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Gérard Dussouy professeur agrégé de géographie, chercheur au Centre d'analyse politique comparée de l'Université Montesquieu de Bordeaux (2009) Traité de relations internationales. Tome III. Les théories de la mondialité. Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Gérard Dussouy professeur agrégé de géographie, chercheur au Centre d'analyse politique comparée

de l'Université Montesquieu de Bordeaux

(2009)

Traité de relations internationales. Tome III.

Les théories de la mondialité.

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi

Courriel: [email protected] Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/

Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 2

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teurs. C'est notre mission. Jean-Marie Tremblay, sociologue Fondateur et Président-directeur général, LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, profes-seur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Gérard Dussouy professeur agrégé de géographie, chercheur au Centre d'analyse politique comparée de l'Uni-

versité Montesquieu de Bordeaux

Traité de relations internationales. Tome III. Les théories de la mondialité. Paris : Éditions L’Harmattan, 2009, 316 pp. Collection “Pouvoirs comparés”,

dirigée par Michel Bergès. [Autorisation formelle accordée le 4 mai 2011 par l’auteur et le directeur de la

collection “Pouvoirs comparés” chez L’Harmattan, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Courriels : [email protected] Michel Bergès : [email protected]

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 12 points. Pour les citations : Times New Roman, 12 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’ Édition numérique réalisée le 24 août 2011, revue le 3 novem-bre 2011 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 4

Gérard Dussouyprofesseur agrégé de géographie, chercheur au Centre d'analyse politique comparée

de l'Université Montesquieu de Bordeaux

Traité de relations internationales.Tome III. Les théories de la mondialité.

Paris : Éditions L’Harmattan, 2009, 316 pp. Collection “Pouvoirs comparés”,dirigée par Michel Bergès.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 5

[2]

Pouvoirs comparés

Collection dirigée par Michel Bergès

Professeur de Science politique

NATHALIE BLANC-NOËL (sous la direction de)

La Baltique. Une nouvelle région en Europe

David CUMIN et Jean-Paul JOUBERT

Le Japon, puissance nucléaire ?

Dmitri Georges LAVROFF (sous la direction de)

La République décentralisée

Michel Louis MARTIN (sous la direction de)

Les Militaires et le recours à la force armée. Faucons, colombes ?

Constanze VILLAR

Le Discours diplomatique

Gérard DUSSOUY

Les Théories géopolitiques. Traité de Relations internationales (I)

Gérard DUSSOUY

Les Théories de l’interétatique. Traité de Relations internationales (II)

André YINDA YINDA (Préface de PIERRE MANENT)

L’Art d’ordonner le monde. Usages de Machiavel

Dominique D’ANTIN DE VAILLAC

L’Invention des Landes. L’État français et les territoires

Michel BERGÈS (sous la direction de)

Penser les Relations internationales

Joseane Lucia SILVA

« L’anthropophagisme » dans l’identité culturelle brésilienne

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 6

[4]

Pouvoirs comparés

Du même auteur

Quelle géopolitique au XXIe siècle ?

Paris, Bruxelles, Complexe, 2001.

Les Théories géopolitiques.

Traité de Relations internationales (I).

Paris, L’Harmattan, 2006.

Les Théories de l’interétatique

Traité de Relations internationales (II).

Paris, L’Harmattan, 2007.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 7

Sommaire

Quatrième de couvertureIntroduction

Chapitre I.L’ordre marchand

1. La théorie des régimes internationaux et son contexte

A. Le concept de régime internationalB. Le dilemme de la théorie des régimes avec ou sans stabilité hégémonique

La théorie de la stabilité hégémonique et ses interprétationsInteraction des intérêts et utilité des régimesLa réaction néoréaliste et la complexification du cadre coopératifL’approche cognitiviste : des régimes aux réseaux

2. Le pouvoir économique dans la globalisation, objet central de l’Épi

A. Le néocapitalisme et sa configuration

La logique du nouveau capitalismeLes configurations de la mondialisation

B. Les acteurs de la globalisation et la question du pouvoir économique

Géographie des territoires et géographie des firmesLa loi des marchés financiersLes nouvelles hiérarchies économiquesLes contradictions de l’économie mondiale et les impasses de sa gouver-

nanceLa déstructuration de l’emploi dans les pays développésEssor de la « superclasse globale » (ou hyperclasse) et crise des classes

moyennesLa mise en cause du théorème Hos, ultime justification du libre-échangeLa transformation des périphéries et les tribulations de l’OmcLes flux de capitaux et la marginalisation du Fonds monétaire internatio-

nal (Fmi)La question énergétique, « goulet d’étranglement » de la mondialisation ?

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 8

C. Le spectre de la crise systémique : réhabilitation des théories néomarxistesou légitimation du néomercantilisme ?

Les indices de la crise systémiqueLes interprétations néomarxistes de la globalisationLes impasses de la gouvernance mondiale et la légitimation du néomer-

cantilisme

Conclusion du chapitre : la crise et la transformation de l’ordre économique mon-dial

Chapitre II.L’hypothèse hasardeuse de la « société mondiale »

1. Transnationalisme et vision réticulaire du monde

A. La thèse et la méthode transnationalistes

La spécificité du réseau en tant que dispositif de pouvoirLes pouvoirs durs des réseaux territoriauxLes pouvoirs souples des réseaux de personnes : la dynamique position-

nelle

B. Le réseau facteur de la mondialité ?

Les ONG, réseaux de l’intégration mondiale ?Les flux médiatiques, l’Internet et les limites de la communication globaleLes réseaux du refus : mouvements sociaux globaux (Msg) et réseaux ter-

roristesLes réseaux du crime transnational

C. La régulation par les réseaux ou la régulation des réseaux ?

La régulation par les réseauxLe pouvoir transnational des acteurs non étatiques et la régulation des ré-

seaux

2. Une société globale de bientôt neuf milliards d’individus ? Les défis de la dé-mographie, de la culture, de l’écologie

A. L’émergence et la question de la pertinence du concept de société civile

Une société civile maintenant globaleDe la SCG à la démocratie mondiale

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 9

B. L’impact de la démographie : migrations et vieillissement

Des différentiels démographiques qui vont peser lourdMigrations, diasporas et hétérogénéisationLe vieillissement et ses conséquences socio-économiques

C. La trialectique des cultures

La culture, en tant que rapport au monde : une question de formatage his-torique et social

Formatage global ou communautarisme universel ?La société mondiale au risque du changement climatique

Conclusion : la mondialité : un fait social total

A. La théorie de la société mondiale comme prophétie autoréalisatrice ?B. Le néomédiévalisme global et la convergence des crises

Conclusion du Traité :une herméneutique de la mondialité

1. Complexité et pragmatisme méthodologique

A. La dimension stratégique des théories des relations internationalesB. Les procédés du pragmatisme méthodologique : enquête et interprétation

2. La géopolitique systémique en tant qu’herméneutique

A. L’artefact/configuration systémique, instrument herméneutiqueB. L’artefact et son autoconsistanceC. Les variables de configurationD. L’espace naturel : ressources et environnement

Le champ démographiqueLe champ interétatique : déclin ou renouveau de l’État, fragmentation,

nouvelles puissancesLe champ économique et socialLe champ symbolique : idéologies, cultures, religions et identités

3. Les conséquences géopolitiques de la globalisation

A. Un scénario complexeB. L’unipolarité américaine, jusqu’à quand ?

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 10

La crise et les signes d’un tassement de la puissance américaineLa thalassocratie américaine et ses deux théâtres d’intervention prioritai-

res

C. Deux challengers asiatiques encore loin du compte

La ChineL’Union indienne

D. Les graves incertitudes de l’Europe : la crise à tous les niveaux

Le déclin inexorable des nations européennes et les crises à venirLe traité limité et la marginalisation de l’EuropeLe choc salutaire des crises ?La Russie

E. Le reste du monde

Le monde arabe, l’espace turc et turcophoneL’Amérique latineL’Afrique subsaharienne

F. De l’inter-etnocentrisme à l’inter-régionalité

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 11

Traité de relations internationales.Tome III. Les théories de la mondialité.

QUATRIÈME DE COUVERTURE

Retour au sommaire

La mondialité est un fait social total. C'est le résultat du progrès des commu-

nications et de la mondialisation du capitalisme. Un système mondial s'est mis en

place, mais dont on a du mal à dessiner les contours et en préciser le fonctionne-

ment. C'est pourquoi dans ce livre, et dans la continuité épistémologique des deux

premiers tomes de son traité, Gerard Dessouy dissèque les théories que la mondia-

lité engendre. En premier lieu, celles qui traitent du pouvoir de l'économie de

fixer un ordre marchand mondial qui dépasse les États. En second lieu, celles qui

postulent une société mondiale cosmopolite, bâtie sur les réseaux d'acteurs et

soumise à des régulations transnationales. À cette occasion, il mène une analyse

théorique des réseaux de pouvoir qui faisait défaut jusqu'à aujourd'hui. Dans les

deux cas, l'auteur n'a pas de difficulté à mettre en évidence divers enjeux rédhibi-

toires qui renvoient au concept de puissance : le changement hiérarchique au sein

d'une globalisation économique chaotique ; les défis de la démographie, de la

culture et de l'écologie dans l'hypothèse de la société mondiale. Face à ces théo-

ries impuissantes à rendre la complexité du monde, Gérard Dussouy insiste sur la

nécessité de penser une herméneutique de la mondialité dont il précise ici certains

fondements. Au final, les analyses de l'auteur s'avèrent très préoccupantes pour les

Européens. La récession née du krach de l'été 2008 pourrait être le début d'une

crise structurelle et existentielle profonde.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 12

Gérard DUSSOUY est professeur de géopolitique à l'Université Montesquieu

de Bordeaux. Chercheur au CAPCGRI (Centre d'Analyse

politique comparée, de Géostratégie et de Relations interna-

tionales), il a publié aux Éditions L'Harmattan les deux pre-

miers tomes du Traité de relations internationales, aux Édi-

tions Complexe, Quelle géopolitique au XXIe siècle ?, ainsi

que divers articles, notamment dans l'Annuaire français de

relations internationales.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 13

[9]

Traité de relations internationales.Tome III. Les théories de la mondialité.

INTRODUCTION

Retour au sommaire

La généralisation depuis la fin de la seconde guerre mondiale du libre-

échange, et plus encore depuis la fin de la guerre froide, la globalisation de

l’économie, n’ont sans doute pas exaucé le rêve d’universalité d’un grand nombre

d’hommes. Parce qu’à l’interdépendance (de plus en plus coercitive comme on l’a

remarqué avec Harlan Wilson 1) engendrée par la mondialisation correspond une

configuration chaotique. Cependant, ces phénomènes ont installé les humains

dans une mondialité concrète que chacun d’entre eux peut, pour différentes rai-

sons et de façon positive ou négative, apprécier quotidiennement. C’est un état de

fait que tout un chacun, qu’il en ait conscience ou non, qu’il ait le sentiment ou

non d’appartenir à la même humanité, est désormais concerné par des actes et des

pratiques de portée planétaire. La victoire encore récente du capitalisme sur le

communisme fait vivre au monde une seconde « grande transformation » selon

l’expression couramment empruntée à Karl Polanyi qui l’utilisait pour signifier

les changements qu’avait engendrés la naissance du capitalisme industriel, en

1 Cité dans notre Tome II, Les Théories de l’interétatique, Paris,L’Harmattan, 2007, p. 308.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 14

même temps que l’institutionnalisation du marché 2. Il insistait sur l’importance

décisive de ce moment historique de la réalité sociale, parce qu’il était porteur de

l’une des premières dérégulations (abolition du système de Speenhamland ou « loi

sur les pauvres » en 1834 qui libéralisait le marché du travail en Angleterre), bien-

tôt suivie par les mesures unilatérales du Royaume-Uni en matière de désarme-

ment douanier. Le caractère délibéré de cet acte permet la [10] comparaison avec

la mondialisation contemporaine quand on considère avec l’économiste français

Elie Cohen (adepte de cette analogie) que la planétarisation du marché capitaliste

résulte de « la convergence de trois mouvements : la libéralisation des échanges

mondiaux, la déréglementation des économies nationales et la globalisation des

grandes firmes industrielles et de services » 3. Le critère stratégique ou téléologi-

que s’impose donc comme le critère de différenciation essentiel pour distinguer

des phases spécifiques au sein du processus de la globalisation que d’aucuns tien-

nent pour fort ancien, pluriséculaire et non limité à son aspect commercial et mar-

chand.

Les historiens, ceux par exemple qu’a réunis A.G. Hopkins pour essayer

d’éclairer la question, découpent la globalisation en quatre périodes : archaïque

(avant 1600), proto (de 1600 à 1800), moderne (de 1800 à 1950) et postcoloniale

ou contemporaine (depuis 1950-1980) 4. La première aurait ceci d’original qu’elle

serait assez largement non occidentale et surtout asiatique (rôle précoce de la

diaspora chinoise, des marchands arabes et hindous) 5. L’intérêt de sa recension

est alors de montrer qu’il est historiquement faux de réduire la mondialisation à

une occidentalisation du monde. Il est aussi de faire comprendre, comme en est

persuadé Edward Friedman, qu’après l’interrègne européen et américain, les

grandes civilisations de l’Asie vont redevenir les grands acteurs du marché mon-

dial et les principaux producteurs de la culture mondiale 6. Parce qu’il serait illu-

soire d’imaginer que celle-ci n’est pas influencée par les rapports de force démo-

graphiques et économiques. N’a-t-on pas déjà entendu un dirigeant indien évo-

2 Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et écono-miques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.

3 Élie Cohen, La Tentation hexagonale. La souveraineté à l’épreuve de lamondialisation, Paris, Fayard, 1996, p. 15.

4 A. G. Hopkins (edited by) Globalization in World History, Londres, Pimli-co, 2002, p. 3.

5 Ibid., p. 50-62.6 Edward Friedman, « Reinterpreting the Asianization of the World and the

Role of the State in the Rise of China », dans David A. Smith, DorothyJ.Salinger, Steven C.Topik (eds.), States and Sovereignty in the Global Eco-nomy, Londres, Cambridge University Press, 1999, p. 246-263.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 15

quer l’idée que les surplus démographiques de l’Inde permettront demain de com-

bler, par la voie de l’émigration, les vides laissés par la dénatalité dans les nations

frappées d’un fort vieillissement ? Ce qui ne saurait aller sans impliquer des

changements culturels radicaux.

On commence seulement maintenant à comprendre que la principale consé-

quence de la globalisation aura été l’émergence des grandes puissances asiatiques.

Et que l’ordre géopolitique mondial va s’en trouver bouleversé. D’ailleurs, écrit le

diplomate singapourien Kishore Mahbubani, la désoccidentalisation de l’Asie a

commencé parallèlement à la croissance économique 7. [11] Les Asiatiques,

commente-t-il, ont repris confiance en eux-mêmes. Ils ne pensent plus que la par-

tie la plus civilisée du monde est à l’Ouest, et ils vont justement exiger une redis-

tribution des responsabilités mondiales, quittes à s’emparer du leadership. Sans

doute ce haut fonctionnaire international sous-estime-t-il, de ce point de vue, les

failles inhérentes à la rivalité entre la Chine et une Inde qu’il perçoit comme un

pont civilisationnel entre les deux hémisphères.

La seconde période est mieux connue et est généralement considérée comme

la première quand, à la suite de Fernand Braudel et d’Immanuel Wallerstein, on

fait de l’époque des Grandes Découvertes l’origine de l’extension du capitalisme

à l’ensemble de la planète. Hormis la réserve qu’inspire le caractère ethnocentri-

que de ce point de départ par rapport à la phase archaïque, il faut préciser que

l’existence du Pacte colonial demeura un obstacle assez rédhibitoire à l’expansion

du marché capitaliste. Et qu’elle rend, malgré la mise en place dans les années

1760 d’un espace marchand euroaméricain incluant une partie de l’Afrique dans

le cadre du commerce triangulaire, toute comparaison avec la globalisation

contemporaine, multidimensionnelle et totalement dérégulée, très aléatoire. Car il

convient de savoir de quoi l’on parle exactement quand on utilise le terme globa-

lisation, ou encore celui, plus exigeant, de mondialisation. Hopkins et ses collè-

gues, qui ne connaissent que le premier, lui donnent un sens large. Ils ne le retien-

nent que pour sa valeur heuristique qui recouvre tout ce qui a trait à l’échange. Il

désigne alors un phénomène extrêmement divers, contingent et complexe à la

fois, qui pourrait être le fil conducteur d’une histoire du monde et d’une globalisa-

tion de l’histoire 8. Mais cela reste peu discriminant, et plutôt flou. Car, sans vou-

loir réduire la mondialisation à sa dimension économique, on doit néanmoins se

demander si le passage à la mondialité des histoires nationales ne correspond pas

avant tout au passage de l’échange précisément, qui a toujours existé car il y a

7 Kishore Mahbubani, The New Asian Hemisphere. The Irresistible Shift ofGlobal Power to the East, New York, Public affairs, 2008.

8 A.G.Hopkins, op. cit., p. 11-36.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 16

toujours eu des marchands comme il y a toujours eu des emprunts culturels, à ce-

lui de l’interdépendance (elle-même soumise à la dialectique de l’intégration et de

la désintégration). Il faut s’interdire de tout confondre.

[12]

De ce point de vue, parce qu’il fonde une logique dominante, essentiellement

marchande, de la mondialité, l’événement crucial n’est-il pas le triomphe du para-

digme du libre-échange (et non pas de sa théorie – pour ne pas offusquer les éco-

nomistes) qui est advenu au cours de la seconde moitié du vingtième siècle après

une première expérience au milieu du précédent. Ce qui implique qu’au sens strict

de la mise en place du marché capitaliste sans entraves, puis de la généralisation

de la logique marchande à toutes les activités humaines, ce que l’on appelle au-

jourd’hui la mondialisation n’a connu que deux moments décisifs.

En effet, l’adoption unilatérale du libre-échange par l’Angleterre, avec

l’abandon des droits de douanes sur les céréales en 1846 (loi Cobden ou Anti-

Corn Law Bill), fut la première application du credo libéral selon lequel l’alliance

entre le laissez-passer, l’étalon-or et un marché du travail concurrentiel était la

clef de la croissance et d’un enrichissement mutuel. Ce fut, comme le souligne

Polanyi, un « acte de foi » des Anglais que de sacrifier du même coup leur agri-

culture et de dépendre pour leur ravitaillement de sources situées outre-mer, face

à la conviction d’être capables de vendre partout dans le monde les biens indus-

triels les moins chers et de conserver leur avance manufacturière inventive 9.

L’Angleterre fut d’ailleurs la seule (à l’exception du traité de libre-échange signé

avec la France en 1860, mais de courte durée puisqu’il ne survécut pas au Second

Empire) à pratiquer l’ouverture économique jusqu’à la crise des années trente qui

finit par avoir raison de son obstination libérale. Toutes les autres économies na-

tionales demeurèrent préoccupées par le souci de leur autosuffisance.

Ce n’est que plus tard, avec la globalisation contemporaine, que l’interdépen-

dance est devenue une réalité. Elle est la conséquence de l’effet multiplicateur des

nouvelles technologies de communication, de la production et de la consomma-

tion de masse, mais aussi de la dissuasion nucléaire, et de l’impact global des

États-Unis en matière de politique économique, de normes sociétales, ou de prati-

ques culturelles. Ces derniers ont initié la structuration planétaire des échanges,

des mouvements de capitaux, ainsi que l’expansion des firmes qui développent

des stratégies mondiales de conquête de marché. Tous ces phénomènes [13] sont

devenus tellement prégnants, que les analystes postulent aujourd’hui l’existence

d’un système économique mondial intégré. Pour certains d’entre eux, l’économie

9 Karl Polanyi, op. cit., p. 187.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 17

enfermerait désormais le monde dans un réseau de relations marchandes,

d’intérêts réciproques, corsetant les rapports de force, délégitimant les volontés de

puissance, enlevant toute substance aux formes irrationnelles d’inimitiés. Toute-

fois, cette thèse d’une économie mondiale connexionniste, telle que l’a soutenue

Robert Reich 10, et qui tient l’économie internationale traditionnelle pour cadu-

que, est contestée par les tenants d’un néomercantilisme qui voient dans la globa-

lisation, parce qu’elle est devenue coercitive, une source de tensions et

d’antagonismes. Du même coup, selon Fanny Coulomb, l’on s’est retrouvé, au ni-

veau du débat théorique, à la fin du XXe siècle, dans la situation « qui prévalait à

la fin du XVIIIe siècle, avec une idéologie dominante promouvant l’idée de la

paix par le développement des échanges internationaux (théorie de la globalisa-

tion) et des contestations fortes, notamment autour de la notion de la guerre éco-

nomique » 11. Pour sa part, dans la préface de la réédition de son best-seller, Fal-

se Dawn, le philosophe britannique John Gray perçoit le retour de la géopolitique

au cœur de la globalisation et prédit la fin proche du « global laissez-faire » 12. Le

premier, il l’attribue à la concurrence acharnée des grandes puissances, à leurs

guerres à venir pour les ressources naturelles et à la prolifération des technologies

militaires de destruction de masse. La seconde, il l’impute aux vulnérabilités des

États-Unis et à leur incapacité à remplir leur fonction d’économie dominante (en

particulier celle de banquier du monde), contrairement à la Grande Bretagne au

XIXe siècle. La crise qui les frappe vient conforter ce jugement.

Jusqu’à ce que celle-ci n’éclate, sans aller jusqu’à assimiler l’économie mon-

diale à l’idéaltype avancé par Reich (celui d’une économie-réseau planétaire faîte

de participations croisées dans tous les secteurs d’activités productives, financiè-

res, monétaires et autres), il est évident que l’on a assisté à une économicisation

des relations internationales. Aussi bien au niveau pratique, parce que les enjeux

économiques sont devenus essentiels dans les relations entre les États et entre les

sociétés, qu’au niveau théorique avec, d’une part, l’imprégnation remarquée de la

[14] science politique par la sémantique des économistes (chez Kenneth Waltz en

particulier) et, d’autre part, avec l’apport interprétatif indispensable que lui procu-

re la théorie économique. C’est ainsi que la prise en charge théorique de l’emprise

10 Robert Reich, L’Économie mondialisée, Paris, Dunod, 1993.11 Fanny Coulomb, « Les relations internationales au cœur du débat entre

science économique et économie politique », Annuaire français des Rela-tions internationales, Paris, La Documentation française / Bruylant, Vol. 1,2000, p. 138-139.

12 John Gray, False Dawn. The Delusions of Global Capitalism, preface àl’édition de 2002, XVIII-XXIII, Londres, Granta Books.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 18

de l’économie sur les affaires internationales a commencé dans les années 1972-

1973, par le biais d’une réflexion d’ensemble sur « la politique des relations éco-

nomiques internationales ». Elle le fut, a-t-il été rappelé, à l’initiative de la revue

International Organizations qui lui consacra un numéro spécial 13. Elle est née

alors des inquiétudes engendrées par la détérioration du système monétaire inter-

national (SMI) par les chocs pétroliers, par le déclin économique supposé et exa-

géré des États-Unis qui ont fait craindre pour l’échange international et surtout

pour les régimes 14. C’est-à-dire les accords, tels ceux du GATT (General Agree-

ment on Tariffs and Trade), mais encore les institutions, les conventions et les

normes qui permettent à la coopération internationale de fonctionner 15. Très tôt

critiquée, par Susan Strange en particulier, pour son imprécision, son éphémère

contextualité et son aspect ethnocentrique, la notion de régime international est

aujourd’hui tout à fait dépassée par la dérégulation de l’économie mondiale 16.

Néanmoins, la controverse théorique à laquelle elle a donné lieu dans les années

quatre-vingt a contribué à l’institutionnalisation d’une discipline dénommée

« l’économie politique internationale (ÉPI) », dont le champ de la réflexion a été

étendu à tous les phénomènes d’interaction entre le politique et l’économique. Se-

lon Robert Gilpin (un de ses principaux initiateurs), l’un des objets fondamentaux

de l’ÉPI est « le conflit persistant entre l’interdépendance croissante de l’économie

internationale et le désir des États de maintenir leur indépendance économique et

leur autonomie politique » 17 ; avec subséquemment, des thèmes tels que le rap-

port entre le changement économique et le changement politique ou l’impact du

marché mondial sur les économies domestiques.

13 Jean-Christophe Graz, « Les nouvelles approches de l’économie politiqueinternationale », Annuaire français des Relations internationales, Vol. 1,2000, Paris, La Documentation française / Bruylant, p. 557-569.

14 Robert O. Keohane, « The Theory of Hegemonic Stability and Changes inInternational Economic Regimes, 1967-1977 », in C. Roe Goddard, PatrickCronin & Kishore C. Dash (edited by), International Political Economy.State-Market Relations in a Changing Global Order, Londres, Palgrave,2003, p. 99-117.

15 Stephen D. Krasner (edited by) International Regimes, Ithaca et Londres,Cornell University Press, 1983, p. 2.

16 Susan Strange, “Cave! hic dragones : a critique of regime analysis”, Inter-national Organisation 36,2,Spring 1982, repris dans Stephen D.Krasner,ibid., p. 337-354.

17 Robert Gilpin, Global Political Economy. Understanding the InternationalEconomic Order, Princeton, Princeton University Press, 2001, p. 80.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 19

La théorie des régimes a ainsi accaparé toute la discussion la plus récente en-

tre néoréalistes et néolibéraux, pris tous sous le charme de l’économie mondiale.

Or, c’est cette forme de tropisme qui va conforter l’accusation de matérialisme

des constructivistes qui présenteront leur propre version des régimes [15] interna-

tionaux en « intégrant les changements internes aux économies et aux sociétés na-

tionales dans l’analyse du rôle des États au sein de l’économie mondiale » 18.

Quoi qu’il en soit, l’attention portée par les uns et par les autres à l’économie in-

ternationale devait nécessairement entraîner que la globalisation devint l’objet

central de l’ÉPI, au point de la transformer. En effet, alors que la première écono-

mie politique internationale s’est voulue, à travers la théorie des régimes, une

« économie de la coopération entre États » 19, ne procurant qu’une vision extrê-

mement pauvre de l’ordre international 20, l’émergence à côté de ces derniers

d’acteurs économiques souvent plus puissants qu’eux-mêmes a imposé une muta-

tion telle que l’on peut parler d’une seconde ÉPI centrée désormais sur la question

de la transnationalité et des rapports entre les États et les entreprises. Susan Stran-

ge a fixé la nouvelle donne de la façon suivante 21. À savoir, premièrement, que le

succès incontestable et « définitif » de la « démocratie de marché » fait que « la

paix et la guerre entre les nations ont cessé d’être une préoccupation première ».

Au contraire, l’économicisation des relations internationales entraîne que les États

sont désormais soucieux principalement « d’offrir un environnement suffisam-

ment attractif pour encourager les activités créatrices de richesses et séduire les

investissements des firmes multinationales » 22. Deuxièmement, « les États ont vu

leur pouvoir et leur autorité entamés, car il leur a fallu partager certaines de leurs

fonctions avec un nombre toujours croissant de tiers » 23. Cependant, Strange, qui

distinguait les États-Unis en tant que seule grande puissance mondiale, contestait

la thèse de leur déclin et au contraire leur reconnaissait un « pouvoir structurel »

sans précédent. Lequel « est le pouvoir de façonner et de déterminer les structures

de l’économie politique globale à l’intérieur desquelles d’autres États – leurs ins-

titutions politiques, leurs entreprises, leurs scientifiques et autres professionnels –

18 Jean-Christophe Graz, op.cit., p. 563.19 Pierre Noël, « Théorie des ”régimes”. Économie politique internationale et

science politique : réflexions critiques », Annuaire français des Relations in-ternationales, Vol. 1, 2000, Paris, La Documentation française/Bruylant,p. 141.

20 Ibid., p. 153.21 Jonathan Story, « Le système mondial de Susan Strange », Politique étran-

gère, 2/2001, p. 433-447.22 Ibid., p. 437.23 Ibid., p. 438.

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doivent opérer » 24. Troisièmement, si « le pouvoir est passé des États aux mar-

chés », c’est surtout vrai pour les puissances autres que les États-Unis, et cela

tient, d’un côté, à la multinationalisation de l’économie productive, et d’un autre,

à l’expansion des marchés financiers mondiaux sur lesquels les États n’ont plus

aucune prise 25. Quatrièmement, Strange fait sienne une hypothèse [16] d’Hedley

Bull quand elle écrit que le monde évolue vers un « nouveau Moyen Age », « ca-

ractérisé par la dispersion des pouvoirs et la mise en concurrence des différentes

instances détenant l’autorité » 26.

Si la mondialisation est devenue un objet central pour les théoriciens des rela-

tions internationales, il n’est pas sûr qu’ils soient d’accord avec les quatre propo-

sitions de la politologue britannique. D’autant plus que son contexte est encore

entrain de changer. Chacun la problématise à sa façon et en tire des conclusions

qui peuvent diverger. Du côté des économistes, nous avons observé dans un ou-

vrage précédent que la mondialisation correspond à ce que Pierre Dockès et Ber-

nard Rosier ont défini comme la dernière forme-étape du capitalisme. Elle se tra-

duit par un ordre productif spécifique global de ce dernier qui s’appuie en

l’occurrence sur le développement inouï des nouvelles technologies d’information

et de communication (NTIC) 27. Cependant, la régulation, qui est l’autre clef de

l’ordre productif, ne se trouve pas au rendez-vous. Elle n’existe plus dans la phase

de transnationalisation contemporaine en raison du démantèlement volontaire des

instruments étatiques ad hoc. Ou, si l’on veut, du fait du changement d’échelle

(du national au global), elle est redevenue « concurrentielle » (ou faussement

concurrentielle en raison de l’oligopolisation des marchés) et elle se traduit par

une lutte intensive entre les firmes, entre les économies nationales et entre les in-

dividus. La règle des avantages comparatifs est elle-même mise en cause, comme

nous l’examinerons, par ses propres interprètes et avocats. Dans l’ordre nouveau

mondial, marqué par un retour très net des droits de la propriété, où la productivi-

té établit la hiérarchie du système et par conséquent la position de chaque acteur

économique dans l’économie globalisée, il n’est guère étonnant que « les études

économétriques montrent que l’ouverture économique s’est accompagnée, pour

certains pays, d’un effet favorable, pour d’autres d’un effet défavorable, pour

24 Susan Strange, States and Markets. An Introduction to International PoliticalEconomy, Printer, Londres, 1988, p. 24-25.

25 Jonathan Story, op. cit., p. 438-439.26 Ibid., p. 439.27 Bernard Rosier, Pierre Dockès, Rythmes économiques. Crises et change-

ment social, une perspective historique, Paris, La Découverte/Maspero,1983, p. 180 et sq.

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d’autres enfin, d’un effet indécidable » 28. Générateur de richesses, le même ordre

productif crée en effet autant d’inégalités que de contradictions sociales. C’est

pourquoi, contrairement au discours de la « théorie standard » de la science éco-

nomique sur l’échange, comme l’appelle Gérard Kébabdjian 29, et plus encore

[17] à l’opposé de celui de nombreux politologues transnationalistes peu au fait

des mécanismes économiques, il n’est pas pensable que tous soient gagnants. Le

dernier bilan du Bureau international du Travail, sur lequel nous reviendrons,

l’admet sans le dire. Et pour certains analystes, le système économique mondial

tend vers l’absurde tant il détruit d’un côté ce qu’il fait gagner de l’autre tout en

multipliant les transports qui accentuent la pollution et la dépense en énergie 30.

Tout phénomène économique, on l’a vu avec Polanyi, aussi vaste soit-il, n’a

rien de naturel ou de spontané. Le marché libre global est la création des puissan-

ces étatiques, principalement anglo-saxonnes, intervenue quand leurs dirigeants,

convaincus de ce que l’État minimal et le laissez-passer étaient deux choses dési-

rables et indispensables pour le monde entier, ont imposé aux autres le consensus

de Washington, selon les termes utilisés par l’économiste américain J. Williamson

pour désigner leur accord tacite et informel sur le credo libéral 31. Un consensus

mal en point maintenant que la crise est là. Dès 1997, la crise asiatique avait

conduit plusieurs économies émergentes à réviser radicalement leurs stratégies fi-

nancières et commerciales. Dix ans plus tard, la crise américaine du crédit qui dé-

génère en récession mondiale, mais aussi la crise alimentaire, la paupérisation en

marche des travailleurs des pays développés, menacent de faire imploser le sys-

tème libéral mondial. Du coup, il y a de quoi douter de la pérennité de ce qui est

passé un certain temps pour être le nouveau paradigme de l’organisation du mon-

de 32. En vérité, le phénomène de la globalisation n’a rien d’irréversible. Il est à la

merci du déchaînement d’une crise elle-même globale (parce qu’elle concernerait

les différentes parties du monde) et systémique (parce qu’elle impliquerait

28 F. Rodriguez, Dani Rodrik, « Trade Policy and Economic Growth : A Skep-tic’s Guide to Cross National Evidence » dans NBER Working Paper,N° 7081, 1999, cité par Gérard Kébabdjian, « L’objet international dans lathéorie économique », Annuaire français des Relations internationales, Pa-ris, Bruylant/La Documentation française, Volume 4, 2003, p. 78.

29 G. Kébabdjian, ibid, p. 69.30 Laurence Benhamou, Le Grand Bazar mondial, Paris, Bourin Éditeur, 2007.31 Charles-Albert Michalet, Qu’est-ce que la mondialisation ?, Paris, La Dé-

couverte, 2002, p. 98-100.32 Charles Gore, « The Rise and Fall of the Washington Consensus as a Para-

digm for Developing Countries », in C. R. Goddard, P. Cronin, K. C. Dash,op. cit., p. 317-340.

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d’autres champs que l’économique). Comme il n’est pas du tout certain que les

institutions de la gouvernance globale soient en mesure de la juguler, il n’est pas

surprenant que la science économique doive compter avec le retour de l’économie

politique 33 et de la géoéconomie 34. Moins que jamais, les phénomènes de pou-

voir, de domination et de dépendance, de résistance sociale, ne sauraient être lais-

sés de côté. Ils étaient déjà à l’origine des controverses entre libéraux et réalistes

d’une part, entre libéraux et marxistes de l’autre. Et ils sont désormais pris en

considération, [18] car tout finit par arriver, par les constructivistes qui analysent

le fonctionnement de la gouvernance globale 35. Ils n’en avaient que trop privilé-

gié une version irénique peu compatible avec la complexité et les tur­bu­lences du

monde qu’ils décrivent.

Dans un premier chapitre, après avoir retracé la contextualité et les grandes li-

gnes de la théorie des « régimes internationaux », il sera donc intéressant de voir

comment elle s’est dissoute dans la réalité de la globalisation en marche. Com-

ment ses protagonistes en sont réduits à parler de régimes dès qu’une simple

concertation est mise en route. Comment elle cède le pas à l’économie politique

internationale dont l’émergence a une double signification. D’un côté, elle marque

la reconnaissance de la mondialisation en tant qu’objet prépondérant dans

l’analyse des relations internationales contemporaines. D’un autre côté, compte

tenu des contradictions, des tensions et de la redistribution de la puissance

qu’engendre le phénomène, elle s’invite à l’étude des rapports de force et de la

compétition qui caractérisent l’économie mondiale sous tous ses aspects. De sorte

que l’ÉPI se focalise plus que jamais sur le rapport entre l’économique et le politi-

que en posant de nombreuses questions : celle de la souveraineté des États face

aux forces du marché, celle des nouvelles hiérarchies d’acteurs, celle des limites

et des impasses de la gouvernance mondiale face aux contradictions du système

capitaliste globalisé, celle d’une crise systémique potentielle. C’est pourquoi les

configurations de la globalisation, celle de la géofinance comme celle des res-

sources énergétiques par exemple, avec les inégalités et avec les limites qu’elles

opposent au mythe de la croissance généralisée et de l’enrichissement mutuel, mé-

ritent d’être étudiées de près.

33 Fanny Coulomb, op. cit., p. 135.34 Par géoéconomie, nous entendons, à la fois, l’analyse des stratégies des

États et des firmes dans l’organisation de la géographie des ressources, desflux, des productions, et celle de l’impact spatio-politique (vulnérabilités,distorsions spatiales, pôles de décision, etc.) des oligopoles, des opérateursfinanciers sur les États et les milieux sociaux.

35 Michael Barnett and Raymond Duvall (édit.), Power in Global Governance,Cambridge, Cambridge, University Press, 2005.

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Ainsi, en dépit de la pause et même de la baisse que l’on remarque dans

l’évolution présente des prix des hydrocarbures, les perspectives liées à

l’épuisement programmé du pétrole à partir de son « pic de production » qui in-

terviendra entre 2010 et 2016, pour les plus pessimistes, entre 2020 et 2030 pour

les optimistes, sont telles que, selon le rapport dressé par les parlementaires fran-

çais, « nous sommes aujourd’hui confrontés à une crise particulièrement préoccu-

pante, durable et globale… » 36. Elle est bien sûr susceptible d’avoir des effets

systémiques. [19] Quand le renchérissement du prix du baril de pétrole atteindra

un niveau prohibitif, ou quand le rationnement du carburant s’imposera, si aucune

solution de substitution rentable n’est trouvée, cela portera un rude coup aux

échanges internationaux, par le biais des prix des transports (terrestres et aériens

surtout, maritimes dans une moindre mesure) quand on sait combien la mondiali-

sation a été encouragée par la baisse de leurs coûts. Tout peut arriver dans

l’espace énergétique, compte tenu des besoins à venir, quand on sait que là où les

États-Unis brûlent 25 barils de pétrole par personne et par an les Européens en

consomment 12, les Chinois 2 et les Indiens un seul 37. Certes, l’offre pétrolière

est peut-être extensible (Arctique par exemple). Mais jusqu’à quel niveau, jusqu’à

quand et pour qui ? Bien sûr, on peut toujours se consoler du ralentissement forcé

de l’activité économique mondiale respectivement à ses aspects les plus agressifs

pour l’environnement, en se disant qu’il réduira alors le « choc climatique  » qui

s’annonce…

À partir seulement de ce premier niveau de la réalité mondiale, on s’évertuera

dans un second chapitre à mesurer la portée des thèses transnationalistes et à éva-

luer la pertinence des concepts de société mondiale et de société civile globale

(SCG) qu’elles mobilisent. Ces deux notions sont différenciables, mais elles sont

le plus souvent conjointement comprises comme constitutives du contre-pouvoir

au capitalisme mondial. Mieux encore, comme le soubassement de la démocratie

mondiale suite à la transnationalisation d’associations et d’organisations de toutes

sortes, et à la connexion, grâce à l’Internet, de tous ceux qui se rêvent être les ci-

toyens du monde, de tous ceux qui, adeptes du « sans-frontiérisme », en appellent

à une régulation sociale mondiale qui se substituerait à celle des États d’ores et

déjà dépassée. S’agissant d’y voir clair dans ces interprétations et d’évaluer la

consistance des dimensions sociales et culturelles de la mondialité, il serait dom-

mageable en la matière de se priver des analyses produites par l’école anglaise des

relations internationales.

36 Assemblée nationale, « Énergie et géopolitique », Rapport d’information du8 Février 2006 (Président Paul Quilès, rapporteur Jean-Jacques Guillet).

37 Ibid.

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En effet, depuis une cinquantaine d’années, la question de la société mondiale

(World Society) est un des axes de la réflexion que mènent l’English School 38

(laquelle constitue en soi, comme [20] cela a été noté, un programme de recherche

fondé sur ses trois traditions : réaliste, rationaliste et révolutionniste 39) et d’autres

auteurs britanniques qui lui sont périphériques parce qu’ils privilégient une appro-

che tantôt holiste (R. J. Vincent) tantôt sociologique (J. W. Burton, E. Luard,

M. Shaw) 40. Fondamentalement, l’école anglaise s’appuie sur le concept de so-

ciété internationale ou société des États dans laquelle ces derniers coopèrent, dia-

loguent et ont en partage un certain nombre de valeurs, de normes et d’institutions

qu’ils s’efforcent de sauvegarder et de faire vivre. En parallèle, elle conçoit que se

constitue progressivement, en dehors des États, une société mondiale qui réunirait

les individus, les organisations privées, les groupes humains de toutes natures jus-

qu’à rassembler la population mondiale. La question qui se pose aussitôt est de

savoir s’il faut maintenir les deux sociétés distinctes, et les analyser séparément,

comme l’ont fait les premiers auteurs tels Wight et Bull et qui ne s’intéressaient

véritablement qu’à la société internationale, ou bien s’il est opportun d’intégrer

celle-ci à la société mondiale pour saisir leurs interactions, comme le pense pré-

sentement Buzan. Ce dernier a sans doute raison, mais c’est alors que les choses

se compliquent, et que plusieurs interrogations surgissent et s’emboîtent. En pre-

mier lieu, peut-on considérer qu’il existe une société mondiale au sens où Hedley

Bull la définissait, en expliquant, rappelons-le, que « par société mondiale nous

entendons qu’il existe non seulement un haut degré d’interaction entre tous les

membres de la communauté humaine, mais aussi un sens de l’intérêt commun et

des valeurs communes sur la base desquels des règles et des institutions commu-

nes pourraient être bâties » 41 ?

