les mongols

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EMMANUEL GOSQUIN CORRESPONDANT DE L'iNSTITUT [Académie des Inscriptions et Belles-Lettres] LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU RÔLE DANS LA TRANSMISSION DES CONTES INDIENS VERS L'OCCIDENT EUROPÉEN ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ sur l'Introduction du « Siddhi-Kûr » et le conte du « Magicien et son Apprenti » Extrait de la Revue des Traditions Populaires (Année 1912) ' φ ' NIORT IMPRIMERIE NOUVELLE G. CLOUZOT 85, RUE CHARAUDY, 85 1913

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Page 1: LES MONGOLS

E M M A N U E L GOSQUIN CORRESPONDANT DE L'iNSTITUT

[Académie des Inscr ipt ions et Belles-Lettres]

LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU RÔLE

DANS LA TRANSMISSION DES CONTES INDIENS

V E R S L ' O C C I D E N T E U R O P É E N

ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ

sur l'Introduction du « Siddhi-Kûr » et le conte du « Magicien et son Apprenti »

Extrait de la Revue des Traditions Populaires (Année 1912)

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IMPRIMERIE NOUVELLE G. CLOUZOT

85, RUE CHARAUDY, 85

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E M M A N U E L COSQUIN CORRESPONDANT DE L'INSTITUT

[ A c a d é m i e des Inscr ipt ions et Be l l e s -Let tres ]

LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU RÔLE

DANS LA TRANSMISSION DES CONTES INDIENS

V E R S L ' O C C I D E N T E U R O P É E N

É T U D E DE FOLK-LORE COMPARÉ

sur l'Introduction du « Siddhi-Kûr » et le conte du « Magicien et son Apprenti »

Extrait de la Revue des Traditions Populaires (Année 1912)

N I O R T

IMPRIMERIE NOUVELLE G. CLOUZOT 85 , HUE CHABAUDY, 85

1913

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«

L Ε S M Ο Ν G κ à ο

ET LEUR PKÉTENIHJ ROLE

D A N S LA T R A N S M I S S I O N * D E S C O N T E S INDIENS V E R S L'OCCIDENT E U R O P É E N

ÉTUDE DE FOLK LORE COMPARÉ SUR L'INTRODUCTION DU SIDDHI-KUR

ET LE CONTE DU MAGICIEN ET SON APPRENTI

Benfey et les Mongols, — Considérations préliminaires sur la littérature mongole et l'Inde. — Le recueil mongol de contes le Siddhi Kur et son Introdnc-tion-eadre. Le coule Indien mongolisé, formant la première partie de cette Introduction, a-t-il été apporté par les Mongols en Occident pour y devenir le conte européen du Magicien et son apprenti '.

— PREMIÈRE PARTIE. LE COMTE DU MAGICIEN ET SON APPRENTI. — CHAPITRE PREMIER. CHEZ LES MONGOLS. — R ô l e a t t r i b u é a u M a î t r e N à g a r d j o u n a ,

le second Bouddha. — CHAPITRE SECOND DANS L'INDE. — Γ11 c o n t e l i l L é r a i r e d e l ' I n d e d u S u d . —

Contes oraux de l i vallée du Haut-Indus, de la région de ISénarès, du Bengale, etc. — Les métamorphoses. - La transmigration de l'âme. — L'épisode de la bride. — Le collier de Ja rànï et le chapelet du Maître Nàgardjouna. — Le conte mongol, très bouddhicisé, ne reflète pas la forme primitive indienne.

— CHAPITRE TROISIÈME. — HORS DE L'INDE. — PREMIÈRE SECTION. LES CONTES ORAUX. — E t u d e s c r i t i q u e s . —- Les c o n t e s d e c e t t e

famille se rattachent aux formes indiennes pures, non à la forme mongol isée. § 1. Le héros est confié to I jeune par s m père ou sa mère au magicien. —Un

conte français inédit du Velay. § 2. Le fils, métamorphosé par le magicien, doit être reconnu par son père. —

Le thème apparenté de la Fiancée à distinguer parmi ses sœurs. (A suivre)

d'un demi-siècle s'est écoulé depuis l'apparition de rJT^. l'ouvrage capital de Théodore Benfey sur le Panlschatan-

tra indien (1), et une quantité de documents, inconnus en 1859, permettent aujourd 'hui de préciser et de dégager de toute exagé-ration les théories par lesquelles l'illustre sanscritiste de Gœttingue a vraiment ouvert des voies nouvelles à la science folklorique.

(1) TH. BENFEY, Pantschatantra {Leipzig, 18ΰ9), 2 vol.

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- 2 —

On ne rendra jamais assez justice à la méthode, non plus Imagina-tive et tonte conjecturale, mais réaliste et historique, avec laquelle Benfey aborde cette série de problèmes qui se sont posés à partir du moment où a été constatée, en tant de pays divers, l 'exis-tence d'un même répertoire do contes populaires, l 'immense répertoire asiatico-européen ; seulement, il faut bien le reconnaître aussi, ce savant de premier ordre, cet initiateur, s'est laissé trop souvent dominer par une idée fixe : il ne s'est pas contenté d'attribuer au bouddhisme un rôle considérable dans la propa-gation des contes indiens hors de leur pays d'origine (ce qui est parfaitement exact pour certaines régions, Chine, Tibet, Mongo-lie, Indo-Chine, etc).) ; il a donné le bouddhisme comme Y inventeur, le créiateur de ces contes, alors que lus bouddhistes ont simple-ment fait œuvre d'adaptation, oratoire ou littéraire, de contes indiens préexistants.

«Vous découvrez la Méditerranée!» nous disait un jour à ce propos un grand indianiste de nos amis Pour notre part, nous ne sommes pas si sûr que, même à l 'heure présente, toute discussion des arguments de Benfey soit superflue, et que toute la Méditerranée soit découverte. 11 y a encore, croyons-nous, à en faire connaître quelques recoins, qui ne seraient peut-être pas sans nouveauté pour tout le monde.

Sait-on, par exemple, en dehors des spécialistes, que, depuis le livre de Benfey, il s'est révélé dans l'Inde, chez ! ο djaïnas, —- secte qui remonte à une époque contemporaine de la fon-dation du bouddhisme, et qui est encore florissante, — toute, une littérature do contes, accommodés ici au djaïnisme, comme ailleurs ils l'ont été au bouddhisme (1) ?

Nous limitant aujourd'hui à un point, critiquable à notre avis, do la thèse de Benfey relative à la propagation des contes, indiens par la vole bouddhique, — thèse qui, nous Je répétons, est vraie dans certains cas, — nous nous proposons d'examiner de près un curieux document, un écrit mongol qui, aux yeux de Benfey, établissait péremptoirement l'intervention de ce peu-ple bouddhique des Mongols dans la transmission des contes indiens "vers notre Occident.

(1) Un ind'aniste très distingué, notre ami M. Joliannes Ilerlel, nous écrivait dernièrement à ce sujet : « Ce qui nie parai t le plus pressant à faire actuellement, c'est d'exploiter cette véritable mine, l 'énorme li t térature de contes (die ungeheure Krzœliluiui s! itérât ur) des Djaïnas, l i t térature qui est encore presque inconnue et qui a beaucoup plus d'importance que celle des IJrabmanes et des Bouddhistes, tout au moins pour le moyen âge. Je ne me lasserai pas d 'at t i rer l 'attention sur c lie littérature et d'en publieront tant qu'il me sera possible. »

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Le rejet de ces conclusions de Benfey n'aura, du reste, — nous tenons à le dire d'avance, — rien qui puisse discréditer ce que suggère tout un ensemble de documents convergents, la croyance à l'existence historique de grands courants qui, de l'Inde, ont jadis charrié des contes vers les quatre points de l'horizon.

C O N S I D É R A T I O N S P R É L I M I N A I R E S

LA L I T T É R A T U R E MONGOLE ET L'INDE

La littérature mongole, —· Car il y a une littérature mongole (1)', — est toute d'importation : les ouvrages indiens, plus ou moins bien reproduits, qui la composent, sont arrivés en Mongolie par le canal Tiu bouddhisme ; il convient d'ajouter : du "bouddhisme tibétain (2).

On s'accorde à placer au vu® siècle de notre ère, sous le règne de Srong Tsan Gampo, l'introduction officielle du boud-dhisme au Tibet, introduction favorisée par les deux femmes du roi, l 'une princesse chinoise, l'autre princesse indienne du Népal, et toutes deux zélées bouddhistes. En l'an 632, Tsan Gampo envoie

(1) Une l i t térature dont les gens du pays ne sont peut-être pas très souvent en état de lire couramment les productions, si nous en jugeons par l'épisode suivant d'un voyage assez récent en Mongolie (Rev. James Gilmour, Among Ilie Mongols, Londres, sans date, p. 83) : « Un làma, notre hôte, se trouvait être plus intelligent que les làmas ne le sont habituellement, et il savait lire le mongol, chose très extraordinaire chez un prêtre (mongol)... Il me montra le livre qu'il était en train de lire avant le dîner, livre non imprimé, mais écrit en petits caractères et très use. C'était quelque vieille légende historique, et le làma m'indiqua le passage où il en étai t resté, et, dans ce passage, un mot qu'il ne pouvait déchiffrer. Ensuite il me demanda de lire tout le passage, ce que je fis. Le texte était ainsi conçu : « Le héros (j 'ai oublié le nom) boucha l'entrée du trou (dans lequel un renard » s'était réfugié) avec son bonnet blanc, prit une grosse pierre, et, pan, pan, il battit » le terrain tout autour . Le renard, effrayé, se précipita au dehors et s'enfuit « avec le bonnet blanc sur la tête. »

Notons, — et voilà pourquoi nous avons reproduit ce texte, — que la « vieille légende historique » de M. Gilmour n'est aut: e qu'un des contes de ce recueil mon-golo-kalmouck le Siddhi-Kùr, dont nous allons avoir à parler longuement. Le passage que le làma épelait, fait partie du i ' conte (voir la traduction allemande de 15. Jùlg, Kalmuckische Mœrclien, Leipzig, 186(>, p. 23), conte dont a été publiée récemment une version orale kalmoucke (G. .1. Ramstedt, Kalmuckische Mœrclien, Helsingfors, 100'J, n° 13). Ce même passage se retrouve identiquement dans un conte oral similaire t ibétain, ι ecueilli en 1904 ou 190;» parle Capitaine W. J. O'Connor, secrétaire-interprète d'une mission anglaise envoyée à Lhassa (Capt. W. J. O'Connor, Folk Taies from Tibet, Londres, 1906, p. 159).

(2) Nous suivrons ici sir M. Monier-Williams (Buddhism, Londres. 1889, pp. 209-211) et son résumé des recherches de Kœppen (Die Religion des Buddha, 18o7-18b9), dont les résultats, — nous nous sommes informé en bonne place, — ont été com-plétés et précisés, mais n'ont pas été modifiés, quant au fond.

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son ministre Thumi Sambhota dans l'Inde pour lui faire étudier les écrits bouddhiques, et ce ministre rapporte le bouddhisme au Tibet, en même temps que l 'écriture ; car c'est lui qui dessina l'alphabet tibétain d'après les caractères indiens alors en usage ; c'est lui aussi qui fut le premier auteur tibétain.

Après un déclin assez prolongé, le bouddhisme reprend force, au Tibet, dans la seconde moitié du vin1' siècle. Le roi d'alors Khri Srong L)e Tsan (740-786), fait Venir de l'Inde en grand nombre des docteurs bouddhistes. D'abord arrivent du Bengale unie douzaine de moines (1) ; puis, des régions septentrionales do la péninsule, du Dardistan actuel (dont les habitants joignaient alors au culte du dieu Siva les pratiques de la sorcellerie), un autre moine, Padma Sambhava, fameux magicien et alchimiste', lequel, en définitive, paraît avoir été remarquable par sa connais-sance des dialectes indiens. C'est lui qui fit commencer la traduc-tion en tibétain des livres sacrés bouddhiques, d'après les textes sanscrits.

De ce travail considérable proviennent le Κ a ml jour et le Taud-jour, ces immenses et étranges conglomérats où toute sorte de livres indiens, même purement brahmaniques, des traités philoso-phiques, (tels (jue YÂUnabodha, la « Connaissance du moi : ), des poèmes (comme Je Megadâta, le « Nuage messager », de Ka-lidasa), se trouvent juxtaposés aux ouvrages de dogmatique, de li tu rgie, ( l'édifica don boud dhiques.

Vers l'an 1206, le grand conquérant mongol Crengis Khan s'em-parait du Tibet et entrait en contact avec le bouddhisme tibétain, le lamaïsme. Mais ce fut le plus célèbre de ses successeurs, Khoubilaï Khan (1259-129-1), qui adopta et favorisa chez les Mongols ce lamaïsme dont les éléments, empruntés en partie au culte de Siva et mêlés de magie, n'étaient nullement en désac-cord avec le grossier chamanisme de la Mongolie.

Sous son règne, un Grand-Lama, Phaspa, patronné· par lui crée l'alphabet mongol sur le modèle de l'alphabet tibétain. Un peu plus tard, au commencement du xiv" siècle, peu d'années après la révision du Kami jour, ordonnée par Phaspa (c'est-à-dire après lo06, date qui est donnée à l'achèvement du colla i:!on -nement du recueil tibétain avec les textes chinois, traduits du

(1) Ou sail (jiic le monachismr,— 1 s b/iikshous, les « mendiants », — ferme l'ossature tic l'église bouddhiste, qui ne possède rien de semblable· à un clergé paroissial. Aussi, dans le bouddhisme, à la différence du catholicisme, supprimer les moines, ce serait supprimer tout.

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Sanscrit), est entreprise la tâche de traduire en mongol les écrits formant le canon tibétain.

Il paraît que dos livres tibétains ont été traduits plusieurs fois chez les Mongols. Du moins, un spécialiste constate que deux re-censions, bien distinctes, d'un livre faisant partie du Kand jour et intitulé le Djangloun (« Le Sage et l'Insensé ») ont été tra-duites, l 'une en mongol proprement dit, l'autre en mongol occi-dental, autrement dit, en kalmouck (1).

Dans la rédaction kalmoucke du recueil de contes le Siddhi-Kûr, dont l 'introduction Va nous occuper, on peut faire cette remarque significative, que parfois les noms îles personnages' sont donnés alternativement en kalmouck et en tibétain.

* * *

Ce livre du Siddhi-Kûr ( « Le Mort doué du sid(Nii », c'est-à-dire en isanscrit, d'une Ivertu ^magique), qui existe dans les deux dialectes mongols, en mongol proprement dit et (en kalmouck, est une version très intéressante d'une recension particulière d'un célèbre re J

cueil indien de contes, la Vétâla-pantclucvinçati ( « Les Vingt-cinq [récits] d'un Vétàla », sorte de vampire). Benfey attribuait à cette version « la plus haute importance (die hoechste WichtigJceit) « pour la connaissance de la manière dont ces conceptions in-« diennes [les contes] ont passé en Occident (2). » Il a notamment étudié à ce point de Vue l'Introduction de ce Siddhi-Kûr, in-troduction qu'il paraît considérer comme le prototype d'un certain groupe de contes asiatico-européens ; il voit, tout au moins, « la « forme mongole) (die mongolische Fassung) se présenter dans les « contes européens à peine changée (fast kamn verœndert) (3). »

L'introduction-cadre du recueil mongol se compose de deux contes, reliés l 'un à l 'autre, mais bien distincts :

1° Le conte du Magicien et son apprenti ; 2° Le conte de VArtificieux yoghî et le Vétala. C'est, à vrai dire, au premier seul que Benfey attribue cette si

« haute importance », comme exemple de transmission des « con-ceptions indiennes » en Occident par la 'voie mongole. Nous aurons donc à étudier séparément chacun de ces deux contes, et tout par-ticulièrement le premier.

(1) ISAAK JAKOB SCHMIDT, Der l i m e und der Thor, ans dem Tibelischen ùberselzl (St-Pétersbourg, 1843), p. 1(5.

(2) Panlschatantra, I, pp. 21-22. (3) Ibid, I, p. 412.

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PREMIERE PARTIE

LE CONTE DU M A G I C I E N E T SON A P P R E N T I

Γ ' CHAPITRE PREMIER

LE C O N T E D A N S L E L I V R E M O N G O L

L'Introduction du SiddM-Kwr commence par le conte suivant, dont nous avons sectionné le résumé par des chiffres, en vue de rapprochements ultérieurs avec des contes indiens ou autres (1) :

1. Dans un royaume de l ' Inde h a b i t e n t sep t f r è r e s , tous magic iens . L 'a îné de deux pr inces , f i l s d 'un K h a n , v i en t les t r o u v e r pour a p p r e n d r e leur a r t ; mais , au bout de sep t ans, les magic iens ne lui o n t £>as encore donné la « clef de la m a g i e ». Le cade t , lui a p p o r t a n t un jour des provisions, j e t t e à la dé robée un r e g a r d p a r la f e n t e d 'une por te , et voilà que tout d 'un coup il se t r o u v e en possess ion de ce t t e « clef de la magie ».

2. Les d e u x f r è r e s s 'en r e t o u r n e n t dans l eu r c h â t e a u . A lo r s le p lus j eune dit à l ' a îné que, dajnjs l ' écur ie , il γ( a un e x c e l l e n t c h e v a l : «Conduis-le à la br ide e t va le v e n d r e ; m a i s ne va pas du côté des sept magic iens . » Or, le cheva l , c 'es t le j eune p r ince , lequel pa r magie p rend ce t t e fo rme .

Au lieu de su ivre les i n s t ruc t i ons de son f r è r e e t de condui re le cheva l à la bride, l 'a îné le monte , et , p r e s q u e auss i tô t , « p a r su i t e de la force d 'habi tude de l ' e n c h a n t e m e n t » (in Folge der Gewohnheits-macht des Zaubcrs), il se voit a m e n é d e v a n t la maison des magi-ciens et ne peu t fo rce r le cheva l à r e v e n i r su r ses pas . I l se décide a lors à (vendre le cheva l aux mag ic i ens e t le l eur o f f r e . Les mag ic iens reconna i ssen t que c 'es t un c h e v a l e n c h a n t é e t se d i s e n t : «Si t ou t le monde peu t ainsi a p p r e n d r e la mag ie , c 'en se ra f a i t de la considé-rat ion et de l ' admira t ion qu'on a pou r nous ; nous a c h è t e r o n s donc le fcheval e t nous le tue rons . » I l s l ' a c h è t e n t , en e f f e t , un bon p r i x e t l ' en fe rmen t dans l 'écurie .

3. Le moment de le tuer é t a n t venu, ies mag i c i ens le fon t so r t i r en le t enan t bien, pour qu'il ne v ienne pas à s ' é chappe r . P e n d a n t ce temps, le cheva l d i t : «Si s eu l emen t , pour que je pu isse o p é r e r ma t r ans fo rmat ion , il se t r o u v a i t là un ê t r e v i v a n t ! » Et , au mê-me ins t an t , il aperçoi t un poisson qui nage dans l 'eau. Aussiitôt i l se

(1) B. JÙLG, Kalmùckische Mserchen. Die Mœrchen des Siddhi-Kûr (Leipzig, 1866), p. 1 et suivantes. — Cette traduction, faite d'après un manuscrit incomplet, ne comprend que l'introduction et les treize premiers contes. 15. JiiLGadonné plus tard les neuf derniers contes et la conclusion (Mongolische Mxrchen, Innsbruck, 1868).

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jtjransforlme en ce poisson· (1) . L e s s e p t mag ic i ens d e v i e n n e n t sep t m o u e t t e s e t d o n n e n t la c h a s s e a u poisson. A u m o m e n t où ils vont l ' a t t r a p e r , le po i s son Voit u n e colombe qui a r r i v e en vo lan t , et il se t r a n s f o r m e en c e t t e co lombe. L e s mag ic i ens d e v i e n n e n t sep t au-t o u r s , e t i ls son t p r è s de s a i s i r la colombe, quand celle-ci se r é f u g i e d a n s le )pays d e Î3ede [le Tibeti] du sud (2), su r une m o n t a g n e resp len-d i s san te , d a n s l ' i n t é r i e u r d ' u n e g ro t t e , e t v ient t omber su r les ge-n o u x du M a î t r e N à g a r d j o u n a , qui h a b i t e là.

4. N à g a r d j o u n a i n t e r r o g e la colombe, qui lui r a c o n t e son h i s to i r e e t lui di t : « A l ' e n t r é e de la g ro t t e , il y a sep t hommeai-Ils v o n t p a r a î t r e d e v a n t le m a î t r e e t i l s lui d e m a n d e r o n t de l e u r donner le c h a p e l e t q u e le M a î t r e t i e n t danfe ses m a i n s (3). A ce m o m e n t j e m e t r a n s f o r m e r a i e n le p l u s gros g r a i n du chape l e t . Si le M a î t r e l e u r donne son c h a p e l e t , qu ' i l da igne m e t t r e d a n s sa b o u c h e ce g ros g r a in e t é p a r p i l l e r les a u t r e s . »

Tou t se f a i t a ins i , e t les g r a i n s d e v i e n n e n t a u t a n t de ve r s . Les s e p t m a g i c i e n s se t r a n s f o r m e n t en sep t coqs qui se m e t t e n t à p ique r e t m a n g e r l es v e r s . A l o r s le M a î t r e N à g a r d j o u n a l a i s se t omber de sa b o u c h e le g ros g r a i n du chape l e t , e t ce g r a i n de'vienti u n h o m m e a r m é d 'un b â t o n a v e c leque l il tue les s e p t coqs. E t a u s s i t ô t se vo ien t s e p t c a d a v r e s , g i s an t p a r t e r r e .

Cette forme mongole du conte asiatico-européen du Magicien et son apprenti porte très évidemment la marque du bouddhisme et, pour préciser, de l'Ecole bouddhiste fondée, probablement au Ier ou au iie siècle de notre ère, par ce Nàgardjouna qui, dans le récit du Siddhi-Kûr (reflétant sans nul doute un récit indien) vient en aide au héros.

(1) « ...il se transforme en ce poisson ». Nous avons traduit littéralement la ver-sion allemande de lî. JULG : und sich in diesen (Fisch) verwandelte. Cette même expression se retrouve dans un autre livre mongol, VArdji Bordji, dérivé, lui aussi, d'un livre indien (B. JULG, Mongolisclte Mœrclien, Innsbruek, 1808, p. 99). Dans cel Ardji Bordji, le roi Vikramâditya dit à quatre hommes, ses ministres, de se transformer (rerwandelt euchj en quatre objets à l'usage d'une certaine prin-cesse et qui existent déjà dans la chambre de celle-ci (autel, lampe, etc.). — Cette expression bizarre de transformation en êtres déjà existants est un souvenir confus de celle idée indienne que, par la vertu d'une formule mystérieuse et toute puis-sante, d'un mantra, une âme peut quitter momentanément son corps et aller animer un corps mort ou un objet qui n'a jamais eu vie.

(2) Le nom du Tibet, en tibétain, est Bod, Bot ou B/iot ; en sanscrit Bhota(Monier-Williams, op. cit., p. 201).

(3) Les bouddhistes se servent, comme les musulmans, d'une sorte de chapelet pour compter leurs prières. Du reste, il en est de même dans toutes les sectes de l'Inde, chez les adorateurs de Vichnou comme chez les adorateurs de Siva. Les images de Siva portent même le chapelet comme un des at tr ibuts essentiels du dieu, et, entre autres matières employées pour les grains du chapelet hindou, se trouvent les baies du rudrdksha, mot qui signifie « baies de Rudra », c'est-à-dire de Siva, appelé aussi Rudra. - Inutile de dire que, dans le chapelet, ce n'est pas l 'objet matériel qu'il faut considérer : un catholique récite sur son chapelet de tout autres prières qu'un bouddhiste.

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— 8 -

Ce Nâgârdjouna est un personnage fort complexe, auquel on attribue plus (l'une centaine d'ouvrages, religieux, philosophiques,, médicaux, alcliiniisl.es, magiques. La légende le fait mourir dans le Dékhan, sur la côte occidentale de l'Inde, où il aurait soit cons-truit,, soit orné le stoupa (monument commémoratif) d'Amarâvati, et où il y a, en effet, une mention de son nom dans une ancienne inscription.

Comme personnage historique, qui doit très probablement être placé au icr ou au np siècle de notre ère, Nâgârdjouna est l 'auteur du Madhyamika soirf.ru, le texte fondamental de l'Ecole bouddhiste des Madhyamikas, des « sectateurs de la ivoie moyenne », qui disent que les choses ne sont ni existantes, ni non existantes, mais qu'elles existent en tant que concepts. Cette forme légèrement tempérée de la doctrine du Mnhâyuna est opposée par les Madhyamikas à la doctrine des Yogaicharas, <|iii professent l'illusion absolue. Et notez que d'une Ecole à l'autre on se renvoie l'épithète injurieuse de nihilistes! (1)

En résumé, Nâgârdjouna est devenu, dans l'imagination boud-dhique, un personnage extraordinaire, presque un second Bouddha, et le S-iddhi-Kûr débute |>:ir une invocation au « victorieusement parfait » Nâgârdjouna, à celui qui « a donné l'intelligence de la Madhyamika », au « second Maître de la doctrine », devant le-quel « s'incline » le rédacteur du livre (2) .

* * *

Pour déterminer ce q u i , d a n s le récit du Siddhi-Kûr, est «une modification, une transformation (JJmwandlung) de l'original indu-bitablement indien », Benfey attendait la découverte de cet original lui-même dans l'Inde, ou la découverte « d'une forme latéralje

(1) Nous espérons ne pas avoir reproduit trop infidèlement les explications qu'un indianiste compétent entre tous, notre excellent ami M. Barth, a bien voulu nous donner sur ce sujet très spécial.

(2) Dans un autre livre mongol, Ira luit du tibétain et dont un récit a été publié en allemand par I. J . SCHMIDT, à la suite de sa traduction d'un ouvrage historique mongol, nous rolrouvons Nàgrtrdjouna (Ges\chichte der Ostmongolen und ilires Furslen/iauses... ans dem Mongolischen ubersctzt... von Isctac Jacob Schmidt, St-Pétersbourg, 1829, |>. i.'t"). Dans I ι dernière partie de ce récit, — lequel n'est autre qu 'une variante du thème si connu qui a donné le conte arabe (les Deux Sœurs jalouses de leur cadette, — pendant que le roi, sa femme cl leur fils sont à échanger entre eux « les paroles de la doctrine, douces comme miel», apparaî t dans les airs « le l'ils aîné de tous les Bouddhas des trois temps » (aller /hidd/ias der ilrei ZeitcnJ, Hodhisullvu lui-même (c'est-à-dire fu tur Bouddha, Bouddha in fieri), plein

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(Nebenform,) chez un peuple bouddhiste autre que les Mon-gols » (1) . Plus heureux 'que Benfey, nous sommes aujourd'hui en mesure de présenter, pour cet examen comparatif, plusieurs formes bien indiennes, dérivées certainement de l'original·, et qui, — ceci est important, — ne portent pas lu livrée bouddhique.

Benfey se demandait aussi| (loc. cit.) si les « formes » (orien-tales et occidentales) qui « se rattachent » au thème du conte mongol, « sont dérivées de la forme mongole ou d'une autre forme reposant sur l'original ». Ici encore, nous nous trouvons bien au-trement outillé que Benfey. Nous pouvons parcourir l'Asie occi-dentale, l'Europe, l 'Afrique du Nord, et montrer que pas une de ces « formes », toutes provenant de l'Inde, ne « se rattache » à ce que la forme donnée par le Siddhi-Kûr a de particulier ; ce qui évidemment entraîne cette conclusion, que le Siddhi-Kûr, et par conséquent les Mongols, ne sont pour rien dans la propagation du conte en question vers l'Occident.

CHAPITBE SECOND

L E S C O N T E S D E L ' I N D E ET LE CONTÉ M O N G O L

Précisant ce qui vient d'être dit, nous tenons à déclarer d'abord que nous ne prétendons nullement avoir découvert l'original lui-môme, le prototype du conte qui forme la première partie de l'in-troduction du Siddhi-Kûr ; mais nous sommes en possession de plusieurs contes indiens qui expliquent les passages obscurs du conte mongol et permettent d'en combler les lacunes. Preuve cer-taine de leur antériorité, quant à la conception, par rapport au conte mongol.

A

U N C O N T E L I T T É R A I R E D E L ' I N D E D U S U D

Le spécimen le plus important de ces contes indiens ne nous est malheureusement arrivé que par l'intermédiaire d'un littérateur

de sollicitude « pour le bien de tous les êtres qui respirent», le « làmaNàgârdjouna », qui a entendu la conversation de la famille royale, et il adresse à celle-ci un discours : « Rien de ce qui existe n'est éternel ! les trois mondes sont vides ! tous ceux qui sont tombés en proie au sansâra (au tourbillon de la vie qui, d'après le bouddhisme, entraîne les êtres indéfiniment d'une existence dans l'autre) sont soumis aux maux et aux souffrances. Tout enseigne : je suis RIEN... »

(1) Pantschatantra, I, p. 411.

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du Sud de l'Inde, arrangeur parfois infidèle des vieux contes tra-ditionnels ; mais, dans le cas présent, les traits principaux du récit ont été respectés ou peuvent facilement se reconstituer.

Voici le résumé de ce conte, qui fait partie d'un livre en langue tamoule, intitulé MadanaJcamarcidjanlcadat, « Histoire du râdja Ma-idana Kâma » (1) : [

Un roi dépossédé e t ru iné condui t ses deux f i ls , tou t j eunes dans un v i l l age voisin, et p r ie un v i eux b r a h m a n e , qui y t i en t école, de les i n s t ru i r e , lui o f f r a n t , pour sa pe ine , de lui donne r un des deux pr inces , qui r e s t e r a tou jour s a u p r è s do lui. L a propos i t ion es t accep-tée .

Le b r a h m a n e fa i t de l 'a îné un bouvie r , e t il i n s t r u i t soigneu-sement le c a d e t : il lui app rend « l a jong le r ie , l ' a r t mag ique de faire· pas se r son âme dans d i f f é ren t s corps , e t d ' a u t r e s tours d ' ad resse . » Le j eune pr ince acqu ie r t auss i du b r a h m a n e la f a c u l t é de dev ine r les sen t imen t s e t les in ten t ions d ' a u t r u i ( J n â n a d r i s h t i ) .

Quand il (est devenu e x p e r t dans t o u s ces a r t s , il p é n è t r e les in ten-t ions du b rahmane , lequel veut a r r a n g e r les choses de façon à f a i r e croi re au père que son second f i l s n ' e s t bon à r i en et que le m i e u x est de le laisser au b r a h m a n e et de r a m e n e r à la maison l ' a îné . Le j eune homme se décide auss i tô t à a l le r a v e r t i r ses p a r e n t s e t leur indiquer ce qu'i ls au ron t à fa i re . L a nu i t venue , il f a i t e n t r e r son âme dans' le corps d 'un milan m o r t e t s ' envole à t i r e d 'ai les v e r s la maison pa te rne l l e où, r e p r e n a n t sa f o r m e na tu re l l e , il donne de ra-pides expl ica t ions à ses p a r e n t s ; puis , r e d e v e n u mi lan , il r e t o u r n e chez son maî t re .

Quelques jours après , a r r i v e n t chez le b r a h m a n e les p a r e n t s du j eune homme, et, m a l g r é tout ce que le b r a h m a n e peu t leur dire , le p è r e déclare qu'il r e p r e n d r a le second de l eu r s f i ls . De là, f u r e u r du b r ahmane , qui ne penis|e plus qu ' à se venger .

Kevenu chez ses pa ren t s , le j e u n e h o m m e di t à son p è r e que le roi de la ville f a i t c h e r c h e r p a r t o u t une poule (le m ê m e r ace qu 'un superbe coq auquel il t i en t b e a u c o u p : le j eune l iomme se c h a n g e r a en une semblable poule, que le p è r e v e n d r a t r è s c h e r au roi, e t la poule t rouve ra moyen de s ' é chappe r e t de r e v e n i r , sous sa f o r m e vér i tab le , à la maison. Tout se p a s s e ainsi .

Ensu i te , le jeune homme p r e n d la f o r m e d 'un beau cheva l , que le p è r e doit al ler vendre . M a l h e u r e u s e m e n t l ' a che t eu r , c 'es t le b r a h m a n e , qui a reconnu son disciple dans le c h e v a l ; et le p r ince m é t a m o r p h o s é , que le b r a h m a n e c r a v a c h e à o u t r a n c e e t épu ise de fa t igue , es t au momen t de pér i r , quand il aperço i t dans une m a r e un poisson m o r t : il « e n t r e dans le corps de ce poisson ». A u s s i t ô t « la vie q u i t t e le cheval , et il s ' a f fa isse p a r t e r r e ». Le b r a h m a n e dit .alors à ses écol iers d 'épuiser la m a r e et de tue r tous les poissons. Mais le pr ince , voyan t eur le bord de la m a r e le corps d 'un buf f le , que des s a v e t i e r s on t

(1) Ce livre tamoul, qui aurait été rédigé au XVIIe siècle, a été traduit en anglais, sous le titre de The Dravidian Nights Entertainments, par le Pandit Natesa Sastri (Madras, 1880). Notre conte est le n° 1.

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l a i s s é là, p e n d a n t qu ' i l s son t a l l é s c h e r c h e r des out i ls pour le dépecer , e n t r e d e d a n s e t s ' e n f u i t . L e m a î t r e se m e t à la pou r su i t e du bu f f l e e t o r d o n n e au s a v e t i e r (ici i l e s t ques t ion d 'un seul s a v e t i e r ) de le to r tu r ie r (1). A l o r s le p r i n c e p r e n d la f o r m e d 'un p e r r o q u e t , dont il d é c o u v r e la dépou i l l e d a n s u n a r b r e , e t le m a î t r e , p r e n a n t la f o r m e d 'un o i s eau de p ro ie , se m e t à sa poursu i te , p a r mont s e t p a r vaux, j u s q u ' à ce qu ' i l s a r r i v e n t d a n s u n e ville. Le pe r roque t , au m o m e n t d ' ê t r e p r i s , Vole v e r s le p a l a i s du roi du p a y s e t se r é f u g i e , p a r une f e n ê t r e o u v e r t e , d a n s la c h a m b r e de la p r inces se , qui lui f a i t bon accue i l . A u b o u t de q u e l q u e t e m p s , il r e p r e n d sa f o r m e n a t u r e l l e e t r a c o n t e son h i s t o i r e à la p r i nce s se , qui ne veu t plus que lui pour m a r i .

B i e n t ô t , c o m m e u n e de ses f a c u l t é s m a g i q u e s l ' ava i t f a i t p r évo i r au p r i n c e , son a n c i e n m a î t r e se p r é s e n t e au pala is à la t ê t e d 'une t r o u p e de d a n s e u r s de corde , e t l eu r s t ou r s fon t tan t de p la i s i r au roi q u e celui-ci p r o m e t au m a î t r e de lui donne r ce qu'i l d e m a n d e r a . Le m a î t r e d e m a n d e le p e r r o q u e t de la p r inces se . Mais la p r inces se a é t é i n s t r u i t e à l ' a v a n c e p a r le p r ince de ce qu'el le doit f a i r e ; elle t o r d le cou au p e r r o q u e t e t l ' envo ie a insi au r o i : a u p a r a v a n t le p r i nce a f a i t p a s s e r son â m e d a n s le col l ier de pe r l e s de la p r inces se . Le m a î t r e ne se t i e n t p a s pou r b a t t u , e t il d e m a n d e au roi le col l ier de sa f i l l e . A l o r s la p r i n c e s s e , t o u j o u r s d ' ap r è s les i n s t ruc t i ons du pr ince, r o m p t le f i l de son col l ier e t en j e t t e dans la cour les pe r l e s , qui d e v i e n n e n t a u t a n t de ve r s . A u s s i t ô t le m a î t r e se change en coq, et il se m e t à p i q u e r les vers . Mais le pr ince , se t r a n s f o r m a n t en cha t , é t r a n g l e le coq. — N a t u r e l l e m e n t le p r ince épouse la f i l le du roi.

Nous avons donné, tel qu'il était certainement à l'origine, le dénouement du combat entre les deux magiciens. Le littérateur tamoul, qui affadit parfois ses originaux, édulcore ce dénouement : au lieu d'être tout à fait étranglé, le brahmane ne l'eat qu'à moitié ; il obtient miséricorde! et en est quitte pour un mea culpa avec promesse de ne plus recommencer.

Β

CONTES ORAUX INDIENS

Il est nécessaire, pour reconstituer, autant que possible, la forme indienne primitive, de rapprocher du conte littéraire tamoul divers contes oraux indiens, très intéressants bien que frustes par endroits (on n'a pas toujours la chance, quand on recueille des contes, de tomber sur des récits auxquels une transmission orale de tant de siècles n'a fait subir aucune altération) .

(1) Un autre conte indien nous permettra de rétablir, plus loin, ce passage devenu ici inintelligible et absurde.

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a)

Prenons d'abord l'intro ludion, l'entrée du héros chez le ma-gicien.

Voici, pour commencer, un groupe de trois contes: l'un, pro-venant de la vallée du Haut-Indus et, très probablement, du village de Ghâzi, à trente milles en amont d'Attock (1) ; les deux autres, de la vallée du Gange, où ils ont été recueillis, le premier à Gayâ-dharpour (District de Ghâzipour, Division de Bénarès), le second à Mirzâpour (District du même nom, et également Division de Bénarès) (2) .

Dans les trois contes, ce ne sont pas, connue dans le conte ta mou 1, les deux fils d'un roi détrôné, mais les deux fils d'un pauvre brahmane, que leur père confie, pour être instruits, 'h un per-sonnage qu'il ne sait pas être magicien. (Dans les deux contes de la région de Bénarès, c'est le père lui-même qui les conduit chez un sâdhou ou chez un gousâin (·!). Dans le conte du Haut-Indus, un fakir (4) passant près de la chaumière du brahmane et le voyant préoccupé du sort qui attend, après sa mort, ses fils sans instruction, lui offre de les prendre chez lui) .

Les conditions faites ici non par le père, mais par le magicien, — ce qui est plus naturel, — sont, comme dans le conte tamoul, qu'au bout d'un certain temps, le père reprendra l 'un de ses fils et laissera l'autre au maître.

* * *

Un conte recueilli dans le pays des Santals, petit peuple de langue et d'origine non aryenne, enclavé dans le Bengale, d'où

(1) CH. SWYNFFKIITON, Indian Xiç/hls Entertainment ; or, Folk-Talcs from tlie Upper-Indus (Londres, 1892), n° 57. — Voir, pour le pays où le conte il été recueilli, l 'Introduction, pp. 11-12.

(2) Voir la revue North Indian Xotcs and Qucries, dans laquelle M. W. CIIOOKE a publié tant de contes indiens du plus liant intérêt, recueillis par lui durant son long séjour dans l'Inde (juin 1895, n° 70, et décembre 1892, n° 578).

(3) Sâdhou est un adjectif avec la signification de bon. Comme substantif, c'est une désignation respectueuse d'un homme de caractère religieux. Il n'est pas nécessaire que le sâdhou ait renoncé au monde. — (lousàin, ou plutôt r/osâin, est un titre honorifique désignant, chez les adorateurs de Vichnou, les membres (le certainss confréries ou ordres, de situation sociale respectable.

(4) Le mol fakir, d'origine musulmane, s'applique, dans l'Inde moderne, à toute espèce de religieux personnage, quelle que soit sa religion (R. C. Temple, dans Wide-Awake Storics, contes du Pendjab et du pays de Cachemire, Bombay, 1884, p. 321.)

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lui sont arrivés une quantité de contes, a une introduction diffé-rente ( I ) :

Un râdjâ, qui a sep t f emmes , n 'a pas d ' enfan ts . Un yoghî (2) lui p r o m e t de lui donne r le moyen d 'en avo i r ; mais a u p a r a v a n t le r â d j â d e v r a s ' engage r à donne r au yogh î le preniiei ' e n f a n t qui n a î t r a ; les s u i v a n t s a p p a r t i e n d r o n t à leur père . Le r â d j â accepte ce t t e ex igence ; a lors le yoghî lui di t de f a i r e m a n g e r à ses sept f e m m e s s e p t mangues , cuei l l ies dans de c e r t a i n e s conditions, et il s ' ensui t qu 'une des rânîs m e t au m o n d e des j umeaux . Quand les pe t i t s p r inces ont un p e u grandi , le yogh î se p r é s e n t e et les r éc lame tous les deux, d i san t qu ' i l s sont nés en m ê m e t e m p s : il leur a p p r e n d r a la magie , et il en l a i s se ra un r e t o u r n e r cliez son père . Le roi f ini t par donner son c o n s e n t e m e n t (3).

Le trait qui distingue cette introduction des précédentes, le roi devenant père par la puissance du yoghî, est un trait bien connu dans les contes indiens, où parfois, — pas toujours, — ce trait se rapproche encore davantage <lu conte santal par la promesse faite au yoghî de lui donner un des enfants qui naîtront. Mais, môme ainsi précisé, il amène d'ordinaire une tout autre suite d'aventures que celle du conte santal et des contes similaires, du type du Magicien et son, apprenti. Ainsi, le yoghî d'un conte du Kamaon, dans l'Himalaya, est un ogre : dans sa maison, où il enferme le jeune prince qui lui est livré, celui-ci trouve une chambre toute remplie

(1) <: II. IÎOMP.VS. Folktales of llie Santal /'arganas (Londres, 1909), n° 36. (2) Yoghi signifie « possesseur tin yoga, adepte du yoga », lequel yoga a des signi-

fications var iées : système philosophique particulier; union mystique avec la divinité; pratiques ascétiques. plus ou moins sévères el cruelles, souvent char'.a-tanesques ; pouvoir magique qu'on s'assure par certaines pratiques secrètes. Le tonne de yoghi est donc pris dans toute sorte d'acceptions, depuis celle de saint jusqu'à celles de sorcier el de charlatan.

(3) Résumons un épisode par lequel le c uite de l'enclave sanlalienne se rattache à l 'un des deux contes de la région de Bénarès : Le yoghi donne à chacun des deux petits garçons un pol à eau, avec ordre de le remplir chaque malin de rosée; mais, avant qu'ils en aient recueilli suffisamment, le soleil vienl sécher la rosée. Γη jour, le « plus jeune » emporle secrèlrmcnt un chiffon, qu'il trempe dans la rosée et presse ensuite : de celle façon le pol estbienlôl rempli. L'« aîné », voyant rempli le pot de son frère, va remplir lésion à un réservoir; niais le yoghi ne s'y trompe pas, et il dit à l'aîné qu'on ne pourra jamais lui apprendre à fond la magie. (lot épisode se présente, dans le coule de (Jayàdharpour de la manière suivante : l u jour, le sàdliou appelle les deux frères el leur commande de lui apporter chacun un Iota (\ase de mêlai, servant aux usages domestiques) plein (le tclée blanche (hoar-fnist). L'un d'eux, qui esl très diligent, recueille, d'une façon ou d'une an Ire (siunrhotr or olhcr), sur le gazon et sur les fouilles des arbres, de (|iu.i remplir un loin. L'an Ire, qui esl pares eux, s'en va à un réservoir et remplit d'eau son Iota. Le sàdhou expose les deux lolas au soleil et il reconnaît vite lequel contient la gelée blanche, et lequel, l'eau. Alors il se met à instruire le jeune garçon diligent et n'enseigne rien à l'autre.

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d'ossements humains. Ainsi encore, dans un conte du Bengale et dans un conte des '« Provinces Nord-Ouest » (District de Mirzâ-pour), l'intention du yoghî ou du sâdhou est d'immoler le prince à la sanguinaire déesse Kàli (1) .

Bien p lus d i f f é ren te enco re de la f o r m e d ' in t roduct ion donnée en premier lieu, es t celle d 'un conte p r o v e n a n t auss i des « P r o v i n c e s Nord-Ouest » ('2) :

Un roi, pass ionné pour les spec tac les de tou te sor te , se p la in t un jour à son viz i r de n ' avo i r pas vu depu i s l o n g t e m p s de jong leu r s , p r e s t i d ig i t a t eu r s , etc., e t il o rdonne au vizir de lui f a i r e voir que lque chose qui l ' amuse v r a i m e n t . Le vizir ob t i en t un délai de six mois et se met en rou te avec son f i ls , fo r t j eune , qui l 'a suppl ié de l ' emmener .

Dans une ce r ta ine ville, en se p r o m e n a n t clans le bazar , ils vo ien t un halvâi (sorte de conf i seur ) (1), occupé à confec t ionne r ses dou-c e u r s : au lieu de bois, i l ( m e t dans ison f o u r n e a u u n e de ses j ambes , qui f lambe auss i tô t « comme un morceau de bois sec », pu is il la r e t i r e in tacte (4). Le vizir se dit que ce t ou r d i v e r t i r a i t b ien le roi, et , pour que son fi ls a p p r e n n e à l ' exécu te r , il le donne comme a p p r e n t i au lialvài.

Au lieu d ' ins t ru i re le f i ls du Vizïr, le halvô^i l ' e n f e r m e dans un rédu i t obscur et lui me t sur la po i t r ine une éno rme p ie r re , qu' i l enlève seulement quand il lui a p p o r t e une t r è s ma ig re p i t ance .

(1) Voir, dans la Rente des Traditions populaires de 1910, notre travail Le Conte de « la chaudière bouillante et la Feinte maladresse », dans l'Inde et hors de l'Inde (§§ 1 et 2 \ et dans nos Contes populaires de Lorraine (Paris, II. Champion, 1886), tome I, les remarques du n" o, p, 80. et du n" 12, pp. lW-150.

(2) C'est encore M. W. CROOKE qui a recueilli ce curieux conte (North Indian .Yoles and Queries, décembre 1894, n° 352).

(3) Le mot halvâi est un de ces mots arabo-persans qui, au temps des conquérants Mogols, se sont introduits dans un des dialectes modernes de l'Inde, l'hindoustani ; il signifie originairement «fabricant de haïra ». Notre savant ami, .M. E. BLOCHIT, Bibliothécaire au Département des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale, a bien voulu nous donner, à ce sujet, d'intéressants renseignements. Le mot haïra est arabe et désigne toute chose sucrée; il est entré dans la langue persane, où son équivalent purement persan est shrini. Le haïra et les shrini sont toute sorte de pâtes, plus ou moins molles et translucides, très sucrées. Un poème persan porte le titre de λ'αη u haïra, « Pain et sucreries ». Ce qui est cer ain. c'est que le mot haïra a passé de l'arabe dans le persan, et de là dans l'Inde, et que l'arabe l'a également prêté au turc. Le mot haïrai est proprement un adjectif persan, formé ré-gulièrement; sou correspondant turc serait halradji.

(4) Ce trait bizarre est bien indien : dans un conte du Haut-Indus (Swynnerton, op. rit,, pp. 233-231·), une sorcière, pour faire cuire son pain, prend sa petite fille endormie et met les piecls de l 'enfant dans le feu, où ils brûlent « comme du bois sec », sans que la petite se réveille. Ensuite la sorcière lui plonge les jambes dans une certaine eau, et il n'y parait plus.

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Or, le h a l v â i a u n e f i l l e qui s ' ép rend du j eune garçon et lui a p p o r t e en c a c h e t t e u n e b o n n e n o u r r i t u r e . Un jour , la j eune fille, qu i es t u n e p l u s h a b i l e m a g i c i e n n e que son p è r e (elle a lu « les t r e ize l i v r e s » t a n d i s q u e le h a l v â i n ' en a lu que douze), di t au j e u n e h o m m e : « Mon p è r e n e t ' e n s e i g n e r a j a m a i s ce que tu dés i res a p p r e n d r e . Si j e t ' a b a n d o n n e à ton des t in , tu p é r i r a s dans ce c a c h o t ; m a i s je t ' a ime e t j e m ' e x p o s e r a i à t o u t p o u r toi. J e vais d ' abord t ' e n s e i g n e r la magie , e t e n s u i t e t ' a i d e r à t ' I échapper . » L a j eune f i l le lui f a i t lire, en e f fe t , l e s t r e i z e l i v r e s de m a g i e .

Q u a n d le v iz i r r e v i n t c h e r c h e r son fils, le h a l v â i lui dit qu'jtf le lui a m è n e r a à te l e n d r o i t ; ma is , en r éa l i t é , il veu t f a i r e p é r i r le j e u n e h o m m e . Celui-ci , a v e r t i p a r la f i l le du ha lvâ i , t r o u v e moyen de d é j o u e r les m a u v a i s des se ins du magic ien .

Nous aurons à relever plus loin divers traits de la clernièrle partie de ce conte. Nous occupant, pour le moment, de l'introduc-tion, nous noterons qu'ici c'est un seul fils qui est donné par son père en apprentissage au magicien (1).

Il convient aussi d'attirer dès maintenant l'attention sur un trait particulier, que nous retrouverons plusieurs fois, quand nous suivrons les diverses formes de notre conte, de l'Inde aux extré-mités occidentales de l'Ancien Continent, le trait du héros conseillé, aidé par la fille de son ennemi.

b) Il manque, dans les trois contes du premier groupe et dans le

conte santal, l'excellent trait qui, dans le conte tamoul, montre le héros mettant à profit sa connaissance de la magie pour se chan-ger en oiseau et aller dire à son père de le choisir, lui, et non son frère. Dans ces contes, le jeune garçon fait cette com-munication à son père sous sa forme naturelle, à l'insu du ma-gicien .

Inutile d 'ajouter que l'histoire du fils du vizir chez le halvâi ne comportait pas ce trait, puisque là il n'y a pas de choix à faire entre deux fils, mais seulement un fils à reprendre.

