l’économie de l’attention - dimitri gasulla

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L’économie de l’attention Exposé pour le cours de Mr Creton, Université Sorbonne-Nouvelle Dimitri GASULLA http://twitter.com/MrDimitriG http://mediafragmentation.wordpress.com/ 20 février 2011 Résumé En postulant que ce qui est rare ce n’est pas tant l’information que la capacité à la traiter, l’économie de l’attention apparaît comme une notion modifiant les stratégies des médias. Comment attirer l’attention et comment l’optimiser deviennent alors des problématiques centrales. Après avoir défini l’économie de l’attention et ses enjeux, ce texte en propose plusieurs applications. Premièrement via une approche sociale où les caractéristiques des mutations du marché du travail mettent en lumière les évolutions récentes de notre société. Puis, via une approche particulière aux médias et aux stratégies mises en œuvre dans le but de valoriser et capter l’attention des individus. Mots clés : économie de l’attention, médias, individualisation Table des matières 1 Qu’est-ce que l’économie de l’attention ? 2 1.1 À la recherche de l’économie de l’attention .................. 2 1.2 Une définition de l’économie de l’attention .................. 4 2 Quelles applications pour l’économie de l’attention ? 5 2.1 Une approche sociale .............................. 6 2.2 Une approche particulière aux médias ..................... 7 2.2.1 Les annonceurs et l’attention, une vieille histoire ........... 8 2.2.2 Les médias et l’attention, un (des prochains) défi(s) ......... 8 2.3 Conclusion, l’économie de l’attention est partout ! .............. 9 3 Ouverture : attention à l’évolution de l’attention 9 Bibliographie 10 1

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Page 1: L’économie de l’attention - Dimitri Gasulla

L’économie de l’attentionExposé pour le cours de Mr Creton, Université Sorbonne-Nouvelle

Dimitri GASULLAhttp://twitter.com/MrDimitriG

http://mediafragmentation.wordpress.com/

20 février 2011

RésuméEn postulant que ce qui est rare ce n’est pas tant l’information que la capacité à la

traiter, l’économie de l’attention apparaît comme une notion modifiant les stratégiesdes médias. Comment attirer l’attention et comment l’optimiser deviennent alors desproblématiques centrales. Après avoir défini l’économie de l’attention et ses enjeux,ce texte en propose plusieurs applications. Premièrement via une approche socialeoù les caractéristiques des mutations du marché du travail mettent en lumière lesévolutions récentes de notre société. Puis, via une approche particulière aux médiaset aux stratégies mises en œuvre dans le but de valoriser et capter l’attention desindividus.

Mots clés : économie de l’attention, médias, individualisation

Table des matières1 Qu’est-ce que l’économie de l’attention ? 2

1.1 À la recherche de l’économie de l’attention . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21.2 Une définition de l’économie de l’attention . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4

2 Quelles applications pour l’économie de l’attention ? 52.1 Une approche sociale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62.2 Une approche particulière aux médias . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

2.2.1 Les annonceurs et l’attention, une vieille histoire . . . . . . . . . . . 82.2.2 Les médias et l’attention, un (des prochains) défi(s) . . . . . . . . . 8

2.3 Conclusion, l’économie de l’attention est partout ! . . . . . . . . . . . . . . 9

3 Ouverture : attention à l’évolution de l’attention 9

Bibliographie 10

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1 Qu’est-ce que l’économie de l’attention ?

1.1 À la recherche de l’économie de l’attention

Quelle est la première chose que fait un étudiant lorsqu’il cherche à obtenir des infor-mations sur un sujet ? Il recherche sur Internet, et si il manie un tant soit peu cet outil,il effectue sa requête via Wikipedia. Dans notre cas, cette recherche se révélera infruc-tueuse. En effet, il n’existe aucun article traitant du thème de l’"économie de l’attention".L’étudiant idiot conclurait que cette notion n’existe pas 1. L’étudiant un peu plus futéeffectuerait une nouvelle requête, mais cette fois-ci en employant le terme "attention eco-nomy". Ô miracle, cette entrée correspond à un article. De cette découverte, nous pouvonsconclure que l’économie de l’attention est une notion anglo-saxonne, récente (car non tra-duite) et donc que si l’étudiant ne parle pas couramment anglais, son travail risque d’ensouffrir 2.L’étudiant qui n’effectue pas ses recherches en anglais ou qui ne connaît pas Wikipedia,ou encore celui qui s’est préparé à trier une grande quantité d’information, celui-là peuttenter sa chance via un moteur de recherche (au hasard Google). Victoire, pleins de ré-sultats apparaissent (voir la Figure 1 ci-dessous). À la lecture de cette première page derésultats, plusieurs conclusions s’imposent. Tout d’abord nous remarquons que les liensproposés se rapportent principalement à quatre centres d’intérêt :

