint les mains, si fort que ses phalanges

blanchirent ; mais il avait énoncé sans trembler :– Aujourd’hui je peux t’affirmer Richard, que tu n’étais pas le

fruit d’une famille de miséreux. Non, Richard. Tes langes étaient du beau tissu de lin et ils avaient des initiales brodées : « R.W. » Or ce sont là des signes de richesse. Mais il n’y avait pas que cela. Et c’est ce qu’il me coûte de te révéler à présent, mon enfant… Il y avait aussi un carnet de cuir noir, enveloppé dans un linge brodé des mêmes initia-les. Il se trouvait à part des langes. Ce carnet, mon enfant, le voici. Il t’appartient aujourd’hui.

Le père Benoît avait posé sur la table, sous les yeux ahuris du jeune homme, un objet en cuir noir, défraîchi.

– Ouvre-le. À la dernière page.De ses mains saisies soudainement de tremblote, Richard fit glisser

les pages jaunies du carnet sous son pouce, jusqu’à la dernière page. Là, sous trois lignes de texte, il était écrit d’une écriture malhabile :

Richard. 11 avril 1882.Ferme Wiegand, route de la forêt, Kintzheim.

C’était la première fois que Richard voyait officiellement mention-nés son nom, son prénom et la date de sa naissance. Quant au lieu…

– Père Benoît ! Vous savez où se trouve cette ferme ?

Page 11: L'inconnu de la forteresse

13

– Oui. C’est… C’était du côté de Kintzheim, non loin de Sélestat.

– Pourquoi dites-vous « c’était » ?– Lis le carnet, tu comprendras.– Qui l’a écrit ?– Selon toute apparence, ta mère, mon garçon.– Ma mère ? Vous l’avez connue ?– Hélas, non.Richard avait péniblement repris son souffle. Ses yeux rivés sur

le carnet de cuir noir s’emplissaient de larmes, et son cœur martelait ses côtes. Il osait à peine esquisser un geste. Toute une partie de sa vie, qu’il ne soupçonnait même pas, se détachait soudain d’une espèce de brume opaque, et ce qui se dessinait dans l’imagination du garçon, bien que très imprécis, l’envahissait déjà d’épouvante.

– Vous avez lu ce… ? s’était-il enquis, manquant de mots.– Oui. Par nécessité. Mais je puis t’assurer qu’à part moi, nul n’en

connaît le contenu. À mes yeux, il s’agit d’une confession. Et donc… tu sais que je garderai le secret éternellement. Maintenant, c’est à ton tour d’en prendre connaissance.

Richard avait hoché la tête, ravalant ses questions et ses récris.La première phrase, rédigée d’une écriture qu'on aurait pu quali-

fier d'enfantine, lui avait littéralement sauté aux yeux :Un jour, mon garçon adoré, tu sauras lire, j’espère, et tu prendras

connaissance de la terrible histoire de notre famille, que je te dévoile ci-après.Richard avait levé sur le père Benoît un regard que noyait

une immense incompréhension. Le père avait lentement battu des paupières, comme pour l’encourager à continuer, et avait quitté la pièce. Richard avait donc lu le carnet que sa mère lui avait laissé en héritage.

Pendant une semaine, il n’était plus sorti de la cellule qu’on lui avait affectée, pleurant et s’enfermant dans le mutisme le plus total. Il avait refusé de se nourrir, ne buvant qu’un peu d’eau. Il avait lu et relu le carnet… Sa vie avait basculé, il le savait. Mais il ne savait pas encore à quel point. Chaque jour qui passait l’ancrait dans un état de

Page 12: L'inconnu de la forteresse

14

désespoir et de hargne indicibles. Il ruminait de très sombres pensées. Puis, un matin, ayant pris une résolution gravissime, il était sorti de son isolement, le visage have et les joues mangées de barbe, les yeux remplis d’une lueur mauvaise. Il avait annoncé au père Benoît qu’il repartait du couvent.

– Que vas-tu faire, mon enfant ?– Accomplir une sainte tâche, mon père.Bien entendu, il n’avait pas mentionné le serment qu’il avait

prononcé au pied du Christ, dans la chapelle du couvent, ni les cris de rage silencieuse qu’il avait adressés aux moines pour ne pas lui avoir révélé plus tôt la tragique destinée de sa mère, Caroline, et de toute sa famille. Mais il avait admis que le père Benoît, dans sa grande sagesse, eût longtemps hésité avant de lui remettre ce document…

– Une sainte tâche, Richard ? avait répété le père Benoît en écho, tout à coup très inquiet.

– Oui, mon père, avait répondu le garçon d'un ton déterminé.Le père Benoît s’était contenté, la mort dans l’âme, de tracer un

signe de croix sur le front de son protégé. Richard avait baisé sa main, le cœur gros.