C)

Nous arrivons aux transformations. Parmi les contes de cette famille recueillis jusqu'à présent

dans l'Inde, il en est un, le conte santal, où la série de transfor-

(1) O.i se rappelle que le conte santal a, pour ainsi dire, fusionné le thème du présent conte, le Fils unique remis au magicien, avec le thème des Deux fils : les deux fils du ràiljà sonl jumeaux et ne comptent que pour un.

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mations par lesquelles le maître et le disciple se combattent, est précédée de transformations dans lesquelles ils agissent d'ac-cord.

Constatons d'abord que, dans le conte santal, le trait du choix d'un des deux fils par le père a été modifié. Quand le yoghî ramène les deux jeunes gens chez le râdjâ, celui-ci voudrait garder le plus jeune ; mais, le yoghî s'y refusant, le jeune gar-çon dit tout bas à sa mère de ne pas insister, et qu'il trouvera moyen (de revenir. Les (parents le laissent donc aller.

Le récit se poursuit ainsi :

Lo yoghî et le j eune garçon f a i s a i en t de la m a g i e : a insi , le yoghî prenait· la fo rme d'un j eune homme, e t le j e u n e garçon devena i t un bœuf. Le yoghî se r enda i t dans un v i l l age et venda i t le bœuf un bon p r i x ; mais il nie l iv ra i t pas la l onge ; il par ta i t , et f a i sa i t que lque chose avec la longe (lie would do somctliincj wilh the tethering rope). et le jeune garçon r ep rena i t sa f o r m e e t s ' é c h a p p a i t pour a l ler re-t r ouve r le yoghî . Quand les a c h e t e u r s a l l a ien t à l ' é t ab le pour voir leur bœuf, ils 11e t rouva ien t p lus r ien, et , quand ils c h e r c h a i e n t le vendeur , le yoghî ava i t c h a n g é de fo rme , si bien qu' i l 11e pouva i t ê t r e reconnu. De ce t t e façon, ils t r o m p è r e n t bien des gens et lii 'cnt une for tune .

Qu'est-ce qu'est, dans l'imagination des conteurs santals (ou plutôt des conteurs hindous dont les Santals' répèient plus ou moins intelligemment les récits), cette manigance que le magicien fait avec la longe pour opérer, de loin, la retransformation de son disciple? Il serait difficile de le dire (1) .

Ce trait, du reste, comme le trait de la vente du disciple par le maître, est spécial au conte santal. Dans les autres contes oraux indiens de cette famille, ainsi que dans le conte littéraire tamoul, c'est le jeune homme lui-même qui, rentré à la maison paternelle,

(1) Nous ne pouvons nous empêcher de penser ici à la manière dont certain conte irlandais, du type que nous étudions, présente cet épisode de la longe (Jeremiah Curtin, Mijtlis and Folk-lore of /reland, Londres, 1800, pp. 139 et suiv.) : « Ne vendez la bride pour quelque prix que ce soit », dit le fils à son père, avant de se faire conduire au marché sous forme de cheval; « le cheval une fois vendu, revenez à l'endroit où nous sommes maintenant, secoueζ la bride, et je serai la, sous nia propre forme, devant vous)). Ici, comme dans le conte santal, nous avons la retransformation à distance. — Dans un conle serbe (Wuk Stephanowitsch Karadschitsch, Volksnuerchen der Serben, Berlin, 18oi, n" 9), le pè e doit, dès qu'il aura reçu l'argent de la vente, retirer le licou et en frapper la terre. Et aussitôt acheteur (sic) et cheval disparaissent. Quand il rentre à la maison avec le licou, son fils y est déjà. — Chez les Serbes et chez les Irlandais, le père du jeune homme métamorphosé « fait quelque chose » avec la bride ou la longe, comme chez les Santals. Mais est-ce la même chose ?

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a l'idée de se transformer, par son art magique, en bœuf ou en cheval pour se faire Vendre par son père. Et, — trait (qui fait défaut dans le conte tamoul, — il recommandé à son père de ne pas livrer à Vacheteur la longe, le licou, la bride.

Le conte du Haut-Indus a cherché à donner la raison de cette recommandation :

Une p r e m i è r e fois, le j eune garçon s 'es t fai t vendre sous for-m e de bœuf , e t l ' a c h e t e u r a consent i à laisser la t ê t i è re (,headstall) e n t r e les m a i n s du pè r e . Le b r a h m a n e r ep rend donc le chemin de la maison, la t ê t i è r e sur l 'épaule. Au bout de quelque temps,, il s ' aperço i t que la t ê t i è r e n 'es t plus là, et il se dit qu'elle doit ê t r e tombée sur la rou te . R e n t r é chez lui, il y t rouve son l'ils, qui lui a p p r e n d que c'était lui-même qui était la têtière.

La suite du récit est altérée, et la nouvelle recommandation que Va faire le jeune garçon ne servira à rien :

Quand tou t l ' a r g e n t qu 'a produi t la vente du bœuf se troulVd dépensé , le j e u n e ga rçon i,se t r a n s f o r m e en che'val et r e c o m m a n d a à (son p è r e de ne p a s se dessa i s i r de la b r ide bridle). )

Sur le m a r c h é , le f a k i r , qui rôde dans la ville, t ou rne au tour du cheva l , e t , p e n d a n t que le brahmjane, qui est en selle, discute avec les cha lands , il donne ,un g rand coup de bâ ton au clieval qui sau te en l 'a ir , d é s a r ç o n n e le b r a h m a n e et p a r t au galop, poursu iv i p a r le f a k i r , qui c r i e : « T u ne m ' é c h a p p e r a s p a s ! J e suis le M a î t r e ! »

En l ' e n t e n d a n t le j e u n e garçon qui est sous la f o r m e de la br ide (in the shape of the bridle), a r r ê t e cour t le cheval «e t , p a r le pouvoir de son a r t mag ique , le c h e v a l d ispara i t , et le jeune garçon lui-même dev ien t un p igeon. »

Dans le conte de Gayâdharpour, autre manière de motiver les (choses :

Le p è r e a y a n t p a r oubli , laissé le sâdhou p rendre possession du licou (halter), le sâdhou se fa i t p o r t e r p a r le cheva l à son e rmi tage , où il l ' a t t a c h e à un p o t e a u ; mais il se garde, bien de lui enle'ver la b r ide ( r e i n ) : «il s a v a i t que, s'il le faisai t , le cheva l m o u r r a i t » . Un jour, p e n d a n t l ' absence du sâdhou, celui des deux fi ls du b r a h m a n e qui (est r e s t e au se rv i ce du sâdhou dans l ' e rmi tage , mène le che-val à l ' ab reuvo i r , et , n ' a y a n t pas reçu d 'ordre à ce su je t , en lève la br ide . Immédiatement le cheval meurt. Le sâdhou r e n t r é à la mai-son et voyan t ce qui e s t a r r ivé , consul te ses l ivres et y app rend que le j e u n e h o m m e e s t t r a n s f o r m é \en poisson dans l ' abreuvoir .

On peut se demander s'il n'y aurait pas dans ce passage un souvenir de quelque chose d'analogue au passage du livre tamoul

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où le héros, transformé en cheval, fait passer son âme clans un poisson mort. Et aussitôt, dit le livre tamoul, « la vie quitta le cheval, et il s'affaissa par terre ». — On a vu que, dans le conte du Haut-Indus, le cheval « disparaît », quand la bride, qui est le jeune garçon transformé, devient un pigeon (1).

Les conteurs hindous, comme on voit, cherchent à expliquer ce trait de la bride magique, ou plutôt à en retrouver l'explication ; car évidemment il doit avoir eu un sens à l'origine. 11 faut constater qu'en dehors de l'Inde on a pris, le plus souvent, la chose telle qu'elle était transmise : la bride empêchera le jeune homme de se clémétamorphoscr ; inutile de savoir pourquoi.

Le plus souvent, disons-nous ; car un conte grec moderne do Γile de Syra le donne tranquillement, ce pourquoi (2) :

« L a vieille conduisi t la mule au m a r c h é e t la vendi t s ix mi l le p i a s t r e s ; mais , elle ga rda le licou. Et , comme elle s 'en r e t o u r n a i t à la maison, le jeune homme a r r i v a i t d e r r i è r e e l le ; ca r c'est lui qui était le licou. »

Un conte arabe d'Egypte ne s'exprime lias aussi explicitement, mais il est, au fond, aussi affirmatif (3) :

Le magicien a y a n t f a i t a che t e r , b r ide compr i se , à la m è r e cl y Mohammed l 'Avisé le chameau qui n ' e s t a u t r e que Mohammed mé-tamorphosé , dé tache la br ide e t dit au cou r t i e r de p r e n d r e le cha-m e a u : « J e ne veux que la b r i d e . » 11 m e t la b r ide dans sa, sacoche (La sacoche, qui a deux poches, e s t posée sur la seùe du c h e v a l de so r t e qu 'une poche pend de c h a q u e côté, de la m o n t u r e . On s ' ass ied dessus et on a, p a r conséquent , u n e poche sous chaque j a m b e ) . Pu i s il 2>ousse son cheva l dans le dése r t , « c h a r m é d 'avoir p r i s Mo-h a m m e d l 'Avisé» . «11 leva le p ied comme cela [sans doute dans sa joie], et Mohammed l 'Avisé [ s en t an t que la poche de la sacoche dans laquel le se t rouva i t la b r ide n ' é t a i t p lus m a i n t e n u e bien f e r m e p a r la jambe du magic ien] sortit sous la f o r m e d 'un corbeau e t s 'envola . »

Dans ces deux contes, l ' expl ica t ion es t b ien la m ê m e que danq le conte du Haut - Indus .

(1) Il paraît qu'un poème français-normand, le Lai de l'Epine, qui serait du temps de Marie de France (seconde moitié du ΧΓΙ" siècle), présente un trait de ce genre. D'après l'analyse donnée par M. RUDOLF ZESKKII (Zeitschrift fur romanische Philologie, année 1 SO.'Î, p. 2.'ilî et suiv.), le héros prend à un ennemi vaincu un cheval qui a cette propriété merveilleuse de rester frais et vigoureux, tout le temps qu'on ne lui a pas enlevé sa bride. Ce cheval rend longtemps de bons services; mais, un jour, la femme du héros, par curiosité, enlève la bride, et c'en est fait du cheval.

(2) ,1. G. VON HAHN, Griec/iische und albanesische Mxrchen (Leipzig, 1861), n" 08. (3) G. SI'IXTA-BEY, Contes arabes modernes (Leyde, 1883), n° 1.

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Nous avouons qu'un instant, un court instant, nous avions cru trouver une lumière dans un conte indien versifié au xie siècle de notre ère par le Cachemirien Somadeva dans son Kathcv Sarit Sâgara (« L'Océan des Fleuves de contes »), d'après un ouvrage, plus ancien (1)

A B é n a r è s , u n e j e u n e e t b e l l e m a g i c i e n n e , p o u r se v e n g e r d e c e r t a i n j e u n e b r a h m a n e , l ' a t t i r e a u p r è s d 'e l le , lui p a s s e e n r i a n t a u t o u r du cou u n e c o r d e q u ' e l l e noue , e t i m m é d i a t e m e n t le b r a h m a n e e s t t r a n s f o r m é e n b œ u f ; e n s u i t e il e s t v e n d u . U n e a u t r e m a g i -c i e n n e r e c o n n a î t c e q u ' i l e s t r é e l l e m e n t ; e n l ' a b s e n c e de l ' ache-t e u r , e l l e d é n o u e la c o r d e , e t le j e u n e h o m m e r e p r e n d sa formai n a t u r e l l e .

Sans doute, dans ce vieux conte indien, comme dans notrfo famille do contes, le héros doit rester animal (soit bœuf, soit cheval), tant que demeurera en place la corde ou le licou ; mais la ressemblance ne Va pas plus loin. Dans notre famille de contes, si le. héros est transformé en cheval, ce n'est nullement parce qu'on lui aurait, mis le licou ; ce n'est pas davantage parce qu'il Be le serait mis à lui-même : du moins, rien ne l'indique (2).

(1) Livre VII, chap. XXXVII(traduction anglaise do C. IL TAWNEY, Calcutta, 1880, t . I. p. 342).

(2) Un épisode de VHisloire de Bedr Bàsim, dans les Mille et une Nuits (t. XIII, ]). 44, seq. de la t raduct ion a l lemande de HENMNG) offre beaucoup d'analogie pour l ' idée avec le conte indien du Kathâ-Sarit-Sûfjara (une créature humaine est t r ans fo rmée en an ima l pa r le fait d 'un ennemi; puis une personne amie lui rend sa forme naturelle) , et le Irait do la bride y figure formellement; mais ce n'est pas non plus dans ce conte a rabe qu'il fau t chercher l 'explication de cc t ra i t . Voici le passage : La reine Làb, g rande magicienne, veut t ransformer en mulet le roi Bedr Bàsim, qu 'un nauf rage a jeté dans le pays de cette reine, mais, grâce aux aver-t issements d 'un protecteur , expert dans la magie, Bedr Bàsim est sur ses gardes, et c'est la magicienne elle-même qui est t ransformée en mule par le moyen de paroles que Bedr Bàsim prononce en je tan t à son ennemie do l 'eau à la figure après avoi r réussi à lui fa i re manger d'un certain gâteau, préparé par le bon magicien, son protecteur. Ce dernier lui dit alors de monter la mule et de qui t ter le p a y s ; mais il lui r ecommande de ne livrer la bride à personne. Sur son chemin, Bedr Bàsim rencontre une vieille femme qui le supplie de lui vendre la mule. Pour se débar rasser de son impor luni té , il fai t un prix exorbi tant . La vieille, qui est la mère de la reine Làb, donne immédia tement ce prix, et liedr Bàsim esl obligé d 'exécuter h; marché . Alors la vieille ret i re à la mule le mors de la bouche; après quoi elle lui di t en l ' aspergeant d 'eau, de reprendre s i première forme. Et c'est ce qui a lieu aussi tôt . — Dans ce conte arabe, la bride est, on réalité, un détail sans impor tance : ce n 'est point cette bride qui opère la métamorphose, mais une tout au t r e opérat ion magique, assez compliquée (gâteau enchanté, formule prononcées aspersion d'eau), et cJesl également une opération magique dans le même genre (formule et aspersion) qui l'ait cesser la métamorphose. Le t ra i t de la corde (ici de la bride) du conte indien, — t ra i t devenu tout à fa i t superflu (le récit ne dit pas même que Bedr Bàsim a oublié de se réserver la bride), — a été reproduit mach ina lemen t pa r le i conteurs a rabes .

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M. Johaînnes Iiertel, qui a entrepris, — comme 011 l'a vu au commejncement de ce travail, — de véritables explorations à travers l'immense littérature de contes des Djaïnas, a déco υ -vert, dans un ouvrage sanscrit inédit, faisant partie de ceitte littérature et intitulé Dharmakalpadruma (mot à mot « L'Arbre, à souhaits de la loi (religieuse et morale) », c'est-à-dire le livre qui donne à souhait des enseignements religieux et moraux) (iv, 8, strophes 177-183) le curieux épisode suivant, dont il a bien voulu nous envoyer la traduction :

Le héros, Soûra, devenu veuf, se rend dans la maison de son frère, lequel n'est pas en ce moment au pays :

Strophe 178. So,û|ra s ' incl ina d e v a n t la f e m m e de son f r è r e , e t . r e t e n u pa r l 'a imable t r a i t e m e n t qu' i l r e çu t d'elle, il r e s t a l à ; ca r elle se rva i t son beau- f rè re veuf , jour e t nui t .

179. Un jour , ce t t e f emme débauchée (ausschweifende Frau) é t a i t en t r a i n de lui o indre d 'huile la tê te , quand e n t r a un laboureur , t e n a n t une corde à boeufs.

180. Celui-ci d i t : « I l y a un i n s t an t , m è r e [ t e rme de r e spec t ] , mon beau t au reau , nommé Minta , v i en t de mour i r . Voici q u ' a r r i v e le t emps des semail les , e t il f a u t que je me p r o c u r e un a u t r e tau-reau . »

181. Alors elle j e ta v i te de la pous s i è r e sur la t ê t e de son beau-f r è r e , et auss i tô t il devin t un buf f l e . [Ici, lacune de hu i t sy l labes dans le manuscr i t . ] .

182. Le laboureur le p r i t e t l ' employa l o n g t e m p s à t i r e r sa char -rue . Mais, un jour, la inastcî [le t rou p e r c é dans la cloison des naseaux du buf f l e ,et p a r lequel p a s s a i t la co rde j s ' a r r a c h a , e t Soûra recouvra sa vé r i t ab le fo rme .

183. E f f r ayé , il s ' en fu i t au p lus vi te , et le l aboureu r se mi t à cour i r après lui....

Malgré les obscurités d'un récit abrupt, il est certain que nous avons affaire ici à un thème analogue à celui du conte de Somadeva. La transformation du héros en animal (en môme ani-mal) est, dans les deux récits, l 'œuvre d'une méchante femme. Dans la métamorphose du héros djaïna, il est question de poussière, non de corde ; mais la corde se reconnaît dans la retransformation. Si le héros reprend sa forme humaine, c'est bien, semble-t-il, paree que la corde s'est trouvée enlevée des naseaux du buffle, la cloison qui la retenait s'étant rompue. — Une vraie différence entre le conte djaïna et le conte de Soma-deva, c'est que la délivrance de Soûra est due au hasard, à

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un accident, et non point à l'intervention d'une bienveillante personne.

Dans le conte de Mirzâpour, le trait de la bride fait complè-tement «défaut :

L e j eune garçon, a p r è s s ' ê t r e changé en cheval , dit tout s implemnt à son p è r e de le vendre , a j o u t a n t : «Dès que je pour ra i saisir le mo-m e n t , j e r e v i e n d r a i h o m m e e t je r e tourne ra i à la maison. » Le cheva l es t vendu . A pe ine l ' ache teur , ap rès l 'avoir a t t aché , l'a-t-il la issé seul, que le j eune garçon r ep rend sa fo rme na ture l le . Mais quand , de r e t o u r à la maison, il r ega rde au tour de lui, il aper-çoit le gonsâin. A u s s i t ô t il décampe ,et, voyant ' u n rése rvo i r ; il se c h a n g e en poisson e t s a u t e dans l 'eau.

d)

Le trait de la bride ayant été un peu étudié, — nous ne disons pas élucidé, — nous pouvons aborder la série des transformations de combat.

Dans les deux contes de la région de Bénarès, la première trans-formation du cheval est la môme : il se change en poisson, comme le héros du conte tamoul « entre dans le corps » d'un poisson mort. Mais, à la différence du conte tamoul, le magicien ne con-voque pas ses écoliers pour leur faire vider la mare et tuer tous les poissons ; il se transforme, — ce qui est beaucoup meilleur et plus folklorique, — en oiseau-pécheur : le sâdhou du conte de Gayâdharpour, en héron ; la gousâin du conte de Mirzâpour, en bagula (le paddy-bird anglais, loxia oryzivora).

Dans le conte du Haut-Indus, le fakir se change en alligator ; mais, dans ce conte, le jeune garçon a déjà été poursuivi, sous forme de pigeon, par le fakir, changé en épervier (voir plus, haut) . Le pigeon s'étant précipité dans un lac et changé en poisson, l'alligator lui donne la chasse. Au moment d'être pris, le poisson saute sur la rive et, se transformant en moustique, va se cacher dans une des narines d'un pendu. Ce passage étrange rattache le thème du Magicien et son apprenti à un thème que nous aurons à étudier, tout à la fin de ce travail, à l'occasion de la seconde partie de l 'Introduction du iSiddhi-Kûr mongol.

Après la transformation en poisson vient, dans le conte de Gayâdharpour, une transformation du jeune garçon en perroquet

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(comme dans le conte tamoul) et du sâdhou en épervier. Puis le jeune garçon se transforme en collier de diamants, qui va se mettre autour du cou d'une rânî. Le sâdhou, lui, devient un « danseur » (toujours comme dans le conte tamoul) et se présente devant la rânî. Celle-ci est si satisfaite de ses tours, qu'elle lui donne le collier (ici, sans la moindre demande de la part du sâdhou). Alors le jeune garçon devient un tas de graines de moutarde, et le sâdhou un pigeon qui se met à piquer les graines. Tout â coup le jeune garçon se transforme en chat et croque le pigeon.

Cette dernière partie du conte est comme une condensation du dénouement habituel : la rânî réunit en sa personne la fille du roi et le roi lui-même. Mais le conte de Gayâdharpour n'a pas adouci le dénouement: le chat croque bel et bien le pigeon.

λ^οίΐΰ déjà le conte littéraire tamoul rectifié sur un point par ce conte oral de la région de Bénarès. L'autre conte oral de la même région, celui de Mirzâpour, va éclairer un passage inin-telligible du même conte littéraire, le passage du buffle mort et des csavetiers :

P e n d a n t que le gousâin , qui , e n c o n s u l t a n t son l ivre , y a vu le j e u n e ga rçon t r a n s f o r m é en po i sson , e s t , sous f o r m e d 'o i seau-bagu la , à d é v o r e r les poissons du r é s e r v o i r , le j e u n e g a r ç o n voi t un f a b r i c a n t d ' hu i l e qui v i en t f a i r e boi re son b œ u f ; a u s s i t ô t il e n t r e d a n s l ' e s t o m a c du bœuf . Le gousâin , en a y a n t f i n i a v e c les po i s sons e t n ' a y a n t pu t r o u v e r le j eune garçon , c o n s u l t e de n o u v e a u son l i v r e e t dé-c o u v r e que son disc iple e s t d a n s l ' e s t o m a c du bœuf-. A l o r s le gousâ in se r e n d à la maison du f a b r i c a n t d ' hu i l e e t lui o f f r e le p r i x que celui-ci d e m a n d e r a p o u r sa b ê t e . D ' a b o r d le f a b r i c a n t r e f u s é de v e n d r e le b œ u f ; m a i s le g o u s â i n l ' imjpiortune t a n t qu ' i l f i n i t p a r donner son c o n s e n t e m e n t . Le g o u s â i n e m m è n e le bœuf e t le t u e ; pu i s il le coupe e n m o r c e a u x , en m e t t a n t les os à rpart, . Mais le j e u n e garçon, qui é t a i t d a n s u n de ces os, le f a i t s au te r , e t un mi l an s 'en sa is i t et le p o r t e s u r le b o r d de [la rivière, où u n e r â n î se ba igne . Le m i l a n l a i s se t o m b e r l 'os su r les vê te -m e n t s de la r ân î , qui d i t à ses s e r v a n t e s de l ' ô t e r de là e t de le j e t e r . Mais le j eune g a r ç o n , cle d e d a n s l 'os, ta s u p p l i e de lui s a u v e r la vie. A l o r s la, r â n î p r e n d Los e,t le m e t d,ans< s a boî te .

C e p e n d a n t le gousâ in a e n c o r e c o n s u l t é son l iv re , e t i l v i e n t t r o u v e r le r â d j â e t lui di t : « Ta r â n î a volé m o n os. » L e râd-> j â commence p a r se f â c h e r , p u i s il q u e s t i o n n e la r ân î , qu i lui d i t : « Ce n ' e s t p a s un os, ma i s u n f i l s de b r a h m a n e . » E t elle r a c o n t e au r â d j â t ou t e l 'h i s to i re . A lo r s le r â d j â d i t : « Voi là u n e m a u v a i s e a f f a i r e . L 'os doit ê t r e r e n d u au gousâ in . » — « Soit , di t le j e u n e ga r -çon ; ma i s r é p a n d e z par, t e r r e u n p e u de s é s a m e , e t t ou t d 'abord | b r i sez l 'os. ». La r â n î le f a i t , e t a u s s i t ô t le g o u s â i n se c h a n g e

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en p igeon Set se m e t à m a n g e r le sésame. Mais le j e u n e garçon se c h a n g e en c h a t iet m a n g e le pigeon.

Malgré quelque confusion à la fin (ces graines que l'on répand devraient, si le thème était bien conservé, être une transformation du jeune garçon), ce conte de Mirzâpour est très curieux et, comme nous l'avons dit, il permet de reconstituer le passage qui, dans le conte littéraire tamoul est si altéré. De plus, nous verrons par la suite tel trait particulier de ce conte de Mirzâpour reparaître, bien loin de l'Inde, dans telles variantes européennes.

Le conte des Santals est intéressant, lui aussi, bien qu'il s'allonge indûment en donnant deux fois le môme épisode :

A p r è s avo i r g a g n é (ou volé) beaucoup d ' a rgen t par de nombreuses Ventes, du j eune ga rçon t r a n s f o r m é en bœuf , les deux associés se sont brouil lés , e t le j eune ga rçon veut r e tou rne r chez son pè re . Le yoghî, f u r i eux , lui dit qu' i l le t ue ra , e t le j eune garçon s ' enfu i t . Le yoghî , t r a n s f o r m é en léopard , le p o u r s u i t ; a lors le jeune garçon se change en p igeon ; le yogh î e n é p e r v i e r ; puis le jeune garçon devien t u n e m o u c h e ; le yoghî , u n bagu la . La mouche va se poser sur. l ' a ss ie t te d 'une r â n î en t r a i n de m a n g e r du riz. Le yoghî r e p r e n d sa forme n a t u r e l l e e t dit à la r â n î de r é p a n d r e le riz p a r t e r r e ; ce qu'oi le f a i t . Mais le j eune garçon se t r a n s f o r m e en un gra in de corai l dans le coll ier que p o r t e la r â n î ; le yoghî, qui ne l ' a pas r e m a r q u é , dev i en t un p igeon et m a n g e le riz. N ' a y a n t pas trou-vé le j eune ga rçon dans ce riz, il r edev ien t yoghî e t voit le j eune garçon d a n s le co l l i e r ; a lors il dit à la r ân î de r o m p r e le f i l de son coll ier , e t d ' é p a r p i l l e r les g ra ins de corai l pa r t e r r e . Quand la r â n î l 'a f a i t , le yogh î se c h a n g e de nouveau en pigeon e t se m e t à p i q u e r les g ra ins . F i n a l e m e n t , le jeune garçon se change en cha t , s a u t e sur le p igeon e t le tue .

Dans le Fils du vizir et le Halvâi, nous trouvons un passage ana-logue à celui du jeune garçon dans l'estomac du bœuf, mais plus bizarre encore; : ι · Ι

Pou r su iv i p a r le h a lvâ i , le j eune garçon prend la f o r m e d 'une grenoui l le e t p longe dans u n e r iv ière . Là un poisson l ' ava le et se t r o u v e ensu i t e si m a l à l 'a ise (so unconfortable) qu'il es t obligé de so r t i r de l ' eau (!). Un chameau , qui e s t à b rou te r sur le bord de la r iv iè re , a v a l e le poisson (!!). Le halvâi , qui a vu tou t cela, va t r o u v e r le p r o p r i é t a i r e du c h a m e a u e t l ' achè te bien cher . Ensu i t e il t u e le c h a m e a u , lui o u v r e l ' es tomac e t en t i re le poisson. Puis , il ouv re le poisson et il e s t au moment de saisir la grenouil le , quand celle-ci se c h a n g e en mouche et s 'envole. — Or, il y a là t an t de mouches , que le h a l v â i ne p e u t r e c o n n a î t r e laquelle es t son appren t i , s ans consu l t e r ses l ivres , qu ' i l a oublié de p r e n d r e a v e c lui. Le j e u n e ga rçon en p r o f i t e pour se change r en pigeon, e t il s ' enfu i t vers

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sa vil le nata le , qui n 'es t pas bien loin. Le ha lvâ i , a y a n t f a i t ses in-ves t iga t ions , se t r a n s f o r m e en é p e r v i e r et se m e t à la p o u r s u i t e du pigeon, lequel 'va se poser su r le to i t du pa la i s du roi. Le roi p r e n d g rand plaisir à voir le joli o iseau e t j e t t e du grain pour l ' a t t i r e r . Le pigeon qui t te auss i tô t le to i t e t v ien t p ique r le gra in . L ' é p e r v i e r essaie de le saisir , mais le roi le chas se .

Alors le ha lvâ i se p r é s e n t e d e v a n t le roi comme music ien , e t il ob t ien t la permiss ion de c h a n t e r et de jouer de l a sitâr. Le roi es t si c h a r m é de ce qu'i l a en t endu , qu ' i l o f f r e au music ien la récom-pense que celui-ci d e m a n d e r a . Le mus ic ien d e m a n d e 'le pigeon, e t le 'roi' le lui donne. Auss i tô t le pigeon dev ien t une g renade , qui tombe p a r t e r r e et dont les g ra ins s ' épa rp i l l en t sur le t ap is . Le music ien con-s idère a t t e n t i v e m e n t les g ra ins e t il d e m a n d e au roi la pe rmiss ion d'en r a m a s s e r un, qui a roulé p r è s du lit. Le roi é tend la m a i n et r a m a s s e lui-même le gra in .

Le conte s'allonge et s'altère : changement du grain de grenade en orange ; nouvelle séance musicale ; l'orange accordée au musi-cien, mais se changeant en un bel oiseau chanteur,, qui se pose sur la main du roi et qui, au moment où il va être donné au halvâi, redevient un jeune garçon, dans lequel le roi reconnaît le fils de son vizir. Le jeune garçon raconte ses aventures ; le halvâi est livré prosaïquement au bourreau, et le héros épouse, non point la fille du roi, comme dans le 'conte tamoul, — puisqu'il n'est pas question ici de fille du roi, — mais la fille du halvâi, qui a été pour lui, ainsi qu'on peut se le rappeler, si secourable et si bonne conseillère.

* * *

Nous nous bornerons à mentionner ici un épisode très parti -culier d'un conte indien du Pendjab, épisode dans lequel figure le changement en musicien et qui, ainsi que nous le verrons plus loin, a voyagé, lui aussi, hors de l'Inde.

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LES ALTÉRATIONS DU CONTE MONGOL

Nous sommes maintenant en état de reprendre le conte formant la première moitié de l'Introduction du Siddhi-Kûr mongol (et d'en examiner utilement les diverses parties, que plus haut nous avons marquées par des chiffres.

1 . Dans le Siddhi-Kûr, la manière dont le plus jeune des deux princes se trouvé tout d'un coup en possession de la « clef

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de la magie », rien que pour avoir jeté à la dérobée un regard par la fente d'une porte chez les sept magiciens, est, même dans un conte, tout à fait invraisemblable. On a vu que les contes indiens présentent les choses tout autrement et d'une façon très naturelle: le jeune homme apprend la magie, soit que le magicien lui en révèle les secrets, soit que le jeune homme les découvre lui-même en lisant en cachette les livres magiques (1) .

2 . Le trait de la bride, — de cette bride qu'il ne faut pas livrer à celui qui achètera le héros transformé en cheval, — nous pa-raît avoir laissé une trace dans le passage du récit mongol où le plus jeune prince dit à son aîné de conduire le cheval à la bride ; c'est parce que l 'aîné ne l'a pas fait et a monté le che-val, qu'il se voit amené malgré lui chez les magiciens.

3. Pour ses transformations, le héros du conte mongol regarde anxieusement autour de lui s'il ne se trouve pas là quelque être ^vivant, en qui il puisse « se transformer ». Tout au con'.i traire le héros du conte de l'Inde du Sud, du conte tamoul, cher-che un être mort. Evidemment c'est le conte tamoul qui reflète l'idée primitive : on peut concevoir, en effet, qu'un homme fasse passer son âme dans la dépoui,lle d'un être mort et lui rende la vie ; on se le représente moins facilement faisant passer son âme dans un être Vivant. Les Mongols, — ou les bouddhistjesV soit tibétains, soit indiens, par lesquels leur est arrivé le conte, — ont donc perdu le sens de cette transmigration momentanée de l 'âme.

L'idée est tout indienne, et c'est sur elle que repose la fameuse aventure Jd'u roi Vikramâditya, ce héros de tant de cO'ntes de l 'Inde :

V i k r a m â d i t y a a p p r e n d d ' un p a n d i t u n e fo rmu le , un mantra, qu ' i l s u f f i t de p r o n o n c e r p o u r f a i r e e n t r e r son â m e dans n ' i m p o r t e que l c o r p s m o r t e t lu i r e n d r e la vie. Un des s e r v i t e u r s du g r a n d ro i a

(1) Dans une t raduct ion française de l 'Introduction du Siddhi-Kûr, traduction faite d 'après la version al lemande de B. JULG (Revue des Traditions populaires, III, 1888, p. 229 seq.), ce passage est, non pas traduit , mais commenté, — ce qui n 'est pas du tout la même cliose. — Au lieu de ce texte bref et obscur : « à peine d avait-il [le prince] jeté à la dérobée un regard par la fente d'une porte, qu'il » trouva tout d 'un coup la clef de la magie » (kaum hatte er verstohlen durch die Ritze einer Thur geblickt, als er den Schlûssel zur Zauberei auf einmal fand), le t raducteur met ceci : il « regarda furt ivement par une porte entrouverte et vit » opérer les enchanteurs. Il entendit les paroles magiques et les grava dans sa mémoire ». Rien de tout cela dans le Siddhi-Kûr.

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e n t e n d u le m a n t r a e t l 'a r e t e n u . Un j ou r , V i k r a m â d i t y a a l ' i m p r u d e n c e d ' e x p é r i m e n t e r d e v a n t ce s e r v i t e u r la v e r t u du m a n t r a e t de l 'aire e n t r e r son â m e d a n s le co rps i n a n i m é d ' u n p e r r o q u e t , l a i s s a n t son c o r p s d ' h o m m e g i s a n t p a r t e r r e . L e s e r v i t e u r p r o f i t e de l ' occas ion p o u r f a i r e e n t r e r son â m e à lui d a n s le c o r p s de V i k r a m â d i t y a , de s o r t e qu ' i l se donne pou r le roi . T o u t le m o n d e s 'y t r o m p e , e x c e p t é la r e ine , qui , n e r e t r o u v a n t p a s dans les d i s c o u r s du so i -d i san t V i k r a m â d i t y a l ' é l éva t i on de p e n s é e s à l aque l l e e l le é t a i t a c c o u t u m é e , se m é f i e e t t i e n t son soi -disant m a r i à d i s t ance . P e n d a n t ce t e m p s , V i k r a m â d i t y a , f o r c é de v i v r e sous la f o r m e de p e r r o q u e t , e s t p r i s p a r u n o i se l eu r e t v e n d u t r è s c h e r , ca r il t i e n t de s a g e s d i s c o u r s e t r é s o u t des ca s j u r i d i q u e s t r è s d i f f ic i les . L a r e ine , a y a n t e n t e n d u p a r l e r du p e r r o q u e t m e r v e i l l e u x e t s o u p ç o n n a n t qui il p e u t ê t r e , l ' a c h è t e u n p r i x é n o r m e , e t V i k r a -m â d i t y a se f a i t r e c o n n a î t r e d 'e l le . A l o r s e l le t e n d u n p i è g e au f a u x V i k r a m â d i t y a e n l ' a m e n a n t p a r d ' h a b i l e s p a r o l e s à m o n t r e r c o m m e n t il sa i t f a i r e e n t r e r son â m e d a n s u n c o r p s é t r a n g e r (ici d a n s le c o r p s i n a n i m é d 'un ce r f ) . A u s s i t ô t le v é r i t a b l e V i k r a m â d i t y a r e n t r e d a n s son p r o p r e corps , m o m e n t a n é m e n t a b a n d o n n é p a r l ' u s u r p a t e u r ; il t u e le cerf e t , du m ê m e coup, son e n n e m i , e t r e p r e n d pos se s s ion du t r ô n e (1).

Feu W. A. Clouston, dans ses Popular Taies and Fictions (2), critique à oej sujet le conteur tamoul. « 11 est évident, dit-il, « que la Version tamoule est mutilée (garbled) : le prince ne « prend ici aucune précaution pour empêcher que son corps ne soit « découvert et brûlé, et, en fait, nous le voyons se transformant! « simplement, tout comme le disciple poursuivi dans d'autres «Versions. »

Si W. Λ. Clouston s'était borné à dire que deux idées se mêlent, d'une manière assez peu logique, dans le conte tamoul, l'idée de la

(1) Benfey ne possédait, en 1859, qu'une seule forme indienne de ce conte, une forme littéraire assez mauvaise (Pantschatantra, t. Il, p. 124; t. I, §39). Dix ans plus ta rd , M. H. UIILB en découvrait une aut re forme, l i t téraire aussi, mais beau-coup meilleure (Zeitschrift der Deutschen Morgenlxndisch'en Gesellschaft, t. 23,18G9, p. 443 seq.). Deux bonnes formes orales ont été recueillies par M. W. CROOKE dans l 'Inde du Nord et publiées en 1875 (Nortli Indian Noies and Queries, mai 1875, 11° 34, et décembre 1875, n" 375). Miss M. FRERE en avai t déjà fait connaître, dès avant 1870, dans son Old Deccan Days (2"" éd., Londres, 1870, n° 7), une forme moins bonne par endroits, mais extrêmement curieuse en ce que les pièces essen-tielles (le sa charpente, y compris un au t re thème encastré dans celui-ci, ont été transportées dans la Sibérie du Sud, chez les Tatares des « cercles » adminis t ra t i fs de Tùmen et de Jalutrowsk, populations musulmanes (W. RADLOFF, Proben der Volkslitteratur der tiirkischer Stxmrne Sud-Sibiriens (t. IV, Saint-Pétersbourg, 1872, p. 495 seq.). — Si nous avions à traiter ici ce sujet, il nous faudra i t suivre le conte non seulement au nord de l'Inde, chez les Tatares de Sibérie, mais à l 'orient, dans la l i t térature du Siain et du Laos, et à l 'occident dans les l i t tératures persane et turque.

(2) Londres, 1887, t. I, p. 437, note 1,

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transmigration momentanée de l'âme et l'idée générale de la métamorphose, nous n'aurions rien à objecter. Mais, quant à une «mut i la t ion», nous n'y croyons nullement, parce que jamais le conte n'a pu être construit sur l'idée exclusive de la transmi-gration momentanée de l 'âme. Combien de corps morts ne faudrait-il pas, et à point nommé, pour que le héros et son maître le magi-cien y fassent, chacun de son côté, entrer leur âme dans la série si rapide de leurs transformations respectives ! Et finale-ment, avant de se présenter au roi sous sa forme humaine, le chat, vainqueur du magicien, devrait courir à l'endroit où il aurait laissé son corps d'homme,, pour y faire rentrer son âme. Peut-on penser que le conte primitif ait été construit avec cette rigueur ?

Quant au conte mongol, les mêmes observations sont à faire, en ajoutant, — ce qui a déjà été dit, — que dans ce conte l'idée indienne de la transmigration de l'âme est faussée.

4 . Nous croyons qui'il suffit de rapprocher du chapelet du « Maître Nâgârdjouna », ce quasi-Bouddha, le collier de toutes ces princesses des contes indiens, pour reconnaître que le cha-pelet est un arrangement bouddhique du collier.

* * *

La conclusion de ces quelques remarques, il est facile de la tirer : c'est que le conte mongol s'écarte de la forme primitive indienne, loin d'en être un fidèle reflet.

De ce qui va suivre, il résultera, ce nous semble, que le conte du Magicien et son apprenti, tel qu'il a été modifié dans l'Intro-duction du Siddhi-Kûr, n 'a joué aucun rôle dans la transmission des contes indiens vers les pays occidentaux. En effet, sur tous les points où le conte mongol présente des différences avec les contes indiens, ce sont les traits spéciaux, caractéristiques de ces contes indiens que nous rencontrerons hors de l'Inde. Ainsi, on le Verra, dans les contes de cette famille recueillis en Asie,, en Europe, dans l'Afrique du Noird, il n'y a pas la moindrq trace d'un personnage qui rappelle de près ou de loin le Maître, Nâgârdjouna. Et pourtant ce solitaire, habitant une grotte et tenant en main son chapelet, aurait été si facile à débouddhiciser, même en pays chrétien, et l'on aurait pu si bien en faire un ermite, récitant son rosaire. Par contre, la princesse des contes indiens, dont Nâgârdjouna forme le pendant, se retrouve en maint endroit.

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CHAPITRE TROISIEME

H O R S D E L ' I N D E

Nulle part, jusqu'à présent, nous n'avons rencontré hors de l'Inde le thème des deux frères, confiés au magicien par leurs parents, lesquels, après tel délai, reprendront l 'un des deux jeu-nes garçons, laissant l'autre' au maître. Toujours, dans les contes que nous connaissons, — comme dans le conte indien du Fils du Vizir et du Halvâi, — il s'agit d 'un seul fils, que celui-ci ait ou non ides frères.

Dans un petit groupe, — qu'il faut rapprocher sous ce rapport du conte des Santals du Bengale, — le jeune garçon a été, dès avant sa naissance, promis) par son père au magicien.

Enfin, dans toute une branche de cette famille de contes, c'est de sa propre Volonté., sans intervention de ses parents, que le jeune garçon entre au service du magicien.

PREMIERE SECTION

L E S C O N T E S O R A U X

§ 1·

Le héros est confié tout jeune par son père ou sa mère au magicien.

Un conte français inédit, recueilli dans le Velay, non loin du Puy, pourra donner une idée de lia forme générale d'un' grand nombre de contes de cette première branche.

Le Voici, dans sa teneur naïve (1) :

I l y ava i t un h o m m e bien m i s é r a b l e : p o u r t o u t b ien il a v a i t u n f i l s , e t , pour le nou r r i r , il é t a i t ob l igé d ' a l l e r m e n d i e r de p o r t e en po r t e . Quand l ' e n f a n t eu t douze ou t r e i z e ans , u n bou rgeo i s di t un jour au père , qui lui d e m a n d a i t la c h a r i t é : « Que vou lez -vous f a i r e de ce p e t i t g a r ç o n ? Vous n 'en f e r e z q u ' u n v a g a b o n d . — E t que pu i s - j e

(1) Ce conte n 'a pas été noté dans sa langue d'origine, le patois du Velay, mais écrit de mémoire par quelqu'un du pays, en français un peu teinté. Le manuscri t nous a été remis autrefois par un folkloriste bien connu des anciens lecteurs de l a Romania, f o u M. VICTOR SMITH.

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en f a i r e ? r é p o n d i t le p è r e ; je n ' a i pas t r o u v é à le louer . — S'il en e s t a insi , d i t le bourgeo i s , j e le p r e n d r a i moi -même et je le g a r d e r a i u n a n ; m a i s vous vous e n g a g e r e z à ne ven i r le voir qu ' à la f in de l ' année . Si a lo r s vous le r econna i s sez , vous l ' e m m è n e r e z ; a u t r e m e n t , il m e r e s t e r a . —• C 'es t c h o s e convenue , » di t le pè re . E t il p e n s a i t : «Quand· m ê m e j e ne r e v e r r a i s mon f i l s que dans dix ans , j e le recon-n a î t r a i s t o u j o u r s . » I l d i t donc ad ieu à son f i l s e t le qu i t t a e n p l e u r a n t .

A la f in de l ' année , le p è r e se mi t en r o u t e : il ava i t t r o u v é le t emps b i en long. Le f i ls , s a c h a n t que son p è r e deva i t v e n i r ce jour- là , s ' é c h a p p a de la m a i s o n de son m a î t r e e t a l la a t t e n d r e son p è r e à un d é t o u r de c h e m i n . « A h ! mon p è r e ! -— Ah ! mon f i l s ! — Ce n ' e s t pas sû r que vous m e r econna i s s i ez , di t le garçon. — Et p o u r q u o i ? J e t e r e c o n n a i s m a i n t e n a n t ; j e t e r e c o n n a î t r a i bien tou t à l ' h e u r e . — Mon p è r e , vous n e s a v e z p a s ce qui va se p a s s e r tou t à l 'heure). Mon m a î t r e va m e c h a n g e r e n f o r m e de pigeon, e t il me m e t t r a su r une t a b l e a u mi l i eu d ' u n e q u a n t i t é d ' a u t r e s p igeons . P o u r me r econna î t r e , f a i t e s b ien a t t e n t i o n : moi, j ' o u v r i r a i un pe t i t peu le bec e t j ' é t e n d r a i u n p e u l 'a i le . » Cela di t , il s ' en r e t o u r n a v i t e chez son m a î t r e .

L e p è r e é t a n t a r r i v é chez le m a î t r e , celui-ci le r eçu t t r è s po l iment e t le f i t m a n g e r et b o i r e ; p u i s il d i t : « E n t r e z dans c e t t e c h a m b r e , e t 'vous r e c o n n a î t r e z v o t r e f i l s . » Le pè re , é t a n t e n t r é dans la c h a m b r e , vo i t u n e p l e i n e t a b l e de p igeons . « Comment ! dit-il au m a î t r e , je ne vous ai p a s d o n n é u n p i g e o n ; j e vous ai donné un garçon . -— N'im-p o r t e , di t le m a î t r e ; il e s t là d e d a n s ; reconnaissez- le , s inon il sera à moi, a ins i qu ' i l a é t é c o n v e n u . — Eh bien ! r épond i t le mend ian t , donnez-moi d ix m i n u t e s p o u r que je pu i s se chois ir . » A u m ê m e i n s t a n t , le j ùgeon qui é t a i t le pe t i t garçon, o u v r i t un pe t i t peu le bec e t é t e n d i t u n p e t i t p e u l 'a i le . Le p è r e r e m a r q u a le s ignal . « J e c ro is que c ' e s t ce lui - là , » dit-i l en le m o n t r a n t du doigt . Le m a î t r e f u t f o r t é t onné . « Vous a v e z deviné , d i t - i l ; il f a u t que vous soyez s o r c i e r ; c a r vous en s a v e z a u t a n t que moi. » E t au m ê m e i n s t a n t le p igeon r e d e v i n t ga rçon . A l o r s le m a î t r e lui p a y a les gages qu' i l lui a v a i t p romis , e t p r o p o s a au m e n d i a n t de lui la isser son f i l s encore u n e a n n é e . Mais le m e n d i a n t le r emerc i a .

I l s s 'en a l l è r e n t donc. « Mon père , d isa i t le garçon, nous se rons r i c h e s d é s o r m a i s ; vous n ' i r ez p l u s c h e r c h e r v o t r e pa in de p o r t e en p o r t e ; nous p o u r r o n s f a i r e nous -mêmes la cha r i t é . —- E t commen t f e r o n s - n o u s p o u r d e v e n i r r i c h e s ? r é p o n d a i t le père . — C'es t ce que v o u s a l lez voir . D a n s d e u x jou r s , il se ra fo i re au P u y : j e va i s me m e t t r e en f o r m e d 'un joli cochon bien g r a s ; vous m ' a t t a c h e r e z une p e t i t e co rde a u p ied e t vous i r ez me v e n d r e . Et , quand vous m ' a u r e z vendu , vous d é t a c h e r e z la co rde e t la m e t t r e z dans v o t r e poche, et v o u s r e p r e n d r e z le c h e m i n de la maison . Moi, je ne t a r d e r a i pas à vous r e jo ind re , »

Ce qui Tut di t , f u t f a i t . L e p è r e le conduis i t à la f o i r e e t le vena i t lo j î lus h a u t p r i x . I l n 'oub l ia p a s de m e t t r e la corde dans sa poche et do r e t o u r n e r v i t e chez lui. B i en tô t il voyai t a r r i v e r son fi ls , et ,ils r e n t r è r e n t · e n s e m b l e au logis a v e c l ' a r g e n t de la ven te . Le lendemain , l ' a c h e t e u r , qui a v a i t m i s le p o r c g r a s dans son é table , a p p e l a i t ses

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amis pour l ' a ider à le t u e r ; m a i s po in t de p o r c dans l ' é tab le . I l le f i t a lo r s c r ie r p a r tou te la v i l l e ; m a i s po in t de nouve l l e s .

Un a u t r e jour , le ga rçon se p r o m e n a i t a v e c son pè r e , q u a n d ils v i r e n t un bourgeois à la c h a s s e . « J e va i s vous f a i r e g a g n e r de l 'ar-gen t , dit le garçon. J e vais m e m e t t r e en u n joli ch ien de c h a s s e , e t vous m e vendrez à ce c h a s s e u r . Me t t ez -mo i u n col l ier , e t vous vous le r é s e r v e r e z en m e v e n d a n t . » L e voi là en ch ien de c h a s s e : il cou r t les vallons, les c ô t e s ; il a t t r a p e les l i èv res , les o i seaux , e t les a p p o r t e à son père . Quand le c h a s s e u r voit c o m m e n t le ch i en t ra -vai l le , il d e m a n d e à l ' a che t e r . Le p è r e f a i s a i t s e m b l a n t de ne p a s voulo i r le vendre . Enf in , il e n d e m a n d e mi l l e f r a n c s ; le c h a s s e u r les lui donne. Comme le i^ère s ' é t a i t r é s e r v é le col l ier , i l le m e t d a n s sa p o c h e et s 'en va. P e n d a n t ce t e m p s , le c h i e n a t t r a p e encore q u e l q u e s l i èv r e s e t que lques o i s e a u x ; m a i s t o u t d 'un coup il d i s p a r a î t et , se r e m e t t a n t en garçon, il s 'en v a f a i r e b o n n e c h è r e a v e c son p è r e de l ' a r g e n t qu ' i ls ont volé à se m e t t r e d ' h o m m e en bê t e .