Sachant que la mondialité est multiréférentielle autant qu’elle est multidimen-

sionnelle, voilà qui pose la question de savoir s’il peut y avoir homogénéisation

des valeurs et si oui, sous quelles conditions, pourquoi et comment ? Barry Buzan

convient de l’importance du sujet et y voit le cœur du débat entre les pluralistes et

les cosmopolitistes. Pour sa part, il propose une synthèse de la « triade épistémo-

logique » britannique (système international-société internationale-société mon-

38 Barry Buzan, From International to World Society ? English School Theoryand the Social Structure of Globalisation, Cambridge, Cambridge UniversityPress, 2004.

39 Cf. notre Tome II, p. 215 et p. 261-263.40 Barry Buzan, op. cit., p. 63-70.41 Hedley Bull, The Anarchical Society.Study of Order in World Politics, Lon-

dres, Palgrave, 3ème édit., 2002, p. 279.

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diale) qui l’autorise à préférer au concept de système mondial (World System), qui

à ses yeux comme à ceux d’Alexander Wendt (qu’il rejoint sur ce [21] point) ne

met pas suffisamment l’accent sur les interactions sociales, celui de société mon-

diale (World Society), bien qu’il penche lui-même plutôt du côté du pluralisme 42.

Et qu’il admet la nécessité de confronter ce concept aux réalités géographiques,

c’est-à-dire aux rapports entre le global et le local, et aux relations qui existent en-

tre les différents sous-systèmes régionaux, intersociétaux et interétatiques 43. En

d’autres termes, au-delà de la connaissance de la société des États, et afin de juger

de l’homogénéité et de la portée réelle des interactions sociales susceptibles de

justifier de l’usage du vocable société (mondiale) de préférence à celui de système

(mondial), s’impose l’analyse empirique des relations non étatiques, celles du

monde des individus, des réseaux, des diasporas, des ONG, mais encore des maf-

fias et des mouvements terroristes. En second lieu, et par la même occasion, Bu-

zan confirme sa position en soulignant la connotation idéologique du concept de

société civile globale 44. Tandis que la catégorie société mondiale se contente

d’associer analytiquement les acteurs étatiques et non étatiques pour tenter ensuite

de théoriser leurs rapports, la notion de société civile renvoie, quant à elle, à « une

profonde et longue dispute idéologique entre les interprétations conservatrice et

libérale de la condition humaine, et à des visions sur les moyens de parvenir à la

bonne vie » 45. De surcroît, il est présupposé alors que la SCG est suffisamment

cohérente et naturellement démocratique pour être le contrepoids du système des

États et en corriger les errances. Problématique par essence, cette thèse, quand el-

le est transposée au niveau d’un groupe de bientôt neuf milliards d’humains d’une

hétérogénéité infinie, aux aspirations tellement multiples et différentes, ne peut

évidemment qu’inspirer le scepticisme. Elle n’en est pas moins soutenue par des

auteurs comme Rosenau et Held et nombre de leurs épigones français qui confon-

dent l’explosion des égocentrismes avec les progrès de la démocratie. Selon Bu-

zan, qui ne se fait pas d’illusions parce que la SCG n’est pas par nature une « bon-

ne chose », il faudrait pour qu’elle démontre la capacité de régulation qui lui est

prêtée qu’elle soit en mesure de maîtriser deux phénomènes : d’une part, « la face

grise du monde non étatique représentée par les différentes sortes d’organisations

extrémistes ou criminelles », et [22] d’autre part, « l’économie globale et ses ac-

teurs non étatiques » 46. Déjà peu pertinent au plan théorique, quand il désigne

42 Barry Buzan, op.cit., p. 90-138.43 Ibid., p. 218.44 Ibid., p. 77.45 Ibid., p. 79.46 Ibid., p. 77.

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une force ou une entité susceptible de transformer ou de s’opposer à la mondiali-

sation, le concept de société civile globale est, en outre, mis à mal par les crises

qui se produisent dans les différents champs où la SCG est censée intervenir. C’est

que sa conception est un défi aux représentations multiples du monde

qu’entretiennent ses différentes parties tellement hétérogènes.

La vision finalement très occidentale selon laquelle l’humanité est une et se-

lon laquelle le devoir des dirigeants et des élites politiques est de traduire dans les

faits la solidarité latente des intérêts et des valeurs est-elle en conformité avec le

réel ? Ne sous-estime-t-elle pas les divergences des trajectoires politiques, cultu-

relles et sociales d’acteurs réunis à des fins exclusivement marchandes. À ce jour,

dans ses pratiques, la mondialisation confirme à notre avis, en le poussant jusqu’à

sa dernière extrémité, le pronostic de Georg Simmel d’une culture moderne domi-

née par le rôle de l’argent, et qui se retrouve écartelée entre deux directions oppo-

sées : l’interdépendance et l’indifférence 47. L’explication qu’il donne est que

l’argent a, d’un côté, libéré l’agir économique de presque toutes les contraintes

physiques et permis l’unification de la sphère sociale globale, alors que d’un autre

côté, il a produit une dépersonnalisation sans précédent de chaque agent et, plutôt

qu’une autonomie réelle, il a engendré un faux sentiment d’indépendance de

l’individu. Parce que de « simple moyen et de préalable qu’il était – l’argent

prend intrinsèquement l’importance d’une fin téléologique… » 48 – il est devenu

le référent de l’universel humain. Cet état de choses fait que la mondialité ne sau-

rait être assimilée à une humanité intégrée et solidaire, elle n’existe qu’à travers

l’échange marchand. Il est donc possible que son état de totalité agrégée ne soit

que provisoire. Sa réalité configurationnelle n’implique pas l’objectivation d’une

humanité concrète. Elle est système de réseaux et d’échanges, rien de plus. Pierre-

Noël Giraud insiste justement sur le caractère très peu inclusif du capitalisme

mondialisé qui ignore des masses d’hommes parce que « la globalisation actuelle

est une globalisation engendrée par des nomades qui, au lieu d’interagir avec des

sédentaires dans leur environnement immédiat, agissent désormais à une échelle

mondiale » et [23] aussi parce que « l’inégalité interne est gage de compétitivité

externe ! » 49. Un système fermé sur lui-même, sans au-delà, menacé d’implosion

par les dégradations environnementales, par le retour de la rareté des matières

47 Georg Simmel, « L’argent dans la culture moderne », in L’Argent dans laculture moderne et autres essais sur l’économie de la vie, Paris, Maison desSciences de l’Homme / Presses de l’Université Laval, 2005, p. 27.

48 Ibid., p. 32.49 Pierre-Noël Giraud, « Comment la globalisation façonne le monde », Politi-

que étrangère, 4-2006, p. 927-940.

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premières et des ressources agricoles, par les facettes multiples de la crise démo-

graphique, et allant de pair avec elle, par la précipitation des trajectoires civilisa-

tionnelles les unes vers (et parfois contre) les autres, tel est le visage de la mon-

dialité. Encore que, selon bien d’autres que nous, le maniement du concept de ci-

vilisation ne soit pas forcément du meilleur aloi en matière d’étude des relations

internationales, parce qu’il réfère à une contextualité complexe, à un faisceau de

phénomènes et de facteurs, et non pas à un acteur intentionnel.

« La notion de civilisation, en effet, est au moins double. Elle désigne, à la

fois, des valeurs morales et des valeurs matérielles » rappelait Fernand Braudel 50.

Lequel considérait, ce qui témoigne de leur complexité, que « les civilisations

sont des espaces […] des sociétés […] des économies […] des mentalités collec-

tives […] des continuités » 51. Autrement dit, elles ont chacune leur dynamique

propre qui décline des ères historiques spécifiques, elles se dissocient chacune en

sous-espaces ou aires culturelles, elles englobent des sociétés proches mais non

identiques aux structures évolutives, elles varient au gré du progrès technique et

économique, et enfin, même si du point de vue des mentalités « la religion est le

trait le plus fort, au cœur des civilisations, à la fois leur passé et leur présent » 52,

force est de constater que leur marquage par ce facteur est lui aussi sujet à des

fluctuations ou à la sclérose. En outre, on peut penser avec Pierre Chaunu, parce

que les civilisations ne sont pas hermétiques, et qu’en dernier ressort c’est

l’histoire démographique (en relation avec les conditions naturelles et le progrès

technique) qui prime sur tout, qu’il est légitime de dégager une « succession des

systèmes de civilisation » consécutive à quatre phénomènes décisifs : 1) « le tour-

nant du monde plein », c’est à dire le balancement en faveur de l’Occident (dans

le passé, en attendant le retour prochain du balancier vers l’Asie) de l’axe Médi-

terranée-Inde-Chine « sur lequel tout se joue » ; 2) le désenclavement planétaire, à

partir du XVIe siècle ; 3) la révolution scientifique ; 4) la mutation de la croissan-

ce des hommes et des moyens, elle-même [24] fondatrice d’une mondialité tou-

jours plus uniforme 53. Tout cela amène à penser que l’usage du concept n’est pas

évident, à approuver que si « les civilisations sont des puissances aveugles, sour-

des et muettes, elles ne sont pas des acteurs politiques comme les États ou des ac-

teurs économiques comme les entreprises, elles ne pensent pas, elles ne commu-

50 Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Paris, Flammarion, Coll.Champs, 1993, p. 35.

51 Ibid., définitions, chapitres 2 et 3.52 Ibid., p. 54.53 Pierre Chaunu, Histoire, science sociale. La durée, l’espace et l’homme à

l’époque moderne, Paris, SEDES, 1974, 1ère partie, chapitre 4, p. 83 et 292.

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niquent pas, elles n’agissent pas en tant que telles » comme l’écrit un auteur, qui

malheureusement n’hésite pas à tenir ensuite les critères civilisationnels, en les

systématisant quelque peu, pour les facteurs déterminants des relations internatio-

nales contemporaines 54. Ni acteurs (c’est le reproche le plus justifié que l’on ait

pu adresser à Samuel Huntington que de les qualifier ainsi), ni puissances en el-

les-mêmes (parce qu’elles peuvent souffrir de trop graves carences ou insuffisan-

ces, et qu’on ne saurait surtout leur attribuer une intentionnalité) bien qu’il existe

entre elles des rapports de puissance, les civilisations ne sont, en fin de compte,

que des contextes matériels (soit les états d’avancement des conditions de vie qui

tendent à s’égaliser) et historico-culturels qui conditionnent plus ou moins les ac-

teurs individuels ou collectifs qui en sont issus. Dès lors, en raison de toutes ces

ambiguïtés, et parce qu’en général les auteurs font principalement référence à la

composante immatérielle, pourquoi ne pas s’en tenir à « l’adjectif culturel, inven-

té en Allemagne vers 1850, et dont l’usage est si commode » (en tout cas bien

plus que celui de civilisation) comme l’avançait Fernand Braudel (pour qui la ci-

vilisation reste un objet d’étude en tant que contexte multifactoriel et multiphé-

noménal de longue durée) 55 ? Car sous la connotation réductrice et un peu sim-

pliste où le terme civilisation est aujourd’hui souvent employé, il désigne surtout

un ethnocentrisme enraciné dans le temps et porteur d’une vision du monde, et de

traits culturels tous souvent plus complexes que les schématisations qui sont pro-

posées. Ce qui ne dispense pas, bien au contraire, d’une approche inter-

ethnocentrique du monde contemporain.

En tout état de cause, la question de fond reste celle de la structuration et du

fonctionnement de la mondialité. Comme il n’y a pas de réponse qui aille de soi,

qu’il n’existe pas de théorie générale satisfaisante, sachant qu’une théorie ne sau-

rait être autre chose qu’un outil d’analyse, la seule issue est de se doter [25] d’un

instrument d’interprétation global, avec l’espoir non pas de produire la copie du

réel, mais d’en proposer une approche la plus cohérente possible. Dans le chapitre

conclusif de ce tome, mais aussi du traité dans son ensemble, nous reviendrons à

cet effet sur la systémologie à base géopolitique et herméneutique 56 dont nous

avons présenté les principes et la méthode dans nos livres précédents 57.

54 Bernard Nadoulek, L’Épopée des civilisations, Paris, Eyrolles, 2005, p. 56.55 Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Paris, Flammarion,

col. « Champs », 1987, p. 36.56 Nous acquiesçons volontiers au terme de systémologie utilisé par Guy Man-

don, inspecteur général de l’Éducation nationale, pour qualifier la méthodeen géopolitique systémique complexe que nous défendons. Cf. Guy Man-

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 29

[27]

Traité de relations internationales.Tome III. Les théories de la mondialité.

Chapitre I

L’ORDRE MARCHAND

Retour au sommaire

La très forte croissance économique qu’a connue le monde occidental au len-

demain de la seconde guerre mondiale et le fait que ce dernier se soit reconstruit

autour des États-Unis, à la fois première puissance militaire, navale et économi-

que, cultivant une idéologie marchande, ne pouvaient qu’influencer la pensée sur

les relations internationales. Celle-ci s’est donc concentrée, pendant de longues

années, et sous leur influence, sur ce qui devait être le premier objet, et en même

temps la première mouture de l’économie politique internationale (ÉPI), à savoir

la notion de « régime ». Pourquoi et comment la coopération internationale

s’organise-t-elle ? Pourquoi le pouvoir étatique régule-t-il les relations de marché

grâce aux régimes et comment les forces économiques contraignent l’action poli-

tique ? Ce qui, au passage, laisse à penser que « l’économie politique est aussi une

don, « De l’histoire et géographie économiques à l’histoire, géographie etgéopolitique : le monde au XXe siècle », Référence, n° 37, mai 2005.

57 Gérard Dussouy, Quelle géopolitique au XXIe siècle ?, Bruxelles, Paris,Complexe, col. « Théorie politique », 2001 et « L’interprétation du systèmeinternational », Les Théories de l’interétatique. Traité Tome II, op. cit.,p. 299-312.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 30

discipline construite à dessein » 58. C’est ainsi que consécutivement à l’obser-

vation du fonctionnement des institutions internationales créées à partir de 1944,

émerge dans la littérature internationaliste américaine la théorie des régimes. Elle

entend montrer, écrit Gérard Kébabdjian, « qu’une fois fixé un système de princi-

pes, de règles et de normes commun à un ensemble de pays et susceptible de “sta-

biliser” les relations internationales, il est possible de faire confiance aux forces

du marché et aux instances nationales pour internaliser ces contraintes nouvel-

les » 59. Pour cet économiste français qui connaît la synthèse des politologues que

sont Hasenclever, Mayer et Rittberger 60, malgré les [28] variables explicatives

des différentes écoles en présence, « un régime international est donc un réseau

d’appartenance collective qui se matérialise, pour les acteurs privés, par des

contraintes et des repères communs, pour les États, par l’acceptation commune

d’un ensemble de limitations de souveraineté » 61.

Mais pour autant que cette définition puisse faire l’unanimité, la théorie des

régimes, qui relève de toute évidence de l’économie internationale, c’est-à-dire de

l’économie des échanges entre les différentes unités nationales qui composent

l’économie mondiale, devient obsolète quand la globalisation, avec ses réseaux

d’entreprises qui débordent les frontières, avec ses interconnexions technologi-

ques qui transforment les circuits de production, de distribution et de circulation

des richesses, implique une déréglementation complète. C’est tellement vrai que

les régimes internationaux qui géraient la coopération économique sont au plus

mal. Ils ont été démantelés, à l’instar du régime de Bretton Woods, mis à mal par

la « démonétarisation du dollar » (l’abandon de sa convertibilité), ou passable-

ment réduits dans leurs rôles d’arbitres par la libéralisation extrême de l’économie

mondiale exigée par la puissance économique américaine. Après les avoir pro-

mus, dans un premier temps, mais désireuse ensuite de s’ouvrir l’ensemble des

marchés et de faire tomber tous les obstacles, elle a fait du libre-échange tous

azimuts l’arme privilégiée de sa stratégie économique et sécuritaire.

Unilatérale en vérité, celle-ci repose sur l’idée, explique un universitaire cana-

dien sur la base de documents officiels, qu’il faut « négocier un ensemble

d’accords commerciaux qui se renforcent les uns les autres du fait que les succès

58 Jean Louis Le Moigne, Le Constructivisme. Modéliser pour comprendre,Paris, L’Harmattan, 2003, p. 190.

59 Gérard Kébabdjian, Les Théories de l’économie politique internationale, Pa-ris, Seuil, 1999, p. 14.

60 Andreas Hasenclever, Peter Mayer, Volker Rittberger, Theories of Interna-tional Regimes, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.

61 Ibid, p. 14.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 31

obtenus dans l’un puissent se transformer en progrès ailleurs. En opérant sur plu-

sieurs fronts à la fois, cela nous permet de créer une libéralisation compétitive à

l’intérieur d’un réseau dont les États-Unis occuperaient le centre » 62.

Cependant, le nouveau paradigme de l’économie mondiale (tel qu’il aurait été

fixé par le Consensus de Washington), transnationaliste par constitution, et selon

lequel l’harmonie des intérêts des peuples et des États est supposée être atteinte à

travers la concurrence (à charge pour l’ÉPI de le valider ou non) n’est pas dénué

de contradictions. C’est que l’ordre marchand total qui [29] donne alors la pré-

pondérance au privé sur le public, à l’externe sur l’interne, et qui réduit à une

peau de chagrin la notion de bien commun (l’air que nous respirons !), disloque

les anciennes solidarités locales et nationales. Allant jusqu’à mettre en échec la

théorie des avantages comparatifs de Ricardo et ses réajustements les plus moder-

nes, de l’aveu même de l’auteur de ces derniers 63, il compte ses gagnants et ses

perdants et légitime l’émergence de nouveaux pôles de rivalité. Dans ces condi-

tions, non seulement l’ordre marchand commence à être mis en cause, mais il res-

te à la merci d’un certain nombre de risques comme la dispute des ressources

énergétiques ou comme, ce que l’on va peut-être vérifier dans les temps qui vien-

nent, la défaillance de l’économie américaine. Du même coup, l’objet central de

la nouvelle ÉPI s’affirme être le pouvoir économique dans la globalisation. Elle se

partage alors entre deux courants.

Le premier cultive le thème du déclin de l’État, et se fixe comme programme

de recherche le cadre institutionnel qui permettrait la bonne gouvernance de

l’économie mondiale. Celle qui serait susceptible de gérer, d’une part, les rapports

entre les souverainetés en les découplant de l’interdépendance économique, mais

aussi d’autre part, entre les États et les groupes privés (entreprises, opérateurs fi-

nanciers, etc.), étant entendu que les premiers ne sont plus les seuls décideurs et

qu’il leur faut en concéder, parfois beaucoup, aux acteurs privés, entreprises et

fonds de pension.

Le second courant relève d’une vision moins consensuelle de l’économie

mondiale et penche vers une géoéconomie qui prend en compte à la fois le jeu des

forces économiques et le jeu des interdépendances. C’est-à-dire qu’il met plus

l’accent sur les structures du système mondial que sur les nouveaux acteurs et

considère les grands États capables d’agir sur la configuration de l’économie

62 Dorval Brunelle, Dérive globale, Éditions du Boréal, Montréal, 2003.63 Paul Samuelson, « Where Ricardo and Mill Rebut and Confirm Arguments

of Mainstream Economist Supporting Globalization », Journal of EconomicPerspectives, été 2004.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 32

mondiale, quitte à ce qu’ils renouent avec des formes plus ou moins avouées de

mercantilisme, pour des raisons principalement sociales, tout en négociant des

formules nouvelles de régulation. Car si la contestation toujours plus forte des

conséquences sociales de la globalisation a revigoré en apparence, sous le couvert

de l’alter-mondialisme bruyant, la théorie [30] néo-marxiste de l’économie-

monde, c’est bien plus certainement du côté du néomercantilisme que de celui de

la « révolution mondiale » ou de la «réforme de la mondialisation », que le pendu-

le de l’Histoire est en train de repartir. Et la crise va accélérer le mouvement.

1. La théorie des régimes internationauxet son contexte

Retour au sommaire

L’analyse en termes de régimes a correspondu à un besoin, quand, à

l’occasion de la grande croissance de l’après-guerre, l’emprise de l’économie sur

les relations internationales est devenue de plus en plus forte, et quand la coopéra-

tion s’est intensifiée au sein de la sphère occidentale, sous l’hégémonie incontes-

tée et alors incontestable des États-Unis. Comme l’écrit Kébabdjian, le but est

d’expliquer pourquoi, à l’instar du Gatt, naît à un moment donné une organisation

dans un domaine des relations internationales, appelée régime, et comment elle

fonctionne. Avec l’intention, faut-il ajouter, de la légitimer en invoquant la géné-

ration spontanée, comme s’y essaient les libéraux. Ou avec l’objectif avéré de jus-

tifier l’hégémonie américaine en tant que garant de la coopération occidentale, et

en feignant de croire à sa fin face à la montée en puissance des économies japo-

naise et allemande, comme le font les réalistes. De toutes les façons, les deux dé-

marches renvoient à cet américano-centrisme caractéristique de la théorie des ré-

gimes que soulignait Susan Strange, laquelle formulait de grandes réserves quant

au déclin supposé des États-Unis dans les années soixante-dix, sachant qu’elle ju-

geait intacte leur puissance structurelle 64. Le fait est que les écoles libérale et ré-

aliste sont d’accord sur l’essentiel, à savoir : la nature nécessairement libérale du

64 Susan Strange, « Cave ! Hic Dragones… », op. cit., p. 340 ; States and Mar-kets. An Introduction to International Political Economy, Londres, Pinter,1988.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 33

régime global de l’économie internationale. De ce point de vue, leur dispute peut

apparaître superfétatoire ou disproportionnée surtout que la théorie des régimes ne

s’interroge pas sur l’ordre international final et sur l’éventuel recours à la violence

pour trancher dans un conflit d’ordre économique. Cette théorie se réduit, pour

beaucoup [31] de commentateurs, à une modélisation de l’économie internationa-

le suivant la méthode du choix rationnel collectif, avec ou sans hégémonie, dans

le cadre strict d’une sphère occidentale préservée sinon dominée par les États-

Unis.

Bien que, du point de vue de l’orthodoxie libérale, cela apparaisse à Pierre

Noël fort discutable 65. Parce que si on la suit, défend-t-il, il ne saurait y avoir de

problème d’action collective sachant qu’elle enjoint aux États libéraux d’abaisser

unilatéralement leurs barrières douanières, et cela quelle que soit l’attitude des au-

tres. Quoi qu’il en soit, l’approche du rational choice, couramment utilisée par les

économistes, que partagent les réalistes et les libéraux et qui relève du paradigme

rationaliste, aura été à l’origine de nombreuses théories très en vogue comme la

théorie des jeux ou de la théorie de la décision. Après la fin de la guerre froide,

quand on change de contexte et que les régimes sont eux-mêmes battus en brèche

par la globalisation, la question de la théorisation de la coopération économique

ne se pose plus. Elle est dépassée par celle de l’intégration mondiale. Toutefois,

parce qu’ils forment à leurs yeux les prémisses de la gouvernance globale, les

constructivistes vont s’efforcer de sauvegarder les régimes internationaux. Pour ce

faire, ils abandonnent la pure rationalité des libéraux et des réalistes, celle qui re-

lève des intérêts des acteurs (interest-based) ou des configurations de puissance

(power-based), pour la remplacer par le rôle des idées et des représentations

(knowledge-based) et mieux encore par les principes de l’intersubjectivité et de la

« connaissance partagée » 66.

65 Pierre Noël, op. cit., p. 151.66 Andreas Hasenclever, Peter Mayer, Volker Rittberger, Theories of Interna-

tional Regimes, Cambridge, Cambridge University Press, réédition 2002,p. 136-139.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 34

A. Le concept de régime international

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John Ruggie est le premier à avoir introduit le concept de régime international

comme prémisse du phénomène d’institutionnalisation dans les relations interna-

tionales, à partir d’une analogie avec l’évolution qu’ont connue les économies li-

bérales après la guerre sous l’effet de la régulation keynésio-fordiste et de

l’émergence de l’État-providence 67. Le politologue américain avait déjà défini le

régime comme « un ensemble d’anticipations communes, de règles et de régula-

tions, de plans, d’accords organisationnels [32] qui sont acceptés par un groupe de

pays » 68. En mettant précisément l’accent sur la contextualité des régimes inter-

nationaux et sur leurs liens avec les structures internes des capitalismes nationaux,

ce précurseur a ainsi proposé une analyse originale des régimes qui anticipe

l’approche constructiviste, mais qui a été occultée par la tendance dominante, la-

quelle consiste « à voir un régime comme un système ahistorique ayant pour but

de résoudre les dilemmes logiques liés à la formation des choix collectifs à partir

de décisions individuelles » 69. Cela explique pourquoi c’est aux auteurs néoréa-

listes et néolibéraux, notamment à Krasner, de la première école, et à Keohane, de

la seconde, que l’on rattache les premières formulations complètes de la théorie

orthodoxe des régimes. Rappelons la définition qu’en donnait Krasner : « des en-

sembles explicites ou implicites de principes, de normes, de règles et de procédu-

res de prise de décision autour desquelles les anticipations des acteurs convergent

dans un domaine donné des relations internationales » 70. Cette définition,

l’économiste français qui nous sert ici de référence la commente ainsi :

« On établit généralement une hiérarchie entre les deux premiers termes

(principes et normes) et les deux derniers (règles et procédures de décision). Les

principes et normes constituent les éléments permanents d’un régime : ils se réfè-

rent au système de valeurs fondamentales partagées par un groupe de pays, c’est-

à-dire aux finalités du régime : les buts fondamentaux (principes) et les droits et

67 John Gerard Ruggie, « Embedded liberalism and the postwar economic re-gimes  », Constructing the World Polity. Essays on International Institutio-nalization, Londres et New York, Routledge, 2000, p. 62-84.

68 John Gerard Ruggie, « International Responses to Technology : Conceptsand Trends », International Organization, n° 3, 1975.

69 Gérard Kébabdjian, op. cit., p. 136.70 Stephen Krasner, op. cit., p. 2.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 35

obligations (normes). Les règles et procédures de décision se réfèrent, de leur cô-

té, aux instruments du régime, donc à des éléments qui peuvent être variables

dans un régime. Les règles sont des prescriptions pour l’action. Les procédures

de décision concernent les pratiques en vigueur pour la formation des choix col-

lectifs […]. À la limite, les normes et les règles ne peuvent être distinguées. Il est

difficile sinon impossible de dire la différence entre une “règle implicite” (une

norme) de signification large et bien comprise et un principe d’opération spécifi-

que […]. C’est la raison pour laquelle il paraît toujours difficile de savoir, face à

un processus de mutation historique, si l’on a affaire à un changement à

l’intérieur d’un régime ou à un changement du régime lui-même. Ces difficultés

expliquent que [33] la définition de Krasner ait donné lieu à des discussions 71. »

Toutefois, ajoute-t-il, « le courant central de la théorie des régimes a tendance à

considérer implicitement qu’un régime est un arrangement interétatique à voca-

tion internationale et à assimiler régime et arrangement institutionnel » 72.

Le fait remarquable est la rareté des régimes internationaux. Bien que le

concept ait été employé pour désigner des réalités a priori très différentes, Keo-

hane, pour sa part, ne reconnaissait en 1984 que trois régimes économiques inter-

nationaux en place depuis la seconde guerre mondiale : le « régime commercial »,

celui du GATT, le « régime monétaire », celui de Bretton Woods et le « régime pé-

trolier », celui en vigueur depuis 1945 jusqu’à l’émergence de l’OPEP (Organisa-

tion des pays exportateurs de pétrole) 73. Les autres champs de l’économie inter-

nationale continuaient d’être livrés à eux-mêmes. À une telle restriction,

s’additionne le fait que « la propriété de non-universalité s’applique également

aux participants : non seulement tous les États (de même que les acteurs privés

qui sont concernés par l’appartenance étatique à un régime) ne font pas nécessai-

rement partie des accords créant un régime, mais un nombre plus ou moins impor-

tant d’États (et d’acteurs privés) se trouvent simultanément exclus de certains ré-

gimes et membres d’autres régimes (par exemple, tous les pays de l’Union euro-

péenne ne faisaient pas partie du système monétaire européen ou ne font pas ac-

tuellement partie du noyau euro) ; de plus, à l’intérieur du régime considéré il

existe une hiérarchie entre les pays et une distribution plus ou moins inégalitaire

du pouvoir. Un régime international comporte donc des frontières, un intérieur, un

extérieur et une périphérie, des exclus et des inclus, une structure interne et une

hiérarchie des positions » 74. La théorie des régimes s’intéresse plus à des ordres

71 Gérard Kébabdjian, op. cit., p. 137-138.72 Ibid., p. 139.73 Robert Keohane, op. cit., p. 100.74 Gérard Kebabdjian, op. cit., p. 140.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 36

partiels ou locaux qu’à l’ordre économique mondial lui-même. Ce qui ne va pas

dans le sens, faut-il observer, de l’institutionnalisation des relations internationa-

les.

En effet, comme l’explique très bien Kébabdjian, un régime construit un « or-

dre taxinomique » sectoriel et distinct, sachant que « la condition nécessaire pour

qu’existe un régime est que plusieurs États décident de traiter un ensemble donné

de relations internationales (par exemple les relations commerciales [34] privées)

indépendamment des autres relations économiques (mouvements de capitaux ou

relations monétaires, par exemple). Alors que toutes les relations sont a priori

liées, un régime impose une contrainte de classement. Le GATT, et aujourd’hui

l’OMC, reposent sur un principe de séparation fondamental ; ils ont pour fonction

d’autonomiser le traitement des relations commerciales. Un régime interdit donc,

du moins en principe, ce que les théoriciens des relations internationales appellent

le “linkage”, c’est-à-dire la possibilité de trouver un compromis dans un domaine

en liant ce compromis à un compromis dans un autre domaine [...]. Un régime

fixe donc un “agenda”, au sens américain, c’est-à-dire un mode de résolution spé-

cifique des différends » 75.

Quant au contenu de cet ordre partiel, Kébabdjian précise qu’« un régime se

veut “un ordre institutionnel”, un ordre qui s’oppose à l’“ordre spontané” du sys-

tème. Pour qu’il y ait régime, il faut que le système considéré soit organisé selon

une “Constitution”, une “charte fondamentale”. Cette dernière doit vérifier trois

propriétés : 1) elle doit définir une “loi commune” permettant de mettre en com-

patibilité des comportements individuels hétérogènes (condition qui contribue à

établir une stabilité collective en faisant “converger les anticipations” ; 2) elle im-

plique une limitation de souveraineté des États participants ; en d’autres termes,

un régime doit modifier peu ou prou le modèle anarchique sans quoi un régime ne

se distinguerait pas d’un système ; 3) elle doit conduire à “améliorer” les perfor-

mances du système concerné en ce sens qu’elle doit permettre d’atteindre des

états inaccessibles au système laissé à lui-même, des états considérés à un titre ou

à un autre comme préférables, en général pour les centres bénéficiaires de ces ré-

gimes » 76. Malgré ces exigences, l’appellation de régime est souvent étendue à

tout facteur tant soit peu organisationnel de la vie internationale parce que l’objet

principal, voire l’obsession, de ces théories demeure la coopération interétatique

en matière de gestion de l’économie mondiale, ou de sécurité (Jervis). L’interro-

gation reste : pourquoi et comment les États trouvent-ils un intérêt commun à

75 Ibid., p. 141-142.76 Ibid., p. 142-143.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 37

coopérer dans la gestion de l’économie mondiale ? La réponse est-elle à recher-

cher du côté de la configuration de la puissance [35] ou du côté de la convergence

des intérêts en raison de la présence d’externalités (par externalité ou effet exter-

ne, on entend une affectation positive ou négative, du bien-être d’un ou de plu-

sieurs acteurs, consécutive à l’activité de tiers), et de « biens collectifs » interna-

tionaux comme le maintien d’un système commercial ouvert et d’un système mo-

nétaire et financier stable.

B. Le dilemme de la théorie des régimes :avec ou sans stabilité hégémonique 77

Retour au sommaire

Au départ, la question des régimes est donc une affaire d’action collective à

l’intérieur de la sphère occidentale pendant la guerre froide : celle d’États faisant

partie d’une même coalition et partageant la même vision du monde. Cela en ex-

clut beaucoup d’autres et, tout de même, pose d’emblée le problème de leur libre

arbitre. À ce sujet, le libéral Robert Keohane est plutôt d’accord avec les néoréa-

listes pour considérer que la demande de régime n’est pas qu’une affaire de

contraintes environnementales, mais qu’elle procède aussi de la volonté de la

puissance dominante et que l’on est en droit de parler de « régime imposé » 78.

Cependant, et sans doute parce que, comme le rappelle à bon escient Pierre Noël,

Keohane et son collègue Nye entendaient changer de paradigme dans l’analyse

des relations internationales, et qu’ils se proposaient « d’introduire le paradigme

de la politique-monde (world politics) comme substitut au cadre analytique étato-

centré » 79, ils ne sauraient partager avec les réalistes l’idée que le maintien effec-

tif d’une hégémonie est indispensable à la survie des régimes. Alors même que

tous imaginent l’hégémonie américaine menacée, que les régimes sont nécessaires

au maintien de la croissance globale et à la régulation des échanges, les libéraux

77 La théorie de la stabilité hégémonique a été conçue par Robert Keohane,« The Theory of Hegemonic stability and changes in international economicregimes, 1967-1977 », O. R. Holsti et alii, Change in the International Sys-tem, Boulder, Colorado, Westview Press, 1980.

78 Robert O. Keohane, « The demand of international regimes », in S. Krasner,International Regimes, op. cit, 1982, p. 146.

79 Pierre Noël, op. cit., p. 159, qui se réfère à R. Keohane et J. Nye, « Transna-tional relations and world politics : an introduction », Transnational Rela-tions and World Politics, Cambridge, Mass., Harvard University Press,1972, p. XXV.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 38

veulent croire à la possibilité d’une coopération spontanée, ou tout au moins

d’une prolongation consensuelle des régimes au-delà de la contrainte initiale. Et

cela sous l’effet, pensent Robert Keohane et Joseph Nye, de l’interdépendance

complexe qui s’étend et qui se caractérise, rappelons le, par trois traits princi-

paux : 1) les canaux multiples (interétatiques, transgouvernementaux et transna-

tionaux) qui connectent entre elles les sociétés nationales que ce soit [36] entre les

élites gouvernementales ou non gouvernementales, que ce soit entre les entrepri-

ses ou les groupes d’individus ; 2) l’existence d’un agenda des rapports interétati-

ques qui ménage de multiples solutions à la résolution des différends sans qu’il

s’impose une hiérarchie entre les moyens, étant entendu que la sécurité militaire

n’est plus la priorité absolue ; 3) le fait que les gouvernements n’utilisent pas la

force militaire quand l’interdépendance complexe prévaut parce qu’elle est

contre-productive pour résoudre des problèmes économiques 80. Ainsi, la théorie

libérale des régimes internationaux vise à conceptualiser la « coopération interna-

tionale », tout en critiquant la théorie de la stabilité hégémonique des réalistes afin

de prouver qu’elle est superfétatoire.

La théorie de la stabilité hégémonique

et ses interprétations

Du côté des néoréalistes, « l’idée partagée par les théoriciens de la stabilité

hégémonique est qu’un régime international ne peut exister que grâce au pouvoir

exercé par une instance étatique centrale surpassant toutes les autres en puissance

et seule capable d’assurer la prise en charge des coûts de l’offre de régimes. In-

versement, l’évolution et la mort éventuelle des régimes s’expliqueront par le dé-

clin de la puissance hégémonique », constate Kébabdjian 81. Parmi les économis-

tes, la première théorie de la stabilité hégémonique remonte à Kindleberger 82.

Cet historien du capitalisme, qui explique que l’essor du libre-échange a été para-

doxalement plus soutenu par des motivations idéologiques qu’il n’a été stimulé

80 Robert O.Keohane, Joseph Nye, « Realism and Complex Interdependance »,in C. R. Goddard, P.Cronin & K.C. Dash, International Political Economy,op.cit., p. 50-51.

81 Gérard Kébabdjian, Les Théories…, op. cit., p. 173.82 Charles P. Kindleberger, The World in Depression, 1929-1939, Londres,

1973, réed. Penguin, 1987.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 39

par des intérêts économiques 83, « est sans doute le premier à avoir cherché à fon-

der l’hégémonie sur un ordre de nécessité économique et l’idée que la constitution

de régimes internationaux implique l’exercice d’un leadership » 84. À ses yeux,

« la force du principe hégémonique repose sur l’apparente concordance historique

entre les phases de domination de l’économie mondiale par un État (Grande-

Bretagne au XIXe siècle et États-Unis au XXe), l’émergence de règles internatio-

nales et la constitution de régimes internationaux en matière commerciale et mo-

nétaire, et les phases de stabilité internationale » 85. Il est notoire que Kindleber-

ger ait cherché à expliquer les difficultés économiques de la période de l’entre-

deux-guerres et l’aggravation [37] de la crise de 1929 par l’incapacité de la Gran-

de-Bretagne à assurer le leadership (déclin accéléré de son économie et déprécia-

tion de la Livre comme conséquences de la première guerre mondiale) et le man-

que de volonté des États-Unis pour prendre le relais des responsabilités. Ceux-ci

ne s’exécutèrent qu’après la seconde guerre mondiale, démontrant par là que

« pour que l’économie mondiale soit stabilisée, il faut un stabilisateur, un seul

stabilisateur » 86. Selon Kindleberger, l’économie mondiale constitue un bien col-

lectif ou un bien public international qui a besoin d’une régulation centrale pour

sa stabilité et pour son bon fonctionnement. Ainsi, pendant toute la guerre froide

l’hégémonie américaine sur le monde occidental garanti la paix et la libre circula-

tion des marchandises à l’intérieur de cet espace. Les États-Unis en assurent le

coût, mais y trouvent leur intérêt, parce que cela profite à leur commerce extérieur

et à leurs firmes multinationales qui investissent beaucoup en Europe et au Japon.

Les règles du libre commerce profitent à tous, et même à des acteurs qui n’ont pas

participé à leur élaboration ou qui peuvent très bien ne pas les avoir ratifiées. Ils

sont autant de « passagers clandestins » dont le nombre, s’il augmente trop, peut

nuire à la stabilité du système économique. Pis encore, les coûts étant à sa charge,

l’économie dominante risque de voir sa position se dégrader au profit des autres

pays qui la rattrapent parce que leurs gains garantis par la stabilisation sont plus

élevés. Si la stabilité de l’économie mondiale suppose, comme le conçoit Kindle-

berger, un hégèmon qui en assure le leadership bienveillant en prenant à sa charge

les coûts internationaux de la fourniture des biens collectifs, encore faut-il que les

avantages excèdent en ce qui le concerne les charges. C’est le dilemme de cette

83 Charles P. Kindleberger, « The Rise of Free Trade in Western Europe », inJeffry A. Frieden and David A. Lake, International Political Economy.Perspectives on Global Power and Wealth, Londres, Routledge, 3ème éd.,1997, p. 73-89.

84 Gérard Kébabdjian, op. cit., p. 180.85 Ibid., p. 181.86 C.P. Kindelberger, The World in Depression, op. cit., p. 298.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 40

théorie, révélé par Arthur Stein. Il entraîne que l’économie dominante peut passer

unilatéralement de l’ouverture à la fermeture 87. À la limite, on peut se demander

si l’existence même de ce dilemme ne donne pas raison à ceux qui considèrent

qu’un régime international ne peut être assimilé à un bien public, tant il est vrai

qu’il demeure un système de compétition dont les bénéfices sont souvent très iné-

galement répartis 88. C’est d’ailleurs le procès qui est fait aujourd’hui à l’OMC par

les pays du Sud, si l’on peut encore faire entrer cette institution internationale

dans cette catégorie ! Le déclin d’une hégémonie serait donc problématique [38]

pour la préservation d’un régime. La solution à ce questionnement est en partie

donnée par Snidal quand il explique que tout dépend de l’asymétrie de puissan-

ce 89. Si l’écart en faveur de l’État chef de file est assez discriminant et que

l’essentiel de ses intérêts est préservé, il y a tout lieu de penser qu’il se comporte-

ra en hégèmon bienveillant. Dans le cas inverse, il risque d’être tenté d’utiliser sa

marge de potentiel de façon plus contraignante, plus coercitive. Mais alors, quid

de la décision collective, et l’on retrouve l’objection théorique de Noël étayée par

la politique commerciale unilatérale de l’Angleterre avant 1914 !