1. L’économie et le marketing (economix.u-paris10.fr ; ogilvy-pr.fr ; caadreputation.over-blog.com) ;

2. L’enseignement supérieur (economix.u-paris10.fr ; slideshare.net 3) ;3. L’Internet (internetactu.net ; agoravox.fr ; dvda.fr) ;4. Les médias (slideshare.net ; mediawatch.dfp.com ; media-awareness.ca).

Le premier thème apparaît logique et nous ne sommes guère étonnés que la notiond’"économie de l’attention" s’insère dans le champ économique. Du second nous pouvonsdéduire que le sujet est assez récent pour susciter recherche et enseignement de la part desuniversitaires et chercheurs. Le troisième centre d’intérêt nous renseigne sur le fait quela notion est liée au développement d’Internet. Le dernier thème nous dit que l’économiede l’attention trouve ses principales applications dans le secteur des médias. Néanmoins,il pose également une question : pourquoi l’économie de l’attention intéresserait-elle lesmédias et plus particulièrement le secteur de la presse ? La réponse est que ce secteur a étél’un des premiers à proposer la totalité de sa production sur Internet. Un des premiers àbasculer dans l’économie numérique, de plein gré ou non. La presse sert en quelques sortes,malgré elle, de "marché test" pour ce nouvel environnement commercial. C’est à partirde ce dernier que sont théorisées les problématiques que rencontrerons de nombreusesindustries, a fortiori les industries créatives.

1. De même si cet étudiant décide alors de concentrer ses recherches au sein de sa bibliothèque univer-sitaire, il sera réellement persuadé que cette notion n’existe pas, même si sa bibliothèque universitaire setrouve être celle de Paris Dauphine (car il vrai qu’une telle conclusion était prévisible dans le cas de Paris3). Ceci pour dire que dans le cadre de recherches sur des sujets plus ou moins récents, Internet n’est pastant la meilleure source d’information que la seule. Pourtant, certains professeurs voient encore Internetcomme la "poubelle de l’information", comme un lieu inapte à la recherche. Ce genre de considérationest peut-être conditionné par le fait que leurs théories et ouvrages n’y sont pas aussi présents que dansla bibliothèque de leur université. Peut-être. . .

2. Ceci vise à mettre en lumière l’inadéquation des formations universitaires ne proposant pas de coursd’anglais et/ou en anglais. Si cette conclusion était déjà connue dans le cadre du master professionnel,elle apparaît ici pour celui du master recherche.

3. Le document de Slideshare étant un cours préparé pour l’école de journalisme de Science Po.

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Figure 1 – Capture d’écran d’une recherche effectuée avec Google le 12 novembre 2010.3

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1.2 Une définition de l’économie de l’attention

Avant de proposer une définition de l’économie de l’attention, il nous faut éclaircir undes termes : l’attention. D’après le Petit Robert 2009, l’attention désigne « la concentrationde l’activité mentale sur un objet déterminé ». C’est donc une faculté de l’esprit humain.L’économie étant une discipline visant à rationnaliser (mettre sur le marché) l’allocationdes ressources rares (en nombres finis), nous en déduisons que l’économie de l’attentiondésigne les moyens permettant de rationaliser l’utilisation de cette faculté.D’après l’analyse des résultats de notre recherche sur Google, nous avons déduit qu’In-ternet et la presse étaient les principaux secteurs confrontés à l’économie de l’attention.Leur spécificité réside dans la nature des produits qu’ils mettent sur le marché : ce sontdes biens informationnels. Une information étant par nature non rivale et non excluable :

« Non excluable veut dire qu’on ne peut, dans un état donné de la loi ou dela technique, en interdire à quiconque l’accès. Non rival veut dire sans effetde rareté, à coût marginal nul, consommable à l’infini. Ces biens se trouventalors hors marché : pourquoi paierait-on pour un bien de l’accès duquel on nepeut être exclu ? » [BOMSEL(2010), p. 68]

Dés lors, la problématique économique classique qui vise à rationnaliser l’utilisation d’uneressource rare devient caduque. Se pose alors la question suivante, comment vendre unbien informationnel et en échange de quoi ? Disons tout de suite que répondre au premierterme de cette question dépasse l’objet de ce travail. Nous pouvons néanmoins dire quela valeur ajoutée provient désormais des interfaces qui permettent d’enrichir le bien etde l’adapter à l’usage du consommateur [VOISIN(25 septembre 2010)]. En revanche, lesecond terme est directement lié à notre sujet, car l’information s’échange contre de l’at-tention.