Quelques jou r s ap rès , il d e v a i t y a v o i r au P u y u n e g r a n d e fo i r e pou r les poula ins . Le f i ls d i t à son p è r e : « J e m e m e t t r a i en ryn-joli pou l a in ; vous me condu i rez à la fo i re , vous m e v e n d r e z et vous vous r é s e r v e r e z la b r ide . »

Ce qui f u t dit , f u t f a i t . Le p è r e le c o n d u i s i t à la f o i r e e t le v e n d i t à ce lu i qui lui a v a i t f a i t le don de se c h a n g e r en bê tq . L e p è r e s ' é t a i t bien r é s e r v é la b r i d e ; m a i s l ' a u t r e ne la lui r e n d i t po in t .

V o y a n t qu 'on a l la i t f a i r e bo i re tous ces pou la ins , le m a î t r e m e n a le s ien à la fon ta ine . A p e i n e a r r i v é là, le pou la in se c h a n g e en poisson e t p longe au fond de l ' eau . Le m a î t r e v a c h e r c h e r un éper -v ie r [un f i l e t ] pour p ê c h e r le p o i s s o n ; m a i s celui-ci se c h a n g e en o iseau et p r e n d sa Volée; le m a î t r e en f a i t a u t a n t , le p o u r s u i v a n t si f o r t que tous les deux a r r i v e n t p r e s q u e e n s e m b l e à la cour du roi . L a f e n ê t r e de la p r incesse , qu i é t a i t m a l a d e , é t a i t o u v e r t e : le ga rçon e n t r e dans la c h a m b r e , e t le m a î t r e r e s t e deho r s .

La p r inces se se fa i t donne r à la m a i n ce joli o iseau. Mais le m a î t r e p r e n d la f o r m e d 'un médec in e t d e m a n d e à voir la p r i n c e s s e ma lade , c r o y a n t avo i r l 'oiseau. L 'o i seau , l ' e n t e n d a n t v e n i r , d i t à la p r i n c e s s e : « J e m e chajngle e n \bague: ,'si ce m o n s i e u r (veut m e s o r t i r de Vo t r e doig t , j e tez-moi p a r t e r r e . » En e f f e t , en t â t a n t le pou l s de la p r i n c e s s e , le m a î t r e voula i t p r e n d r e la b a g u e ; m a i s la p r i n c e s s e la j e t a p a r t e r r e , et la s e r v a n t e la b a l a y a a v e c les o r d u r e s . A l o r s le m a î t r e se m i t en f o r m e de coq p o u r p r e n d r e la b a g u e ; m a i s la b a g u e se m i t en f o r m e de r e n a r d , qui m a n g e a le coq. P u i s , r e d e v e n a n t j e u n e h o m m e , il e n t r a dans la c h a m b r e de la p r i n c e s s e , qui é t a i t gué r i e . Le roi la lui donna en m a r i a g e , e t ils j o u i r e n t du p l a i s i r du monde .

Sous ce vêtement villageois de France, on a aisément reconnu le conte indien avec les quelques altérations (dans l'épisode de la bride et dans celui de la bague) qu'il a subies durant l'immense trajet des rives du Gange ou de l 'Indus à celles de quelque petit affluent de la Loire. Et, du reste, — 011 le Verra, — dans ses péré-

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gri nations Vers des pays lointains, autres que le Velay, le conte indien, mainte fois, a très bien supporté le voyage (1).

* * *

Dans notre conte du Velay, le personnage auquel le père confie son fils est un « bourgeois », expression paysanne pour désigner quelqu'un qui n'est pas paysan, et c'est ce 'bourgeois lui-même, — en réalité un magicien, — qui propose au père de prendre chez lui le jeune garçon pour que celui-ci ne devienne pas un « Vagabond ».

Dans les autres contes appartenant à cette première branche, c'est, en général, le père ou la mère qui se met à la recherche d'un maître pour son fils.

Souvent, le magicien est désigné immédiatement comme tel ; parfois il n'est autre que le diable. Nous étudierons plus loin un groupe de contes dans lequel cet être malfaisant est présenté d'une façon toute particulière.

§ 2 .

LE F I L S , M É T A M O R P H O S É PAR LE MAGICIEN, DOIT Ê T R E

R E C O N N U PAR S O N P È R E

Un trait commun à la plupart des contes qui appartiennent à la première branche, de cette famille, — trait qui se trouve dans le conte du Velay, —• c'est le trait du jeune garçon métamorphosé par le magicien son maître, et que le père doit reconnaître et choisir parmi d'autres jeunes garçons, également métamorphosés.

L'explorateur russe, feu Gr. N. Potanine, dans un travail diffus et souvent bizarre, mais où il y a de bonnes choses à prendre, a dressé la liste de ces transformations, telles qu'elles se pré-sentent dans les contes, russes proprement dits («grands russes »), et dans les contes « petits-russiens » ou ruthènes (2) . Il a noté

(1) Si, dans le conte du Velay, l'épisode de là bride est incomplet, on se rappelle que parfois, dans l 'Inde même, cet épisode est altéré ou a disparu. — Quant à l'épisode de la bague, nous rencontrerons plus loin une altération analogue dans des contes recueillis en Basse-lJretagne, en Irlande, en Norvège.

(2) Ce long travail a''été publié dans la « Revue ethnographique » russe (Etno-qraficeskoje Obozrênije), vol. XV, Moscou, 1903, livraisons ."M etu(i). M. F. PSALMON, professeur do langues vivantes, nous a rendu le service de nous en donner orale-ment connaissance.

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les suivantes : en poulains, en ours, en loups, en chiens, en béliers, en pigeons, en cygnes, en coqs, en éperviers. Quelquefois les jeunes gens ont été transformés pn (vieux marchands, en vieux mendiants avec leurs besaces, en jeunes filles et même en jeunes gens, tout semblables entre eux.

Ailleurs qu'en Russie, la transformation la plus fréquente pa-rait être en oiseaux : en pigje-ojns, comme dans le conte du Velay (contes géorgien, polonais, wendo de la Lusace, conte de la Haute-Bretagne (1) ; — en volailles (conte de la Basse-Bretagne contes siciliens (2) ; — en corbeaux (conte croate de Varazdin, conte italien de la Basilicate, iseciqnd conte wonde (3) ; —- on oi-seaux non spécifiés (seooind cont|0 de la Haute-Bretagne, conte allemand de la Westphalie, conte serbe, conte tatare de la Sibérie méridionale) (4).

* * *

Dans les contes indiens résumés ci-dessus, où le père confie au 'magicien ses deux (ils, pour reprendre l'un au bout d'un certain temps, le magicien ne métamorphose pas les deux jeunes garçons : car, s'il le faisait, il pourrait craindre que le père, choisissant au hasard, mît la main sur celui des deux que le magicien voudrait garder pour lui. C'est par d'autres moyens qu'il cherchera à égarer le choix du père. Ce choix n'aura donc pas moins à être dirigé que dans les contes précédemment examinés ; aussi le plus intelligent des deux fils so rendra-t-il, lui aussi, subrepticement auprès de son père pour le conseiller.

L'un (le ces contes indiens, le conte tamoul, a cette parti-cularité excellente que, pour aller parler à son père, le héros met à profit la science magique qu'il Vient d'acquérir, et se trans-forme en oiseau, afin d'abréger les distances. Dans notre conte

(1) MARJORY WARDROP, Georgian Folk Talcs (Londres, 1891^ p. t. — K. W. WOYCICKI, Polnisclie Volkssagen und M.rrclien (Berlin, 1839), p. 110. — Ε υ M. VF.CKENST IIT, Wendrsche Sagen, M;crchen... (Graz, 1880), p. 255. An. OR.VIN, Coules de Ville et-Vilaine (Paris, 1901), p. 32.

(2) F. M. LUZEL, Le Magicien et son valet, dans le Rulletin de la Sociél· archéolo-gique du Finistère (1885). — G. PITRE, Fiabc, Novelle e Racconti siciliani (Palcrme, 1875), n" 52, et Otto Fiabc e Xovelle siciliane ( Hologne, 1873), n° 4.

(3) F. S. KRAUSS, Sage» und Mœrclien der Sudslaven, vol. Il (Leipzig, 1884), n° 109 — I ) . COMPARETTI, Xovelline popolari italiane ( T u r i n , 1875), N ° 6 3 . — E, VECKENSTKDT. op. cit., p. 257.

(4) Renie des Traditions populaires. 1887, p. 311. — Kinder-und llausm.rrelien gesamnielt durch die lirûder Grimin, 1' éd. (Gottingen, 1857), N° 68.— G. MIJATOVICS, Serbian Folk-lore (Londres, 1871· \ p. 215. — W. IUDLUFF, Proben der L'olkslitteralur der tùrkischen Stxmme Sud-Sibiriens, vol. IV (St-Pétersbourg, 1872), p. 157, n° 6.

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du Velay et dans une grande partie des contes similaires, ce trait merveilleux n'existe pas, et, quand le jeune garçon va dire à son père comment celni-ci pourra le reconnaître, il le fait sous sa forme naturelle. Mais certains contes de cette même branche sont, sur oe point, semblables au conte tamoul; et notamment un conte tatare de la Sibérie méridionale, dont il sera intéressant de résu-mer tout l'ensemble (1) :

Un j eune ga rçon es t a m e n é p a r son père à un moulla (docteur, p e r s o n n a g e r e l i g i eux m u s u l m a n ) pour ê t r e i n s t ru i t avec dix au t re s écol iers qu 'a d é j à le moul la . « Si, au bout de t ro is ans , tu r econna i s ton e n f a n t , tu p o u r r a s le r e p r e n d r e ; au t r emen t , il m'ap-p a r t i e n d r a . » P e n d a n t les t ro is ans, le j eune garçon a p p r e n d toute so r t e d ' a r t s , si bien qu' i l s u rpa s se son ma î t r e . Le de rn ie r jour1

des (trois ans é t a n t a r r i v é , il se Iransforme en mouche e t s ' envole Vers la maison n a t a l e pou r a l ler d i re à son père comment celui-ci pou r r a le r e c o n n a î t r e p a r m i ses c a m a r a d e s : « Nous serons, tous les onze., t r a n s f o r m é s en o iseaux . Moi, je b a t t r a i des ailes. »

Le p è r e l ' a y a n t reconnu , le moulla d i t : «Ton fils s ' es t fa i t recon-n a î t r e lu i -même. » E t il c h a n g e ses onze écoliers en onze jeunes gens , tout semblab les . Le j eune garçon se f r a p p e du doigt la bou-che , et le p è r e d i t : «Celui-ci es t mon f i l s .» (2)

Revenu à la maison , le j eune garçon se t r a n s f o r m e en cheval e t dit à son p è r e de l ' a l ler vendre . Le moulla o f f re un plus gros p r i x qu 'un a u t r e cha land , e t le cheval lui est vendu. E n f e r m é dans l ' écur ie du moul la , le c h e v a l aperçoi t un t rou dans la mura i l l e ; il se c h a n g e en o iseau e t s ' é c h a p p e par ce t rou. Auss i tô t le m o u l l a - s e c h a n g e en un a u t r e o iseau e t se met à sa poursui te . Pu i s le jeune garçon se j e t t e dans l 'eau, où il devient une pe t i te perche , et le moul la dev ien t un b roche t . De nouveau le jeune garçon se change en oiseau, e t il va se pose r devan t la por te d'un prince. La se rvan te l ' a t t r ape , et , q u a n d il e s t dans la maison, il reprend sa fo rme natu-re l le . La f i l le du p r i n c e lui demande qui i l est. A lo r s il lu»i dit qu 'un moul la ne t a r d e r a p a s à venir . « J e vais me change r en anneau ; mets-moi à ton doigt . » [Suivent des expl ica t ions assez obscures sur ce qu 'e l le d e v r a f a i r e q u a n d le moulla v iendra demander l 'anneau],"

(1) W. RADLOFF, loc. cit. — Ce conte a été recueilli chez les Tatares du Chodja Aoul, au nord de la ville de Tara (Couvernement deTobolsk, sur l'Irtych, affluent de l'Ob). Les Tatares de cette région sont des musulmans, qui ont été depuis longtemps fanatisés par des docteurs de Bokhara(voir W. RADLOFF, op. rit. pp. 13-14). — lin indice de la provenance musulmane (nous ne disons pas, bien entendu, de l'origine première) de ce conte tatare, c'est la seconde partie qu'il joint à notre conte et qui n'est autre qu'une légende musulmane, se trouvant notamment dans la Chronique de l'historien arabe Tabari (ué en 830, mort en 922), t. 1, p. 445 de la traduction (1867-1874) faite par M. IL ZOTENBERG d'après une version persane. — Voir aussi le n° 343 du fascicule VI de la Bibliographie des auteurs arabes de .M. VICTOR CHAUVIN (Liège, 1902).

(2) On se rappelle que, dans certains contes de Russie, se rencontre également, d'après l'otanine, la transformation des écoliers en jeunes gens se ressemblant absolument.

3

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A u moment où la p r incesse f e in t do donne r l ' anneau au moulla , l ' anneau se c h a n g e en g ra ins de g r u a u , qui s ' épa rp i l l en t p a r t e r r e . Le moulla se change en coq e t se m e t à m a n g e r les g r a in s . Tout d 'un coup un de ces gra ins se c h a n g e en oiseau, lequel a r r a c h e la t ê t e au coq. Le jeune homme r e p a r a î t , et la p r incesse lui dit qu 'el le l ' épousera (1). >

Le travail, déjà cité, de Gr. N. Potanine nous apprend que, dans la plupart des contes russes ou petits-russiens de cette fa-mille, le jeune homme, à l 'expiration du temps pendant lequel il doit rester chez le maître, va, sous forme d'oiseau, à la rencontre de son père, devant lequel il reprend sa forme naturelle. Rappelons que, dans le conte tamoul, c'est aussi en oiseau qu'il se transforme.

En dehors de la Russie, nous ne connaissons qu'un seul conte européen présentant un trait de ce genre. Ce conte italien, très curieux, que nous avons déjà mentionné et dont nous aurons encore à parler, a été recueilli à l'extrémité de la péninsule, dans la Basilicate (province actuelle de Potenza) (2) . Là, le jeune homme a été confié par son père à un magicien, pour que celui-ci lui apprenne la magie en un an :

L ' année te rminée , le père , s ' é t a n t mis en rou t e et é t a n t a r r i v é à l 'endroi t où il a r encon t ré le magic ien , sen t tout à coup un g r a n d ven t , et il en tend une voix : « Ven t je suis e t h o m m e je deviens . » (Vento sono c uomo divento.) E t voilà que son fi ls es t d e v a n t lui e t lui d i t : « L e ma î t r e ne me la i ssera po in t p a r t i r , si tu ne dev ines une chose. J e deviendra i un corbeau e t tu d e v r a s m e r e c o n n a î t r a p a r m i cent a u t r e s corbeaux. Fa i s bien a t t e n t i o n au corbeau qui b a t t r a un peu de l 'aile ; je sera i ce lu idà . »

Dans quelques versions de notre conte, ce n'est pas le jeune homme qui, sous forme animale ou sous sa propre forme, donne des instructions à son père ; c'est une tierce personne, que le père a la chance de rencontrer: un vieillard, dans deux contes cités par Potanine (conte petit-russien et conte de la « Russie blanche ») ; — 'un « Vieux petit homme », dans un conte esthonien du Gouvernement de Witebsk (3) ; — une vieille femme, dans le

(1) En lui promettant le mariage, la princesse exige du jeune homme, en retour, une certaine promesse qui relie notre conte à la légende indiquée dans la note 1 page 369.

(2 ) D. COMI'ARETTI, loc. cit.

(3) OSKAH KALLAS, 80 Mxrchcn der Ljutziner Eslen (Dorpat, 1900), N° 3ΰ.

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conte serbe cité plus h a u t ; — un petit homme (un nain), dans le conte westphalien mentionné au même endroit.

Un conte roumain de Transylvanie a un trait tout à fait parti-culier (1) :

L e p è r e d e v r a r e c o n n a î t r e son fils, qui lui sera p r é s e n t é par le diable, a v e c deux a u t r e s j e u n e s gens. Or le diable a r endu les trois t ou t semblables . Le b o n h o m m e es t bien t r i s t e , quand vole vers lui un bourdon, qui lui d i t : « N e c ra ins r i e n : quand le diable t ' amènera les t rois , j ' a r r i v e r a i , moi aussi , e t j e fera i brr, brr, brr; a lors l 'un des t ro is t i r e r a son mouchoi r pour me p r e n d r e ; ce sera ton fi ls . » Et , de c e t t e façon, le j eune homme peu t ê t re reconnu par son pè re . >

Il y a ici infiltration d'un thème dont Potanine a très bien remarqué le parallélisme avec notre thème : à l'épisode où le père doit reconnaître son fils au milieu de compagnons métamor-phosés (le la même façon que lui, correspond, en effet, dans ce second thème, un épisode où le prétendant à la main d'une jeune fille (ou l'envoyé de ce prétendant) doit reconnaître celle-ci parmi d'autres jeunes filles dont rien ne la distingue.

Or un trait assez fréquent du second thème, c'est qu'une mouche ou quelque autre insecte aide le héros à reconnaître la jeune fille. Et, dans les formes bien conservées, cet insecte a été précédemment secouru par le héros, de sorte qu'il paie sa dette de reconnaissance, au lieu d'intervenir par pure bonté, comme le bourdon du conte transylvain.

Ainsi, dans un conte tchèque de Bohême (2), le héros, qui est envoyé par un roi demander pour celui-ci la main d'une prin-cesse aux cheveux d'or, doit, comme condition du mariage, dési-gner parmi douze jeunesl filles (la princesse et ses sœurs), toutes ayant la tête couverte d 'un voile, celle dont les cheveux sont d'or. Pendant qu'il est là, bien embarrassé, une mouche lui bourdonne à l'oreille : « Bzz, bzz, approche-toi des jeunes filles, et je te dirai quelle est la tienne. » Cette mouche avait été sauvée d'une grosse araignée par le héros.

Dans un conte allemand de la Hesse (3), l'insecte est la reine d'un essaim d'abeilles qui a été protégé par un prince, et elle

(1) PAULINE SCHULLERCS, Rumœmsehe Volksmœrchen aus dem mittleren //arbachthal (Hermannstadt, 1907), n° 25.

(2) A. CHODZKO, Contes des paysans et des pâtres slaves (Paris, 1864), pp. 89-91. (3) GRIMM, n° 62.

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indique à celui-ci quelle est, de trois princesses endormies, toutes semblables, la plus jeune et la plus aimable.

D'après les brèves analyses de Potanine, plusieurs contes russes ont ce trait de la 'mouche qui indique la jeune fille qu'il s'agit de choisir entre d'autres : cette mouche se pose tantôt sur l'œil droit de la future fiancée, tantôt sur son oreille gauche, tantôt sur son front. Mais il semble qu'aucun de ces contes ne fasse de cette mouche une bestiole reconnaissante (1) .

En Orient, ce trait de l'insecte se rencontre notamment dans une famille de contes dans lesquels le héros, qui s'est emparé d'une jeune fille céleste pour l'épouser, doit ensuite aller la chercher dans le iséjour des dieux, où elle est retournée, et la reconquérir (2) .

Un conte du Sud de l'Inde, faisant partie du livre tamoul dont nous avons, plus haut, cité longuement un récit, présente bien nettement cet épisode (3) :

L e mar i de la f i l le d ' I nd ra , l aque l l e e s t r e t o u r n é e à la cour du dieu son père , r e c o n q u e r r a sa f e m m e , s ' i l v i en t à bou t d ' u n e é p r e u v e q u ' I n d r a lui impose : il d e v r a r e c o n n a î t r e sa b i en -a imée , r e n d u e semblab le à t ro is a u t r e s f e m m e s . Sur sa r o u t e v e r s le s é j o u r d ' I n d r a , il s ' es t m o n t r é c o m p a t i s s a n t à l ' é g a r d du roi des f o u r m i s , du roi des g renou i l l e s e t du roi de c e r t a i n s i n s e c t e s a p p e l é s Pillaip-poûchchi. P e n d a n t qu'i l e s t à r é f l é c h i r d e v a n t les q u a t r e c o m p a g n e s , il vo i t l ' insecte son obligé s a u t i l l e r p r è s de lui : « A h ! dit-i l , mon c h e r pe t i t , si tu t e r a p p e l l e s l ' a ide que je t ' a i donnée , s a u t e s u r le p ied de la f i l le d ' I n d r a . J e la r e c o n n a î t r a i a ins i . » G r â c e à c e t t e indicat ion, le h é r o s r é u s s i t d a n s c e t t e é p r e u v e .

Dans un conte malgache, de la même famille (4), c'est à tous les animaux du pays collectivement qu'Andrianoro a rendu service en les bien régalant avant de partir à la recherche de sa femme céleste, et tous lui ont dit qu'ils viendraient à son secours dans cette entreprise. Aussi, quand il s'agit pour Andrianoro de recon-naître la mère de sa femme au milieu de ses trois filles, toutes

(1) Ce qui accentue encore le parallélisme indiqué plus haut , c'est que, dans certains contes russes, la fiancée et ses compagnes sont, comme l'apprenti magicien et ses condisciples, transformées en animaux : ainsi en juments, parmi lesquelles la fiancée aura la robe la plus luisante; en colombes, dont l 'une ba t t ra d'une aile ; en canards ou autres oiseaux. Parfois c'est la jeune fille elle-mêmequi donne les indications devant guider le choix du héros (comparer le premier thème); par-fois c'est un nouveau personnage.

(2) Voir les remarques de notre ponte «le Lorraine n" .'12, Chatte blanche, p. 1(5 et suivantes.

(3) Dravidian Nights, 3e récit. (4) Voir le< remarques (le notre n" 32. La traduction de ce conte de Madagascar

se trouve aussi dans la llevue des Traditions populaires (le 1889, p. 311.

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semblables à elle, une mouche vient lui dire : « Celle sur le nez de laquelle je me poserai, c'est la mère des trois sœurs. »

Dans un drame birman, très certainement construit d'après un récit indien de cette famille (1), se retrouve aussi l'insecte indica-teur ; mais le trait du service rendu et de la gratitude a disparu. Comme dernière épreuve, le prince doit reconnaître sa femme Dwaymenau parmi les sept filles d'un roi, lesquelles, chacune à son tour, passeront le doigt à travers un écran. « 0 vous toutes, puissances supérieures, dit le prince, daignez nfoctroyer votre aide. Accordez-moi un signe pour guider mon cftoix. » "Quand Dwaymenau avance le doigt à travers l'écran, une abeille se pose dessus. « Je salue l'augure, » s'écrie le prince, et il saisit le doigt (2) . ,

Ce même épisode a pris place dans une légende tibétaine, rela-tive à ce mariage du roi Srong Tsan Gampo avec une princesse chinoise, dont nous avons parlé au commencement de ce travail (3).

Ici, il s'agit d 'un ambassadeur, qui, — comme dans le conte tchèque de Bohême, — va demander pour son maître la main de la princesse, et c'est une femme du palais de l'empereur de la Chine qui dit à l'envoyé tibétain comment il pourra reconnaître la prin-cesse au milieu de trois cents jeunes filles : « Son teint est d'un vert tirant sur le rouge (roethlich-grun) ; son haleine a le par-fum de la fleur bleue udpala, et cette odeur est si agréable, qu'une abeille voltige ordinairement autour de la princesse. Celle-ci a tels et tels signes sur les joues et sur le front. Elle ne s'assiéra pas à la dernière place, ni à la place du milieu, parmi les jeunes filles, mais à la septième place à partir de la gauche de la rangée. »

Dans cette légende, non seulement le trait de l'insecte reconnais-sant a disparu, mais l'intervention de l'abeille a été rendue aussi peu merveilleuse que possible : c'est une bonne odeur habituelle qui attire et retient l'abeille auprès de la princesse.

(1) ALBERT FYTCHE, Burma (Londres, 1878), t. 11, P· 33 et suiv. — Ce drame traite le même sujet qu'un des récits du livre bouddhique indien le Mahàvastu, (EMILE SENART, Le Mahàvastu, Paris, 1882, vol. Il, p. 12).

(2) Dans les remarques de notre conte de Lorraine n° 32, nous avons donné l 'analyse d'un second drame birman, presque pareil à celui-ci. Nous ferons remar-quer que, dans cette analyse, il s'est glissé une erreur : le héros n'est pas secouru par le « roi des moucherons », mais par le roi de certains êtres surhumains, les Nats.

(3) Cette légende est donnée par ISAAC .IACOB SCIIMIDT dans sa Geschichte der Ostmongolen..., (p. 333 et suiv.) déjà citée plus haut (1" partie, chapitre 1") ; elle est extraite du livre mongol le Bodhimor, lequel est la traduction d'un livre tibé-tain du XVIP siècle, sorte d'histoire du Tibet (voir, sur ce livre, Journal οf the Royal Asiatic Society, 1888, p. 503).

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LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU RÔLE DANS LA TRANSMISSION DES CONTES INDIENS VERS L'OCCIDENT EUROPÉEN

ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ SUR L'INTRODUCTION DU SIDDHI-KUR

ET LE CONTE DU MAGICIEN ET SON APPRENTI

PREMIÈRE PARTIE. LE CONTE DU MAGICIEN ET SON APPRENTI — CHAPITRE TROISIÈME. HORS DE L'INDE. — SECTION I. LES CONTES ORAUX. § 3. Oh !. — Introduction singulière mise à notre conte e n Russie, dans la

péninsule balkanique, en Grèce, dans le Caucase. — Les contes de la région du Caucase et les contes tu rcs : formules initiales et formules finales. — Importance des contes turcs comme véhicules des contes indiens. — Un conte grec moderne d'Athènes, appar tenant au groupe indiqué, et ses marques de provenance turque. — Voyages d'une hyperbole indienne. — D'autres thèmes que celui du Magicien et son apprenti se greffent sur le Ihème de Oh : nouveaux rameaux de ce même tronc. — Rameau de Barbe-bleue. — Rameau de Psyché. — Un épisode turc de cette var iante de Psyché en Poitou. — Forme-sœur de Oh en Géorgie et dans l'Italie du Sud.

§ 4. Le héros est promis au magicien dès avant sa naissance. § 5. Le héros, cherchant une place, se met de lui-même au service du magicien. § 6. Le héros entre comme apprenti chez le magicien, afin do pouvoir épouser la

fille du roi. — Deux contes inédits de Blida. - Curieuses combinaisons avec d 'autres thèmes et notamment avec le thème (VAladdin.

§ 7. La conseillère. — Thèmes voisins. (A suivre).

§ 3

OH !

Nous nous arrêterons assez longuement sur une variante de notre Magicien et son apprenti, dont l'introduction est des plus singu-lières et peut donner lieu à des considérations très suggestives.

Bon nombre de spécimens de cette variante ont été recueillis en Russie. Voici d'abord l'introduction d'un conte « grand russe »

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(russe proprement dit) du Gouvernement do Riazan (Russie cen-trale (1) :

Un p è r e se me t en r o u t e a v e c son f i l s pour le « b a z a r » , e s p é r a n t t r o u v e r un m a î t r e qui i n s t r u i r a le j e u n e g a r ç o n d a n s u n e sc ience d e v a n t lui p r o c u r e r le m o y e n « d e t r a v a i l l e r peu, de f a i r e b o n n e c h è r e e t de se bien v ê t i r ». A p r è s qu ' i l s o n t m a r c h é l o n g t e m p s , le père , t o m b a n t de f a t i g u e , s ' é c r i e · « Oh 1 j e n ' en pu i s p l u s ! » A u s i t ô t a p p a r a î t un « v i eux m a g i c i e n », qui lu i d i t : « P o u r q u o i m ' a p p e l l e s -t u ? — J e ne t ' a i p a s appe l é , j e ne sa i s s e u l e m e n t p a s qui tu e s . — Mon nom e s t Oh, dit le m a g i c i e n , e t t u as c r i é Oh ! Où m è n e s - t u ce garçon ? » Le p è r e e x p l i q u e quel e s t son dés i r , e t le m a g i c i e n se c h a r g e de donne r au j eune ga rçon l ' é d u c a t i o n r equ i se .

Dans un conte « petit-russien » (autrement dit, ruthène) du Gouvernement de Poltava (2), l'introduction est celle-ci :

Un p a u v r e h o m m e e t sa f e m m e n 'on t q u ' u n f i ls , le p lus g r a n d p a r e s s e u x qui se pu isse v o i r : t ou t le long de la j o u r n é e , i l r e s t e couché sur le poêle, j o u a n t a v e c les c e n d r e s c h a u d e s . Ses p a r e n t s le m e t t e n t en a p p r e n t i s s a g e , d ' abo rd c h e z u n t a i l l eu r , pu i s c h e z u n save t i e r , pu i s chez un f o r g e r o n ; m a i s il ne se t i en t nul le p a r t et il s ' é c h a p p e c h a q u e fo is p o u r r e v e n i r se c o u c h e r s u r le poêle . Le père , désolé, le p r e n d a v e c lui p o u r l ' e m m e n e r b ien loin, dans un a u t r e r o y a u m e : p e u t - ê t r e la -bas v i e n d r a - t - o n à b o u t de sa pa re s se .

A la f in , ils a r r i v e n t d a n s u n e f o r ê t , e t le p è r e , h a r a s s é ^ s ' a s s i e d su r une souche en d i san t : « O h ! q u e j e su is f a t i g u é ! » A u s s i t ô t i ls vo ien t d e v a n t eux un p e t i t v i e u x a v e c u n e b a r b e t o u t e v e r t e lui tom-b a n t j u s q u ' a u x genoux.

« Que veux- tu de moi ? » dit- i l à l ' h o m m e . E t il lui a p p r e n d qu ' i l e s t Oh, le Tsa r de la F o r ê t .

D a n s les a u t r e s V a r i a n t e s d e R u s s i e , Oh ( O k h ) e s t u n p e r s o n n a g e d i a b o l i q u e .

Notre ami, l'éminent slaviste M. G. Polivka, professeur à l'Uni-versité tchèque de Prague, a eu l'obligeance de nous indiquée toutes celles de ces variantes qui ont été publiées.

Chez les « Grands russes », sur dix contes de cette famille dont M. Polivka nous a donné la liste, il se rencontre deux contes ayant cette introduction particulière : le conte du Gouvernement de Ria-

(1) Cette introduction d'un conte de la collection Khoudyakov (n° 19) a été t ra-duite en anglais par feu W. R. S. Ralston (lïussian Folk-tales, Londres, 1873, pp. 228-229.

(2) Une traduction anglaise de ce conte de la collection lloudchenko (If, p. 107, n* 29) se trouve dans les Cossack Fairy Taies and Folk-tales de M. 1t. Nisbet Bain, (Londres, 1894, p. 1). — Le ruthène est la langue des Cosaques.

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san, cité plus haut, et un autre conte sans indication de pays (1). — Dans la « Russie blanche » (Grodno, Minsk, Smolensk, etc.), sur huit contes, une variante de ce type, recueillie dans le Gou-vernement de Smolensk (2) . — Chez les « Petits russiens » et les Ruthènes de la Galicie et de la Hongrie septentrionale, c'est la grande majori té des contes connus qui a cette introduction : huit sur douze (trois ou quatre, dont le conte ci-dessus, provenant du Gouvernement de Poltava ; d'autres, du Gouvernement de Volhynie, de celui d'Ekaterinoslav et de régions non indiquées) (3) .

Dans la péninsule balkanique, les variantes bulgares (huit sur dix contes de cette famille?) présentent formellement Oh (Och, Ochlélé, Of, Ov) comme étant le diable. D'après ce que M. Polivka nous apprend, trois de ces Variantes ont été recueillies dans la Bulgarie même (une, dans ' les environs de Sofia), et les cinq autres, en Macédoine (une, dans les environs de Salonique) (4) .

Enfin, au nord de la péninsule balkanique, dans le Gouvernement maintenant russe de Bessarabie, sur la mer Noire, même introduc-tion chez les Gagaouses, petite population chrétienne de langue turque (5) .

Traversons maintenant la mer Noire et pénétrons, toujours on pays soumis aux Russes, dans la Transcaucasie. Là, du côté de la mer Caspienne, au milieu des montagnes du Gouvernement du Daghestan, chez un petit peuple de pâtres musulmans, les Avars, va reparaître notre introduction (6) :

Un j e u n e g a r ç o n es t a m e n é p a r son p è r e à un moulla (docteur , d i t à son p è r e de se m e t t r e en rou te a v e c lui pour t r o u v e r le m a î t r e ,

(1) Au conte de la collection Khoudyakov ajouter un conte de la collection Afanasiev, 3" éd. (II, p. 131, n° 140, c).

(2) Collection Dobrovolskij, dans le Smoletisktj Elnograf. Sbornik, I, p. 615. (3) ltoudchenko, déjà cité ; Tchoubinsky Trudy, II, p. 3C>8, p. 372, p. 373: —

Mordovets, dans Maloruss. Literat. Sbornik, p. 359 ; — Dragomanov, Malorusskiya Narodnuiya Predoniya i Bazcazivi, p. 326, n° 21 ; Etnograficnyj Sbirnik XIV, p. 48, u" !> ; — Zivaja Slarina, VII, p. 443.

(4) Sbornik Minist., I. 103; II, 186 ; VI, 105; — Sapkarev Sbornk, VIILIX, 262, i r 141 ; 315, i r 179 ; 349, n- 204 ; 450, ir 262 ; — Periodicesko Spisanie XIV, 316. — Un conte bulgare, donnant celte introduction d'une manière très altérée, a été t radui t en allemand par M. Adolf Strausz, dans son livre Die Bulgaren (Leipzig, 1898), p. 273.

(5) V. Moschkoff, Mundarten der Bessarabischen Gagausen, n°' 40 el 40 a (dans W. ltadloff, Proben der Sprachen der turkischen Stœmme, t. X).

(6) Anton Schiefner : Awarische Texte (St-Pétersbourg, 1873), n° 5.

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qui l ' i n s t ru i r a . I ls p a r t e n t e t a r r i v e n t à u n e col l ine . T r è s f a t i g u é , le p è r e s 'ass ied en d i san t : « 01ia,ï ! (Oh !) » A u s s i t ô t la col l ine s ' o u v r e e t il jen sor t « q u e l q u ' u n » : « Q u e v e u x - t u ? p o u r q u o i m ' a s - t u a p p e l é ? — J e 11e t 'a i p a s appe lé . — I l m ' a s e m b l é q u e tu m ' a p p e l a i s ; c a r nom e s t Ohaï . » Et , quand le p è r e lui a r a c o n t é son a f f a i r e : « L a i s s e -moi ton f i l s : j e lui a p p r e n d r a i t o u t e s o r t e d ' a r t s e t de m a l i c e s . R e v i e n s le p r e n d r e dans un an . »

Faut-il supposer que ce serait à la suite des Russes, les maîtres actuels de la région du Caucase, quΌ/ι serait arrivé dans cette région? Ce serait avoir examiné peu attentivement le conte avar, conte dont, comme nous le verrons plus loin, le dénouement im-plique l'existence d'une institution tout à fait étrangère à un peuple chrétien, la polygamie.

De plus, l'influence russe et européenne, si elle s'exerce litté-rairement aujourd'hui dans le Caucase, où les Géorgiens traduisent Byron et nos auteurs à la mode, est toute moderne. Jadis, notam-ment au X I I e siècle, sous la reine Thamar (1184-1212), à l'époque de la splendeur du royaume, le caractère de la littérature laïque géorgienne était oriental : un poème célèbre alors, le Wepkis· Tkaossani (« L'homme à la peau de tigre »), de Roustawéli, est, paraît-il, « un conte arabe arrangé en Perse », et « cette suppo-sition est confirmée par la forme Idu poème et principalement par la langue, dont les mots étrangers sont en grande partie ou persans, ou arabes persianisés (1). »

Un ou deux petits détails, tout folkloriques, jetteront peut-être quelque lumière sur la question.

Dans le Caucase, chez les Avars, les Géorgiens, les Mingréliens, et, dans la région montagneuse au sud du Caucase, chez les Armé-niens, une formule initiale très fréquente des contes est celle-ci : « Il y avait et il riy avait pas ; il y avait un roi (ou tout autre personnage) (2). »

(1) L' Ancienne Géorgie. Mémoires de la Société géorgienne d'histoire et d'ethno-graphie. Tome 1 (Tiflis, 1909), p. XXVIII.

(2) Avares : A. Schiefner, op. cit., η" 1 ; — Géorgiens : Marjory Wardrop, op. cit., n" 8, 11, 12, 13, 16; — Mingréliens : M. Wardrop. p. 109; .1. Mourier, Contes et Légendes du Caucase (Paris, 1888, p. 39.) [Note ibid. : « C'est ainsi que commen-cent tous les contes mingréliens. »| — Arméniens : Frédéric Macler, Contes armé-niens (Paris, 190Γ»), 11-· 1, 3, 55 et Contes et Légendes de l'Arménie (Paris, 1911) n· 10 ; J. Mourier, op. cit. p. KM) ; ,1. S. Wingate, Armenian Folk-Tales (dans Folk-Lore, septembre 1911, p. 351).

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Or, cette formule bizarre est identique à celle par laquelle dé-butent les contes turcs (1) .

Et. en Europe, ce n'est pas seulement à cette minuscule Tur-quie d'Ada Kaleh, isolée dans un îlot du Danube, entre les Roumains du Banat hongrois et ceux de la Roumanie proprement dite, que les Turcs ont donné, avec leurs contes, la formule en ques-tion (2) - elle a pensé dans les pays voisins de la Turquie chez les Albanais (3), chez les Romains de la Macédoine (4) et même chez les Magyars (5) .

Si nous revenons à l'Arménie, ce n'est pas seulement la for-mule initiale des contes turcs que nous rencontrons dans cette région, c'est aussi une formule finale des plus caractérisées :

D u c ie l t o m b è r e n t t r o i s p o m m e s , U n e p o u r c e l u i q u i a d i t le c o n t e , U n e p o u r c e l u i q u i l 'a d e m a n d é , U n e p o u r c e l u i q u i l 'a é c o u t é .

Ainsi ce termine un conte arménien, et d'autres ont une fin à peu près semblable (6) .

T r o i s p o m m e s t o m b e n t du c i e l ; L ' u n e e s t p o u r le c o n t e u r , L a s e c o n d e p o u r l ' a u d i t e u r . L a t r o i s i è m e . . . e h b i e n ! e l le e s t p o u r moi .

| dit à son tour un conte turc, entre plusieurs (7).

Du reste, les contes arméniens portent, dans leur texte même,, de très significatives marques de provenance : mots ou phrases turcs (8), intervention d'un ou plusieurs derviches (9), et même

(1) I. Kunos, Turkische Volksmaerchen aus Stambul (Leyde, 1905), n·· 2, 4, 5, 6, 8, 9, 13, 19, 21, 23, 30, 44, 43.

(2) I. Kunos.Turkische Volksmœrchen aus Adakate (Leipzig, 1907), n - 5, 12. — L'ilot d 'Ada Kaleh, avec sa pet i te colonie turque, est située en aval d'Orsova.

(3) Λ. Dozon : Contes albanais (Paris, 1881), n - 1, 7, 17, 19, 20. (4) P. Papahag i : fiasme aromâne (Bucarest, 1905), n·· 2, lu , 10, 17, 20, 21, 22,

23, 2ti, etc. (3) Cette formule ini t iale des contes a lbanais : Il était, il n'était pas, appart ient

aussi, mot pour mot , a u x Magyars, Volt nern volt. (A. Dozon, op. cit., p. 201.) (ϋ) J . S. Winga te , op. cit., p. 481 ; — F. Macler, premier ouvrage, n· 2, et second

ouvrage, n· 9. (7) Kunos, op. cit., n·· i l , 23; — idem, Adakale, η· 36. (8) F. Macler, I, pp. 138, 159, ltis. (9) /bld., n ' 6, p. 68 ; n· 9.

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parfois polygamie des personnages (1) . Mais nous n'avons pas à traiter spécialement ici la question des contes arméniens.

Il semble donc que les Turcs, et probablement aussi les Per-sans, aient été dans la région du Caucase, les véhicules des con-tes qu'eux-mêmes avaient reçus plus ou moins directement de l'Inde. C'est donc par cette voie que serait arrivé chez les Avars le conte de Ohaï. ι

* * *

Ce qui paraît certain, c'est que ce conte est arrivé en Grèce par la voie des Turcs. Dans un conte grec moderne similaire, l'empreinte turque est visible à tous les yeux.

Voici l'introduction de ce conte, recueilli à Athènes (2) .

U n e f e m m e t r è s p a u v r e a u n f i l s , le p lus g r a n d f a i n é a n t du monde . Un jou r qu 'e l le v e u t c h a u f f e r son fou r p o u r c u i r e son pa in , el le es t obl igée d 'a l ler c h e r c h e r e l l e - m ê m e du bois d a n s la f o r ê t . E n r e v e n a n t , e l le p a s s e a u p r è s d 'un p u i t s ; e l le d é p o s e son f a r d e a u s u r la m a r g e l l e en d i s a n t : « A k h I a,lî (Ach aloî ! « a h ! h é l a s ! » ) . A u s s i t ô t un n è g r e (arâpês ) s a u t e ho r s du p u i t s . Une de ses l èv re s t o u c h a i t la t e r r e , e t l ' au t r e le c ie l : « Q u e veux - tu , m è r e , que tu m ' a p p e l l e s ? —- J e ne t 'a i p a s appe lé , mon a g h â (agâ mou, « mon s e i g n e u r ,», « m o n s i e u r ») (3)! — C o m m e n t ? tu ne m ' a s p a s a p p e l é ? t u a s dit AU, e t mon nom es t Alî . » Le n è g r e q u e s t i o n n e la b o n n e f e m m e : Qu 'e l le lui a m è n e son fils, e t il a p p r e n d r a au j e u n e h o m m e t o u t e s o r t e de m é t i e r s .

Inutile d'insister sur la marque d'origine d'un conte où une femme appelle les gens « mon aghà », ce qui est du pur turc, et où, — ce qui n'est pas moins turc, — la servante qui a élevé la princesse est dite sa loin (hé lalà tés basilopoulas) (4) .

(1) llnd., n· 7 : un prince épouse à la l'ois trois sœurs. — F. Macler, II, n. 22 : un bon vieillard salue ainsi le héros qui a conquis successivement la main de trois princesses : « Eli ! mon fils, au lieu d'une fiancée, tu en as maintenant trois ».

(2) Ce conte a été publié, en 1883. dans le Deltion tes Historikês kai Ethnolo-(jikés 'Etairias tés 'Ellados (Tablettes de la Société historique et ethnologique de Grèce;, I, p. 321 et suiv. — II a été t radui t en anglais par miss Lucy M. J. Garnett dans son ouvrage Greek Folk Poesy, t. II, p. 143 et suiv.

(3) On se demande pourquoi la traduction anglaise substi tue Efendi ! ( «Monsei-gneur ») au « Mon Aghà ! » du texte.

(4) Le mot lala est certainement turc, nous dit M. E. Blochet; ce mot se trouve dans les textes arabes du xiuc siècle comme un nom de fonction à la cour des princes turcs d'Egypte et de Syrie. En turc-oriental, il signifie celui qui élève, qui instruit un enfant. C'est probablement par extension que le sultan de Constantino-ple donnait à ses conseillers et vizirs le nom de lalam, « mon précepteur ».

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Le mot arâpês, par lequel le conte grec désigne le nègrey

correspond exactement^ pour la forme et pour le sens, à Yarab des contes turcs ; mais on peut constater que ce mot est entré dans la langue usuelle des Grecs modernes comme il est entré, sous la forme arâp, dans celle des Roumains (1).

Le portrait qui est fait de ce nègre (2) a toute l'exagération., toute l'énormité de certains métaphores orientales. Ce n'est pas une simple ressemblance, c'est une parfaite identité qu'il 'pré-sente avec le portrait de certains personnages, noirs aussi, des contes turcs. Ainsi, dans le conte nP 6 de la collection Kunos, une sorte de fou, Mehmed le Chauve, ayant laissé tomber dans un puits la moitié d'un pois grillé et poussant les hauts cris, surgit du puits un « arabe » (un nègre, répétons-le) « dont une lèvre balaie la terre et Vautre le ciel ». Le fou lui ayant réclamé son demi-pois, le nègre lui fait présent, pour le dédommager, d'une petite table qui se couvre de mets au commandement. — Les « arabes » des n° 9 et 15 sont décrits de même façon.

Dans un conte indien du district de Mirzàpoùr, recueilli par M. W. Crooke (Indian Antiquary, mars 1894, conte n'° 9 de la série), mêmes expressions : la première porte du palais d'une princesse mystérieuse est gardée par un déo (démon), «dont la lèvre supérieure s'étend jusqu'au ciel, et la lèvre inférieure jus-qu'aux enfers (Pâtâlâ) ». Il y a ici une traduction poétique de cette idée indienne que les déos ont des lèvres énormes (3).

Les Turcs, en adoptant l'hyperbole violente des Hindous (laquelle leur est, plus que probablement, arrivée par intermédiaires) ,·• ont senti que ce n'est qu'une hyperbole, et ils la traitent comme telle : le héros d'un de leurs contes .(Kunos, N° 15, mentionné plus

(1)Dansun conte arménien (F. Macler, premier ouvrage cité, n° 18, p. H2), le héros descend dans un puits où personne n'ose s'aventurer. 11 s'y trouve en présence d'un « Arabe gigantesque » ayan t à ses côtés deux enfants, l'un blanc et l 'autre noir. — Le l i t térateur arménien qui a fixé par écrit le conte et l'a inséré dans un ouvrage publié il Constantinople en 188'*, n'a pas compris ce qu'était cet « arabe », et il l 'a pris pour un arabe d'Arabie ; aussi fait-il voyager son héros en Arabie. Il est bien évident que cet « arabe gigantesque », qu i a un enfant noir, est apparenté avec l 'arabe, c'est-à-dire le nègre, gigantesque aussi, du conte grec et de divers contes turcs dont il va être parlé. — Un autre « arabe » figure dans le conte arménien n° 19 du même recueil de M. Macler.

(2) Dans un aut re conte grec d'une famille différente, recueilli dans l'ile (l'Asty-paléa, un « génie » a aussi « deux grandes lèvres, l 'une qui atteint le ciel, l 'autre la terre» (E. M. Geldarl, Folk Lore of Modem Greeee, Londres, 1881, p. 9:5).

(3) « Les démons, — en hindoustani de/r (prononcé déo), — ont des lèvres extrê-mement grandes, dont l 'une s'élève en l 'air, tandis (pie l'autre pend vers la terre.»' (Miss M. Stokes, Indian Faxrtj Taies, Londres, 1880, p. 273).

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haut) tranche d'un coup de sabre cette tête « dont une lèvre balaie le ciel et l'autre la terre ».

Tout au contraire, les Tatares de la Sibérie méridionale (région de l'Altaï), chez qui la métaphore indienne est parvenue aussi, la prennent grossièrement à la lettre, témoin un de leurs poèriies héroïques (1), où le héros cloue à la terre une des lèvres du diable Ker Goupta, et l 'autre lèvre au ciel ; alors il ouvre le ventre du monstre et il en voit sortir des troupeaux entiers, une foule d'hommes et des richesses de toute sorte.

Qu'on veuille bien le remarquer : c'est uniquement sur la mé-taphore. — la même dans les contes indiens, les contes turcs, les contes grecs, — que portent nos rapprochements ; car des personnages à lèvres démesurées se rencontrent dans d'autres contes. Ainsi miss MaiVe Stokes, — ou plutôt, très vraisem-blablement, son père, le célèbre celtisant feu Whitley Stokes, — cite (op. cit. p. 273) un singulier passage du recueil de traditions celtiques ou soi-disant telles, écrit en langue galloise et intitulé le Mabinogion: là un des guerriers du roi Arthur, Gwevyl, le fils de Gwestad, « le jour où il est triste, laisse tomber une de ses lèvres au-dessous de sa ceinture et ramène l'autre comme une coif-fure sur sa tête » (2) . Et nous pouvons ajouter, sans rechercher s'il existe un lien quelconque entre les deux histoires, que, dans un conte arabe de Tripoli (3), un ogre, qui est couché, « a étendu une de ses lèvres sur lui comme couverture, et l 'autre sous lui comme matelas ».

Revenons à Oh ! Ah ! etc. Nous allons voir, — ce qui est ins-tructif dans l'étude des contes, — comment cet étrange personnage se diversifie.

Dans un conte grec-moderne de l'île d'Eubée (-1), Ah, nègre comme Ali, quoique sans aspect monstrueux, ne correspond plus au magicien des contes que nous étudions en première ligne : il n'est pas un être malfaisant ; au contraire, il est bienveillant et

(1) W. Radlolf, op. cit., I, p. 39 et suiv. (2) Lad y Charlotte Ouest, The Mabinogion (Londres 1838-1849), t. II, P- 266. (3) Hans Stumme, Meerchen und Gedichte, aus der Sladl Tripotis in Nordafrika

(Leipzig, 1898), p. 87. ( i ) .1. G. von Hahn, Cneetnsche unrt albanesische Maerchen{Leipzig, 1864), n" 110).

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secourable. Quand il apparaît à un jeune homme qui, soupirant profondément, a d i t : « A h ! », il lui confère ce don: « Tout ce que tu diras, se fera. » — Dans un conte des Turcs d'Ada Kaleh (fin du N° 31), Ah est également un nègre, et un bon nègre: quand on s'assied sur une certaine pierre et qu'on d i t : « Ah\ » il arrive et exécute tout ce qu'on lui commande.

Le malfaisant Oh, nous le retrouvons en Sicile (1), où il a nom Ohimè ( « H é l a s ! » «malheureux que je s u i s ! » ) et joue un rôle dans le genre de celui de notre Barbe-bleue ou plutôt du sorcier du conte hessois n° 46 de la collection Grimm. (Mêmes aventures dans un conte turc d'Ada Kaleh, n° 26, et dans le conte grec d'Epire de la collection Hahn, n° 19, qui, ni l'un ni l'autre, n'ont notre introduction) .