La notion d’hégémonie employée ici, que n’utilise pas Kindleberger, mais qui

est reprise par les différents auteurs est assez étroite, note notre économiste de

service, parce que l’acception qui semble s’imposer est celle d’une position domi-

nante occupée par un État dans un système international : « un État est hégémoni-

que quand non seulement il est plus puissant que les autres, mais quand sa puis-

sance relative “surpasse” toutes les autres » 90. Ce que dans son vocabulaire de

spécialiste, Barry Eichengreen préfère exprimer en termes de « puissance de mar-

ché : une taille suffisante sur le marché pertinent pour influencer les prix et les

quantités. Je définis un hégèmon de façon analogique à une firme dominante :

comme un pays dont le pouvoir de marché, entendu dans le sens précédent, excè-

de significativement celui de tous les autres rivaux » 91.

87 Arthur A. Stein, « The Hegemon’s Dilemma : Great Britain, the United Sta-te, and the International Economic Order », International Organization,1984, 39, 4, p. 355-386.

88 A. C. Conybeare, « Public Goods, Prisoners’Dilemmas and the InternationalPolitical Economy », International Studies Quaterly, Vol. 28, 1984, p. 5-22.

89 Duncan Snidal, « The Limits of Hegemonic Stability Theorie », Internatio-nal Organization, 1985, 39, p. 579-614.

90 G. Kébabdjian, op. cit., p. 174.91 B. Eichengreen, « Hegemonic Stability Theories of International Monetary

System », Brookings papers on International Economics, Vol. 54, 1988.

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Ceci étant, on ne peut qu’être d’accord avec Grégory Vanel quand, dans sa re-

cherche sur l’hégémonie en économie politique internationale, il considère que

« l’effet de domination ne peut à lui seul nous faire entrer dans l’hégémonie » 92.

Comme nous l’avons déjà observé avec Steven Lukes en particulier (cf. notre to-

me II), ce concept, en effet, intègre une dimension psychologique et culturelle

prépondérante puisqu’il s’agit de faire adhérer autrui à ce que l’on souhaite soi-

même. Si, avec les mêmes mots que Kébabdjian ou avec ceux que Strange utili-

sait pour définir le pouvoir structurel, on peut écrire comme le fait Vanel que

« l’hégémonie est un système de relations de pouvoir qu’exerce un hégèmon et

qui lui permet, non pas de dicter dans le détail les règles et les principes interna-

tionaux, mais de structurer le champ d’action possible des autres acteurs », il est

clair aussi que les [39] conditions matérielles ne se suffisent pas à elles-mêmes.

En outre « l’hégèmon doit être capable de faire consensus sur les actions qu’il en-

treprend, mais il doit aussi être capable de justifier son existence » 93. Pour saisir

le dispositif immatériel qui participe alors à l’instauration de ce pouvoir interna-

tional, lequel énonce la définition des règles, des conventions et des institutions,

les différents experts se réfèrent en général aux travaux de Gill et Law qui utili-

sent, dans la lignée de Robert Cox, l’approche gramscienne de l’hégémonie 94.

Nous avons vu, dans le second tome, que pour Gramsci, le pouvoir de l’État n’est

pas seulement coercitif mais qu’il se nourrit de l’approbation de ceux qui le subis-

sent parce qu’ils considèrent comme légitime l’ordre qu’il fait régner. Quant au

« covert power » de Gill et Law qui est un pouvoir indirect, persuasif, qui

s’exerce à travers le contrôle des représentations, et qui accompagne l’« overt

pouvoir », déclaré et évident, il n’est rien d’autre que la « troisième dimension de

la puissance » discernée par Lukes 95. Dès lors, de façon analogue, bien que la

puissance militaire soit à l’origine de tous les régimes créés par l’Occident, ce

sont les processus de la légitimation internationale qui finissent par jouer le rôle

crucial dans la justification et le maintien des régimes internationaux. Au point

que les partenaires les plus faibles, souverains et libres de ne pas adhérer, mais

contraints par la trame des échanges commerciaux, financiers, monétaires structu-

rés par l’économie dominante, se résignent tôt ou tard. Pour Kindleberger qui ne

parle que de leadership c’est le besoin d’un ordre, c’est la nécessité d’une régula-

92 Grégory Vanel, « Le concept d’hégémonie en économie politique interna-tionale », Cahier de recherche 03-02, CEIM, Université du Québec, Mon-tréal, avril 2003, p. 9.

93 Ibid. p. 12.94 S. Gill and D. Law, The Global Political Economy : Perspectives, Problems

and Politics, Londres, Harvester, 1988.95 Cf. notre Tome II, p. 81.

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tion centrale, qui explique les ralliements. Sa position est qu’il faut un leadership

(« un seul stabilisateur ») en raison des difficultés et des coûts de négociation

quand deux États, ou plus, sont amenés à prendre en charge les responsabilités

collectives. C’est que pour cet auteur, « le besoin d’un régulateur central repose

sur la nécessité de disposer internationalement de mécanismes pour combattre

l’apparition de dynamiques cumulatives perverses. Ainsi, l’absence de régulateur

central expliquerait la transmission internationale des crises et la transformation

d’une crise locale en crise mondiale » 96.

Toutefois, remarque Kébabdjian au sujet de l’œuvre de Kindleberger, « cette

tentative, engagée par un économiste et destinée à la communauté des économis-

tes, serait restée sans [40] lendemain (du fait de l’aversion bien connue de cette

communauté pour tout ce qui touche à des interprétations historiques globales) si

elle n’avait croisé le chemin de la tentative entreprise par les politologues réalistes

de créer l’ÉPI. Cette rencontre a été à l’origine d’un véritable boom qui s’est pro-

duit dans les théories de la stabilité hégémonique dès la seconde moitié des an-

nées soixante-dix » 97. Il n’empêche, reconnaît ensuite l’économiste français, que

« Ruggie est le seul auteur à avoir donné une dimension théorique à la légitima-

tion dans l’explication de l’émergence et de la disparition des régimes » 98. Selon

ce politologue s’il est vrai que la puissance détermine la forme de l’ordre interna-

tional, elle n’en définit pas le contenu. Celui-ci dépend des valeurs communes

partagées par les pays faisant partie du système international. Dès lors, une hégé-

monie ne fixe pas automatiquement le contenu du régime. D’un point de vue his-

torique, Ruggie distingue ainsi deux périodes et deux types de régime. La premiè-

re, celle qui correspond à ce qu’il appelle le « libéralisme du laissez faire »,

contient les régimes internationaux du XIXe siècle sous leadership britannique,

sachant que la Grande Bretagne n’impose ni le capitalisme ni le libre-échange au

monde. La seconde répond à ce qu’il désigne comme le « libéralisme enchâssé »

ou encadré (« embedded liberalism »), c’est-à-dire au capitalisme réformé par

l’intervention de l’État et par le keynésianisme, tel qu’il apparaît dans la plupart

des démocraties occidentales après 1945. Ce régime va de pair avec le leadership

américain de la seconde moitié du XXe siècle. La particularité de l’analyse des ré-

gimes internationaux de J. G. Ruggie est donc la suivante : d’une part, « elle traite

les régimes internationaux non comme des constructions atemporelles destinées à

résoudre des dilemmes logiques, mais comme des constructions historiques fon-

96 Gérard Kébabdjian, op. cit., p. 184.97 Ibid., p. 184.98 J. G. Ruggie, « Embedded Liberalism in Postwar Economic Order », op. cit.,

cité par Kébabdjian, ibid., p. 176.

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dées sur des normes et principes qui sont toujours radicalement différents d’une

époque à l’autre » 99. Ce qui en ferait à nos yeux un pragmatiste. D’autre part, on

remarque son insistance à faire le lien entre l’interne et l’externe, à expliquer

comment la nature et le rôle de ces régimes varient en fonction des changements

internes des capitalismes nationaux. Néanmoins, et c’est son côté idéaliste, le po-

litologue américain voudrait montrer que « la construction des régimes internatio-

naux dans l’après-guerre ne procède pas, en tout cas [41] pas seulement, de

l’émergence de l’hégémonie américaine, mais de la convergence de tous les pays

capitalistes vers un modèle à peu près commun, un modèle mélangeant économie

de marché et intervention publique, et qui formerait la matrice des régimes inter-

nationaux » 100, parce qu’une telle évolution témoignerait de l’émergence d’un

authentique multilatéralisme. Elle montrerait que la Pax americana n’est pas

comparable à la Pax britannica parce qu’elle n’a pas produit le même ordre, parce

que la nouvelle organisation des relations internationales ne se définirait plus

strictement comme par le passé sur le libre-échangisme mais reposerait sur des

arbitrages étatiques nouveaux. Cepen­dant, il faut bien le constater, cette mutation

appartient déjà au passé. Elle a pris fin avec la mort du « compromis du libéralis-

me enchâssé », contingent de la période de la guerre froide, pour permettre le re-

tour au libéralisme mondialiste sans régulation.

Enfin, les observateurs distinguent au cœur des théories de la stabilité hégé-

monique, le thème récurrent selon lequel il existerait des cycles de la puissance

d’une centaine d’années qui commanderaient en même temps à l’histoire politique

et à l’histoire économique et par conséquent au rythme et à la temporalité des ré-

gimes. C’est un point important de la version forte de la théorie de Robert Gilpin

qui avance que tout hégèmon est prêt à faire usage de sa force pour, si nécessaire,

contraindre d’autres acteurs à se soumettre à l’ordre établi par les régimes 101. En

effet, avec d’autres réalistes (Krasner, Waltz) il partage l’idée que pour qu’un ré-

gime puisse apparaître et soit en mesure d’imposer un ordre international, il faut

d’abord une très grande inégalité de la distribution de la puissance internationale.

Ce qui n’arrive généralement qu’à la suite d’une grande victoire qui assure la pré-

pondérance incontestable d’un État. Les guerres pour l’hégémonie ponctueraient

les périodes successives de l’histoire en mettant fin aux longues phases

d’instabilité marquées par la lutte entre deux ou plusieurs prétendants. Et en

consacrant le succès de l’un d’eux, elles rendraient possible l’installation de régi-

99 G. Kébabdjian, op. cit., p. 176.100 Ibid., p. 177.101 Robert Gilpin, War and Change in World Politics, Cambridge, Cambridge

University Press, 1981.

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mes internationaux et la stabilité économique. La Pax Britannica du XIXe siècle

vient après les incessants conflits du XVIIIe siècle entre la France et l’Angleterre

et après le succès définitif de cette dernière en 1815. De même, l’hégémonie amé-

ricaine après la seconde guerre mondiale suit-elle la défaite de l’Allemagne en

1918, autre prétendant à la domination [42] mondiale au XXe siècle, puis son

écrasement en 1945. La capitulation soviétique débarrassera ensuite les États-Unis

d’un perturbateur plus que d’un véritable concurrent. La fin de la « guerre

d’hégémonie » permet une concentration de la puissance à l’échelle internationale

qui est propice à l’instauration d’un régime international, car seul un hégèmon

peut dicter à des États souverains un ordre international facteur de paix et de

prospérité. Malheureusement la conjoncture dure rarement très longtemps. Car,

une fois un régime en place, le dilemme de Stein se pose, comme on l’a vu, et

pour des raisons que l’on a effleurées. Il découle de ce principe d’entropie d’après

lequel se produit une tendance à l’égalisation des puissances significative du fait

que « les États de second rang bénéficient à plein de la stabilité que la nation hé-

gémonique contribue à établir, c’est-à-dire qu’ils en bénéficient relativement plus

que la nation hégémonique car ils arrivent à se soustraire aux coûts afférents à la

production des biens collectifs internationaux » 102. Du coup, la raison d’être du

régime international s’affaiblit aux yeux de celle-là. Par conséquent, comme le

soutient Gilpin, de bienveillante l’hégémonie tend progressivement à devenir plus

« prédatrice », tout au moins au sens financier, parce que la puissance hégémoni-

que s’efforce de faire partager par la contrainte, la menace ou le chantage les

coûts qui sont devenus pour elle un fardeau. Les concessions commerciales ac-

cordées aux États-Unis par la Communauté européenne et par le Japon pendant la

fin de la guerre froide en sont une illustration. Le partage des coûts de la guerre

du Golfe, en est une autre. En tous les cas, la dégradation des rapports apparaît

inéluctable parce que, d’une part, les États non hégémoniques ont tout intérêt à se

comporter en passager clandestin, et que d’autre part, la puissance hégémonique

ne pourra tolérer trop longtemps son déclin. Le risque d’une guerre existe-t-il

pour autant ? Il n’est pas évident d’y répondre parce que Gérard Kébabdjian relè-

ve au cœur de cette théorie cyclique un problème important :

« La difficulté à établir une correspondance biunivoque parfaite entreles phases de stabilité (ou d’instabilité) et les phases d’ascension (ou dedéclin) des hégémonies 103. »

102 Gérard Kébabdjian, op. cit., p. 187.103 Ibid., p. 188.

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Or, de cette adéquation ou non dépendent la naissance et la survie des régi-

mes. C’est pourquoi la chance que ces derniers perdurent « après l’hégémonie » a

fait l’objet de nombreux travaux [43] dans les années quatre-vingt. Parmi les au-

teurs concernés, il y a d’abord Krasner qui explique la robustesse et par consé-

quent la persistance des régimes après l’hégémonie par un effet d’inertie (le

« leadership lag »), quelque peu analogue à celui des « plaques tectoniques » des

géologues 104. C’est-à-dire, que si dans un premier temps, un régime reflète bien

pour Krasner le rapport des forces internationales et la puissance d’un hégèmon

(cette configuration étant propice à la création de régimes), et que si avec le

temps, cet hégèmon voit ses gains relatifs diminuer à la différence des États non

hégémoniques et est tenté de réagir, les régimes ne s’en trouvent pas automati-

quement modifiés. L’explication tient au fait que les institutions, une fois qu’elles

ont été créées, sont susceptibles d’avoir influencé les préférences des États, et

même d’avoir modifié la distribution de la puissance en faveur d’acteurs qui mili-

tent pour leur maintien. Selon Krasner, il est possible aussi que, de façon brutale

et avec retard (comme les mouvements tectoniques), le changement du rapport

des forces exerce ses effets en faisant éclater les institutions. De ce décalage dans

le temps, J.-G. Ruggie a déduit une « autonomie relative » des régimes internatio-

naux, pour aller plus loin et soutenir que « le régime perdure malgré le déclin de

l’hégémonie [quand] la congruence des buts sociaux des grandes puissances peut

être suffisamment forte pour assurer son maintien, comme cela a été le cas durant

les années soixante-dix » 105. Mais comme ce fut le contraire pendant l’entre-

deux-guerres (échec du premier gold exchange standard notamment). Autrement

dit, et c’est aussi l’avis de Robert Cox, la relative autonomie des régimes par rap-

port à l’hégémonie dépendrait moins d’un effet d’inertie institutionnelle que d’un

« consensus sur les valeurs du capitalisme ou sur le mode de gestion des conflits

sociaux » 106.

104 Stephen D. Krasner, « Regimes and the limits of realism. Regimes as auto-nomous variables », S. D. Krasner, International Regimes, op. cit., p. 355-368.

105 J. G. Ruggie, « International responses… », op. cit.106 G. Kébabdjian, op. cit., p. 190.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 46

Interaction des intérêts et utilité des régimes

Pour Keohane, tout au contraire, il s’agit de montrer qu’il n’est point nécessai-

re d’un hégèmon (même s’il a pu lui reconnaître un rôle dans leur émergence)

pour que se mette en place un système de régimes internationaux, et que la coopé-

ration entre les États peut naître spontanément de la rencontre de leurs intérêts, et

sous certaines conditions perdurer. Après s’être attaché [44] à expliquer, en parti-

culier dans After Hegemony 107, l’utilité des régimes et leur compatibilité avec les

postulats réalistes, de même que la possibilité de leur formation en l’absence de

toute hégémonie, Keohane a trouvé chez Robert Axelrod l’argumentation qu’il

recherchait et il a signé en commun avec lui un article 108 dans lequel ils tentent

d’appliquer à la coopération internationale les résultats établis par Axelrod quant

à l’apparition de la coopération dans « un monde d’égoïstes » 109. L’utilité des ré-

gimes découle directement du paradigme rationaliste auquel adhère Keohane qui

entend par rationalité que les États à l’instar des firmes « ont des préférences

constantes et hiérarchisées » et qu’ils « calculent les coûts et les bénéfices de cha-

que possibilité d’action dans le but de maximiser leur utilité définie en fonction de

ces mêmes préférences. L’égoïsme signifie que leurs fonctions d’utilité sont indé-

pendantes les unes des autres, qu’« elles ne gagnent ni ne perdent en utilité sim-

plement parce que les autres en gagnent ou en perdent » 110. La greffe de la stra-

tégie de « donnant-donnant » dans un monde d’égoïstes mais dans lequel le jeu

des acteurs est à somme non nulle, telle que l’expose Axelrod, permet quant à elle

de montrer comment en l’absence d’un pouvoir central la coopération émerge et

comment elle peut prospérer et résister à toute alternative.

107 Robert O. Keohane, After Hegemony : Cooperation and Discord in theWorld Political Economy, Princeton, Princeton University Press, 1984.

108 Robert Axelrod, Robert Keohane, « Achieving Cooperation under Anarchy :Strategies and Institutions », World Politics, 1985, p. 226-254.

109 Robert Axelrod, « The Emergence of Cooperation among Egoists », Ameri-can Political Science Revue, 1981, n° 75, p. 306-318, et The Evolution ofCooperation, New York, Bsic Books, 1984. La première traduction françai-se de ce livre s’intitulait : Donnant-donnant. Théorie du comportement coo-pératif Paris, Odile Jacob, 1992. Mais en 1996, puis en 2006, lors de nou-velles publications, le même éditeur a changé le titre qui est devenu Com-ment réussir dans un monde d’égoïstes. Théorie du comportement coopéra-tif.

110 R. Keohane, After Hegemony, op. cit., p. 27.

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Dans l’anarchie internationale, où les États se méfient les uns des autres et où

ils sont tentés de pratiquer la stratégie du self help en fonction de leurs préféren-

ces, l’utilité des régimes est de rendre plus transparent leur environnement, de

mieux connaître les intentions des autres, et de les amener ainsi à privilégier une

stratégie de coopération. Cette façon de Keohane de présenter les choses et qui

tient à son désir d’opposer un monde éminemment coopératif au monde principa-

lement conflictuel des réalistes, alors que la combinaison des deux fait la réalité

de l’histoire, comme l’admet de son côté l’école anglaise (cf. notre tome II,

p. 264-265), risquerait néanmoins de le conduire à surévaluer la fonction d’utilité.

Certes, l’histoire est tragique, mais elle est moins manichéenne que les théories

qui la concernent. C’est pourquoi, Keohane n’entend pas renier le rôle de la puis-

sance, et il inscrit sa démarche dans une approche systémique 111. Il a conscience

que l’essentiel n’est pas de prouver que la coopération [45] est synonyme

d’harmonie, mais que la concertation est possible grâce notamment à la commu-

nication qui permet « un ajustement réciproque des comportements des acteurs

aux attentes réelles ou anticipées des autres » 112. En particulier, dès l’instant où

les travaux de Robert Axelrod sur la théorie des jeux, et plus précisément sur celui

du « dilemme de prisonnier » vont l’amener à penser que la coopération entre les

États peut naître spontanément de la rencontre de leurs intérêts, de ce qu’ils ont en

commun. Cela surtout s’ils sont tous gagnants.

Examinons donc, avec Gérard Kébabdjian encore une fois, la pertinence de ce

dilemme du prisonnier qui est selon ce dernier trop souvent présenté comme

l’archétype de tous les problèmes d’action collective : « deux voleurs présumés

complices d’un vol sont arrêtés par la police. Le juge n’a pas de preuves suffisan-

tes pour les condamner. Sans leur permettre de communiquer entre eux pour se

concerter, il les met séparément devant le choix suivant. Si vous avouez le vol (ce

qui vaut preuve et dénonciation du complice), vous êtes gracié dans le cas où vo-

tre présumé complice n’avouerait pas, mais vous seriez condamné à deux ans de

prison si, de son côté, il avouait. Si vous n’avouez pas la peine encourue est de six

mois de prison dans le cas où le complice adopterait la même attitude mais se

monterait à cinq ans de prison si l’autre avouait et donc vous accusait. Face à ce

dilemme, chaque prisonnier, s’il est rationnel, doit avouer car c’est la stratégie

dominante. Les deux prisonniers sont donc condamnés à deux ans de prison alors

que leur peine pourrait n’être que de six mois » 113. Le but de la fable est de mon-

trer que la poursuite des intérêts individuels par des acteurs qui se défient les uns

111 Ibid., p. 26.112 R. Keohane et R. Axelrod, « Achieving Cooperation… », op. cit., p. 226.113 Gérard Kébabdjian, op. cit., p. 154.

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des autres, et qui ignorent la stratégie coopérative, est que le résultat de leurs rap-

ports ne peut pas coïncider avec l’optimum collectif. Et que cela devient contre-

productif pour chacun d’eux. S’ils pouvaient se concerter, aucun des deux prison-

niers n’aurait intérêt à avouer. Cela signifie aussi que la coopération n’est pas hors

d’atteinte, d’abord parce que la vie des États est une combinaison d’échanges et

de conflits, et parce qu’ensuite, les acteurs peuvent avoir un intérêt objectif à coo-

pérer. Or, nous dit Kébabdjian, ce type de situation dans laquelle des États ont le

choix, puisqu’ils peuvent communiquer, entre la coopération qui [46] optimise les

échanges et l’isolement qui les pénalise, est caractéristique de nombreuses situa-

tions en économie internationale. Étant donc supposé que les conditions du jeu

commercial international soient bien celles d’un dilemme du prisonnier, Robert

Axelrod entendait démontrer qu’un équilibre coopératif peut émerger spontané-

ment par un processus de sélection naturelle lorsque ledit jeu est répété soit de fa-

çon aléatoire jusqu’à un certain terme, soit à l’infini. En relation avec le fait que

les acteurs aient « suffisamment de chances de se rencontrer à nouveau pour que

l’issue de leur prochaine interaction leur importe », la condition sine qua non est

que les parties concernées s’en tiennent chacune à la stratégie de « donnant-

donnant » (Tit-For-Tat ou TFT dans le langage d’Axelrod) qui implique le respect

de trois règles : celle dite de « bienveillance » qui consiste à ne jamais faire défec-

tion ou à faire cavalier seul le premier ; celle dite de « susceptibilité » qui veut

que l’on se montre susceptible et que l’on se retire si l’autre acteur a fait défection

au tour précédent ; celle dite de « l’indulgence » qui incite à inviter l’autre à coo-

pérer à nouveau après l’application de la punition 114. Il va de soi aussi que les

conflits inutiles doivent être évités et que chaque acteur ait le comportement le

plus transparent possible. Ces règles destinées à instaurer la confiance, à réduire

les incertitudes, à entretenir le dialogue créeraient une rationalité collective enga-

geant à la coopération. Cela d’autant plus qu’elles entraîneraient des coûts de

transaction nuls ou, en tout cas, moins élevés que ceux engendrés par des jeux de

relations bilatérales multiples. Et bien entendu, comme le souligne Keohane, c’est

dans le cadre des institutions internationales que ces règles ont le plus de chances

d’être auto-entretenues, grâce à la répétition des rencontres, à la prévisibilité du

comportement des autres. Ensuite, soutient Axelrod, et cela va dans ce sens, à par-

tir du moment où un groupe d’États pratique le donnant-donnant, la coopération

va se renforcer pour les trois raisons (ou les trois « théorèmes ») suivantes : 1) la

robustesse de « cette règle de conduite [qui] enregistre de meilleurs résultats face

à toutes les autres règles » (c’est la conclusion qu’Axelrod déduit de toutes ses

analyses) et qui a donc les meilleures chances d’attirer, avec le temps, par sélec-

114 R. Axelrod, Donnant-donnant, op. cit.

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tion naturelle, une proportion croissante d’acteurs ; 2) la stabilité : [47] une fois

installée la règle TFT a tendance à se stabiliser parce que si les acteurs coopèrent,

elle ne peut plus être dépassée, en termes de résultat mathématique, par une règle

concurrente (celle du « toujours seul » par exemple) ; 3) ce que nous appellerons

l’effet de démonstration (la « viabilité initiale » chez Axelrod) laisse entendre que

dans une situation d’anarchie « où les acteurs pratiquent différentes règles », ceux

qui joue la règle de donnant-donnant « peuvent faire démarrer la coopération […]

s’ils arrivent par petits groupes suffisamment importants » 115.

Pour autant que la cohérence du modèle d’Axelrod soit admise, il restait à

démontrer qu’il était généralisable aux relations internationales. La question ayant

fait l’objet de nombreuses controverses, Gérard Kébabdjian a regroupé celles-ci

autour de deux problématiques : « les questions relatives aux joueurs, les ques-

tions relatives à la nature du jeu » 116. Quant à la première interrogation, il obser-

ve que le jeu considéré par Axelrod étant un jeu à deux qui se répète, « la restric-

tion principale sur plan de la pertinence des résultats tient à la limitation à deux

joueurs. En général il existe un grand nombre de joueurs dans le domaine interna-

tional. On arrive donc à ce paradoxe que la coopération envisagée par Axelrod est

le contraire même de celle visée par les phénomènes internationaux. Les n joueurs

de la population étudiée par Axelrod ne coopèrent jamais tous ensemble, ni à plus

de deux. La restriction à la coopération bilatérale n’est pas gênante pour l’étude

de beaucoup de relations d’échanges mais constitue un obstacle rédhibitoire pour

l’étude des relations internationales, qui font intervenir beaucoup de participants

et où la coopération, en dehors du cas spécial des systèmes bipolaires, est un

concept multilatéral. Dans les jeux à plus de deux joueurs, se posent en effet des

problèmes qui n’ont pas d’équivalent dans les jeux à deux joueurs. Il est notam-

ment nécessaire d’envisager la possibilité de coopérations partielles (des coali-

tions) entre quelques joueurs, ce qui modifie entièrement les termes du problème

(possibilités de regroupements régionaux comme en Europe). Les conditions

d’applicabilité des résultats d’Axelrod au champ international ne vont donc pas de

soi et demandent à être prouvées, entreprise dans laquelle aucun auteur néolibéral

ne s’est pour le moment aventuré » 117. Sur ce [48] premier point le jugement est

sans appel. C’est sans doute pourquoi, plutôt que d’insister sur la valeur intrinsè-

que du modèle d’interaction d’Axelrod basé sur le dilemme du prisonnier, Keoha-

ne se satisfait de ce qu’il attire notre attention « sur la manière dont les barrières à

l’information et à la communication en politique internationale peuvent empêcher

115 G. Kébabdjian, op. cit., p. 221.116 Ibid., p. 223.117 Ibid., p. 223-224.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 50

la coopération et créer la discorde même lorsque les intérêts communs exis-

tent » 118. Ensuite, en ce qui concerne la question de l’inégalité des joueurs, Ké-

babdjian constate que « le dilemme du prisonnier suppose des joueurs d’égale im-

portance alors que le champ international se trouve structuré par une distribution

inégale de la puissance. […]. Il est également possible d’envisager un jeu symé-

trique dans lequel l’hégèmon peut créer des opportunités d’exploitation en sou-

mettant le plus faible » 119. Ce qui est une évidence. Quant à la nature du jeu

maintenant, « le premier problème résulte du fait que les résultats d’Axelrod sup-

posent que le jeu soit indéfiniment ou infiniment répété. L’hypothèse d’horizon

infini est irréaliste dans le cas général ; elle l’est encore plus concernant le domai-

ne international, car les États (qui ne sont ni des ménages ni des entreprises) ont

toujours la possibilité d’avoir recours à la guerre et de faire disparaître leurs ad-

versaires (légitimement au regard des normes, des principes et des règles interna-

tionales : modèle anarchique). De ce fait il n’y a pas place pour des jeux infini-

ment répétés à l’échelon international. […] les enjeux sont si élevés dans le do-

maine international que la crainte de se tromper fait que les États ont une forte

propension à suivre la stratégie dominante du jeu fini qui est la défection. Le jeu

n’est pas, non plus, indéfiniment répété car les États sont certains d’avoir à ren-

contrer toujours les mêmes partenaires dans leurs jeux mutuels. Par exemple, le

jeu entre l’Allemagne et la France n’est pas “indéfiniment” répété. Les échéances

sont certaines (échéances européennes par exemple) et il est évident que le jeu

monétaire, politique et commercial devra être joué avec l’Allemagne et non avec

un hypothétique pays tiers. Le deuxième problème tient au fait que la nature du

jeu reste stable durant le processus de convergence vers la coopération. Or, inter-

nationalement, le jeu n’est jamais stabilisé et l’un des enjeux des conflits entre les

États est précisément l’affrontement sur la définition des règles du jeu » 120.

[49]

À ces critiques et à ces doutes, il faut ajouter la réserve formulée par Axelrod

lui-même, par rapport aux questions que soulève son modèle éminemment indivi-

dualiste et purement mathématique : « pour avoir une vue réaliste de ces problè-

mes il faudrait prendre en compte toute une série de facteurs absents […]

d’idéologie, de politique bureaucratique, d’engagement, de coalitions, de média-

tion, de charisme politique » 121. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que les

adeptes de la théorie néolibérale des régimes en soient revenus à des attitudes plus

118 R.Keohane, After Hegemony, op. cit., p. 60.119 G. Kébabdjian, op. cit., p. 224.120 Ibid., p. 224-225.121 Robert Axelrod, Comment réussir dans un monde d’égoïstes, op. cit., p. 173.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 51

prosaïques en les présentant moins comme des instruments de la régulation inter-

nationale que comme des onguents des rapports interétatiques parce qu’ils per-

mettent aux acteurs d’anticiper leurs positions respectives et que tout simplement

ils créent « les conditions propices à la tenue de négociations multilatérales or-

données » 122.

L’affaire de l’inégalité des joueurs relance le débat du leadership coercitif et

du leadership bienveillant à propos desquels il a été souligné que si le premier est

imposé et maintenu par la puissance, le second est caractérisé par la production de

biens collectifs satisfaisant les intérêts de tous 123. Toutefois, le leadership bien-

veillant pouvant être assuré par un petit groupe de pays désirant maintenir la pro-

duction de biens collectifs, et cela même dans le cas où le bien collectif interna-

tional a été fourni par un leadership unique, la question déterminante est donc de

savoir si, « pour les États non hégémoniques appelés à entrer dans le cercle de la

production du bien collectif, les gains nets augmentent (leadership bienveillant)

ou diminuent (leadership coercitif) » 124. Le critère retenu par Keohane permet à

Kébabdjian, d’éclaircir deux points qui ont fait débat : celui des coûts de transac-

tion, celui de la répartition des gains. Le politologue américain a avancé la propo-

sition selon laquelle les régimes n’apparaissent que là où les coûts de transactions

sont à la fois « ni trop élevés ni trop faibles ». S’ils sont trop faibles, en effet, il est

inutile de créer un régime international car il est possible, dans le cadre de simples

arrangements ad hoc, de négocier des compensations ou de trouver une solution

satisfaisante pour tous. Ainsi, explique l’économiste, la coordination des politi-

ques monétaires à l’échelle internationale n’a pas besoin de se doter d’un régime

[50] international (comme c’était le cas avec le système de Bretton Woods) si

l’information n’est pas onéreuse et si les échanges sont très bon marché (transport

rapide et peu coûteux des personnes, télécommunications à bas prix, informatique

de grande diffusion, messagerie électronique, etc.). On peut alors se contenter de

négociations ponctuelles, de communication à distances et de réunions informel-

les, comme c’est de plus en plus le cas avec le G7, sans avoir besoin de construire

les structures lourdes d’un régime. Sauf à tenir la conférence intergouvernementa-

le pour un régime en soi, dès lors qu’il y a concertation ! Comme les régimes sont

également impossibles lorsque les coûts de transactions sont très élevés, il reste le

domaine de l’« entre-deux » : les régimes s’analysent alors tels des dispositifs

destinés à diminuer les coûts de transactions institutionnels, c’est-à-dire les coûts

associés aux quatre fonctions spécifiques (sanction, guidage, information, réparti-

122 R. Keohane, After Hegemony, op. cit., p. 244.123 Duncan Snidal, « The Limits of Hegemonic Stability Theory », op. cit.124 G. Kébabdjian, op. cit., p. 205-206.

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tion) à un régime. En revanche, ces coûts de transactions très élevés pourraient

donner crédit à l’hypothèse hégémonique dans la mesure où la coopération impo-

sée par la puissance dominante permettrait de les abaisser. De l’avis de Keohane

lui-même, on peut donc considérer qu’un leadership diminue les coûts de transac-

tions et procure un bien collectif à l’ensemble des pays, parce que « les coûts de

création d’un régime par un hégèmon sont plus faibles que ceux qui devraient être

supportés par une coalition de puissances non hégémoniques en raison des exter-

nalités dont bénéficie l’hégèmon du fait de sa présence dans plusieurs régimes.

Ainsi, l’existence d’une hégémonie militaire conduit à faire bénéficier le domaine

commercial d’externalités en matière de diminution des risques » 125.

La réaction néoréaliste

et la complexification du cadre coopératif

Face à l’assurance des néolibéraux, basée sur la rationalité mathématique de

leur modèle, l’argument des gains relatifs a constitué la principale réponse de la

réaction néoréaliste. Il tient en une proposition : « le principe de coopération néo-

libéral n’est pas applicable inconditionnellement à la sphère internationale car les

États sont principalement préoccupés par leurs gains relatifs » 126, constate Ké-

babdjian qui se réfère à Kenneth Waltz, [51] lequel écrit : « Quand les États,

confrontés à une possibilité de coopération avec des gains mutuels, se demandent

s’ils vont coopérer, la question qu’ils se posent est de savoir comment le gain se

partagera. Ils sont contraints de se demander non pas : “Est-ce que nous allons

tous les deux gagner ?” mais : “Qui va gagner le plus” ? 127. »

C’est sans doute Joseph Grieco qui s’est le plus attaché à démontrer que le

modèle issu du dilemme du prisonnier ne tient pas assez compte du fait que les

acteurs sont autant soucieux de leurs gains relatifs que de leurs gains absolus 128.

Or, l’argument des gains relatifs soutient que les acteurs étatiques sont seulement

sensibles à « la coopération ou à la création de régimes dans la mesure où leurs

gains relatifs s’accroissent. Comme il est impossible que tous les gains relatifs de

125 Cité par G. Kébabdjian, ibid., p. 211.126 Ibid., p. 228.127 K.Waltz, The TIP, op. cit., p. 105.128 Cité par A. Hasenclever, P. Mayer, et V. Rittberger, Theories of Internatio-

nal Regimes, op. cit., p. 118, Joseph Grieco, « Realist Theory and the Pro-blem of International Cooperation. Analysis with an Amended Prisoner’sDilemma », Journal of Politics, 1988, vol. 50, p. 500.

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tous les agents augmentent simultanément, il n’existe aucune raison générale pour

la création de régimes sur la base de l’argumentation néolibérale » 129. Grieco en

veut pour preuve la difficulté, dans le domaine du commerce international, à aller

au-delà de l’accord du GATT en raison de la compétition des États-Unis, de

l’Europe et du Japon sur la répartition des bénéfices octroyés par ce régime 130. Il

admet aussi que les situations sont parfois plus compliquées, et que dans certains

contextes, des pertes relatives peuvent être compensées par des gains absolus im-

portants 131. Grieco cherche à montrer que la sensibilité aux gains relatifs (qu’il

appelle « facteur k ») n’est pas une donne immuable et peut varier, sans qu’il

s’inquiète des hypothèses sous lesquelles la coopération peut ou non émerger dans

un système à motivations mixtes. Dans son approche contextuelle, constate Ké-

babdjian, Grieco « traite le coefficient de sensibilité de comportement d’un État

aux gains relatifs, le facteur k, comme une variable qui est supposée toujours

strictement supérieure à zéro. Il identifie les sources de variation possibles du fac-

teur k entre deux pays qui sont : 1) la conjoncture considérée (état de guerre ou de

paix) et l’héritage conflictuel : un état de guerre, doublé d’un passé conflictuel,

conduit à une valeur de k élevée ; inversement, des relations paisibles diminuent

la valeur de k ; [52] 2) l’existence ou non d’un ennemi commun : la sensibilité aux

gains relatifs croisés entre deux pays peut être plus faible (France et Allemagne

par exemple) s’il existe un adversaire commun (États-Unis ou Japon par exemple,

dans le domaine industriel ; 3) le domaine concerné : certains secteurs sont straté-

giques et conduisent à donner aux gains relatifs une importance plus grande

(questions militaires, recherche en technologie avancée…) que dans d’autres sec-

teurs ; 4) le degré de convertibilité des gains en ressources : les gains coopératifs

dans le domaine de la protection contre l’environnement sont par exemple plus

difficilement convertibles en ressources de puissance que les gains de coopération

dans un domaine où les externalités sont pécuniaires ; 5) la taille des pays : deux

États de taille similaire auront tendance à se caractériser par un k plus faible que

deux États de taille inégale mais proche ; un très petit État et un État très puissant

auront, en revanche, tendance à se caractériser par un k faible ; 6) la nature de

l’État : des États démocratiques auront tendance, toutes choses égales par ailleurs,

à avoir entre eux un k plus faible que s’il s’agissait d’États despotiques » 132. Et

quand il applique ces critères aux États qui ont participé à l’un des cycles de né-

129 G. Kébabdjian, op. cit., p. 228.130 J. Grieco, Cooperation Among Nations. Europe, America and the Non-

Tariff Barriers to Trade, Ithaca, Cornell University Press, 1990.131 Ibid., p. 29.132 G. Kébabdjian, op. cit., p. 244-245.

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gociations commerciales du GATT (celui du Tokyo Round), Grieco en conclut

qu’« une grande symétrie dans la répartition des gains relatifs dans un secteur non

stratégique constitue un facteur favorable à la conclusion d’un accord ; une plus

grande asymétrie de la répartition des avantages en faveur du partenaire le plus

fort est, quant à elle, un facteur fortement défavorable » 133. Malgré sa position

relativement souple le néoréaliste que demeure Joseph Grieco persiste à penser,

avec ceux de son école, que la situation d’hégémonie reste le meilleur cas de figu-

re de la coopération 134. Dans le cas contraire, les néoréalistes concèdent sa plau-

sible apparition selon le scénario suivant : « Soit n le nombre, assez grand, d’États

de puissances comparables. On peut toujours imaginer une coopération de m États

(m < n) formant une coalition et ayant pour but d’augmenter leurs gains relatifs

vis-à-vis des joueurs laissés en dehors de la coalition (n - m). La coopération en-

visagée est alors nécessairement [53] restreinte à un sous-ensemble de pays et ne

concerne que des alliances, jamais l’ensemble du monde. Vouée à être passagère

l’alliance est donc inévitablement instable si les rapports de force ne sont pas

asymétriques, car des alliances concurrentes peuvent toujours se former et chaque

joueur de chaque alliance est toujours tenté de faire défection pour rejoindre une

autre alliance. La coopération apparaît donc exceptionnelle, flottante et temporai-

re. De même, elle est en principe impensable si l’on considère des jeux à deux

joueurs (duopole), car la préoccupation des gains relatifs interdit tout ac-

cord » 135. L’opposition entre néolibéraux et néoréalistes sur la question des ré-

gimes est-elle donc finalement irréductible ? Ce n’est pas certain est-on en droit

penser, parce que les deux courants admettent dans leurs dernières productions

qu’en fait les États ont deux séries d’objectifs : des objectifs de gains absolus et

des objectifs de gains relatifs. Ce qui se produit généralement faut-il remarquer,

quand un État considère à la fois le volet monétaire et le volet commercial de ses

échanges 136.

Cette dernière discussion a au moins le mérite de faire ressortir la complexité

des positions théoriques et celle du cadre coopératif des États, qu’il soit stricte-

ment économique ou non. Ainsi, après Krasner, mais pour des raisons différentes,

Grieco ne réfute pas l’utilité des régimes bien qu’il discute leur portée institution-

133 Ibid., p. 245.134 Joseph Grieco, « Anarchy and the Limits of Cooperation : A Realist Critique

of the Newest Liberal Institutionalism », in David A. Baldwin (édité par),Neorealism and Neoliberalism, the Contemporary Debate, New York, Co-lumbia University Press, 1993, p. 116-140.