Historiquement, c’est à Herbert A. Simon que la paternité de l’économie de l’attentionest attribuée. Bien que ne l’ayant pas immédiatement nommée ainsi, l’excellente explica-tion qu’il donne du concept d’"information-rich world" peut en effet servir de base à unedéfinition de l’économie de l’attention :

« Last Easter, my neighbors bought their daughter a pair of rabbits. Whetherby intent or accident, one was male, one was female, and we now live in arabbit-rich world. Persons less fond than I am of rabbits might even describeit as a rabbit-overpopulated world. Whether a world is rich or poor in rabbitsis a relative matter. Since food is essential for biological populations, we mightjudge the world as rabbit-rich or rabbit-poor by relating the number of rabbitsto the amount of lettuce and grass (and garden flower) available for rabbit toeat. A rabbit-rich world is a lettuce-poor world, and vice versa.The observe of a population problem is a scarcity problem, hence a resource-allocation problem. There is only so much lettuce to go around, and it will haveto be allocated somehow among the rabbits. Similary, in an information-richworld, the wealth of information means a dearth of something else : a scar-city of whatever it is that information consumes. What information consumesis rather obvious : it consumes the attention of its recipients. Hence a wealthof information creates a poverty of attention and a need to allocate that at-tention efficiently among the overabundance of information sources that mightconsume it. » [SIMON(1971), pp. 40–41]

L’information consomme de l’attention, qui est une ressource limitée. La rareté se déplace,ce n’est plus l’information mais la capacité à la traiter qui devient rare. Pour exemple,

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comme le dit Goldhaber, vous êtes en ce moment en train de vivre un expérience d’éco-nomie de l’attention [GOLDHABER(avril 1997)]. Pendant que vous lisez ces lignes, vousn’êtes pas en train de faire la cuisine (ou alors arrêtez, car cela peut être dangereux).Vous avez effectué un choix en favorisant certaines informations plutôt que d’autres. Pen-dant que vous lisez ce texte vous n’êtes pas en train de surveiller la cuisson des steaks, laconsistance de la sauve au poivre et la dorure des frites. L’économie de l’attention induitla hiérarchisation et/ou une mise en forme des informations.

Maintenant que nous connaissons la définition de l’attention et ce qu’elle entraîne d’unpoint de vue économique, il nous est possible de reprendre la définition de l’économie del’attention proposée par Wikipedia :

« Attention economics is an approach to the management of information thattreats human attention as a scare commodity, and applies economic theory tosolve various information management problems. »[WIKIPEDIA(10 novembre 2010)]

Pour Simon, la problématique de l’attention est relative à la quantité d’information àtraiter. Falkinger, lui, a isolé les facteurs faisant évoluer un "information-poor world" versun "information-rich world". Ces facteurs sont : « (i) IT-progress allowing firms to adressa wider range of buyer or lowering the cos of adressing a given range. (ii) An incrase inmarket size, for instance, by international allowing attention seeking across bordes. (iii)The possibility to expand attention seeking from direct interaction to media channels withglobal range. » [FALKINGER(mars 2005), p. 39] Un monde où l’information est surabon-dante contribue à augmenter les coûts de transactions [COASE(novembre 1937)] et laconstruction de systèmes permettant d’internaliser ces coûts en optimisant la recherched’information est une activité centrale du commerce [KARPIK(2007)]. À ce titre, l’éco-nomie de l’attention constitue une notion supplémentaire dont la prise en compte peutpotentiellement favoriser les transactions marchandes.