Dans deux contes grecs, l 'un de l'île de Crète (2), l 'autre de l'île de Milo (3), revient l'exclamation douloureuse, suivie de l'ap-parition du nègre, lequel, dans aucun des deux contes ne dit qu'il s'appelle Ah, mais demande tout de suite à une vieille femme dans le premier conte, à un vieillard dans le second, s'ils ont des filles. Et le récit passe au thème de Psyché, mais avec intercalation préa-lable, très malencontreuse, du thème du conte grec d'Epire qui vient d'être mentionné et de Y Ohimè sicilien.

Le nègre de l'île de Milo est au service du Seigneur du Monde souterrain, qui épousera l'héroïne ; quant à celui de Crète, son extérieur repoussant cache un beau jeune homme, l'époux mys-térieux, dont le nom est FileJc-Zélébi (4) .

(1) Laura Gonzenbach, Sicilianische Mœrchen (Leipzig, 1870), n" 23. (2) Ilalin, op. cit., n° 73. (3) Miss Garnett, op. cit., p, 270 et suiv. — Une traduction française de ce conte

se trouve dans Emile Legrand, Recueil de contes populaires grecs (Paris, 1881, p. 1 et suiv.

( i) Ce Filek Zclébi est une marque d'origine. D'après ce que nous apprend M. E. lilocliet, dont nous avons déjà mis à profit plus haut de précieuses communications, le mot du grec moderne Zélebi est sans aucun doute le turc Tchélébi, qui signifie « poli, de manières élégantes », et qui, en réalité, n'ajoute pas beaucoup desensau nom propre auquel on l'accole. L'histoire de ce mot est si curieuse que nous nous laissons aller au plaisir de la donner ici en abrégé, toujours d'après notre obli-geant ami. Primitivement le mot est persan, et il dérive de l'arabe tseleb, « croix ». Le tsélébi est 1' «homme [de la religion] de la croix », le chrétien. Les Turcs ont emprunté ce mot aux Persans au χιιι"-χιν* siècle, alors qu'ils se trouvaient resserrés entre l 'empire mongol de Perse et l'empire byzantin d'Asie mineure. Il semble qu'ils menaient une vie très dure à cette époque et qu'ils luttaient désespérément contre les Mongols de la Pe:se, tandis qu'ils avaient de bonnes relations avec l 'empire grec ; c'était d'ailleurs un clan de Turcomans sans aucune importance politique, qui n 'arr iva à lu puissance mondiale qu'après l'écroulement de l'empire mongol. Les Byzantins, avec leurs riches cathédrales, leur civilisation brillante,

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Un conte turc très voisin (Kunos, n° 42) n'offre, lui, aucun élément disparate : Un homme très pauvre, qui a trois filles et qui colporte des balais pour vivre, s'assied, un jour, très fatigué, sur une grosse pierre, en disant : « Oh ! » Apparition d'un nègre, qui se nomme Oh et qui lest le lala (voir une note précédente) d 'un personnage du monde des génies, le « Prince des Serpents ». L'une des filles du pauvre homme joue le rôle de Psyché. — Un conte sicilien (Gonzenbach, n° 15), lui aussi du type de Psyché, a un commencement du même genre. Le roi Chardonneret (Cardiddu, en sicilien) apparaît quand on s'assied sur une certaine pierre et que l'on dit : « Hélas ! hélas ! (1) »

leur paraissaient évidemment les gens civilisés par excellence, de sorte que tsélcbi « chrétien », dont ils ont fait tchélebi, a pris chez eux le sens de « grec », puis d' « élégant et aristocratique ». « En tout cas. nous dit M. E. BLochet, tchélebi fait depuis longtemps partie intégrante et exclusive de l 'onomastique turque, et sa présence dans un texte grec indique sans aucun doute l'origine turque de ce texte. »

(1) Notons, — car ces rapprochements de détails sont très significatifs, — un trait tout à fait bizarre, qui décèle un lien étroit entre 1rs deux contes grecs des iles de Milo et de Crète et le conte turc. Dans le conte turc, la jeune femme pendant la nuit, remarque qu'à la place du nombril de son mari endormi, il y a une serrure. Κ1 le l'ouvre, passe au travers (sic), et voit un grand t harchi (bazar), dans lequel on est occupé à fabriquer toute sorte de couvertures, d'édredons, de coussins. La jeune femme demande à quoi tout cela est destiné ; on lui répond que le Prince (les Serpents a pris pour femme une mortelle, qui met t ra au monde un enfant, el l'on travaille à la layette. Alors la jeune femme revient sur ses pas et referme la serrure. Mais, quand le prince se réveille, il voit que la serrure a été ouverte, et aussitôt il ordonne à son lala de mettre la jeune femme à la porte du palais — Dans les deux contes grecs, les invraisemblances trop violentes sont légèrement adoucies, mais l'étrange idée principale est restée la même. Après avoir ouvert la serrure d'or qui, avec une petite clef d'or, est « sur la poitrine » de son mar i endormi (« au nombril n, dans le conte de Milo), la jeune fille ne pénètre pas (ce qui a paru trop fort) à travers cette poitrine dans un bazar ou aut re local ; — elle regarde à travers une sorte de fenêtre qui s 'ouvre dans le corps du jeune homme. « lit alors que vit-elle ! » dit le conte de Milo. « Constantinople, Smyrne et l 'univers tout entier », et aussi une vieil le femme, qui lavait son fil dans une rivière, et l'eau lui en avait entraîné une partie, à son insu. Alors, oubliant où elle est, la pauvre enfant crie : « Eh ! la vieille ! la vieille ! la rivière emporte ton fil ! » A ce cri, le jeune homme se réveille. — Dans le conte de Crète, ce que voit la jeune femme, c'est une belle rivière, le long de laquelle des femmes sont en train de laver ; elle voit aussi un porc, qui va enl ver une des pièces de toile, et elle crie : « Eh ! la femme ! le cochon vent te prendre ta toile ! »

Au xvii' siècle, un conte (N° 19), inséré par le Napolitain Giambatt is ta Hasile (lij7o-1632) dans son « Conte des contes » (Lo Cunlo de li cuntij, plus connu sous le nom de Pentameronc, qui fui publié de 1634 à 1636, après Ja mort de l 'auteur, a ce même épisode, mais imprécis, estompé, ltien n'indique où est placé le « verrou» (catenaccio), que les sœurs de l'héroïne, jalouses d'elle, lui conseillent de tirer « pour mettre fin à l 'enchantement » du mari . (Apre slo catenaccio, « ouvre ce verrou ». Quel verrou "!). Le verrou tiré (nous traduisons le texte original, écrit en dialecte napolitain) Luciella « vit (où vit-elle cela ?) une troupe de femmes qui portaient sur leur tète des paquets d'un si beau fil ; l'un de ces paquets étant tombé par terre, Luciella qui avait bon cœur et ne se rappelait plus où elle était,

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' * !

Peu loin de la Sicile, à l'extrémité de la péninsule italienne, dans la Basilicate (actuellement province de Potenza), on a noté un thème parallèle : l'exclamation douloureuse est devenue une excla-mation de satisfaction, de joie ; mais elle n'en met pas moins en branle toute la série d'aventures du Magicien et son apprenti (1) :

Un p è r e c h e m i n e v e r s la v i l le a v e c son fils, auquel il a l ' idée de f a i r e a p p r e n d r e la m a g i e . A r r i v é s tou t p r è s de la ville, ils s ' a r r ê t e n t à u n e f o n t a i n e piour 'boine. Q u a n d !e p è r e p 'est bien /désa l té ré , i l te'écrie: « Oh bene viio ! » (« Oh ! c o m m e ça f a i t du bien ! ») E t voilà que se p r é s e n t e u n h o m m e a v e c u n e b a r b e lui t o m b a n t j u s q u ' a u x genoux , qui d i t au p è r e : « Q u e veux- tu , bon homme, que tu m ' a s a p p e l é ? —- J e n 'a i a p p e l é p e r s o n n e . — C o m m e n t ! tu n ' a s pas a p p e l é Bene mio ? » Le p è r e se m e t à r i r e ; m a i s le f a i t es t que l ' homme, q u e tu m ' a s

éleva la voix en disant : « Ramasse le fil. madamma ! » — On constatera que cet épisode, avec ses paquets de fil, se rat tache particulièrement au conte grec de Milo.

Dans un compte-rendu des contes turcs de M. Kunos (Zeitsehrift des Vereins fur Volkskunde, 1906, p. 240), M. Victor Chauvin fait remarquer que Basile séjourna en Crcte, de 1604 à 1607, et qu' « il eut par conséquent l'occasion d'entendre des contes turcs, dont il mit largement à profit les éléments ». Effectivement, d'après les recherches de M. Benedetto Croce (Introduction à son édition de I.o Cunto de li eunli, Xaples, 1891), Basile, qui s'était enrôlé comme soldat à Venise vers la fin du xvi" siècle, fu t envoyé p a r l a Sérénissime République en Crète, poste avancé contre les Turcs. Bien accueilli par les meilleures familles de la colonie vénitienne, il fut admis à faire partie d 'une société littéraire, fondée dans l'île par Andréa Cornaro, l'Académie dite dc<jh Stravaganti. Il put donc, dans sa garnison de Crète, continuer à rimer en italien ; mais qu'il y ait appris le turc, la chose est plus que douteuse. Y a-t-il même appris le grec moderne, du moins suffisamment pour comprendre d'assez longs récits ? .. Quoi qu'il en soit, pour l'épisode dont nous nous occupons, c'est des contes grecs plutôt que du conte turc qu'il faut rapprocher le conte du Pentamerone, et, ce qui est assez piquant, du conte de Milo plus que du conte de cette Crète où Basile séjourna.

Four trouver, sous une forme atténuée sans doute, mais parfaitement recon-naissable, l'épisode du conte turc, il faut aller où ? en France, dans le Poitou, à Lussac-les-Chàteaux (Vienne). Dans la première partie d'un conte très composite (Revue des Traditions populaires, 1888, p. 268-269), l'héroïne est forcée d'épouser un mystérieux noue blanc. Celui-ci lui dit qu'il ne restera pas longtemps sous cette forme, et il s 'endort après avoir défendu à la jeune fille de regarder dans son oreille. Elle désobéit, et, dans l'oreille du bouc, elle trouve une clef. Elle ouvre une porte et entre successivement dans Irois chambres où l'on est en train de faire de la toile, des robes, de la dentelle. Dans chacune des trois chambres on lui dit que, depuis sept ans on travaille pour elle.

Cet épisode est tout à fait le pendant de l'épisode du conte turc. Li clef dans l'oreille du bouc est certainement l'affaiblissement de la clef dans la serrure sur la poitrine du Prince des Serpents. Quant au reste de l'épisode, les Poitevins et Poitevines qui travaillent pour la future femme de l'époux mystérieux et les Turcs qui travaillent pour l 'enfant qu'elle doit avoir, sont bien proches parents.

Cemment le conte oriental est-il arrivé en Poitou ? nous n'en savons rien ; mais, à coup sûr, ce n'est point par l ' intermédiaire du livre italien de Basile.

(1) D. Comparetti, conte déjà deux fois cité.

4

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la ba rbe s 'appel le p réc i sémen t Benc mio ; c 'es t un magic ien , e t pa r sa magie il en tend qui l 'appel le , m ê m e de loin, e t en un m o m e n t il se t rouve où il veut . Le père , q u a n d il sa i t tou t cela, la isse son fils au snagicien pour que celui-ci l ' i n s t ru i se .

Cette forme toute particulière, sœur de celle que nous venons de rencontrer plusieurs fois, mais sœur d'un caractère diamétrale-ment opposé, est-elle spéciale à l 'Italie? Nullement ; car nous allons la retrouver dans le Caucase, à côté de celle d 'Ohaï . Un conte géorgien, que nous avons déjà cité, commence ainsi (1) :

Un p a u v r e paysan emmène a v e c lui son f i ls pour c h e r c h e r un m a î t r e au jeune garçon. En chemin , i ls s ' a r r ê t e n t à un pe t i t ru i s seau . A p r è s avoir é t anché sa soif, le p è r e s ' é c r i e : « A h ! comme tu es bonne (l 'eau) ! » (en géorgien : Valch ra carrji liliar !) A ces mots , s o r t de l 'eau un diable sous forme d 'homme, qui di t au p a y s a n : « Q u e veux- tu , ô homme ? J e suis Vakhraca. » Le p a y s a n lui r a con t e son af-fa i re , et le diable lui d i t : « Donne-moi ton fiils ; je l ' i n s t ru i r a i pendant, un an. Rev iens ensu i t e ic i : si tu le reconnais , il s 'en i ra avec toi; sinon il m ' a p p a r t i e n d r a , à moi seul . »

Ainsi, les deux formes jumelles, la joyeuse et l'attristée, ont voyagé parallèlement à travers le monde.

§ 4·

LE J E U N E GARÇON E S T P R O M I S AU MAGICIEN

DÈS AVANT SA N A I S S A N C E

Une forme indienne très caractérisée, celle du conte santal, — auquel nous renvoyons, ainsi qu'aux remarques faites à son sujet, — reparaît dans un petit groupe de contes : un conte syriaque, provenant de Midhyat, capitale du Toûr Abdîn, dans le nord de la Mésopotamie, à quelque distance du Tigre ; un conte arabe d'Egypte : un conte ;grec de l'île de Syra (2) .

Dan.; le conte arabe d'Egypte, c'est à un Moghrébin qu'est pro-mis par un roi le premier fils qui lui naîtra (3) ; —' d'ans le conte

(1) M. Wardrop, loc. cit. >2) E. Prym et A. Socin, Der neuarœamische Dialekt des Tûr'Abdin (Gcettingen,

1881), n° 58. — G. Spitta-Bey : Contes arabes modernes (Leyde, 1883), il" 1. — Hahn, op. cit., n° 68.

(3) Les Moghrébins (ou Maghrébins), les gens du Maghreb, du « couchant» par rapport à l'Egypte, c'est-à-dire de la côte barbaresque, sont souvent donnés comme magiciens dans les contes arabes. Le fameux « magicien africain » d'Aladdin est, dans le texte arabe publié en 1888 par M. Zotenberg, un « magicien maghrébin » — Voir aussi V. Chauvin, liiblioqraplne des auteurs arabes, fasci-cule VI (Liège, 1902), p. 84.

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syriaque de Mésopotamie, c'est à un prétendu Egyptien, qui n'est autre qu'un démon ; dans le conte grec de Syra, c'est à un démon déguisé. Ce démon a donné au roi et à la reine une certaine» pomme qu'ils doivent se partager ; l'Egyptien leur a donné une pot ion· le Moghrébin, à chacun un certain bonbon (1) .

Dans les trois contes, ce sont de sages conseils qui sauvent le jeune homme du sort qui le menace. Dans le conte arabe et dans le conte grec, ces conseils lui sont donnés par une jeune fille qu'il trouve pendue par les cheveux (ce singulier détail est lo même, ici et là) dans la maison du magicien ; dans le conte syriaque, par un jeune homme, que le magicien a enchaîné.

Dans les trois contes, aussi, le jeune homme a reçu, du magicien ou du démon, l'ordre de lire ou d'apprendre par cœur un certain livre (un livre de magie). Le conseil qui lui est donné à ce sujet, c'est de faire l'ignorant et de dire n'avoir pas compris un

(1) Un rapprochement curieux est à faire entre le conte arabe d'Egypte (du type du Magicien) et le conte indien du district de Mirzàpoùr (d.i type de l'Ogre) cité plus haut (chap. 2d 15, a) à l'occasion du conte santal : Le Moghrébin, ou le sàdhou, quand il emmène chez lui l 'enfant qui lui a été livré, veut s'assurer si c'est bien celui qu'il ava i t en vue : il s'aperçoit ainsi, dans lo conte arabe, qu'on lui a donné, au lieu du prince intelligent, son cadet qui ne l'est pas ; dans le conte indien, il découvre que le jeune garçon n'est pas le fils du roi, mais un enfant de caste inférieure.

Voici le passage du conte a rabe : « Le Moghrébin prend l 'enfant par la main et s'en va. Il marche dans les montagnes jusqu'à midi ; puis il dit à l ' en fan t : «Est-ce que tu n'as ni faim, ni soif ? » Le garçon répond : « Nous avons marché toute une demi-journée, et je n 'aurais ni faim ni soif ' » Aussitôt le Moghrébin le ramène chez son père et dit à celui-ci : « Non. ce n'est pas mon fils ainé ». Le roi donne alors l 'aine et, sur la route, le Moghrébin adresse au jeune garçon la question qu'il avai t adressée à son frère. Le jeune garçon répond : « Si tu as faim et soif, j'ai faim et soif aussi. — C'est cela, dit le Moghrébin ; tu es bien mon fils ».

Dans lo conte indien, le roi donne au sàdhou l'un des deux fils jumeaux d'un dhobi (blanchisseur), qui sont nés le même jour que ses l'ils à lui. Le sàdhou emmène l 'enfant et lui dit : « Si je prends le chemin le plus court, j 'at teindrai mon ermitage au bout de six mois ; mais j 'aurai à traverser des jungles dangereuses. Le chemin le plus long est le plus sûr : mais ce serait un voyage d'un an. Quel chemin faut-il choisir ? » L 'enfant choisit le plus long, et, di t le conteur hindou, le sàdhou reconnut ainsi que ce n'était pas un Kshalnya (homme de la caste des guerriers), parce que s'il en ava i t été, il n 'aurai t pas eu peur de la jungle. Le sàdhou ramène donc l 'enfant au roi, en le menaçant de sa malédiction si, cette fois, il ne lui donne pas le fils promis. Le roi est bien forcé de le lui donner, et le choix que le jeune prince f i i t sans hésitation du chemin le plus court, montre au sàdhou qu'il n'est pas de basse casle.

Si l'on est familier avec la collection Grimm, on se rappellera ici un conte allemand do la région du Main (variante du n° 127), dans lequel un roi, après avoir promis, dans une circonstance critique, à un personnage mystérieux de lui donner sa fille, essaie de substi tuer à la princesse d'abord la fille du vacher, qu'il a fait vêtir royalement , puis la fille du gardeur d'oies. Mais l 'une et l 'autre trahis-seul par leurs réflexions leur basse naissance.

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mot au livre. En réalité l 'apprenti mlagicicn a lu et bien lu, et il devient plus fort que son maître.

Un conte albanais (1) commence aussi par le thème de Y En' fant promis. Là, le jeune homme est pris en affection par le ma-gicien, qui « lui enseigne aussi quelques sciences » (einige senschajten) ; mais ce ne sont pas ces « quelques sciences » qui lui servent, quand il s'enfuit et qu'il échappe à la poursuite du magicien en jetant derrière lui des objets qui créent tout d'un coup, entre le magicien et lui, une montagne, une forêt, et enfin une grande mer. C'est, en effet, sur le conseil de trois juments, trouvées par lui dans une chambre défendue, que le jeune hom-me a pris avec lui ces objets en s 'enfuyant.

Ce thème de la poursuite et des objets jetés s'est infiltré dans certaines variantes du conte proprement dit du Magicien et son apprenti. Nous en dirons un mot plus loin.

§ 5

L E J E U N E GARÇON, C H E R C H A N T U N E PLACE, SE MET DÉ

L U I - M Ê M E AU S E R V I C E DU MAGICIEN

La forme très simple d'introduction à laquelle nous arrivons présente assez souvent un trait qui en relève la banalité : quand le jeune garçon rencontre son futur maître, celui-ci, qui tient à ne pas avoir de serviteur sachant lire, l'interroge à ce sujet .

Dans un conte tchèque de Bohême (2), le jeune garçon, «se rappelant cette (maxime : 11 vaut mieux plus en savoir qu'en dire », répond immédiatement non. — De même, dans un conte allemand (3), dans deux contes portugais (4) .

Dans un conte autrichien (Grimm III, p. 117), il rattrape du mieux qu'il peut le oui qui est échappé.

Dans d'autres contes, — conte de la Basse-Bretagne, conte danois (5), — voyant que sa réponse affirmative l'a empêché d'être

(1) Gustav Meyer, Albanische Maerchen, η" ο (dans Archiv fur Litteralurqeschichte, XII, 1884, p. 108).

(2) A. Waldau, Boehmisches Mœrchenbuch (Prague, 1860), p. 116. (3) K. Simrock, Deutsche Mœrchen (Stut tgart , 186't), n° 35. (4) Ad. Coelho, Contos populares portuguezes (Lisbonne, 1879), n° 15. — Theo-

philo Braga, Contos tradicionaes do povo portuguez (Porto, sans date1, I, n° 9. (5) Koadalan (Revue celtique, t. I, 1870-1872, p. 132). — Collection Grundtvig

(texte danois), citée par B. Koehler, h'ieinere Schriften, I, p. 139,

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accepté par le seigneur qu'il a rencontré (le magicien), il retourne sa veste ou sa jaquette, se met de nouveau sur le chemin du seigneur, et, quand celui-ci, qui ne le reconnaît pas, lui demande de nouveau s'il sait lire, il répond non. — D,ans un second conte bas-breton (1), Ewenn Congar, comme s'il avait prévu l'aventure, s'est fait faire, avant de se mettre en route, un vêtement noir d'un côté et blanc de l'autre, et c'est ce vêtement qu'il retourne.

Enfin dans un conte islandais (2), à la seconde rencontre, le magicien demande à Sigurdr si ce n'est pas lui qui, la veille, disait savoir lire et écrire, et Sigurdr répond : « Ce n'est pas moi ; c'est mon frère Siggy. » Et il fait l'ignorant.

§ 6

LE J E U N E HOMME E N T R E COMME A P P R E N T I CHEZ LE

MAGICIEN AFIN DE POUVOIR ÉPOUSER LA FILLE DU ROI

Nous arrivons à un groupe de contes qui n'a jamais été examiné d'une manière spéciale : Reinhold Kœhler, en 1873, l'a simplement indiqué en citant les deux seuls contes (avar et italien) qu'il pouvait connaître alors (3) . Nous avons l'avantage de venir plus tard, et des documents nouveaux, — notamment de précieux contes arabes inédits, — nous permettent de traiter ce sujet un peu à fond.

Pour qu>tti en saisisse bien l'intérêt, nous serons obligé de rompre ici l'ordonnance générale de notre travail, et d'anticiper sur les §§ 7 et suivants de cette étude.

Voici d'abord, dans son ensemble, ce conte avar du Caucase dont nous avons donné un passage au § 3 :

Un j e u n e h o m m e , g a r d e u r de veaux , excédé de sa p a u v r e t é , fo rce son ,père à a l l e r d e m a n d e r pour lui la ma in de la f i l le du roi. Quand le b o n h o m m e f a i t en t r e m b l a n t sa demande , le roi lui r é p o n d : « P e u m ' i m p o r t e q u e ton f i l s soit un g a r d e u r de v ç a u x : s'il se m o n t r e p l u s h a b i l e e t f a i t des t o u r s d ' ad re s se mieux que les a u t r e s h o m m e s , j e lu i d o n n e r a i m a f i l l e . » A u s s i t ô t le j eune h o m m e , p r e n a n t

(1) F.-M. Luzel, Contes populaires de lu liasse-Bretagne (Paris, 1887), t. II, p. 80, Ewenn Congar.

(2) Adeline Rittershaus, Die neuislwndisehen Volksnuerehen (Halle, 1902), n° i(i. (Il) Voir, dans les Kleineire Sehriften, I, p. 537, le passage du compte-rendu des

Airarise/te Texte (conte de O/iaï), auquel M. J. Holte, en 1898, a ajouté le conte serbe.

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son p è r e a v e c lui, p a r t pour c h e r c h e r le m a î t r e qui le m e t t r a en é t a t d ' épouser la f i l le du roi .

Suit la rencontre d'Ohaï, que nous avons rapportée plus haut (§ 3) .

D a n s le pa l a i s où il e s t condu i t , le j e u n e h o m m e 'voit l a f i l le d 'Oha ï , u n e j eune f i l le « semblab le à u n e l iour i », e t les doux j e u n e s g e n s s ' é p r e n n e n t l 'un de l ' au t re . El le lu i d i t : « Mon p è r e va c o m m e n c e r à t ' e n s e i g n e r des tou r s d ' a d r e s s e ; a p r è s c h a q u e leçon il t e d e m a n d e r a si tu as c o m p r i s ; r é p o n d s t o u j o u r s non. Si tu dis q u e tu a s compr i s , il t e tue ra , c o m m e il en a t u é t a n t d ' a u t r e s ; c a r il ne veut, p a s que p e r s o n n e en s ache a u t a n t que ' lui . » L e j e u n e h o m m e su i t ce consei l et r é p o n d t o u j o u r s n o n ; m a i s eu r é a l i t é i l e s t d e v e n u p lus s a v a n t qu 'Ohaï . Au bout de l ' année , le p è r e r e v i e n t , e t Ohaï lui d i t q u e son f i l s e s t u n imbéc i l e e t qu ' i l n ' e s t bon qu ' à g a r d e r les v e a u x . ,

L e père , en r a m e n a n t son f i l s à la m a i s o n , lui f a i t f o r c e r e p r o c h e s ; m a i s le j eune homme, s ans r é p l i q u e r , se c h a n g e en un beau cheva l , pu i s r e p r e n d sa f o r m e n a t u r e l l e : « E s t - c e là un t o u r d ' a d r e s s e ou n o n ? — C'en es t un, mon f i ls , c 'en e s t un . » L e j e u n e h o m m e se c h a n g e e n s u i t e en a u t o u r aux a i les a r g e n t é e s , en cerf a u x c o r n e s d 'or , e t p r e n d cen t a u t r e s f o r m e s . P u i s il d i t à son p è r e q u ' a u j ou r du m a r c h é il se c h a n g e r a en c h e v a l g r i s ; ma i s , en le v e n d a n t , le p è r e ne doi t p a s donner le b r idon (Trense) . Le p è r e su i t ces i n s t r u c t i o n s , e t , q u a n d il r e n t r e à la maison , la p o c h e p le ine d ' a r g e n t , il t r o u v e son f i l s ass i s p r è s de la c h e m i n é e .

A u m a r c h é su ivan t , où le j e u n e h o m m e s ' e s t c h a n g é en c h e v a l roux , cela va b ien e n c o r e ; ma i s , a u t r o i s i è m e m a r c h é , c ' e s t Oha ï qui se p r é s e n t e comme a c h e t e u r , e t , en d o u b l a n t le p r i x d e m a n d é , il se fa i t l i v r e r le br idon. A r r i v é d e v a n t sa d e m e u r e il d i t à sa f i l le de lui donne r son épée pou r qu ' i l t u e le c h e v a l . L a j e u n e f i l le j e t t e l'épéie d e r r i è r e l ' a rmo i r e e t d i t à son p è r e qu 'e l l e n 'a t r o u v é que le f o u r r e a u . Ohaï d e m a n d e a l o r s s a p ique . L a j e u n e f i l le e n l è v e la po in t e et a p p o r t e à son père - Beulehient la hampej . Ohaï se décide à a l le r l u i -même c h e r c h e r u n e a r m e eit m e t le,s r ê n e s (Ziigel) dans la m a i n de s a f i l le . Celle-ci e n l è v e le b r idon e t l a i sse le c h e v a l cour i r . « I l s ' e s t é c h a p p é , c r ie - t -e l le , il s ' e s t é c h a p p é ! — Sous quel le f o r m e ? d i t . O h a ï . — Sous la f o r m e d 'un p i g e o n . » (1).

(I ) D'ins un conte arménien d'Agn (en turc Kgin), sur le Haut-Euphrate (Zeil-schrift des Vereins fur Volkskunde, 1910, page 75), le derviche magicien, quand il est en possession du cheval, ordonne à sa femme dJaller lui chercher sa hache ; la femme cache ta hache dans le grenier et dû qu'elle ne peu! la trouver. «Alors, viens tenir le cheval, dit le derviche, pendant que je vais la chercher. » Tout en tenant e cheval, la femme lui murmure à l'oreille : « Donne-moi un petit coup de pied ;

je tomberai par terre, et tu t 'échapperas. » Le cheval obéit, et aussitôt la femme crie : « Oh ! le méchant cheval m'a donné un coup de pied ! » Le cheval se fait oiseau, etc.

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Aussi tô t Oliaï se c h a n g e en faucon et se me t à la poursu i te du pigeon. Le pigeon, dans sa f u i t e , e n t r e pa,r la f enê t r e dans le palais du roi e t se pose su r la m a i n de celui-ci, le faucon r e s t a n t dehors . Le roi p r é s e n t e au faucon le p igeon ; mais celui-ci se change en pomme r o u g e ; le faucon , en v ie i l l a rd à ba rbe blanche, à qui le roi tend la pomme. La pomme, a lors , se c h a n g e en mil let tout fin, et le vieillard en poule a v e c c i n q u a n t e pouss ins , e t tous picotent , p icotent les gra ins . I l n ' en r e s t e p lus qu 'un , et la poule Va le h a p p e r , quand le g ra in se c h a n g e en un cha t , qui tord le cou à la poule et aux pouss ins . Su r quoi, le j e u n e homme r ep rend sa forme na tu re l l e et dit au roi : « Se igneur , es t -ce un tour d 'adresse ou non ? — C'en e s t un, j eune h o m m e , e t un f a m e u x ! — Eh bien, donne-moi ta fi l le, si tu v e u x t en i r ce qu i a é té convenu. »

Le j eune h o m m e épouse la f i l le du roi, et il épouse aussi la fille d 'Ohaï .

Cette conclusion, est-il besoin de le dire ? est bien orientale, et nous allons la retrouver dans un conte de cette petite colonie turque d'Ada Kaleh de laquelle nous avons parlé plus haut (1) :

Un j eune homme, f i l s d 'une p a u v r e veuve, tout f ier de gagner c h a q u e jour dix paras de p lus , dit à sa mère d 'a l ler demander pour lui e n m a r i a g e la f i l le du pad i schah . Celui-ci répond : « J e la lui donne, ma i s s eu l emen t s'il a p p r e n d en q u a r a n t e jours le jeu d 'Allem-Kallem (sic) ; s'il n 'y i j a r v i e n t pas, j e lui fais couper la tê te . » Le j e u n e h o m m e et sa m è r e se disent qu' i ls n 'ont qu 'une chose à fa i re , p r e n d r e la fu i t e . '

Sur leur chemin , ils r e n c o n t r è r e n t un dev (sor te de géant-démon) qui les ques t ionne . Quand il connaî t l 'histoire, il dit à la, mère de lui conf ie r son fils pou r qu ' i l enseigne au jeune homme le jeu d 'Al lem-Kal lem ; clans q u a r a n t e jours elle v iendra le che rche r . La chose é t a n t convenue , le dev r e tou rne à son palais avec le jeune hommje, qu ' i l l a i s se seul . En s o r t a n t de la chambre où il a é t é amené , le j eune h o m m e voit une j eune fil le « qui é t a i t semblable à la lune au qua to r z i ème [ jou r ]» . Elle lui donne des conse i l s : le dev dira au j eune h o m m e qu ' i l s vont lu t t e r ensemble ; en pare i l cas, il ne f a u t lui opposer a u c u n e r é s i s t ance ; a u t r e m e n t o n . es t tué sur l ' h e u r e ; il f a u t se la i sser b a t t r e sans broncher . La j eune fille se c h a r g e d ' ense igne r au j e u n e h o m m e le « j e u » . Les choses se pas-sen t ainsi d u r a n t q u a r a n t e jours , au bout desquels, g râce à la j eune f i l le , le j e u n e h o m m e conna î t p a r f a i t e m e n t le « jeu », sans que le dev s'en, doute . Et le d e v le r end à sa mère .

P e n d a n t qu ' i l s r e t o u r n e n t chez eux, le jeune homme, pour fa i re l 'essai de ce qu' i l v i en t d ' app rendre , se t r ans fo rme en l ièvre, puis en cheva l . Le l endemain , il devient un cerf aux cornes d'or et se f a i t v e n d r e au m a r c h é p a r sa mère . Quelque t emps après , il se c h a n g e en un s u p e r b e cheva l , « d o n t chaque poil est une p ier re p réc ieuse », e t r e c o m m a n d e à sa mère de ne pas l ivrer la bride à

(1) Kunos, o/i. cil., n° 4.

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l ' a che t eu r . P e r s o n n e ne p o u v a n t d o n n e r le p r i x de ce m e r v e i l l e u x cheva l , le dev en e n t e n d p a r l e r e t voi t q u e son « j e u » c o u r t le monde . 11 se t r a n s f o r m e en t o u r b i l l o n de v e n t e t a r r i v e s u r le m a r -ché , où il v e u t sa is i r le c h e v a l p a r la b r ide . Mais a u s s i t ô t le che-va l devient· un p igeon , qui s ' envo l e à t i r e d 'a i les . Le d e v d e v i e n t un a ig le et donne la c h a s s e a u p igeon , l eque l se p o s e s u r le bo rd de la f e n ê t r e de la f i l le du p a d i s c h a h e t d e v i e n t u n b o u q u e t de roses . La p r i n c e s s e p r e n d le b o u q u e t ; m a i s le dev a c c o u r t , e t il se m e t à é b r a n l e r le pa la i s . La p r i n c e s s e , e f f r a y é e , j e t t e les roses , qu i dev i ennen t des g r a i n s de g r u a u , s ' é p a r p i l l a n t d a n s tous les co ins de la c h a m b r e . Le dev se c h a n g e en coq e t a v a l e t o u s les g r a i n s , sauf un, qui e s t r e s t é sous le p i e d de la p r i n c e s s e . E t ce g r a i n dev ien t un chaca l , qui s a u t e su r le coq e t le m e t en p ièces .

A lo r s le j e u n e h o m m e r e p r e n d sa p r e m i è r e f o r m e e t d i t au p a d i s c h a h : « T u le vois, E f e n d i ; j ' a i a p p r i s le j eu d ' A l l e m - K a l l e m ; j ' a i r empl i la condi t ion p o s é e ; donne-moi t a f i l l e . » Le p a d i s c h a h n 'y consen t p a s tou t de s u i t e ; « m a i s le j e u n e h o m m e f a i t A l l e m , f a i t Ka l lem », e t f i n a l e m e n t i l é p o u s e la p r i n c e s s e . A p r è s quoi, il r e t o u r n e au pa l a i s du dev', p r e n d la j e u n e f i l le qui l 'a t a n t a idé , e t l 'épouse, elle auss i .

Un conte serbe, recueilli probablement en Bosnie et que nous avons déjà mentionné (1), est des plus curieux. Sans doute il est très altéré par places : ainsi, une confusion s'y est faite entre deux personnages distincts ; mais, dans la combinaison des thèmes, il dénote un véritable instinct de leur affinité :

Un j eune homme, f i l s de v ie i l les g e n s b ien p a u v r e s , di t un jour à ses p a r e n t s d 'a l le r d e m a n d e r a u roi de lui d o n n e r s a f i l le . La m è r e y va et r e v i e n t p l u s i e u r s fois s a n s a v o i r r i en osé dijre. El le f in i t p a r r a c o n t e r la chose a u roi , lequel f a i t v e n i r s a f i l l e : « Es- tu d isposée à épouse r le f i l s de c e t t e viei l le f e m m e ? — Pour -quoi p a s ? si s e u l e m e n t il a p p r e n d le m é t i e r que p e r s o n n e ne sa i t . »

Le j eune h o m m e se m e t en r o u t e à la r e c h e r c h e de l ' h o m m e qui p o u r r a lui e n s e i g n e r le m é t i e r que p e r s o n n e ne sa i t . Un jou r , m o u r a n t de f a t i g u e et t r è s t r i s t e , il s ' a s s i ed s u r u n t r o n c d ' a r b r e r e n v e r s é le long du chemin . U n e vie i l le f e m m e v i en t à lui e t lui d i t de quel cô té il f a u t a l le r . I l a r r i v e c h e z q u a t r e g é a n t s , qu i lui o f f r e n t de lui a p p r e n d r e le m é t i e r q u e p e r s o n n e ne sa i t . T ro i s j o u r s de sui te , i ls le b a t t e n t , e t i l s le m e t t e n t e n s u i t e à la po r t e , en lui d i san t qu' i l a a p p r i s lo m é t i e r (2).

(1) Cs. Mijatovicz, loc. cit. (2) Cet épisode bizarre doit être rapproché du conte turc d'Ada Kaleh, où le

jeune homme, à qui le dev a dit de lut ter avec lui, ne lui résiste pas et se laisse battre comme plâtre. — Dans le conte petit-russien du Gouvernement de Poltava, cité au § 3, Okh ne bat pas le jeune homme ; il fait mieux. Voyant qu'au lieu de fendre du bois, comme il te lui a ordonné, le fainéant qui lui a été confié s'est

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P e n d a n t son s é j o u r d a n s la maison des géan t s , le j e u n e homme a o u v e r t t r o i s c h a m b r e s d é f e n d u e s : dans la p r e m i è r e é t a i t un â n e ; d a n s la seconde , u n e j e u n e f i l l e ; dans la t ro is ième, une t ê t e de mor t , e t , d a n s c h a c u n e des c h a m b r e s , il a r eçu en don un ob je t (licou, c lef , c h a î n e de f e r ) (1).

R e n v o y é p a r les g é a n t s , le j eune h o m m e se souv ien t des ob je t s qu ' i l a r a p p o r t é s de l eu r ma i son . Le licou (don de l 'âne) , f r a p p é c o n t r e t e r r e , f a i t p a r a î t r e un beau c h e v a l ; la c h a î n e de f e r (don de la t ê t e de m o r t ) , s ecouée , f a i t p a r a î t r e un l i èvre e t un ch i en de c h a s s e , e t le j e u n e h o m m e se t r o u v e s p l e n d i d e m e n t habi l lé en c h a s s e u r . | L a clef , don de la j eune fi l le, n 'a aucun emploi] .

Une fo i s r e n t r é cnez, son pè re , il lui m o n t r e « ce que, dit-il, il χ a p p r i s ». I l se t r a n s f o r m e en cheva l . Sui t la r e c o m m a n d a t i o n de ne ne p a s l i v r e r le lioou, e t la v e n t e (au roi). Pu i s le j e u n e h o m m e d i t : « J e v a i s m e t r a n s f o r m e r en u n e be l le église, pas loin du pa la is du roi . Si le roi v e u t l ' a c h e t e r , il ne f a u t p a s lui r e m e t t r e la cletf; s inon je r e s t e r a i t o u j o u r s é g l i s e » (2). Le p è r e se donne pour 1111 v i eux p è l e r i n , à qui a p p a r t i e n t l 'égl ise. P e n d a n t que les s e r v i t e u r s du roi sont à m a r c h a n d e r a v e c le p r é t e n d u pè le r in , a r r i v e une viei l le f e m m e , cel le- là j u s t e m e n t qui a v a i t envoyé le j eune h o m m e chez les g é a n t s , où el le a v a i t a p p r i s e l le -même le « metie,r » (3). Elle voit, a u s s i t ô t c e q u ' e s t l ' ég l ise , e t , comme elle ne vent p a s avo i r de r i va l d a n s le « m é t i e r », e l le o f f r e au p è r e une somme énorme , e t , la ven te conc lue , le p è r e , t o u t o c c u p é à c o m p t e r l ' a rgen t , oublie la clef . I l s 'en a p e r ç o i t en su i t e , e t , la Ivieille r e f u s a n t de r e n d r e ce t t e clef , il e s sa i e de la r e p r e n d r e de fo rce . P e n d a n t la lu t t e , la clef se c h a n g e en p igeon ; la viei l le en é p e r v i e r ; p u i s le p igeon devijent u n beau bouquet , qui 'va t o m b e r d a n s l a m a i n de la f i l le du roi, l aque l le es t à s e p r o m e n e r d a n s le j a r d i n . L a viei l le v i en t p r i e r la p r i n c e s s e de lui d o n n e r le b o u q u e t ou, au mo ins , une des f l eurs . « Non, di t la p r incesse , non, pou r r i en au m o n d e ! ces f l e u r s me sont t o m b é e s du ciel. »

mis à dormir, il le lie sur un bûcher, le brûle, répand la cendre. Un tison seul reste ; Okli l'asperge d'eau, et le jeune homme ressuscile. Deux fois encore, même scène, et voilà qu'au lieu d'un lourdaud de paysan se dresse un beau et fort « cosaque » (le « cosaque » est l'idéal des Petits-russiens). — D'après Potanine {op. cit.), cetépisode se retrouve dans un conte ruthène de Galieie, où le merveilleux est encore plus accentué : la première fois que Okh jette son servileur dans le feu, il sort du feu un œuf, et de l'œuf, le jeune homme ; la seconde fois, une noix ; la troisième, un grain de pavot. Et chaque fois, le jeune homme devient plus brave. — M. Polivka nous a signalé un conte analogue de la l'ulgarie du Nord-Est (Zivaja Slarina, I, p. 18-20) : là le jeune homme est mis dans le fou · par le diable, ; ses restes sont pilés et réduits en poussière, puis arrosés, et le jeune homme se réveille pour une nouvelle A ie. La chose a lieu sept fois.

(1) Cet épisode est intéressant, comme présentant des débris, très mutilés, mais bien reconnaissables, de certains contes apparentés à celui-ci. Nous en reparle-rons au § 7.

(2) Nous étudierons, § 10, les étranges transformations de ce genre. (3) On remarquera que la vieille femme de ce conte bosniaque réunit en sa

personne la bienveillante conseillère des contes avar et turc et le malveillant magicien.

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La vieille va t rouve r le roi, et celui-ci, p e n s a n t qu 'e l le a besoijn d 'une f leur pour en l'aire un r emède , dit à sa f i l le d 'en donner une. Le bouquet dev ien t a lors un t a s de mi l le t . T r a n s f o r m a t i o n s f ina les de la vieille en poule et, pouss ins , e t du j eune l iomme en r e n a r d .

Le jeune homme, ayan t r e p r i s la fo rme h u m a i n e , r acon te tou te l 'h is toi re . ,Su,r quoi, le roi et sa f i l le, 'voyant qu' i l a app r i s le mé t i e r que personne ne sai t , t i e n n e n t paro le .

En Toscane, dans le bourg de Santo-Stefano di Calcinaja, M. Angeio De Gubernatis a recueilli un conte de ce type (1) :

Un jeune paysan s 'en va à F lorence , s 'hab i l le en beau mons ieur e t p romène r id icu lement son âne dans les rues , le la i ssan t a l le r , puis ie r a m e n a n t à lui au moyen d 'une corde a r r a n g é e d 'une c e r t a i n e façon. Une des fi l les du roi v i en t à p a s s e r e t se me t à r i re . Le bon garçon s ' imagine qu'il p l a î t à la p r incesse et va, de bu t en blanc, demander sa main. La p r incesse lui donne ce t t e seule r éponse : « Si tu fais un mi rac le (miracolo) p lus beau que celui-ci, j e t ' épouse . »

Le jeune homme va chez un magic ien , e t , dans une c h a m b r e défendue, il t rouve la sœur de la p r incesse , qui lui consei l le de f a i r e l ' imbécile. F ina lement le magic ien s ' ape rço i t que le j eune hom-me en sa i t p lus que lui.

La série des transformations finales du jeune homme est celle-ci : de cheval il se fait poisson ; poursuivi par le magicien transformé; en canard, il devint anneau et « vole au doigt de la princesse » ; le magicien s'approchant pour prendre l 'anneau, celui-ci devient un grain de millet. Alors transformation du magicien en poule, qui s'apprête à avaler le grain de millet, et, finalement, du grain de millet en renard, qui croque la poule.

La princesse voulait un « beau miracle » ; elle l'a et elle épouse le jeune homme.

Φ *

Dans un conte arabe de cette famille, provenant des Houwâra du Maroc (2), le récit, après la victoire du héros sur le magicien, se termine ainsi :

Le roi f u t p longé dans un p ro fond é t o n n e m e n t , en p r é s e n c e des e n c h a n t e m e n t s dont il venai t d ' ê t r e le témoin. Le j eune h o m m e lui dit a l o r s : «Tu as dit une fois que tu ne donnera i s ta fille qu 'à celui qui;

(1) A. De Gubernatis, Xovelline di Santo-Stefano di Calcinaja (Turin, 1869), n" 26. (2) Albert Si ici n et Hans Stumme, Der arabisehe Dialekt der f/ouieara des Wad

Sus in Marokko (Leipzig. 1894), il" 12.

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t e f e ra i t voi r de m e r v e i l l e u x e n c h a n t e m e n t s . » E t le roi donna sa f i l l e au j e u n e h o m m e , e t celui-ci dev in t son gendre .

Cette réflexion du héros, qui arrive ex abrupto, sans que rien l'ait préparée dans le conte, indique évidemment que la variante dont nous venons de passer en revue plusieurs spécimens, doit avoir existé, si elle n'existe encore, sur la cote barbaresque. Mais il n'y a pas besoin de faire des conjectures : une main amie nous a, tout récemment, mis en possession de deux exemplaires de cette variante, recueillis l 'un et l 'autre en Algérie, à Blida. Et ces deux contes arabes inédits, dont M. J. Desparmet veut bien nous per-mettre de faire emploi dans ce travail, n'ont pas seulement un véritable intérêt, comme ayant été découverts sur une des grandes voies par lesquelles les contes indiens sont arrivée en Occident ; ils méritent d'être étudiés en eux-mêmes dans leurs curieuses combi-naisons de thèmes (1) .

Le premier des deux contes, lequel vient, par intermédiaire, d'une jeune femme, originaire de Blida, commence ainsi :

11 y a v a i t d a n s l ' anc ien tempis un roi, dont la f i l le é t a i t belle, d ' u n e b e a u t é qui ne se t r o u v e p a s s u r la face de la t e r r e ; ses c h e v e u x é t a i e n t d 'or e t d ' a r g e n t e n t r e m ê l é s . Et le f i l s du bû-c h e r o n é t a i t b e a u , lui auss i , e x t r ê m e m e n t . Elle l ' ava i t vu un jour e t s 'était , é p r i s e de lui d 'un g r a n d amour . Bref , le j eune h o m m e lui e n v o y a q u e l q u ' u n en vue de l ' épouser . Elle lui d i t : « V a , demande-moi e n m a r i a g e à mon p è r e . » Le f i l s du bûche ron al la trou-v e r le roi e t lui f i t sa d e m a n d e . Le roi lui dj|t : « Mon fjÛls, je ne donne ra i m a f i l l e q u ' à celui qui m e f e r a voir le prodijge des p r o d i g e s . »

Le jeune homme interroge sa mère : « Qu'est-ce que ce prodige des prodiges? » et, comme elle ne peut le lui expliquer, il va consulter un cheïk fort âgé. Celui-ci l'envoie chez certain enchan-teur juif, qui enseigne la hikma, les sciences occultes.

A r r i v é c h e z le J u i f , le f i l s du bûche ron lui d i t : « J e v iens étu-d ier a u p r è s de toi . » L e Ju i f se l iv ra à ses calculs (magiques) et r e s t a q u e l q u e t e m p s à r e g a r d e r f i x e m e n t la t e r r e e t à soupi re r . P u i s il se m i t à i n s t r u i r e le j eune h o m m e , t a n t e t si b ien qu ' i l d e v i n t s a v a n t .

(1) M. .1. Desparmet, proies eur agrégé d'arabe au Lycée d'Alger, a fait paraître, en 1909 et 1910, deux volumes d'une grande originalité et fort intéressants, intitulés Contes populaires sur les Ogres, recueillis à lilida. La série de Contes maures, dont il a commencé la publication dans cette revue même, promet de fournir à l 'histoire de la propagation des coytes indiens à travers le monde, des documents de première importance.

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Ici le récit s'embrouille. L'enchanteur enferme le jeune homme dans un « silo de la terre » (un caveau). Une vieille réussit « par ruse » à y pénétrer, 011 ne sait dans quelles intentions.

El le di t au f i l s du b û c h e r o n : « C o m m e n t se l'ait-il q u ' u n auss i jol i garçon que toi r e s t e a in s i a cc roup i d a n s un c a v e a u ? — Mère , r épond le j e u n e homme, ce lu i qui s a i t s u p p o r t e r , r é u s s i t . Ce n ' e s t p a s mon goût , ma i s les d e s s e i n s de Dieu s u r moi. » I l s é t a i e n t s u r ce propos , quand l ' e n c h a n t e u r se d r e s s a d e v a n t e u x . I l s o u f f l a s u r la v ie i l le : elle dev in t c o m m e si el le n ' a v a i t j a m a i s é t é là. E t il se mi t à f i x e r a v e c d u r e t é le f i l s du b û c h e r o n , e t le f i l s du bûche ron p l a n t a en lui son r e g a r d , s a n s avo i r p e u r . L ' e n c h a n t e u r lui d i t : « L e s déc re t s de Dieu à ton e n d r o i t ! Eh b i e n ! j e te sui-v ra i dans les déc re t s de Dieu . J e ne sa i s s ' i ls s e r o n t p o u r toi ou pou r moi. » A p r è s cela, l ' e n c h a n t e u r p a r t i t , e t le f i l s du bû-che ron s o r t i t d e r r i è r e lui. «

Le jeune homme délivre la vieille, qu'il trouve, les bras liés, dans la maison de l'enchanteur ; puis il va lui rendre visite chez elle et enfin retourne dans son pays à lui.