Le lendemain, dès l’aurore, il avait quitté le couvent, le carnet de sa mère serré dans une poche de poitrine, tout contre son cœur. Ses lèvres fines ne souriaient plus, elles affichaient un pli d’amertume indescriptible.

Dix jours pour venir des Trois-Épis à Sélestat. Trois jours pour trouver un travail dans la forêt. Le reste du temps pour fureter, se renseigner, mettre des visages sur des noms, retrouver certaines per-sonnes, s’assurer de leur situation, élaborer une stratégie. Et quelques jours encore pour méditer : il avait fait retraite dans une cabane perdue en bordure d’un étang de la région, sur le Vieux Chemin de Châtenois, priant et maudissant le ciel tout à la fois, ancrant sa réso-lution dans une haine inaltérable… Déchiré entre des sentiments contradictoires, il n’avait pu se résoudre à se lancer dans la réalisation de son projet sans avoir revu le père Benoît. Il avait pris le train, grâce à ses maigres gains. Mais, au dernier moment, il n’avait pas osé se présenter devant le père, craignant que celui-ci ne le dissuadât. Il était

Page 13: L'inconnu de la forteresse

15

donc reparti pour Colmar, accomplissant le reste du trajet à pied, comme une espèce de pénitence préventive…

***… Le couvent… Les pères… Les Trois-Épis… Que c'était loin

tout cela !À présent, il était là, à mi-pente, au pied du château, prêt à

mettre son projet à exécution. Finalement, cette pluie était une alliée providentielle !

Richard porta la bouteille à ses lèvres et en but une longue gorgée. Puis il ferma les yeux. Il lui fallait attendre la nuit pour arriver aux ruines du château sans être vu.

À peine était-il tombé dans une douce somnolence que le bruit sourd d’un coup de tonnerre retentit à nouveau. La cloche de l’église de Kintzheim sonna vingt-et-une heures.

Richard se leva, s’étira et jeta le sac sur son dos. Il reprit son ascension, sachant très bien où il allait.

Depuis le milieu du XIXe siècle, autrement dit depuis l’époque romantique, le château était un haut lieu d’attraction touristique. Richard le savait mieux que quiconque puisque pendant près de six mois, de mai à octobre 1902, il y avait travaillé comme guide. Non point comme guide officiel, mandaté par quelque société historique ou la mairie de la ville, mais en tant que bénévole, plus ou moins toléré, plus ou moins tracassé par les autorités… Cela s'était fait grâce au hasard des rencontres : il avait connu un garçon qui lui avait « refilé le tuyau » ; et Richard en avait bien profité. Il avait pu explorer les ruines en long, en large et en travers, apprenant par cœur leur histoire, afin de la débiter à des badauds ébaubis qui, les brave gens ! n’hési-taient pas à lui « donner la pièce » en fin de visite. Le destin se plaît à vous jouer des tours, c’est une affaire entendue ; mais jamais, au grand jamais Richard n’aurait songé revenir au château pour les raisons qui l’y menaient ! C’était comme si la forteresse, dans un dessein précis, l’empêchait de s’éloigner d’elle.

Le château n’était plus un lieu qui se visitait : c’était maintenant un immense chantier. L’empereur Guillaume II, à qui la ville de Sélestat

Page 14: L'inconnu de la forteresse

16

avait fait don de cette ruine en 1899, avait ordonné sa restauration – pour en faire un musée. Il en avait confié la réalisation à l’architecte berlinois Bodo Ebhardt, alors âgé de 34 ans ; un homme passionné d’architecture, et d'architecture médiévale par-dessus tout.

Avec le Haut-Kœnigsbourg, l’empereur allemand voulait sur-passer Napoléon III et sa reconstruction de Pierrefonds, réalisée par l’architecte Viollet-le-Duc dont la réputation se répandait jusqu’au Reich. Les travaux avaient commencé en 1903 ; et ils dureraient encore trois ans.

Richard était maintenant tout près du château. Il apercevait les hauts murs de la forteresse qui se découpait en masse sombre dans la lumière fulgurante des éclairs. Nul garde, nulle sentinelle en temps ordinaire, et cette nuit – encore moins.

Lorsqu’il parvint au bas du piètement de roche sur lequel se dressait l’édifice moyenâgeux, la nuit était totale. Il se glissa sous la feuillée d’un immense hêtre. Là, il attendit. De l’endroit où il se trouvait, il découvrit que tout un pan de forêt avait été abattu pour faciliter l’acheminement des matériaux et des ouvriers. Et, par cet espace dégagé, la vue filait jusqu’au pied du mur d'enceinte. Celui-ci disparaissait presque entièrement sous le maillage serré des échafau-dages qui permettaient aux maçons de travailler sur toute la hauteur de la façade. Pour l’heure, le chantier et les abords étaient déserts. La nuit et la pluie avaient chassé tout le monde. À chaque éclair, Richard découvrait un bout de paroi, un créneau, une poutrelle.