2 Quelles applications pour l’économie de l’attention ?« (. . .) it is hard to get new attention by repeating exactly what you or someoneelse has done before, this new economy is based on endless originality, or atleast attempts at originality. By contrast, the old industrial economy workedon the basis of making interchangeable objects in huge numbers. »[GOLDHABER(avril 1997)]

Goldhaber met ici en lumière une problématique centrale. Pour retenir l’attention d’unindividu, il faut l’intéresser. Plutôt que de conditionner l’intéressement seulement à l’ori-ginalité, il peut être plus judicieux de contextualiser cet intéressement, car il sera différentselon les situations, objets et individus. En effet, nous n’accordons pas la même attentionau prix d’achat d’une baguette de pain qu’à une discussion avec un parent. Pourtant cesdeux activités requiert de l’attention, seulement ces attentions sont différentes. Il existeun nombre quasi infini d’attention, mais un nombre restreint de situations demandantque l’on réfléchisse à son économie. De même il existe plusieurs approches de l’économiede l’attention dont l’énumération dépasse le cadre de ce travail 4. Tout au moins nouspouvons signaler que l’économie de l’attention œuvre dans deux directions différentes :

4. Et dépasse surtout mes capacités intellectuelles. On se reportera alors à [KESSOUS et al.(2010)].

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« La première, qui s’appuie sur les sciences cognitives, vise à concevoir desdispositifs qui permettent aux individus de mieux gérer leurs attentions et enquelque sorte de les "protéger". C’est une première acception du postulat del’attention comme ressource rare : économiser l’attention, c’est d’abord ne pasla gaspiller et l’allouer efficacement. La seconde, qui mobilise les travaux d’éco-nomie et de marketing, tente de "valoriser" l’attention comme les économistesle feraient pour toutes autres ressources rares : il s’agit de trouver le modèleéconomique qui permet d’en extraire de la valeur. »[KESSOUS et al.(2010), p. 3]

Dans la suite de ce travail, ces deux conceptions seront mêlées. Nous postulons, d’unepart, que l’individu est de plus en plus amené à valoriser l’attention qu’on lui porte, etd’autre part, que les entreprises, à force d’orientation client, mettent en place des systèmespermettant aux consommateurs d’économiser leur attention. Pour illustrer cette théorie,nous verrons d’abord comment l’économie de l’attention peut éclairer les évolutions denotre société. Nous prendrons alors pour exemple le marché du travail qui se situe à larencontre de logiques économiques et sociales. Puis nous nous intéresserons aux médiaset aux stratégies qui modifient leur métier de base.

2.1 Une approche sociale

Une des tendances qui structure la société depuis plusieurs siècles est l’individualisa-tion. Ce processus social comporte deux périodes. La première est issue des Lumières et dela Révolution, donnant lieu à ce qui est appelé l’individualisme générique. À cette époque,les élites prônaient l’individualisation à des fins universelles. Sous le couvert de la raison,l’homme devait oublier ses attachements à la communauté traditionnelle de manière à sesentir membre d’un projet plus grand : l’État. Néanmoins, le processus restait sommaireet l’individu devait se conformer à une identité normative (le salarié, l’agriculture, le ci-toyen, etc.). C’est là la limite d’une paradoxale individualisation universelle.Le second individualisme, nommé différencié, apparaît lors des années 1970, au momentde la crise économique et après la crise sociale des années 1960 qui a profondément modifié(et parfois même supprimé) les cadres référentiels de l’époque. Dans ce contexte :

« les individus ne peuvent plus aussi facilement s’abandonner aux routines,traditions, normes et rôles. C’est désormais en lui-même que l’individu estinvité à chercher les fondements de son action. En l’absence de modèles légiti-més a priori, la vie se place sous le signe de l’expérimentation [Beck et Beck-Gernsheim, 2001]. (. . .) Contre toutes les formes de prêt-à-porter identitaire,il s’efforce de bricoler une identité originale et sincère. » [LE BART(2006), p.153 et p. 154]

Cet individualisme moderne ne doit pas être confondu avec un individualisme néo-libéraloù l’homme se voit plongé dans une compétition constante avec ses semblables. L’indivi-dualisme différencié ne signifie pas absence de liens sociaux, il doit se comprendre commeune logique de différenciation. L’homme ne cherche plus (ou pas seulement) à se distin-guer en adoptant des pratiques légitimes mais en réunissant un ensemble de pratiqueshétérogènes, réunion unique et originale qui reflète une identité personnelle.