Il y ava i t dans ce p a y s un end ro i t d é s e r t ; il f u t t r a n s f o r m é en qçar ( châ teau) en une nu i t . Le m a t i n , le m u e z z i n m o n t a d a n s le m i n a r e t pour l ' appel à la p r i è r e . Au l ieu de d i r e : « A l l a h es t g r a n d », il dit : « A l l ah a m u l t i p l i é [les éd i f ices ] » Q u a n d les g e n s de la ville l ' e n t e n d i r e n t : « Qu ' a r r i ve - t - i l à ce m u e z z i n ? qu 'y a - t - i j ? » Une fois levés , ils voient un c h â t e a u , p a r a d i s su r t e r r e . Le f i l s du bûche ron é t a i t là. « A qui ce c h â t e a u ? lui d e m a n d e n t les gens . — A moi. » Le roi p a r u t ; il d i t au f i l s du b û c h e r o n : « Vends;-le moi . » Le f i l s du bûche ron le lui v e n d i t ; m a i s il n e v o u l u t p a s p r e n d r e l ' a rgen t . « Se igneur , dit-i l , t u es n o t r e r o i ; j ' a i p e u r de toi. »

Dès ce t t e nui t - là , le roi h a b i t a le c h â t e a u a v e c sa f ami l l e e t ses gens . Le lendemain , q u a n d ils se r é v e i l l è r e n t , ils se t r o u v è r e n t d a n s l ' endroi t d é s e r t : p lus de c h â t e a u . L e roi r e s t a f r a p p é d 'un g r a n d é t o n n e m e n t . Sa f i l le lui d i t : « Mon p è r e , j e veux m e m a r i e r a v e c le f i ls du bûcheron . » I l lui d i t : « Ma fi l le , a t t e n d s que j ' a ie vu le prodige des prodiges . »

Ce château magique se retrouvera, mieux caractérisé, dans le second conte blidéen ; nous en parlerons alors.

Le f i ls du bûche ron r e v i n t d a n s le p a y s du J u i f , e t , se rencon-t r a n t avec lui, il dev in t po i s son e t e n t r a d a n s le sein de la m e r ; puijs il e n sor t i t e t dev in t cheva l d a n s la m a i n de la vieijUe f e m m e qu\il a v a i t sauvée de l ' e n c h a n t e u r . I l la f l a i r a l o n g u e m e n t p o u r lui f a i r e c o m p r e n d r e qu ' i l la r e g a r d a i t c o m m e sa m a î t r e s s e : à ce m o m e n t il ava i t p e r d u ses f acu l t é s d ' e n c h a n t e u r , son a r t de t r a c e r des s ignes mag iques .

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La vieille, voyant ses pauvres ressources épuisées par la néces-sité de nourrir le cheval, se dit qu'elle ira le vendre. Elle le bride et l'emmène vers le marché. Sur la route, elle rencontre un inconnu qui la questionne et lui donne des conseils : il faudra ne Vendre le cheval que pour un prix extraordinaire et surtout ne pas livrer la bride à l 'acheteur. Et, en un clin d'œil, cet inconnu disparaît. « Elle comprit alors que c'était un génie. Quant au cheval, elle ne comprit pas qu'il était le jeune homme qui l'avait délivrée du Juif. »

Tout ce passage est très altéré, comme le montre la moindre comparaison avec la généralité des contes de cette famille, qui ne t'ont pas intervenir ici le moindre Deus ex machina : c'est, en effet, le jeune homme >lui-même qui, avant de se changer on cheval, dit à son père ou à la personne à laquelle il veut procurer de l'ar-gent, d'aller le vendre et de ne pas livrer la bride (1).

La Vie i l l e se r e n d i t donc |au m a r c h é . Le p r e m i e r qui lui m a r c h a n d a le c h e v a l , ce f u t le J u i f . Ce qu ' e l l e d e m a n d a , il le ve rsa . « L a br ide, j e 11e t e la donne p a s . » Mais , à la f in , elle f u t éblouie p a r t a n t d ' a r g e n t ; e l le lui l a i ssa la b r i d e e t s 'en r e t o u r n a .

La vieille ne devant plus reparaître, c'est le lieu de noter qu'elle est, dans ce conte blidéen, une fusion de deux personnages, ailleurs distincts. D'abord, elle tient, très imparfaitement, la place de la jeune fille que le héros trouve chez le magicien et qui, au lieu de vaines paroles, comme ici, lui donne d'utiles conseils. Puis elle joue, moins mal, le rôle de la bonne vieille qui, dans le conte syriaque de Mésopotamie et le conte grec de l'île de Syra, cités plus haut, donne l'hospitalité au héros et en est payée, comme ici, par la vente de son hôte métamorphosé.

C e p e n d a n t , le Ju i f é t a i t h e u r e u x d 'un g r a n d b o n h e u r : il se d isa i t q u e le f i l s du b û c h e r o n é t a i t e n t r e ses ma ins e t que j a m a i s plus il 11e r e d e v i e n d r a i t h o m m e . I l r a m e n a la cheva l chez lui et le f i t e n t r e r

(1) Le Blidéen de qui M. Desparmet tient directement ce conte, commente ainsi le passage de la bride : « C'est la coutume des musulmans (c'est-à-dire des indigènes de l'Algérie), lorsqu'ils vendent 1111 cheval, de ne point li\ rer la bride avec la bête : cela leur est impossible, quand même ils seraient menacés de mort. » Hyperbole courante qui, dit M. Desparmet, équivaut à ceci : ils n'y consentent qu'à la dernière extrémité. Livrer la bride, ce serait, paraît-il, pour un maquignon de là-bas, perdre dans l 'année toute « la corde où il entrave ses chevaux », c'est-à-dire son écurie. — On voit combien, en Algérie, l'idée fondamentale du trait de la bride (ou, du moins, l 'explication qu'en donnent les gens (lu pays) est différente de celle que nous avons rencontrée dans l'Inde et ailleurs (voir ci-dessus, lr" partie, chapitre 2% B, r).

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dans son écur ie , dont il f e r m a la p o r t e , en m e t t a n t là deux g a r d i e n s jour e t nu i t .

Un jour , le f i ls de l ' e n c h a n t e u r j oua i t a v e c u n e bal le , qu i e n t r a dans l ' écur ie en p a s s a n t sous la po r t e . Il di t a u x g a r d i e n s de lui o u v r i r la p o r t e pou r qu' i l p û t r e p r e n d r e sa ba l l e . La ba l le r a m a s s é e , l ' en f an t so r t i t de l 'écur ie , e t le c h e v a l so r t i t , lui auss i , à sa su i t e , e t se mi t à cour i r , la b r i d e s u r le cou. En u n i n s t a n t on ne s u t p lus où il é ta i t .

Il y a, ce nous semble, en cet endroit, infiltration d'un thème que nous avons touché dans les remarques de notre conte de Lorraine, n° 12 (t. I, p. 141-142). Nous retrouvions alors ce thème en Allemagne, en Danemark, dans le Tyrol allemand, dans la Flandre française, dans le pays basque, et, un peu modifié, dans l'Italie du xvie siècle. Nous pouvons aujourd 'hui le résumer d'après un conte grec moderne, recueilli dans une île de l'Archipel, à Astypaléa (1) : Un roi s'est emparé d'un « homme sauvage », qu'il tient enfermé dans une cage. Un jour que le fils du roi, tout enfant, joue avec une pomme d'or, la pomme lui échappe des doigts et va rouler dans la cage. L'enfant demande sa pomme à l'homme sauvage, et celui-ci lui dit qu'il la lui donnera si le petit prince prend la clef et ouvre la cage, pour lui faire respirer un peu l'air. L'enfant ouvre la cage et l 'homme sauvage s 'enfuit . Il viendra plus tard en aide au jeune prince dans des circonstances difficiles (2).

Le conte blidéen continue en disant, d'une manière très vague, que « le fils du bûcheron et le Juif se rencontrèrent encore dans le pays du roi, père de la jeune fille. » L'épisode de la pour-suite et des transformations est réduit à presque rien :

Le f i ls du bûche ron d e v i n t u n e o r a n g e ; le Ju i f d e v i n t u n g r a i n de blé. Le Ju i f r e p r i t sa fo rme , e t l ' o r a n g e s ' é v a n o u i t à ses y e u x ; elle.

(1) L. Garnetl, op. cit., p. 261 et suiv. (2) Ce thème se rencontre dans un des contes qui, de l'Inde, sont arrivés dans

l'île (le Ceylan (II. l 'arker, Village Folk-Taies of Ceylon, Londres, 1910, n" 15). Là, un i/akà (démon-ogre), qui dévore les gens d'une ville, est pris par le roi et enfermé dans une « maison de fer ». Pendant que le roi est à la guerre, son fils ouvre la maison de fer et, par pitié pour le yakà , le met en liberté. Le yakà lui promet de lui rendre service à l'occasion et, en effet quand le jeune prince est obligé de fuir la colère de son père, qui à son retour ne retrouve plus le yakà, celui-ci fait conquérir à son bienfaiteur la main de trois princesses. — Le détail de la balle n'existe pas dans ce conte singhalais, altéré peut-être en cet endroit, comme le sont si souvent les contes indiens ayant subi l ' importation à Ceylan Voir, sur les contes singhalais, notre travail Le Conte du Chat et de la chandelle dans Europe du moijen-ùqe et en Orient, Romania, 1911, p. 411 et suiv.)

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f i n i t p a r t o m b e r d a n s les m a i n s d 'un vie i l lard p a u v r e . Celu^-ci d i t : « U n e o r a n g e p o u r moi ! un f r u i t h o r s de saison ! P a r A l l ah , je vais la p o r t e r au ro i ; p e u t - ê t r e aura - t - i l p i t i é cle moi. » 11 la lui p o r t a ; le roi la p a y a e t la d é p o s a d a n s la c h a m b r e de sa f i l le .

C e t t e nu i t - là , la j e u n e f i l le , s ' é t a n t couchée , vit sa c h a m b r e s'illu-m i n e r s u r el le. El le a p e r ç u t le f i l s du bûcheron , e t , en m ê m e temps , e l l e j e t a u n r e g a r d v e r s l ' o r a n g e : el le n 'y é ta i t plus. « Homme, qu ' e s t - ce que ce la ? t u m ' a s f a i t p e u r . » Il lui di t : « Le p lus g r and s e r v i c e que tu p u i s s e s m e r e n d r e , écoute b i e n : demain ma t in , je s e r a i d a n s l ' a r m o i r e sous la f o r m e d 'une g r e n a d e ; dema in mat in , v i e n d r a l ' e n c h a n t e u r ju i f . Il t ' o f f r i r a de g rosses sommes d ' a rgen t pou r la g r e n a d e ; ga rde - to i de la donner . Si ton pè re veut t 'y con-t r a i n d r e , me t s - t o i à p l e u r e r , pu i s fa i s s emb lan t de te f â c h e r et lance-moi de t o u t e s t e s f o r c e s d a n s la cour de la maison . A ce moment - là , ton p è r e v e r r a le p r o d i g e des p rod iges . »

Le l e n d e m a i n , l ' e n c h a n t e u r juif a r r i v a ; on le la issa e n t r e r dans le p a l a i s ; ca r ce juif é t a i t c é l èb re pour sa sc ience des enchan te -m e n t s ; nul e n c h a n t e u r ne p o u v a i t le va incre . Il v in t donc t r o u v e r le r o i : « Se igneu r , j e v e u x t e d e m a n d e r que lque cliose. A u j o u r d ' h u i , j e t ' e n r i c h i r a i , si A l l a h v e u t q u e tu dev iennes r i c h e ; je t ' ouv r i r a i un t r é s o r . » Bre f , il d i t au r o i : « Quel es t l 'obje t que tu as a c h e t é au v i e i l l a rd e t p o u r l eque l tu as donné t a n t ? » Us se r e n d i r e n t ensemble à l ' a p p a r t e m e n t de la j e u n e f i l le , e t l ' e n c h a n t e u r a t t e n d i t dans la cour i n t é r i e u r e . « Ma f i l le , di t le roi, donne-moi c e t t e o range . — Moi, j e n ' a i po in t d ' o r a n g e . » Le roi r e g a r d a dans l ' a r m o i r e : il y ava i t là u n e . g r enade a u l ieu d'une! \orange. Le roi voulut f o r c e r s a f i l l e à donner la g r e n a d e au J u i f ; m a i s el le f i t s emb lan t d ' éc l a t e r en sang lo t s ; puis , [p renant la g r e n a d e comme pour la r e m e t t r e à son père , elle la l ança a'vec f o r c e e t l ' e n v o y a t omber sur le sol de la cour . La g r e n a d e s 'y b r i s a a u x p ieds de l ' enchan t eu r . Auss i t ô t celui-ci se t r a n s f o r m a en coq e t se m i t à p ico te r les g r a i n s de la g renade . Il n ' en r e s t a i t p lus q u ' u n , q u a n d ce g ra in dev in t cou teau et f i t voler au loin la t ê t e du coq. P u i s le cou t eau r e p r i t la f o r m e du f i l s du bû-c h e r o n . Le roi r e s t a i t ébah i . Le f i l s du bûcheron lui di t : « M a i n t e n a n t tu a s vu le p r o d i g e des p rod iges . — E t moi, dit le roi, je t e donne ma f i l l e e t a v e c e l le la moi t i é de mon r o y a u m e . »

Le second des deux contos arabes barbaresques que nous devons à l 'amitié de M. .1. Dosparmet, a été raconté tout récemment, à Blida, par un jeune ouvrier cordonnier, Marocain, qui le tient d'un vieux nègre, originaire « des contrées avoisinant l'Egypte » ; il est très curieux, lui aussi, e t peut servir à expliquer le premier conte sur un point important.

L'introduction, — unique jusqu'à présent dans cette famille de contes, — est une dérivation d'un thème très répandu, que l'on

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peut appeler le thème de la Crache cassée et Vimprécation de la vieille et que nous espérons pouvoir étudier quelque jour :

Un jour, le f i ls d 'un forgeron , m o n t é sur une mule p o r t a n t des cruches , a l la i t vers la fon ta ine , q u a n d il r e n c o n t r a une scttoat (vieil le mégè re ) ; il la h e u r t a e t la bouscula . « Ma lheu r à to i ! cria-t-el le. Crois-tu donc por t e r en c roupe la f i l le du roi su r un cours ie r sel lé d 'o r ! Voye^ un peu ! il 11e p o r t e que des c ruches , et il bou leve r se le monde! » Le j eune h o m m e f u t p iqué au v i f : « P a r la v é r i t é [des dieux I Ta'si et Na'si, s 'écria-t- i l , et p a r la des t inée que Dieu a écr i te sur mon f ron t , je ju re de d e m a n d e r au roi la ma in de sa fille. »

Il va donc trouver sa mère et, malgré tout ce qu'elle peut lui dire, il la force à se rendre chez Je |roi. « Seigneur, dit-elle, 'je. viens t'-entretenir ; mais je te prie de \poser d'abord ta main sur ma tête » (comme signe de grâce et merci, qui la protégera contre la colère du roi). Quand le roi l'a ainsi rassurée, elle fait sa demande. « Je donnerai ma fille à ton fils, dit le roi, mais à une condition : c'est qu'il me fera voir la merveille des merveilles. »

Comme dans l'autre conte de Blida, le jeune homme parle de son affaire à un vieillard très âgé, qui lui répond : « Dis à ta mère de te préparer des provisions de voyage. Va, apprends la science magique, et, si ta vie se prolonge, tu épouseras la fille du roi. » Le jeune homme part, marche, marche, et, ses provisions épuisées, il tombe à demi-mort auprès de la maison d'une vieille femme, qui le réconforte et le ravitaille. Enfin il arrive chez un sorcier juif, et bientôt il «se met à l'étude » dans un souterrain où il a été introduit les yeux fermés.

Or, ce sorcier ava i t une f i l l e : que bén i soit Celui qui l ' ava i t c réée e t lui ava i t donné sa beau té ! Elle é t a i t , de p lus , f o r t e x p e r t e e n magie . De son côté, le j eune h o m m e é ta i t beau.. . Bref , elle conçut pour lui une g rande passion.

Jusqu 'a lo r s , tous les m u s u l m a n s qui a v a i e n t é tud ié aup rè s du sor-cier juif , ava ien t d isparu sans la i sser de t r a c e s : le so rc ie r les t r ans -fo rma i t en d iverses sor tes d ' a n i m a u x et les a b a n d o n n a i t à eux-mêmes , sous leur nouvel le forme.

Quand le sorcier voulait a l le r m a n g e r ou se r epose r , il la issa i t le f i ls du forgeron sous la ga rde de s a f i l l e ; elle lui a p p o r t a i t à m a n g e r à l ' insu de son père. Le f i ls du f o r g e r o n a p p r i t a insi la sc ience ma-gique e t y devint for t s avan t .

Un jour, il t rouva dans ses calculs que le Juif se v a n t a i t de t ra -vai l ler à ce r ta in maléf ice qui deva i t m é t a m o r p h o s e r son élève, comme l ' ava ient é té les p r édéces seu r s de celui-ci. Ce jour-là, quand le Ju i f se r e t i r a pour dé jeuner , a p r è s avoi r c h a r g é sa f i l le de g a r d e r le sou-te r ra in , le f i ls du forgeron di t à la j e u n e f i l l e : « Si tu as que lque

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a f f e c t i o n p o u r moi, l a i s se -moi r e s p i r e r u n peu sur le pa l i e r de la p o r t e . Dès q u e ton p è r e r e v i e n d r a , j e r e n t r e r a i et r e p r e n d r a i ma p l ace . — Bien , » di t -el le . A pe ine sor t i , il se t r a n s f o r m a en vau tour e t s ' envo la d a n s le ciel . A u s s i t ô t elle dev in t aigle et se l ança à sa p o u r s u i t e ; m a i s e l le ne p u t l ' a t t e i n d r e .

E l l e é t a i t d e b o u t d e v a n t le s o u t e r r a i n quand le Ju i f a c c o u r u t : « L e m u s u l m a n s ' e s t j oué de toi, lui dit-il. Tu as l iv ré ma vi<e e n t r e ses m a i n s . » E t s u r - l e - c h a m p il se t r a n s f o r m a en c igogne e t p r i t son e s s o r ; il r e j o i g n i t a i n s i le fais du fo rge ron . Celui-ci se c h a n g e a en a ig l e e t s ' envo la à t r a v e r s les a i rs . Le sorc ie r eu t beau p r é c i p i t e r son vol, il 11e p u t le r a t t r a p e r . Cependan t le f i l s du for-ge ron , f a t i g u é , se l a i s sa c h o i r dans la m e r e t dev in t po isson; le so rc ie r , a lors , d e v i n t h a m e ç o n . Le fi ls du fo rge ron s o r t i t de l 'eau e t d e v i n t g r a i n de blé , e t ce g r a i n p rodu i s i t de n o m b r e u x épi,s. Le J u i f d e v i n t f auc i l l e e t se m i t à scier le b l é ; quand la f auc i l l e f u t sur le p o i n t d ' a r r i v e r à l 'épi d a n s lequel se c a c h a i t le l'ils du fo rge ron , celui-ci s 'e i ivola sous f o r m e de p a s s e r e a u . Le sorc ier dev in t pigeon e t g a g n a les h a u t e u r s d e r r i è r e lu i ; mais le l'ils du f o r g e r o n f i n i t p a r lu i é c h a p p e r .

Rentré dans son pays, le fils du forgeron rencontre la vieille gui a eu pitié de lui, quand il mourait de faim, et il la prie de se rendre avec lui sur un emplacement libre, s'étendant devant le palais du roi dont il veut être le gendre. Mais la vieille, qui jest « une sainte entre les saintes d'Allah » et qui a pénétré le dessein du jeune homme, lui d i t : « Ta mère te vaudra mieux que moi. » Et elle lui demande d'employer sa science magique à la transporter bien loin de là, auprès de ses filles, dont l'une est malade. Le fils du forgeron tire un anneau de sa poche et dit. à la vieille : « Mets l 'anneau à ton doigt et ferme les yeux. » Λ peine l'a-t-elle fait, qu'elle se trouve auprès de ses enfants. Et l'anneau revient aussitôt à son maître. Celui-ci le frotte, et sur-le-champ sa mère est à ses côtés.

C e t t e nu i t - l à , le f i l s du f o r g e r o n et sa m è r e la p a s s è r e n t dans un c h â t e a u don t la m a g n i f i c e n c e ne p o u r r a i t se r e t r o u v e r e t dont les c le f s é t a i e n t d 'or . Le l e n d e m a i n m a t i n , le j eune h o m m e dit à sa m è r e : « Ecou te , j e vais t e f a i r e mes r ecommanda t ions . Le roi va se r é v e i l l e r e t il v i e n d r a ' v o i r ce c h â t e a u ; tu lui di^as qu'il e s t à v e n d r e ; il t e d o n n e r a le p r i x q u e tu voudras . S'il t e demande les clefs , tu lui d i r a s : J e n e le vends p a s a v e c les c lefs . Garde- toi de te la i sser j o u e r e t de v e n d r e les c l e f s a v e c le c h â t e a u : ce s e r a i t f i n i ; tu ne m e r e v e r r a i s p l u s . » A p r è s cela , il dev in t inv is ib le pa r u n e f f e t de sa 'science m a g i q u e .

Vient ensuite, dans ce second conte blidéen comme dans le premier, l'épisode du muezzin, l'émoi de la population, la vente

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du château au roi (sans les clefs), l'installation de la famille royale dans le château et son réveil dans la plaine nue.

« Ce jour-là, continue le conte, le fils du forgeron, quoique invi-sible, fut surpris par le sorcier juif. » Et l'épisode de la poursuite et des transformations recommence, à ,peu près littéralement repro-duit, et se terminant également par la disparition du fils du for-geron aux yeux du Juif.

L'épisode qui suit, est celui du héros se transformant en cheval et de sa vente au Juif, lequel, malgré les recommandations faites par le jeune homme à sa 'mère, trouve moyen de prendre possession de la bride. Quand le Juif amène, en le fouaillant, le cheval chez lui, sa fille reconnaît le jeune homme métamorphosé.

Un jour , la j e u n e fi l le v in t t r o u v e r le c h e v a l ; il l eva v e r s elle ses y e u x ; des l a r m e s en t o m b a i e n t . Elle, qui s ' é t a i t é p r i s e du j e u n e h o m m e au t e m p s où il é t u d i a i t p r è s de son pè re , e t qu i lui avai,t donné une p r e m i è r e fois la l i b e r t é , se s e n t i t é m u e d 'une g r a n d e pitijé. « J e vais te dé l iv re r , lui d i t -e l le . J e v e u x s e u l e m e n t que , si ' tu es un h o n n ê t e et f r a n c mag ic i en , u n e fois d é l i v r é , tu m ' é p o u s e s e t dev i ennes mon mar i . » Il r e m u a la t ê t e , c o m m e p o u r ' d i r e : C 'es t e n t e n d u . Elle g u e t t a le m o m e n t où son p è r e s ' en fonça i t d a n s le sou-t e r r a i n , e t d é t a c h a le c h e v a l en lui é t a n t sa b r ide . I l s o r t i t e t se t r a n s f o r m a en faucon , qui s ' é l e v a d a n s les h a u t e u r s du ciel . A lo r s e l le ép rouva du r e g r e t de l ' avo i r la issé p a r t i r .

Nous arrivons au dénouement, mais par une tout autre voie que dans les autres contes de cette famille. On pourrait s 'attendre à 'voir le faucon aller se changer en anneau au doigt de la fille du roi ; il n'en sera rien.

L e f i l s du fo rge ron r e n t r a d a n s son p a y s . Un é v e n t a i r c à la m a i n , il se mi t à v e n d r e des b i j oux . M é c o n n a i s s a b l e , il a l l a i t d ' u n e r u e à l ' a u t r e ; enf in il a r r i v a d e v a n t le pa l a i s . L a f i l le du roi a p e r ç u t l ' éven-t a i r e qui b r i l l a i t comme l 'œil du sole i l ; e l le a p p e l a son p è r e : « P è r e , j e veux que tu descendes a v e c moi pou r m ' a c h e t e r q u e l q u e chose à ce m a r c h a n d . » Le roi l ' a c c o m p a g n a . La p r e m i è r e chose qu ' e l l e p r i t , ce f u t l ' anneau (1), et ce t a n n e a u n ' é t a i t a u t r e que le f i l s du fo rge -r o n en pe r sonne . Le roi l ' a c h e t a . El le le p a s s a à son do ig t e t en f u t e n c h a n t é e . Le f i l s du f o r g e r o n s ' é t a i t r e t i r é ; la nu i t v e n u e , il se t r o u v a dans la c h a m b r e de la p r i n c e s s e . I l lui e n l e v a l ' a n n e a u , s a n s qu 'e l l e sen t î t r i e n ; puis il la r éve i l l a . Q u a n d el le o u v r i t les y e u x , e l le t r o u v a sa c h a m b r e i l luminée s a n s aucun l u m i n a i r e , e t le f i l s du for-g e r o n br i l l a i t d 'une b e a u t é s e m b l a b l e à l ' éc l a t de la lune . A p e i n e

(1) Probablement l 'anneau dont il a été parlé plus hau t et par le moyen duque le fils du forgeron transporte en un clin d'œil la bonne vieille chez elle et fait venir auprès de lui sa mère.

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l'ieût-ello v u que , s a n s s e d o n n e r le t e m p s de r é f l é c h i r , elle lui d é c l a r a : « Quoi qu ' i l a d v i e n n e , il f a u t que je te p r e n n e pour mar i . » « Tout oe qui m ' e s t a r r i v é , n e m ' e s t a r r i v é qu ' à cause de toi, lui dit-i l . Mais si t u v e u x m ' é p o u s e r , il f a u t qu ' une condi t ion soit r empl i e · Demain m a t i n , j e le sais , t o n p è r e 'v iendra te d i r e : Remets -moi l ' anneau . Dis-lui : J a m a i s j e ne le l i v r e r a i . S'il v e u t t 'y fo rce r , fajis s e m b l a n t de te m e t t r e en co lè re e t lance-moi , c 'es t -à-di re lance l ' anneau , avec fo rce c o n t r e le sol. Ton p è r e Ver ra a lo rs la me rve i l l e des merve i l l e s . »

Le l e n d e m a i n , le m u e z z i n m o n t a au m i n a r e t et c r i a : « Quelle fou le ! » I l a p e r c e v a i t , en e f f e t , u n e a r m é e nombreuse qui b loquai t la ville. L a p o p u l a t i o n s ' é m u t e t c o u r u t a u p a l a i s : « Se igneur , so r s ; v i ens voir . » C ' é t a i t le so rc ie r juif qui s ' é t a i t déguisé et a v a i t p r i s le t r a i n d ' un roi . L e roi se r e n d i t au d e v a n t de lui. « Que d é s i r e s - t u ? — L ' a n n e a u que t u a s a c h e t é h i e r . I l f a u t qu'i l me soit a p p o r t é à l ' i n s t a n t : f a u t e de quoi , la g u e r r e 'va commencer i m m é d i a t e m e n t e n t r e nous . »

Le roi e n t r a c h e z su f i l le . « Donne-moi ce t anneau . » Elle s 'y r e f u s a . A la f in , a,u l ieu de le lu i r e m e t t r e , e l le le l ança con t r e le sol. I l se t r a n s f o r m a en u n e g r e n a d e qui s ' éc rasa e t épa rp i l l a de tous cô té s ses g r a i n s . Le Ju i f a u s s i t ô t se c h a n g e a en coq et p icota , p icota . Mais le d e r n i e r g r a i n d e v i n t soudain un couteau , qui f;it voler la t ê t e du coq d'ici j u s q u e là -bas . Le j e u n e h o m m e r e p r i t la bel le p r e s t a n c e qu ' i l a v a i t a u p a r a v a n t . Q u a n t à l ' a rmée du J u i f , on eûu dit qu 'e l le n ' a v a i t j a m a i s é t é a u x p o r t e s de la ville.

Se t o u r n a n t a lo r s du cô té du roi, le f i ls du fo rge ron lui d i t : « Qu 'as - tu Vu? —- C 'es t v ra i , di t le r o i ; c'est, b ien là la merve i l l e des m e r v e i l l e s . » Bref le f i l s du f o r g e r o n épousa la f i l le du roi.

Le conte, tel qu'il a été transmis à M. J. Desparmet, se termine ainsi :

Celui qui a c o n t é c e t t e h i s t o i r e p r é t e n d que le f i ls du fo rge ron n ' é p o u s a p o i n t la f i l l e du Ju i f ( m a l g r é sa p romesse ) . Mais u n e vieille f e m m e , de son m é t i e r p o r t e u s e d ' eau , A ïcha , dit qu ' i l l ' épousa à l ' i nsu de la p r i n c e s s e , p a r c e qu 'e l le lui ava i t donné la l ibe r t é e t qu 'e l l e é t a i t e l l e -même h a b i l e d a n s la science mag ique . Le n a r r a t e u r d é c l a r e n ' a v o i r j a m a i s e n t e n d u r a c o n t e r cela.

Nous avons dit que ce second conte barbaresque peut servir à expliquer lei premier sur un point important ; nous ajouterons qu'il donne de précieuses indications sur la manière dont a pris nais-sance la forme spéciale du Magicien et son apprenti que nous étu-dions d ans ce § 6.

Dans le premier conte, un château surgit tout d'un coup dans une plaine nue, évidemment, bien que ce ne soit pas dit expressé-ment, par la puissance du jeune magicien, — et ce château, vendu

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au roi, disparaît aussi (vite qu'il a fait son apparition. Ce double trait, joint au trait de la fille du roi demandée en mariage par un pauvre hère, fait immédiatement (penser à une infiltration du conte arabe d'Aladdin dans cette Ivariante arabe du Magicien et son ap-prenti.

Le second conte de Blida, lui aussi, a les trois traits indiqués jet. de plus, le trait de l'anneau magique que frotte le héros, comme Aladdin frotte l'anneau et la lampe. La conjecture qui vient d'être émise semble donc trouver là une confirmation. Mais, dans ce second conte, l'épisode du château a un trait qui n'est pas du tout d 'Aladdin·. avant que le roi vienne pour voir le château et l'acheter, le héros a recommandé à sa mère de ne pas « vendre le château avec ses clefs » ; les clefs sont donc réservées par la vieille femme, et, le lendemain matin, le roi et sa famille, qui se sont empressés de prendre possession du château, se réveillent au beau milieu des champs.

Il nous paraît donc certain, — malgré l'embrouillement actuel de ce passage du conte barbaresque, — que, dans la forme non altérée, le château n'était autre que le jeune magicien lui-même, métamorphosé, et que cet épisode prenait place à côté des autres transformations destinées ià procurer de l'argent au héros ou à ceux auquels il s'intéresse. C'est ainsi que, dans le conte serbe cité plus haut, après s'être fait vendre sous forme de cheval (licou réservé), le jeune homme Veut se faire vendre sous forme d'une « belle église » (clef réservée). Dans un autre endroit de cette étude, on verra des transformations du héros en « boutique », en « maison de bains », l 'une et l 'autre mises en vente sous la réserve des clefs.

Dans les deux contes barbaresques, une sorte d'attraction a mis le « château » d'Aladdin à la place de Γ « église », de la « bou-tique », de la « maison de bains », et cela d'autant plus naturel-lement que le château d'Aladdin disparaît lui aussi, non, il est vrai, pour s'anéantir, mais pour être transporté au bout du monde, quand l'ennemi de son possesseur s'est emparé de l'objet magique auquel le château doit l 'existence.

Cet objet magique, l'anneau, a suivi le château des Mille et une Nuits dans le second conte de Blida, bien qu'il y soit tout à fait superflu, la science magique du héros suffisant à motiver tout le merveilleux. Le faux marchand ambulant (qui, dans Aladdin. donne des lampes neuves pour des vieilles) y a passé de même. Cela sautera aux yeux, si on prend connaissance d'un certain

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conte arabe, littéraire comme celui d 'Aladdin et dérivant d'une même source première, niais présentant une forme bien plus simple et plus voisine de l'original indien. Ali ! lie1 beau travail qu'il y jnurait à faire sur ce conte (YAladdin, qui, pous βοιι splendide vêtement arabe, cache un véritable délabrement du conte indien primitif, charpenté île main de maître !)

Dans ce conte arabe littéraire (1), — où il n'y a pasi de lampe merveilleuse faisant double emploi avec l'anneau mer-veilleux, —• le .fuif (le « magicien africain » d'Aladdin) vient, avec un éventaire chargé de joyaux, crier devant le palais du héros, son ennemi : « Perles ! éme'raudes ! coraux ! joyaux fins ! »

La fille du sultan, épouse du héros, envoie une de ses esclaves parler au prétendu marchand :« Combien vends-tu tes joyaux? » — Je ne les vends que contre de vieux anneaux. » La princesse lui donne innocemment, pour des pierreries, le « vieil anneau », l 'anneau magique, dont son mari a eu l'imprudence de se des-saisir en le mettant dans un coffret.

On a remarqué, dans le conte de Blida, que, par l'effet d'une soudure bizarre entre les deux thèmes, l'anneau qui est sur l'éven-taire du faux marchand et que la princesse achète et se met au doigt, est « le fils du forgeron en personne », comme l'anneau qui, dans les bonnes Versions du Magicien et son apprenti, vient, après toute une série de transformations du héros, se mettre au doigt de la fille du roi. — Dans Aladdin, il s'agit pour le pr(é(-, tendu marchand, de prendre l'anneau ià la princesse ; dans le conte de Blida, il s'agit de le (aire prendre par elle (2) .

Dans les combinaisons constatées ici, il y a un nouvel exemple de la sûreté de coup d'oeil, inconsciente, semble-t-il, avec la-

(1) Cette Histoire (lu Pêcheur et de son fils fait partie d'un manuscrit des Mille et une Nuits, conservé à Oxford, le manuscri t Wortley-Montague (voir, au sujet de ce manuscrit , notre t ravai l Le Conte du Chat et de la chandelle déjà mentionné. Romania, 1911, p. 495, note 1, et page 499, note 5). Elle se trouve dans la traduc-tion allemande de Max Henning, t. xxiv, p. 18 et suiv.

(2) Ce petit commentaire était écrit, quand, en revoyant les précieuses analyses de contes slaves de la famille du Magicien et son apprenti, que nous devons à l 'obligeante érudition de M. l 'olivka, nos yeux sont tombés sur le passage suivant d'un conte bulgare Sapkarev Sbornik, VIII-1X, p. 450, n° 262) : Le jeune homme, poursuivi sous sa forme de colombe par le diable Okh, qui s'est transformé en un autre oiseau, devient un anneau au doigt de la fille de l'empereur. Alors Okli se présente comme joaillier, qui échange de vieux anneaux pour des neufs. L'anneau de la princesse tombe par terre et se change en grains de millet ; le joaillier devient un coq, et un des grains un renard qui tue le coq. — L'emprunt fait aux contes du type d?Aladdin est aussi évident en Bulgarie qu'à Blida, et le fait est des plus surprenants ; mais le conte bulgare n 'a pas défiguré ce qui était emprunté.

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quelle l'instinct (populaire, — c'est-à-dire, en réalité, tel con-teur, telle conteuse en chair et en os, — saisit ce qui, dans divers thèmes, est susceptible de se rapprocher, de se souder, de s'amal-gamer (avec plus ou moins de bonheur, mais là, n'est pas la question), tandis que nous avons parfois tant de peine, nous autres folkloristes, à distinguer, à séparer ces différents éléments, une fois combinés.

Les deux contes de Blida jettent, croyons-nous, quelque lu-mière sur l'origine de l'introduction-cadre des contes du groupe auquel ils appartiennent l 'un et l 'autre.

Dans cette introduction, — comme dans le conte d'Aladin et dans les contes congénères, — un jeune homme d'humble naissance de-mande ,à un roi la main de sa fille, et le roi la lui accorde, à une condition : c'est que île prétendant fera quelque chose de surhu-main.

Mais, dans Aladdin, le héros, quand il envoie sa mère deman-der en mariage la fille du sultan, est déjà en possession de l'objet magique qui lui permettra d'exécuter tout ce que le sultan pourra exiger : son acte est risqué, mais non fou, — Tout au contraire, dans les deux contes barbaresques et dans leurs similaires de ce § 6, le héros est, pour le moment, dépour-vu de tout moyen d'arriver à ses fins : son acte est un coup de tète insensé (ce qui, par parenthèse, ne nuit nullement à l 'intérêt du récit) .

Il nous semble que la forme la plus ancienne de ce thème de la Demande en mariage se trouverait dans un conte indien, dont un conte serbe (1) reflète avec une grande netteté une variante excellente, tenant le milieu entre un conte du Pantchatantra et un conte de la Sinhâsana-dvâtrinçïkâ (« les Trente-deux [Récits] du Trône») ('2). Voici ce conte serbe:

Une femme sans en fan t s o b t i e n t p a r ses p r i è r e s (dans le Pantcha-tantra, à la sui te d 'un sacr i f ice o f f e r t à c e t t e in tent ion) d ' ê t r e m è r e ; mais c 'es t un se rpen t qu 'el le me t au monde . Vingt ans ap rè s , le s e rpen t dit à sa mère d 'a l ler d e m a n d e r pour lui la m a i n de la fil le du roi (ici, le conte de la Sinhâsana-dvâtrinçika complè te le conte t r è s simple du Pantchatantra, où c 'es t la f i l le d 'un a u t r e b r a h m a n e

(1) Wuk Stephanowitsch Karadscbitsch, Volksmœrclien der Serben (Berlin, 1834), n" 9.

(2) Voir le résumé de ces deux contes littéBaires indiens dans les remarques du n° 63 de nos Contes populaires de Lorraine, t. II, pp. 228-229.

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q u e doit d e m a n d e r le b r a h m a n e , p è r e du se rpen t ) . L e roi se m e t à r i r e e t d i t à la b o n n e f e m m e qu' i l y consent , à condi t ion que le p r é t e n d a n t c o n s t r u i s e , de sa maison a u pa la i s , un pont de per les e t de p i e r r e s p r é c i e u s e s . En u n i n s t a n t , la chose es t f a i t e . Ensu i te le sierpent doi t b â t i r u n p a l a i s p lus beau que celui du roi, et enfi,n d é c o r e r e t m e u b l e r ce n o u v e a u pa la i s p lus m a g n i f i q u e m e n t que ne l ' é t a i t l ' anc ien (1).

Dans ce conte, comme dans Aladdin, ce que le roi exige du prétendant, c'est quelque chose de positif, de palpable, d'utilitaire : construire en rien de temps un château, un pont merveilleux. — Dans les deux contes blidéens et dans les autres contes du même groupe, ce qu'il demande est quelque chose d'imprécis et d'ailleurs de nature à satisfaire seulement la curiosité : faire voir le prodige des prodiges, se montrer plus habile et faire des tours d'adresse mieux que les autres hommes, etc.

Evidemment, cette seconde forme est une forme secondaire, postérieure à l 'autre ; mais elle n'en est pas moins intéressante. Comme la première, elle existe dans l'Inde, où, jusqu'à présent nous ne l'avons rencontrée qu'affaiblie et combinée avec le thème du Magicien et son apprenti tout seul (sans l'adjonction du thème de la Demande en mariage) : nous rappellerons ce conte du Nord de l'Inde ( l r e partie, chapitre 2d, B, a et d), où un roi, passionné pour les spectacles de toute sorte, ordonne à son vizir de lui faire voir quelque chose qui Vamuse vraiment ; ce qui détermine le vizir à mettre son fils en apprentissage chez un halvâî (confiseur) magicien. A la fin des transformations, le roi voit tout d'un coup devant lui le fils de son vizir, et, bien que le conte ne le dise pas, il reconnaît sans nul doute que le jeune homme l'a fait assister à un spectacle extraordinaire. Ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer, il n'y a pas ici de demande jen mariage ; il n'y a même pas de princesse à marier. La jeune fille que le fils du vizir épouse finalement, c'est la fille du magicien, laquelle lui est venue en aide, pendant qu'il était en captivité.

(1) Dans la Sinhâsana dvâtrincikâ, où le prétendant est un génie céleste, un gan-dharva, condamné pour ses fautes à renaître chez les hommes sous forme animale, et qui a gardé sa puissance surhumaine, le roi lui dit : « Si tu as une vertu divine, entoure la ville d'un mur de cuivre, et bàtis-moi un palais présentant les trente-deux signes de la perfection. »

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* *

Dans un conte berbère, recueilli par M. A. Destaing, chez les Beni-Snous du Kef, région de l'Algérie toute voisine du Maroc (1), l'introduction (et, par conséquent, le cadre s'y rattachant) est très singulièrement défigurée :

Un jeune homme ru iné s ' engage comme t e r r a s s i e r au se rv i ce du su l tan . Comme il est aussi fo r t que beau, le su l t an va le voir , et , en c a u s a n t avec lui, il lui dit : « Fais-moi, vo^ir t a f emme. — Fais-moi d 'abord voir les t iennes . » Le su l t an se f â c h e : « Tu ne les v e r r a s que si tu as é tudié les choses étranges et merveilleuses. — Alo r s tu ne vierras pas la mienne. » Le su l t an , de p lus en plus i r r i t é , r éus s i t à séduirie la femme du t e r rass ie r . Celui-ci s ' aperço i t a lo r s que ses forces d iminuent , et il app rend ce qui s ' es t passé . Il se me t en rou te , lais-san t sa maison sous la ga rde d 'un en fan t , son neveu , et a r r i v e chez un J u i f , qui ense igne les choses é t r a n g e s e t merve i l l euses . Une fi l le du m a î t r e recommande au j eune h o m m e de ne j a m a i s dire qu ' i l sa i t sa leçon; « car celui qui a p p r e n d vite, mon p è r e le tue, a f in que cet élèvie n e devienne pas s a v a n t comme lui. » El le-même, quand le Ju i f la cha rge de fa i re é tudier le j eune homme, dit t ou jou r s à son pêne qu' i l n ' apprend rien et ne sa i t r ien. Le Ju i f f in i t par le r e n v o y e r ; mais l ' é tud ian t en sai t dé jà p lus que le ma î t r e .

R e v e n u à la maison, le jeune h o m m e se c h a n g e en cheval , e t son neveu le vend au sul tan , en se r é s e r v a n t la br ide . Les f e m m e s du su l tan Viennent admi re r le bel an imal . Tout d 'un coup le c h e v a l dev ien t homme. « Eh bien ! dit-il au su l tan , ne t ' ava i s - je pas dift que je ve r r a i s tes f emmes ? — Si tu n ' ava i s p a s é tudié , tu ne les au ra i s jamais vues . »

A partir de cet endroit, le conte reprend la forme habituelle du Magicien et son apprenti : le jeune homme se changeant en mule et vendu au Juif avec la bride ; — la fille du Juif retirant cette bride ; — changement du jeune homme en poisson (poursuivi par le Juif sous forme de serpent), puis en colombe (poursuivie par un faucon) ; — anneau au doigt de la fille du sultan ; — arrivée du Juif, réclamant l 'anneau comme sien ; — l'anneau jeté au milieu de la chambre et devenant une grenade ; — fina-lement, changement du Juif en coq, et du dernier grain de la gre-nade en couteau, qui coupe le cou au coq. — Et le jeune homme retourne à sa maison.

(1) Ce conte est le n° 66 des très intéressants contes réunis dans l'ouvrage de M. A. Destaing, Etude sur le dialecte berbère des heni-Snous (t. II, Paris, 1911, p. 107 et suiv.).

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§ 7

LA CONSEILLÈRE

Après l'examen qui vient d'être fait de certains ensembles, nous revenons à notre anatomie comparée, à l'étude successive; des différents éléments constitutifs de noitre conte et de ses va-riantes, et nous arrivons à un petit thème, qui ne se rencontre pas très souvent : Fendant son séjour chez le magicien, le héros est conseillé, aidé par une femme.

Ce petit thème se rattache à un thème plus général : Un jeune homme, captif chez un personnage malfaisant, réussit à lui échap-per, grâce à de bons conseils ou à des secours efficaces.

Deux sous-thèmes :

1° Des itâches sont imposées \au jeune lilnmme 'par l'ogre, l'ogresse, la sorcière, au pouvoir desquels il est tombé : celles de ces tâches qui sont humainement impossibles, sont exécutées, à la place du jeune homme, par le pouvoir surhumain de la fille de la maison, aussi bonne que son père ou sa mère est méchant, ou parfois par une compagne de captivité ; le jeune homme est simplement conseillé par sa bienfaitrice pour les autres tâches (1) . — Ce sous-thème n'a pas à être traité ici, et nous renvoyons aux remarques de nos contes de Lorraine, n° 9, L'Oiseau wrt, et n° 32, Chatte Blanche(2).

2° 11 n'y a point de tâches à exécuter ; mais un grand danger menace le prisonnier de la part du personnage malfaisant. Le prisonnier sera sauvé par de bons conseils.

Ce second sous-thème se subdivise en deux :

a) Les conseils sont donnés par une femme ;

b) Les conseils sont donnés par divers êtres (cette expression vague sera précisée plus loin).

(1) Il est à noter qu'une des tâches imposées, une tâche au sujet de laquelle le héros n'a qu'à être conseillé, est celle de reconnaître parmi plusieurs jeunes filles, la fille du personnage malfaisant. Ce trait s'est infiltré dans certaines variantes du Magicien et son apprenti (supra, § 2).

(2) Ce premier sous-thème se présente aussi sous la forme masculine : c'est une jeune fille à qui des tâches sont imposées par une ogresse ou une sorcière, et ces tâches sont exécutées par un jeune homme, le fils de l'ennemie, lequel aide aussi la jeune fille do ses conseils (voir notre conte de Lorraine, n" 68, Firosette).

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* " * *

C'est clans la première subdivision du second sous-thème que rentrent la plupart des contes (supra, § 6) dont l'introduction est la demande en mariage.

Dans le conte avar, dans le conte turc, dans le second conte arabe de Blida, dans le conte berbère (altéré pour l 'introduction), dans le conte du Nord de l'Inde (altéré aussi), la conseillère est la fille du magicien. — Dans le conte toscan, c'est une captive. — Dans le conte serbe (probablement de Bosnie), il n'existe plus qu'un débris de cet épisode (la jeune fille que le héros trouve dans une des trois chambres défendues et qui lui fait présent d'une clef, dont ensuite il ne sera plus question).

Aux contes de ce groupe, il faut ajouter les trois contes du § -1 : arabe d'Egypte, grec de l'île de Syra (dans lesquels la conseillère est une compagne de captivité, « pendue par les cheveux ») et syriaque de Mésopotamie (le seul, à notre connaissance, où la captive est remplacée par un jeune homme enchaîné) .

Viendront encore se classer à côté des contes qui précèdent, M conte arabe des Houwâra du Maroc, cité au § 6 (la conseillère est la fille du Juif magicien), et un autre conte arabe, également marocain, de Mogador (la conseillère est une servante du Juif) (1) ; — le conte arménien d'Agn, cité § 6, en note (la conseillère est la mère du derviche) ; — un conte serbe, dans lequel les conseils sont donnés au héros par une "vieille femme, retenue, elle aussi, captive par le diable) (2) ; — le conte grec d'Athènes (Alî), du § 3 (princesse captive) ; — le conte bas-breton d 'Ewenn Congar (§ 4) (princesse captive, également).

Dans presque tous ces contes, le conseil donné au héros, c'est de faire l'ignorant, quand il sera interrogé par le magicien.

Dans la plupart aussi, la conseillère enseigne la magie au héros.

On a remarqué, dans le conte avar, dans le conte turc et aussi dans le conte arabe de Blida (malgré l'affirmation contraire du conteur), ce trait tout à fait oriental du double mariage du héros, qui épouse à la fois la fille du roi et la conseillère. C'est là, très probablement, un trait primitif.

(1) Albert Soein, Zinn arabischen Dialekt von Marokko (Leipzig, IHO.'L, n" 1.

(2) Wuk Stefanowitsch Karatschitsch, op. rit., n° (3.

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D'autres contes ont cherché de leur mieux à esquiver cette bigamie. Ainsi en est-il du conte grec d'Athènes (AU) :

Après la victoire du héros sur le nègre magicien, le roi lui, offre sa fille en mariage; mais le jeune homme demande un délai et va trouver, dans la demeure du défunt magicien, la princesse captive, sa conseillère, à laquelle il propose, soit de la reconduire chez ses parents, soit de l'épouser, à son choix. Elle le prie de la reconduire dans son pays, « car elle est fiancée ». La chose faite, le jeune homme retourne chez le roi et accepte la main de sa fille.

Dans le conte bas-breton, la princesse conseillère s'échappe de chez le magicien en même temps qu'Ewenn Congar, et elle le quitte en lui donnant rendez-Vous, dans un an et un jour, à la cour de son père, le roi d'Espagne. C'est au doigt de cette même prin-cesse que finalement vient se mettre l 'anneau. Le jeune homme n'a donc pas à se demander laquelle, en conscience, il doit épouser, de la conseillère ou de la fille du roi, puisqu'elles ne font qu'une seule et même personne. — Chose curieuse, le conte arabe d'Egypte a résolu de la même façon la difficulté.

* * *

Pour la seconde subdivision de ce sous-thème, nous ne pouvons guère que renvoyer à un précédent travail, publié dans cette revue môme, en 1910, Le Conte de « la Chaudière bouillante et la feinte maladresse » dans l'Inde et hors de l'Inde (§§ 1 et 2) . On y verra le héros enfermé dans la maison d'un personnage mal-faisant, ogre ou autre, qui veut le faire périr, et sauvé par les conseils à lui donnés, soit par une captive (conte tibétano-iudien), soit par des crânes (contes indiens), soit par un cheval (conte souahili de Zanzibar) (1) .