135 G. Kébabdjian, op. cit., p. 232.136 Ibid., p. 234.

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nelle et leur impact comportemental, comme les autres réalistes. Outre cette rela-

tivité dans l’appréciation, la complexité procède du fait que certains auteurs vont

envisager la globalité de la coopération, c’est-à-dire les interactions qui marquent

son environnement, et vont soit proposer de nouvelles catégories de régimes

comme Arthur Stein 137, soit remettre en cause l’approche rationaliste et avancer

une autre hypothèse d’école, tel Oran Young 138, soit enfin en sortant de l’ordre

marchand pour passer à celui de la sécurité, envisager la coopération sous l’angle

des perceptions mutuelles comme l’entend Robert Jervis 139. Chez Stein, le plus

intéressant est la distinction qu’il opère entre les « dilemmes d’intérêts com-

muns » et les « dilemmes d’aversions communes ». En effet, tandis que les pre-

miers correspondent au [54] cas général, les seconds, dans le sens où ils suggèrent

que les États font face à une situation à terme insupportable qu’ils veulent collec-

tivement éviter, relèvent de la problématique environnementale et climatologique

contemporaine. Sachant que face aux risques du choc climatique, il n’existe pas

de stratégie individuelle dominante indépendante de la décision des autres, le

stress environnemental devrait par lui-même générer un régime. Or, ça n’est pas

encore le cas avec le protocole de Kyoto puisque des grands États pollueurs

comme les États-Unis ne l’ont toujours pas ratifié jusqu’au départ peu glorieux de

Georges Bush en janvier 2009 (cela a déjà changé avec le président Barrack Hus-

sein Obama), et que parmi ceux qui l’ont fait, nombreux sont ceux qui rechignent

ou qui ont des difficultés à adopter les dispositifs arrêtés.

De tels dysfonctionnements peuvent être expliqués, au moins en partie, par les

réserves qu’émet Oran Young quant à la supposée rationalité qui conduit à la

formation d’un régime, compte tenu à chaque fois de la complexité du contexte de

la prise de décision. Ce politologue qui a usé avec parcimonie de l’analyse systé-

mique 140, mais suffisamment pour souligner que dans toute configuration

d’acteurs interdépendants chacun est redevable des promesses et des menaces des

137 A. Stein, « Coordination and Collaboration : Regimes in an AnarchicWorld », Stephen D. Krasner, International Regimes, op. cit., 1983, p. 115-140.

138 Oran R.Young, « International Regimes : Toward a New Theory », WorldPolitics, Vol. 39, n° 1, octobre 1986, p. 104-122. Voir aussi, Oran R.Young, « Regime dynamics : the rise and fall of international regimes », inStephen Krasner, International Regimes, op. cit., p. 93-113.

139 Robert Jervis, « Security Regime », in Stephen D. Krasner, InternationalRegimes, op. cit., 1983, p. 173-194.

140 Oran Young, « Interdependencies in World Politics », International Journal,24, automne 1989, p. 726-750.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 56

autres 141, et qui s’est particulièrement intéressé à la question environnementa-

le 142, n’a pu s’empêcher de remarquer que les protagonistes des régimes tenus

pour rationnels faisaient « abstraction d’un grand nombre de considérations qui

entrent dans les préoccupations majeures des négociateurs dans les circonstances

du monde réel » 143. En l’occurrence, en matière de protection de

l’environnement, a fortiori en temps de crise, ce sont les contraintes économiques

qui font obstacle. Les objectifs d’un même acteur s’avèrent régulièrement contra-

dictoires, ceux d’une communauté d’États plus encore. Peut-on dès lors envisager

isolément la conclusion d’un régime quand les États sont engagés dans des négo-

ciations multiples et quand leurs stratégies doivent s’adapter à la complexité du

système qui les englobe ?

[55]

Young insiste sur la nécessité d’intégrer le « marchandage institutionnel » au

raisonnement sur la formation des régimes, c’est-à-dire d’admettre, d’une part,

que ceux-ci sont parties prenantes à une négociation qui lie, au moins implicite-

ment, plusieurs domaines et que par conséquent les résultats sont liés, et d’autre

part à reconnaître, qu’au sein de chaque tractation propre à un régime, la réparti-

tion des gains, à partir de ce qui a été fixé au départ, est redéfinie et redéployée,

en fonction des circonstances et des pressions extérieures, au cours de ce qu’il ap-

pelle le « marchandage intégré ». Au final, cette mise en cause du processus

d’émergence des régimes, perçus par lui comme des arrangements institutionnels

plus ou moins laborieux, ne conduit pas Young à douter de leur effectivité si cer-

taines conditions sont remplies 144. Tout en se revendiquant néopositiviste, il

prend acte de certaines réalisations et dispositions matérielles ou immatériel-

les 145 pour justifier le rôle déterminant des institutions sur la vie internationale

du moment que sept variables interagissent dans le sens de leur effectivité : la

transparence, soit l’adéquation entre les comportements des parties et les princi-

141 Ibid., p. 746-748.142 Oran Young, International Cooperation : Building Regimes for Natural Re-

sources and the Environment, Ithaca, Cornell University Press, 1989 et OranYoung, « The Politics of International Regime Formation : Managing Natu-ral Resources and the Environment », International Organizations, Vol. 43,n° 3, 1989, p. 349-375.

143 Ibid., « The Politics of International Regimes… », p. 356.144 Oran R. Young, « The Effectiveness of International Institutions : Hard Ca-

ses and Critical Variables », James N. Rosenau and Ernst-Otto Czempiel(éditeurs), Governance Without Government : Order and Change in WorldPolitics, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 160-194.

145 Ibid., p. 160-163.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 57

pes ; la robustesse, ou l’efficacité et l’adaptabilité des mécanismes institution-

nels ; les règles d’évolution du régime en fonction du contexte ; les capacités des

gouvernements à respecter leurs engagements par rapport aux aléas des rapports

internationaux et des pressions ou des perturbations domestiques ; la répartition

de la puissance internationale, sachant que son asymétrie n’est ni indispensable,

ni un phénomène dirimant, et que les régimes ont survécu à sa diffusion au cours

des dernières décennies ; le niveau de l’interdépendance étant entendu que sa

hausse renforce l’effectivité ; l’ordre intellectuel ou le système des idées qui im-

plique que le régime ne peut exister ou persister sans une cohérence de ceux-là,

sans une certaine homogénéité des représentations qu’ont les acteurs du monde et

de son devenir 146.

En incluant ce dernier point, le rôle des idées, Young prépare le terrain pour

les constructivistes. Mais il le fait, on peut le dire, en compagnie de Robert Jervis,

qui croise le modèle du dilemme [56] du prisonnier avec le concept du dilemme

de sécurité de John Herz 147, tout en accordant une grande place au problème de

la perception, pour délimiter ce qu’il comprend comme un régime de sécurité.

Nonobstant que l’on sort de l’ordre marchand, ce cas est intéressant à évoquer

parce qu’étant donné la sensibilité des enjeux sécuritaires, il montre mieux com-

bien sont déterminantes les croyances et les perceptions mutuelles.

Jervis lui-même commence par montrer ce qui différencie le dilemme de sécu-

rité de ceux relevant de l’économie 148 : 1) les affaires de sécurité impliquent une

compétition bien plus intense entre les États ; 2) que les motivations soient offen-

sives ou défensives ne change pas grand-chose, qu’il s’agisse de conforter le statu

quo ou d’essayer d’en sortir, toute augmentation des capacités militaires étant mal

perçue ; 3) l’enjeu en matière de sécurité est toujours plus élevé que partout ail-

leurs parce qu’il est vital et conditionne les autres ; 4) la façon dont les autres éva-

luent leur degré de sécurité est difficile à apprécier et, par conséquent, le domaine

de la sécurité est celui où l’incertitude est la plus grande. L’hypothèse de la guerre

n’est jamais à écarter complètement. Ces quatre raisons expliquent, d’après Jervis,

pourquoi les gouvernants ne sont pas empressés à établir des régimes de sécurité

146 Ibid., p. 175-193.147 Rappelons que selon John Herz, « Idealist Internationalism and the Security

dilemma », World Politics 2, janvier 1950, p. 157-180, chaque mesured’armement prise par un État pour maximiser sa sécurité tend à augmenterchez les autres le sentiment d’insécurité et à les inciter à prendre des disposi-tions analogues. Cette course à la puissance militaire s’avère contraire aubut initial.

148 R. Jervis, « Security regimes », op. cit., p. 174-175.

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qui impliquent une restriction mutuelle et une autolimitation de chacun. Malgré

ces handicaps, le politologue s’évertue à dégager cinq conditions 149, avant tout

d’ordre comportemental et perceptuel, susceptibles de favoriser la promotion d’un

régime de sécurité : 1) les grandes puissances doivent le vouloir ; 2) les acteurs

doivent penser que les autres partagent la valeur qu’ils placent dans la sécurité

mutuelle et la coopération (une seule défection suffit à empêcher la naissance du

régime) ; 3) même quand les plus grandes puissances le souhaitent, il faut que

tous les autres participent à la création du régime et qu’aucun d’entre eux

n’imagine que sa sécurité serait mieux garantie par son expansion ; 4) il faut, c’est

une évidence, qu’aucun État ne considère que la guerre est un bien en soi et

qu’elle peut rapporter ; 5) la formation d’un régime de sécurité dépend aussi

d’autres variables comme la posture plutôt défensive ou plutôt offensive d’un tel

ou d’un tel. La meilleure façon de pouvoir rassurer tout le monde est de pouvoir

[57] bien distinguer entre armes offensives et armes défensives, sachant que les

premières sont moins chères et plus efficaces que les secondes. Ces considérations

s’éloignent assez de la rationalité utilitariste qui présidait à la réflexion sur la

création et le maintien des régimes. Elles légitiment d’une certaine façon une

nouvelle manière, cognitiviste celle-là, de les analyser ou plutôt d’analyser ce

qu’il en reste.

L’approche cognitiviste : des régimes aux réseaux

La critique de fond revient sur ce qui a été noté au début de ce chapitre, à sa-

voir la portée limitée de la notion de régime dans une économie qui s’est mondia-

lisée et surtout qui a été dérégulée. Conçues à une époque où les recettes du

keynésianisme fonctionnaient encore, les approches en termes de régimes ne

s’interrogent guère sur ce qui forge et modifie l’intérêt des États, sur les instances

de pouvoir économique autres que l’État, sur le rôle des firmes multinationales,

des fonds de pension, etc. Ce faisant, elles évacuent deux catégories fondamenta-

les : le temps et plus encore l’espace économiques. À partir de ce constat de lacu-

nes, des chercheurs ont alors souscrit à une définition large de l’ÉPI. Outre Gilpin

déjà nommé, on peut citer Susan Strange qui définit l’objet de l’ÉPI comme « les

arrangements sociaux, politiques et économiques relatifs aux systèmes globaux de

production, d’échange et de distribution, ainsi que le mélange de valeurs qu’ils in-

149 Ibid., p. 176-178.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 59

carnent » 150. Ou Robert Cox qui part quant à lui du point de vue que l’ÉPI doit

appréhender le monde « comme une configuration de forces sociales en interac-

tions, dans laquelle les États jouent un rôle intermédiaire quoiqu’autonome, entre

la structure globale des forces sociales et les configurations locales des forces so-

ciales au sein de pays particuliers » 151. Ces approches s’intéressent aux modalités

qui relient l’économique et le politique, l’international et le national, aux contin-

gences sociales et historiques qui les déterminent, aux structures contraignantes

tant matérielles que normatives qui canalisent les possibilités de changement so-

cial à l’échelle internationale. Et dont peuvent faire partie des succédanés de « ré-

gimes internationaux » maintenus plus pour leur valeur [58] symbolique et ce qui

leur reste de force de persuasion que pour leur réelle capacité régulatrice et arbi-

trale.

Préoccupés par cette dérive liée à l’involution de l’économie mondiale qui se

retrouve régulée par le seul marché, un certain nombre d’auteurs, parce qu’ils

n’envisagent pas la coopération internationale autrement que par le biais des insti-

tutions ont voulu restaurer la théorie des régimes. Sceptiques quant à toute syn-

thèse éventuelle des théories néoréalistes et néolibérales, associant politique de

puissance et intérêt propre à la coopération interétatique, gains relatifs et gains ab-

solus, ces chercheurs préfèrent mettre l’accent sur le rôle des idées et surtout sur

ce qu’ils appellent la « connaissance partagée » dans la pérennisation des régimes.

Adeptes du cognitivisme, c’est-à-dire d’une perspective sociologique qui insiste

sur le caractère socialement construit de la réalité et sur l’importance de la

connaissance et des perceptions dans un tel processus 152, ils se partagent entre un

« cognitivisme fort », celui des constructivistes idéalistes, et un « cognitivisme

faible » moins normatif 153. Celui-là même qui motive des auteurs tels Ernst

B. Haas et son fils Peter M. Haas, ou Emmanuel Adler, lesquels misent sur le rôle

de l’apprentissage dans la sphère des institutions internationales, sur la circulation

des idées et le partage de la connaissance via notamment les « communautés épis-

témiques » afin que les États rapprochent leurs préférences et leurs comporte-

ments dans le cadre de la diplomatie économique ou autre 154.

150 Susan Strange, States and Markets. An Introduction to International PoliticalEconomy, Londres, Pinter, 1988, p. 18.

151 Robert Cox, « In Search of International Political Economy », in New Poli-tical Science, n° 5-6, 1981.

152 Cf. notre Tome II, Chapitre 3, Constructivisme ou pragmatisme ?, op. cit.153 Ibid., p. 290-291.154 Peter M. Haas (sous la direction de), « Knowledge, Power and International

Policy Coordination », International Organization, numéro special, Vol. 46,

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 60

Le problème est que, dans tous ces écrits, la négociation s’efface au profit de

l’influence. Car il s’agit bien, avec les communautés épistémiques notamment qui

sont des « canaux par lesquels les nouvelles idées circulent des sociétés aux gou-

vernements mais aussi entre les pays » 155, de diffuser des modes de pensée. On

se trouve dans le domaine des réseaux, sur lesquels nous allons largement revenir

dans le prochain chapitre, bien plus que dans celui des régimes. C’est-à-dire que,

compte tenu, d’une part, de la nature et de la finalité du réseau, et d’autre part, de

toute l’ambiguïté qui emplit la notion d’intersubjectivité 156, qui laisse supposer

qu’il puisse exister des schémas cognitifs communs sans aucune construction

asymétrique, sans domination, il s’agit encore et toujours de pouvoir, voire de

puissance de persuasion ou de formatage. Les constructivistes se trouvent ainsi

bien en peine de présenter des « régimes » qui ne soient pas sous l’emprise ou

sous l’influence de réseaux ou de groupes de pression transnationaux.

[59]

2. Le pouvoir économique dans la globalisation,objet central de l’Épi

Retour au sommaire

Les notions de globalisation et de mondialisation ont pour but de signifier la

transformation accélérée, sinon la rupture, de l’ordre économique antérieur. Elles

suggèrent un au-delà à la simple internationalisation des activités économiques,

financières et commerciales mais elles ne devraient pas être systématiquement

confondues. En effet, si l’on voulait faire un usage vraiment pertinent de ces deux

termes, on conviendrait, avec l’économiste français François Chesnais, que la

mondialisation, c’est la globalisation plus la régulation (« l’idée que, si

l’économie s’est mondialisée, il importerait alors que des institutions politiques

mondiales capables d’en maîtriser le mouvement soient construites au plus vi-

n° 1, 1992. En particulier, l’article d’Emmanuel Adler et Peter M. Haas,« Epistemic Communities, World Order and the Creation of a ReflectiveResearch Program ». Voir aussi, Emmanuel Adler, Communautarian Inter-national Relations, Londres, Routledge, 2005.

155 Peter M. Haas, « Introduction : epistemic communities and international po-licy coordination », International Organization, op. cit., p. 27.

156 Tome II, op. cit.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 61

te » 157). Or, on en est loin, et cela se comprend puisque la globalisation a été

voulue pour subvertir la dernière en date, celle du capitalisme keynésio-fordiste. Il

faut rappeler qu’elle-même a été conceptualisée, dans les années quatre-vingt,

dans les grandes écoles américaines de gestion des entreprises qui, sentant la fin

proche du système soviétique, et bientôt les principales réglementations économi-

ques supprimées, il fallait impérativement préparer les firmes et adapter leurs stra-

tégies à un monde complètement ouvert. D’autant plus que, la maîtrise des NTIC

allait s’avérer décisive. Les termes de « global » et de « globalisation » ont ainsi

été mis à l’ordre du jour de toutes les grandes entreprises et de tous les gouverne-

ments occidentaux pour marquer le dépassement stratégique des frontières éco-

nomiques, et le démantèlement des formes nationales de régulation telles qu’elles

étaient assumées dans le cadre de l’État-providence. En même temps ces termes

s’en trouvaient quelque peu usurpés parce que la notion de « firme globale » est

sujette à caution si on entend par là qu’elle n’a pratiquement plus d’attaches privi-

légiées avec un territoire. Pour François Chesnais, s’il est alors question « d’une

intégration mondiale très poussée, portant y compris sur la production industrielle

comme telle, avec une répartition des tâches entre filiales », l’affaire a tourné

court 158. Tandis que pour Pierre-Noël Giraud on peut parler de firme globale dès

lors que des « firmes émergentes » s’intègrent à « des firmes ayant leur origine

dans les [60] pays dits “riches” pour former des réseaux véritablement “glo-

baux” » 159. Par ailleurs, le nouveau capitalisme, en accédant à sa pleine dimen-

sion planétaire, crée le sentiment de renouer enfin avec sa nature mercantile origi-

naire, puisque le marché fut conçu toujours sans borne. Mais sur ce point aussi,

celui de l’homogénéité supposée du capitalisme mondialisé, l’unanimité des opi-

nions n’est pas la règle. Considérant ses aspects institutionnels à partir de cinq cri-

tères fondamentaux (la concurrence sur les marchés de produits, le rapport salarial

et les institutions du marché du travail, le secteur d’intermédiation financière et la

corporate governance, la protection sociale et le secteur éducatif), Bruno Amable

distingue cinq types de capitalisme : le modèle fondé sur le marché, le modèle so-

cial-démocrate, le modèle européen continental, le modèle méditerranéen et le

modèle asiatique 160. Quoi qu’il en soit, la mutation capitaliste fait suite à une dé-

cision éminemment politique, prise par des gouvernements ultralibéraux (ceux de

l’Administration Reagan et du Cabinet Thatcher), ce qui hypothèque toute idée

157 François Chesnais, La Mondialisation du capital, Paris, Syros, 1994, p. 15.158 Ibid, p. 91.159 Pierre-Noël Giraud, op. cit., p. 928.160 Bruno Amable, Les Cinq Capitalismes. Diversité des systèmes économiques

et sociaux dans la mondialisation, Paris, Seuil, 2005, p. 25.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 62

d’automaticité et de transcendance. En soi, cette réalité indubitable suffit à faire

de la mondialisation le nouvel objet de l’étude des relations internationales, au

travers de l’économie politique internationale. Elle pose le problème du pouvoir

économique qui est au fondement de cette dernière. À qui appartient-il ? A-t-il

complètement échappé aux États, pour les dépasser ? Il s’ajoute que les inciden-

ces politiques des conséquences économiques et sociales de la globalisation sur

les sociétés nationales confortent cette incrustation. En effet, celles-là recouvrent

un double mouvement de polarisation, l’une interne aux sociétés, en accroissant

partout les inégalités économiques quel que soit leur niveau de développement, et

l’autre internationale, entre les formations nationales situées à différents stades du

processus, c’est-à-dire entre les puissances émergentes, les laissés pour compte, et

les vieux États industriels anémiques. De plus, en jetant bas les formes nationales

de la régulation administrée, non remplacées par celles des organisations interna-

tionales comme le FMI ou l’OMC, parce que celles-ci sont réduites à une simple

fonction d’arbitrage obéissant toujours à une logique de déréglementation et

d’intégration forcée, la globalisation court le risque majeur, évident aujourd’hui,

soit d’une crise systémique, soit d’une convergence de catastrophes.

[61]

A. Le néocapitalisme et sa configuration

Retour au sommaire

De tout temps, des nations ont échangé des biens et des services, même dans

les périodes de restriction protectionniste des XIXe et XXe siècles, et c’est pour-

quoi il fut longtemps question d’économie internationale. Cette expression est ap-

parue désuète, ces dernières années, à la plupart des économistes, sans qu’ils arri-

vent à se mettre d’accord sur une autre dénomination, et certainement pas sur cel-

le d’économie mondiale, dans la mesure où celle-ci ne constitue ni une totalité

unifiée disposant d’une cohérence d’autoreproduction propre, ni non plus, malgré

des frontières nationales de plus en plus poreuses, un seul immense et unique

marché. C’est d’ailleurs ce qui a conduit Michel Beaud à proposer, pour analyser

cette économie qui se planétarise sans être intrinsèquement mondiale, l’artefact du

système national /mondial hiérarchisé à la confluence des logiques nationales

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 63

dominantes et des logiques oligopolistiques transnationales 161. Une chose appa-

raît cependant évidente. Alors que l’échange international était avant tout fondé

sur le principe de la complémentarité, à partir d’une perspective qui était fonda-

mentalement nationale, la globalisation implique le dépassement du national au

moins du point de vue stratégique. Parce que pour les acteurs économiques, avec

le triomphe du marché, et sa logique unidimensionnelle, le changement d’échelle

a été total.

La logique du nouveau capitalisme

Le capitalisme a changé. Il est passé par une succession d’étapes, depuis le

capitalisme marchand autrefois, au capitalisme productif ou industriel hier, et au

néocapitalisme ou métacapitalisme aujourd’hui, comme le dénomme Pierre Doc-

kès, parce qu’il se réduit de plus en plus « à des jeux du capital sur le capital »

menés essentiellement sur les marchés financiers 162. L’économiste veut dire par

là que, désormais, la recherche du profit, qui est à la source du capitalisme, se ré-

alise en faisant du capital productif lui-même la marchandise qui s’échange. Ce

troisième temps correspond à un nouveau capitalisme transnational qui marque

une rupture, comme on l’a vu, avec l’ancien rythme d’accumulation, [62] qualifié

de keynésio-fordiste. Le néocapitalisme a mis en place une division du travail in-

trafirme planétaire, et a rétabli le marché comme mode principal de régulation

économique et sociale, c’est-à-dire non seulement de l’économie mais de la socié-

té tout entière. Et la dernière réunion du G 20 du 15 novembre 2008, en pleine cri-

se financière, a montré que l’on n’était pas disposé à revenir là-dessus. D’où le

démantèlement ininterrompu des institutions protectrices, la construction de nou-

veaux rapports dans l’entreprise et la transformation de ses modes de gouvernan-

ce. Dans le même temps, la logique marchande continue de s’approprier des

champs nouveaux tels que le patrimoine génétique humain, remarque Dockès. En

ce qui concerne le facteur travail, la marchandisation est devenue synonyme de

flexibilité. Les individus doivent s’y soumettre et n’ont plus d’autre choix que de

s’y adapter puisque le progrès et la modernité seraient à ce prix. Et comme la crise

161 Michel Beaud, Le Système national/ mondial hiérarchisé (une nouvelle lec-ture du capitalisme mondial), Paris, La Découverte, 1987, et L’Économiemondiale dans les années 80, Paris, La Découverte, 1989.

162 Pierre Dockès, « Périodisation du capitalisme et émergence d’un néocapita-lisme » dans, sous sa direction, Ordre et désordres dans l’économie-monde,Paris, PUF, col. « Quadrige », 2002, p. 81-110.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 64

est là… La compétitivité se trouve ainsi légitimée comme étant le seul principe

pertinent d’organisation au niveau de l’entreprise comme à celui de la société. Et

l’on peut toujours se demander s’il s’agit d’une autre façon de voir le libéralisme

ou s’il s’agit d’aller au bout de la logique d’un libéralisme enfin authentique…

Quoi qu’il en soit, porté par les nouvelles technologies, le marché du capital s’est

considérablement développé et il régule l’économie mondiale par les fusions et

acquisitions. Mais, il est instable, spéculatif, sujet à des retournements brutaux

comme on l’avait déjà constaté à la fin des années quatre-vingt-dix (crises asiati-

ques) La spéculation sur les NTIC s’était traduite par des surinvestissements, sanc-

tionnés par des crises financières. Que dire maintenant après le krach de l’été

2008 ?

Les capitaux pouvant s’engager et se désengager partout et immédiatement

dans le monde en fonction des opportunités qui leur sont offertes, leur mobilité,

exclusivement soumise à la recherche du plus grand profit réalisable, apparaît

comme un élément absolument déterminant de la nouvelle organisation des condi-

tions de production. Celle qui s’est mise en place soit par le biais des investisse-

ments directs à l’étranger soit par de multiples procédés de sous-traitance. Cette

instabilité fondamentale est, selon Dockès, le signe d’un ordre productif inachevé,

comme l’était le capitalisme libéral avant 1848, et le capitalisme organisé [63]

avant 1945. Le capitalisme en redevenant libéral, et cette fois à l’échelle mondia-

le, renoue aussi avec la crise régulatrice comme on peut le constater. Enfin, dans

la mesure où le néocapitalisme est créateur d’inégalités, internes et internationa-

les, de précarité et de stress, d’exclusion individuelle et collective, et dans la me-

sure où son dynamisme et ses crises engendrent des coûts sociaux considérables,

il commence à faire lever des mouvements sociaux.

Les configurations de la mondialisation

La concentration du capital entre les mains de quelques centaines de très

grandes entreprises industrielles et financières installées dans les trois zones éco-

nomiques majeures que constituent les États-Unis, l’Europe occidentale et main-

tenant l’Asie orientale plutôt que le seul Japon, entraîne qu’il serait préférable, au

seul regard de l’espace capitaliste, de parler de « triadisation » plutôt que de mon-

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 65

dialisation 163. La proportion des investissements directs à l’étranger (IDE) qui se

dirigent vers ces trois pôles est hautement significative : les quatre cinquièmes

pendant la décennie quatre-vingts, les trois-quarts pendant la décennie quatre-

vingt-dix, sans inclure encore la Chine qui a accueilli pendant cette dernière pé-

riode le quart des IDE destinés aux pays en voie de développement 164. Sachant

aussi que Taiwan, la Corée du Sud, l’Indonésie, la Thaïlande, la Malaisie et Sin-

gapour étaient les autres principaux récipiendaires. Au sein de la Triade, on re-

marque dans le même temps des changements caractéristiques comme le recul des

États-Unis en tant que pays investisseur et son avènement comme premier pays

d’accueil, précédant maintenant la Chine ; la montée en puissance du Japon com-

me investisseur, devançant les principaux États européens. Cependant, la bonne

compréhension de la configuration du néocapitalisme ne saurait se limiter à ce

constat géographique. Il faut compter aussi avec le dédoublement de plus en plus

net du capitalisme lui-même entre un système productif, national ou multinatio-

nal, et un système financier transnational de plus en plus fluide. D’où la pertinen-

ce de la représentation de Charles-Albert Michalet qui conçoit la configuration

globale du capitalisme contemporain sous la forme de trois espaces emboîtés, de

trois « espaces gigognes » : celui des [64] échanges ou espace international, celui

des investissements directs ou espace multinational, et celui des flux de capitaux

financiers ou espace transnational, ou mieux encore offshore 165. Chacun des trois

est commandé par une logique propre, ce qui perturbe le concept de spécialisation

internationale, explique l’économiste français En effet, la logique du premier est

celle de la spécialisation fondée sur les écarts de productivité entre les pays.

L’espace pertinent est donc celui de l’État-Nation. La logique du second est la

compétitivité. Elle est mesurée en termes de part du marché mondial. L’acteur

principal tend à devenir la firme. La logique du troisième est la recherche de la

rentabilité financière maximale à court terme. Les investisseurs institutionnels

(fonds de pension, compagnies d’assurances, etc., c’est-à-dire, pour simplifier, les

zinzins) en sont, avec les grandes banques les principaux acteurs. Ici,

l’investissement ne se confond pas avec l’accumulation productive comme c’était

encore le cas dans l’espace multinational. Il cherche à se placer en dehors de toute

régulation (sens du terme off shore) en se domiciliant dans ces « paradis fiscaux »

163 Riccardo Petrella, « Globalization and Internationalization. The dynamicsof the emerging world order », in States Against Markets (édité par RobertBoyer and Daniel Drache), Londres, Routledge, 1996, p. 77-78.

164 Ibid.165 Charles-Albert Michalet, « La spécialisation internationale n’est plus ce

qu’elle était », dans Pierre Dockès, Ordre et désordres…, op. cit., p. 397-400.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 66

dont on parle tant depuis le début de la crise. Du fait de la divergence des logi-

ques, on comprend que les relations entre ces espaces puissent être autant contra-

dictoires que complémentaires. Et que ces relations devenues nécessairement

complexes commandent à la configuration globale du système capitaliste. Jusqu’à

ces derniers temps, depuis une bonne décennie, l’espace financier transnational

donne le ton. Mais, confiait avec raison Michalet, une crise systémique pourrait

rendre justice à l’espace des États qui constitue le socle de la configuration, ne se-

rait-ce que parce qu’il enferme le facteur le moins mobile, la population, et qu’il

est le seul structuré.

B. Les acteurs de la globalisationet la question du pouvoir économique

Retour au sommaire

Concrètement, les firmes multinationales ou transnationales (comme on préfè-

re les dénommer aujourd’hui) apparaissent comme la forme internationalisée de

l’oligopole mondial 166. Elles sont à l’origine de l’investissement direct à

l’étranger et [65] elles accaparent plus de 50 % du commerce international (celui

que les spécialistes appellent le « commerce captif »). Sources et enjeux du pou-

voir économique, elles sont soumises à trois contraintes majeures, qu’Olivier

Bouba-Olga résume ainsi : « la dictature des coûts », ceux de la production et du

management ; la « dictature financière », celle inhérente à la nouvelle gouvernan-

ce d’entreprise qui fait la part belle à l’actionnariat ; la « dictature des compéten-

ces » qui passe par la technologie, la recherche et la formation 167. Les firmes

contribuent au « processus d’approfondissement de la mondialisation » qui boule-

verse les hiérarchies et qui pose de plus en plus de problèmes aux sociétés et aux

territoires 168, lesquels devraient être amenés à réagir.

166 Charles Albert Michalet, Le Capitalisme mondial, Paris, PUF, 1976.167 Olivier Bouba-Olga, Les Nouvelles Géographies du capitalisme. Compren-

dre et maîtriser les délocalisations, Paris, Seuil, 2006.168 Ibid.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 67

Géographie des territoires

et géographie des firmes

On s’est posé la question de savoir si les stratégies des multinationales annu-

laient la distinction entre le domestique et l’étranger, entre le local et le global en

créant un espace transnational, nouvel espace de liberté pour les firmes ? C’est

l’impression ressentie par tous ceux qui sont victimes des délocalisations, et c’est

l’impression que donnent les marchés financiers qui drainent annuellement par

l’intermédiaire des fonds d’investissements mutuels, des compagnies d’assurances

et des fonds de pension, quelque huit mille milliards de dollars !

Pourtant, comme nous l’apprennent plusieurs économistes, la configuration

réelle de l’économie mondiale n’est pas simple. Son espace n’est pas homogène.

Il est à plusieurs niveaux et il est fait de géographies décalées. Une première ré-

serve consiste à relativiser le phénomène de la globalisation des firmes et à ne pas

exagérer le déclin économique de l’État comme l’ont trop suggéré des titres de li-

vres tels que The retreat of the State de Susan Strange, The End of geography de

Richard O’ Brien ou End of Sovereignty de Camilleri et Falk, quand ces politolo-

gues ont découvert le phénomène qui les a subjugués. Dès ce moment-là, Robert

Gilpin, qui n’est pas de leur avis, faisait remarquer qu’en termes de commerce,

d’investissements, et de flux financiers, les mouvements étaient relativement plus

importants, à la fin du dix-neuvième siècle qu’aujourd’hui 169. Surtout, [66] pré-

cise-t-il, le critère le plus important de l’intégration économique ou de

l’interdépendance de plusieurs économies, c’est-à-dire ce que les économistes ap-

pellent la « loi du prix unique  », est loin d’être vérifié. Il faut comprendre par là,

que si des biens et des services identiques sont au même prix ou à des prix pres-

que équivalents d’une économie nationale à une autre, alors ces économies sont

étroitement intégrées. Ce qui n’est évidemment pas le cas dans le monde actuel, et

même pas entre les grandes économies développées, américaine, japonaise et eu-

ropéenne 170. Or, comme le confirme Michalet, ce critère du « prix unique »

n’est pas prêt d’être respecté parce que les échanges internationaux s’orientent de

plus en plus vers des échanges intrabranches et intrafirmes. Il faut savoir que dans

de telles conditions « ces prix sont fixés par la maison mère et ont une relation

obscure et indirecte au prix du marché […]. Il n’existe pas de marché pour les

produits intermédiaires et les composants qui circulent dans l’espace internalisé

169 Robert Gilpin, Global Political Economy, op. cit.170 Ibid., p. 365.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 68

de la firme ; ils sont spécifiques. Une conséquence de cet impact est que la régula-

tion par les prix, généralement admise, est à remiser au magasin des accessoi-

res » 171. Une remarque annexe concerne la réputation d’apatridie des grandes

firmes que suggère la notion d’espace transnational, question sur laquelle nous

nous sommes déjà penchés mais qui mérite d’être réitérée 172.

La globalisation fait-elle perdre à l’entreprise, au plan managérial et financier

en particulier, son identité d’origine au sein d’un espace nouveau commun aux

seules entreprises ? Il n’est pas facile de répondre. D’un côté, l’idée que les multi-

nationales sont désormais prises dans un même écheveau et que les produits sont

des assemblages internationaux, dans le cadre d’entreprises en réseaux, résume la

représentation de l’économie mondiale intégrée. Elle suggère l’apparition d’un

« level playing field », c’est-à-dire « d’un terrain de manœuvre lisse, homogène

pour les activités des firmes, dans tous les secteurs, [qui] change les conditions de

la concurrence à l’intérieur des frontières nationales » 173.

Par sa systématisation liée à l’obligation imposée aux grandes entreprises

d’investir et d’acquérir des parts de marché dans les deux autres espaces de la

Triade qui ne sont pas leurs pays d’origine, le networking (la mise en réseau) est

apparu comme une [67] nouvelle logique d’action, même si elle existait depuis les

temps reculés de l’histoire humaine. Face à la saturation de la production standar-

disée, à la de plus en plus difficile anticipation de la demande, et à la pression de

la concurrence, les entreprises recherchent, avec toujours plus de pugnacité, la

flexibilité et la baisse des coûts de production et de transaction par des relations

d’échanges et des stratégies mutuelles. Quand bien même, la finalité des firmes en

réseaux reste de se « créer une sorte de sous-marché contractuel dans le marché

global où se confrontent l’offre et la demande » explique Hervé Torelli 174. En

d’autres termes, les entreprises instrumentalisent le réseau comme le moyen privi-

légié d’une stratégie de territorialisation visant à l’exclusivité ou la quasi-

exclusivité au cœur même de l’espace marchand transnational et autonomisé. Il

s’en suit, à la fois, une disjonction de l’espace politique et de l’espace économi-

que des firmes, et une fragmentation de ce dernier qui empêche la régulation par

les prix (et par conséquent son unité). Cette « nouvelle géographie économique »

a été mise en relief par Paul Krugman qui jugeait qu’il manquait à la théorie clas-

171 Charles-Albert Michalet, Mondialisation. La grande rupture, Paris, La Dé-couverte, 2007, p. 72.

172 Gérard Dussouy, Quelle géopolitique au XXIe siècle ?, op. cit., p. 174-182.173 C. A. Michalet, ibid., p. 71.174 H. Thorelli, cité par Gilles Paché et Claude Paraponaris, L’Entreprise en ré-

seau, PUF, col. « Que sais-je ? », n° 1704, Paris, 1993.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 69

sique de l’échange une dimension spatiale et temporelle susceptible de mieux ap-

préhender les évolutions contemporaines 175. Instrument à part entière de l’ÉPI,

comme le revendique Robert Gilpin, la New Geography lui permet d’incorporer

les processus institutionnels, historiques et spatiaux, de relever l’importance de la

concurrence oligopolistique, des économies d’échelle, et de l’innovation techno-

logique, de façon à faire ressortir les discontinuités, les déséquilibres, et les dispa-

rités profondes en matière de répartition de la richesse et du pouvoir économique.

Et, naturellement, de mieux expliquer les délocalisations. Elle permet aussi à

Krugman et à d’autres que lui 176, de réviser l’analyse de l’économie mondiale en

termes de centre et de périphérie et d’initier la théorie du commerce stratégique

(STT) dont l’idée centrale est que « les firmes et les gouvernements doivent agir

stratégiquement dans des marchés globaux imparfaits et dès lors improviser un

équilibre national entre le commerce et le bien-être du pays » 177.

Si la géographie des territoires et celle des firmes ne correspondent plus, Gil-

pin croit malgré tout à la résistance de l’État. Tout simplement, écrit-il, parce que

ce dernier n’a pas le choix, [68] qu’il est confronté à un « trilemme » ou à un

« triangle impossible », à savoir qu’il ne peut, en même temps, satisfaire à trois

objectifs économiques souhaitables : des taux de change fixes, son autonomie en

matière de choix macroéconomiques, et la mobilité internationale du capital. Au

mieux, il peut en satisfaire deux à la fois. Il lui faut donc agir ou réagir, indivi-

duellement ou en accord avec d’autres comme l’ont fait les États européens dans

le cadre de l’Union économique et monétaire (UEM) en juillet 1992 et août 1993

contre une spéculation dirigée alors contre les principales monnaies européennes

et contre la stabilité de ce qui n’était encore que le système monétaire euro-

péen 178. La « tyrannie des marchés » s’arrêterait-elle là où la volonté des États

commence, surtout en cas d’entente interétatique ? Cette vision stato-centrique de

l’ÉPI ne fait pas l’unanimité. Pour Michalet, moins pessimiste par ailleurs, « dans

la nouvelle géographie mondiale, ils [les États] ne sont plus que de simples terri-

toires économiques, les composantes d’un puzzle » 179. Mettant en avant

l’économie productive, et non pas monétaire, il prend l’exemple de la France :

« le chiffre d’affaires des entreprises françaises à l’étranger et celui des firmes

étrangères en France, en pourcentage de la production manufacturière française,

175 Paul R. Krugman, Geography and Trade, Cambridge, MIT Press, 1991.176 Arie Shachar and Sture Oberg, éd., The World Economy and the Spatial Or-

ganization of Power, Aldershot, Royaume-Uni, Avebury, 1990.177 R. Gilpin, op. cit., p. 124.178 Élie Cohen, op. cit., p. 62.179 C. A. Michalet, op. cit., p. 107.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 70

sont à peu près égaux, soit un peu plus de 60 % du PIB. […] Les filiales des grou-

pes étrangers réalisent un tiers du chiffre d’affaires de l’activité manufacturière et

emploient 27 % de ses effectifs. […] Entre fin 1994 et 2003, le nombre des sala-

riés travaillant dans une filiale étrangère a été multiplié par 1,8 » 180. Il faut dire

que la France serait une exception parmi les grands pays industrialisés, sachant

que le poids des non-résidents dans le capital des sociétés y est de 25 %, contre

5 % aux États-Unis et 9 % en Allemagne 181. Autrement dit, et compte tenu aussi

que les trois quarts de la valeur ajoutée des multinationales sont encore produits

dans leur pays d’origine, l’image d’un « village planétaire du capital » marqué par

« la disparition progressive des États-Nations » peut sembler quelque peu for-

cée 182. En outre, la tendance actuelle des gouvernements est à restreindre les ra-

chats par des étrangers de sociétés, d’usines, et de biens immobiliers dans leurs

pays. Aux États-Unis, le Congrès a voté une loi prévoyant un examen approfondi

des investissements étrangers par [69] le Comité pour l’investissement étranger

aux États-Unis (CFIUS), tandis qu’en Chine une nouvelle réglementation permet

d’empêcher les acquisitions d’entreprises chinoises si la « sécurité économique »

du pays est en jeu. La Russie, le Canada, l’Inde et l’Allemagne envisagent égale-

ment de revoir les régimes en vigueur concernant l’investissement étranger.