L’individualisation conduit ainsi à une rationalisation de l’identité puisque l’individula construit en fonction de ses propres besoins. Selon cette même logique, le managementa fait évoluer ses méthode en faisant davantage reposer les évaluations sur la base des

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performances individuelles [MENGER(2002), p. 77]. L’individu est alors invité à amélio-rer ses performances, à « travailler sur lui-même afin de se transformer en permanence,de s’améliorer, de se rendre toujours plus efficace. » [DARDOT et LAVAL(2009), p. 415]Au sein d’un monde du travail qui multiplie les winner-take-all markets" – c’est-à-diredes marché où les acteurs considérés comme les plus talentueux se voient attribuer toutles honneurs (et les rémunérations qui les accompagnent) –, il est possible de rapprocherl’individualisation et l’économie de l’attention. Dans ce cas, ce sont les critères de différen-ciation entre les acteurs qui sont en abondance. Les diplômes ne suffisent plus à assurerun avenir professionnel défini, ce n’est plus un critère distinctif. Il faut désormais comp-ter avec les formations, stages, séjours à l’étranger, activités extra-professionnelles, etc.Dés lors, une problématique apparaît : comment être retenu par un employeur ou par unsupérieur alors que certains acteurs accaparent un maximum d’attention et apparaissent,pour un temps, comme des modèles à imiter ?L’individualisation doit ainsi s’accompagner d’une mise en forme afin de retenir l’atten-tion. Pour une situation donnée, l’individu met en avant des spécificités capables de ledifférencier des autres. Cela est vrai pour le marché du travail, mais cela l’est égalementpour un nombre croissant de secteurs utilisant les réseaux sociaux. Comment mon mes-sage peut-il être repéré dans le flot d’un Facebook ou d’un Twitter ? De plus en plus,la communication sociale via ces réseaux commence en résolvant la question suivante :comment capter l’attention des autres [FRANK(28 octobre 2010)] ? C’est l’émergence despratiques contestées de personal branding où l’individu devient "marketeur" de lui-même[TARBY(7 octobre 2010)] et [GIRIDHARADAS(26 février 2010)].

L’économie de l’attention est donc un concept qui trouve toute sa légitimité à être uti-lisée dans le champ social. Se réjouir ou s’attrister de cette remarque n’a que peu d’intérêt.Les hommes ont, de tout temps, été en compétition pour l’accès à certains biens (travail,femme, reconnaissance, etc.). L’économie de l’attention, bien que théorisée récemment,est ancienne. Elle n’est pas un mal contemporain de notre époque. En revanche, elle sefait davantage visible depuis les années 1990. Le développement des technologies de l’in-formation et de la communication (TIC) et leur démocratisation en sont les principauxfacteurs.

2.2 Une approche particulière aux médias

Au cours des dernières années, le nombre de supports médiatiques à été multipliéet l’offre en terme de loisirs s’est considérablement développée. Les coûts de productionmoins élevés, les possibilités de diffusion sans cesse améliorées et le développement descultures de niche (à mettre en relation avec l’individualisation) ont eu pour conséquencela fragmentation des audiences [JENKINS(2008), p. 66]. L’anecdote suivante résume bienla situation. Dans les années 1960, un annonceur pouvait toucher 80 % des femmes amé-ricaines avec une publicité diffusée en prime time sur trois chaînes de télévision. Aujour-d’hui, pour atteindre une audience similaire une publicité doit être diffusée sur 100 chaînesde télévision [BIANCO(12 juillet 2004)]. Retenir l’attention des spectateurs est ainsi de-venue une activité plus difficile et plus coûteuse. Confronter ensemble à cette évolution,les annonceurs et les médias ont apporté une série de réponses.

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2.2.1 Les annonceurs et l’attention, une vieille histoire

Retenir l’attention du public est depuis toujours au centre des préoccupations desannonceurs. Chaque jour, un individu est en moyenne exposé à près de 600 messagespublicitaires, il n’en perçoit effectivement qu’un nombre compris entre 30 et 80, et moinsde 10 messages ont une chance d’influencer cet individu dans son comportement. Êtredans ces 10 messages est d’une importance cruciale pour les annonceurs. Pour ce faire, ilexiste deux catégories de leviers d’action permettant d’attirer l’attention du consomma-teur [LENDREVIE et DE BAYNAST(2008), pp. 80–86]. Le plus simple est d’agir sur ladiffusion du message en adoptant les méthodes de la publicité imposée, on distingue :