Et, ce qui est tout à fait curieux, le conseil donné est de feindre Γ ignorance, non pas sans doute, — comme dans le Magicien et

(1 ) Peut-être n'est-il pas inutile de constater que le trait du cheval conseiller s'est infiltré dans certaines varianles du Magicien et de son apprenti Nous avions déjà vu, au § i , dans un conte albanais, un peu apparenté au Magicien et son apprenti, trois juments conseiller le jeune homme, qui les a trouvées dans une cliambre défendue. — Un conle allemand de Styrie, recueilli à Graz (Zeitschrift des Vereins fur Volkskunde, 1896, p. 320 et suiv.), conte qui est tout à fait du type du Magicien, a aussi le héros conseillé par un cheval, qui est une « pauvre âme », a t tendant sa délivrance. — Dans le conte de la Basse-Bretagne, déjà cité (suprà, § 6), princesse d'Espagne, la conseillère, est, à de certains moments, une jument pommelée, métamorphosée ainsi par le magicien.

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son apprenti, — l'ignorance d'un esprit rebelle à la science, mais l'ignorance de l'imbécile qui ne sait pas se conduire : « Tourne au-tour de cette chaudière. — Je ne sais pas comment il faut faire. » « Prosterne-toi devant cette image. — Montre-moi comment m'y prendre. »

Encore là un exemple de l 'affinité qui réunit en familles des contes très différents. Et certainement cela a été senti par le conteur qui, très gauchement (peu importe, du reste), a intercalé dans une variante du Magicien et son apprenti (conte serbe de Bosnie du § 6) un épisode où figurent successivement, dans trois chambres, les trois conseillers que nous venons d'énumérer, âne (remplaçant le cheval), jeune fille, tête de mort (1) .

(1) Dans notre travail sur La Chaudière bouillante et la feinte maladresse, nous n'avions pu (loe. eit.) mettre en regard du trai t indien des crânes qui conseillent rien de semblable, provenant de contes européens. La tète de mort secourable, ce débris, cette épave, qui est venu s'intercaler dans le conte serbe, montre bien que ce trait étrange a voyagé, lui aussi, de l 'Inde jusqu'en Europe, tout au moins jus-qu'à la presqu'île des Balkans.

( T i t i J —

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LES MONGOLS ET LEUR PRETENDU ROLE DANS LA TRANSMISSION DES CONTES INDIENS VERS L'OCCIDENT EUROPÉEN

ÉTUDE DE FOLK-LORE COMPARÉ SUR L INTRODUCTION DU SIDDHI-KUR

ET LE CONTE DU MAGICIEN ET SON APPRENTI

PREMIÈRE PARTIE. LE CONTE DU .MAGICIEN ET SON APPRENTI CHAPITRE TROISIÈME. HORS DE L'INDE. — SECTION I. LES CONTES ORAUX.

§ 8. Les transformations du maître et de l'apprenti. — A. Transformations. . . comme, ciales. — Le héros se transforme en divers animaux ou objets à vendre. — La ma son de bains. — H. Transformations de combat. L'apprenti poursuivi par le mu ' t re sur terre, dans l'eau, dans l'air. — L'anneau de la princesse et le collier de la rrinî. — La grenade ou la pomm \ — La rose ou le bouquet. — Le ménétrier de Bretagne et le musicien de l'Inde. — Le médecin.

§ 0. Contes oraux fragmentaires — Ce que devient notre c:>nte eh •/ certaines populations d'Afrique et de Sibérie.

§ 10. Contes apparentés au th 'me d s transformations du Magicien et son apprenti.— Confirmation de cette thèse, que les contes asiatico-européens forment des familles, dont les diverses branches s'alli nt entre elles. — Les conceptions étranges de l'Inde et ce qui a pu eu ètr.· accepté chez les Occidentaux. — La transformation en palais ou en temple, dans l'Inde ; en château ou en église, dans l'Occident.

(A suivre).

§ 8

L E S T R A N S F O R M A T I O N S DU M A I T R E ET DE L ' A P P R E N T I

Continuons notre examen des thèmes dont les combinaisons va-riées, se rattachant à un même plan général, ont donné les diverses formes du conte du Magicien et son apprenti, et qui, de l'Inde, sont arrivées, avec ces formes, souvent si curieuses, jusqu'en Extrême-Occident, si l'on peut parler ainsi.

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Le thème des Transformations, que nous allons étudier, n'est pas le moins intéressant: il nous montrera notamment dans quelles li-mites les conceptions étranges de l'imagination hindoue ont pu être acceptées par la mentalité européenne.

Pour toute une série de métamorphoses, —- celles où un homme se transforme en animal, — il n'y avait aucune difficulté. On verra qu'il n'en a pas été de même pour d'autres métamorphoses.

A

LES T R A N S F O R M A T I O N S . . . COMMERCIALES

a)

Nous n'avons pas à nous arrêter longuement sur ce qui pourrait être appelé les transformations hors cadre, qui ont lieu pendant le séjour du jeune homme chez le magicien, de concert avec celui-ci.

Nous ne connaissons que deux contes qui aient ce préliminaire. D'abord, un conte de l'Inde, ce conte santal dans lequel le ijoghî transforme son élève en bœuf et prend lui-même « la forme d'un jeune homme » pour aller vendre le prétendu bœuf (chap. 2A, B, a). — L'autre conte est un conte turc, qui es,t devenu un conte oral de Constantinople, mais qui provient certainement du livre turc Les Quarante Vizirs, dont nous aurons à parler dans la section de notre travail consacrée à l'étude des contes littéraires de cette famille existant hors de l'Inde. Là, les rôles sont retournés, d'une façon peu naturelle : c'est le maître qui se transforme lui-même en bélier et ensuite en cheval, et c'est l'élève qui le vend.

b)

Nous passons rapidement aussi sur les transformations de parade, par lesquelles le jeune homme, au sortir même de chez le maître, veut montrer à son père combien le magicien s'est trompé en le traitant de propre-à-rien (conte avar, supra § G),ou veut s 'amuser un peu aux dépens soit de son père, soit de sa mère, en leur disant qu'il n'a pas vu un beau renard ou un beau lièvre (lui-même mé-tamorphosé), qui sont venus comme pour se faire prendre (conte arménien d'Agn, conte turc d'Ada Kaleh).

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C)

Dans plusieurs contes, c'est également en revenant avec son père de la maison du magicien que le jeune homme donne sa me-sure, mais d'une façon nullement platonique, financièrement par-lant.

De ce nombre sont le conte géorgien déjà cité (changement en chien de chasse, puis en faucon bien dressé, achetés successive-ment par des chasseurs que le père et le fils rencontrent, et en-suite changement en cheval), le conte ruthène de Oh (mêmes transformations), le conte westphalien de Grimm (changement en chien de chasse et vente à un seigneur qui passe en carrosse)1, le conte bas-breton mentionné ci-dessus, § 2. — Dans notre conte du Velay, c'est pendant que le père et le fils sont en promenade que se fait le changement en chien et la vente.

Il serait trop long et assez inutile d'entrer dans les détails de cet épisode de la transformation en chien de chasse, dont il ne faut pas livre)· le collier à l 'acheteur. Qu'il suffise d'en constater l'exis-tence dans les deux contes marocains cités plus haut (dans celui de Mogador, le héros se change en deux chiens de chasse), dans le conte portugais de la collection Coelho, dans le conte italien de la Basilicate, dans un autre conte italien, du Mantouan (1), dans un conte tchèque de Bohême (2), dans le conte allemand de la collec-tion Simrock, dans un conte danois (3), dans un conte de la Haute-Bretagne (4), dans un conte irlandais (5).

Le changement en bœuf, du conte santal et de divers contes indiens ne paraît pas être très fréquent dans les contes européens. Nous mentionnerons le conte italien de la Basilicate, un conte rou-main du Bannat hongrois (6), le conte allemand de la collection Simrock, le conte danois, le second conte bas-breton (ci-dessus, § 6).

(1) Isaia Visentini, Fia lie Mantovane (Turin, 1870), n° S. (2) A. Wa dau, Hahmisches Mxrchentnich (Prague, 1860), p. 116 et suiv. (3) Conte de la collection Ktlar, h'ventgr og Folkesagen fra Jglland(Copenhague'

18i7. p. 36), traduit en anglais par li. Ttiorpe, Yule-lide Stories (Londres, édition de 1901, p. 363).

(!) Ad. Grain, Contes de l'IIle-et-Vilaine (Paris. 1901), p. 32 et suiv. (5) Jereraiah Curtin, Mgths and Folk-lore of Ireland (Londres, 1890), p. 139 et

suiv. (6) Arthur et Albert Scliott, H alachische Mœrchen (Stuttgart, 1845), n° 18.

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Quant à la transformation en un « joli cochon », comme dit le conte du Velay, nous ne nous souvenons pas de l'avoir rencontrée en dehors de ce conte et du conte danois : deux fois en tout, comme la transformation en chameau, laquelle figure dans le conte arabe d'Egypte et dans le conte arabe des Houwâra du Maroc.

Par contre, la transformation en cheval ou, dans certaines ver-sions orientales, en mule, se trouve à peu près partout. Nous ne nous engagerons pas dans une interminable et fastidieuse énurné-ration.

* * *

Un très petit nombre de contes ont les étranges transformations tout indiennes, dont nous avons dit un mot plus haut, § 6.

La transformation en maison de bains se retrouve plusieurs fois. Dans le conte turc oral de Constantinople (Kunos, n° 36), dont

il a déjà été parlé ci-dessus, et qui dérive certainement du livre turc des Quarante Vizirs, tout est très net :

Le j eune h o m m e s ' é t a n t c h a n g é en u n e « b e l l e ma i son de b a i n s » , sa m è r e f a i t veni r le c r i e u r pub l i c p o u r la v e n t e . L e m a g i c i e n a r r i -ve, découvre que ce ba in n ' e s t a u t r e chose que son a p p r e n t i , e t il en o f f r e une si g rosse somme que le ba in lui e s t a d j u g é . Quand le p a i e m e n t a lieu, la f e m m e d é c l a r e qu 'e l l e ne donne p a s la clef , ma i s le magic ien en fa i t t a n t , qu ' e l l e f i n i t p a r céder . A u m o m e n t m ê m e où elle se dessa i s i t de la c lef , le j e u n e h o m m e se c h a n g e en o iseau e t s ' envo le ; le m a î t r e d e v i e n t f a u c o n et lui donne la chasse . Etc .

D a n s le c o n t e g r ec de l ' î l e d e Syra,, d é j à c i t é (supra, § 4 ) , le j e u n e h o m m e d i t à la v i e i l l e f e m m e q u i l u i d o n n e l ' h o s p i t a l i t é , q u ' i l va se c h a n g e r en m a i s o n de b a i n s e t q u ' e l l e d e v r a , l o r s d e l a v e n t e , se r é s e r v e r la c l e f . L à le c o n t e s ' a l t è r e ; le d é m o n , q u i a c h è t e le b a i n , n ' e x i g e p a s l a c l e f .

Quand la vieille f u t p a r t i e a v e c la clef , le démon e n t r a d a n s la ma i son e t lui di t [à la m a i s o n ] : « M a i n t e n a n t j ' a u r a i r a i s o n de t o i . » E t la maison lui r é p o n d i t : « D e m a i n , t u t e r o u l e r a s c o m m e u n cochon dans la boue. » En e f f e t , le l e n d e m a i n , il n 'y a v a i t p lus de maison , e t le démon é t a i t j u s q u ' a u cou dans la boue .

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Dans le conte syriaque de Mésopotamie, si voisin du conte grec (§ 4), le jeune homme dit aussi à sa vieille hôtesse qu'il va se changer en maison de bains :

« Etabl is- toi d e d a n s : les gens viendront p r end re leur bain, et tu t o u c h e r a s de l ' a rgen t . Mais, si le démon a r r i ve , ne le laisse pas e n t r e r j u squ ' à ce que je m e sois changé en faucon, pour lui c rever les yeux . »

Le faucon c rève , en e f f e t , les yeux au démon ; puis, r edevenan t homme, il p r e n d le démon p a r le b ras et lui d i t : «Viens , que je te m o n t r e (sic) celui qui t ' a c revé les yeux. » Et il le conduit jusqu ' à un r a v i n , dans lequel il le pousse. Après quoi, se chan-gean t en p igeon, il r e t o u r n e chez son père.

Ce conte syriaque, malgré toutes ses altérations, n 'a pas perdu, on le voit, l 'idée première de la métamorphose. Dans le conte grec d'Athènes (Alî), il n 'en reste plus trace :

S ' é tan t é c h a p p é de la maison du nègre sous fo rme de pigeon, le j eune h o m m e es t poursu iv i pa r le nègre, changé en aigle. Au mo-m e n t d ' ê t r e saisi p a r l 'aigle, le pigeon se réfugie dans une maison de bains; il se secoue, e t , de pigeon, devient mouche, et la mouche se cache dans la clef que le gard ien des bains por te sur lui. L'aigle, a lors , se secoue et dev ien t un beau se igneur en pelisse de four ru re , lequel a c h è t e la maison de bains et réc lame les clefs. Le gardien se me t en devoir de les lui r eme t t r e , quand la mouche sor t de la clef et s 'envole . Etc.

* * *

Maintenant voici, dans le conte serbe de la collection Vouk Ste-fanovitch Karadji tch, la transformation du héros en boutique « rem-plie de marchandises, les plus belles et les plus précieuses qu'il y ait sur le marché » :

Tout le monde vient voir , et le ma î t r e vient aussi, t r a n s f o r m é en Turc, e t il a c h è t e la bou t ique au p è r e ; mais à peine celui-ci a-t-jl reçu l ' a rgen t , qu'il f r a p p e p a r t e r r e a v e c la clef, e t auss i tô t dis-pa ra i s s en t bou t ique et a c h e t e u r . La boutique se change en pigeon, e t le T u r c en épe rv i e r , qui poursu i t le pigeon.

Au sujet de la métamorphose en église, dans l 'autre conte serbe (probablement de Bosnie) et en château, dans les deux contes, arabes de Blida, nous n 'avons rien à ajouter à ce qui a été dit ci-dessus, au § 6.

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Quant au commentaire général de ces transformations, nous croyons qu'il est préférable de le réserver pour une autre partie de cette étude (§ 10).

Β

LES T R A N S F O R M A T I O N S OF COMBAT

Les transformations qui se succèdent coup sur coup, dans cette suite de scènes où le disciple est pourchassé par son maître, avant le dernier acte du drame, se produisent sur terre, dans l'eau, dans l'air, — dans les deux derniers éléments surtout. Nous essaie-rons d'indiquer les divers groupes entre lesquels ces transforma-tions se répartissent, en nous attachant moins à donner des listes complètes et détaillées qu'à mettre en relief quelques spécimens, choisis parmi les plus caractéristiques.

* * *

Un spécimen de la poursuite sur terre, et rien que sur terre, se rencontre dans un conte albanais (1) :

Le jeune homme, qui s 'est t r a n s f o r m é en mule , a é té vendu p a r son p è r e aux diables [le mot es t turc, para î t - i l , dans le t e x t e alba-nais], chez lesquels il a app r i s « les d iab le r ies » [encore un mot turc] . Le père ne voulant pas donner le licou, il y a d i spute , et la mu le en p ro f i t e pour dé ta le r . Les diables se l ancen t à sa pour-sui te . La mule se change en l ièvre , et les diables, en chiens . Le l ièvre devient une pomme, qui tombe dans le t ab l ie r d 'une re ine. Les chiens p r e n n e n t alors la f o r m e de deux derv iches , et ceux-ci d isent à la r e i n e : « A u nom de Dieu, donne-nous ce t t e p o m m e ; il y a p lus ieurs jours que nous suons sang e t eau pour l 'avoir . » L a re ine leur j e t t e la pomme qui dev ien t du mil le t . Les de rv i ches se changen t en poules, qui se m e t t e n t à b e c q u e t e r le mi l le t , e t le mil le t en r ena rd , qui croque les poules .

Nous n'avons jusqu'à présent à mettre dans cette première ca-tégorie, à côté du conte albanais, qu'un conte de la Russie blanche, évidemment altéré (Federowski, Lud bialoruski, II, 145, n° 122), dans lequel le jeune homme s'enfuit, sous forme de chien, de chez le magicien, et, poursuivi par celui-ci, changé en loup, se réfugie dans la maison paternelle, où il devient une bague au doigt de sa

• sœur. Le lendemain, le magicien vient pour acheter la bague. La

(1) A. Dozou, Contes albanais (Paris, 1881), n° 10.

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bague se transforme alors en grains de pavot, le magicien en moi-neau, et finalement un des grains de pavot en autour.

Voici maintenant la poursuite dans Veau, parfois précédée d'une poursuite sur terre ou dans l'air.

C'est dans cette division et ses subdivisions que, d'après le relevé fait par M. Polivka, viennent se ranger tous les contes qui ont été recueillis chez les « Grands-Russes » (Gouvernements de Voronetz, d'Archangel, de Nizegorod, de Riasan, de Tobolsk, de Tula, de Vologda. de Samara, et Gouvernement non indiqué (1).

A ces contes russes proprement dits, il faut ajouter, toujours d'après le relevé do M. Polivka, deux contes de la Russie blanche, dont l 'un provient du Gouvernement de Grodno (2) ; — quatre ou cinq contes des « Petits-Russiens », dont deux du Gouvernement de Poltava (l'un, le conte do Oh, cité plus haut) et deux du Gou-vernement de Volhynie (3) ; — deux ou trois contes lithua-niens (4) ; —- un conte des Lettons (peuple slave de Russie, établi en Courlande et dans les régions limitrophes) (o) ; — un conte bulgare (6) .

Un trait distinctif de ce groupe, c'est que la transformation du jeune homme en anneau a lieu immédiatement après la poursuite dans l'eau ; c'est alors que l'anneau arrive, plus ou moins directe-tement, en la possession de la princesse. — Nous disons plus ou moins directement ; dans bon nombre de ces contes, en effet, l'an-neau ne va pas rouler aux pieds de la princesse qui vient de se baigner, ou qui est en train de laver du linge ; il saute dans le seau de la servante ou vers des lavandières, et il est apporté à la prin-cesse.

D'après Gr. N. Potanine (op. cit.), la poursuite dans l'eau est souvent, dans les contes russes ou petits-russiens, précédée d'une poursuite sur terre ou dans l'air, laquelle, en réalité, est dans ce

(1) Collection Afanasiev, 3 ' éd . , n " 140«, 140 b, 140 c, 140 d, 140 e.— Collection Khoudyakov, 1, n" 19, III, n° 94. — Collection Erlenwein, 2° éd., p. 33. — Recueils locaux pour les deux contes des gouvernements de Vologda el de Samara.

(2) Sejn Materijaly, II, p. 37, n° 20. — Karlowicz, Podania na Litwie, p. 103, n° 74. (3) Roudehenko, déjà cité. — Tchoubinsky Trudy, II. p. 372, n° 103 ; p. 373,

n" 104. — Materijaly antropol. , archeol. i etnograf., Il, p. 112, n" 86. (4) Glinski (trad. allemande de A. Godin, Leipzig, s. d., p. lui). — Davojna-

Sylwestrowicz, Podania zmudjdzkie, I, p. 417 ; II, p. 58. (5) Weryho, Podania Lotewskie, p. 7, n° 1. (G) Perioditchesko Spisanie, XIV (1883), p. 316.

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groupe un trait accessoire : Le cheval, après s'être échappé et s'être, dans certains contes, transformé en chien, est poursuivi par le ma-gicien, transformé en loup (ours poursuivi par un lion, dans un cer-tain conte). C'est alors qu'a lieu, dans l'eau, la transformation du disciple en perche et celle du maître en brochet, tranformation qui, paraît-il, se retrouve dans tous ces contes de Russie.

Toujours d'après Gr. N. Potanine, certains de ces contes ont. dans la poursuite préliminaire, faucon et épervier, ou cygne et faucon.

Voici, comme spécimen de la poursuite sur terre et dans Veau, un conte que nous avons trouvé parmi les contes recueillis chez les populations esthoniennes qui habitent au milieu des Lettons du Gouvernement de Vitebsk (collection 0 . Kallas, mentionné § 2) :

Le cheva l , délié p a r la f e m m e du s e i g n e u r (le mag ic i en ) , se c h a n g e en l é v r i e r ; le magic ien , en l o u p ; pu i s le l é v r i e r , en é p i n o c h e dans une r i v i è r e ; le loup, en b r o c h e t . T ro i s f i l les de roi sont s u r la r ive , en t r a i n de l ave r des v ê t e m e n t s . L 'ép inoc l ie s au t e , sous f o r m e de bague , a u x p ieds de la p l u s j eune , qui se m e t la b a g u e au doigt . A la d e m a n d e de la p r i n c e s s e , conse i l l ée p a r le j e u n e h o m m e , le roi dit au magic ien qu ' i l n 'aura , la b a g u e que s'il le s e r t , lui le roi, p e n d a n t t ro is ans sous f o r m e de c h e v a l (1). Quand , au bou t de oe t emps , le magic ien vient r é c l a m e r la bague , la p r i nce s se , la j e t t e p a r t e r r e : c h a n g e m e n t de b a g u e en s ix g r a i n s de blé, du mag ic i en en coq, e t enf in de t ro is des g ra ins , qu i on t s a u t é d a n s le soul ier de la p r in -cesse , en au tou r .

Un conte lithuanien (Glinski, trad. allemande, A. Godin, p. 1G1) à la poursuite, non seulement sur iterre et dans l'eau, mais sur terre, dans Vair et dans Veau :

Le cheva l se c h a n g e en l i èvre , le mag ic i en on l é v r i e r ; p u i s le l ièvre en h i ronde l l e e t le l é v r i e r en é p e r v i e r ; l ' h i ronde l l e en a b l e t t e et l ' épe rv i e r en b roche t . E n f i n l ' a b l e t t e se j e t t e , sous f o r m e d ' anneau d'or, aux p ieds d 'une p r i n c e s s e qui v i en t de se b a i g n e r .

(1) Cetle intercalation, lout hétéroclite qu'elle soil, se retrouve dans d'autres contes encore, mais un peu moins bizarre. Ainsi, dans un conte tchèque de Bohème, de la collection Kulda(II, p. 30, n° ϋο), le magicien doit, pendant trois ans, servir, en qualité de cuisinier, le seigneur dont la fille a t rouvé l 'anneau en ba layant sa chambre (communication de M. Polivka). Dans un conte petit-russien du gouver-nement d'Exaterinoslav (indiqué au §3, toujours d 'après M. Polivka), le magicien, pour avoir l 'anneau, s'engage à servir pendant un mois. Dans le conte roumain du Bannat (mentionné au § 8 e), la princesse prie son père, sur le conseil du jeune homme, de dire au magicien (diable) que l 'anneau no lui sera donné que s'il cons-truit un pont d'or.

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Comme type do conte ayant la poursuite dans Veau seulement, nous pouvons indiquer le conte roumain du Bannat, cité un peu plus haut, en note. Ici, comme dans bien d'autres contes de cette famille, le cheval est mené à l'abreuvoir ; il s'y change en goujon. Le diable le poursuit à la nage (sans transformation) ; mais le goujon saute sous forme de bague au doigt de la fille de l'empereur, qui est sur la rive, en train de se laver. Après la singulière interca-lation que nous avons indiquée plus haut, en note, le dénouement est à peu près le dénouement ordinaire.

Dans deux contes formant un petit sous-groupe, le poisson saute sur la rive sous sa forme de poisson, et non; sous forme d'anneau. Dans un conte bulgare du cercle d'Etropol, que nous signale M. Po-livka, le « poisson d'or » saute vers une jolie fille qui est en train de laver, et lui dit qu'il se changera en anneau, etc. Dans un conte lithuanien des environs de Wilna (1), le poisson d'or (c'est aussi un poisson d'or) se fait prendre par une servante, qui le porte à la. princesse ; il se change plus tard en anneau.

En dehors de la Russie, de la Bulgarie, du Bannat, il ne se trouve, à notre connaissance, parmi les contes oraux européens recueillis jusqu'à présent, qu'un seul conte qui présente ce trait du poisson se changeant directement en anneau, le conte toscan de Santo-Stefano di Calcinaja, résumé plus haut, .§ 6. Nous verrons plus loin (Section II, D) reparaître ce même trait dans un conte litté-raire, également italien, qui a été publié au milieu du x v r siècle par Straparola, mais duquel le conte oral toscan est certainement tout à fait indépendant.

Si l'on examine de près le conte indien de Mirzâpour ( l r p partie, chap. 2'1, B), on reconnaîtra, — malgré les altérations de ce conte et les détours dans lesquels il s'engage, — que cette forme spé-ciale de la poursuite est certainement indienne. Après sa transfor-mation en poisson, le jeune homme entre dans l'estomac d'un bœuf et se réfugie finalement dans un os de ce bœuf, quand le gousâin le dépèce. Alors le jeune homme fait sauter cet os, et un milan le porte sur le bordr d'une rivière, où une rânî se baigne. Nous ren-voyons à notre résumé pour la suite de l'histoire.

(1) Karlowicz, Podania na Litwie, p. 13, n° 9.

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L ' o r d r e d a n s l e q u e l o n t l iou l e s p o u r s u i t e s v a c h a n g e r , — dans Veau d ' a b o r d , p u i s sur terre, — e t , d e s é l é m e n t s n o u v e a u x i n t e r v e n a n t a u s s i , n o u s a l l o n s n o u s t r o u v e r e n p r é s e n c e d ' u n t y p e t o u t à f a i t p a r t i c u l i e r ( c o n t e d e la B a s s e - B r e t a g n e , m e n t i o n n é a u § 2) :

Condui t à l ' ab reuvo i r pa r le v a l e t du m a g i c i e n (diable) , mal-g r é la dé fense de celui-ci, le c h e v a l (le j e u n e E f f l a m , m é t a m o r -phosé ) se j e t t e dans l 'eau e t se c h a n g e en angu i l l e . Le mag ic i en dev i en t b roche t . L 'angui l l e , s e r r é e de p r è s , s o r t de l 'eau et d e v i e n t l ièvre , b ientô t pou r su iv i pa r le m a g i c i e n , c h a n g é en ch ien de chas se . I l s t r a v e r s e n t un b o u r g et p a s s e n t d e v a n t l ' ég l ise , où v i en t d'en-t r e r une noce. Le l i èvre s a u t e d a n s le c i m e t i è r e e t e n t r e dans l ' ég l i se ; ma i s le ch ien r e s t e en d e h o r s , le d iab le ne p o u v a n t m e t t r e le p ied sur la t e r r e bén i te . P u i s le l i èv re , sous f o r m e d ' a n n e a u d 'or , se s u b s t i t u e à l 'un des a n n e a u x de m a r i a g e , e t le p r ê t r e le p a s s e au doigt de la m a r i é e .

L 'après -mid i , p e n d a n t qu 'on es t e n c o r e à t ab le , le mag ic i en a r r i v e sous f o r m e de m é n é t r i e r , et j oue à m e r v e i l l e . A la f in de la j o u r n é e , on lui demande ce qu' i l veut p o u r sa pe ine . « J e ne d e m a n d e r i e n a u t r e chose que ce que j 'a i p e r d u e t qui se t r o u v e ici, u n e bel le bague d'or. » La m a r i é e veut lui r e m e t t r e la b a g u e , q u a n d la bague g l i sse en t r e ses doigts , tombe p a r t e r r e e t va se p e r d r e d a n s un tas de blé. Le m é n é t r i e r se c h a n g e en coq r o u g e e t a v a l e les g r a i n s . Mais l 'un des t rois ou q u a t r e qui r e s t e n t se c h a n g e en r e n a r d et c r o q u e le coq.

Jusqu'à présent, la poursuite a toujours abouti à une femme (ordinairement une princesse), au doigt de laquelle va se mettre l 'anneau. Il en sera encore très souvent de même, quand, la pour-suite finale aura lieu non plus dans l'eau, mais dans l'air ; seule-ment, comme dans le conte albanais, le trait de l 'anneau sera par-fois remplacé par un autre trait . — Parfois aussi, le rôle de la princesse sera attribué à un roi, avec les modifications voulues.

Rentrons en Basse-Bretagne (conte d 'Ewenn Congar, déjà cité §§ 4 et 7) :

E w e n n Congar , vendu sous f o r m e d ' âne a u mag ic i en , e s t con-dui t p a r celui-ci à un fo rge ron p o u r ê t r e f e r r é de q u a t r e f e r s énor-m e s ; p e n d a n t que le f o r g e r o n p r é p a r e ses f e r s , l ' âne d e m a n d e à des e n f a n t s de le d é t a c h e r . L a chose f a i t e , il d ev i en t u n l i èv re , que pour su i t le magic ien , c h a n g é en c h i e n ; pu i s un p igeon , pour -suivi p a r un é p e r v i e r , e t en f in un a n n e a u d 'or a u doigt de la f i l le

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du roi d 'Espagne , celle-là m ê m e que le magicien r e t ena i t capt ive, e t dont E w e n n Congar a é t é le l ibéra teur . Or, le roi es t malade depuis long temps , e t les médec ins ne peuven t lui r end re la san té . Le magic ien se p r é s e n t e comme médecin au palais, gué r i t le roi e t d e m a n d e pou r ses se rv ices l ' anneau d'or que la p r incesse por te à son doigt . La p r incesse , conseil lée p a r le jeune homme, dit qu 'el le pa s se r a e l le -même l ' anneau au doigt du médecin, et, ce fai-san t , e l le la isse tomber l ' anneau p a r te r re , comme par maladresse . Auss i tô t l ' anneau se c h a n g e en pois chiche, le magicien en ?oq, e t le pois ch iche en r e n a r d .

Nous nous bornerons à dire que ce changement de l'oiseau en anneau se constate dans le conte berbère des Beni-Snoûs (§ 0). dans le conte arabe des Houwâra du Maroc (ibid.), dans un conte ruthène de Galicie (1) ; dans le conte roumain de Transylvanie (§ 2) ; dans le conte tchèque de Bohême (§ 5) ; dans le conte serbe de la collection Vouk Stephanovitch Karadjitch (§ 6) ; dans des contes allemands (notamment collection II. Proehle (2), collection Simrock, n° 35, déjà mentionné) ; dans le conte danois (collection Etlar, § 8, A, c) ; dans un conte norvégien (3) ; dans le conte italien de la Basilicate, plusieurs l'ois cité ; dans le conte sicilien de la collection Pitrè (§ 2) ; dans les contes portugais de la collection Braga, nos 9 et 10 (§ 5) .

Dans notre conte du Velay, la princesse malade se fait donner « à la main » le joli oiseau qui s'est réfugié dans sa chambre, et. l'oiseau lui dit, à l'arrivée du maître, déguisé en médecin, qu'il va se changer en bague. — Même chose, à peu près dans un conte bulgare, où le pigeon, poursuivi par l'aigle et pénétrant dans le palais de l 'empereur, est pris par la princesse (4).

Un autre conte bulgare, de Macédoine (5), a supprimé l 'anneau: Le jeune homme, changé en rossignol, entre dans la chambre de

(1) Zivaia Starina, V, p. 465. — Il n'y a ici qu'une poursuite dans l'air. Aus-sitôt après avoir été délivré par la fille du forgeron, du maréchal-ferrant, le jeune homme se transforme en pigeon, puis en anneau. Le magicien se présente pour acheter cet anneau.

(2; II. Proehle, Mœrclien fur die Jugetul (Halle, 1854), n° 26. — Même observa-lion que celle de la note précédente sur le conte ruthène.

(3> P.-C. Asbjœrnsen et J. Moe, Norske Folkeeventgr, 2° éd. (Christiania, 1852), n° 57 [indiqué par erreur, dans le lexte comme n° 5(,)|. — Traduit en anglais p i r sir G.-W. Dasent, Popular 'l'aies front the Nurse, 3e éd. (Edimhou'g, 1888), p. 285 et suiv.

(4) Sbornik min., VIII, p. 172. — Comparer l'épisode du poisson d'or dans le conte bulgare du cercle d'Etropol et dans le conte lithuanien des environs de Wilna, qui ont été cités un peu plus haut.

(5) Sbornik min., VI, p, 105.

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la princesse ; le diable l'y suit, et immédiatement viennent les transformations en millet, etc. (Comparer un conte croate, § 2) . — Un conte polonais (1) insiste sur cette modification: Le jeune homme, changé en canari, se fait prendre par une jeune fille, qui le met dans une cage. Le magicien, se donnant pour marchand, achète l'oiseau une grosse somme. Au moment où l'oiseau va être livré, il se change en six grains de blé, etc.

Dans le second conte arabe de Blida et dans le conte des Beni-Snoûs, nous avons vu l'anneau se changer, non point en millet, en grains do pavot, en grains de blé, en pois, mais en une grenade, qui éclate quand elle est lancée violemment contre terre, et dont les grains s'éparpillent. Il en est ainsi dans un des deux contes maro-cains (celui des Houwàra), dans le conte sicilien de la collection Pitre, et dans le conte portugais, n° 9 de la collection Braga, déjà cité.

* * *

On a pu remarquer que, dans les contes qui précèdent (à l'excep-tion du conte bulgare de Macédoine et du conte polonais, cités il y a un instant), le héros, au cours de ses transformations diverses, se change toujours en un anneau, qu'une princesse met à son doigt ou qui va s'y mettre de lui-même. Dans ce qui va suivre, l 'anneau ne figurera plus.

Mais avant de dire adieu à ce remplaçant du collier dos contes indiens actuels, n'avons-nous pas à nous demander pourquoi ce collier lui-même n'a pas émigré (du moins il le semble), de l'Inde vers l'Occident, en même temps que le corps du conte? Assu-rément, si, dans les.contes indiens, l'épisode du collier était toujours accompagné (comme dans le conte tamoul) de l'idée de la transmi-gration de l'âme du héros dans un collier déjà existant au cou de la rânî, on pourrait d;ire ique tout cela était trop indien pour l 'expor-tation ; mais il y a aussi des contes indiens qui, dans ce même épisode, n'ont pas conservé 'cette idée de la transmigration de l'âme : ainsi, dans le conte de Gayâdharpour, le perroquet, poursuivi par l'épervier, se transforme en un collier de diamants qui va s enrouler autour du coït de la rânî. — Aurait-on, hors de l'Inde, trouvé plus facile de se représenter un anneau sautant vers une princesse ou

(1) Cissewski Krakowiacy. I, p. 73, il" ϋ3.

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venant se mettre à son doigt, qu'un collier se mettant à son cou?.. . à moins qu'un beau jour (car l'expérience montre qu'il faut tou-jours faire cette réserve) l 'anneau ne se découvre dans l'Inde à côté du collier (1) .

* *

Dans les contes dont nous allons parler, l 'anneau ne sera pas sim-plement supprimé, comme i.1 l 'a été dans le conte bulgare et le conte portugais, il sera remplacé par un autre objet. Voici, par exemple, un curieux petit conte, pris encore dans cette Bretagne où l'on dirait que presque tous les types caractéristiques de notre conte se seraient donné rendez-vous (conte de la Haute-Bretagne, collection Orain, § 8, A, c) :

Le garçon d ' aube rge qui mène le cheval à l 'abreuvoir , ayan t en l evé le licou, le c h e v a l se c h a n g e en pe t i te grenoui l le ; le diable, en b roche t . La g renoui l l e se change en pigeon, qui va se per-che r sur u n e c h e m i n é e ; le diable devient un homme, a rmé d'un fusi l , qui a j u s t e le p igeon. Le pigeon se laisse choir par la che-minée sous forme d'orange, e+ tombe dans une maison où il y a une noce ; la mar i ée r a m a s s e l 'o range et la met dans son tabl ier . A lo r s le diable vient d e m a n d e r s'il n 'es t r ien tombé pa r la cheminée, e t r é c l a m e l 'o range comme lui a p p a r t e n a n t . Changement de l 'orange en un gra in de m i l l e t ; — coq; r ena rd .

Il y a lieu ici à un rapprochement, qui, pour nous, était vraiment inattendu, avec l'épisode suivant d'un conte bulgare, recueilli à Kitchovo (2) :

Le j eune h o m m e qui s 'es t changé , de cheval en l ièvre, de l ièvre en pigeon, vole, pour su iv i p a r le diable, qui s 'est c h a n g é en choue t t e , jusqu ' à une maison de campagne , se laisse tomber par le tuyau de la cheminée e t se change en une magni f ique pomme. Les gens de la maison se m e t t e n t à f la i re r la pomme; le diable, qui e s t en t r é , la f l a i r e auss i , et voilà que ta pomme se change en millet, qui se r é p a n d dans la c h a m b r e ; — poule et ses douze pouss ins ; — éc rev i s se (sic), qui les é t r ang le .

(1) Le conte italien de la Hasilicate, ce curieux conte déjà plusieurs fois cité, a comme un souvenir de la vieille forme indienne. « Je suis pigeon et je deviens rubis », dit le héros. « Et voilà que le rubis se trouva encastré (incastrato) dans l'anneau (pie la fille </u roi avait au doigt (ehe ave va in dilo la /Iglia del re) » — C4est presque le conte santal : « Mais le jeune garçon se changea en un grain de corail dans le collier que portait la ruai. »

(2) Ad. Strausz, Die Butgaren (Leipzig, 1898), p. 274.

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Le changement de l'oiseau en pomme s'est déjà présenté à nous dans le conte albanais ci-dessus et aussi dans le conte ,avar du Caucase (§ 6). La « pomme rouge » du conte avar figure aussi dans le conte géorgien (§ 2 et § 3 in fine), la pomme (sans épithète) dans le conte arménien d'Agn (§ 6) et aussi, bien loin du Caucase, dans le conte portugais de la collection Coelho (§ 5) . Dans ce conte portugais, le « maître », — qui joue l'émotion comme les soi-disant derviches du conte albanais, — vient de-mander « avec larmes » la pomme qui est tombée sur les genoux d'une dame, assise à une fenêtre avec d'autres dames.

* *

Le changement immédiat de l'oiseau poursuivi en grenade se rencontre dans le conte italien du Mantouan (§8, A, c), où la gre-na'le tombe sur les genoux d'une jeune fille qui §est assise à sa fenêtre. — Dans le premier conte arabe de Blida, qui est altéré sur ce point, c'est par un circuit inusité que la grenade arrive aux, mains de la princesse.

Ailleurs, c'est chez un roi ou un sultan que s'opère la transforma-tion en grenade. Dans le conte arabe de Mogador (§ 7), le sultan n'a même pas à intervenir. A peine le pigeon est-il entré dans la chambre de ce sultan, qu'il s'y transforme en grenade, et la gre-nade éclate quand le faucon pénètre, lui aussi, dans la chambre.

Le conte arabe d'Egypte (§ 4) ρ résente ainsi l'histoire :

Pour su iv i p a r le Moghréb in , qu i s ' e s t , c h a n g é en mi lan , Moham-med l 'Avisé , c h a n g é en co rbeau , descend d a n s u n j a rd in e t se c h a n g e en une g rosse g r e n a d e s u r u n g r e n a d i e r . Or, ce j a rd in a p p a r -t i en t au su l tan , p è r e de la p r i n c e s s e q u e M o h a m m e d l ' A v i s é a t r ouvée pendue pa r les c h e v e u x c h e z le M o g h r é b i n e t qu'i l a déli-v rée . Le Moghréb in e n t r e chez le s u l t a n e t lui di t : « J e t e deman-dera i une g renade , p a r c e qu ' i l y a c h e z moi un m a l a d e qui v o u d r a i t b ien en m a n g e r : on m 'a di t qu ' i l n 'y en a que d a n s le j a r d i n du roi. » Le su l t an lui f a i t o b s e r v e r que la sa ison n ' e s t p a s cel le des g renades , e t , su r les i n s t a n c e s du M o g h r é b i n , il envo ie son chef -j a r i inier dans le j a rd in ; le j a r d i n i e r t r o u v e la g ros se g r e n a d e e t l ' appor t e au s u l t a n ; mais , q u a n d le M o g h r é b i n la p r end , la g r e n a d e éc la te , e tc .

Dans le conte grec de l'île de Syra (§ 4), si voisin de ce conte arabe, c'est aussi dans un jardin qu'après s'être transformé en maison de bains et avoir joué un tour au démon déguisé (§8, A), le prince se change en une énorme grenade sur un grenadier ; mais le jardin est le jardin de son propre père, le roi qui jadis avait

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été forcé de le livrer au démon. Celui-ci vient trouver le roi, lui faisant, dit-il, les compliments du jeune prince malade, lequel a grande envie d'avoir cette grenade. Le roi envoie une servante du palais chercher la grenade ; mais, quand la servante la présente au démon, la grenade tombe par terre, se brisant en plusieurs mor-ceaux , de sorte que tous les grains s'éparpillent, etc.

Rappelons ici le conte indien Le Fils du vizir et le Halvâi ma-gicien : c'est également chez le roi, mais en présence de celui-ci. que le pigeon se change en grenade, quand le roi l'a livré nu halvâi, déguisé en musicien.

* * *

Au lien de se changer en grenade, le pigeon du conte turc d'Aaa Kaleh se change, — 011 a pu le remarquer, — en un botiquct de roses sur le rebord de la fenêtre de la fille du padischah ; celui du conte serbe de Bosnie, en un « beau bouquet », qui va tomber dans la main de la fille du roi. Dans le conte grec d'Athènes (AU), après l'histoire de la maison de bains (§ 8, A), la mouche, poursuivie par le nègre, changé en oiseau, devient un « bel œillet » et tombe sur le métier à broder d'une princesse qui travaille, assise à sa fenêtre.

Nous retrouverons la fleur, une rose, quand nous étudierons, parmi les contes littéraires, un conte du livre turc des Quarante Vizirs, et nous montrerons, dans cette même section, que ce trait existe dans l'Inde.

Maintenant, pour terminer, il nous faut revenir rapidement sur ces transformations de combat et indiquer divers traits particuliers qui se remarquent dans certaines variantes.

0)

Dans notre conte du Velay, le magicien va chercher un filet (un « épervier ») pour « pêcher le poisson ». — Dans d'autres contes, c'est lui-même qui se transforme en filet.

Ce trait est rare et ne figure, à notre connaissance, que dans le conte géorgien et dans les deux contes arabes du Maroc (le conte des Houvvâra et le conte de Mogador).

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b)

Toujours dans notre conte du Velay, la princesse est malade, et le magicien se présente comme médecin. —: Dans le conte sicilien de la collection Pitrè, elle tombe malade d'inquiétude, en se deman-dant ce que va devenir cette affaire du jeune homme transformé en anneau et réfugié chez elle.

Il y a, croyons-nous, dans ces deux contes, une altération d'un trait qui se rencontre plus fréquemment, la maladie du roi, père de la princesse.

Dans le conte bas-breton d 'Ewenn Congar, le roi d'Espagne est malade depuis longtemps ; — dans le conte allemand de la col-lection Simrock et dans le conte allemand de Styrie, le roi (ou le seigneur) tombe tout d'un coup malade. Dans le conte norvégien, c'est le magicien (le diable) qui l'a rendu malade pour pouvoir, après l'avoir guéri, réclamer l 'anneau comme récompense ; dans le conte italien de la Basilicate, le magicien a rendu le roi déhanché, boiteux (sciancato). Le conte portugais n° 9 de la collection Braga entre dans les détails de la manœuvre diabolique. Quand le milan (le magicien) voit le pigeon se changer en anneau et la princesse mettre l'anneau à son doigt., il entre chez le roi, toujours sous forme de milan et laisse tomber un cheveu (um cabello) dans le bol de lait que le roi va boire, et le roi, après; avoir bu, tombe malade.

D'après les communications de M. Polivka, le roi malade et le magicien médecin se retrouvent dans un conte tchèque de Moravie, dans un conte slovaque (Hongrie du Nord) (1) et dans le conte lithuanien des environs de Wilna.

Quand nous étudierons les contes littéraires de cette famille, nous rencontrerons encore le roi malade et le magicien médecin dans un conte italien du xvi° siècle.

C)

Pour le trait du médecin, les contes actuellement connus ne nous conduisent pas plus loin, du côté de l'Orient, que la Russie (la Lithuanic, pour préciser). Un autre trait va nous mener jusqu'à l'Inde.

Dans un conte de la Basse-Bretagne, dont toute la dernière partie a été résumée un peu plus haut, le magicien se fait ménétrier

(I) Collection Kulcla IV, p. 6, n" ii. — Skul te ty -Pobr insky , Slow povesti, 1873, n° 18.

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— 93 —

dans une noce, et réclame pour sa peine l'anneau d'or qu'il dit avoir perdu. — Dans un autre conte bas-breton (1), Koadalan.. changé en pigeon, au moment d'être atteint par le magicien et deux associés, tous les trois transformés en éperviers, se laisse tomber, sous forme de bague d'or, dans une cruche pleine d'eau, que la ser-vante d'un château voisin rapporte de la fontaine. La servante met. la bague à son doigt et n'en dit rien à personne. Les trois éperviers deviennent alors trois ménétriers et vont jouer du violon sous les fenêtres du château. On leur offre de l 'argent; ils demandent la bague que la servante a trouvée en allant à la fontaine. — Dans le conte irlandais, le jeune homme, changé en hirondelle, tombe sur les genoux de la fille du roi sous la forme d'un anneau qui dit : « Ma vie est maintenant entre vos mains : ne vous dessaisissez pas de l 'anneau. »

Le m a g i c i e n e t ses onze f i l s , di t le conte , p r i r e n t la f o r m e des plus b e a u x h o m m e s qui se p u s s e n t voir dans le royaume . I ls se r e n d i r e n t au c h â t e a u du ro i e t se mirent à jouer de tout instrument connu de l'homme e t d o n n è r e n t au roi t o u s les d i v e r t i s s e m e n t s qui p e u v e n t ê t r e don-nés à u n roi . Cela, i ls le f i r e n t d u r a n t t ro is jours et t ro is nu i t s . A l o r s le roi l eu r d e m a n d a que l l e r é c o m p e n s e ils voulaient . « Tou t e la r é c o m p e n s e que nous voulons , c ' es t l ' anneau que nous avons pe rdu e t qui es t au doigt de v o t r e f i l le . »

Ce travestissement du magicien en musicien existe également en Russie, chez les Grands-Russes et chez les Lettons (Communi-cation de M. Polivka). Dans le conte grand-russe du gouvernement do Jiizegorod (Afanasiev, n° 140 d), le « maître » se présente au palais comme musicien, et le tsar, à la prière de sa fille, l'invite à jouer. — Dans le conte letton, comme dans le conte bas-breton de Koadalan, ce sont plusieurs diables qui donnent le concert.

Entre l 'Europe et l'Inde, nous aurons à relever cet épisode dans le livre turc des Quarante Vizirs.

Quant à l'Inde, on se rappelle peut-être que, dans un conte de l'Inde, du Nord, le halvâi magicien obtient la permission de chanter et de jouer de la sitar devant le roi. Nous aurons occasion d'étudier plus loin un épisode d 'un autre conte indien (du Pendjab), qui donne aussi le changement en musicien.

L'épiso le dans lequel le sâdhou devient un « danseur » (conte de Gayâdhapour), où le brahmane, le chef d'une troupe de dan-seurs de corde (conte tamoul), n'est, à vrai dire, qu'une variante de l'épisode du musicien.

(1) F.-M. Luzel, Koadalan (Revue celtic/ue, 1870, p. 103.

7

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I

- 94 —

d)

Dans un petit nombre de contes, il semblerait qu'on aurait re-culé devant le changement de l 'anneau en millet, en graines de pavot, en grains de blé, en pois, on perles ( 1 ) A i n s i en est-il de notre conte du Velay : quand le « maître », déguisé en médecin, veut, en tâtant le pouls de la princesse malade, prendre] la bague,· la princesse la jette par terre, et la servante « la balaie avec les ordures ». Alors le maître se transforme en coq « pour prendre la bague », et la bague devient un renard. — Dans lo conte nor-végien, la bague « se perd dans les cendres du foyer », et le ma-gicien, changé en coq, se met à gratter et piquer, la tête dans les cendres jusqu'aux yeux, quand voilà tout d'un coup la bague changée en renard.

Dans le conte irlandais, l'épisode, voisin de celui du conte norvé-gien ( f e u au lieu de cendres), et originairement plus complet, s'est embrouillé: la princesse ayant jeté la bague dans le feu, le magicien et ses onze fils se changent en douze pincettes ; puis, dans un récit, très singulier, il est question de grains de blé. Le conte bas-breton de Koadalan éclaire cet épisode : la princesse ayant jeté la bague dans un grand bûcher, allumé au milieu de la cour, les trois mé-nétriers (diables) se jettent dans le feu pour l'y chercher ; mais la bague devient un grain dans un énorme tas de blé. — Dans le conte danois, la princesse laisse tomber la bague dans le feu ; le magicien la retire aussitôt ; mais il se brûle les doigts et laisse échapper la bague, qui tombe par terre et se change en grain de blé. — Enfin, le conte bas-breton dont Efflam est le héros, n'a que le trait de la bague, roulant du doigt de la mariée jusque dans un tas de blé. Bien que le conte no le dise pas expressément, la bague s'y change en un grain.

Notons que le trait de la bague tombant dans le feu ou dans les cendres ne s'est, croyons-nous, rencontré jusqu'à présent que dans les contes, recueillis en pays Scandinave et en pays celtique, qui viennent d'être mentionnés ; d'où il ne faudrait pas se hâter de conclure que ce trait serait, en lui-même, celtique ou Scandinave.