Le processus de déploiement international des entreprises n’est certes pas dou-

teux, mais ce dernier constat invite à considérer que l’État n’est pas économique-

ment mort, qu’un retour du mercantilisme est toujours possible, et sans doute pro-

bable par urgence sociale et politique. Il faut donc relativiser certains phénomènes

réputés soutenir l’intégration économique mondiale, ainsi que leur incidence sur

le rôle des États. D’abord, en ce qui concerne précisément le réseau mondial, il a

été constaté « qu’une fusion sur deux échoue et que les alliances sont fragi-

les » 183. Leur durée de vie n’est que de cinq ou six ans. Elles périssent des mê-

mes maux : insuffisante définition des objectifs visés, financement trop parcimo-

nieux, alliance entre inégaux, réorientation stratégique, incompatibilité entre

cultures d’entreprise, affaiblissement de l’un des partenaires. Quant au phénomè-

ne de la sous-traitance, s’il se développe à un rythme soutenu, il continue de rele-

ver d’une stratégie individuelle de la firme beaucoup plus qu’il ne procède d’un

mécanisme, volontaire ou non, global d’intégration. Il ne crée aucun lien organi-

que puisque son principe même est l’interchangeabilité des partenaires dès qu’ils

ne remplissent plus ou, au contraire, qu’ils assument mieux les exigences d’une

180 Ibid., p. 112.181 Olivier Bouba-Olga, op. cit., p. 118.182 Ibid, p. 118.183 Elie Cohen, op. cit., p. 51.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 71

production « à flux tendus ». La confusion est faite, de façon trop fréquente, entre

l’adaptation de la firme à la concurrence mondiale, qui lui impose les meilleures

et les plus grandes économies d’échelle, et par conséquent un déploiement maxi-

mum, et la perte de son identité nationale. Sur les cent premières multinationales

industrielles, « la quasi-totalité des firmes citées a une nationalité unique et trois

groupes seulement sont considérés comme binationaux » 184. Toutefois, comme

on l’a examiné, l’élargissement de l’assise géographique des multinationales in-

troduit une distorsion entre l’intérêt de l’entreprise, quand sa stratégie le com-

mande, et l’intérêt national. Cette stratégie correspond à une vision véritablement

mondiale [70] du marché. Elle est définie et arrêtée de manière nécessairement

très centralisée puisqu’il s’agit désormais de penser la production à l’échelle pla-

nétaire, mais elle s’adapte aussi à des demandes spécifiques, locales, et démar-

quées des demandes trop normalisées ; c’est la technique de la glocalization. Les

productions sont ainsi réparties et coordonnées à travers le monde. Dans différents

pays des usines sont spécialisées dans la fabrication de tel produit ou de tel élé-

ment et sont dimensionnées pour fournir une zone de marché plus large que le

marché local. Cette rationalisation permet de réduire les coûts grâce aux écono-

mies d’échelle obtenues dans la production et d’amortir des frais de recherche

toujours importants puisqu’il faut sans cesse innover. Elle dépend néanmoins des

conditions locales et des risques encourus (notion de risque/pays), et c’est pour-

quoi Zaki Laïdi n’a pas tort d’écrire que « la fonction d’assurance ou de réassu-

rance politique des États reste considérable », entendant par là que « dans chaque

espace national territorialisé, l’État est censé répondre rapidement à l’incertitude,

à la menace ou à la rupture provoquée par une panne, un attentat, une crise inter-

nationale, un risque technologique, ou une catastrophe humanitaire » 185. En ce

sens, sa thèse selon laquelle il n’y a pas de mondialisation durable sans État, est

exacte.

Pourtant, l’idéologie libérale tend à abaisser l’État au niveau d’un agent éco-

nomique comme un autre. C’est-à-dire qu’il doit soumettre ses décisions concer-

nant ses dépenses et ses recettes à la justice comptable du marché. Elle incline à le

ramener à son unique rôle d’État-gendarme, car le marché est plus capable que lui

de coordonner les préférences individuelles. Mais plutôt que de croire à cette ré-

gression, Laïdi croit percevoir l’avènement de « l’État de marché », celui caracté-

risé par « la propension croissante et universelle des États à intégrer les intérêts du

marché dans la définition de la rationalité publique, à faire du marché un levier de

la puissance étatique de sorte que, plus la logique marchande s’étend, plus l’État

184 Ibid., p. 61.185 Zaki Laïdi, La Grande Perturbation, Flammarion, Paris, 2004, p. 221.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 72

s’y trouve impliqué » 186. La place de l’État dans la mondialisation n’a donc pas

fini de faire couler de l’encre. D’une part, l’organisation des échanges de produits

finis ou semi-finis entre les filiales et entre les usines de différents pays, et la mo-

bilité géographique des unités de fabrication ou des [71] sous-traitants des gran-

des entreprises participent incontestablement à la réputation d’apatridie des firmes

multinationales. Tandis que l’État apparaît désarmé face à une finance globalisée

et libéralisée qui met directement en concurrence les systèmes sociaux. D’autre

part, principalement à cause de l’oligopolisation du marché, il est difficile de dé-

finir un véritable espace transnational. La géographie des firmes est plutôt celle

d’un entre-deux, entre ce dernier et le national, celle d’un partage entre autant de

« territoires d’entreprises » qu’il existe de groupes-réseaux transnationaux. Toute-

fois, ces derniers temps, la nouvelle gouvernance actionnariale des entreprises ac-

crédite un peu plus l’image d’un capitalisme sans racines.

La loi des marchés financiers

Le moyen essentiel de l’implantation des filiales permettant d’organiser mon-

dialement la production industrielle est l’investissement direct à l’étranger. Selon

la définition de référence qu’en a donnée le FMI en 1977, c’est « un investisse-

ment qui vise à acquérir un intérêt durable dans une entreprise exploitée dans un

pays autre que celui de l’investisseur, le but de ce dernier étant d’influer effecti-

vement sur la gestion de l’entreprise en question ». Ces dernières années les flux

d’IDE ont explosé : 1,4 milliard de dollars investis en 2000, presque un milliard de

dollars en 2005, d’après la CNUCED. Ces investissements sont devenus essentiels

pour les économies nationales : en 2004, alors que les États-Unis exportaient pour

400 milliards de dollars, les entreprises américaines vendaient pour

2 620 milliards de dollars de biens par l’intermédiaire de leurs filiales à l’étranger.

De cette situation commune à tous les acteurs a résulté l’internationalisation du

capital, elle-même génératrice du néocapitalisme évoqué plus haut. Il se distingue

de ses formes antérieures par la marchandisation du capital productif et la mobili-

té de plus en plus grande des capitaux en quête de rentabilité financière.

Avec les mesures de déréglementation adoptées (les trois D : dérégulation, dé-

sintermédiation bancaire, délocalisation), la libéralisation financière imposée au

cours des vingt dernières années du XXe siècle « allait servir de marchepied à

l’émergence d’une [72] finance globalisée extrêmement puissante, bref à un “mur

186 Ibid., p. 231.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 73

de l’argent” imposant, dont les principaux protagonistes sont aujourd’hui en posi-

tion d’exercer des “pouvoirs de marché” considérables » 187. Parmi ces puissants

acteurs de marché à côté des banques internationales on trouve les investisseurs

institutionnels (fonds de pension et fonds mutuels, ou hedge funds) qui collectent

l’épargne à travers le monde et qui sont devenus les nouveaux intermédiaires fi-

nanciers. Ces opérateurs se dressent parfois comme des forces indépendantes face

aux États, et ils sont présentés alors comme les grands féodaux de la finance

mondiale. En tout cas, leur croissance a été considérable : « Gérant 380 milliards

de dollars d’actifs en 1998 et 480 en 2000, ils ont atteint un encours de

1 000 milliards en 2004 et 1 200 en 2006. Cette expansion fulgurante est venue du

changement de structure de leur clientèle. Essentiellement composée de riches ca-

pitalistes individuels dans les années 1990, la clientèle des hedge funds s’est insti-

tutionnalisée » 188. Des noms viennent à l’esprit, tel celui de George Soros qui, à

la tête de l’un des plus puissants fonds de pension du monde, son Quantum Fund,

a été fortement soupçonné d’être à l’origine des attaques portées contre les mon-

naies du système monétaire européen en 1992-1993, d’abord, puis d’être directe-

ment responsable, mais avec moins de certitude puisque son principal accusateur

s’est rétracté par la suite, de la crise asiatique 189. Sans doute que dans ce dernier

cas l’excès de renommée lui a été néfaste. Les sommes déplacées sont telles, nous

dit François Morin, que leur mesure nécessite à ses yeux une nouvelle unité de

compte, le téradollar ou le téraeuro (qui comptabilise dans chaque cas le millier de

milliards de devises) 190. Mais le plus impressionnant est la faiblesse relative des

transactions de l’économie réelle (production et échanges commerciaux interna-

tionaux) soit 40,3 téradollars, par rapport aux 1 155 téradollars des transactions

financières 191. Et qu’au sein même de ces dernières, les transactions traditionnel-

les (celles du marché de changes et du marché obligataire) sont submergées par

celles du marché des produits dérivés. Ceux qui sont de loin les plus spéculatifs et

qui ont causé les dégâts que l’on connaît.

Cette évolution n’est pas sans rapport – tous les auteurs sont d’accord là-

dessus – avec la nouvelle gouvernance des entreprises qui s’est imposée au début

des années quatre-vint-dix. Elle correspond [73] à la reprise en mains des firmes

187 François Morin, Le Nouveau Mur de l’argent. Essai sur la finance globali-sée, Seuil, Paris, 2006, p. 21.

188 Michel Aglietta et Laurent Berrebi, Désordres dans le capitalisme mondial,Paris, Odile Jacob, p. 105.

189 Jean Luc Domenach, L’Asie en danger, Paris, Fayard, 1998, p. 50.190 F. Morin, op. cit., p. 47.191 Ibid., p. 50.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 74

par les actionnaires et à la domination des gestionnaires financiers. Car derrière

les mots, ici les marchés, il y a toujours les hommes avec leurs désirs, leurs inté-

rêts, et leurs ambitions. L’objectif de maximisation de la valeur actionnariale re-

joint l’intérêt du manager qui est « un dirigeant rémunéré en partie par un salaire

et en partie par des stocks options ce qui fait de lui […] un professionnel de la fi-

nance. Il a une vision de banquier d’affaires, de gestionnaire de portefeuille, qu’il

applique aux différentes activités de l’entreprise » 192. Cela implique, d’une part,

que le court terme soit le plus souvent privilégié aux dépens du long terme, au ti-

tre de la rentabilité sur les fonds propres dont le ratio exigé doit dépasser les

15 %, d’autre part, que les investissements soient négligés dans les économies

d’origine. Enfin que l’entreprise augmente son taux d’endettement afin de créer

de la valeur pour l’actionnaire. Dans « le régime de la valeur actionnariale » qui a

remplacé le « régime de croissance dit “fordiste” », dans laquelle la régulation par

les flux relevait d’une « progression conjointe de la productivité et des salaires »,

la régulation passe par les marchés d’actifs. Ceci implique que « c’est l’accroisse-

ment de la richesse des ménages, accompagné d’une inégalité sociale grandissan-

te, qui est le régulateur parce qu’il soutient la demande qui valide le rendement

financier du capital. Mais l’accroissement de cette richesse n’est pas possible sans

l’expansion du crédit qui élève les prix des actifs » 193. D’où la croissance sous

endettement.

En outre, comme « une grande partie de l’activité des investissements consiste

à transférer les risques liés à leurs placements vers d’autres acteurs qui ne sont pas

en capacité de leur résister : salariés, épargnants, retraités, pays émergents » 194,

cela crée des clivages au sein des formations sociales nationales entre les rentiers

et les autres. Robert Reich a parlé à ce propos de sécession. La divergence des in-

térêts entre des individus aux espaces de vie (et pour certains d’accumulation du

capital) aux échelles décalées entre le national et le mondial, ne peut qu’amoindrir

le lien social. Elle ne peut aussi qu’altérer la confiance dans le marché de tous

ceux qui sont exclus des réseaux les plus gratifiants. Bien plus, elle pourrait com-

promettre aussi la confiance dans les initiatives économiques des États [74] déci-

dés à réagir face au désordre des marchés monétaires et financiers et face à

l’activisme spéculateur des réseaux d’opérateurs. En ce sens, il serait regrettable

que de la création bienvenue de la monnaie unique européenne possède un ins-

trument qui favorise par trop l’Europe des rentiers contre l’Europe de l’emploi.

192 C. A. Michalet, op. cit., p. 92.193 M. Aglietta et L. Berrebi, op. cit., p. 57.194 F. Morin, op. cit., p. 79.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 75

Ce qui est un risque réel, compte tenu du vieillissement des populations euro-

péennes.

Les nouvelles hiérarchies économiques

La croissance du commerce mondial est considérable, et elle est, pour partie,

le reflet d’un changement dans la hiérarchie des puissances économiques. En va-

leurs, les exportations de marchandises sont passées de 57 milliards de dollars, en

1947, à 3 650, en 1992, et à 7 300 en 2003. Quant aux exportations de services,

insignifiantes au lendemain de la guerre, elles atteignent 1800 milliards de dollars,

toujours en 2003. Globalement, on constate une forte concentration des échanges

entre les États industrialisés de la Triade (75 % à 80 % des importations et des ex-

portations), avec un accroissement extraordinaire du commerce de marchandises

de la Chine (troisième importateur mondial en 2003, avec une progression annuel-

le de 40 %, et quatrième exportateur) et un certain décrochage des périphéries. À

l’Est de l’Europe, l’effondrement des systèmes d’économie planifiée et la transi-

tion vers l’économie de marché expliquent une contraction brutale de leur part

dans le commerce mondial entre 1970 et 1990, de 7,3 % à 4,1 %. Depuis, grâce à

l’adhésion à l’Union européenne pour l’Europe centrale et au raffermissement des

cours du pétrole pour la Russie, les résultats se sont améliorés. En 2003, les éco-

nomies en transition ont connu la plus forte augmentation du commerce extérieur,

après la Chine. Les États-Unis, en revanche, ont enregistré un déficit du commer-

ce des marchandises de 549 milliards de dollars, ce qui équivaut à 7,6 % des ex-

portations mondiales de marchandises. Quant aux échanges entre les pays du Sud

ils demeurent secondaires puisque les pays en voie de développement commer-

cent entre eux dans une proportion qui n’excède pas le tiers du total de leurs flux.

Enfin, la part de certaines régions dans le commerce [75] international est insigni-

fiante (1 % pour l’Afrique, un peu moins de 10 % pour le Moyen-Orient).

Pour les pays en développement, les pays industriels représentent un débouché

primordial, avec maintenant la Chine dont la demande en produits primaires ne

cesse d’augmenter. Certes, la Triade continue de peser de tout son poids sur les

échanges, mais avec des critères et selon des perspectives différents. L’Union eu-

ropéenne reste la première place commerciale du monde (près de 3000 milliards

de dollars en 2003 dont 1 000 pour le commerce extra UE) mais la croissance de

ses échanges ne progresse plus que lentement. L’Allemagne est encore le premier

exportateur mondial en valeurs, mais avec ce paradoxe d’un chômage qui semble

stabilisé tout en demeurant à un haut niveau, tandis qu’entre les années cinquante

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 76

et le milieu des années soixante-dix, les excédents commerciaux allemands, moins

élevés que ceux de ces dernières années (dix milliards d’euros en 1972 contre

160 milliards en 2004 et 190 milliards en 2007), s’accompagnaient du plein-

emploi. Ce retournement s’explique, à la fois, par la toujours remarquable spécia-

lisation internationale de ses industries électromécaniques et chimiques, et par le

fait qu’elle ait « délocalisé, surtout dans les PECO, à peu près le tiers de la valeur

ajoutée qui entre dans ses exportations manufacturières… » 195. Autrement dit,

l’industrie allemande profiterait toujours de sa réputation tout en fabriquant de

plus en plus à l’étranger. Les groupes industriels allemands ont maintenu leur

rang, au point de devenir les weltmeister (leaders mondiaux) dans plusieurs sec-

teurs, malgré le cours de l’euro et malgré le prix de la main-d’œuvre autochtone

(qui s’en trouve en partie sous-employée) en redéployant leurs activités à

l’étranger (les coûts de fabrication sont huit fois moins élevés chez le voisin polo-

nais).

Inquiet de cette dérive qui cache une forte désindustrialisation (la plus forte au

sein de l’OCDE depuis 1990 avec celle du Japon) un économiste allemand parle

« d’économie de bazar » et entend alerter l’opinion que l’Allemagne ne pourra

pas compter longtemps sur le « made in Germany » 196. Michalet fait remarquer

que les ex-PECO (Pays d’Europe centrale et orientale) eux-mêmes, avantagés dans

un premier temps, sont menacés par les délocalisations vers la Chine (par exem-

ple, 74 % des exportations [76] de la Hongrie et 71 % de ses importations sont

imputables aux multinationales). C’est, bien sûr, de cette dernière que provient le

principal changement dans la hiérarchie économique. Ses exportations étaient, en

2003, presque au niveau de celle du Japon (438,4 milliards de dollars contre

471,9). Elle s’annonce maintenant au troisième rang mondial, en termes de PIB,

devançant l’Allemagne. Avec un produit de 3 100 milliards de dollars en 2007,

elle arrive derrière le Japon et les États-Unis 197.

Quant aux États-Unis, second exportateur et premier importateur, ils accusent

un déficit commercial (500 milliards de dollars en 2005) qui équivaut à 4,9 % de

leur PIB. Ce qui a de quoi inquiéter les pays partenaires de l’économie américaine,

surtout si l’on prend en considération son endettement officiel, et le fait paradoxal

pour une économie dominante qu’elle importe plus de capitaux qu’elle n’en ex-

porte. Mais il faut se méfier des apparences. Si l’on en croit Michalet, qui

s’appuie sur les travaux de différents économistes américains, il se trouve que

195 C. A. Michalet, op. cit., p. 65.196 Hans Werner Sinn, Die Basar-Ökonomie.Deutschland : Export­weltmeister

oder Schlusslicht ?, Munich, Econ, 2005.197 Le Monde du 19 juillet 2007.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 77

« l’économie américaine n’est plus le pays ayant la dette la plus forte du monde,

mais, au contraire, qu’il est un créancier net du reste du monde » 198. D’abord,

parce que le déficit commercial américain n’existerait pas « à partir du moment

où étaient prises en considération les ventes des filiales sous contrôle des firmes

américaines dans le monde » 199. Autrement dit, la balance commerciale classique

n’intègre pas la réalité de la transnationalisation des firmes. Ensuite, la comptabi-

lisation des avoirs américains à l’étranger serait fausse au point de laisser de côté

3,1 trillions de dollars d’actifs nets. Cette sous-estimation de l’immense richesse

financière des États-Unis tient à trois causes : la sous-évaluation du rendement des

investissements US à l’étranger qui est à l’origine d’une manne insoupçonnée

(dark matter) ; la conservation par les banques américaines de réserves en dollars

sans le moindre taux d’intérêt, alors même que les États-Unis prélèvent sur les

institutions étrangères un droit d’émission évalué à 5 % dont le produit permet

d’acheter des actifs ; le rendement relativement faible des capitaux investis aux

États-Unis en raison de contraintes fiscales.

En somme, si la globalisation induit des changements hiérarchiques évidents

(ceux qui opèrent au sein de l’économie réelle), elle [77] conforte ou modifie des

positions de manière bien plus discrète ou invisible par le biais des processus de la

transnationalisation. Tant et si bien que le pouvoir financier et économique n’est

pas toujours là où on le croit. Il n’en reste pas moins, que les pays émergents

poursuivent leur rattrapage avec une croissance agrégée moyenne de 6% depuis

l’an 2000, contre 2,5 % pour les pays développés. Ce qui impliquerait, si les taux

se maintiennent, que « les pays émergents d’Asie, d’Amérique latine et du

Moyen-Orient feraient 66 % du PIB mondial en 2030, mesuré en parité de pouvoir

d’achat selon les calculs de Maddison, contre 40 % en 1913, 38 % en 1950 et

50 % en 2005. Comme ces pays faisaient ensemble 70 % du PIB mondial en 1820,

cela signifie que le régime de croissance mondiale du XXIe siècle effacerait pres-

que les effets de la révolution industrielle qui avait fait reculer irrémédiablement

ces pays vis-à-vis de l’Occident » 200.

198 C. A. Michalet, p. 97.199 Ibid., p. 98.200 M. Aglietta et L. Berrebi, op. cit., p. 9.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 78

Les contradictions de l’économie mondiale

et les impasses de sa gouvernance

Les bouleversements liés à la libéralisation des échanges et des mouvements

de capitaux modifient radicalement les relations économiques internationales et

ont donc de profondes conséquences sur la vie économique et sociale de tous les

pays du monde. Parmi celles-ci, les observateurs s’accordent pour souligner

l’accroissement des inégalités dans toutes les sociétés, en instillant la pauvreté

dans l’abondance au Nord et en enrichissant des pays du Sud tout en accentuant le

sous-développement chez certains. On dispose à ce propos du rapport dressé par

la « Commission mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation » de

l’Organisation internationale du Travail (OIT), publié en février 2004 201. Si la

croissance mondiale a été au rendez-vous, en particulier celle du commerce inter-

national ou celle d’une région comme l’Asie de l’Est, les résultats globaux en

termes de croissance du revenu par habitant sont mitigés. En effet, si dans cette

dernière région, « la croissance a permis à plus de 200 millions de personnes de

sortir de la pauvreté en une seule décennie » 202, il faut admettre qu’« entre 1985

et 2000, la croissance du revenu par habitant n’a été supérieure à 3 pour [78] cent

par an que dans 16 pays en développement. Elle a été inférieure à 2 pour cent par

an dans 55 pays en développement et elle a même été négative dans 23 d’entre

eux. Au cours de cette même période, l’écart de revenu entre les pays les plus ri-

ches et les plus pauvres a considérablement augmenté » 203. À cet égard, un phé-

nomène frappant est « la forte augmentation de la part du 1 pour cent de la popu-

lation qui a les plus gros revenus aux États-Unis, au Royaume-Uni et au Cana-

da » 204.

Dans le même temps, la mondialisation a entraîné une unification progressive

du marché du travail qui s’est traduite par la création d’un excès structurel de

main-d’œuvre (à elles seules, la Chine et l’Inde ont doublé l’offre de travail glo-

bale). Par conséquent, elle contribue à la déstructuration de l’emploi là où il était

le plus organisé, à savoir les pays développés. Dès lors, certains, comme Alan

Tonelson, voient dans la globalisation une « course vers le fond » des travailleurs

201 OIT, Une mondialisation juste. Créer des opportunités pour tous, Genève,2004, http://www.ilo.org./public/french/wcsdg./index.htm

202 Ibid., p. 3.203 Ibid., p. 39.204 Ibid., p. 46.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 79

des pays industrialisés et spécialement des Américains 205. Contrairement à la

doctrine officielle, la globalisation a ses gagnants et ses perdants. Pour Pierre-

Noël Giraud, avec les évolutions de la régulation de la finance et du commerce in-

ternational, ensemble « elles favorisent la montée des pays émergents, c’est-à-dire

aujourd’hui de pays comptant près de trois milliards d’hommes » tandis qu’« elles

laissent peu d’espoir à court terme aux autres pays de l’ex-Tiers-monde : ils de-

vront attendre que les actuels pays émergents veuillent bien délocaliser chez eux

ce qu’ils ne veulent plus faire ». Enfin, « elles tendent à accroître partout les iné-

galités économiques internes » 206. Ce sont ces polarisations qui entretiennent la

critique néomarxiste d’auteurs comme Immanuel Wallerstein ou Giovanni Arrig-

hi 207. Et qui poussent certains de leurs émules à revendiquer « une autre mondia-

lisation ». Couplées avec les dérives du système financier mondial, elles suscitent

le scepticisme de nombreux économistes, en particulier des Français qui ont parti-

cipé de près ou de loin à l’école dite de la Régulation. La gouvernance mondiale

est dans l’impasse comme le déplore Aglietta. La crise qu’il redoutait a bien eu

lieu. Et il y a fort à parier que les solutions seront à rechercher du côté d’un néo-

mercantilisme régional plutôt que de celui d’un cosmopolitisme impraticable.

[79]

La déstructuration de l’emploi

dans les pays développés

La réciprocité ou l’enrichissement mutuel qui donnent sens à

l’interdépendance économique, sont difficiles à faire admettre quand les coûts et

les inconvénients paraissent plus lourds que les avantages tirés de l’échange, ou

quand ils sont réputés retomber sur une catégorie unique de partenaires. Surtout

lorsque des travaux d’économistes, tels qu’Alan Wood en Grande-Bretagne, ou

Jean Marie Cardebat en France, « conduisent à penser que les délocalisations et,

plus généralement, le commerce avec les pays à bas salaires, ont une incidence

non négligeable, au moins sur la structure de l’emploi » 208. D’une part, parce que

205 Alan Tonelson, The Race to the Bottom, Westview Press, Boulder, 2002.206 Pierre-Noël Giraud, « Comment la globalisation façonne le monde », op.

cit., p. 929.207 Giovanni Arrighi & Beverly J. Silver, Chaos and Governance in the Modern

World System, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1999.208 Jean-Marie Cardebat, La Mondialisation et l’emploi, Paris, La Découverte,

col. « Repères », 2002.

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les importations remplacent des productions domestiques. D’autre part, parce que

la concurrence incite les entreprises des pays industrialisés à substituer des ma-

chines à de la main-d’œuvre locale, trop chère, à automatiser sans cesse. Enfin, en

raison de ces délocalisations tellement redoutées et qu’il convient de bien cerner.

D’après Bouba-Olga, il faut définir la délocalisation « comme la fermeture (éven-

tuellement progressive) d’une unité de production implantée sur un territoire, ac-

compagnée de sa réouverture sur un autre territoire » 209. Et peu importe

l’objectif de l’opération : le rapprochement d’un nouveau marché ou la volonté de

tirer parti des écarts nationaux de coûts de production, sachant que ce second cri-

tère, parce qu’il est alors le seul pris en compte, est souvent utilisé pour restrein-

dre le champ de la délocalisation. Celle-ci doit être normalement distinguée de

l’externalisation, à savoir le fait qu’une entreprise ferme une unité de production

pour faire appel à un fournisseur étranger. Dans la mesure où, comme le dit

l’économiste, elle décide de passer par le marché, sa décision doit, en général,

beaucoup aux disparités de l’offre de travail mondial. De celles-ci, il en existe à

l’intérieur des territoires nationaux qui peuvent entraîner des déplacements de si-

tes, mais fait-il remarquer, on réserve néanmoins l’usage du terme délocalisation

au niveau international. C’est que c’est à ce stade-là que le phénomène inquiète le

plus. Et il y a de quoi parce que la pression sur les salariés des pays développés

n’est pas prête de diminuer quand on sait que la force de travail a augmenté de

2,2 % par an au Brésil, de 2,5 % aux Philippines, de 1,9 % en [80] Inde, de 2 % en

Chine, entre 1980 et 1993, et que, surtout, dans les trente années qui viennent,

d’après la Banque mondiale, la masse des nouveaux travailleurs dans le monde va

passer de 450 millions, en 2000, à plus de un milliard 210. Or, 99 % de ce milliard

d’individus vivra dans des pays où, en moyenne, le revenu par tête était de moins

de 8 600 dollars par an, en 1993. Ce qui laisse prévoir, qu’en 2025, 89 % de la

force de travail mondiale, dont 61 % vivra dans les pays les plus pauvres, vont se

concentrer sur les États où le revenu par tête et par habitant était inférieur à

695 dollars en 1993 211 ! Avec ce que rapporte Alan Tonelson, l’un des porte-

parole du syndicalisme américain, on a le sentiment que « l’armée de réserve » du

prolétariat offre de belles perspectives aux entreprises. D’autres experts améri-

cains pensent pouvoir, d’ores et déjà, constater les dégâts causés à l’emploi amé-

ricain par le développement du commerce entre les États-Unis et la Chine. Ainsi,

Robert E. Scott soutient que « contrairement aux prédictions de ses supporters,

l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) n’a pas

209 O. Bouba-Olga, op. cit., p. 10.210 A. Tonelson, op. cit., p. 55-56.211 Ibid., p. 56.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 81

permis de réduire son surplus commercial avec les États-Unis, ni fait s’accroître

l’emploi industriel américain. La montée du déficit du commerce américain avec

la Chine entre 1997 et 2006 a anéanti une production qui aurait pu entretenir

2 166 000 emplois aux États-Unis. La plupart de ceux-ci (1,8 million) ont été per-

dus depuis que la Chine a adhéré à l’OMC en 2001 » 212. Chine et Inde vont-elles

écraser le marché mondial ?

Dans le domaine de la mondialisation de l’économie et des finances, l’intérêt

marchand des firmes et des banques est clair, évident, et leur stratégie de dé-

ploiement planétaire obéit à trois objectifs liés : les gains de productivité, les éco-

nomies d’échelle, et l’extension des parts de marché. Le déploiement passe par le

développement de firmes-réseaux ou par la création de réseaux d’entreprises plus

décentralisés que les premières. Les formes d’organisation différencient les deux

systèmes, mais dans les deux cas il s’agit bien de coordonner des sous-traitances,

en amont comme en aval, de manière comme le dit François Chesnais à internali-

ser les « externalités » offertes par le fonctionnement en réseau. Parmi celles-ci,

on peut énumérer l’appropriation de faibles coûts de production et d’innovations

technologiques, la [81] réduction de la dépendance par rapport au marché inté-

rieur, la segmentation des marchés nationaux, la discrimination des prix,

l’assouplissement des rapports hiérarchiques internes en faisant retomber les

coercitions sur la sous-traitance. On comprend, qu’en revanche, les conséquences

de cette politique commerciale n’inspirent pas la confiance aux populations sala-

riées des États développés. D’une part parce que, incontestablement, les consécu-

tives au redéploiement déstructurent l’emploi. D’autre part, parce que la globali-

sation du marché du travail entraîne une propension à la baisse des revenus de ce-

lui-ci, et un amenuisement de la protection sociale. L’économie réticulaire trans-

nationale déstabilise les sociétés. Elle fait peser une lourde menace sur les classes

moyennes comme cela a été bien montré 213. Et avec le concours des marchés fi-

nanciers, elle creuse les inégalités. En effet, la mobilité accélérée du capital per-

met, selon Robert Reich, aux plus riches de le devenir plus en même temps

qu’elle appauvrit davantage les plus pauvres 214. Ceci en raison de l’élargis-

sement du fossé entre les rémunérations que les individus reçoivent pour leur tra-

vail (opposition entre « les manipulateurs de symboles » et « les travailleurs rou-

212 Robert E. Scott, « Costly Trade With China. Millions of US jobs displacedwith net job loss in every state », EPI Briefing Paper, Washington, May 2,2007.

213 Pierre-Noël Giraud, L’Inégalité du monde. Économie du monde contempo-rain, Paris, Gallimard, 1996.

214 Robert Reich, op. cit.

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tiniers »), et en raison de l’écart grandissant entre les revenus du capital, lequel

diffuse au-delà des frontières avec la propriété des entreprises, et ceux des sala-

riés. Aux États-Unis notamment, « on voit que la tranche des revenus les plus fai-

bles n’a progressé que de manière insignifiante sur plus de 20 ans (moins de

0,5 % par an) dans un pays qui a connu une forte croissance dans les années 1990.

[…] De 1990 à 2001, le revenu nominal des dirigeants a augmenté de 300 %

contre 35 % pour le salaire minimum » 215. En somme, il semble bien qu’on as-

siste aux installations concomitantes d’un oligopole productif et commercial et

d’un corporatisme sociétal transnational, pour reprendre, mais avec une connota-

tion plus négative que celle qui est la sienne, une expression de Michel Lalle-

ment 216. L’oligopole industriel mais aussi tertiaire – car les services sont de plus

en plus concernés – dérive directement de la concentration du capital à l’échelle

mondiale du fait de la constitution des réseaux d’entreprises et de leur resserre-

ment à quelques unités par branches d’activités. La physionomie de ces réseaux

est compliquée par de [82] nombreuses alliances qui réduisent l’espace de concur-

rence, tout en exacerbant celle des groupes restés en lice. En face, par corporatis-

me sociétal transnational, nous sommes tentés de qualifier la situation de confron-

tation, au niveau mondial et au-delà des frontières, de catégories sociales aux inté-

rêts économiques spécifiques et divergents, aux pouvoirs de négociation très iné-

gaux.

Face à toutes ces alarmes, quelques-uns, tel Élie Cohen, ont entendu dénoncer

« la corrélation fallacieuse entre développement des échanges et croissance du

chômage », faisant valoir que « le degré d’ouverture de l’économie française n’a

pas sensiblement crû depuis 1977, alors que le chômage a augmenté de 250 %

tandis que seulement 4 % des investissements extérieurs français se dirigent vers

des pays à bas salaire ». Par conséquent, cela voudrait dire que « la part du com-

merce international réalisé avec les pays en voie de développement est trop faible

pour expliquer l’ampleur du phénomène (la crise de l’emploi) constaté surtout en

215 M. Aglietta et L. Berrebi, op. cit., p. 140.216 Michel Lallement, « Le rôle du “corporatisme sociétal” dans la régulation

économique et la gestion de l’emploi », dans Problèmes économiquesn° 2248, du 7 novembre 1991. En extrapolant à partir du texte de ce socio-logue français, on peut envisager le « corporatisme sociétal transnational »comme un système de représentation et de confrontation, au niveau mondial,des intérêts économiques et sociaux des différents groupes d’acteurs mis enprésence par la globalisation, afin qu’ils règlent raisonnablement leurs diffé-rends. Mais, en attendant, l’expression risque fort de désigner longtemps uncomportement unilatéral et de conserver sa connotation plutôt péjorative.

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Europe, et les besoins des PVD (pays en voie de développement) sont tels qu’ils

constitueront à l’avenir des débouchés importants pour les pays industriels » 217.

Cette argumentation est-elle toujours tenable et s’agit-il, avec les chiffres cités

plus avant, de simples extrapolations et d’une peur injustifiée ? Ou bien, au

contraire, ne sont-ce là que des prémisses tandis que le vrai défi reste à venir,

comme l’a annoncé Pierre-Noël Giraud ? Son pronostic à lui est que l’augmen-

tation même équilibrée du commerce entre pays riches et pays à bas salaires va

faire que dans les vieux pays industriels « les créations d’emplois compétitifs ne

pourront compenser les destructions d’emplois exposés. En conséquence soit le

chômage et les inégalités de revenus s’accroîtront, soif les inégalités de revenus

s’accroîtront sans chômage, mais dans ce cas encore plus vite… » 218. Cette évo-

lution est d’autant plus à craindre que la croissance de la proportion des emplois

hautement qualifiés est assez loin de ce que l’on annonce régulièrement dans les

pays riches. À partir des documents publiés par le ministère du Travail américain,

Tonelson analyse que « le total du nombre d’Américains qui, en 1998, étaient

classés comme managers généraux, décideurs de haut niveau, ingénieurs de toutes

sortes, informaticiens, juristes, médecins et dentistes, représentaient 5,2 % du total

des 140,5 millions d’actifs. En 2006, ces mêmes [83] emplois étaient supposés at-

teindre seulement 5,8 % des 160,8 millions d’actifs » 219. Il note aussi que selon

ces mêmes publications « entre 1998 et 2008, l’économie américaine créera près

de 55 millions de nouveaux emplois. Quelque 20,3 millions correspondront à

l’extension d’opportunités d’emploi. Le reste sera généré par la nécessité de re-

convertir des travailleurs qui perdent leur emploi ou qui abandonnent leurs an-

ciennes occupations pour des nouvelles » 220.

217 Élie Cohen, La Tentation hexagonale. La souveraineté à l’épreuve de lamondialisation, Paris, Fayard, 1996, p. 129-131.

218 P. N. Giraud, L’Inégalité du monde, op. cit., p. 213.219 A. Tonelson, op. cit., p. 30.220 Ibid., p. 29.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 84

Essor de la « superclasse globale » (ou hyperclasse)

et crise des classes moyennes

À la crise en gestation des classes moyennes fait face l’insolente réussite de

cette « superclasse globale » que décrit David Rothkopf, et qu’il évalue à 6 000

personnes pour six milliards d’humains 221. Hyperclasse vaudrait-il mieux écrire,

en ce sens que dans son esprit, elle répond moins à la catégorie marxiste (caracté-

risée par une forte homogénéité et une relative solidarité) qu’à un réseau transna-

tional d’élites aux origines multiples. Parce que mélange d’hommes d’affaires,

des médias, banquiers, financiers, chefs d’entreprise, écrivains, journalistes, ve-

dettes du show-business, Rothkopf pense en effet qu’elle est la juste transcription

de ce que Vilfredo Pareto, et plus tard Wright Mills, caractérisait comme une

« élite de pouvoir » 222. Il n’empêche que son dénominateur commun est l’argent

puisque selon le rapport de l’ONU de 2006 qu’il cite, 10 % de la population mon-

diale contrôlait 85 % des richesses, 2 % en possédaient la moitié et 1 % en déte-

nait 40 %. Son essor est donc directement lié au marché mondial parce que « la

globalisation n’a pas seulement produit un marché sans frontières, mais aussi le

système de classe qui va avec lui », écrit Jeff Faux 223. L’économie mondiale est

en train de créer une élite globale, que celui-ci appelle le « parti de Davos », et qui

a fait depuis longtemps du cosmopolitisme un style de vie comme le montre bien

Rothkopf dans son livre. Son vecteur est l’usage de plus en plus répandu de

l’Anglais en liaison avec des pratiques professionnelles standardisées. À quoi

s’ajoutent la référence commune aux mêmes sources d’information et la fréquen-

tation des mêmes lieux de passage et de loisirs. [84] Toutefois, cette culture

commune n’est pas exempte des rapports de force et à l’abri d’un choc culturel

interne ou d’un renversement d’influence. En effet, il serait naïf, et quelque peu

condescendant, que de croire que la participation de plus en plus nombreuse

d’Asiatiques à l’élite mondiale implique leur occidentalisation systématique 224.

La montée en puissance des milliardaires issus d’Asie et d’autres régions du mon-

de ne peut qu’engendrer un changement de valeurs, dans le sens par exemple

d’une plus grande tolérance envers la corruption, et un repli des conceptions occi-

221 David Rothkopf, Superclass. The Global Power Elite And The World TheyAre Making, Londres, Little Brown, 2008, préface, p. XIV et p. 29-33.

222 Ibid., p. 37-39.223 Jeff Faux, The Global Class War, New York, John Wiley, 2006.224 David Rothkopf, op. cit., p. 313.

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dentales du monde, de la société, de la condition humaine. De ces constats déri-

vent deux conséquences majeures. D’abord, que les individus qui participent à la

nouvelle élite mondiale ont plus d’intérêts en commun qu’ils n’en ont avec les

classes moyennes ou pauvres dont ils partagent la nationalité. Le fossé se creuse

parce que si dans le passé, en dépit des conflits interclasses, le travail et le capital

allaient de pair, il n’en va plus du tout ainsi. C’est la notion même de société que

la mondialisation rend caduque. Avec la dégradation des conditions de vie des

peuples, une opposition de plus en plus nette se dessine entre ceux que Rothkopf

appelle les « globalistes et nationalistes », c’est-à-dire l’oligarchie mondialiste,

d’une part, et les multiples mouvements populistes à venir, d’autre part 225. Cette

« ligne de faille politique du nouveau siècle » va traverser tous les États. À

l’occasion de la grande crise qui s’annonce, elle pourrait susciter des changements

politiques inattendus dans leur composition. Ensuite, l’hétérogénéité axiologique

(celle des valeurs) de l’hyperclasse, qui n’existe que par et que pour l’argent, et,

nous l’examinerons plus loin, la généralisation du communautarisme et des phé-

nomènes d’ethnicisation à l’échelle globale, rendent inepte l’idée d’une société

mondiale en devenir.

Au centre de l’hyperclasse se tient l’élite financière. Elle contient les immen-

ses fortunes privées et institutionnelles. Autour gravitent les élites de différents

ordres qui sont autant de relais d’influence. Rothkopf décrit leurs liens, montre

comment le pouvoir de l’argent, le pouvoir institutionnel, le pouvoir médiatique et

le pouvoir politique sont mobilisés et interconnectés pour que le monde aille dans

la direction voulue. Il ajoute que si [85] « aujourd’hui, les compagnies dominent

la superclasse et que les Américains dominent parmi les leaders de ces compa-

gnies », les choses sont en train de changer 226. Cela s’explique par la percée de

nouveaux leaders issus des pays émergents. C’est que l’accès à l’hyperclasse est

relativement ouvert, en tout cas plus qu’il ne l’était aux anciennes élites 227. La

rapidité des fortunes est stupéfiante. Néanmoins, la porte reste étroite et l’auteur

se demande si le conflit entre les partisans de la mondialisation et les peuples

n’est pas inévitable, si les marchés se montrent toujours aussi injustes dans la dis-

tribution de la richesse, si sous l’apparence de la libre concurrence il n’existe tou-

jours pas de véritable égalité des chances 228. D’autant plus qu’avec la crise les

exaspérations vont grossir. Elles vont le faire, dans les pays développés, si la

225 Ibid., p. 145-189.226 Ibid., p. 143.227 Ibid, « How to become a member of the Superclass », p. 254-295.228 Ibid., p. 322.