– La réclame, qui consiste à répéter le message ;– L’utilisation de support à audience captive, c’est par exemple le cas des publicités

diffusées avant le début d’une séance de cinéma ;– Les formes très intrusives de communication (démarchage à domicile, marketing

téléphonique, etc.).Pour autant, ces méthodes ne doivent pas faire oublier l’importance primordiale d’unciblage réfléchi et adéquat.Le second levier d’action est parfois plus difficile à mettre en œuvre mais est égalementplus économique. Il consiste à agir sur le message publicitaire lui-même, on distinguealors :

– La créativité média, ou comment utiliser de façon originale les espaces publicitaires(vidéo dans un magazine, affichage en relief, etc.) ;

– Le contenu de marque, plutôt que d’acheter des espace publicitaires entre des conte-nus, la marque produit son propre contenu ;

– La rupture des codes publicitaires classiques et la transgression des interdits ;– La publicité aguicheuse, car il est bien connu que le sexe fait vendre ;– L’intrigue.

À cela nous pouvons ajouter que les annonceurs ont considérablement diversifié leur achatsd’espaces, conformément à ce que requière la nouvelle technique de communication à lamode : la communication 360̊ . Cette dernière encourage l’utilisation de plusieurs espacespublicitaires (média et hors média) de façon à optimiser la communication. Enfin, lesévolutions récentes tel que le renouveau du marketing direct et l’importance que prend larelation client s’inscrivent elles aussi, en partie, dans cette quête de l’attention.

2.2.2 Les médias et l’attention, un (des prochains) défi(s)

Contrairement au monde de la publicité, les médias n’ont été confronté que tardive-ment à la problématique de l’attention. Face à la fragmentation de leurs audiences quimenace leurs revenus publicitaires, ils peuvent utiliser les méthodes des annonceurs ex-posées ci-dessus. Une autre solution, plus ambitieuse consiste à modifier le format descontenus diffusés entre deux messages publicitaires. Les médias ont pour cela fait évo-luer la vision de leur métier. Auparavant, ils raisonnaient en termes de "contact" entrele support publicitaire et le consommateur, sans s’intéresser à la réception du message.Or le contact ne peut être que potentiel, car l’attention ne s’achète pas, elle s’échange[GOLDHABER(décembre 1997)]. Le consommateur ne prêtera attention au message pu-blicitaire qu’à la seule condition qu’il l’intéresse. Pour exemple, il a été observé aux État-Unis une sur-consommation d’eau pendant la diffusion des publicités insérées dans lesfilms. Ce qui indiquerait que pendant ces publicités le spectateur ne serait pas devant sonécran [KESSOUS et al.(2010), p. 14]. Les médias se sont alors détournés de la quête ducontact pour lui préférer la recherche de l’engagement du consommateur, son investisse-

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ment dans le contenu 5. Un spectateur qui s’investit davantage dans le contenu assureraitune exposition aux publicités plus systématique. Le meilleur moyen de favoriser cet en-gagement est de produire des contenus aux multiples intrigues et de les adapter pour unediffusion sur plusieurs médias. Ce nouveau modèle porte un nom, le transmédia. Jenkinsen donne la définition suivante :

« A transmedia story unfolds across multiple media platforms with each newtext making a distinctive and valuable contribution to the whole. In the idealform of transmedia storytelling, each medium does what it does best—so thata story might be introduced in a film, expanded through television, novels, andcomics ; its world might be explored through game play or experienced as anamusement park attraction. » [JENKINS(2008), pp. 97–98]

Le consommateur est alors invité à construire sa propre relation au contenu en choisissantles contributions qui l’intéresse. L’expérience est individualisée. De plus, une présence surplusieurs médias a pour conséquence l’augmentation de l’audience potentielle (donc del’engagement potentiel). La diversification des médias et l’optimisation des contenus pources derniers améliorent également la réception du message global.C’est ainsi que nous pouvons conclure que le transmédia, en donnant la possibilité à cha-cun d’individualiser son expérience du produit, permet de rationnaliser la consommationd’attention tout en optimisant sa valorisation.