(1) Cette dernière transformation se rencontre dans plusieurs contes grands-russes et dans un conte lithuanien. On dirait , — mais nous sommes loin de l 'affir-mer, — que ces perles sont un souvenir inconscient de la rânî indienne et de son collier de perles qui, le fil étant rompu, s'égrène par terre.

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— 11 Γ, —

β)

On a Vu que, dans le conte» avar du Caucase, Ohaï ne se change pas seulement en poule, mais en poule avec cinquante poussins. Cette transformation bizarre s'opère aussi dans le conte bulgare de Kitchovo (poule et douze poussins) et aussi, nous apprend M. Polivka, dans trois autres contes bulgares (poule et douze poussins également). Le nombre des poussins n'est pas spé-cifié dans le conte serbe do Bosnie, le conte grec (le l'île de Syra, le conte grec d'Athènes (Alî) et le conte portugais de la collection Coelho.

f) Encore un ou deux petits détails. Dans tous les contes de la côte

sud de la Méditerranée, — conte arabe d'Egypte, contes arabes de Blida, conte berbère des Beni-Snoûs, conte arabe de Mogador, — la transformation finale est en couteau, qui tranche la tête du coq. — Dans le conte roumain de Transylvanie, un des grains de mil devient le jeune homme en personne, qui, avec un couteau, décapite le coq.

Dans le conte arabe des Houwâra (Maroc), la transformation en couteau n'est point placée au même endroit ; car le couteau sert seulement à couper le filet dans lequel se trouve pris le poisson.

Dans tous les contes barbaresques, le magicien est un Juif.

9)

Nous avons laissé pour la fin, comme curiosité, un rapproche-ment dont nous ne prétendons pas tirer la moindre conclusion ré-vélatrice .

Dans le conte norvégien, le magicien, après avoir fait avec le* père une convention au sujet du jeune garçon, di t : « Je suis chez moi au nord comme au sud, à l'est comme à l'ouest, et mon nom est Bonde Veirsky ( « P a y s a n Nuage du t e m p s » ) » (1). — Dans un conte ruthène de la Haute-Hongrie (2), le magicien se nomme

(1) C'est dans la seconde édition de la collection Asbjoernsen (voir plus haut) que ce conte a paru pour la première lois, nous dit l'un des hommes les mieux informés en celle matière, notre si obligeant ami .M. Johannes llolte. Dans une édition postérieure (1874), que nous avons consultée à la Bibliothèque Nationale, le magicien ne se nomme plus Veirsky, « Nuage du temps » (veir, « temps, état de l 'atmosphère » ; sky, « nuage »), mais Veirskjœg, « Barbe du temps ».

(2) Ltnografxcnyj Sbirnyk, IV, p. 30, n° f>.

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— 9(î —

IIonychmarnyk (« Chasseur de Nuages »). Après avoir indiqué au jeune garçon sa besogne, nettoyer douze chambres, il s'en va « de par le monde » « chasser les nuages ».

Quelle relation y a-t-il, s'il y en a une, entre ces deux person-nages, le « Nuage du temps » et le « Chasseur de nuages » ? Nous n'en savons absolument r ien. . . Mais quelle aubaine il y aurai t là pour ces fantaisistes « vieux jeu » qui en sont toujours à cher-cher dans la météréologie, quand ce n'est pas dans l'astronomie, le fin mot des contes asiatico-européens !

§ 9

CONTES ORAUX F R A G M E N T A I R E S

Ce que sont devenus notre conte ou tels de ses éléments, quand ils ont eu la malechance d'arriver dans certains pays, on va le constater.

Après une série incohérente d'insanités, un conte berbère d'Algé-rie se termine ainsi (1) :

L ' e n f a n t m a r c h a beaucoup , j u s q u ' à ce qu ' i l a r r i v a a u v i l l age de sa g r a n d ' m è r e . Il lui d i t : « Conduis-moi c h e z le roi des Gén ies , pou r qu ' i l m ' ins t ru i se . » Quand il f u t s a v a n t , il r e v i n t c h e z sa g r a n d ' m è r e . Il lui d i t : « Amène-moi au m a r c h é ; j e d e v i e n d r a i m u l e t e t tu m e v e n d r a s ; ma i s aie soin d ' e m p o r t e r la b r ide . » E l le le condu i s i t au m a r c h é e t le vendi t au roi des G é n i e s . Le roi des G é n i e s e m m e n a le mu le t à la source e t lui en l eva la b r i d e p o u r le f a i r e boire . I l re-dev in t auss i tô t e n f a n t et r e t o u r n a c h e z sa g r a n d ' m è r e , chez l aque l l e il r e s t a ju squ ' à sa mor t .

Toujours en Afrique, mais plus au sud-est, notre conte est par-venu, pour son malheur, chez une peuplade musulmane d'Abyssinie, les Buru-Afar, et M. Léo Reinisch l'a recueilli de la bouche d'un ex-roi aveugle de cette peuplade, pendant un séjour de celui-ci à Massouah (2) :

D e u x h o m m e s sont en voyage e t n ' on t r i en à m a n g e r . Que f a i r e ? « J e va is m e c h a n g e r en c h è v r e , » di t l 'un . L a c h è v r e es t v e n d u e à des g e n s qui ont un bouc ; pu i s e l le s ' e n f u i t sous f o r m e de c h a c a l . Le « posses seu r de la c h è v r e » se c h a n g e en a ig le e t sa i s i t le chaca l , lequel dev ien t une g r a i n e de m o u t a r d e e t t o m b e p a r t e r r e . L ' a ig l e a l o r s se c h a n g e en p a n i e r e t p é n è t r e sous la g r a i n e de m o u t a r d e (drançj

(1) Gustave Mercier, Le Chaouia de l'Aurès (Paris, 1890), conten" 10. (2) Sitzungsberiehte der Kais. Akad. der Wissensehaften zu W'ien. kilos, hist.

Classe. CXL (1885), p. 108.

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— 1)7 —

unter dem Senfkorn hindurch). Alors les gens d i r en t : « Cet homme es t le p lus f o r t ; donnez-lui son bouc (sic). »

« Voilà, conclut Ιο conteur, ce qu'ont fait ces deux hommes ( !). »

Dans l'Asie Septentrionale, en Sibérie, M. W. Radloff a trouvé chez les Tatars du Gouvernement de Tobolsk, et nous avons repro-duit (§ 2) une forme assez bien conservée du Magicien et son ap-prenti. C'est à ce même savant explorateur que nous emprunte-rons un fragment de notre conte, qui a pris place, tant bien que mal, dans un récit d'allure grossièrement épique, provenant d'autres Tatars de Sibérie, les Tatars dits Baraba, établis dans la région de l'Om, aux environs du lac Kargat, parmi les marais et les forêts de bouleaux de la « Steppe barabine ». (Cette peuplade n'a passé à l'islamisme qu'à une époque relativement récente) (1') :

Le héros, Mischâk Alyp, auquel le kan a déjà ordonné deux fois de lui rapporter des choses que le jeune homme n'aurait jamais pu trouver sans l'aide d'oiseaux géants, ses obligés, est envoyé une troisième fois en expédition avec ordre de ramener « Tàbâna Koga, la Princesse ». Ses amis les oiseaux ziizolô le portent à travers les airs jusqu'à la « maison de pierre » de Tâbàna Koga. Il trouve celle-ci, « qui a disposé sa chevelure sur sept clous et qui la peigne avec un peigne d'or ».

E t T â b à n a Koga , la P r inces se , d i t : « Mischâk Alyp est né, èt il p a r c o u r t le m o n d e ; je l 'ai appr i s . J e c ra ignais qu'i l ne vînt plus t a rd . M a i n t e n a n t te voilà venu. » Elle rassembla sa cheve lure qui é t a i t sur s ep t clous, l ' enrou la au tour de sa tê te , et elle se changea e n tchabak ( sor te de poisson) e t se j e t a p a r la f enê t re dans la mer . Mischâk Alyp se secoua, dev in t un broche t et poursuivi Tâbàna Koga. D a n s la m e r il l ' a t t e ign i t e t la saisit , et il la r a p p o r t a à la maison. A lo r s T â b à n a Koga, la P r inces se , lui d i t : « J ' a i appr i s que Mischâk Alyp e s t né et qu ' i l p a r c o u r t le monde. Main tenant te voilà venu. » E t Tâbàna Koga , la P r i n c e s s e , se secoua et devint un pe t i t oiseau e t s ' envola p a r la f e n ê t r e . Mischâk Alyp se secoua et devint un a u t o u r ; il la pou r su iv i t e t il l ' a t te ign i t , et, la t enant dans ses gr i f fes , il la r a m e n a à la maison . E t il s 'assi t . Tâbàna Koga, la Pr incesse , lui d i t : « J ' a i a p p r i s que Mischâk Alyp est né et qu'il pa rcour t le monde. S'il ne vena i t p a s ici, ce se ra i t bon; mais voilà que tu es venu. » E t T à b â n a Koga , la Pr incesse , se secoua et dev in t du blé, qui se d i spe r sa dans la maison . Mischâk Alyp se secoua et devint un coq ; il r a m a s s a le blé et le mangea . Alors Tàbâna Koga, la Pr incesse ,

(1 ) W. Radloff, Proben der Volkslitleratur der lurkischen Stxmme Siid-Sibiriens Tome IV (1872), μ. 33 et suiv.

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— 11 Γ, —

dit à Mischâk Alyp : « Main tenan t , depuis que m a m è r e m 'a mise au monde, je te suis dest inée. »

Inutile de relever les déformations parfois absurdes, que notre thème de la poursuite a subies chez ces Tatars-Baraba.

§ 10

THÈMES A P P A R E N T É S AU T H È M E DES T R A N S F O R M A T I O N S

DU « MAGICIEN ET SON A P P R E N T I »

Les transformations des deux magiciens en cheval, en chien, en poisson, en oiseau, sont ce qu'on pourrait appeler du merveilleux courant. La transformation en petits objets, comme un anneau, une grenade, n'a rien non plus qui puisse grandement étonner dans un conte. Mais que le héros se transforme en maison de bains (conte turc, conte syriaque de Mésopotamie, conte grec de l'île de Syra).. en boutique (conte serbe), en château (contes arabes de Blida), en église (conte serbe de Bosnie), la chose rentre beaucoup moins dans notre genre de merveilleux. Et que serait-ce, si ces conceptions étranges étaient transportées dans notre Occident, telles qu'une rigueur baroque dans la mise en œuvre d'idées déjà bizarres, les a parfois façonnées au pays d'origine ?

Certains conteurs indiens, en effet, ne se borneront point, par exemple, à dire que telle princesse, poursuivie par la haine d'une ennemie et conduite par ordre de son mari abusé dans un lieu dé-sert pour y être mise à mort, se transforme là, par son pouvoir magique, en un magnifique château ; ils appuieront lourdement sur cette métamorphose et en donneront une description détaillée (1) :

« Alors la p r incesse pr i t un cou teau et , de sa p r o p r e main , elle s 'ar -r a c h a les deux y e u x : un œil dev in t un p e r r o q u e t e t l ' au t re , une mainâ. Pu i s elle s ' a r r a c h a le cœur , e t il dev in t une g r a n d e pièce d 'eau. Son corps devint un splendide pa la is , p lus g rand iose que celui du ro i ; ses b r a s e t ses j ambes dev in ren t les p i l i e r s s u p p o r t a n t le toi t de la vér r anda , et sa tê te , le dôme du pa la i s . »

Le pr ince, m a r i de la p r incesse , é t a n t à la chasse , pa s se la nu i t dans la vé randa du pala is merve i l l eux , a p p r e n d , p a r une conversa-tion des deux oiseaux, toute l ' h i s to i r e de la p r inces se et de son enne-mie. F ina lement , le pe r roque t dit que la p r inces se est l à : si le p r ince

(1) Miss M. Stokes, Indian Fairy Taies (Londres, 1880), n° 21, p. 148. — Compa-rer n° 1, p. 5.

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— 11 Γ, —

al la i t dans la sa l le du mil ieu e t soulevai t une t r appe , il descendra i t dans un second pa la i s e t il y t rouvera i t la pr incesse. Le pr ince la t rouve , en e f f e t , é t e n d u e sur un lit et p r i a n t jour e t nuit ou l isant un sa in t l ivre.

De telles monstruosités ne sont pas marchandise d'exportation, et quand, d'aventure, elles franchissent nos frontières, elles ne le font que si, au point de départ, l'idée première a été rendue, par son encadrement, moins inacceptable. Un curieux exemple de ce fait, c'est un conte faisant partie d'un livre français, publié en 1718 et en 1731 sous le titre de Nouveau Recueil de contes de fées et sans nom d'auteur. Le conte intitulé Incarnat, blanc et noir n'a certainement pas été rédigé d'après une version orale par quelque émule de Perrault ou de Madame d'Aulnoy ; il aura été pris dans quelque livre oriental :

Un prince a épousé une jeune fille d'origine merveilleuse et qui réalise tous ses rêves, la belle Incarnat, Blanc et Noir. Pendant qu'il est à la guerre, la reine-mère fait mourir la jeune princesse et lui substitue une autre femme. Le corps de la princesse, jeté dans les fossés du château, devient un poisson incarnat, blanc et noir, que le prince, à son retour, ne cesse de regarder. A l'instigation de la reine-mère, la fausse princesse fait prendre et tuer le poisson ; à l'endroit où l'on a jeté les écailles, surgit un arbre incarnat, blanc et noir.

« Le bel a r b r e f u t a r r a c h é e t b rû l é ; mais un superbe château, bâti de rubis, de perles et de jais, que les cendres produisirent à l'instant, f i t re-v i v r e encore les t ro i s cou leurs que le p r ince ava i t t ou jou r s aimées.. . Les p o r t e s s ' o u v r i r e n t [pour le prinoe], et, ap rè s avoir t r a v e r s é plu-s i eu r s a p p a r t e m e n t s dont les meubles réponda ien t à la r ichesse du dehors , il trou'va, dans u n cab ine t plus magni f ique encore que ne l 'é tai t le r e s t e du pa la i s , c e t t e p r e m i è r e f emme dont il é ta i t t ou jour s amou-r e u x e t dont le souvenir, lui é t a i t si cher . »i

C'est bien là le conte indien, ou,, du moins, une forme parallèle, indienne probablement aussi, dans laquelle la transformation de la jeune femme en château est fortement adoucie: en effet, grâce à l'en-chaînement des transformations diverses (1), le château surgit des cendres de ce qui fut la princesse, et non de son corps même ; ce qui, dans l'Inde comme ailleurs, exclut toute idée de transforma-tion membre par membre.

(1) Voir, sur cet enchaînement, dans nos Contes populaires de Lorraine, tome I, p. LV1I, Γ Appendice B.

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Cette transformation membre par membre, les Turcs, qui ne sont pas des Européens, n'ont pas fait difficulté de l'accepter. Dans un conte de Constantinople (Kunos, n° 48, p . 381), un vieux dev (sorte de génie) se fait arracher successivement bras, jambes, tète : les bras deviennent deuîx: arbres de diamant ; les pieds deux esca-beaux d'or ; la tête, un lit sans pareil au monde ; le tronc, un magnifique tapis.

Il y a ici comme le pendant d'un conte indien du Bengale, dont nous avons donné un long résumé dans les remarques de notre conte de Lorraine n° 19 (I, p. 220-222) : dans ce conte, υη,θ femme se fait couper en deux, et aussitôt ses jambes deviennent le tronc d'un arbre d'argent ; ses bras, des branches d'or ; ses mains, des feuilles de diamant ; tous ses ornements, des perles, et sa tête, un paon, dansant dans les branches et mangeant les perles.

* * *

Il existe, en Europe, un type de conte, que nous avons étudié dans les remarques de notre conte de Lorraine n° 9, et dans lequel se sont incorporées des transformations bien étranges aussi et qui pourtant se sont acclimatées dans notre milieu occidental. Gr. N. Potanine a signalé, avec sagacité, l 'affinité qui relie les contes de ce type au conte du Magicien et son apprenti et particulièrement à l'épisode de la poursuite.

Dans les contes en question, le héros s 'enfuit de chez un être malfaisant (ogre, ogresse, sorcière) avec la fille de la maison ou avec une captive, et l'être malfaisant se met à leur poursuite. Trois fois les fugitifs sont atteints ; mais, chaque fois, la jeune fille a eu le temps de transformer et son fiancé et le cheval (quand ils se sont enfuis à che'val) et elle-même de telle façon que l'ennemi ne les reconnaît pas et s'en retourne les mains vides.

Renvoyant aux remarques de ce conte lorrain n° 9, ainsi qu'à une partie de celles du n° 32 (II, pp. 26-27·), nous nous bornerons à quelques additions. Voici d'abord, d'après Gr. N. Potanine, trois ou quatre contes russes :

Dans l'un, la jeune fille se change en prairie verte, et elle change le jeune homme en vieux pasteur, le cheval en jeune brebis ; puis Vient le changement de la jeune fille en église, du jeune hojnmfa en pope, du cheval en bouquet d'arbres ; enfin, la jeune fille devient un lac ; le jeune homme et le cheval, des canards de deux sortes. — Ailleurs, champ de millet et gardien ; brebis et berger ; église

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et pope , — 011 bien église et diacre ; porc et porcher ; rivière* et perche ; — ou encore pigeon et colombe ; ruisseau et arbre ; église et pet't vieux. Etc.

Λ l 'époque où nous rédigions les remarques de notre n° 9, nous ne pouvions citer aucun conte oriental bien caractérisé de ce type : aujourd'hui nous aurions à copier d'un bout à l'autre deux contes turcs ; on en jugera par ce résumé d'un fragment du premier (Kunos, n° 10) :

La f i l l e de la m a g i c i e n n e , se voyan t poursu iv ie a v e c le j e u n e h o m m e , c h a n g e ce lu i - ci en un g r a n d j a rd in et se c h a n g e elle-m ê m e en j a r d i n i e r . E t , q u a n d sa m è r e a r r i v e et lui d i t : « H é ! jar-· d in ier , a s - tu vu p a s s e r u n j e u n e h o m m e e t une j e u n e f i l l e ? » el le r é p o n d : « Mes r a d i s ne s o n t p a s encore m û r s ; » et , la mag ic i enne répé-t a n t sa q u e s t i o n : « Mes é p i n a r d s n 'ont pas encore levé. » L a magi-c i e n n e r e v i e n t s u r ses p a s ; m a i s b i en tô t elle se r e m e t en chasse . Ce t te fois , c h a n g e m e n t du j e u n e h o m m e en four et de la j e u n e f i l le en bou-l ange r . « H é ! b o u l a n g e r , es t -ce qu 'un j eune h o m m e n 'es t po in t pas sé p a r ici a v e c u n e j e u n e f i l l e ? —• Le pa in n ' e s t pas encore c u i t ; j e v iens s e u l e m e n t de l ' e n f o u r n e r . » Enf in , c h a n g e m e n t du j eune h o m m e en é t a n g , e t de la j e u n e f i l le en cana rd . Ce qui me t f in à la pou r su i t e .

Dans l 'autre conte turc (Kunos, n° 12), c'est le jeune homme, fils d'un dev, qui, par son pouvoir magique, opère les, transforma-tions de sa femme et de lui-même, quand sa tante la sorcière se met à leur poursuite. On remarquera ici la transformation de la jeune femme en maison de bains et du jeune homme en maître baigneur qui, lui aussi, répond tout de travers (1).

En rapprochant ce genre de poursuite de la poursuite du Magicien et son apprenti, Gr. N. Potanine note ce point, qu'ici, à la diffé-rence de la poursuite précédemment étudiée, les poursuivis (car il y en a deux) sont seuls à se métamorphoser ; l'être malfaisant qui poursuit ne change pas sa forme naturelle. On pourrait faire obser-ver aussi que ce n'est pas la poursuite sans trêve du Magicien et

(1) Voir, aux remarques de notre conte de Lorraine n° 32 (II, p· 2f>-27), des réponses tout à fait de ce genre. Nous y ajouterons celles d'un conte sicilien (L. Gonzenbach, n° 34) ; Paccaredda, la captive, s 'enfuyant avec Au tu munti, se change en jardin et Autumunti en jardinier. Arrive l'ogre : « Dites-moi, mon bon ami, avez-vous Λ*Η un garçon et une fille passer en courant ? » Et le jardinier : « Que désirez-vous? du chou-rave ? il n'esl | as encore mûr. — Je ne parle pas de chou-rave ; je demande si vous avez vu les deux qui ont passé en courant. — Ah bien ! vous désirez de la laitue ; il faut revenir dans quelques semaines. « Lors de la seconde poursuite, Paccaredda s'est changée en église, et elle a changé Autumunti en sacristain qui, à l ' interrogation de l'ogre relative aux deux fugitifs, répond que la messe va ccmn cncer.

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son apprenti ; c'est une poursuite avec arrêts, les transformations des poursuivis ayant, par trois fois, pour effet do les immobiliser. Mais le folkloriste russe n'en a pas moins raison d'insister 'sur l'affinité des deux thèmes : la preuve, c'est que nous les trouvons combinés dans un très curieux petit conte allemand, découvert au hasard de nos recherches (1) :

Un p e t i t f r è r e et u n e pe t i t e s œ u r o n t é t é p r i s p a r un 'vieux magic ien , e t le pe t i t garçon a lu en c a c h e t t e les l ivres de celui-ci. Les deux en-f a n t s s ' enfu ien t ensemble, et le magic ien se m e t à l eur poursu i t e . L a pe t i t e f i l le devien t un poisson; le p e t i t garçon , un étang. Le magic ien é t a n t pa r t i pour al ler che rche r un f i le t , le pe t i t garçon prononce une parole magique , e t il devien t u n e chapelle; la pe t i t e f i l le , une image sur l'autel. Le magicien va c h e r c h e r du f eu pou r b r û l e r la chapel le . A lo r s le p e t i t igarçon se change en afre, à battre, e t il c h a n g e sa s œ u r en grain d'orge. Le magicien devien t une poule, e t il es t au m o m e n t d ' ava le r le gra in d 'orge, quand le pe t i t garçon se c h a n g e en renard e t to rd le cou à la poule (2).

Evidemment ce petit conte fait lien entre le thème de la poursuite du Magicien et son apprenti (transformations en grain d'orge, en coq, en renard) et l'autre thème (transformations en étang et pois-son, en chapelle et image) (3) .

En regard du changement en chapelle ou église, c'est un chan-gement en petit temple que va nous offrir un roman chinois fan-

(1) L. Hechslein 's Mœrchenbuch, 24' éd (Leipzig, 1868), p. 75. (2) L'immense recueil de l'eu J -C. Child. The English and Scotlish Popular

liallads (Dix volumes, Hoston, 1884-1896), nous apprend, (t. Il, p. 402\ que ce conte a été recueilli, également en Allemagne, sous forme de ballade (Longard, Altrliei-tiische Alœrlein and Liedlein, p. 76, n" 40). Il y a quelques différences : le petit gar-çon et la petite fille sont les enfants du magicien ; le petit garçon transforme sa sœur en étang, chapelle, aire à batlre, et il se transforme lui-même en poisson, image sur l'autel, grain d'orge et renard.

(3/ lin autre lien, très ténu, mais réel, rattache à certaines variantes du second thème la variante du .1 logicien et son apprenti qui a été recueilli chez les Roumains de Transylvanie (§ 2'. Dans celle variante roumaine, le jeune homme, poursuivi par le magicien (le diable), — lequel ne se métamorphose que tout à la fin (en coq, chez 'e roi, devient, de cheval, successivement lièvre, corbeau, poisson ; alors, il se jette dans l'eau, « vite, vite, vite, le diable derrière lui ». Quand le diable arrive à l'eau, il rencontre un poisson : « N'as-lu [tas vu un poisson étranger ? — Oh ! oui, il a une avance de trois jours » ; « une avance de sept heures », dit un petit poisson, inlerrogé ensuite.

Ce trait des renseignements trompeurs au sujet d'une date se trouve aussi dans des variantes russes du second thème, citées par Gr.-N. Potanine. Ainsi le pope dit qu'il a vu passer les jeunes gens quand l'église se construisait (W.-R.-S. Ralston, dans ses Russian Folk-taies, Londres, 1873, p. 130, donne un de ces contes tout au long.)

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tastique bouddhique, arrangement d'un original indien, dit son tra-ducteur feu M. Théodore Pavie (1) :

Un chef des gén i e s cé l e s t e s , Tch in -kun , e s t envoyé p a r le Se igneur s u p r ê m e c o n t r e le S inge ( a u t r e m e n t di t , le Iioi des s inges ) , c r é a t u r e inqu iè t e , d é s o r d o n n é e , t o u j o u r s p r ê t e à b o u l e v e r s e r la n a t u r e , e t qui a a p p r i s du B o d h i s a t t v a Soubhoû t i la « m a g i e de la t e r r e » (voler su r les n u a g e s e t c h a n g e r de f o r m e à volonté) .

V o y a n t son a r m é e en d é r o u t e , le Singe se change en p a s s e r e a u . T c h i n - k u n l 'a r e c o n n u , e t il se change, en aigle. Le Singe, auss i tô t , de-v i en t u n v i e u x c o r m o r a n ; T c h i n - k u n , u n a igle de mer . P u i s le Singe se p r é c i p i t e d a n s u n t o r r e n t e t se c h a n g e en poisson; Tchi ,n-kun, lui, se c h a n g e en a i g l e - p ê c h e u r . L e poisson s ' é c h a p p e sous f o r m e de ser-p e n t d ' eau qui s ' e n f o n c e d a n s les h e r b e s de la r ive , pou r su iv i p a r T c h i n - k u n , sous f o r m e de h é r o n . Alors le Singe dev ien t une oie mou-c h e t é e , qu i se t i e n t immobi l e au mil ieu de t e r r a i n s bas e t sa lés . Repre -n a n t sa f o r m e n a t u r e l l e , T c h i n - k u n s ' a v a n c e à pe t i t s pas , son a r c à la m a i n , ve rs son e n n e m i . L ' a p e r c e v a n t , le Singe se c h a n g e en u n pe t i t t e m p l e de la T e r r e . « Sa b o u c h e en es t comme l ' en t r ée ; ses den t s de-v i e n n e n t les b a t t a n t s de la p o r t e , sa l angue es t l ' idole; ses y e u x sont les f e n ê t r e s . C e p e n d a n t , c o m m e il r e s t e sa queue*, il la r e l è v e en (arrière e t en f a i t u n m â t de pav i l lon . »

A la v u e du p e t i t t e m p l e , T c h i n - k u n dit à h a u t e - v o i x : « Voilà le Singe. J a m a i s j e n ' a i r e n c o n t r é de pagode qui eû t son m â t de pavi l lon p a r d e r r i è r e . L e s inge v o u d r a i t , en me t e n d a n t ce piège, m e f a i r e e n t r e r , pu i s m e sa i s i r e n t r e ses den t s . A u s s i se ra i - j e sur mes gardes , e t j e va i s c o m m e n c e r p a r d o n n e r des coups de poing dans les f e n ê t r e s et des coups de p ied d a n s les b a t t a n t s de la por te . »

E n l ' e n t e n d a n t , le S inge a g r a n d p e u r : « Ces por tes sont m e s dents , se d i t - i l ; ces f e n ê t r e s son t les p r u n e l l e s de m e s yeux . S'il me casse les den t s , s 'il m e c r è v e les y e u x , que d e v i e n d r a i - j e ? » Il f a i t donc un bond de t i g r e e t d i s p a r a î t d a n s l ' espace .

Ce qui est intéressant à relever, c'est que ce récit, — qui, par son origine, nous ramène à l'Inde, — juxtapose les deux thèmes de la poursuite. Nouvelle preuve de l'affinité des deux thèmes.

Rien de plus contraire à notre goût occidental que la manière tout indienne dont se fait, membre par membre, queue comprise, — cette queue qui trahit, — la transformation du Singe en petit temple. Dans nos contes européens, la transformation si fréquente d'un des poursuivis en chapelle se fait en un instant, et elle est expédiée d'un mot.

(1; Théodore Pavie, Etude sur le Si-Yéou-tching, roman boud/iique chinois (Jour-nal Asiatique, année 1857, semestre, p. 359 et suiv.)

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* * *

Un troisième type de poursuite avec transformations est venu aussi, mais très rarement, s'intercaler dans le conte du Magicien et son apprenti. Il ne s'agit plus là de transformations de personnel. mais de transformations de choses, d'objets qu'en s'en fuyant le poursuivi jette derrière lui. Ces objets jetés, — nous l'avons dit ailleurs (1), — sont, le plus souvent, symboliques: un peigne, une brosse, jetés, deviennent une épaisse forêt ; une pierre, une mon-tagne ; un miroir, un lac, et l'être malfaisant qui poursuit se trouve retardé dans sa course et finalement arrêté, quand il ne périt pas dans l'eau qu'il veut traverser (2)]. ;

Le conte grec de l'île de Syra, tant de fois cité, a cette intercala-lion, entre le séjour du jeune prince chez le démon et son arrivée chez la bonne vieille par laquelle il se fait vendre,, transformé en mulet, puis en maison de bains :

Quand le j eune p r i n c e sa i t p a r c œ u r t o u t le l i v re du démon , il p r e n d , « comme le l iv re le p r e s c r i t », u n e a s s i e t t e de sel , un m o r c e a u de sa-von e t un pe igne , et , a p r è s a v o i r d é p e n d u la p r i n c e s s e , sa conse i l l è re , que le démon a pendue pa r les c h e v e u x , il la t r a n s f o r m e en j u m e n t , e t s ' e n f u i t sur elle, b r ide a b a t t u e . D è s que le démon s ' ape rço i t de la dis-pa r i t i on des deux j e u n e s gens , il se c h a n g e en n u a g e e t se l ance à l eu r pour su i t e . A lo r s le p r ince j e t t e l ' a s s i e t t e de sel , e t il se p r o d u i t u n g r a n d feu avec épa i s se f u m é e , ce qui r e t a r d e le n u a g e . Pu i s , le s avon é t a n t je té , u n l a rge f l e u v e se t r o u v e d e r r i è r e les f u g i t i f s . En f in le p r i n c e j e t t e le pe igne , et un g r a n d m a r a i s s ' é t e n d là en u n i n s t a n t ; le démon, qui s ' es t c h a n g é en s ang l i e r , v a s 'y r ou l e r , e t les f u g i t i f s lui é c h a p p e n t .

Cet exemplaire du troisième type de la poursuite est altère par endroit: ainsi le peigne correspond mal à un marais. Mais, en somme, l'idée principale demeure visible. Dans deux autres contes où s'est faite aussi l'intercalation de ce troisième type, l'altération est bien autrement grande, et, chose curieuse, elle est la même, ici et là, en Styrie et dans la Basse-Bretagne.

il) Fantaisies biblico-nvjt/iologiques d'un chef d'école. M. Edouard Stucken cl le folk-lore (/terne biblique internationale des Dominicains de Jérusalem, janvier 1905, pp. 33-35).

(2) Voir sur ce thème les remarques de notre conte de Lorraine, n" 12 (I, pp. 138-139, 111, 132-154). Une longue liste détaillée de ces transformations et des contes où on les rencontre a été donnée, dans la Revue des Traditions populaires, par M A de Cock, e! complétée par M. Victor Chauvin (année 1901, pp. 223-231, 537-338).

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Dans le conte allemand de Styrie (§ 7), le jeune homme qui est au service du magicien, s 'enfuit sur un cheval qu'il a trouvé) dans l'écurie et qui est une « pauvre âme » attendant sa délivrance.

Sur le consei l de ce cheva l , le jeune homme empor te la brosse, l ' é t r i l le et le to rchon de l ' écur ie . Quand il aperçoi t le ma î t r e , lui don-n a n t la chasse , m o n t é su r 1111 coq, il j e t t e la b rosse ; le m a î t r e s'arrête à la ramasser, e t le j eune h o m m e gagne ainsi de l 'avance ; m ê m e chose a v e c les deux a u t r e s ob je t s .

Dans le conte bas-breton de Koadalan, les objets emportés de l'écurie sont l'éponge, le bouchon de paille et l'étrille, et. la jument sur laquelle Koadalan s 'enfuit est une princesse métamorphosée par le magicien.

Le magic ien a y a n t envoyé à la poursu i te des fugi t i f s une meute de chiens , Koada lan j e t t e le bouchon de pai l le ; les chiens sautent dessus et courent le porter au château. A r r i v e ensui te un nuage no i r ; Koadalan j e t t e l ' é t r i l l e ; le magic ien a lors descend du nuage et r a m a s s e l 'étri l le, qu' i l va, lui aussi , p o r t e r au château.- 11 en est de même, quand le ma-gicien envoie une bande de co rbeaux e t que Koadalan j e t t e l 'éponge.

Est-ce spontanément que cette altération bien caractérisée, — les objets jetés ayant perdu tout caractère magique et étant ramassés prosaïquement par le magicien ou par ses envoyés, — s'est pro-duite dans des pays séparés par des centaines de lieues, comme Graz et Plouaret? On peut se le demander. Quoi qu'il en soit, dans le conte styrien et dans le conte bas-breton, l'épisode de la pour-suite et des objets jetés est (tombé au niveau de ce qu'il est devenu chez des peuples h mentalité basse, Zoulous, Malais de l'île Cé-lèbes, vieux Japonais, sauvages du Brésil, où les objets jetés sont également ramassés en nature. . . Et encore ces objets ne sont-ils pas aussi insignifiants qu'un bouchon de paille ou un torchon ; car ce sont des objets comestibles (graines de sésame chez les Zoulous et chez les Malais), que ceux qui poursuivent s'arrêtent à ramasser et à manger (1 ) .

(1) \roir notre article de la [{crue biblique, lue. cil. — Dans ce même article nous avons fait remarquer que les Grecs, ces artistes qui embellissaient tout, ont donné, dans le mythe d'Atalante (avec leurs « pommes (l'or »), quelque noblesse à ce sous-thème très grossier des objets jetés. — Dans un conte russe de la collection Afanasiev (Louis Léger, Recueil de contes populaires slaves, Paris, 1882, 11° 27), la femme qui poursuit s'arrête pour ramasser et regarder, d'abord un mouchoir brodé, puis un foulard rouge, et enfin un miroir, objet qu'elle n'a jamais vu. (Le miroir symbolique reste ici un simple miroir.)

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Nous n'en avons pas fini avec les combinaisons de tous ces thèmes apparentés. Dans un conte bas-breton (Luzel, II, p. 12-13), le troisième type de la poursuite Va se combiner avec le second.

Mabic s ' en fu i t de chez le m a g i c i e n s u r un p e t i t c h e v a l n o i r , a p r è s a v o i r p r i s e n c roupe u n e p r i n c e s s e c a p t i v e , e t e m p o r t a n t l ' é t r i l l e e t le bouchon de pa i l le de l ' écur ie . P o u r s u i v i p a r le m a g i c i e n , qu i s ' e s t c h a n g é en un g ros nuage , il d i t à la p r i n c e s s e de j e t e r le bouchon de pai l le , et auss i tô t u n e m o n t a g n e a v e c u n e f o r ê t d e s s u s se d r e s s e der-r i è r e eux. Le n u a g e s 'y déch i r e , m a i s f i n i t p a r p a s s e r . A l o r s l ' é t r i l l e e s t j e t ée . E t l'étrille se change en une belle chapelle, e t Mab ic d e v i e n t u n p r ê t r e à l ' au te l , e t la p r i n c e s s e e t le p e t i t c h e v a l no i r d e v i e n n e n t u n e s a i n t e et un sa in t dans l eu r s n i ches , des d e u x côtés· de l ' au te l . Le ma-gicien es t é t onné de voir c e t t e c h a p e l l e ; m a i s , a p r è s s ' ê t r e a r r ê t é pou r la r e g a r d e r , il r e t o u r n e chez lui.

Répétons-le sans cesse : les contes asiatico-européens ne sont pas des enfants trouvés, nés à tout bout de champ ; ils forment des familles, dont, les diverses branches s'allient entre elles, et les vieux conteurs, bien mieux que nous autres folkloristes, en ont senti d'instinct les affinités.

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LES MONGOLS ET LEUR PRÉTENDU ROLE D A N S LA. T R A N S M I S S I O N D E S C O N T E S INDIENS V E R S L 'OCCIDENT E U R O P É E N

ÉTUDE DE FOLIV-LORE COMPARÉ SUK L INTRODUCTION DU SIDDHI-KUR

ET LE CONTE DU MAGICIEN ET SON APPRENTI

PREMIÈRE PARTIE. LE CONTE DU MAGICIEN ET SON APPRENTI. CHAPITRE TROISIÈME. HORS DE L'INDE. — SECTION IL LES CONTES LITTÉRAIRES.

A . Un conte du livre turc les Quarante Irizirs. — Un épisode d'un conte oral indien du Pendjab.

— B. L'épisode de Dame de Beauté dans Y Histoire du second Calender, des Mille et une Nuits. — Variations sur le l .èmc primitif exécutées par l 'auteur arabe.

— C. Un coule d 'un manuscr i t gallois. — Les prétendues « traditions » cel-tiques.

— D. Un conte d 'un livre italien du xvie siècle. — E. L'histoire de Mestra dans les poètes grecs et dans Ovide. — La légende

hellénique est-elle la source du Magicien et son apprenti? — SECTION III. Théodore Benfey et M. Joseph Dédier sur l'origine première de

notre conte. — SECONDE ET DERNIÈRE PARTIE. Le c o n t e i n d i e n d e « l ' A r t i f i c i e u x Y o g h î e t l e

Vétàla ». — Comment ce conte a été remanié par les bou tdhistes dans la seconde moitié de l ' Introduction-cadre du Siddhi-Kûr.

— CONCLUSION.

A

U N C O N T E D U L I V R E T U R C « L E S Q U A R A N T E V I Z I R S »

L'Histoire des Quarante Vizirs est un des principaux ouvrages d'imagination de la littérature turque. La plus ancienne recension connue date du milieu du xve siècle de notre ère ; elle est dédiée au sultan Mourâd II, qui tégna de! 1421 à 1451 et fut le p(è,re'. de Mahomet II, le conquérant de Constantinople. Dans cette dé-dicace, l 'auteur, Sheykh-Zâdeh, parle d'un original arabe « dé-pourvu d'élégance et d'ornements du style », auquel il a su donner

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une Vraie « parure de fiancée » ; mais malheureusement, cette forme plus ancienne du livre a disparu ; selon toute vraisemblance, elle se rattachait à l'Inde, peut-être par un intermédiaire persan (1).

Quoi qu'il en soit, le livre turc, rédigé au plus tard vers l'an 1450 de notre ère, contient notre conte du Magicien et son ap-prenti (2) :

Une f e m m e a u n fi ls, qui e s t un p r o p r e - à - r i e n . Comme el le lui di t , un jour , de se décider pou r u n m é t i e r , il se f a i t c o n d u i r e p a r el le au baza r , e t , voyan t un géomanc ien o p é r e r , il e n t r e chez lui en a p p r e n -t i s sage . Au bout de que lques j ou r s , le m a î t r e , qu i a c o m m e n c é à en-se igne r au j eune h o m m e les p r i n c i p e s de la géomanc ie , se t r a n s f o r m e en bé l ie r et di t à son a p p r e n t i de l ' a l l e r 'vendre , m a i s de 110 p a s l i v r e r la corde . Le j eune h o m m e sui t ces i n s t r u c t i o n s , e t , le soir , le m a î t r e e s t r e n t r é à la ma i son . Que lque t e m p s a p r è s , le m a î t r e se t r a n s f o r m e e n cheva l , et le j eune h o m m e le vend , s a n s d o n n e r la t ê t i è r e à l ' ache-t e u r ; mais , c e t t e fois, a p r è s a v o i r t o u c h é le p r i x , il s 'en r e t o u r n e chez sa m è r e .

Là il se c h a n g e en p igeon, que la m è r e doit v e n d r e , m a i s s a n s donne r « sa clef » (give notmy key). B i e n t ô t le p igeon , u n p igeon qui pa r l e t r è s bien, dev i en t l ' e n t r e t i e n de l a ville. Le m a î t r e , é t a n t venu voir c e t t e merve i l l e , r e c o n n a î t son a p p r e n t i . I l donne à la m è r e le p r i x qu'el le demande , et il y a j o u t e enco re p o u r a v o i r la clef . La m è r e se la isse g a g n e r ; mais , a u m o m e n t de p a s s e r a u x m a i n s du maî-t r e , la clef t ombe p a r t e r r e e t d e v i e n t u n p igeon , qui s ' envo le ; le m a î t r e , lui, dev ien t un é p e r v i e r e t se m e t à ta p o u r s u i t e du p igeon . A u m o m e n t d ' ê t r e pr i s , celui-ci d e v i e n t u n e be l le r o se rouge , qui t o m b e a u x p ieds du roi, ass is en plein a i r . Le ro i s ' é t o n n e : « Que veu t d i re une rose , ho r s de la s a i s o n ? » E t il la r a m a s s e . A l o r s le m a î t r e de-v ien t u n music ien qui, la m a n d o l i n e e n m a i n , se p r é s e n t e d e v a n t le roi, e t il c h a n t e d 'une façon si douce e t si c h a r m a n t e , que le roi lui d i t : « Que kiésires-tu de m o i ? — Ce q u e j e dés i re , c ' e s t la r o se qui est-d a n s ta main . — La rose m e v ien t de Dieu , d i t le r o i ; d e m a n d e a u t r e chose . » Le mus ic ien c h a n t e de n o u v e a u e t r é i t è r e sa r e q u ê t e . Ce t t e fois, le roi a v a n c e la m a i n p o u r d o n n e r la rose , q u a n d la r o se tombe, p a r t e r r e et dev ien t du mi l le t . A l o r s le m u s i c i e n d e v i e n t u n coq, qui p ico te le mi l le t . Un seul g r a in r e s t e , c a c h é sous le genou du ro i [pro-b a b l e m e n t ass is « à la t u r q u e »] ; ce g r a i n d e v i e n t un h o m m e , qui sa is i t le coq e t lui tord le cou.

C'est d'après une édition des Quarante Vizirs imprimée à Constantinople, que E. J. W. Gibb a fait sa traduction. Le passage bizarre du pigeon et de « sa clef » est évidemment Ite résultai

(1) Pour la date du livre turc, voir la préface de feu E.-J.-W. Gibb à sa traduc-tion anglaise, The //islorij of the Fur h/ Viziers (Londres, 1 8 8 G ) .

(2) Gibb, n° 46.

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d'une altération. Nous avon« vu plus haut (§ 8, A, c), dans un conte turc oral, dérivant très certainement de celui des Quarante Vi-zirs, le jeune 'homme se .transformer en maison de bains, après avoir recommandé à sa mère de ne pas donner la clef à l'acheteur, ce qui, pour le coup, devient intelligible. Le conte oral reflète ici une autre recension du livre, laquelle, en 1851, a été traduite en alle-mand par W. Fr . Adolf Behrnauer, et dont ce passage a été cité par R. Koehler (1) .

* *

Nous avons déjà fait remarquer ci-dessus que, seul avec le conte oral indien des Santals, le conte des Quarante Vizirs présente l'épi-sode des transformations s'opérant chez le magicien lui-même et à son profit. Mais il y a une différence entre les deux contes : dans le conte indien, c'est le maître qui transforme son apprenti en bœuf à Vendre ; dans le livre turc, au contraire, c'est le maître qui se fait conduire au marché sous forme de bélier ou de cheval. 11 semble qu'il y ait là quelque chose de moins naturel ; mais peut-être a-t-on voulu rattacher plus étroitement cet épisode préliminaire au corps même du conte : ayant en poche l'argent de la Vente et, de plus, se sentant en possession du secret des transformations qui lui permet-tra de gagner gros, l 'apprenti s'empresse de quitter son maître et provoque ainsi la colère de ce dernier et son désir de vengeance.

Outre la transformation du héros en maison de bains, le conte turc a d'autres traits intéressants : la transformation en rose qui vient tomber aux pieds du roi, et la scène du musicien. Cette rose, ce musicien, nous allons les rencontrer dans un conte indien du Pendjab, que, plus haut (chap. 2 , B, d), nous nous sommes ré-servé d'étudier dans la partie de ce travail (celle-ci) où ces deux traits peuvent prendre toute leur valeur.

Dans ce conte indien, — qui a été raconté à une dame anglaise par « un enfant musulman, originaire du Pendjab » (2), — une prin-cesse et son mari sont au moment d'être dévorés par un pré-tendu brahmane qui, en réalité, est un ghoûl, quand la princesse se souvient qu'un mystérieux protecteur, « Messire Bourdon »

(1) Voir 11. Koehler, Kleinere Schriften, I, p. 130. — La traduction (le Behrnauer ne se trouve pas à la Bibliothèque Nationale.

(2) Mrs. F.-A. Steel et R.-C. Temple, Wide Awake Slories (Bombay, 1884), p. 5 et suiv., pp. 313 et 349.

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(Mîyân Bhûngâ, en pendjâbî)', a donné aux doux jeunes gens un poil de sa barbe, pour qu'ils la' brûlent en cas de danger. Elle le brûle, et aussitôt accourt à travers les airs le petit vieux, haut d'un empan et dont la barbe est plus longue que lui-même.

Dès que le ghoûl l ' aperçu t , il se c h a n g e a en p l u i e t o r r e n t i e l l e ; Mes-s i re Bourdon, en o u r a g a n qui c h a s s a la p lu ie . A l o r s le ghoûl se chan-gea en pigeon, et Mess i re Bourdon, sous f o r m e d ' é p e r v i e r , le p o u r s u i v i t de si p rè s que le pigeon eut t ou t j u s t e le t e m p s de se c h a n g e r en u n e rose et de se la isser tomber s u r les g e n o u x de K â d j â I n d r a (le dieu I n d r a ) qui, dans sa cour cé les te , écou ta i t c h a n t e r des b a y a d è r e s . Alor s Messire Bourdon, p r o m p t c o m m e la pensée , se c h a n g e a en v ieux musicien, et , sa i s i s san t u n e g u i t a r e , il j oua et c h a n t a si mer -ve i l l eusement que R â d j â I n d r a l u i d i t : « Que t e donnera i - j e pour ta r é c o m p e n s e ? Dis ce que tu d e m a n d e s , e t tu l ' au ras . — J e ne de-m a n d e que la rose qui es t su r t e s genoux , » di t Mess i r e Bourdon . —- « Tu aura i s mieux f a i t de d e m a n d e r a u t r e chose , » dit R â d j â In-d r a ; « ce n 'es t qu 'une rose, m a i s e l le e s t t o m b é e du ciel ( l ) . Néan-moins elle es t à toi. » En d i san t ce s m o t s , il j e t a la rose au mus ic i en , e t Voibà que les p é t a l e s de la r o se s e d é t a c h e n t e t se d i s p e r s e n t p a r t e r r e . Messire Bourdon se m e t à les r a m a s s e r ; m a i s un p é t a l e lui é c h a p p e et se change en sour i s . A u s s i t ô t Mess i r e Bourdon se c h a n g e en cha t , qui a t t r a p e la sou r i s e t l ' ava le .

Ce conte pendjâbî, bien que raconté par un petit musulman, reflète très bien, comme on voit, avec son Râdjâ Indra, la mytholo-gie hindoue des conteurs primitifs.

Si, pour la lutte de transformations, on le compare avec les autres contes indiens et, en général, avec fous les contes qui ont cet épisode, on remarquera que les rôles des deux antagonistes sont intervertis. Le musicien qui demande la rose au dieu Indra, n'est pas, comme dans le conte turc et dans les autres contes, le person-nage malfaisant (car c'est ce dernier qui est devenu la rose) ; c'est un personnage bienfaisant, un protecteur d'innocents menacés.

Β

L ' É P I S O D E DE DAME DE B E A U T É

DANS L ' H I S T O I R E DU SECOND C A L E N D E R D E S M I L L E E T U N E N U I T S

C'est aussi à titre de protectrice que, dans les Mille et une Nuits (Histoire du Second Calender), la princesse magicienne Dame de

(1) Comparer non seulement le passage correspondant (les Quarante Vizirs, mais aussi celui du conte serbe de Bosnie, déjà plusieurs fois cité : « Non, non, pour rien au monde, je ne 1e donnerai [le bouquet], dit la princesse ; ces fleurs me sont tombées du ciel. »

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Beauté engage contre le mauvais génie, Vifrît, qui a transformé le héros en singe, la lutte de transformations. Elle joue, comme Mes-sire Bourdon et avec de bonnes intentions également, dans cet épi-sode d'un conte différent du Magicien et son apprenti, le rôle agres-sif qui, dans ce dernier conte, appartient toujours au méchant (magicien. j/ ι ! _ i

Dans l'épisode en question (1), le rédacteur arabe, qui a forte-ment retravaillé le thème primitif, en a néanmoins gardé les prin-cipaux éléments.

D'abord, lutte sur terre, dans le palais du roi, père de Dame de Beauté : l ' ifrît, changé en lion, est coupé en deux par la prin-cesse, qui d'un de ses cheveux a fait un glaive ; puis la tête du lion devient un scorpion, et la princesse, un serpent. — Suit une lutte dans l'air : le scorpion, changé en aigle, est poursuivi par le serpent, changé en vautour. — Après quoi, nouveau combat sur terre entre l'ifrît, devenu un chat noir, et Dame de Beauté^ devenue un loup. Le chat, se voyant vaincu, se transforme en une grosse grenade, qui, après s'être élevée dans l'air, vient se briser sur le pavé de la cour du palais, en éparpillant ses graines. Le loup, de-venu coq, les avale toutes, sauf une,, qui s'est cachée sous le re-bord du bassin au milieu de la «cour. Le coq finit par la découvrir ; mais elle saute dans l'eau du bassin, où elle se change en poisson ; le coq devienl alors un gros poisson, qui donne la chasse à l 'autre. —- A cette poursuite dans l'eau succède une dernière transformation de l'ifrît, lequel se fait flamme, et la princesse aussi. Finalement, des deux combattants il ne reste que deux tas de cendres.