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« dégringolade des classes moyennes » se poursuit 229, et si les allocations de re-

traite fondent avec les hedge funds comme cela est déjà le cas pour nombre de

Britanniques 230, et dans les pays émergents, si l’arrêt de la croissance ruine les

espérances et se double d’une crise alimentaire. Il y a fort à parier que la classe

moyenne, dont Robert Rochefort explique qu’elle n’existe plus tellement elle s’est

émiettée 231, rejoigne dans l’avenir les mouvements populistes. Maintenant

qu’elle n’a plus rien à attendre de la mondialisation en termes de pouvoir d’achat

comme le déplore le directeur du CREDOC, parce que la faible progression des sa-

laires en France et en Europe n’est plus compensée par la baisse spectaculaire des

prix grâce aux importations de produits fabriqués en Chine 232. La poursuite du

libre-échange ne fera qu’accentuer le sentiment de « déclassement » des classes

moyennes constaté par Louis Chauvel 233, en raison de son dysfonctionnement

reconnu par ses propres théoriciens.

La mise en cause du théorème HOS,

ultime justification du libre-échange

En rapport avec ces constats empiriques, les discussions qu’ils soulèvent ont

fini par rejaillir sur la théorie économique, et plus précisément sur celle du com-

merce international. Avec en première ligne, le célèbre théorème HOS (Heck-

scher-Ohlin-Samuelson) [86] dont Michalet nous explique qu’il n’est plus de sai-

son – ce que nous avions nous-mêmes subodoré 234 – parce qu’il ne pouvait

s’appliquer qu’à l’ancienne économie internationale fondée sur la fixité des fac-

teurs de production 235. Une opinion confirmée par Paul Samuelson lui-

229 « Classes moyennes, la dégringolade », Le Point, 26 juin 2008, p. 74-82.230 Virginie Malingre « La crise boursière fragilise les régimes de retraite des

Britanniques », Le Monde, 30 novembre 2008.231 Le Point, article cité, p. 75.232 Ibid., p. 75 et p. 81. « La société de consommation et les classes moyennes

ont marché main dans la main jusqu’à la fin des années 90. Le divorce s’estproduit lorsque le pouvoir d’achat s’est mis à stagner, tandis quel’innovation, elle, continuait », écrit Robert Rochefort qui distingue entredes « classes moyennes supérieures » et des « classes moyennes inférieu-res ».

233 Louis Chauvel, Les Classes moyennes à la dérive, Paris, Seuil, 2007.234 G. Dussouy, Quelle géopolitique…, op. cit., p. 188-189.235 C. A. Michalet, op. cit., p. 46.

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même 236, qui impute le mal, le nouveau dysfonctionnement théorique, à

l’outsourcing mondial, c’est-à-dire à la sous-traitance généralisée. En particulier

quand elle se traduit par la délocalisation des services et des laboratoires de re-

cherche, comme elle se pratique depuis quelques années vers l’Inde. Ève Charrin,

qui nous rapporte le débat soulevé aux États-Unis par la volte-face du théoricien

américain, prix Nobel pour ses travaux sur l’échange international, considère que

les délocalisations de matière grise et de centres de recherche vont permettre à ce

pays de bouleverser la donne économique mondiale à son avantage, d’une maniè-

re que l’on ne soupçonne pas, notamment en France 237.

Il faut rappeler que le théorème HOS découle de la théorie des avantages com-

paratifs de David Ricardo, et il postule que l’égalisation de la rémunération des

facteurs s’opère au fur et à mesure que l’échange réduit l’inégale dotation qui jus-

tifie sa propre existence. Il faut ajouter qu’il présuppose la fixité des facteurs de

production. En effet, selon sa logique, en se spécialisant dans la production qui

fait appel au facteur le plus abondant, à des prix bas, chaque pays intensifie

l’utilisation de ce facteur, ce qui en relève le prix, tandis que les importations se

substituant à la production domestique, réduisent l’emploi du facteur rare, ce qui

fait baisser son prix. Au final, chaque pays, à défaut de disposer d’un avantage

absolu sur tous les autres peut bénéficier d’un avantage comparatif. Mais avec la

globalisation tout, ou presque, a changé. La nouvelle mobilité des facteurs, surtout

celle du capital financier et du capital technologique, rend caduc l’avantage com-

paratif au profit de l’avantage compétitif qui « renoue avec l’avantage absolu

d’Adam Smith, celui qui permet au vainqueur d’empocher toute la mise », écrit

Michalet 238. Et le vainqueur est du côté des économies émergentes parce qu’avec

les délocalisations high tech, précise Samuelson, les pays développés, dont les

États-Unis pour lesquels il s’inquiète d’abord, se [87] privent de tout avantage

comparatif. En effet, « si le capital et la technique migrent là où le travail est le

moins cher, c’est l’avantage absolu qui compte – il n’y a plus d’avantage compa-

ratif », renchérit un autre économiste, Paul Craig Roberts 239. D’autant plus

qu’au niveau du marché du travail, le moins fluide et dans lequel le théorème HOS

pouvait encore faire sens dans sa version révisée (théorème Stolper-Samuelson), il

faudra tant de temps avant que le niveau des salaires, là où le facteur travail est

236 Paul Samuelson, « Where Ricardo and Mill… », article cité.237 Eve Charrin, L’Inde à l’assaut du monde, Paris, Grasset, 2007. Pour le dé-

bat, voir p. 273-287.238 C. A. Michalet, op. cit., p. 69.239 Cité par Ève Charrin, op. cit., p. 285.

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très abondant, ne rattrape celui des pays les plus avancés, que bien des dégâts au-

ront été faits 240.

En second lieu, la nouvelle théorie du commerce international exposée, entre

autres, par Helpman et Krugman, qui entend démontrer « que lorsque deux pays

s’ouvrent à l’échange, les rémunérations réelles des facteurs de production abon-

dants aussi bien que rares peuvent augmenter dans chaque pays », se heurte,

d’après Jean-Marie Cardebat, à une forte réserve 241. À savoir qu’il s’applique

difficilement aux échanges entre pays développés et non-développés parce qu’« il

n’est valable que lorsque les deux pays qui s’ouvrent à l’échange sont suffisam-

ment proches en termes de dotations factorielles » 242. En effet, prenant acte de ce

que « si les conclusions du théorème de Stolper-Samuelson sont remises en cause,

sa logique n’est pas atteinte », un économiste a néanmoins montré, dès 1997,

« que l’abandon des relations commerciales avec les pays à bas salaires permet-

trait d’accroître le salaire relatif des travailleurs non qualifiés dans neuf des pays

de la CEE à douze » 243. Tant et si bien que ce qui protège encore l’emploi dans

les pays du Nord, c’est « l’imperfection des marchés des biens et services », c’est-

à-dire tout ce qui structurellement et institutionnellement les fragmentent et les

segmentent 244. Il faut croire que Cardebat a vu juste puisque Paul Krugman a fini

par convenir que dans une économie mondiale à la merci de l’outsourcing, « le

cercle des gagnants est des plus restreints » 245. Enfin, la crise de l’emploi dans

les États occidentaux, engendrée par un libre-échange dévoyé, libre-échange qui

n’en est plus un puisque les pays et leurs partenaires ou facteurs respectifs sont

dissous dans un même marché, ne risque-t-elle pas d’être aggravée par

l’émergence de ce que certains [88] théoriciens perçoivent comme un « nouveau

système productif » à base de « coûts fixes » 246 ? Soit un système de moins en

moins consommateur de travail grâce aux nouvelles technologies d’information et

de communication, grâce à une nouvelle organisation industrielle qui feraient que

le coût de production d’un bien reste inchangé quelle que soit la quantité produite.

Les seuls coûts à supporter sont alors les coûts fixes initiaux. Fondateur d’un es-

pace globalisé par les techniques, le nouveau système faiblement créateur

240 J. M. Cardebat, op. cit., p. 9-10.241 Ibid, p. 27.242 Ibid, p. 27.243 Ibid., p. 27-28.244 Ibid., p. 30-31.245 Cité par Ève Charrin, op. cit., p. 310.246 Jean-Hervé Lorenzi, « Un nouveau système productif ? », Pierre Dockès, op.

cit., p. 123-165.

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d’emplois serait, d’après Jean-Hervé Lorenzi, susceptible de générer une concur-

rence accrue par l’élargissement des activités concurrentes.

Au total, la repolarisation guette d’autant plus les sociétés développées que

celles-ci vont connaître une grave crise démographique. Un fossé intergénération-

nel risque de se creuser, car on voit mal comment une population active réduite,

en proie au chômage et à la stagnation des salaires, en raison des délocalisations

et de la faiblesse de la demande intérieure, pourra longtemps faire face au finan-

cement de l’édifice social élaboré depuis la seconde guerre mondiale. La crise so-

ciale grecque de l’automne 2008, celle de la jeunesse du pays, est un signe annon-

ciateur d’un phénomène qui pourrait bien embraser toute l’Europe. Au fait de ces

réalités, Michel Godet avait annoncé un tel choc pour 2006, en France 247. Il ne

s’est pas encore produit, mais ce n’est sans doute que partie remise, compte tenu

que dans ce pays, quand les jeunes de moins de 20 ans étaient, en 1968, deux fois

plus nombreux que les plus de soixante ans, ce devrait être l’inverse en 2050.

Nous y reviendrons.

La transformation des périphéries

et les tribulations de l’OMC

Si la globalisation pose des problèmes économiques et sociaux aux pays in-

dustrialisés, on se doute qu’il en va de même pour bon nombre de pays en déve-

loppement. En tout cas, pour tous ceux qui n’ont pas su prendre à temps « le train

de la mondialisation », ou qui l’ont pris dans de mauvaises conditions, et qui dès

lors ont connu la désillusion. 248 C’est pourquoi, aujourd’hui, parce « qu’on les

force à ouvrir leurs marchés aux [89] produits des pays industriels avancés, qui

eux-mêmes continuent à protéger leurs propres marchés » 249, ils sont au bord de

la rébellion. Comme l’a montré, une première fois, l’échec de la Conférence de

Cancun (en septembre 2003). À cette occasion, une coalition de vingt-deux

d’entre eux a refusé de signer la déclaration finale prétextant qu’ils ne pouvaient

accepter la libéralisation du commerce des produits agricoles en raison, d’une

part, de leur déficit de compétitivité dans ce domaine, et surtout, d’autre part, des

aides et subventions versées par les États développés à leurs agriculteurs, en parti-

247 Michel Godet, Le Choc de 2006. Démographie, croissance, emploi, Paris,Odile Jacob, 2003.

248 Joseph E. Stiglitz, La Grande Désillusion, Paris, Fayard, 2002.249 Ibid., p. 23.

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culier sous forme de primes à l’exportation (estimées à plus de 300 millions de

dollars par an). Ils ont ainsi interrompu le cycle de négociations, dit cycle du Mil-

lénaire, ouvert à Doha en 2001, après la crise de Seattle en 1999. Mais, ce refus

peut-il être durable sachant que l’exclusion est la pire des situations ? Comme

leurs exportations vont essentiellement vers des pays industrialisés, bien que cela

soit en train de changer, la majorité des pays en voie de développement n’a pas

d’autre choix que de s’arrimer à la périphérie de l’un des centres de richesse.

Comment sinon attirer des capitaux étrangers tout en prétendant se fermer au

monde économique international ? Surtout quand le pôle le plus puissant, les

États-Unis, s’est doté d’une législation commerciale (le Trade Act de 1974, ren-

forcé depuis) lui permettant de mettre en œuvre des mesures de rétorsions très du-

res contre n’importe quel État qui n’ouvrirait pas ses frontières aux produits amé-

ricains.

Cependant, face au défi de la mondialisation, la transformation des périphéries

bat son plein et bouleverse la géographie économique de ce qu’il est convenu

d’appeler le Sud. Déjà fracturé par l’émergence des nouveaux pays industrialisés,

par l’enrichissement exorbitant de quelques pays pétroliers, celui-ci est en voie de

restructuration sous l’effet de certaines tendances et des stratégies commerciales

d’acteurs de grande dimension. Il y a d’abord, que si les échanges entre PVD ne

représentent toujours que 10 % du commerce mondial, ils vont en s’accroissant.

Selon la CNUCED, environ 40 % des exportations des PVD sont destinés à leurs

homologues, et le commerce Sud-Sud augmente de 11 % chaque année. Conco-

mitamment, la mondialisation redistribue les revenus, par le biais des prix relatifs,

à l’avantage des économies [90] émergentes. En 2005, celles-ci qui représentent

plus de 80 % de la population mondiale, détenaient près de 65 % des réserves

mondiales en devises, 50 % du PIB mondial (en parité de pouvoir d’achat) et un

peu moins de 20 % du capital boursier global 250. Dans ce début de retournement

de l’équilibre économique mondial, la Chine, l’Inde et le Brésil y sont pour beau-

coup. La plupart des autres pays d’Afrique, d’Asie, ou des Caraïbes, qui n’ont pas

leurs capacités de négociation sont encore en quête d’un « traitement spécial et

différencié » dans le cadre de l’OMC. La Chine est aujourd’hui à la pointe de

l’offensive des pays émergents. La somme de ses IDE a atteint 12,3 milliards de

dollars en 2005, et leur montant cumulé, difficile à évaluer en raison du rôle spé-

cifique de la place de Hong Kong, dépasserait les 46 milliards de dollars. De sorte

que la Chine ne se contente pas d’importer de la technologie, des matières premiè-

res. Elle investit de plus en plus chez ses fournisseurs. Après l’Asie et l’Amérique

250 Angus Maddison, OCDE, Paris, 2005.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 91

du Nord, qui accueillent l’essentiel de ses IDE, c’est maintenant l’Afrique (mine-

rais et pétrole) et l’Amérique du Sud (métallurgie) qui sont concernées.

Ouverte plus tardivement, depuis 2000, à la mondialisation, grâce à la libérali-

sation des investissements, et avec une croissance plus centrée sur la consomma-

tion intérieure, l’Inde a fait une entrée remarquée, en particulier en France et en

Europe, dans le domaine des acquisitions industrielles (métallurgie, chimie). Mais

ce qui la différencie des autres PVD émergents est sa prédilection pour la haute

technologie (28% des investissements totaux indiens) qui la met dans la position

de conquérir le marché mondial des services informatiques, dont elle contrôle déjà

plus de la moitié. Les experts promettent à cet État, qui dépasse lui aussi le mil-

liard d’habitants, d’être avec son voisin chinois, vers le milieu de ce siècle, large-

ment sortis de la périphérie pour rejoindre le centre du monde. D’ailleurs, bien

des pays en voie de développement s’inquiètent déjà d’être submergés par les ex-

portations chinoises, en attendant les indiennes, ce qui rend compliquées certaines

des coalitions qui se sont nouées au sein de l’OMC. Une autre mutation observable

au sein de la périphérie est, en effet, le rapprochement de nombreux États dans le

cadre soit d’ententes, soit d’organisations régionales. Afin [91] d’améliorer leurs

capacités de négociation dans l’organisation mondiale, ils ont constitué différents

groupes d’intérêt. En particulier le G 21 qui réunit autant d’États émergents, le

Groupe de Cairns qui regroupe 19 grands exportateurs agricoles et quasiment son

contraire le G 10, association de grands importateurs de produits agricoles.

En achoppant depuis 2003 sur les négociations concernant la circulation de

ces derniers, l’OMC, qui est l’héritière du GATT, lequel ne constituait pas à pro-

prement parler une organisation internationale, vient de montrer une certaine im-

puissance à garantir un fonctionnement équilibré du système commercial. Le mul-

tilatéralisme qui est sa raison d’être, qu’elle défend et qui implique que la décision

soit prise sur la base du consensus, commence à être menacé par la prolifération

des accords bilatéraux. L’organisation, créée par l’acte constitutif signé à Marra-

kech en avril 1994, a été pourtant renforcée, par rapport au GATT. Ainsi, les règles

de l’OMC sont accompagnées de mécanismes de sanctions susceptibles d’être ap-

pliquées après l’arbitrage, et en cas de son non-succès, par l’Organe de Règlement

des Différents (ORD). Normalement, les États membres doivent faire connaître à

l’OMC leurs programmes de politique commerciale (mécanisme d’examen des po-

litiques commerciales). Enfin, l’organisation du commerce mondial a reçu

l’autorisation de coopérer avec les deux autres piliers de l’ordre économique

mondial, FMI et Banque mondiale, en vue de mieux assurer la cohérence des poli-

tiques économiques internationales. Ces nouveautés visent à faire de l’OMC le ca-

dre stable et permanent des discussions entre pays membres, sachant que

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 92

l’organisation comprend une conférence ministérielle (qui se réunit au moins une

fois tous les deux ans pour décider des grandes orientations), un conseil général,

qui est l’organe permanent entre les sessions de la conférence, et un directeur gé-

néral. Les thèmes qui ont été arrêtés à Doha et qui devaient être abordés au cours

du cycle du Millénaire montrent que l’OMC aborde un champ bien plus vaste que

celui du GATT, lequel se résumait au commerce des marchandises. Outre les biens

manufacturés et l’agriculture, on y trouve au chapitre des négociations les services

(transports, tourisme, télécommunications, banques, assurances) les biens cultu-

rels (brevets, droits d’auteur) et les investissements. [92] L’idée de fond de l’OMC

est d’ouvrir tous ces secteurs à la concurrence internationale la plus limpide pos-

sible en s’attaquant, si besoin est, aux monopoles nationaux. Elle intègre et cher-

che à concrétiser le paradigme néolibéral, celui du « consensus de Washington ».

Ce qui ne va pas sans à-coups. Déjà en 1998, principalement en raison de

l’opposition de la France, un premier échec a marqué les négociations sur

l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI). Il prévoyait un régime extrême-

ment libéral consacrant le droit d’investir sans aucune restriction, favorable aux

grands investisseurs internationaux, sans que les États ne puissent exercer ni droit

de regard, ni pouvoir de régulation. Sans doute que ce projet d’un accord sur les

investissements n’a pas été définitivement abandonné, mais l’OMC est, depuis

Cancun en 2003, quasiment paralysée par la question agricole.

Le cycle de Doha, conçu pour ouvrir les marchés des pays riches aux exporta-

tions des PVD, semblait en passe de redémarrer par suite à un compromis. Il

consiste en une réduction, au lieu d’une suppression, des subventions versées aux

agriculteurs américains (de l’ordre de 13 milliards de dollars contre près de 20

dans le passé) et européens, et à une baisse des droits de douane des États-Unis et

de l’Europe, d’un côté. Contre une légère baisse de ces mêmes droits sur les pro-

duits manufacturés du côté des principaux pays émergents. Toutefois, sachant que

les subventions des pays riches font baisser les prix des produits agricoles sur les

marchés mondiaux, et qu’un très grand nombre de pays pauvres sont importateurs

de ces mêmes produits, leur suppression complète pénaliserait, en faisant remon-

ter le coût unitaire, la plupart des États d’Amérique Latine, d’Asie du Sud, du

Moyen-Orient et d’Afrique. Selon l’étude de l’Université de Columbia qui expose

ce paradoxe, seuls les grands exportateurs agricoles des pays du Sud (comme le

Brésil et l’Argentine) et leurs grands exploitants en retireraient un avantage cer-

tain 251. Malgré tout, c’est sur la base de ce compromis que le cycle de Doha avait

été péniblement relancé, pour s’embourber à nouveau à l’occasion des négocia-

tions qui se sont tenues à Genève en juillet 2008. Il s’achève ainsi sur un nouvel

251 Courrier international, n° 670, du 4 au 10 septembre 2003.

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échec dans un contexte différent de l’après-Cancún dans la mesure où maintenant

les difficultés de plusieurs grandes économies mondiales et les tensions sur les

marchés internationaux de [93] l’énergie, des matières premières, sont plus favo-

rables aux accords bilatéraux et aux réflexes de sauvegarde qu’à la reprise du dia-

logue multilatéral.

Au cœur de la périphérie, la mondialisation ne se vit pas de la même manière,

et il est convenu de dire que le fonctionnement de l’OMC ne traite pas équitable-

ment tous les intérêts. Les rapports de force restent sous-jacents (comme ceux en-

tre les États-Unis et l’Inde qui ont conduit à l’échec la conférence de Genève) et

le principe du consensus parce qu’il « signifie donc le caractère acceptable d’une

décision et l’absence parallèle d’opposition suffisamment importante pour empê-

cher l’adoption de celle-ci » 252 se retourne contre les plus faibles quand ils n’ont

pas les moyens d’organiser leur refus. Du côté des pays développés, les représen-

tants des gouvernements savent qu’ils doivent compter avec des groupes de pres-

sion puissants, avec des entreprises qui influencent les prix internationaux et qui

disposent de réseaux de lobbying actifs et informés. De l’autre bord, en particulier

pour les pays les moins avancés (PMA), la formation et l’information font souvent

défaut, sans compter la dépendance de ces États par rapport aux politiques

d’ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale, nouveaux partenaires de

l’OMC. En définitive, seules les grandes coalitions sont capables de tempérer la

frénésie de déréglementation de l’organisation. Mais cela au prix d’un blocage qui

dure depuis 2003 et qui risque plus qu’avant de faire le jeu des accords bilatéraux

auxquels ne répugnent ni la Chine, ni les États-Unis. Or, les règlements multilaté-

raux de l’OMC sont censés être une pièce maîtresse de la gouvernance globale.

Les flux de capitaux et la marginalisation

du Fonds monétaire international (FMI)

Le système monétaire international (SMI) élaboré à Bretton Woods en juillet

1944 est le fruit du contexte géopolitique de l’après-guerre. Spécifique au monde

occidental, comme le GATT, ce régime renoue avec l’étalon de change-or (Gold

Exchange Standard, GES) qui avait été expérimenté entre 1922 (Conférence de

Gênes) et la grande dépression des années trente, [94] après la disparition du sys-

tème de l’étalon or (Gold Billion mais avec la livre sterling comme devise pivot)

dès les débuts de la Grande Guerre. Dans le GES, les États membres continuent de

252 Olivier Blin, L’OMC, Paris, Ellipses, 1999, p. 20.

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définir leurs monnaies par rapport à l’or, mais ils le font également par rapport à

l’une des deux devises clefs (essentiellement le dollar, la livre de préférence pour

les États du Commonwealth) qu’ils utilisent comme moyen de réserves et de

paiements internationaux. Le GES repose sur des taux de change fixes, mais éven-

tuellement ajustables (plus ou moins 1 %) avec l’accord de l’institution financière

internationale, le FMI, créée à Bretton Woods. Contre l’avis de J.-M. Keynes, qui

voulait en faire une véritable banque centrale mondiale, la mission du FMI est ré-

duite par les Américains à veiller à l’unicité et à la stabilité des taux de change, à

promouvoir l’expansion du commerce international, et à rendre libres les mouve-

ments de capitaux. Le système monétaire, que certains entendent comme un régi-

me, reflète de suite l’hégémonie des États-Unis, sachant que la part du dollar par

rapport à l’or dans les réserves de change s’accroît rapidement. Il faut dire que

toutes les monnaies sont alors dévalorisées, ou ont été fortement dévaluées, et que

les économies européennes sont en ruines. Les États-Unis forment la seule source

importante de biens et de services, de capitaux et de technologie. Dès lors, leur

aide aux pays en reconstruction, le degré de convertibilité élevée du dollar (l’or

fin est à 35 dollars l’once) et plus encore la possibilité reconnue jusqu’en 1971

aux autorités monétaires étrangères de demander la conversion en or des dollars

qu’elles détiennent, ont été les différents facteurs qui font alors de la monnaie

américaine, une « quasi-monnaie internationale ».

Toutefois, de graves insuffisances ont handicapé le fonctionnement du FMI

dès le départ : la faiblesse de ses ressources (8,8 milliards de dollars en 1945), le

manque de discipline des pays membres (dévaluations compétitives de la France),

et surtout la contradiction fondamentale du GES, désignée sous le nom de dilem-

me de Triffin (du nom de cet économiste belge). À savoir, que d’un côté, si la

confiance dans la stabilité de la monnaie clef est mise en cause par les déficits ou

les excédents de la balance des paiements du pays centre – les États-Unis en

l’occurrence – cela engendre un mouvement spéculatif de capitaux à [95] court

terme. Mais d’un autre côté, toute politique d’élimination de ces déséquilibres

tend à tarir la source des liquidités internationales. Et un dollar trop apprécié pé-

nalise les exportations américaines. Les gestions nationale et internationale du

dollar entrent donc en contradiction. Or, Washington a toujours privilégié l’intérêt

américain. Toute une série de crises monétaires vont en découler d’octobre 1960

au mois d’août 1971. À cette époque, l’aggravation du déficit de la balance exté-

rieure américaine et l’inflation aux États-Unis consécutives toutes deux aux dé-

penses de la guerre du Vietnam entraînent une forte spéculation contre le dollar.

Le 15 août 1971, la convertibilité de la monnaie américaine est suspendue, et

l’accord de Washington du mois de décembre de la même année entérine une dé-

valuation de 7,8 %, tandis que les marges de fluctuation de change des monnaies

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passent de 1 % à 2,25 %. La spéculation contre le dollar se poursuivant, il est à

nouveau dévalué en février 1973 (42 dollars l’once). Mais cela demeure insuffi-

sant. La défiance envers le dollar se maintient, suite à ses fluctuations persistantes

(on dit qu’il « fait le yoyo »), ce qui amène le FMI à tenter de créer en 1982, une

nouvelle monnaie internationale, le DTS (qui existait en fait depuis 1969 sur la ba-

se de 1 DTS = 1 dollar). Monnaie de réserve strictement, le DTS (Droit de tirage

spécial dans le jargon du FMI) était calculé en fonction d’un « panier de devi-

ses » : dollar 42 %, DM19 %, Franc 13 %, Yen 13 % et Livre 13 %. Ce que les

États-Unis ne pouvaient tolérer trop longtemps, et l’initiative fut assez vite abré-

gée.

Entre-temps, les accords de la Jamaïque de janvier 1976 avaient consacré

l’abandon des changes fixes, en légalisant le flottement des monnaies. Enfin, la

crise de la dette des années quatre-vingt, c’est-à-dire l’endettement extravagant

d’un grand nombre de PVD, tel le Brésil, fut à l’origine d’une nouvelle mission du

Fond, celle d’imposer aux pays affectés par la crise le traitement économique in-

dispensable à l’obtention de crédits. Dès avril 1972, pour faire face au désordre

monétaire mondial, les Européens avaient inventé « le serpent dans le tunnel »,

dans le cadre de l’Accord de Bâle, un pacte qui stipulait que deux devises de la

Communauté européenne ne pouvaient fluctuer l’une par rapport à l’autre de plus

ou moins 2,25 % (le « serpent ») [96] tandis que chacune des monnaies européen-

nes ne pouvait s’écarter de plus ou moins 4,5 % du cours du dollar (le « tunnel »).

Malgré quelques péripéties (la sortie du « tunnel » de telle ou telle monnaie), le

dispositif était consolidé, en 1979, avec la création du Système monétaire euro-

péen (SME). Outre un élargissement de la bande des fluctuations (plus ou moins

6 % au lieu de 2,25 %), ce SME était doté d’une caisse d’amortissement et d’unité

de compte commune l’écu. En janvier 2002, intervenait enfin l’étape décisive de

la création et de la mise en circulation de l’euro, en tant que disposition la plus

spectaculaire et la plus sensible de l’Union économique et monétaire instaurée par

le Traité de Maastricht. Les autres clauses majeures étant l’installation de la Ban-

que centrale européenne (BCE) et l’adoption des quatre critères quantitatifs relatifs

à la stabilité des prix (le taux moyen d’inflation de l’année ne doit pas dépasser de

1,5 % celui réalisé l’année précédente par les trois économies les plus performan-

tes), au taux d’intérêt, au déficit budgétaire (le déficit budgétaire national ne doit

pas dépasser 3 % du PNB du pays), à la dette publique (elle ne doit pas être supé-

rieure à 60 % du PNB).

L’UEM et l’euro ont évidemment modifié la donne internationale. Mais jus-

qu’à quel point ? En ce qui concerne les membres de la zone euro, seize au-

jourd’hui, on s’accorde à dire que la monnaie unique a permis une meilleure

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 96

convergence de leurs politiques économiques, qu’elle a engendré une meilleure

transparence des prix en Europe, qu’elle a protégé les économies européennes des

fluctuations financières mondiales, en particulier pendant la crise asiatique de

1997. Tandis que l’appréciation de l’euro a rendu les coûts de production euro-

péens moins sensibles aux hausses des hydrocarbures en 2007-2008, et que son

appartenance à la zone euro a sauvé l’Irlande de la banqueroute, comme sanction

à ses engagements dans le système de crédits spéculatifs américains en pleine dé-

confiture. Cependant, constatent Aglietta et Berrebi, et ce, depuis le début des an-

nées 1990, la zone euro est devenue celle où la croissance est la plus faible du

monde 253. Pour ces deux auteurs cette situation a plusieurs raisons : l’absence de

politiques structurelles européennes, la crise financière allemande de 2001 à 2004,

l’hétérogénéité des modèles sociaux et le défaut de coopération, et en dernier res-

sort [97] – ce sont des économistes qui l’écrivent – la carence d’une souveraineté

politique dans la zone euro et d’une identité européenne « qui ne va pas sans fron-

tières ». Ces défauts font aussi que l’Europe est encore loin d’être une puissance

monétaire. Il ne saurait en être autrement d’une UEM qui depuis les années 1980

se contente d’expérimenter « une voie originale de la régulation de la globalisa-

tion », comme le remarque Kébabdjian ; sa particularité vient de ce que le modèle

européen ne relève plus de la logique des « régimes régionaux » qu’il a dépassée,

mais qu’il se retrouve écartelé entre « un mouvement de transfert de souveraineté

réglementaire… » et « un déploiement à grande échelle de la logique des marchés

autorégulés » 254. Dès lors, malgré l’existence de l’euro, malgré la livre sterling et

le yen, le système monétaire international est, d’après Aglietta et Berrebi qui

prennent en compte les faiblesses de l’économie dominante américaine, plus pro-

che « du système du semi-étalon dollar » que d’un système monétaire polycentri-

que 255.

En théorie, si l’on comprend bien ces différents experts, les principales mon-

naies internationales définissent entre elles un système de changes flottants diri-

gés, régime intermédiaire entre les changes fixes et les changes flexibles. Concrè-

tement, il existe une parité approximative entre le dollar et l’euro, bien que cela se

vérifie moins depuis l’envolée de la monnaie européenne : entre 2000 et 2006 le

cours de l’euro contre le dollar est passé de la plage 0,80-0,90 à la plage 1,25-

1,30, pour atteindre la barre de 1,60 en mars 2007. Pourtant, la part du dollar dans

253 M. Aglietta et L. Berrebi, op. cit., « L’Europe en déshérence », p. 177-217.254 Gérard Kébabdjian, Europe et globalisation, Paris, L’Harmattan, 2006,

p. 167.255 M. Aglietta et L. Berrebi, op. cit., p. 358.

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les réserves de change ne s’en trouve guère modifiée 256. L’euro n’en est pas en-

core à remplacer le dollar. La raison en est que si le yen et la livre, et bientôt le

yuan, ont leur zone propre et une fonction spécifique, les autres monnaies qui ne

jouent pas de rôle international se caractérisent par un régime d’ancrage ou de

raccordement à l’une des monnaies dominantes, parfois à plusieurs. Mais alors,

c’est principalement au dollar et selon des architectures très variables. Le système

monétaire international est donc fragmenté, mais faussement polycentrique de par

la prépondérance du dollar. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, tient à

préciser Kébabdjian, il n’est pas un régime de changes flexibles puisque

l’existence de ce dernier suppose le respect d’une « loi [98] commune », à savoir

la « loi du marché » et celle de la non-intervention sur les marchés des changes.

Le système actuel, poursuit-il, est en fait une sorte de système de « liberté des

changes » où chaque État (et l’Europe pour ce qui concerne l’euro) est libre de

faire ce qu’il veut et d’avoir ou non des objectifs de change. Néanmoins, la liberté

des changes couplée avec la liberté des mouvements de capitaux constitue la ma-

trice génératrice de l’« instabilité monétaire » inhérente au système contemporain.

Surtout quand l’économie dominante joue de l’étroite imbrication qui s’est instau-

rée entre le système financier international et le système monétaire international.

Pour Aglietta et Berrebi, comme ils en avaient avisé leurs lecteurs et comme la

crise vient de leur donner raison, il ne faisait pas de doute que les grands déséqui-

libres financiers américains, générés et entretenus par le système du semi-étalon

dollar faisaient courir de graves risques à l’économie mondiale. En dépit de la

grande richesse transnationale (dark matter) américaine signalée plus haut qui

permettra peut-être aux États-Unis d’amortir la crise. Le krach qui s’est produit à

New-York le 9 août 2007, a été le signal annonciateur de la crise immobilière

américaine pronostiquée par eux 257 et qui a entraîné la crise bancaire de l’été sui-

vant, ouverte par la faillite de Lehman Brothers et le rachat à bon compte

(35 milliards d’euros) de Merrill Lynch par la Bank of America.

Les deux économistes expliquent l’énorme déficit commercial américain

(725 milliards en 2005, soit une détérioration de 589 milliards depuis 1997) et le

besoin considérable de capitaux étrangers pour financer l’économie américaine

endettée, soit 850 milliards de dollars en 2006 (6,7 % du PIB) par une politique

délibérée de surconsommation et de désépargne qui n’a cessé de s’appuyer sur le

rôle international du dollar et sur un rapport de force favorable dans le système

financier international. Selon eux, la politique économique suivie depuis la crise

asiatique et surtout depuis le 11 septembre 2001 a consisté à « encourager les dé-

256 Ibid., p. 369.257 Ibid., p. 348-350.

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penses des ménages pour éviter une dépression à la japonaise dans une période

qui faisait suite à l’éclatement de la bulle » 258. Il en a découlé une baisse très for-

te de l’épargne nationale en même temps qu’une valorisation considérable du parc

immobilier, impliquant un endettement toujours plus grand [99] des nouveaux ac-

quéreurs, lui-même financé par l’épargne du reste du monde.

Ils récusent en totalité ou en partie les autres raisons qui ont pu être avancées

pour justifier des déséquilibres financiers américains. À savoir : 1) l’attraction des

capitaux par la « nouvelle économie » impulsée par les NTIC, étant entendu que la

productivité a augmenté plus vite en Asie qu’aux États-Unis où le rendement du

capital est plus faible qu’ailleurs ; 2) la « collusion implicite sino-américaine » re-

posant sur l’idée que l’excédent commercial réalisé par la Chine sur les États-

Unis, grâce à un taux sous-évalué de sa monnaie, satisfait les deux partenaires

dans la mesure où « la demande externe attire les investissements des entreprises

étrangères en Chine et nourrit une augmentation très élevée de la productivité in-

dustrielle. De leur côté, les consommateurs américains peuvent sans douleur vivre

au dessus de leurs moyens » 259 ; 3) l’argument de la surabondance de l’épargne

mondiale est à fortement relativiser parce que si l’épargne a augmenté dans les

pays émergents, elle n’y est pas spontanément disponible puisqu’elle représente

avant tout une épargne de précaution, en l’absence de systèmes de retraite par ré-

partition. Tandis qu’elle a baissé dans tous les pays développés. Par conséquent,

pour Aglietta et Berrebi, le drainage à grande échelle de l’épargne mondiale par

l’économie américaine n’est possible que parce que « le dollar est toujours la de-

vise clé. La plupart des pays créanciers des États-Unis, toute l’Asie et la plupart

des émergents hors Asie, ont des monnaies liées au dollar. Ces monnaies ne sont

pas nécessairement ancrées par un change rigoureusement fixe. […] Mais nulle

part dans les pays émergents, les gouvernements ne laissent le taux de change se

déterminer par le marché. […] En ce sens, on peut parler de semi-étalon dollar.

Dans ce système, le taux de change dollar / yuan et dollar / yen jouent un rôle pi-

vot parce que la Chine et le Japon ont accumulé des réserves de change très au-

dessus de ce qui est nécessaire pour défendre leur monnaie en cas de crise » 260. Il

s’agit par conséquent, nous disent les deux économistes, d’un système asymétri-

que dans lequel les responsabilités sont partagées et doivent répondre à une dou-

ble exigence : « préserver une structure ordonnée des taux de change d’une part,

réguler la liquidité globale en fonction de la demande de moyens de paiements

[100] internationaux d’autre part. Les pays dont les monnaies sont définies par

258 Ibid., p. 306.259 Ibid., p. 302.260 Ibid., p. 363.

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rapport au dollar doivent s’occuper des taux de change. Les États-Unis doivent

réguler la liquidité pour qu’elle soit adaptée aux besoins des échanges internatio-

naux 261 ». Or que se passe-t-il ? « Le Trésor américain n’a jamais accepté cette

responsabilité » et comme « dans le semi-étalon dollar, il n’existe aucun méca-

nisme contraignant, qu’il vienne du marché ou des autres gouvernements,

l’unilatéralisme américain est global et a donc une dimension monétaire. La liqui-

dité internationale est asservie aux choix de la politique américaine » 262. Il faut

dire que les États-Unis ont intérêt à laisser traîner les choses et à s’endetter puis-

que leurs créanciers acceptent toujours d’être remboursés en dollars et qu’ils

continuent à leur prêter de l’argent. Surtout que leur dette reste exprimée en dol-

lars tandis que les actifs qu’ils détiennent sont en monnaie étrangère. Par consé-

quent, quand le dollar se déprécie, ces derniers prennent de la valeur alors que la

dette reste au même niveau.

Dans la continuité du raisonnement, et maintenant que la crise est là, on peut

se demander si celle-ci ne va pas plus durement atteindre leurs compétiteurs que

les États-Unis eux-mêmes. Il semblerait que le marché des actions ait à ce jour

moins perdu en Amérique du Nord qu’en Chine, en Russie ou encore en Angleter-

re. Cet unilatéralisme monétaire se retrouve dans la décision prise par la Réserve

fédérale, le mardi 16 décembre 2008, de baisser son taux directeur à un niveau

jamais atteint auparavant (soit une marge de fluctuation de 0 à 0,25 %) et de ré-

duire sont taux d’escompte à 0,25 %. On peut y voir, en effet, les indices du lan-

cement d’une dévaluation compétitive.

Dans de telles conditions il n’est pas étonnant que la finance internationale

n’ait pas permis une meilleure circulation de l’épargne mondiale des pays à capa-

cité de financement vers les pays à besoins de financement. Ce qui pose le pro-

blème du devenir du FMI désarmé face à un régime financier international caracté-

risé par une grande volatilité des capitaux et focalisé sur la gestion du risque 263.

Faut-il en faire un instrument international de gestion de crise comme l’ont préco-

nisé Stiglitz ou Aglietta ? Comment y parvenir quand un système de spéculation

internationale, fondé sur la circulation de capitaux de plus en [101] plus volatils

engendrés par des stratégies de diversification des actifs, incite les banques pri-

vées comme les centrales et les institutions financières de toutes sortes à

s’alimenter de manière croissante sur le marché international des capitaux ?

261 Ibid., p. 365.262 Idem.263 Kishore C. Dash, « The Asian Economic Crisis and the Role of the IMF »,

International Political Economy, op. cit., p. 269-289.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 100

Le G 7 (Sommet de Cologne) a cherché à esquisser une nouvelle architecture

financière internationale qui aurait été une réponse aux nouveaux triangles

d’incompatibilités. C’est-à-dire, d’une part, celui entre l’intégration internationale

des économies, le maintien des États-nations et la conscience politique des agents

(Rodrik) et, d’autre part, celui entre la séparation nationale des systèmes pruden-

tiels et de supervision, le marché mondial de l’épargne et une stabilité acceptable

de la finance (Aglietta) 264. Mais cela a été un échec, parce que tout simplement

les dispositifs alors envisagés, en particulier la définition d’un « prêteur en dernier

ressort international », supposaient la transformation des missions du FMI. Il au-

rait fallu un changement radical de sa charte, ce qui est encore inconcevable au-

jourd’hui. Pour remplir la double mission qui lui est impartie (de financier de

l’économie mondiale et d’intermédiaire entre créanciers et débiteurs internatio-

naux), et qui le tient loin de cette constitution en banque centrale mondiale en la-

quelle certains voudraient le convertir, le mode d’organisation du FMI n’a pas été

fondamentalement modifié depuis 1944 265. Celui-ci continue à être dirigé par

deux instances : le conseil des gouverneurs (183 membres) qui se réunit une fois

par an, en septembre, et le conseil d’administration (24 membres, dont 8 sont dé-

signés par leurs gouvernements et 16 sont élus pour 2 ans). Sa règle de fonction-

nement est la recherche du consensus, pour rendre les décisions plus rapides et

plus opérationnelles. Si la réforme du FMI n’a jamais été engagée, c’est parce que

sa mise en œuvre éventuelle oppose deux approches politiques que sous-tendent

les différents paradigmes économiques. D’une part, il y a la vision strictement li-

bérale, défendue par les États-Unis, selon laquelle le FMI doit se concentrer sur

ses missions d’origine. Elle tient à préserver la liberté des banques centrales et

reste favorable à la création d’autorités indépendantes de régulation. D’autre part,

la France et d’autres pays voudraient mieux asseoir la légitimité du FMI qui donne

trop l’impression d’être trop dépendant [102] des intérêts économiques et géopoli-

tiques des grands États industrialisés. Dans l’attente assez hypothétique d’un rap-

prochement de ces deux conceptions, des mesures limitées ont été adoptées com-

me la création du Comité monétaire et financier international (septembre 1998)

qui permet une meilleure concertation du FMI avec les gouvernements des États,

ou comme la création d’un Bureau d’Évaluation indépendant (avril 2001), dont la

mission est d’évaluer les résultats des décisions prises par des gouvernements qui

auront été soutenus par un financement du FMI, afin de limiter les abus et les gas-

264 André Cartapanis, « Crises systémiques et nouvelles régulations financièresinternationales  », in Ordre et désordres dans l’économie-monde, op. cit.,p. 300.