2.3 Conclusion, l’économie de l’attention est partout !

L’attention est une problématique plus ou moins récente selon les secteurs d’activitédes entreprises. Pour les individus en revanche, sa découverte et son expérience, conscienteou non, sont contemporaines du basculement de la société vers un "monde riche en infor-mation", ce qui est appelé "l’âge de l’information". Dans ce contexte, capter l’attentiondes autres est devenu un prérequis primordial pour exister socialement. Certains médiasont su tirer profit de ces évolutions en déployant de nouvelles stratégies conduisant à re-considérer leur métier. Ainsi, lorsque ESPN (un réseaux de chaînes de télévision spécialisédans le sport, propriété de Walt Disney Company) a commencé à diversifier les médias oùil intervenait, John Skipper, responsable des "contenus non-télévision" déclarait : « Weare not a television company (. . .) We are a sports media company. We’re gonna sur-round consumers with media. We’re not gonna let them cut us off and move away fromour brand. »[ROSE(septembre 2005)] Désormais, un nouvel indicateur de performance estdisponible pour juger de la performance d’un contenu. Pour celui-ci, ce n’est pas tant laquantité de spectateur qui compte que la qualité de leur engagement.

3 Ouverture : attention à l’évolution de l’attentionL’économie de l’attention à l’âge de l’information entraîne de nouvelles inégalités.

Comme pour la faculté à individualiser l’identité, la capacité à susciter l’intérêt est lar-gement dépendante du capital social et intellectuel. Mais avant même de penser pouvoirproposer des réponses pour pallier à ces problèmes naissants, il faut s’interroger sur lesbesoins de la société et se garder d’apporter de l’eau au moulin du "mythe de la fracturenumérique" [GUICHARD(2009)]. Ces problématiques concernent pour le moment une

5. Nous notons à ce sujet le propo de Le Bart : « L’engagement, et c’est là le point essentiel, n’estplus remise de soi mais expression de soi. Il n’est plus un moyen qui justifierait une fin dernière, il doiten tant que tel être gratifiant, en particulier au plan identitaire. » [LE BART(2006), p. 182]

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minorité de personnes et de professions. Certes, ce nombre augmente, mais pour combiende temps ? Prédire l’avenir a toujours été difficile.Ce que nous pouvons néanmoins avancer c’est que les capacités des individus en termesd’attention ne cessent d’évoluer. Tout comme la démocratisation de l’écriture avant elles,le développement de l’ordinateur et des "nouveaux médias" modifient les schémas deperception et de réflexion. Suivant cette logique, il apparaît que la lecture d’un textesur Internet est différente de celle d’un livre et qu’elle ne fait pas appel aux mêmescapacités [VANDENDORPE(1999)]. Plongées au sein de ces bouleversements, les nou-velles générations auraient développées une forme d’attention différente de ses prédéces-seurs : l’hyperattention, « une attention diffuse, performante en un sens mais éclatée »[STIEGLER et al.(2009), p. 215]. Notre époque est passionnante n’est-ce pas ?

Références[BIANCO(12 juillet 2004)] Anthony BIANCO, « The Vanishing Mass Market », Bu-

siness Week, 12 juillet 2004. URL http://www.businessweek.com/magazine/content/04_28/b3891001_mz001.htm.

[BOMSEL(2010)] Olivier BOMSEL, L’économie immatérielle. Industries et marchésd’expériences, Paris, Gallimard, 2010.

[COASE(novembre 1937)] Ronald H COASE, « The Nature of the Firm », Economica, 4(16) :386–405, novembre 1937. URL www.sonoma.edu/users/e/eyler/426/coase1.pdf.

[DARDOT et LAVAL(2009)] Pierre DARDOT et Christian LAVAL, La nouvelle raisondu monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, Éditions la Découverte, 2009.

[FALKINGER(mars 2005)] Josef FALKINGER, « Limited Attention as the ScarceResource in an Information-rich Economy », Institute for the Study of Labor, mars2005. URL http://ssrn.com/abstract=695205. Discussion Paper n̊ 1538.

[FRANK(28 octobre 2010)] Cyrille FRANK, « Comment la course à l’atten-tion renforce la société de l’égo », mediaculture.fr, 28 octobre 2010. URLhttp://www.mediaculture.fr/2010/10/28/comment-la-course-a-l%E2%80%99attention-renforce-la-societe-de-l%E2%80%99ego/.

[GIRIDHARADAS(26 février 2010)] Anand GIRIDHARADAS, « Branding and the ’Me’Economy », The New York Times, 26 février 2010. URL http://www.nytimes.com/2010/02/27/us/27iht-currents.html.

[GOLDHABER(avril 1997)] Michael H. GOLDHABER, « The Attention Economy andthe Net », First Monday, 2(4), avril 1997. URL http://firstmonday.org/htbin/cgiwrap/bin/ojs/index.php/fm/article/view/519/440.

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