Telles sont les variations que l'écrivain des Mille et une Nuits exécute sur le thème des transformations de combat. Bien évidemment ce n'est point par l'intermédiaire de ces variations que le thème ι pur est arrivé chez tous les peuples, arabes et autres, où nous le ren-controns ; bien évidemment aussi, ce qui constitue le conte du Magicien et son apprenti, c'est-à-dire la combinaison du thème des transformations de combat avec tels et tels autres thèmes caracté-ristiques, ne peut provenir de l'épisode des Mille et une Nuits ; car cet épisode n'a pas même un seul de ces autres thèmes.

(1) Galland, o0"-52" Nuits. — Hcnning, 14* Nuit.

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c

U N C O N T E D ' U N M A N U S C R I T G A L L O I S

En 1849, lad y Charlotte Guest traduisait, d'après des manuscrits peu anciens en langue galloise, une prétendue tradition celtique se rapportant au « barde » Taliesin, qui aurait vécu dans le pays de Galles, au septième siècle de notre ère ( l ) . Voici l'introduction de cette histoire : ,

L a m a g i c i e n n e K é r i d w e n , a p r è s a v o i r c o n s u l t é les l i v r e s de Ffe -r y l l t e t leurs fo rmules , m e t s u r le feu u n e « c h a u d i è r e d ' I n s p i r a t i o n e t de Science » (a cauldron of Inspiration and Scicncc), qui d e v r a d o n n e r à son f i ls la conna i s sance des « m y s t è r e s du f u t u r é t a t du m o n d e ». I l f a u t que la c h a u d i è r e boui l le p e n d a n t u n an e t u n j o u r « j u s q u ' à ce que t ro i s b i e n h e u r e u s e s g o u t t e s (thrce hlcssed drops) so ien t obte-n u e s p a r la g r âce de l ' i n sp i r a t i on ». Or , le m o m e n t venu , les t ro i s gou t t e s b r û l a n t e s s a u t e n t s u r le doig t d 'un j e u n e h o m m e , Gwion Bach , c h a r g é de r e m u e r le con t enu de la c h a u d i è r e : il p o r t e v i v e m e n t son do ig t à sa bouche , et aus s i t ô t il a c q u i e r t la p r é v i s i o n de t o u t e chose à v e n i r ; il voi t n o t a m m e n t qu ' i l doi t se t e n i r en g a r d e c o n t r e les ar-t i f i ces de K é r i d w e n .

L a mag ic i enne r e n t r e à la m a i s o n : « C 'es t Gwion B a c h qui m ' a volée. » E t elle se lance à sa p o u r s u i t e . Le j e u n e h o m m e a lo r s se c h a n g e en l i èv re ; K é r i d w e n , en l é v r i e r . P u i s , a r r i v a n t au bo rd d ' u n e r iv i è re , le l ièvre dev ien t p o i s s o n ; le l é v r i e r , lou t re . De l ' eau , Gwion s ' envole dans les a i r s sous f o r m e d 'o i seau , e t , p o u r c h a s s é p a r Ké-r i d w e n t r a n s f o r m é e en é p e r v i e r , il va ê t r e p r i s , q u a n d il a p e r ç o i t u n t a s de blé s u r u n e a i re à b a t t r e ; v i t e il se l a i s se t o m b e r au mi l ieu de ce t a s et dev ien t un g r a i n de blé. K é r i d w e n se c h a n g e en poule , e t , g r a t t a n t , g r a t t a n t , elle d é c o u v r e le g r a i n de b lé e t l ' ava le .

E t , dit l 'h i s to i re , elle le p o r t a neuf mo i s e t , q u a n d l ' e n f a n t v in t a u monde , elle n ' eu t p a s le c œ u r de l e t ue r . E l le le m i t d a n s u n s a c de cuir , qu 'el le j e t a dans la m e r à l a g a r d e de Dieu . E t l ' e n f a n t d e v i n t le f a m e u x b a r d e Tal ies in .

Un érudit allemand non sans mérite, feu Albert Schulz, connu sous le pseudonyme de San-Marte, s'est occupé de cette prétendue « tradition » celtique, dans laquelle il voit avec raison (comme dans d'autres « traditions » soi-disant nationales des Gallois) non

(1) Lad y Charlotte Guest, The Mabinogion (Londres, 1838-1849), tome III, p. 357. — Le seul manuscrit daté que mentionne lady Guest pour l'histoire de Taliesin est de 1758.

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point un « trésor du passé » Venant « enrichir la littérature natio-nale », mais l 'œuvre de faiseurs « qui, pour se mettre en crédit auprès des masses, donnent à des idées nouvelles un vénérable vê-tement antique ». Il signalait, en 1853, l'histoire de Kéridwen comme « correspondant exactement (entspricht genau) » à cette histoire de Dame de Beauté que nous Venons d'examiner. « L'imita-tion, dit-il, est étonnament fidèle (iibcrraschend treu) . » Et il in-sistait notamment sur ce trait, que, dans les deux récits, c'est une magicienne qui poursuit un magicien, l'ifrît, dans le récit arabe, le magicien tout frais émoulu Gwion Bach, dans le récit g allois (1).

L'observation est exacte ; mais il faut bien dire qu'elle n'a pas grande importance. San-Marte, en effet, n'a pas remarqué que la magicienne galloise et la magicienne arabe sont des personnages à l'antipode l'un de l'autre : la magicienne du conte gallois est un personnage malfaisant, analogue au personnage malfaisant de tous les contes de cette famille ; la magicienne des Mille et une Nuits, au contraire, est un personnage bienfaisant, secourablc, trait extrême-ment rare, que, répétons-le, nous n'avons rencontré, en dehors des Mille et une Nuits, que dans un conte indien du Pendjab.

Et il n'y a pas que cette différence! à signaler entre l'histoire de Kéridwen et celle de Dame de Beauté. La succession des transfor-mations, dans le conte gallois, est à peu près la succession habi-tuelle : lièvre et lévrier, poisson et loutre, oiseau et épervier, grain de blé et coq. Dans les Mille et une Nuits, l'ordre n'est pas suivi ; ainsi, le rédacteur arabe met après les. transformations en grain de grenade et coq les transformations en poissons. De plus, la fin tra-gique simultanée des deux combattants est spéciale au coule arabe, comme la re-naissance de Gwion l'est au conte gallois (2) .

Ce n'est donc évidemment pas aux Mille et une Nuits que l'écri-vain gallois a emprunté les éléments de son histoire de Kéridwen.

Si, au lieu de se contenter de rapprochements superficiels et trompeurs, on va au fond des choses (ce que San-Marte ne pou-vait jguère faire en 1853, faute de documents), un détail du conte gallois, le détail du tas de blé, nous permettra, croyons-nous, une conjecture très vraisemblable sur la source de ce conte.

Dans plusieurs contes de 1 angue celtique, cités plus haut (Chap. 3P, Section I, § 8, B, d), — deux contes bretons bien conservés et un conte irlandais facile à reconstituer, — la bague qui, là

(1) San-Marte (Λ. Schulz), Die Sagen von Merlin (Halle, 1853), p. 259. (2) Λη sujet de ce thème de la re-naissance, voir notre étude sur le Conte

égyptien des Deux frères, dans nos Contes populaires de Lorraine (1, p. LVII etsuiv.).

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Comme ailleurs, est le héros métamorphosé, va, en tombant, se perdre dans un gros tas de blé, où elle devient un grain, comme l'oiseau qui est Gwion. Cette rencontre, pour un trait aussi par-ticulier, aussi rare, entre le conte littéraire gallois et les contes oraux de langue celtique, n'autorise-t-elle pas à supposer que l'écrivain gallois a pris tout bonnement, pour l'arranger à sa façon, un conte oral de ce genre, sa racontant dans son pays même, en pays celtique ?

P e r s o n n e , n o u s l ' e s p é r o n s , n e p r é t e n d r a q u e le c o n t e d e Kéridiven, a v e c sa « c h a u d i è r e d e l ' I n s p i r a t i o n e t d e l a S c i e n c e », s a r e - n a i s -s a n c e d u h é r o s , e t c . , so i t , p a r r a p p o r t a u x c o n t e s de l a f a m i l l e d u Magicien et son apprenti, a u t r e c h o s e q u ' u n a r r a n g e m e n t , p a r f o i s a s s e z p é d a n t e s q u e .

D

U N C O N T E D ' U N L I V R E I T A L I E N D U X V I E S I È C L E

Vers le milieu du xvie siècle, en Italie, un conte, non plus altéré ou arrangé, mais reproduisant une bonne forme du Magicien et son apprenti, était inséré dans les Piaeevoli Notti de Straparola (VIII, 4) : ,

Dans la ville de Messine , u n t a i l l eu r , M a î t r e L a t t a n z i o , qui e x e r c e en secre t la néc romanc ie , p r e n d d a n s son a t e l i e r c o m m e a p p r e n t i le j e u n e Dionigi, f i l s d 'un p a u v r e h o m m e . Un jour , Dionig i , qui jus-qu 'a lo r s p r e n a i t goût au m é t i e r , vo i t p a r la f e n t e d ' une p o r t e son m a î t r e , occupé à f a i r e de la n é c r o m a n c i e ; d e p u i s ce m o m e n t il ne p e n s e p lus qu ' à obse rve r L a t t a n z i o ; il d e v i e n t p a r e s s e u x et p a r a î t incapab le de r i e n a p p r e n d r e du m é t i e r de t a i l l e u r ; ma i s , en fa i t , il dev ien t g r a n d magic ien .

Son p è r e é t a n t venu le r e p r e n d r e , Dionigi , p e u a p r è s sa r e n t r é e à la maison, se c h a n g e en c h e v a l e t di t à son (père d ' a l l e r le v e n d r e à la foire en se r é s e r v a n t l a b r ide . L ' a c h e t e u r , c ' es t L a t t a n z i o , et il f a i t si b ien que la b r ide lui e s t l i v r ée . A l o r s c o m m e n c e p o u r le c h e v a l , c o n s t a m m e n t m a l t r a i t é , une vie m i s é r a b l e . L e s deux f i l l e s de La t -tanzio , p a r p i t ié , le condu i sen t , u n j ou r , hoirie à la r i v i è r e . A l o r s le c h e v a l se c h a n g e en poisson, e t , p o u r s u i v i p a r le m a î t r e , c h a n g é en t hon , il sor t de l 'eau sous la f o r m e d 'un a n n e a u o r n é d 'un p r é c i e u x r u b i s set s au t e dans le p a n i e r d ' u n e des demoise l l es d ' h o n n e u r de la f i l le du roi , qui s ' amuse à r a m a s s e r de b e a u x p e t i t s ca i l loux p o u r la pr incesse . Celle-ci t r o u v e l ' a n n e a u d a n s le p a n i e r , e t , p e n d a n t la nu i t , l ' anneau r e p r e n d la f o r m e h u m a i n e e t r a c o n t e t o u t e l ' h i s to i r e à la pr incesse .

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Or il a d v i e n t que le ro i tombe g r a v e m e n t malade , e t aucun mé-decin ne p e u t le g u é r i r . L a t t a n z i o , b a b i l l é e n médec in , se p r é s e n t e a u pa la i s e t p r o m e t a u ro i la g u é r i s o n : c o m m e récompense , il ne de-m a n d e q u e l ' a n n e a u qui e s t en la possess ion de la p r incesse . Le roi r e c o u v r e la s a n t é , e t l a p r i n c e s s e , a p r è s beaucoup de r é s i s t ance , es t obl igée de d o n n e r l ' a n n e a u ; elle le l ance con t r e u n m u r . Auss i t ô t l ' a n n e a u d e v i e n t u n e g r e n a d e qui s ' ouvre et r é p a n d ses g ra ins p a r t e r r e . L a t t a n z i o d e v i e n t u n coq, qui p ique les g r a i n s ; m a i s u n de ces g r a i n s lui a é c h a p p é e t d e v i e n t un r e n a r d , qui é t r a n g l e le coq.

Un détail particulier distingue ce vieux conte italien de la plupart des contes oraux actuels de l'Europe occidentale ; c'est le trait de l'anneau sautant hors de l'eau et arrivant ainsi aux mains d'une princesse. En dehors des contes provenant de l'Europe orientale, Russie, Bulgarie, Banat hongrois, nous n'avons jusqu'à présent Κ (voir: plus haut, C'hap. 3e, Section 1, § 6) rencontré ce trait que dans un conte toscan n'appartenant pas à la branche de petite famille de contes dans laquelle doit se placer le conte de Straparola (rappelons que le trait de la princesse, au bord de l'eau se trouve dans l ' Inde).

Naturellement il est impossible de savoir si la variante que Straparola a mise par écrit, a été recueillie par lui dans l'Italie même ou si elle lui est arrivée de l'Orient.

Quant au déguisement du magicien en médecin, il figure, on le sait, dans divers contes oraux, tant de l'Europe occidentale (à commencer par notre conte inédit du Velay) que de l'Europe orientale. Les différences entre tous ces contes, d'un côté, et le conte de Straparola, de l'autre, sont si nombreuses que toute idée d'emprunt au livre italien doit être écartée.

Ε

L ' I I I S T O I R E D E M E S T R A

D A N S L E S P O È T E S G R E C S E T D A N S O V I D E

Les Grecs, —• les Grecs d'autrefois, — et les Latins ont-ils connu le conte du Magicien et son apprenti? On l'a dit, et c'est ce qu'il nous reste à examiner.

La question a été posée pour la première fois, si nous ne nous trompons, dans la revue Germania, en 1865, par le philologue Karl

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Schenkl (1) ; elle a été reprise, Vingt-cinq ans plus tard, avec de longs développements, par M. Th. Zielinski dans la revue Philolo-gue (2).

C'est un récit des Métamorphoses d'Ovide (3) que les deux érudits comparent avec notre conte du Magicien et son apprenti, — non pas avec tout l'ensemble du conte, mais avec l'épisode du jeune homme se changeant en animal et se faisant vendre sous cette forme par son père, puis reprenant sa forme naturelle et reve-nant à la maison :

Erys ich thon a coupé un bois s a c r é de Cérès , e t la déesse l ' a p u n i de ce sacri lège en le condamnant à s o u f f r i r c o n s t a m m e n t d 'une f a im insa t i ab le ; il a dévoré ainsi t ous ses biens. Une f i l le lui r e s t e , Mes t r a (ou Mnes t ra) ; il la vend a u s s i ; mais , t and i s q u ' a v e c l 'ache-t eu r elle longe la mer , elle invoque Nep tune , e t auss i tô t le dieu la change en pêcheur à la ligne.

... f ormamque novat, vultumque virilem Induit, et cultus pisccs capientibus aptos.

L 'ache t eu r ne la voyant plus, i n t e r r o g e le p ê c h e u r , lequel répond qu'i l n 'a pas dé tourné les yeux de son h a m e ç o n et que p e r s o n n e au t r e que lui ne s 'es t t rouvé s u r le r i vage . L ' a c h e t e u r s ' é t an t éloi-gné, Mest ra r ep rend sa p r e m i è r e f o r m e et r e v i e n t chez son père . Celui-ci, r e m a r q u a n t que sa f i l le a le don de se t r a n s f o r m e r (trans-formia corpora), la vend chaque fo is qu'i l a beso in d ' a rgen t , et , c h a q u e fois, e l le s 'échappe, sous fo rme de cavale , d 'oiseau, de génisse , de cerf , et rev ien t à la maison.

Nunc cqtia, mine aies, modo bos, modo cervus ahibat.

Ce qui n 'empêche pas Erys i ch thon de f in i r p a r se dévore r lui-même, m e m b r e par membre .

Avant Ovide, plusieurs poètes grecs avaient parlé de cette his-toire. Le trait de la faim insatiable est dans Callimiaque (né en 320 avant notre ère) ; mais Erysichthon n'est pas donné comme ayant une fille ; il mendie. — Dans Lycophron (né vers 270), il est le père d'une fille, un « renard »( pour la ruse (6ασσάρας λαα--τρουρίδος) qui prend toute espèce de formes (παντορ-όρφου) et subvient chaque jour à la faim dévorante de tson père (βούπειναν.... άκααίχν πατρός).

— Dans Nicandre (vers l'an 140, toujours avant notre ère), vendue

(1) Tome X, p. 342. (2) Année 1891, pp. 137-162. (3; VIII, v. 847 et suiv.

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comme femme, Hypermnestra (c'est ici ison nom) revient sous forme d'homme près de son père, à qui elle fournit la nourriture (1).

Evidemment, ces poètes grecs font allusion à une histoire sup-posée connue ; ce qu'il y a de plus précis, c'est, dans Nicandre, ce changement de femme en homme, qui ferait supposer un épisode analogue à l'épisode du pêcheur à la ligne dans Ovide.

Le scoliaste de Lycophron (2), qui résume toute l'histoire d'Ery-sichthon, à partir du moment où celui-ci abat le bois sacré de Demeter, ne nous éclaire pas beaucoup au sujet des transforma-tions. Mestra est « une magicienne ( φαραακίς ), qui se changeait en toute espèce d'animal ». Son père « la vendait chaque jour, et il se nourrissait du prix de la Vente » ; elle, « de son côté, chan-geait de forme et, s 'enfuyant, revenait chez son père ». — A quel moment se changeait-elle en animal? Il semble bien que ce soit, comme dans Ovide, au moment de s'enfuir de chez l'acheteur, et q u e les e x p r e s s i o n s « la V e n d a i t » (έπιπρασκε γαρ αυτήν) d o i v e n t s'entendre, toujours comme dans Ovide, d'une vente de la jeune fille non transformée.

En réalité, le texte d'Ovide est ld seul qui soit clair, et les sup-positions que l'on peut faire en dehors de ce texte n'ont pas grande valeur. On en a fait pourtant, et de très risquées, par exemple quand M. Zielinski dit qu'Ovide n'a pas donné la forme primi-tive du « conte hellénique », qui devait contenir « un motif ana-logue à l'artifice de la bride » (ein der Zaumlist analoges Motiv) . En effet, — suivez bien ce raisonnement, — Ovide, qui n'a rien raconté de Mestra que ses transformations, l'appelle Γ « épouse d'Autolycus » (Autolyci conjunx). « Si l'on combine ce qu'on sait « de Mestra et d'Autolycus, il en résulte que le dernier acheteur, « l'acheteur définitif de Mestra (der endgiiltige Kœujer der Mestra) « a été Autolycus. » Comme c'était un malin (er, der listenreiche), « il a dû découvrir facilement (leicht) la nature de cet enchante -« ment qui ramenait toujours la jeune fille à son père. » Il a donc pu ainsi l'empêcher de s'échapper de sa maison à lui, et c'est ainsi qu'il est devenu le gendre d'Erysichthon « bien malgré celui-ci », lequel, n 'ayant plus sa fille à vendre quotidiennement, en a été réduit à se dévorer lui-même.

(1) Pour Callimaque et Lycophron, voir dans le Lexikon der griechisclien und rœmischen, Mythologie de Roscher, ν" Kryxichthon, l'article de INI. Otto Crusius, et aussi l 'édition Teubner de YAlexandra de Lycophron ;v. 1393 et suiv.).

(2) Scholia vetera ad Lycophronis Alexandram (dans l'édition Teubner de Lyco-phron^, au vers 1393.

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A la suite de ces « combinaisons » ultra-ingénieuses vient cette réflexion du combinateur lui-même : « Il est très regrettable (sehr « zu bedauern) qu'au sujet des relations d'Autolycns avec Mestra « nous soyons si complètement dépourvus de renseignements (dass « wir... so gar Jceine Kunde haben). » ... Très regrettable, en effet, mais M. Zielinski y supplée de son crû.

En définitive, — et M. Zielinski le reconnaît lui-même (p. 153), —- dans le Magicien et son apprenti, le héros est vendu sous forme d'animal et revient à la maison sous sa forme naturelle ; dans le récit d'Ovide, Mestra est Vendue sous sa forme naturelle et s'échappe sous forme d'animal.

C'est là ce que Karl Schenkl appelait (toc. cit.) « un trait A B S O -

L U M E N T semblable (ein ganz œhnlicher Zug) » dans les deux récits.

* * *

Supposons que l'histoire de la vente dans Mestra soit en réalité « absolument semblable » à ce 'qu'elle est dans le Magicien et son apprenti aurait-on le droit d'en conclure que le Magicien et son apprenti, se trouvait tout entier, avec ses traits et épisodes caracté-ristiques, dans la littérature ou, si l'on veut, dans le folklore de l 'antiquité?

Une première observation à .faire, c'est que l'épisode de la vente pourrait parfaitement être supprimé des contes du type du Magi-cien et son apprenti, sans que cesi contes cessent de posséder les éléments Véritablement constitutifs de ce type. Et. de fait, cet épisode, — qui, en réalité, n'a d'autre utilité dans l'ensemble que de remettre sous la puissance du maître l 'apprenti échappé, — fait défaut 'dans le conte gallois de Kéridwen que nous venons d'étu-dier.

C'est pourtant l'existence de cet épisode de la Vente dans le conte mongol ou plutôt mongolo-indien du Siddhi-Kûr, qui amène M. Zie-linski à déclarer (p. 150) que rien ne s'oppose à ce qu'on ad-mette pour ce conte, — et, parj suite, pour tous les contes du type du Magicien et son apprenti, — une « origine hellénique ».

Il faut serrer les choses de plus près. Quand bien même l'épisode de la vente, — tel que le présentent les contes indiens et asiatico-européens du type du Magicien et son apprenti, — serait d'origine hellénique, il ne s'ensuivrait pas du tout que les autres éléments de ces contes seraient helléniques aussi ; rien absolument ne le

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prouve. Et quand à Γ assemblage, à Y agencement de ces divers élé-ments, duquel résulte ce type de conte, tout tend à nous persuader qu'il a été fait dans l'Inde.

Que, dans cet assemblage, il soit entré des éléments de différentes provenances, la chose n'est pas impossible. En effet, si l'Inde a été comme une grande fabrique de contes, — ce qui est, croyons-nous, un fait historique, — on peuti se demander quels matériaux y ont été mis en œuvre. Parmi ces matériaux, s'en serait-il ren-contré quelques-uns qui originairement seraient venus du dehors, tout travaillés déjà et parfois même tout assemblés, et qui, se trou-vant ne point faire disparate avec les produits de la maison, au-raient été employés, soit dans des combinaisons,, soit à l'état isolé, puis réexportés avec les produits véritablement indigènes ; le tout, sous la même marque de fabrique ? Cette possibilité, nous ne nous refusons nullement à l 'admettre.

Un des principaux adversaires de Benfey, du moins l'un de ceux que l'on oppose le plus à Benfey, feu Edvvin Rohde, l'auteur de l'ouvrage très connu sur le Roman grec, n'est pas, au fond, si éloigné de nous à ce sujet . Parlant d'une certaine légende occiden-tale qui se serait peu à peu établie) en Orient, il la montre sortant plus tard de l'Inde, « ce grand lac dans lequel ont conflué tous les fleuves de contes (dem grossem See, m welchen aile Stroeme der Fabulistik 2usammenjlossen) », et rentrant en Europe, où elle reparaît sous forme rajeunie dans un livre italien de nouvelles. « Née en Grèce, elle a donc été jetée de là en Orient, pour qu'enfin « après bien des aventures elle revienne, tout à fait en étrangère, « dans notre Occident par des 'voies mystérieuses. »

Par des voies {mystérieuses ? Nous dirons, nous, par un des grands courants historiques que nous avons tant de fois signalés comme ayant charrié les contes de l'Inde à travers le monde (1) .

(1) Le passage cité d'Edwin Rohde se trouve dans un mémoire présenté au 30e

Congrès des Philologues allemands (Rostock, 1875i et reproduit, avec quelques additions, à la fin de la seconde édition du livre d'Edwin Rohde sur le Roman grec (Der griec/iisc/ie Roman, 2l° Au/lage. Leipzig, 1900), p. 600. — Au sujet du livre lui-même, on peut faire remarquer que Rohde ne connaissait pas l'existence des romans indiens, lesquels seraient, relativement à la forme, les prototypes du roman grec à tiroirs. Un indianiste distingué, M. Félix Lacùle, professeur à la Faculté des Let-ties de Lyon, a posé dernièrement cette question toute nouvelle et l'a traitée avec sa compét nce spéciale (Sur l'origine indienne du roman grec, dans les Mélanges Sylvain Levi, Paris, 1911 .

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SECTION III

T H É O D O R E B E N F E Y E T M . J O S E P H B É D I E R

S U R I - ' O R I G I N E P R E M I È R E D E N O T R E C O N T E

Dans la partie de son Introduction au Pantchatantra consacrée au conte du Magicien et son apprenti (§ 167), Benfey cherche à mo-tiver, par l'examen du conte en lui-même, sa thèse de l'origine bouddhique. « Ce combat de l 'apprenti magicien contre les maîtres « [dans le Siddhi-Kûr] semble, dit-il, procéder originairement des « diverses luttes de magie (ZauberJcœmpfen) entre les saints boud-« dhistes et brahmanistes, que rapportent les légendes des Boud-« dhistes » Et Benfey renvoie notamment à une légende (le Vrâ-tihârya sutra), qu'Eugène Burnouf a traduite (1) :

Il y a v a i t , du t e m p s de G a u t a m a (le B o u d d h a ) « s ix m a î t r e s ( b r a h m a n e s , qui ne s ava i en t p a s t o u t , m a i s qu i s ' i m a g i n a i e n t tou t sa-voir »; ils j a lousa ien t G a u t a m a . « Al lons , se d i ren t - i l s , l u t t e r a v e c le Ç r a m a n a (ascète) G a u t a m a d a n s l ' a r t d ' o p é r e r , au m o y e n d 'une p u i s s a n c e s u r n a t u r e l l e , des p r o d i g e s ( supér ieurs à ce q u e l ' h o m m e p e u t f a i r e . » I ls vont, t r o u v e r le roi du K ô ç a l a , qu i f a i t c o n s t r u i r e un éd i f ice pour que G a u t a m a y f a s s e ses p r o d i g e s ; les a u d i t e u r s des s ix m a î t r e s en fon t c o n s t r u i r e é g a l e m e n t u n p o u r c h a c u n d ' eux .

Tou t é t a n t p r ê t , G a u t a m a e n t r e d a n s u n e m é d i t a t i o n si i n t ense , q u ' u n e f l a m m e v a m e t t r e en f e u l ' éd i f i ce qui lui e s t de s t i né . P u i s le f eu s ' é te in t , s ans avoi r r i en b r û l é . A l o r s le roi d i t a u x m a î t r e s : « G a u t a m a vient d ' opé re r u n p r o d i g e ; o p é r e z - e n donc u n auss i à v o t r e tour . » Mais les m a î t r e s r é p o n d e n t : « Ο roi , il y a ici u n e fou le immense de p e u p l e ; c o m m e n t s a u r a s - t u si le p r o d i g e e s t o p é r é p a r nous ou p a r le Ç r a m a n a G a u t a m a ? »

I l s se dé roben t de la m ê m e f a ç o n , q u a n d G a u t a m a opè re d ' a u t r e s p rod iges de ce genre .

Ainsi, en fait, c'est le Bouddha seul qui opère des prodiges devant le roi et devant le peuple ; les « maîtres » n'ont qu'une simple velléité de lutter avec lui sur ce terrain. Où sont les « luttes de magie » dont parle Benfey? et quel rapport cette exhibition de prodiges, quand [même elle aurait lieu aussi du côté des six maîtres, peut-elle avoir avec le combat acharné, le duel véritablement à mort que, dans le conte, le magicien engage à coups de transfor-

(1) Eug. Burnouf, introduction à l'histoire du buddhisme indien ( I " éd., Paris, 1844), pp. 102 et suiv.

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mations contre son apprenti, et dans lequel il perd finalement la vie (l) ?

* * *

Nous n'avons donc rien à objecter quand M. Joseph Bédier, dans son livre Les Fabliaux, rejette l'idée de Benfey, et se refuse à voir, dans le Magicien et son apprenti, des « données bouddhiques » (2). Mais, regardant les choses de haut et de loin, M. Bédier n'a pas mis à nu ce qui est, en réalité, l'erreur de Benfey ; il censure, à vrai dire, une thèse que Benfey n'a jamais soutemie.

Après avoir traduit, assez peu exactement, le passage de Benfey que nous avons rapporté (3), M. Bédier procède à une exécution sommaire : « On nous permettra, dit-il, de demeurer sceptique : « le don de métamorphose est le privilège le plus élémentaire de « tout sorcier, indien ou européen, et la Canidie d'Horace s'en se-« rait fait un jeu. »

On nous permettra, à notre tour, de faire une petite remarque. Benfey, dans le passage censuré, a parlé de « luttes de magie » (Zauberkœmpfe), et cela à propos des combats que se livrent, dans le Magicien et son apprenti, deux personnages se métamorphosant, prenant coup sur coup toute sorte de formes. Il n'a pas dit un mot du « don de métamorphose », et jamais il n'a prétendu que l'idée d'un pareil « don » serait une idée spécialement bouddhique ou, si l'on veut, spécialement indienne. M. Bédier envoie donc sa Ca-nadie enfoncer une porte ouverte.

Oui, Benfey s'est trompé ici, mais non de cette façon grossière : on l'a vu. C'est d'une tout autre; façon que trop souvent il exagère le rôle du bouddhisme dans l'histoire des contes asiatico-euro-péens. Ma'S ce serait être souverainement injuste que de résumer dans ces exagérations toute son œuvre : si l'on considère l'en-semble de ses travaux, on peut dire que, dans les études folklo-riques, l'action de Benfey a été scientifiquement bienfaisante ; elle

(1) Benfey, qui renvoie en premier lieu au livre d'Eugène Burnouf, renvoie aussi à un travail d'Anton Schiefner, Leben des Buddha, qui aurai t été publié dans les Mémoires de l'Académie de Saint-Pétersbourg par divers savants, 1851, VI, 260. — Malgré toutes nos recherches, aidées de l'obligeant concours de bibliothécaires de la Bibliothèque Nationale, il nous a été impossible do trouver celte \rie du Boudha.

(2) 1" édition, 1893, p. 122. (3) M. Bédier t radui t le Zauberkœmpfe (« luttes de magie ») de Benfey, par le

simple mot « conflits » ; ce qui fausse le sens général du passage cité.

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a déterminé une poussée en avant, une ardeur d'exploration, à la fois entretenue et réglée par un plan de campagne qui, dans ses lignes principales, est excellent. Reste la grande affaire, synthétiser les résultats de toutes ces investigations ; c'est ici que notre rôle, à nous autres Français, paraît tout indiqué : faisons constamment appel à ce sens de l'ordre, lucidus ordο, qqi a si longtemps carac-térisé notre race, et nous pourrons, à force de rapprochements minutieusement exacts entre tant de documents recueillis parfois sans qu'on en ait soupçonné l'importance, à force de classements méthodiques, arriver à des groupements non point factices, mais naturels, et alors, après avoir pris contact avec certains grands faits historiques, établir solidement des conclusions qui, pour plus d'un folkloriste, seront Vraiment révélatrices.

SECONDE ET DERNIÈRE PARTIE

L E C O N T E I)E « L ' A R T I F I C I E U X Y O G H I E T L E V É T A L A »

Nous avons, croyons-nous, examiné à peu près sous toutes ses faces la première moitié de l'Introduction du Siddhi-Kâr, la seule à laquelle Benfey attribuait de l 'importance au point de vue de la propagation des contes indiens vers notre Occident. Ce que nous dirons de la seconde, aura son utilité en montrant que, pas plus que la première, elle n'est bouddhique d'origine.

,Cette seconde moitié de l'Introduction du livre mongol est un arrangement (de l'Introduction-cadre du livre indien la Vetâla-pantcha\vinçati (les « Vingt-cinq [Récits] du Vétàla », sorte de Vampire), rattachée tant bien que mal au conte du Magicien ci son apprenti. Il convient de donner d'abord le résumé du récit indien, non encore arrangé à la bouddhique (1) :

Un ascè te mendian t , un yoghî magic ien , a besoin, pour ses incan-ta t ions , d'un cadavre qui es t pendu à un c e r t a i n a rb re . L ' i n t r ép ide roi V i k r a m â d i t y a promet par géné ros i t é à ce yoghî de lui p r o c u r e r ce cadavre , en t repr i se diff ici le d u r a n t laquel le le roi ne doit pas pronon-cer une seule parole : a u t r e m e n t le c a d a v r e lui é c h a p p e r a i t e t r e t o u r -ne ra i t auss i tô t à son a rb re . A pe ine V i k r a m â d i t y a a,-t-il c h a r g é le c adav re sur ses épaules, qu 'un vétâla, une so r t e de vampi re qui

(1) Nous avons déjà parlé de cette Introduction ne la Vetâla-pantchavinçati dans un précédent travail publié ici même, en 1910, Le Conte de « la Chaudière bouillante et la Feinte maladresse », § 2.

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s 'es t logé dans le co rps du mor t , se met à r acon te r une his toire , à la f in de laquel le il a d r e s s e au roi une quest ion se r a p p o r t a n t au dénoue-ment . V . 'k ramâdi tya se la isse e n t r a m e r à répondre , et le cadavre re-tourne à l ' a rb re . — Ce t t e a v e n t u r e se reprodui t encore vingt- t rois fois. A la v ingt -c inquième, Y i k r a m â d i t y a garde obs t inémen t ie silence, e t le c h a r m e es t r o m p u .

Alors le vé tâ la di t au roi que le yoghî veut le p r end re , lui, Yi-k r a m â d i t y a , pour v ic t ime d 'un sacr i f ice humain , et il lui indique le moyen de dé jouer ses m a u v a i s desseins . V ik ramâd i tya peut ainsi t ran-cher au yogh î la t è t e d 'un coup de sabre.

Voici maintenant ce que cette Introduction-cadre est devenue dans le Siddhi-Kûr (nous rappellerons que la première partie du récit mongol s'est arrêtée au moment où les sept magiciens gisent morts devant le Maître Nàgardjouna) :

En voyan t les sep t cadav res , le Maî t re est t roublé dans son cœur , e t il di t au p r i n c e : « P o u r p r o t é g e r t a vie à Itoi seul, j ' a i contr ibué à a n é a n t i r sep t v i e s : voilà une t r ès mauva i se chose. » Le pr ince alors se déc lare p r ê t , pour exp i e r la f a u t e et t émoigner sa reconnaissance e n v e r s le Maî t re , à e x é c u t e r tou tes les tâches que celui-ci voudra lui a ss igner . Le M a î t r e lui dit : Λ S'il en est ainsi, dans un f r a i s bo-cage, au c imet iè re , se t r o u v e Siddhi-Kûr (le «Mort doué du siddhi», d 'une ve r tu m a g i q u e ) ; au-dessus de la ce in ture , il est d 'or ; au-des-sous, d ' émeraude , et s a t ê t e es t de nacre . I l f au t , pour ta péni tence, que tu l ' appo r t e s ici. Si tu y réuss is , je pourra i , pa r son moyen, pro-dui re de l 'o r ; les gens de D jamboudv îpa (l 'Inde) pou r ron t a t t e indre l 'âge de mil le ans et p a r v e n i r à la plus h a u t e per fec t ion . »

Le M a î t r e expl ique au p r ince ce que celui-ci doit f a i r e pour p rend re Siddhi-Kûr , qui, à l ' a r r i v é e du p r ince , g r impera sur un manguie r . Grâce à ces i n s t ruc t ions , le pr ince s ' empare de Siddhi-Kûr, le m e t dans un sac que le M a î t r e lui a donné, e t , cha rgean t le sac sur ses épaules , il s 'en r e t o u r n e ve r s le Maî t re , qui lui a bien recommandé de ne p a s la i sse r é c h a p p e r un mot en route . I l a dé j à m a r c h é bien des jou rnées , quand Siddhi -Kûr lui d i t : « La journée est longue; nous nous e n n u i e r o n s ; r a c o n t e une h is to i re , ou, moi, j ' en r acon te ra i une. » N ' a y a n t pu t i r e r du pr ince a u t r e chose qu 'un s igne de t ê t e , S iddhi -Kûr commence u n e h i s to i re , et, à la fin, le p r ince fai t de lui-môme u n e ré f l ex ion . Auss i tô t Siddhi-Kûr se dégage du sac e t s ' enfu i t . C'est s eu lemen t a p r è s la v ingt - t ro i s ième h i s to i re qu' i l est ap-por t é au M a î t r e N à g a r d j o u n a .

On voit combien est affaibli, dans ce, récit bouddhique, — avec son homme d'or et de pierres précieuses remplaçant le cadavre où s'est logé le vétâla, — le; caractère étrange et macabre de la Vétâla-pantehavinçati. Cet homme d'or, du reste, n'estt point par-

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ticulier au Siddhi-Kûr, témoin la variante suivante de l'introduction du livre indien :

Le ro i V i k r a m â d i t y a a Vaincu le V é t â l a A g n i , qu i f a i s a i t m o u r i r , c h a q u e nui t , le roi q u ' a v a i e n t cho i s i d a n s la j o u r n é e les m i n i s t r e s du p a y s d ' A v a n t î , e t ce v é t â l a e s t d e v e n u son ami . Or, u n jour , un yogh î se p r é s e n t e d e v a n t V i k r a m â d i t y a e t o b t i e n t du g é n é r e u x ro i que celui-ci soit son a s s i s t a n t d a n s u n e c é r é m o n i e f u n è b r e . V i k r a m â -d i tya sui t donc" le yogh i au c i m e t i è r e , où le y o g h i lui di t d ' a p p o r t e r un m o r t qui e s t a t t a c h é dans un a r b r e . Le roi m o n t e su r l ' a r b r e e t coupe a v e c son g la ive les l iens d u c a d a v r e , q u i t ombe s u r le sol. A pe ine le roi est-i l descendu, q u e le c a d a v r e se r e t r o u v e s u r l ' a r b r e d a n s la même posi t ion. V i k r a m â d i t y a remonte s u r l ' a r b r e , p r e n d le ca-d a v r e e t descend. En ce m o m e n t a p p a r a î t le V é t â l a A g n i , et « il f i t a u roi v ingt -c inq réc i t s qui d i s s ipè ren t s a f a t i g u e ». A p r è s quoi le v é t â l a r é v è l e à V i k r a m â d i t y a que le y o g h î e s t u n g r a n d m a g i c i e n ; il v e u t o f f r i r le roi en sac r i f i ce « p o u r g a g n e r l'homme d'or ». A ins i a v e r t i , V i k r a m â d i t y a t r a n c h e la t ê t e du yogh î . « A pe ine c e t t e t ê t e fu t -e l l e coupée qu 'un h o m m e d ' o r a p p a r u t e t loua la m a j e s t é du roi . » L e roi p r e n d l ' homme d 'or e t r e t o u r n e d a n s son pa la i s . « P a r la f a v e u r de cet h o m m e d'or, il d e v i n t auss i r i c h e que K o u v e r a (le dieu des r ichesses ) . »

Cette histoire fait partie d'un livre écrit dans un des dialectes de l'Inde, le bengali, et qui, sous; le titre do Balris Sinhasan, est une version d'une des recensions d'un livre sanscrit de même titre, la Sinhâsana-dwâtrinçika (les « Trente-deux [Récits] du Trône ») ; elle est racontée par une des trente-deux statuettes en-tourant le trône donné par le dieu Indra à Vikramâditya et retrouvé sous terre par un de ses successeurs (1) . Cette recension montre bien que, dans le récit mongolo-indien, Siddhi-Kûr réunit en sa personne le vétâla et « l'homme d'or ».

Nous ferons remarquer que, dans cette même recension, il n'y a pas trace de bouddhisme (2) .

(1) Lcon Feer, Les Trente Deux Récits du Trône (Paris, 1883), pp. 14-22. (2) Un conte analogue a été versifié au xi* siècle par Somadeva de Cachemire

dans son Kalhâ Sarit Sàgara (Γ « Océan des Fleuves de contes ») où Vikramâdi tya est secouru par le (lieu Viclmou (traduction anglaise de C.-H. Tawney, Calcutta, t. I, 1880, pp. 349 et suiv.). C'est ce dieu qui apparaî t en songe au roi pour lui dire de se méfier de l'ascète mendiant Prapantchabouddhi , à qui Vikramâditya a promis de prendre part à une inc intalion dans un cimetière ; c'est Viclmou aussi qui in-dique au roi le moyen de tuer l'ascète. Quand le roi a tranché la tète de Prapan-tchabouddhi, il entend dans les airs la voix du dieu Kouvera, qui l 'applaudit . Le dieu lui donne le pouvoir de s'envoler par tout où il veut aller et lui fait présent, sur sa demande, de cinq gigantesques statues d'hommes en or, indestructibles : si on leur coupe un membre pour en employer l'or, ce membre repousse à l ' instant .

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* * *

On pensera p e u t - ê t r e que c'est seulement dans la ver-sion bouddhicisée, mise en langue mongole, que s'est faite la combinaison entre le thème du Magicien et son apprenti et lo thème de VArtificieux yoghî et le itétâla ; car cette combi-naison est tout arbitraire, et l'idée ne peut en être venue spon-tanément à deux, à dix conteurs n'ayant aucune relation les uns avec les autres. Or cette même combinaison se rencontre dans un conte oral indien, mais entre thèmes non bouddhicisés, par con-séquent sans le moindre Nâgardjouna ou personnage analogue : elle existe dans le conte du Haut-Indus dont nous avons donné ci-dessus ce qui se rapporte au thème du Magicien et son apprenti, et ce fait est la preuve que les bouddhistes l'ont trouvée, déjà tout effectuée, dans le répertoire des contes indiens, où, plus que probablement, la forme que le combinateur primitif a donnée à son idée de réunir les deux thèmes, n'est pas restée sans se modi-fier dans le cours des âges.

Dans notre résumé du conte du Haut-Indus ' (Première partie, chap. 2 , B, d), nous nous sommes arrêté à l'endroit où le fils du brahmane, qui s'est changé en poisson et qui est en danger d'être pris par le fakir son maître, changé en alligator, saute sur la rive et, se transformant en moustique, va se cacher dans une des narines d'un pendu.

Le f a k i r , a v e c u n p e t i t m o r c e a u d 'a rg i le molle, bouche les na r ines du c a d a v r e ; pu i s , p o u r p lus de s û r e t é , il b a n d e la t ê t e a v e c un l inge qu ' i l se f a i t d o n n e r p a r u n p a s s a n t . P u i s il va t r o u v e r u n r i che et g é n é r e u x m a r c h a n d , n o m m é Ali, qu i , à sa p r i è r e , lui p r o m e t de lui r e n d r e se rv ice . L e f a k i r lui d i t a l o r s : « D a n s un c e r t a i n endroi t il y a u n c a d a v r e p e n d u à u n a r b r e . Vas-y, coupe la corde e t appor te -moi le côrps . » Al i le M a r c h a n d , b ien que t r è s e n n u y é de c e t t e com-miss ion , s ' en va p e n d a n t la n u i t à l ' endroi t dés igné . I l ne r é u s s i t pas d ' a b o r d d a n s son e n t r e p r i s e ; c a r le pendu lui é c h a p p e p l u s i e u r s fois e t va se r e p e n d r e . E n f i n le f a k i r d i t au m a r c h a n d que, pour a r r i v e r à ses f i n s , il d e v r a ne p a s o u v r i r la bouche , ne j>as d i re u n m ° t , quoi qu ' i l a r r i v e .

Al i d é c r o c h e donc le pendu , q u i lui r a c o n t e une h i s to i r e et pro-voque de sa p a r t des r é f l e x i o n s . C e t t e m ê m e scène se r e p r o d u i t la nui t s u i v a n t e . L a t r o i s i è m e nu i t , le c a d a v r e , a v a n t de c o m m e n c e r une nouve l l e h i s t o i r e , d i t à Al i qu ' i l f a i t b ien c h a u d et le p r i e de dé fa i r e son b a n d e a u et d ' e n l e v e r l ' a rg i le de ses na r ines . Ali, dans sa sim-pl ic i té , lui donne s a t i s f a c t i o n . A u s s i t ô t le mous t ique s ' é c h a p p e et re-d e v i e n t le f i l s du b r a h m a n e .

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Le conte se termine comme il peut ; — car nous avons certai-nement affaire ici à une forme altérée de la combinaison pri-mitive. — Λ la suite d'un défi du jeune homme au fakir, celui-ci se transforme en tigre, et le jeune homme en chèvre. Les gens du village, prévenus par le brahmane et par son fils, se mettent aux aguets et tirent sur le tigre ; ils le tuent, mais ils tuent aussi la chèvre.

* * *

A la différence du conte du Magicien et son apprenti, le conte du Vétâla paraît ne pas avoir voyagé vers l'Occident, pas plus sous sa bonne forme que sous sa forme bouddhicisée : il était trop bizarre.

CONCLUSION

Ainsi, contrairement à ce que croyait Benfcy, le conte qui sert d'introduction au Siddhi-Kûr mongol, n'est d'origine bouddhique, ni pour sa première, ni pour sa seconde partie.

Contrairement à ce que Benfey croyait aussi, le Siddhi-Kûr n'a joué aucun rôle dans la propagation du conte du Magicien et son apprenti vers notre Occident.

Mais, à ces résultats négatifs, cette longue étude peut ajouter des résultats parfaitement positifs : dans l'histoire des voyages de ce conte du Magicien, tout nous reporte à l'Orient ; tout témoigne de l'existence historique des courants qui, partant du grand « lac indien », sont allés, de l'Est à l'Ouest, vers l'Asie occidentale, l'Afrique septentrionale, l'Europe, tandis que d'autres courants, partant du même point, se dirigeaient vers le Nord (Chine, Thibet, Mongolie) et vers l'Est (Indo-Chine et Indonésie).

A propos du Magicien et son apprenti, nous avions à nou's. occuper surtout des courants se dirigeant vers l'Occident ; nous avons indiqué, par exemple, ces courants qui, de l'Inde, ont passé par les pays turcs, par les pays russes, amenant à l 'une des extré-mités occidentales de l'Ancien Continent Je « musicien » des contes indiens, ce musicien qui, pour se faire livrer son ennemi transformé, joue et chante devant un râdjâ ou devant le dieu

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Indra. Installé en Bretagne sous forme de « ménétrier », le musi-cien s'y rencontre avec le « médecin » des contes de la Bussie et de bien d'autres contrées. — Toujours en Bretagne, nous avons vu le héros, qui, là comme dans tant de pays, se change d'ordi-naire en bague, devenir parfois une orange, comme dans l'Inde et à Blida, et l'orange tomber par la cheminée au milieu de gens rassemblés, comme la pomme d'un conte bulgare. — En Bretagne encore, nous n'avons pas toujours trouvé le héros réduit à ses propres inspirations chez le magicien : là, comme dans l'Inde, comme à Blida, comme dans le Caucase, il rencontre parfois une secourable conseillère, qu'il épouse après sa victoire sur son an-cien maître.

Ce serait chose facile de dire que l'imagination des conteurs au-rait, en Bretagne, varié le thème ; mais ce serait se payer de mots. En fait, le ménétrier breton est ailleurs un musicien russe, un musicien turc, un musicien hindou. Le médecin breton est un médecin italien, un médecin portugais, un médecin norvégien, un médecin lithuanien, etc.

Le conte du Magicien et son apprenti est donc arrivé en Bretagne, non comme un thème à Varier ; des courants parallèles ont apporté en cette « fin de la terre » diverses variations toutes composées. Personne, nous aimons à le croire, n'ira soutenir qu'à l'inverse ce serait en Bretagne que ces multiples courants auraient pris nais-sance pour aller jusqu'en Orient.

Notons encore, au sujet de notre conte, le double courant qui, passant par des pays orientaux que l'on sait avoir reçu les contes indiens, a emporté vers l'Occident la double variante dans laquelle une exclamation, soit de fatigue et de douleur, soit de contente-ment, fait apparaître le magicien qui sera le maître du héros. — Enfin, c'est un courant d'Orient en Occident qui a apporté dans les pays russes et dans d'autres pays slaves le trait de la princesse se trouvant sur le bord d'une rivière, quand le héros transformé vient se mettre en sa possession ; cai} ce trait, nous l'avons relevé dans un conte indien de la région de Bénarès.

Nous nous bornons à rappeler, très sommairement, ces quelques faits ; bien d'autres sont entrés dans l'enchaînement de notre argumentation, qui n'a rien de l'a priori. Et ces faits peuvent, ce nous semble, nous autoriser à poser de nouveau no,tre vieille thèse : ce n'est pas seulement une forme de chaque conte qui a voyagé de l'Inde dans toutes les directions et notamment

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vers l'Occident ; c'est une foule (lo variantes ; on lo verra de plus en plus, à mesure qu'on aura recueilli plus de contes indiens.

A la fin d'un de ses chapitres,, M. Bédier estime que le résultat de ses discussions, c'est que l'on doit « renoncer à tout jamais », — lo mot y est, — « a l'hypothèse do l'origine indienne ou orien-tale des contes populaires (1) ».

Les lecteurs qui nous ont fait l'honneur, de nous suivre dans nos investigations, diront si cet arrêt .tranchant peut et doit s'appliquer à notre conte du Magicien et soit apprenti.

E M M A N U E L C O S Q U I N .

(1) Op. cil., fin du chapitre VII, p. 224 de la I ' édition.

N I O R T . I M P R I M E R I E NOUVELLE. G . CLOUIOT