265 C. R. Goddard, « The International Monetary Fund », International PoliticalEconomy, op. cit., p. 241-267.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 101

pillages. La grande réforme qui ferait du FMI l’organe central de la gouvernance

financière internationale tarde à venir. Certains, forts optimistes l’espèrent pour le

printemps 2009. On peut craindre aussi que ce qui reste de régulation soit emporté

par la crise. En effet, le vieux système du FMI semble dépassé. À preuve, le fait

que dans la tourmente financière actuelle, plusieurs États acculés à la ruine se sont

tourné vers d’autres, détenteurs de devises et prêteurs potentiels, plutôt que vers

lui. Telle l’Islande qui a trouvé auprès de la Russie les premiers secours. Les

États-Unis eux-mêmes, pilier vacillant du système monétaire mondial, sont tenus

de faire appel aux nouvelles puissances financières du Moyen-Orient et d’Asie.

La mondialisation financière est entrée dans une phase de grandes turbulences

dont on discerne mal le dénouement. Par chance, cela est arrivé quand le cours du

pétrole a commencé à diminuer, après avoir connu une folle course vers les som-

mets. Ce qui prouve que nous ne sommes pas encore trouvés de plain-pied dans

l’ère de la pénurie et du rationnement, parce que ce jour-là, le ralentissement de

l’activité économique ne suffira pas à faire baisser le prix des hydrocarbures.

La question énergétique, « goulet d’étranglement »

de la mondialisation ?

S’il est un domaine pour lequel le concept d’interdépendance restitue mal la

réalité (tant les consommateurs sont à la merci des fournisseurs) et au sujet duquel

la théorie des régimes a trépassé, c’est le secteur de l’énergie. Particulièrement,

celui du pétrole qui [103] est promis à une concurrence de plus en plus féroce. En

raison d’une forte augmentation de sa demande, liée aux nouveaux besoins des

économies émergentes, de la Chine avant tout, malgré la crise qui va les tempérer

momentanément. Et de son épuisement programmé à partir de son « pic de pro-

duction », si tant est que cette notion soit admise par tous les experts, et que l’on

puisse en fixer la date. Il est donc à prévoir que la course à l’énergie, en fonction

de la manière dont sera gérée la fin de l’ère du pétrole, engendrera de nouveaux

arrangements géopolitiques ou créera de nouvelles tensions. On a eu un avant-

goût des effets du renchérissement du prix du baril du pétrole sur les échanges in-

ternationaux (transports terrestres et aériens surtout) avant que la crise financière

ne les fasse oublier. Les augmentations de 2008 ont entraîné des faillites de petites

compagnies low-cost américaines et des suppressions de lignes par de grandes so-

ciétés. Certes, la hausse de 2006 (jusqu’à 70 $ le baril) a été assez bien absorbée

par l’économie mondiale, mais celle, à répétition, qui a débuté en avril 2008

(120 $ le baril) a inquiété beaucoup plus. Après un pic à 150 $ au début de l’été,

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 102

la fièvre est retombée, tant et si bien que les 200 $ le baril, redoutés par certains,

n’ont pas été atteints à la fin de l’année. Au contraire, le cours est passé sous la

barre des 50 $. Toutefois, il convient de pas trop entretenir d’illusions pour

l’avenir, parce que selon Christophe de Margerie, directeur général de Total, « la

production mondiale est de 85 millions de barils par jour. On montera sans doute

à 95 millions. Mais pas au-delà, et pas à 115 millions comme certains l’ont imagi-

né » 266. Or, l’OCDE a prévu une demande mondiale de l’ordre de 96 millions de

barils par jour à partir de 2012 (103,7 en 2020 et 117,6 en 2030). Le risque d’un

déficit pétrolier existe donc à l’horizon de quelques années. La « paix énergéti-

que », et avec elle l’avenir de la globalisation, vont ainsi dépendre de la réalité des

réserves pétrolières mobilisables, des prix à venir, du fait que la nouvelle géopoli-

tique du pétrole confirme plus que jamais le Moyen-Orient dans sa situation de

« oil heartland », et enfin, des délais de mise en place comme de l’efficacité des

énergies alternatives. Parallèlement, l’inégale répartition des ressources en pétro-

le, en gaz, en uranium, en minerais, en produits alimentaires et la concentration de

la richesse financière entre quelques États qui en [104] résulte (fonds souverains),

est aussi facteur de déplacement des lieux de puissance. Or, comme l’a montré

l’école de la transition de la puissance (cf. notre tome II), c’est toujours là une pé-

riode dangereuse de l’histoire qui fait craindre à Michael T. Klare que le nouvel

ordre énergétique ne s’accompagne de crises et de conflits 267.

Sur l’espérance de vie du pétrole, tout en admettant qu’elle n’est pas longue,

les prévisions sont plus ou moins pessimistes. Elles dépendent de la quantité des

réserves de pétrole conventionnel et non conventionnel réellement existante. Ex-

perts et sociétés pétrolières ne sont pas d’accord. Les parlementaires français qui,

d’ores et déjà emploient l’expression de « crise énergétique », tablent sur un

« plafonnement de la production des hydrocarbures à l’horizon 2020-2030 », ce

qui ne laisserait qu’« une quarantaine d’années de consommation pour le pétrole,

une soixantaine d’années pour le gaz naturel et à environ 230 ans pour le char-

bon » 268. D’autres analystes confirment l’idée que « le niveau des ressources dis-

ponibles devrait permettre de satisfaire la demande à l’horizon 2020 », mais sont

plus optimistes dans la mesure où le progrès technique permet la baisse des coûts

d’exploitation dans le même environnement donné (par exemple sur la plate-

266 Challenges, n° 121, 24 avril 2008, p. 31.267 Michael T. Klare, Rising Powers, Shrinking Planet : The New Geopolitics

of Energy, New York, Metropolitan Books, 2008.268 Assemblée nationale, Énergie et géopolitique, op. cit., p. 25.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 103

forme continentale), et favorise donc une extension des champs pétrolifères 269.

Ils citent une étude de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) qui fixe le « pic

de production » le plus probable à 2037, et l’hypothèse la moins favorable à 2021.

Rappelons que le géologue Colin Campbell, qui a le premier mis en avant la no-

tion de peak oil pensait que celui-ci serait atteint en 2010, et qu’à partir de cette

date la production de pétrole diminuerait de 2 à 3 % par an 270. Tout dépendra des

nouvelles découvertes de gisements, des investissements et de la mobilisation des

hydrocarbures non conventionnels (les pétroles lourds) qui à elle seule est suscep-

tible d’apporter quarante années de consommation supplémentaires. À l’heure ac-

tuelle, toujours d’après l’AIE, il n’y pas de risque immédiat de pénurie, et l’on

peut miser sur 44 ans de consommation de pétrole conventionnel (et jusqu’à 70 ou

80 ans avec l’addition du non-conventionnel).

Les chiffres annoncés concernant les réserves sont-ils fiables ? Pour certains

les réserves pétrolières de l’Arabie saoudite [105] s’élèvent à 260 milliards de ba-

rils (et il pourrait en exister presqu’autant à découvrir), tandis que pour d’autres

elles se limitent à 175 milliards. Celles du Koweït pourraient être surestimées de

moitié. En revanche, et cela expliquerait bien des choses, celles de l’Irak auraient

été, cette fois, sous-estimées dans la même proportion 271. Qu’en est-il exacte-

ment des nouveaux gisements d’Asie centrale, de l’Arctique et des possibilités en

matière de pétrole non-conventionnel ? Quelles conclusions provisoires peut-on

faire ? En termes d’approvisionnements, le risque de pénurie en carburant, parce

que le pétrole est indispensable et irremplaçable, règne au-delà de 2020. En ter-

mes de prix, parce que « le scénario de référence de l’AIE […] prévoit une crois-

sance [de la demande] au rythme moyen de 2 à 2,3 % par an, dont 1,9 % pour le

pétrole, sur la période 2003-2020, en ligne avec l’évolution de la demande mon-

diale d’énergie primaire (évaluée à 2 % par an) on attendrait ainsi 115 millions de

barils par jour (Mb / j) en 2020 et 120 Mb / j en 2030 » 272, il faut s’attendre à une

tension permanente, à une hausse continue. L’année 2008, avec ses hausses inat-

tendues et les mécontentements sociaux qu’elles ont engendrés n’aura donné

qu’un petit aperçu des difficultés à venir. À elle seule la Chine a consommé en

2006 plus de 6,5 millions de barils par jour et elle en consommera 10 millions en

2010. En 2006, ses importations ont dépassé les 3 Mb/j soit presque l’équivalent

269 Cédric de Lestrange, Christophe-Alexandre Paillard, Pierre Zelznko, Géopo-litique du pétrole. Un nouveau marché. De nouveaux risques. Des nouveauxmondes, Paris, Editions Technip, 2005, p. 15-19.

270 Colin Campbell, The Coming Oil Crisis, 1997.271 Financial Times du 19 avril 2007.272 Ibid., p. 31.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 104

de la production du Venezuela. Quitte à ce que l’offre s’adapte, c’est-à-dire que

les investissements pétroliers produisent leurs effets, il y aura toujours un décala-

ge qui entretiendra une tension sur les prix. Ce qui est certain, c’est que la fin du

pétrole est proche, parce que trente à quarante c’est peu à l’échelle de l’histoire

humaine, comme il est sûr aussi que le prix du baril ne cessera d’augmenter, mê-

me s’il connaîtra des paliers ou des baisses conjoncturelles.

Une autre certitude est que l’offre de pétrole va se reconcentrer sur le Moyen-

Orient qui détient les deux tiers des réserves mondiales. On prévoit qu’il devra

porter sa part dans la production mondiale de moins de 30 % en 2003 à plus de

48 % en 2030. Car, sauf les découvertes de nouveaux gisements pétroliers, dès la

fin [106] de la première décennie du XXIe siècle le Moyen-Orient assurera pres-

que 70 % des exportations mondiales de pétrole, et 100 % en 2050. Toutefois

l’instabilité de la région ajoute aux incertitudes. Par rapport à sa capacité à aug-

menter ses exportations à la hauteur de l’évolution de la demande mondiale, sa-

chant que tous les grands pays industrialisés, sauf la Russie, vont devenir dépen-

dants du Golfe dans les vingt prochaines années. Les États-Unis, qui consomment

25 % de l’énergie mondiale alors qu’ils n’en produisent que 19 %, maintiendront-

ils un déploiement de leurs forces qui garantisse la fluidité des flux énergétiques

internationaux autant pour les autres que pour eux-mêmes ? Ou le resserreront-ils

en leur faveur comme le laisse entendre leur expédition en Irak ? Les problèmes

de dépendance qui avaient pu être réduits grâce aux économies d’énergie vont re-

devenir aigus. Dans le cas de l’Union européenne dont le taux de dépendance était

en 1995 de 73 %, la Commission européenne prévoit ainsi un bon à 85 % dès

2010 et à 90 % en 2020 273. La situation de l’Amérique du Nord, le Mexique ex-

cepté, dont le taux de dépendance extérieure dépasse les 45 %, devrait se dégrader

aussi, sauf un possible recours massif au pétrole non-conventionnel. D’autant plus

que dans ce domaine, le proche Venezuela (avec lequel les relations des États-

Unis ne sont pas au beau fixe mais cela peut changer d’ici vingt ans) dispose

d’immenses réserves dans le bassin de l’Orénoque.

Le Moyen-Orient devra assurer également l’essentiel de la demande de la ré-

gion Asie-Pacifique : 90 % des importations japonaises aujourd’hui et cela ne

s’améliorera pas si ce pays ne conclut pas un accord avec la Russie relatif aux gi-

sements sibériens ; 80 % des besoins chinois en 2010, dans l’état actuel des cho-

ses, c’est-à-dire si la Chine ne se trouve pas d’autre grand fournisseur ; une bonne

part sans doute aussi des besoins à venir de l’Inde (30 % dès 2010) même si elle

273 Ibid., p. 66.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 105

se tourne vers la Birmanie et l’Asie centrale 274. Ce monopole moyen-oriental en

perspective inquiète les experts dans le sens où les pays exportateurs sont fragiles,

politiquement instables, et qu’il n’est pas sûr qu’ils auront suffisamment investi

dans les années qui viennent pour répondre à la demande en pétrole 275. Pourront-

ils ou voudront-ils porter au plus haut niveau leurs exportations ? Un État comme

l’Iran, qui arrive au second rang derrière l’Arabie saoudite tant pour la production

que pour les réserves [107] (130,7 milliards de barils et 11,4 %) ne sera-t-il pas

tenté de restreindre ses ventes autant pour garantir ses propres besoins qui gran-

dissent, que pour s’assurer une position avantageuse dans la mondialisation quand

les autres puissances seront menacées par la pénurie ? La redistribution des cartes

en matière d’énergie et de pétrole est à l’origine de compétitions multiples et de

surenchères à venir, en particulier entre la Russie, les États-Unis et la Chine, en

matière de tracés et de constructions d’oléoducs et de gazoducs, quand il s’agit

d’évacuer et de faire transiter les hydrocarbures du bassin de la Caspienne, de Si-

bérie, ou du Golfe persique 276. La nouvelle géopolitique des hydrocarbures pose

incontestablement des problèmes de sécurité énergétique. Pourront-ils se résoudre

dans le cadre d’une coopération régionale ? Ce n’est pas certain, tant sont vigou-

reuses diverses revendications sur les zones pétrolifères prometteuses, comme

celles de Pékin sur la Mer de Chine (dans le prolongement vers l’Est du gisement

de la baie de Bohai, mais en concurrence alors avec le Japon) et sur la Mer de

Chine méridionale.

L’interdépendance économique sera-t-elle assez forte face au levier de puis-

sance que représente la détention d’hydrocarbures dans le monde tel qu’il fonc-

tionne aujourd’hui ? Le partenariat énergétique entre l’Union européenne et la

Russie que l’on s’efforce d’approfondir (il existe une Charte de l’énergie entre les

deux acteurs qui remonte à 1994), parce que « les résultats ne sont pas à la hau-

teur des enjeux », atteste à la fois, de l’urgence de la coopération et de la difficulté

de sa mise en œuvre 277. Sachant que la dépendance gazière de l’Europe par rap-

port à la Russie (qui détient un tiers des réserves mondiales) va s’accroître (deux

tiers des importations en 2030, contre un tiers aujourd’hui), tandis que celle-ci va

avoir, malgré l’importance de ses fonds souverains, un besoin considérable de ca-

pitaux extérieurs sans lesquels elle ne pourra ni maintenir ni augmenter sa produc-

274 Assemblée nationale, op. cit., p. 161-183.275 Ibid., p. 91-99.276 Géopolitique du pétrole, op. cit., « La géopolitique du pétrole en cartes, an-

nexe centrale ».277 Assemblée nationale, op. cit., « Engager un partenariat énergétique entre

l’Union européenne et la Russie », p. 285-291.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 106

tion d’hydrocarbures (735 milliards de dollars à investir d’ici à 2030), la coopéra-

tion devrait aller de soi et se trouver dans une phase intense. Or, ce n’est pas le

cas. D’après les parlementaires français, en raison d’une défiance de l’Union vis-

à-vis des intentions et de la fiabilité russes 278. Elle concerne les réelles capacités

techniques de la Russie, et elle est entretenue par ses velléités d’ouverture de son

marché à d’autres partenaires (en Asie) grâce à la construction de [108] nouveaux

gazoducs, ou encore par sa propension à relever unilatéralement le prix du mètre

cube. Il n’empêche que « 75 % des recettes d’exportation du secteur énergétique

russe viennent de l’Union européenne et à l’inverse, l’Union des 25 dépend à

50 % de la Russie pour la fourniture de son gaz et de son pétrole. C’est-à-dire que

l’interdépendance est totale et que, tant que cette réalité n’aura pas été reconnue

sereinement par les deux parties, on restera dans un jeu de rôles stérile » 279. Pour

sortir de cette situation quelque peu risquée et contre-productive, il faudrait que

les deux partenaires resituent leur partenariat énergétique dans la perspective

d’une politique globale.

Au plan général, pour éviter que l’énergie ne devienne le goulet

d’étranglement de la mondialisation, il va de soi que le développement des res-

sources de substitution et des énergies nou­velles doit s’accélérer. La « paix éner-

gétique » devrait pouvoir être garantie par le remplacement du pétrole par de nou-

veaux « carburants » ou par de nouveaux vecteurs énergétiques comme

l’hydrogène. Tandis que le « retour au nucléaire » s’imposera à certains pays, tout

en sachant qu’une pénurie d’uranium se profile elle aussi à l’horizon. Il faut tenir

compte également que cette problématique énergétique globale va de pair avec

son homologue environnementale mondiale, en ce sens que son traitement aggra-

vera ou réduira le « choc climatique ». Dans les décennies qui viennent, la ques-

tion de la transition énergétique va s’avérer décisive pour la poursuite du déve-

loppement économique et du bien être, pour la réduction des gaz à effet de serre,

pour la lutte contre le réchauffement du climat et pour la paix du monde, tout

simplement.

S’il est probable que les énergies fossiles satisferont encore, en 2050, 60 %

des besoins mondiaux en énergie, des solutions émergent du côté du moteur élec-

trique et de celui de l’hydrogène. D’ores et déjà, des fabricants d’automobiles

proposent des véhicules hybrides (électricité/essence), tandis que les engins tout

électrique qui seront une solution aux transports locaux (jusqu’à au moins

200 km) vont devenir d’un usage de plus en plus courant grâce aux progrès dans

278 Ibid., p. 130-140.279 Ibid., p. 139.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 107

la fabrication des batteries électriques. Quant à l’utilisation de l’hydrogène (celle

qui pourrait pallier à la fonction omnipotente du pétrole), on [109] estimait en

2005, que l’introduction fréquente, sinon banale, de ce vecteur énergétique dans

les transports publics ne verra réellement le jour que dans 10 ans, et pour les véhi-

cules particuliers dans 15 ou 20 ans 280. Soit vers 2020-2030, période cruciale et à

hauts risques, comme on l’a signalé, pour le pétrole.

Il faut savoir aussi que cela demandera un certain nombre de progrès au ni-

veau de sa production, de son transport et de son stockage, de sa distribution, de la

sécurité de son utilisation et au niveau des piles à combustibles 281. Au final, la

solution sera onéreuse. Néanmoins, parce qu’elle est attractive, la filière de

l’hydrogène est l’objet de très importants investissements de recherche et

d’expérimentations de plus en plus nombreuses au Japon, en Europe et en Améri-

que du Nord. En Californie et au Canada sont prévus des « couloirs à hydrogè-

ne », c’est-à-dire des axes routiers équipés de stations-service spécifiques éche-

lonnées 282. Les piles à combustible et les accumulateurs connaissent des amélio-

rations techniques continues. L’énergie ne sera pas fatalement la pierre

d’achoppement de la mondialité, mais de nouvelles inégalités surgiront. Pour le

professeur Klare, spécialisé dans les études de sécurité internationale, un effort

colossal en faveur des énergies nouvelles, en particulier de la part des États-Unis,

est en effet indispensable si l’on veut préserver la paix énergétique. Parce que

pour l’instant, faute d’une ambitieuse politique d’investissement en leur faveur, il

voit se dessiner une lutte globale pour les ressources à la lumière des initiatives

stratégiques et budgétaires des uns et des autres 283.

Du côté américain, il constate la réaffirmation de la doctrine de l’Amiral Ma-

han, au titre de la lutte pour les ressources vitales qui relègue toute considération

idéologique ou de simple équilibre. On sait qu’elle préconise un effort naval tel

que la marine américaine puisse garantir les lignes d’approvisionnement (90 % du

commerce mondial et 65 % de celui du pétrole transitent par la mer), mais aussi

protéger, en liaison avec les autres armes, les régions du monde où les États-Unis

ont leurs fournisseurs. Afin que la flotte américaine continue à être présente dans

l’Atlantique nord, la Méditerranée, et le Pacifique du nord-ouest, tout en croisant

de plus en plus dans le Golfe persique, [110] le Pacifique du Sud-Ouest et le Gol-

280 http://www.h2-hydrogene.com281 Ibid.282 « Quelles stratégies industrielles pour la filière H2 ? », Clefs CEA, n° 50/51,

hiver 2004-2005.283 Michael T. Klare, « The New Geopolitics of Energy », The Nation, May 19,

2008.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 108

fe de Guinée (par rapport aux intérêts américains en Afrique), l’ancien secrétaire

d’État à la Défense de George Bush et nouveau secrétaire de Barach Obama, Ro-

bert Gates, a fait inscrire au budget 2009 un lourd programme de dépenses nava-

les (dont 4,2 milliards de dollars pour de nouveaux porte-avions nucléaires,

3,2 milliards pour des destroyers, 3,6 milliards pour des sous-marins de chasse ul-

tramodernes). De façon complémentaire, dans le but de garder le contrôle des

contrées pourvoyeuses de ressources naturelles et des marchés extérieurs, le Pen-

tagone redéploie ses bases en Europe de l’Est, en Asie centrale et en particulier

dans le bassin de la Caspienne, en Asie du sud-est. À la fois pour surveiller les ré-

seaux de gazoducs et d’oléoducs et pour éventuellement conduire des opérations

militaires.

Du côté chinois, M. T .Klare note que le Département de la Défense, dans son

rapport annuel, met à égalité le risque d’un conflit avec les États-Unis au sujet des

ressources naturelles avec celui que ferait courir une crise à propos de Taïwan. De

fait la Chine s’efforce d’améliorer la projection de sa puissance vers les zones où

elle se ravitaille, tandis qu’elle travaille, en collaborant avec la Russie dans le ca-

dre de l’Organisation de coopération de Shanghai (OSC), à réduire la zone

d’influence américaine en Asie centrale, à mettre hors de portée des États-Unis

certains pipelines. Chacun des protagonistes, auxquels il faudrait ajouter l’Inde,

l’Iran et bien plus modestement l’Union européenne, cherche ainsi à améliorer ses

positions dans la perspective d’une éventuelle crise énergétique mondiale.

C. Le spectre de la crise systémique :réhabilitation des théories néomarxistesou légitimation du néomercantilisme ?

Retour au sommaire

Avant que la raréfaction du pétrole ne précipite la crise systémique, l’ouragan

Katrina, qui a peut-être été le premier grand avertissement du choc climatique à

venir, puis les krachs boursiers de l’été 2008, avec maintenant la diffusion de la

récession américaine, sont des signes ou des événements qui entretiennent [111]

le sentiment que la globalisation a des effets universels devenus incontrôlables.

Bien loin d’obéir à une quelconque gouvernance, sa logique confirme de jour en

jour ce jugement d’Hobsbawm qui inclinait à penser que dans sa dernière forme-

étape le capitalisme a atteint la dimension de la crise historique. Certes, il faut se

garder de verser dans le pessimisme culturel qui marque la pensée occidentale sur

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 109

le monde depuis le XIXe siècle, tel que l’analyse Oliver Bennett 284. Surtout qu’il

a été porté par des auteurs influents comme Rousseau, Marx, Weber, Spengler ou

Freud. Mais, les dérives du capitalisme mondial, la dégradation de l’environ-

nement naturel et l’anomie sociale générale qui sont observables font, écrit

l’universitaire britannique, qu’il serait bien imprudent de le rejeter parce qu’il

s’agit justement d’une tradition intellectuelle. L’énumération des périls, parce

qu’ils relèvent à la fois de l’économie, de la nature et du social, amène d’ailleurs à

s’interroger sur ce qui peut différencier une crise systémique d’une convergence

de crises ou de catastrophes. Il est vrai que le concept de « crise systémique » re-

lève d’abord du discours économique. Pierre Gonod, l’un des premiers à envisa-

ger le scénario de la crise systémique, pense que « la mondialisation pourra être

victime d’un accident stratégique. L’interdépendance généralisée des économies

d’un côté renforce la cohérence du système, mais de l’autre elle accroît la fragili-

té, puisqu’un dérèglement quelque part peut se propager à l’ensemble. […]

“L’accident” pourrait ainsi résulter des avatars de l’ultralibéralisme et de la

conjonction de divers phénomènes. En effet, les changements ne sont jamais dus à

un seul facteur mais à la conjonction de plusieurs, y compris des facteurs imprévi-

sibles » 285.

Mais, on peut penser aussi que pour être systémique, la crise doit être multi-

dimensionnelle. Le cumul de la crise énergétique et de la crise économique et so-

ciale en serait une première illustration. Au seul niveau de l’Europe, elle ajoute-

rait, mais c’est presque une certitude comme nous l’examinerons, la dimension

démographique. Est-il alors nécessaire de réévaluer les théories néomarxistes sur

le capitalisme mondialisé ? Si certains phénomènes paraissent valider quelques-

unes des analyses qui s’y réfèrent, les auteurs sont toujours en peine de convain-

cre le lecteur qu’il existe une alternative de ce côté là, parce qu’ils sont incapables

de [112] se dépêtrer des préjugés cosmopolites qu’ils partagent avec les thuriférai-

res du libéralisme. Pour des raisons culturelles, que met en relief le postmoder-

nisme, mais aussi économiques et géopolitiques, l’éclatement de la crise légitime

plutôt le néomercantilisme, national ou régionalisé, déjà de retour.

284 Oliver Bennett, Cultural Pessimism : narratives of decline in the postmodernworld, Edimbourg, Edinburgh University Press, 1999.

285 Pierre F. Gonod, « Au sujet de la crise systémique », Global Gouvernance,[email protected]

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 110

Les indices de la crise systémique

Parce que la globalisation financière fait que l’équilibre entre l’investissement

et l’épargne se réalise au niveau mondial et non plus national, et qu’il n’existe au-

cun dispositif de régulation mandaté par la communauté internationale pour sur-

veiller le crédit, il est arrivé ce qui devait se produire. Le risque systémique d’une

crise économique a alors joué. Celui-ci, explique Cartapanis, « renvoie évidem-

ment au risque de contagion régionale ou globale d’un choc local. Mais le risque

de système ne se réduit pas à la simple juxtaposition, voire à la propagation des

risques individuels. Cette notion recouvre l’éventualité que les réponses rationnel-

les des agents puissent fréquemment conduire, de façon endogène, à des modifi-

cations brutales des anticipations, reflétant des sauts dans l’insécurité perçue, de

nature à perturber durablement la détermination des prix sur les marchés d’actifs

et la rationalité de l’allocation de l’épargne » 286. Beaucoup va donc dépendre des

réponses des gouvernements à la crise qui vient de commencer. Des failles encore

insoupçonnées ne vont-elles pas entraîner l’économie mondiale dans la dépres-

sion ? Et non pas dans la récession qui n’est qu’un simple ralentissement conjonc-

turel de la croissance. Il faut rappeler ici que le terme de récession est apparu dans

les années soixante, période de hautes conjonctures, pour signifier une décéléra-

tion de la croissance par opposition à la dépression des années trente, caractérisée

elle par la chute des taux de croissance. C’est tellement vrai que ce que l’on dé-

nommait « politique conjoncturelle », pendant les Trente Glorieuses, consistait

précisément à gérer l’alternance des phases d’accélération et de freinage d’une

croissance qui demeurait positive dans tous les cas. À l’heure qu’il est, le risque

de récession est donc la moindre des choses. Le moindre des prix à payer, comme

à l’occasion de la crise asiatique de 1997-1998, qui ne fut pas systémique [113]

puisque géographiquement limitée à l’Extrême-Orient. C’est bien la raison pour

laquelle le chef économiste du FMI, Olivier Blanchard, déclarait qu’« il faut éviter

que la récession ne se transforme en Grande Dépression » 287. L’avertissement

asiatique aurait dû cependant, de l’avis de Cartapanis, faire prendre conscience du

risque de système.

En rapport avec ce problème de sémantique, quand, en raccordant les critères

économico-financiers au contexte géopolitique comme il l’a fait, un think tank

français se permettait d’annoncer la « très grande dépression US de 2007 », était-il

286 A. Cartapanis, op. cit., p. 283.287 Le Monde du 23 décembre 2008.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 111

trop présomptueux ou pêchait-il par précipitation 288 ? En tout cas, pas de beau-

coup. Il faut préciser qu’aux quatre risques financiers régulièrement évoqués par

tous les économistes (taux d’épargne négatif et baisse annuelle des prix de

l’immobilier aux États-Unis, « montagne russe » des taux d’intérêts américains en

2007, faillites dans le secteur financier américain, prêts immobiliers à risque dans

les marchés émergents) et maintenant avérés, ce centre de prospective ajoutait des

hypothèses moins évidentes, tels le possible bombardement des centrales nucléai-

res iraniennes, d’une part, et l’effort presque conjoint de la Russie et de la Chine

pour, à la fois, refouler les États-Unis d’Asie centrale et faire chuter le dollar,

d’autre part. Tandis que la déstabilisation de l’Iran, qui demeure une éventualité

moins hasardeuse qu’il pouvait paraître il y a peu puisque l’Administration Oba-

ma a intégré l’équipe qui a préparé différents plans d’intervention sous la prési-

dence précédente, aurait une incidence désastreuse sur le prix du pétrole, le der-

nier point soulève plus de scepticisme. Cela dans la mesure où il n’est pas dans

l’intérêt de la Chine de faire sombrer la monnaie américaine compte tenu de la

masse des avoirs libellés en dollars détenus par Pékin, et parce que ce serait faire

baisser le pouvoir d’achat sur un marché essentiel au commerce extérieur chinois.

Néanmoins, conforté dans leur analyse par les événements que l’on vit, les experts

du LEAP / E 2020, le think tank cité, prédisent la cessation de paiement, la faillite,

de l’État américain à l’été 2009 289. À cela, deux causes principales, avancent-ils :

« la dette publique américaine s’enflamme de manière désormais incontrôlable »

et « l’effondrement en cours de l’économie réelle des États-Unis empêche toute

solution [114] alternative à la cessation de paiement ». Il faut admettre que le re-

mède utilisé ces derniers temps pour sortir de la crise bancaire va tout à fait dans

le sens du premier constat puisque le gouvernement américain a emprunté ou a

donné sa garantie à des emprunts destinés d’abord à recapitaliser les banques

(350 milliards de dollars sur les 700 du plan Paulson).

Or, il y a quant à cet acte de quoi s’interroger sur le remboursement effectif

des prêts comme sur l’effet inflationniste des injections de liquidité opérées par la

FED. Sur le cours à venir du dollar, par conséquent. Et l’on annonce un plan Oba-

ma de près de 850 milliards de dollars, lancé dès le début de 2009. La dette publi-

que américaine risque à ce compte de vite exploser si les emplois des nouvelles

liquidités ne sont pas faits à bon escient, c’est-à-dire ne sont pas dirigés vers les

investissements productifs, les équipements, la recherche. Cela est d’autant plus

288 Laboratoire européen d’anticipation politique-Europe 2020, La Crise systé-mique globale : les six aspects de la « Très Grande Dépression US » de2007, [email protected]

289 LEAP/E 2020, La lettre confidentielle, n° 28 du 15 octobre 2008

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 112

inquiétant que le professeur d’économie Laurence J. Kotlikoff, prévenait déjà en

2006 que les États-Unis allaient droit à la faillite et qu’ils étaient quasiment en

état d’insolvabilité fiscale 290. Compte tenu, écrivait-il, que « pour juger correc-

tement de la solvabilité d’un pays il faut examiner les charges fiscales encourues

par les générations actuelles et futures au cours de leur vie » 291, il s’avère que

« le gouvernement des États-Unis est bel et bien en faillite, dans la mesure où il

sera incapable de rembourser ses créanciers qui sont, en l’occurrence, les généra-

tions actuelles et futures auxquelles il a explicitement ou implicitement promis

différentes sortes de paiements nets » 292. Pour cet économiste, les mesures à

prendre pour redresser la situation ne pouvaient qu’être draconiennes : le double-

ment immédiat et pour longtemps des impôts sur le revenu des personnes et des

entreprises ; la réduction de deux tiers des prestations de la sécurité sociale et du

système d’assistance médical MEDICARE. Une troisième option eût été de réduire

immédiatement toutes les dépenses fédérales de 143 % 293.

La politique d’austérité n’étant pas dans la tradition américaine, il faut plutôt

s’attendre à ce que l’Administration en place laisse filer l’inflation et laisse se dé-

précier le dollar jusqu’au moment où il sera temps d’entériner sa dévaluation (ce

qui est le meilleur moyen de se débarrasser de la dette). Le LEAP / E 2020

l’annonce pour l’été 2009, la dégringolade du billet vert commençant en [115]

mars, avec une décote de… 90 %. En somme, on se retrouverait dans le scénario

de 1933 quand Franklin Roosevelt décida la dévaluation unilatérale du dollar de

40 %, une façon d’essayer de se décharger de la crise sur les autres. Sans pourtant

y parvenir parce que le New Deal fut au final un échec, contrairement à ce que

croient une majorité de Français et d’Européens qui connaissent mal l’histoire des

États-Unis, sachant que ces derniers comptaient plus de chômeurs en 1938 qu’en

1932. Seule la guerre permit à la machine économique américaine de se relancer.

Ce n’est pas en consommant des quantités gigantesques de crédits publics que

l’économie américaine et toutes celles qui ont suivi son exemple sortiront de la

crise. Surtout quand, comme l’Angleterre, elles ont tout misé sur la finance et dé-

libérément sacrifié leur industrie. Celle-ci n’a plus rien à vendre, sauf son immo-

bilier. Le basculement du monde dans la dépression est une hypothèse à prendre

290 Laurence J. Kotlikoff, « Is the United States Bankrupt ? », Federal ReserveBank of St. Louis Review, juillet-août 2006, p. 235-249.

291 Ibid., p. 239.292 Ibid., p. 235.293 Ibid. p. 246-248.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 113

au sérieux. La conjonction de cinq facteurs pourrait en être la cause 294. Le pre-

mier consiste dans l’inconnu de l’étendue de la crise financière. Les pertes des

grandes places boursières sont estimées à 25 000 milliards de dollars, soit presque

la moitié de leur capitalisation et près de deux fois le PIB des États-Unis. Mais

demeure l’hypothèque qui pèse sur l’ensemble des systèmes de pension par capi-

talisation. L’OCDE estime à 4000 milliards de dollars les pertes des Hedge Funds

pour la seule année 2008, et d’après le LEAP / E 2020 une cascade de faillites a

commencé fin 2008, qui va jeter le chaos dans ce secteur au printemps 2009 295.

Le second réside dans la transmission internationale de la crise américaine surtout

si l’économie réelle des États-Unis stagnait dangereusement ou s’effondrait. Sa-

chant que l’affaiblissement de la devise américaine par rapport à l’euro et aux au-

tres monnaies qui stimulerait les exportations US, est en soi un facteur de pertur-

bation des échanges. Le troisième concerne les mouvements de capitaux. Les

banques ont commencé à rapatrier les capitaux qu’elles avaient placés à

l’étranger. On estime que mille milliards de dollars (sur les quatre milliards inves-

tis ou déposés) ont d’ores et déjà quitté les pays émergents. Le quatrième danger

tient à un effondrement de la demande par suite à la perte de confiance des

consommateurs et des entreprises, par suite aussi à une forte montée du chômage

et [116] à une baisse du pouvoir d’achat. Enfin, le marché du pétrole reste à la

merci d’un événement politique grave dans une des grandes zones de production,

avant même que ne se pose la question de la fin des réserves. Les prix des pro-

duits alimentaires, objets de spéculation boursière, demeurent élevés et entretien-

nent l’inflation, bien que la pression sur les salaires en raison de l’excédent struc-

turel du marché du travail mondial agisse dans l’autre sens. Bref, c’est ici le bilan

de près de trente ans de néolibéralisme américain et anglo-saxon !

On comprend que les inquiétudes que fait lever la mondialisation dérégulée,

en pleine crise, puissent attiser la critique des théoriciens peu favorables à une

théorie économique aussi catastrophique. Mais on peut penser que la dépression

systémique, si elle devait se confirmer, provoquerait plutôt que le recours à des

recettes néomarxistes, soit un retour au protectionnisme pur et unilatéral, soit sous

une forme amendée dans le cadre du mercantilisme régionalisé.

294 Jean-Christophe de Wasseige, « Les cinq menaces qui planent surl’économie mondiale  », Focus. Trends-Tendances, 15 juin 2006, p. 44-48.

295 LEAP/E2020, La lettre confidentielle, n° 30, décembre 2008.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 114

Les interprétations néomarxistes

de la globalisation

Les principaux économistes ou historiens qui se revendiquent ouvertement de

Marx et qui étudient la globalisation raisonnent en termes de système, mais de

système incomplètement achevé. Car par rapport au capitalisme national, nous dit

Rémy Herrera, ce « qui définit le système mondial capitaliste est au contraire la

dichotomie entre l’existence d’un marché global, intégré dans toutes ses dimen-

sions à l’exception du travail (contraint à une quasi-immobilité internationale), et

l’absence d’un ordre politique unique à l’échelle du monde, qui serait plus qu’une

pluralité d’instances étatiques régies par le droit international public et/ou la vio-

lence du rapport de forces. Ce sont les causes, mécanismes et conséquences de

cette asymétrie à l’œuvre dans l’accumulation du capital, en termes de relations

inégales de domination entre nations et d’exploitation entre classes notamment,

que s’efforcent de penser les théoriciens du système mondial capitaliste. Ces der-

niers produisent en effet une théorie globale prenant pour objet et proposant pour

concept le monde moderne en tant qu’entité concrète socio-historique faisant sys-

tème, c’est-à-dire formant un [117] assemblage structuré par des rapports com-

plexes d’interdépendance, de plusieurs éléments d’une réalité en totalité cohérente

et autonome les positionnant et leur donnant signification » 296. Malgré ce socle

commun, Wallerstein, Samir Amin et Arrighi, pour ne citer que ceux qui obser-

vent avec le plus d’attention le phénomène de la globalisation, en proposent des

interprétations personnelles de sa réalité, de ses crises et de son devenir.

Pour Wallerstein, précise Herrera, il s’agit « d’intégrer les éléments de

l’analyse marxiste au sein d’une approche systémique […]. La perspective du sys-

tème-monde est explicitée par un triple principe : d’abord spatial, “l’espace d’un

monde”  ; […] ensuite temporel, “le temps de la longue durée” ; […] enfin ana-

lytique, dans le cadre d’une vision cohérente et articulée, “une manière de décrire

l’économie-monde capitaliste” comme entité économique systémique organisant

une division du travail mais dépourvue de structure politique unique la surplom-

bant » 297. Dans l’espace économique mondial unifié depuis l’an 1500 environ,

depuis que les Européens ont commencé à étendre le système capitaliste à tout le

globe, la division du travail découpe trois zones : centre, semi-périphérie et péri-

296 Rémy Herrera, Les Théories du système mondial capitaliste, CNRS, UMR

8595 Matisse, Université Paris 1.297 Ibid., p. 14.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 115

phérie. Au cours des temps, le centre se déplace et les États changent de position

en fonction d’un cycle hégémonique scandé par la succession de l’avance techno-

logique, de la supériorité commerciale et de la domination financière. Les États

peuvent glisser de la périphérie vers le centre ou inversement. Chaque change-

ment historique dans la conquête de l’hégémonie a été accompagné d’un conflit

d’envergure, parfois mondial (guerre de Trente Ans, guerres napoléoniennes,

première et seconde guerres mondiales), remporté finalement par la puissance ma-

ritime. À chaque occasion le système interétatique a été profondément remanié

(traités de Westphalie, Congrès de Vienne, Conférence de Paris, système des Na-

tions unies). À chaque scénario, la puissance hégémonique s’est efforcée de pro-

mouvoir ses intérêts par le biais du libre-échange. Jusqu’à la fin de la Guerre froi-

de, la diffusion des capitaux, des techniques et des méthodes d’organisation, dans

la semi-périphérie notamment, opère une certaine répartition des richesses et plus

d’égalité. Mais cela ne concerne encore que des populations relativement peu

nombreuses. Depuis les années [118] 1990, remarque Wallerstein, les choses

changent, prennent une tout autre dimension. De nouvelles divisions de classes

apparaissent au sein des États du centre (Europe et Amérique du Nord), dans les-

quels « la classe des travailleurs sera composée de façon disproportionnée de tra-

vailleurs non-blancs », ce qui à ses yeux est la véritable faille de la modernisation

parce qu’elle augure d’une lutte des classes « racialisée » 298. Une telle transfor-

mation des relations humaines explique l’intérêt qu’il accorde désormais à la

« géoculture », à savoir le nouveau champ de bataille idéologique du système-

monde moderne selon lui 299.