« Ils n’ont pas paressé ! Je ne reconnais plus rien… », se dit-il, tout en inspectant l’espace dégagé. Complètement désert !

Après avoir repris son souffle, il se dépêcha à la base du premier édifice de poutrelles, de croisillons et de planches agrippé au grès taillé. Il enjamba une poutre horizontale, posa le pied sur la première planche et se hissa. L’escalade de l’échafaudage commença.

La pluie avait repris de plus belle, les gouttes battaient son visage et, aux bourrasques s’ajoutait la peur de glisser ou de lâcher prise. Tout était mouillé et périlleux.

Il était presque au terme de son ascension quand, tout à coup, son attention fut attirée, loin en dessous de lui, par une silhouette

Page 15: L'inconnu de la forteresse

17

sombre qui se détachait d’un arbre sous lequel elle était restée accrou-pie. Richard s’arrêta sans quitter des yeux l’homme qui se rajustait. Il attendit un instant et décida de continuer, en souriant. « Ce doit être un des ouvriers du chantier qu’un besoin urgent aura précipité sous la pluie… »

Sur le chemin qui le ramenait au dortoir qu’il partageait avec ses compagnons de travail, l’homme leva les yeux et, à la lumière d’un éclair fulgurant, il aperçut une masse noire se mouvant péniblement le long de l’échafaudage. Les yeux exorbités, il fit une moue et fixa la cime du château un court instant.

– Ja, was passiert denn da ? Ja, spenn ech ? Waldmannle ?*L’homme se frotta les yeux et regarda à nouveau. Était-ce l’obs-

curité coupée par les éclairs ou le schnaps de Franz qui lui donnaient de telles visions ?

Depuis le début des orages, les ouvriers se cantonnaient dans le dortoir ; et comme de bien entendu, ils avaient forcé sur la bouteille. Lui n’avait nullement l’intention de paraître plus saoul que les autres : avait-il seulement vu quelque chose… ou cru voir ?

Il grommela, leva une dernière fois la tête, cilla, tituba, haussa les épaules et, trempé comme une soupe, regagna le dortoir d’un pas rapide et incertain. Il ne dirait rien. Il n’était pas en état de supporter les railleries de ses compagnons.

Richard, lui, avait tout simplement roulé par-dessus la muraille, atterrissant sur un chemin de ronde. Il s’orienta vers la droite, entre des rangées de moellons soigneusement empilés et prévus pour le nouveau mur. Il fallait prendre garde à ne pas buter dans une grosse pierre qui traînerait là !

Richard avait en tête le plan des ruines pour l’avoir étudié de près du temps de sa « carrière » de guide. Il se dirigea vers un certain passage, espérant que personne ne l’avait encore découvert, ni bouché. Il écarta les branches d’un buisson enraciné à la base de la muraille. Un sourire de satisfaction illumina son visage quand il découvrit qu’aucun obstacle n’obstruait le passage qu’il comptait emprunter, et il disparut dans la pénombre d’un conduit ruisselant d’humidité. Les * Mais qu’arrive-t-il ici ? Suis-je fou ? Des nains des bois ?

Page 16: L'inconnu de la forteresse

18

branches du buisson se rabattirent d’elles-mêmes. Il ne restait aucune trace de son passage.

L’orage gronda jusqu’à la pointe du jour, s’épuisant peu à peu. Au petit matin, ce fut le silence ; un lourd silence que seuls agrémen-taient les clapotis de quelques filets d’eau dévalant la côte abrupte. La nature exhalait une senteur de plantes mouillées, de terre bourbeuse, de champignons. Il faisait frais, mais déjà le soleil lançait ses premiers rais entre les branches des feuillus et des conifères.

***Une nouvelle journée commençait. Et, là-bas, à l’horizon, au-

dessus de la Forêt Noire et du Rhin, très loin vers le nord-est, une brume ondoyante s’étirait telle une énorme bande de coton à l’endroit même où le ciel touchait la terre.

– Hop ! Hop ! An d’Arweit !* entendit-on résonner dans chaque coin du chantier.

Les premiers manouvriers, ceux qui chaque jour remontaient de la vallée à pied et redescendaient le soir, arrivaient au fondement de la muraille. Les chefs de groupe distribuaient les ordres. Tout le monde gagnait son poste.

Pourtant, en cet instant précis, personne ne soupçonnait qu’un intrus s’était installé en cachette dans les murs de la forteresse… et qu'il vivrait dorénavant parmi eux.

* Au travail ! Allez ! Allez !