Quant à Samir Amin, l’essentiel de sa contribution, considère Herrera, « tient

en ce qu’il montre que le capitalisme comme système mondial réellement existant

est autre chose que le mode de production capitaliste à l’échelle mondiale. La

question centrale qui anime toute son œuvre est celle de savoir pourquoi l’histoire

de l’expansion capitaliste s’identifie à celle d’une polarisation à l’échelle mondia-

le entre formations sociales centrales et périphériques » 300. Assez récemment il a

admis « l’érosion de la grande division : centre industrialisé / régions périphéri-

ques non industrialisées, et l’émergence de nouvelles dimensions de la polarisa-

298 Immanuel Wallerstein, « Response : Declining States, Declinilg Right ? »,International Labor and Working-Class History, 1995, 47, p. 24-27, et AfterLiberalism, New York, The New Press, 1995.

299 Immanuel Wallerstein, « Culture as the Ideological Battleground of the Mo-dern World-System », Mike Featherstone, Global Culture : Nationalism,Globalization and Modernity, Londres, Sage, 1990.

300 Rémy Herrera, op. cit., p. 8-9.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 116

tion » 301. C’est, selon lui, une des conséquences du désordre mondial engendré

par la globalisation qui ne s’est pas accompagnée du déploiement d’organisations

politiques et sociales surpassant les États. Elle n’a pas été en mesure de concilier

l’industrialisation de l’Asie et de l’Amérique latine avec la poursuite d’une crois-

sance globale et elle a marginalisé complètement l’Afrique. Amin voit le système

mondial actuel néanmoins toujours dominé par les cinq monopoles du centre

(ceux des médias, des marchés financiers, de l’accès aux ressources naturelles, de

la technologie, et des armes de destruction massive). Tout en fixant les objectifs

d’une autre mondialisation qu’il veut humaniste (désarmement général, organisa-

tion d’un accès égalitaire aux ressources naturelles, des relations économiques

ouvertes et équitables entre toutes les régions du monde, des négociations pour

une résolution de la dialectique global / national dans les espaces d’action politi-

que et culturelle), il laisse transparaître beaucoup de scepticisme quant à cette

perspective.

[119]

Giovanni Arrighi et Beverly J. Silver se sont particulièrement investis dans la

socio-histoire et la géopolitique de la mondialisation. De leur point de vue, qui se

situe dans la mouvance de Wallerstein et de Braudel, tout en faisant des emprunts

à la science politique américaine, le devenir du système capitaliste moderne, plus

près du chaos que de la gouvernance, tourne autour de quatre enjeux majeurs et

liés entre eux 302. Le premier est la « géographie du pouvoir mondial » car c’est

une illusion de croire que la mondialisation est un phénomène purement écono-

mique et quasi-mécanique. La configuration économique mondiale du passé

comme d’aujourd’hui est inséparable de la configuration des puissances. Le se-

cond réside dans la confrontation du « pouvoir des États » et du « pouvoir du ca-

pital ». Existe-t-il une adéquation, gage de stabilité, entre les deux, comme c’était

le cas pendant la Pax Britannica quand la City régulait les changes et les capitaux,

ou pendant la Guerre froide quand les États-Unis étaient à la fois gendarme et

banquier du monde ? Ou, au contraire, la transnationalisation des firmes et des

banques n’entraîne-t-elle pas une plus grande dispersion du capital, et par consé-

quent une disjonction des deux ? Le troisième concerne, à la fois, « les États, le

capital et le pouvoir social des groupes subordonnés ». Ici, il s’agit de prendre en

considération la mondialisation du marché du travail qui tire vers le bas les reve-

nus des travailleurs des pays développés, tandis que ceux des pays pauvres, même

s’ils en tirent temporairement profit, sont toujours sous la menace de la volatilité

301 Samir Amin, « The Future of Global Polarization », International PoliticalEconomy, op. cit., p. 179-189.

302 G. Arrighi, B. J. Silver, op. cit., p. 3-20.

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des capitaux. Quant à l’impuissance des États face aux firmes, elle accentue

l’affaiblissement des groupes subordonnés. La question est de savoir jusqu’où et

jusqu’à quand le déclassement des travailleurs, mais aussi des classes moyennes,

ira-t-il sans révolte ? Le quatrième, en rapport avec la réflexion de Wallerstein sur

la géoculture et avec la thèse bien connue de Samuel Huntington, tient dans un

possible « changement d’équilibre du pouvoir civilisationnel ». Va-t-on vers une

« racialisation » des rapports humains, internes et internationaux, comme le re-

doute le premier ? Faut-il craindre plutôt une « asianisation » de la mondialisa-

tion, comme y tendent certains, sachant qu’un Joseph Nye, tout autant qu’un Sa-

muel Huntington, considère que la menace [120] que crée le succès de la moder-

nisation de la Chine est bien plus grande que celle de la Chine communiste pen-

dant la guerre froide. Malgré un certain nombre de difficultés et de risques à ne

pas négliger, Arrighi et Silver sont enclins à penser que « le clash entre les civili-

sations occidentales et non-occidentales est plutôt derrière nous que devant

nous » 303.

De la résolution de ces enjeux, de leur convergence ou de leur divergence dé-

pendent la configuration globale des pouvoirs et par conséquent le visage de la

mondialisation. Or, sur ce point, il n’existe aucun consensus. Les deux auteurs et

leurs collaborateurs ont donc cherché à comprendre, à partir de ces critères et se-

lon une trajectoire socio-historique de l’économie mondiale, ce qu’il y avait de

nouveau dans la globalisation. Ils constatent que depuis les Temps Modernes,

l’histoire économique est caractérisée par une succession de périodes

d’hégémonie, et ils pensent pouvoir éclairer la situation contemporaine grâce à

leur concept de « transition hégémonique ». S’appuyant surtout sur les travaux de

Braudel, ils constatent que chaque fin d’hégémonie (hollandaise de la paix de

Westphalie-1648 à la paix d’Utrecht-1713 ; britannique de 1815 à 1914 ; et, peut-

être, américaine maintenant) est marquée par trois processus distincts mais reliés

entre eux : l’intensification de la compétition interétatique et interentreprise,

l’escalade des conflits sociaux et l’émergence d’une nouvelle configuration de

pouvoirs. Ils soulignent notamment cette observation de Braudel selon laquelle les

expansions financières ont toujours correspondu à une intensification de la com-

pétition entre les États quant aux capitaux circulants. Entre 1713 et 1815, pendant

que se déchaîne la rivalité franco-britannique et que les Provinces-Unies se réfu-

gient dans la haute finance, et entre 1914 et 1945, le temps que les Anglo-

Américains défassent l’Allemagne à deux reprises, le monde a connu un « chaos

systémique ». C’est-à-dire « une situation de désorganisation du système sévère et

apparemment irrémédiable. Tandis que la compétition et les conflits dépassent les

303 Ibid., p. 286.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 118

capacités de régulation des structures existantes, de nouvelles structures émergent

dans les interstices et déstabilisent définitivement la configuration de puissance

dominante » 304. Les auteurs soulignent l’importance du rapport entre la géopoli-

tique [121] et la haute finance qu’Halford Mackinder avait lui-même rappelée au

sujet de la dominance de Londres 305. Ce que Hans Morgenthau confirme un peu

plus tard à propos bien évidemment de Bretton Woods. Le gold-dollar-exchange-

standard en drainant le capital de Londres et même de Wall Street vers Washing-

ton, où siège le FMI, devenait à côté de la puissance militaire l’autre pièce maî-

tresse de l’hégémonie américaine 306. Or, en cette période de globalisation finan-

cière, ce qui intrigue Arrighi et ses collaborateurs c’est la bifurcation ou la dis-

jonction entre la puissance militaire et la puissance financière, soit le fait que si

les États-Unis continuent de posséder la première, la seconde commence à se dis-

perser. En raison de leur position de plus grand débiteur mondial et de

l’accumulation des devises internationales (dollar et euro) dans d’autres places.

Cela pourrait bien être le signe d’un prochain « chaos systémique », lui-même an-

nonciateur d’une crise hégémonique. Mais si depuis que la Chine se reconstruit en

tant qu’État moderne, il est possible qu’elle soit la principale bénéficiaire de la fu-

ture configuration des puissances, cela ne conduira pas nécessairement à un

conflit intercivilisationnel. À condition que les principaux acteurs sachent agir

collectivement. Mais leurs intérêts sont-ils suffisamment convergents ?

Les impasses de la gouvernance mondiale

et la légitimation du néomercantilisme

L’ensemble des problèmes soulevés dans les développements qui précédent et

les corrélations établies entre la réalité économique et son environnement politi-

que et stratégique ont conduit Maurice Allais, le seul Français prix Nobel

d’économie (1970), à tirer, il y a dix ans, les conclusions qui suivent et qui sont

plus que jamais d’actualité : « 1) une mondialisation généralisée des échanges en-

tre des pays caractérisés par des niveaux de salaires très différents aux cours des

changes dépréciés ne peut qu’entraîner finalement partout, dans les pays dévelop-

pés comme dans les pays sous-développés, chômage, réduction de la croissance,

inégalités, misères de toutes sortes. Elle n’est ni inévitable, ni nécessaire, ni sou-

haitable ; 2) une libéralisation totale des échanges [122] et des mouvements de

304 Ibid., p. 33.305 Ibid., p. 67.306 Ibid., p. 87.

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capitaux n’est souhaitable que dans le cadre d’ensembles régionaux groupant des

pays économiquement et politiquement associés, et de développement économi-

que et social comparable ; 3) il est nécessaire de réviser sans délai les traités fon-

dateurs de l’Union européenne, tout particulièrement quant au rétablissement

d’une préférence communautaire ; 4) il faut, de toute nécessité, remettre en cause

et repenser les principes des politiques mondialistes mises en œuvre par les insti-

tutions internationales et tout particulièrement par l’Organisation mondiale du

commerce » 307. Depuis ce manifeste, le blocage que connaît cette institution in-

ternationale en matière agricole, auquel s’additionnent les nouvelles réticences

apparues dans la négociation sur les produits industriels, mais aussi la montée de

la pauvreté dans les pays les plus développés (en Allemagne, près de 7 millions de

personnes y sont aidés à ce titre) à laquelle on ne saurait opposer l’enrichissement

relatif d’une frange minime de population dans le Sud, ou encore les nouveaux

soubresauts de la finance en rapport avec l’endettement des États et des ménages

sont des faits qui attestent de l’impasse dans laquelle se trouve la gouvernance

mondiale. En Europe, les emplois continuent d’émigrer et de disparaître. Le tissu

social va se réduire, et un nombre croissant d’Européens qui sont exclus de la

production seront nécessairement exclus de la consommation. Toutes ces dérives

font que pour Jacques Sapir la question du protectionnisme est désormais po-

sée 308.

En l’absence de toute alternative mondialiste crédible à celle du libéralisme au

processus en marche (le système financier mondial n’est pas réformable et toute

idée de « révolution mondiale » demeure utopique), il faut en effet s’attendre à

l’émergence d’un néomercantilisme national ou régional. Il ne devrait être ni un

retour pur et simple au protectionnisme, ni une dénonciation catégorique et com-

plète du libre-échange mais un usage circonstancié et stratégique de l’un ou de

l’autre, sous une forme ajustée. Cela principalement dans le but de maintenir ou

de rétablir les équilibres économiques et sociaux internes des États ou des groupes

d’États concernés. Car, tôt ou tard, les peuples européens, pour ce qui les concer-

ne, vont commencer à se défendre contre la progression de la pauvreté et le recul

de la protection sociale. Tôt ou tard, [123] les membres de la Commission euro-

péenne seront obligés de revenir sur les théories apprises dans les Business

Schools. De même, face au désordre monétaire et financier mondial, il faudra bien

que les Européens se décident à utiliser l’euro comme leur véritable monnaie in-

307 Maurice Allais, « L’éclatante faillite du nouveau credo », Le Figaro,27 décembre 1999.

308 Jacques Sapir, « La question du protectionnisme est posée », Le Monde di-plomatique, février 2007.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 120

ternationale, lequel, selon Michel Dévoluy, n’a été jusqu’à maintenant rien moins

qu’« une monnaie nationale employée de façon massive et systématique par des

non-résidents » 309. Pour cet économiste, à condition qu’il surmonte ses quatre

handicaps (« sa politique de change est partagée ; sa représentation internationale

est insuffisante ; il n’est pas soutenu par une véritable politique conjoncturelle eu-

ropéenne ; l’autorité de la BCE demande à être confirmée dans la durée » 310),

l’euro dispose d’un réel potentiel de diffusion en tant que moyen de paiement. Ce

qui est un atout incontestable dans un monde financier en pleine crise de confian-

ce, comme cela vient d’être démontré par les faits. La dévaluation du dollar obli-

gerait à la mobilisation de ce potentiel au risque sinon que la zone euro se désa-

grège.

Un premier signe fort du retour au mercantilisme réside dans la constitution

surprenante des « fonds souverains » (« sovereign wealth funds ») depuis peu de

temps. Comme leur dénomination le laisse entendre, il s’agit de fonds publics

d’investissement ayant des objectifs multiples et pas forcément en adéquation

avec la loi du marché. Au-delà du seul rendement financier, ils tendent à servir

dans une mondialisation de plus en plus coercitive et déboussolée, et cela est déjà

avéré, à acquérir de la technologie, à s’emparer de ressources naturelles, à prendre

le contrôle de sociétés étrangères, ou tout simplement à servir des objectifs politi-

ques. D’un montant global estimé à près de 3 000 milliards de dollars en 2007, ce

qui est peu par rapport aux 53 000 milliards de dollars des fonds détenus et gérés

par les grandes institutions privées (banques, assurances, sociétés de gestion et

fonds de pension), ils sont néanmoins promis à une belle croissance 311. Si leur

rythme de progression reste stable (soit de l’ordre de 19,8 % par an pour les 16 les

plus importants) « les fonds souverains pourraient avoir accumulé

13 400 milliards de dollars en 2017 » 312. Les principaux détenteurs de ces fonds

souverains sont, soit des États riches en ressources pétrolières et gazières (avec les

aléas de prix et de gains que cela suppose), [124] comme les États du Moyen-

Orient (Émirats arabes unis, Arabie saoudite, Koweït, avec respectivement des ac-

tifs en milliards de dollars de 875, 300 et 250, par exemple) ou la Norvège (341),

309 Michel Dévoluy, « Le face à face euro/dollar », Annuaire français des Rela-tions internationales, Paris, Bruylant/La Documentation française, Volume5, 2004, p. 543-555.

310 Ibid., p. 548.311 Maguy Day et Adrien de Tricornot, « L’essor des fonds souverains », Le

Monde, Dossier économie II, mardi 2 octobre 2007.312 Alexandre Kokcharov, « L’inquiétante puissance des fonds souverains »,

Courrier international, n° 890, novembre 2007, p. 51.

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dans une moindre mesure l’Algérie (40) ou la Russie (24), soit des États fortement

exportateurs de produits industriels et disposant d’une monnaie sous-évaluée

comme la Chine (200) ou Singapour (159) 313. En ce qui concerne les fonds sou-

verains moyen-orientaux, il est fait état que cette « finance islamique » est d’ores

et déjà gérée selon la charia, et non plus selon les normes marchandes occidenta-

les 314.

D’une manière générale, la constitution de ces fonds, déclare Elie Cohen, re-

lève de trois explications, dont la troisième lui apparaît la plus convaincante :

« soit c’est la réaction normale à une nouvelle phase de la mondialisation, qui

touche désormais le contrôle des sociétés, qu’elles soient stratégiques ou qu’elles

aient une valeur symbolique forte. Soit elle traduit la crainte des opinions publi-

ques à l’égard de la globalisation financière et des stratégies de création de va-

leurs à court terme. Soit c’est une réaction politique : la perspective d’une intégra-

tion mondiale s’éloignant, on voit réapparaître la logique des nations, portée no-

tamment par la Chine et la Russie » 315. Trois raisons qui ne sont pas inconcilia-

bles et qui permettent de comprendre que les économies occidentales sont sur la

défensive. Elles le sont d’autant plus qu’elles sont souvent lourdement endettées,

comme la France où le niveau des dépenses publiques atteint un niveau catastro-

phique (1 000 milliards d’euros de dépenses publiques en 2007, et

1 284,8 milliards d’euros de dette publique en 2008 soit 66,7 % du PIB). Une telle

situation les prive de toute marge de manœuvre. Non seulement elles sont bien en

peine de constituer des fonds souverains propres (on voit mal comment la France

parviendra à réaliser ceux qu’elle ambitionne de réunir), mais en outre, il leur est

fort délicat de refuser l’entrée dans leurs groupes industriels et tertiaires en man-

que de financement, des capitaux d’État étrangers. Quand, ils ne financent pas

leur dette publique elle-même ! Ces fonds souverains, véritables marqueurs de la

puissance financière nationale, apparaissent de toute évidence comme les auxiliai-

res indispensables de la stratégie globale des grands États, comme ils préfigurent

la géographie économique de demain avec ses nouveaux centres et ses [125] nou-

velles périphéries. Leur utilisation prendra une connotation d’autant plus mercan-

tiliste que la compétition dans tous les champs de la globalisation se durcira.

313 Cf. les deux articles précédemment cités.314 Marc Roche et Adrien de Tricornot, « 500 milliards de dollars gérés selon la

charia dans le monde », Le Monde, Dossier économie II, mardi 18 décembre2007.

315 Cité par Maguy Day et Adrien de Tricornet, « L’essor des fonds souve-rains », op. cit.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 122

Désormais, l’hypothèse de la crise systémique n’est plus à exclure puisque

l’économie réelle est de plus en plus touchée. Aux États-Unis, où les effets du

plan de sauvetage Paulson tardent à venir, la demande de biens de consommation

s’effrite et les premiers signes de la déflation apparaissent. La relance par la

consommation est d’autant plus aléatoire que les économies nationales sont en-

châssées dans un marché mondial dont une des clefs est la main-d’œuvre peu coû-

teuse des pays à bas salaires. Laquelle continue à exercer une pression à la baisse

sur ceux des pays plus développés. La situation de l’emploi dans ces derniers se

détériore. En cas de faillites ou de dégraissements, c’est entre 30 000 et 100 000

emplois que pourrait perdre la seule industrie automobile américaine. Et puis se

pose la question de savoir qui prendra le contrôle des droits de propriété des gran-

des entreprises en dépôt de bilan ? Sans doute les géants financiers américains ou

autres qui auront survécu ou qui auront profité des plans de sauvetage en augmen-

tant leurs gains et leurs liquidités. Le redémarrage de l’économie mondiale et sur-

tout le rétablissement des économies de la plupart des pays développés vont être

difficiles ou impossibles dans le carcan du consensus de Washington. Ils ne le se-

ront qu’au cours d’un long processus de restructuration économique et financière,

une fois qu’elles seront sorties de ce dernier, et cela dans le cadre (celui de la zone

euro, par exemple) d’un néomercantilisme régionalisé. C’est-à-dire d’une straté-

gie économique fondamentalement politique dont les finalités peuvent paraître

difficiles à concilier puisqu’il s’agit, à la fois, de stabiliser et de maintenir les ap-

provisionnements en capitaux, en technologies, en matières premières, quelques

fois en biens de consommation, de préserver, autant que faire ce peut, un espace

social décent, et de garantir l’accès aux marchés d’exportation, ceux qui doivent

être maintenus ouverts afin d’y écouler une partie de la production nationale.

Dans cette perspective complexe, si seuls quelques grands États sont en mesure

d’influencer la fixation des nouvelles règles du jeu, les autres peuvent conclure

des alliances et des partenariats avec d’autres États et avec des acteurs non étati-

ques.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 123

[126]

Conclusion du chapitre :la crise et la transformation

de l’ordre économique mondial

Retour au sommaire

Si la mondialisation est un objet central de la discipline des relations interna-

tionales, c’est parce qu’elle pose aux États mais aussi aux sociétés et aux indivi-

dus qu’ils encadrent un problème de sécurité en termes de croissance, de stabilité

monétaire et financière, d’emploi, et peut-être un jour d’approvisionnement. Mais

surtout parce qu’elle pose un enjeu de pouvoir, celui de dicter l’ordre économique

mondial. Or, de ce point de vue, la crise en cours pourrait entraîner des transfor-

mations importantes au sujet desquels les avis peuvent diverger. Pour les experts

français déjà cités la sanction est là : les États-Unis sont en train de perdre leur

statut de premier pôle financier mondial, en même temps que la classe moyenne

américaine « est sacrifiée entre l’effondrement sans fin des prix de l’immobilier et

une disparité des revenus désormais supérieure à celle de 1928 » 316. Le bascule-

ment financier paraît irréfutable puisque le premier sauvetage bancaire n’était

possible que grâce à l’injection de capitaux en provenance d’Asie et du Moyen-

Orient (par exemple, 6,5milliards de dollars pour Merryl Lynch, 22 milliards pour

City Group). De fait l’économie bancaire américaine va se retrouver plus débitrice

qu’elle ne l’était, soit à un niveau colossal, des économies de ces deux régions.

Sachant que l’État fédéral a cautionné plus de 1 000 milliards de dollars de crédits

à haut risque et que la crise immobilière de 2007-2008 a provoqué entre 1 000 et

1 500 milliards de dollars de pertes, on peut parler de séisme financier. Les

conséquences monétaires vont suivre, et le dollar aura du mal à conserver son rôle

enviable dans les transactions internationales. La crise sociale, celle des classes

moyennes, aura, quant à elle, le fâcheux résultat de pénaliser la demande et de re-

tarder ou d’empêcher la relance de l’économie réelle, et donc le retour au plein

régime au moment où les États-Unis ont besoin de toujours plus de moyens pour

financer leurs engagements extérieurs. Leur situation géopolitique pourrait s’en

ressentir. Ce scénario de déclin n’est pas partagé par tous et notamment par Niall

Ferguson qui voit plutôt les États-Unis sortir victorieux de la crise qu’ils ont dé-

316 LEAP/E 2020, La lettre confidentielle, n° 28, 15 octobre 2008.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 124

clenchée 317. Il le croit parce [127] qu’elle va frapper plus durement qu’eux les

États européens où le secteur de la finance fait un pourcentage du PIB plus élevé

qu’aux États-Unis, parce que la chute du prix du pétrole va atteindre la Russie, et

surtout parce que ce qui compte dans l’économie mondiale aujourd’hui, c’est la

relation entre l’Amérique et la Chine. Or, pour des raisons évoquées plus haut,

l’intérêt bien compris des deux géants est de surmonter ensemble la crise, et par la

suite, de veiller à ce que l’ordre économique mondial ne change pas trop. Dans

tous les cas de figure, en matière d’équilibre des pouvoirs dans le monde, le plus

certain est qu’il s’est produit un balancement vers l’Est.

317 Niall Ferguson, The Ascent of Money. A Financial History of the World,New York, Penguin Press, 2008.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 125

[129]

Traité de relations internationales.Tome III. Les théories de la mondialité.

Chapitre II

L’HYPOTHÈSE HASARDEUSE

DE LA « SOCIÉTÉ MONDIALE »

Retour au sommaire

La fin de la guerre froide et l’implosion de l’URSS ont surpris beaucoup de

monde. Les théoriciens des relations internationales les premiers. Les hommes po-

litiques aussi, sauf la poignée de stratèges qui, dans l’entourage du président Rea-

gan, ont précipité la chute de l’empire. La victoire américaine est avant tout celle

de la puissance économique des États-Unis face à laquelle le communisme a dé-

montré toute son inefficacité. Le plus troublant est que les réalistes aient sous-

évalué cette dimension de la puissance, ce qui les a conduits à surévaluer la puis-

sance soviétique, alors même qu’elle était annoncée en faillite (Jacques Sapir 318)

et qu’elle avait dévoilé de graves insuffisances géostratégiques (Régis De-

bray 319). En particulier quand il s’agissait pour elle de s’établir et de se maintenir

318 Jacques Sapir, Le Système militaire soviétique, Paris, La Découverte, 1987 ;Feu le système soviétique ? Permanences politiques, mirages économiques,enjeux stratégiques, Paris, La Découverte, 1992.

319 Régis Debray, Les Empires contre l’Europe, Paris, Gallimard, 1985.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 126

hors de sa sphère européenne. Sans doute leur principale erreur a-t-elle été de sé-

parer l’international et le domestique et de ne pas prendre en considération la

structure interne de la puissance nationale. Mais leur relatif manque de clair-

voyance ne constitue en rien la preuve que leurs détracteurs détiennent la vérité,

comme on a pu le constater dans le tome précédent. Bien au contraire, les explica-

tions des constructivistes relèvent presque de l’affabulation, comme le démontre

le renouement de la Russie postsoviétique avec la « tradition impériale ». Plus

tard, avec le débridement stratégique du monde, comme une foule d’acteurs ont

étendu leur champ d’action à toute la terre, l’idée d’un monde transnational s’est

imposée parmi les politologues.

[130]

Un monde tissé de réseaux, eux-mêmes à l’origine d’une société civile inter-

nationale ou globale, dont on a noté avec Buzan l’essence idéologique, qui ten-

drait à s’affranchir de la tutelle des États. Elle a pu être définie comme

« l’ensemble des groupes qui cherchent à produire des règles concernant des pro-

blèmes transnationaux, impliquant des contacts internationaux, dans le cadre

d’une organisation plurinationale, sur la base d’une solidarité supranationa-

le » 320. Mais le caractère imprécis de cette formule explique que s’il est unani-

mement admis que les groupes concernés sont extérieurs à la sphère étatique, les

avis de ceux qui croient en cette société divergent, en particulier sur l’inclusion ou

non des acteurs économiques privés. Outre que la démarcation entre l’État et la

société civile est à bien des égards très artificielle, il ne faudrait pas se méprendre

ni sur la capacité des réseaux ni sur leurs finalités, et dans une perspective un peu

trop manichéenne, qui l’emporte trop souvent aujourd’hui, en arriver à les consi-

dérer comme la meilleure arme de la démocratie dans le monde. En effet, les mo-

tivations des individus qui animent les réseaux ne sont pas toujours pures, et sont

rarement désintéressées. Il convient de garder à l’esprit que la mise en place d’un

réseau, quel qu’il soit, au plan international, vise avant tout à l’extension d’un es-

pace d’action, à toute la planète parfois, et au contournement, licite ou non, des

instances de régulation (États, OIG…). Il n’est donc pas sûr que la démocratie

trouve, à tous les coups, son compte dans la multiplication des réseaux transnatio-

naux. Jean Chesnaux, puis Jean-Marie Guéhenno s’en sont, tour à tour, alar-

més 321. Le monde des réseaux que ce dernier décrit est, en effet, celui du lob-

320 Jan Aart Scholte, « Global civil society : changing the world ? », CSGR,Working paper, p. 31-99, Warwick Univ., mai 1999.

321 Jean Chesnaux, Modernité-monde, brave modern world, Paris, La Décou-verte, 1989 ; Jean-Marie Guéhenno, La Fin de la démocratie, Paris, Flam-marion, col. « Champs », 1993.

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bying et de la corruption. On a que trop tendance à assimiler la montée en puis-

sance des égocentrismes avec les progrès de la démocratie. D’ailleurs, ce que

Guéhenno décrit comme un « empire sans empereur » nous fait penser à un réseau

impérial qui serait la transposition à l’échelle mondiale du système politique mo-

derne japonais tel que l’analyse Karel Van Wolferen 322. Soit une sorte de pyra-

mide tronquée, faite d’un tissu d’allégeances croisées et reliées entre elles par une

corruption structurelle. L’écart peut donc être grand entre les représentations

qu’ont, les uns et les autres, du rôle des individus dans la vie internationale.

[131]

L’expansion des réseaux sera, de la sorte, jugée bénéfique ou dangereuse pour

la liberté et la sécurité des peuples. D’un côté, il y a ceux qui partagent les pré-

supposés smithiens quant à la cohérence finale des intérêts individuels libérés des

entraves étatiques. Avec ou sans la main invisible, dont la gouvernance (concept

compris au-delà de la seule connotation économique, privilégiée jusqu’ici) pour-

rait tenir lieu. Là encore, l’imprécision de la définition de ce terme laisse circons-

pect. Marie-Claude Smouts, qui doit trouver un peu floue celle qu’en donne

l’inventeur du terme, James Rosenau (un ensemble de régulations fonctionnant

même si elles n’émanent pas d’une autorité officielle, produites par la proliféra-

tion des réseaux dans un monde de plus en plus interdépendant), stipule pour sa

part, sans vraiment convaincre, que « la gouvernance est mise en œuvre par des

acteurs de toute nature, publics et privés, obéissant à des rationalités multiples. La

régulation n’est pas encadrée par un corps de règles préétabli, elle se fait de ma-

nière conjointe par un jeu permanent d’échanges, de conflits, de négociations,

d’ajustements mutuels » 323.

En face, les pessimistes qui ne croient guère à ce type d’échanges naturels et

consensuels, opposent à l’agrégation des préférences individuelles, « la bataille de

tous contre tous, un affrontement où la volonté de puissance de chaque individu,

de chaque pôle de pouvoir, ne connaît d’autre limite que la volonté de puissance

du voisin » 324. À notre sens, cette divergence ne fait que répéter, en l’aggravant,

le hiatus qui caractérise le vieux débat interne des démocraties occidentales autour

des notions d’intérêt et de confiance. Les deux sont-elles ici compatibles ? C’est

322 Karel Van Wolferen, L’Énigme de la puissance japonaise, Paris, RobertLaffont, 1990.

323 Marie-Claude Smouts, « La coopération internationale de la coexistence à lagouvernance mondiale », in Les Nouvelles relations internationales. Prati-ques et théories, sous sa direction, Paris, Presses de Sciences Po, 1998,p. 150.

324 J. M. Guéhenno, op. cit., p. 44.

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difficile à croire si l’on considère que par le biais des réseaux transnationaux des

individus cherchent avant tout à maximiser des intérêts particuliers, même quand

ils portent l’habit de l’universalité, tandis que la confiance est une construction

collective qui suppose l’adhésion à des valeurs communes, l’acceptation de règles

sociales, de solidarités et, par conséquent, de limites difficiles à élaborer et à res-

pecter en dehors d’une communauté politique 325. D’autant plus que si société ci-

vile internationale il y a, elle « reste un lieu profondément inégalitaire », de l’avis

même de celui qui y croit 326. Pourtant, de l’adéquation des notions d’intérêt et de

confiance au sein du multilatéralisme complexe aléatoire qui caractériserait cette

dernière, dépend l’ordre [132] ou le désordre du monde 327. Car, autant leur

conciliation semble plausible si les réseaux transnationaux favorisent

l’établissement d’échanges équilibrés, de transferts mutuels de ressources, et d’un

système de communication susceptible de favoriser la codécision, autant leur di-

vorce est inévitable si ces mêmes réseaux génèrent de nouvelles féodalités ou des

polarisations transnationales. L’intérêt et la confiance sont incontestablement les

deux critères qui doivent permettre d’évaluer l’impact des individus et de leurs ré-

seaux sur ce que l’on a un peu trop promptement perçu comme « la démocratisa-

tion de la vie internationale ». La société globale des individus risque fort d’être

pire que la société des États.

L’existence très problématique de la société civile globale ne doit pas nous

empêcher d’examiner les thèses de ceux qui la postulent. Mais il faudra bien insis-

ter sur tous les défis qui mettent en jeu sa conception même. En particulier, ceux

d’ordre démographique et d’ordre culturel qui viennent en rajouter aux immenses

doutes que l’examen de la globalisation fait naître quant à l’intégration économi-

que mondiale.

325 Philippe Bernoux, Jean-Michel Servet (sous leur direction), La Constructionsociale de la confiance, Paris, Montchrestien, 1997.

326 J. A. Scholte, op. cit.327 Robert O’Brien, Anne-Marie Goetz, Jan Aart Scholte, Marc Williams,

Contesting Global Gvernance. Multilateral economic institutions and globalsocial movements, Cambridge, Cambridge University Press, 2000. Selon cesauteurs, le caractère aléatoire du multilatéralisme complexe qui fonderait lasociété mondiale tient à cinq paramètres : les modifications éventuelles desinstitutions économiques multilatérales ou inter-gouvernementales sousl’action des mouvements sociaux globaux, les motivations et les butsconflictuels de ces derniers, les résultats ambigus des relations entre deuxgroupes d’acteurs (gouvernementaux et non-gouvernementaux), l’impactdifférentiel de l’action étatique, et la difficulté à fixer un agenda social mon-dial (cf. p. 206-234).

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1. Transnationalismeet vision réticulaire du monde

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Les publications de Robert Keohane et de Joseph Nye, en révélant

l’intensification de l’interdépendance entre les États, entre les problèmes qui les

unissent, ont ouvert la voie au courant transnationaliste. En soutenant l’idée selon

laquelle la force militaire n’était plus prioritaire, tandis que des acteurs multiples

étaient en mesure d’interagir avec les politiques des États, cette « école » entend

rompre avec l’« international », qui se réfère au seul système des nations. Avec la

libération des forces de la globalisation, la transnationalité s’inscrirait désormais

dans l’ordre des choses. Elle serait la nature du nouveau monde né de la rupture

du verrou soviétique, qui n’aurait fait que retarder d’un demi-siècle l’avènement

d’une humanité enfin réunie dans l’échange et la communication. Corrélative-

ment, la réhabilitation du réseau par le nouveau management de l’économie glo-

balisée 328, fait que la transnationalité s’entend rhizomique si l’on accepte la mé-

taphore proposée par [133] Deleuze et Guattari. En effet, précisent ces derniers, le

rhizome passe « entre les choses, entre les points », il contourne les institutions ou

il les subvertit, il se connecte en n’importe quel point, et avec n’importe quel autre

de ses semblables ou avec n’importe laquelle de ses ressources 329. De sorte que

sa démultiplication et sa prolifération font réseau, et fabriquent les réseaux qui ac-

célèrent et fluidifient les échanges ou les transferts. Dès lors, après avoir été long-

temps tenus en suspicion, en raison de leur caractère occulte sinon secret, ces der-

niers sont l’objet de l’engouement des acteurs économiques ou politiques qui

trouvent en eux le moyen de se libérer de nombreuses pesanteurs.

Grâce aux nouvelles technologies des communications les réseaux sont de

plus en plus vastes. Ils peuvent faire le tour de la planète. Ils sont de plus en plus

ramifiés, et chaque nouvelle ramification correspond à une extension de l’espace

328 Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gal-limard, 1999.

329 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit,1980, p. 631.

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d’action des individus qui structurent le réseau sur lequel elle se greffe. Tant et si

bien que l’on est en droit de parler d’espace réticulaire, voire de territoire réticu-

laire quand la structure est forte. Mais la tendance dominante et actuelle chez les

sociologues ou les géographes est d’opposer assez systématiquement le territoire

et le réseau, étant entendu que le premier est conçu comme un espace fermé, clô-

turé, et le second comme un espace sans limites.

Cette dualité nouvelle et rigide est très discutable. Elle oblitère le rôle des ré-

seaux dans la construction étatique territoriale et elle perd de vue que le réseau a

toujours été et reste, avec les institutions, l’un des dispositifs fondamentaux du

pouvoir d’État. L’association du territoire et du réseau est fort ancienne. Il faut

voir, qu’avant d’être devenu l’agent le plus efficace de la déterritorialisation, le

réseau a d’abord été territorial, et qu’il continue d’entretenir avec le territoire de

fortes connivences pour un grand nombre de ses formes propres. Depuis, si au fil

du temps la diversification de ses fonctions et de ses finalités d’une part, le per-

fectionnement technique de ses supports d’autre part, ont fait du réseau un objet

complexe plus éloigné du territoire, l’écart entre les deux catégories d’espace

n’est pas devenu rédhibitoire.

La complexité procède, comme l’indique Gabriel Dupuy, des trois composan-

tes fondamentales du réseau qui sont topologique, circulatoire et systémique 330.

En effet, l’étude des réseaux [134] montre que leurs formes, leurs maillages, leurs

treillis confèrent à leurs créateurs, qui sont aussi bien des individus, des firmes, ou

des puissances publiques leurs positions dans le système mondial. Ensuite, il y a

que la fonction circulatoire du réseau est multiple, et d’une diversité extrême dans

ses transmissions. Le réseau fait circuler des hommes, des biens, des signes, des

idées, des ressources matérielles et immatérielles de toutes natures. Enfin, comme

les vitesses de circulation sont très inégales, par rapport à l’entité transmise ou

transportée, et par rapport à l’opérateur, plus ou moins prompt ou habile, le réseau

engendre de nouvelles inégalités au sein de la transnationalité. On comprend

mieux alors que de telles facultés aient séduit celui qui a vu dans le réseau le nou-

veau système d’agrégation d’individus opérant à l’échelle mondiale.

330 André Guillerme, « L’émergence du concept de réseau, 1820-1830 », Ré-seaux Territoriaux, sous la direction de Gabriel Dupuy, Caen, Paradigme,1988, p. 33-34.

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A. La thèse et la méthode transnationalistes

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En effet, l’un des ouvrages fondateurs de l’école transnationaliste est sans au-

cun doute le livre de James Rosenau, Turbulence in World Politics : a Theory of

Change and Continuity, publié en 1990 331. Cet auteur est d’autant plus la réfé-

rence majeure de cette nouvelle pensée qu’avec la publication, en 1997, d’un

deuxième livre sous-titré Exploring Governance in a Turbulent World, il a clai-

rement recherché les conditions d’une régulation d’un monde bousculé par les

phénomènes transnationaux 332. Son idée de départ est que la planète est entrée

dans une phase chaotique et que les théories classiques des relations internationa-

les ne sont plus en mesure d’expliquer le changement qu’il croit voir s’opérer à

l’échelle globale. Que constate-t-il dans son premier volume ? D’abord, que de-

puis les années cinquante, on assiste à une montée en puissance des individus au

sein des sociétés (surtout occidentales) mais aussi dans les affaires internationales.

Il ne s’agit pas que des décideurs, soit les hommes politiques et les hommes

d’affaires, mais également des citoyens, les plus communs (l’individu lambda se-

lon ses termes). Ces derniers, parce que mieux éduqués et informés qu’autrefois,

parce que plus à mêmes d’interpréter la chose publique [135] et de faire connaître

leurs desiderata, sont dès lors décidés à faire entendre leurs voix (c’est le « je

compte moi aussi » de Rosenau qui a vite fait de prêter les meilleures intentions

aux individus et qui ne doute guère de leur lucidité).

Cette évolution majeure, cette rupture même, selon l’auteur, est la conséquen-

ce des progrès techniques et sociaux de la société industrielle. L’amélioration des

niveaux de vie, les politiques sociales, et l’enseignement de masse ont favorisé

l’émergence des classes moyennes et l’émancipation de l’individu. Ensuite, ce

mouvement qu’il qualifie de « micro-social » va de pair avec un changement

structurel. Il observe en effet que les « macro-structures », autrement dit les insti-

tutions, se décentralisent et se fragmentent. En particulier, ce que Rosenau dési-

gne comme des « sous-groupes » (régions, provinces, associations, agences), se

multiplient et nouent directement entre eux, par-delà les frontières, des liens de

plus en plus nombreux. Ce phénomène réel et puissant, observable depuis quel-

331 James N. Rosenau, Turbulence in World Politics : a Theory of Change andContinuity, Princeton, Princeton University Press, 1990.

332 James N. Rosenau, Along the Domestic-Foreign Frontier. Exploring Gover-nance in a Turbulent World, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 132

ques décennies (surtout depuis les jumelages entre villes d’Europe occidentale) et

connu maintenant sous le nom de coopération décentralisée, n’en reste pas moins

piloté par les États. Sachant que « la coopération décentralisée est le fait d’une ou

plusieurs collectivités territoriales (régions, départements, communes et leurs

groupements) et d’une ou plusieurs autorités locales étrangères qui se lient, sous

forme conventionnelle, dans un intérêt commun » 333, on voit mal en effet com-

ment ces acteurs pourraient collaborer sans l’assentiment de leur État respectif.

Mieux, leurs initiatives et leurs actions de coopération internationale, qu’ils soient

acteurs institutionnels ou non, sont encouragées parce qu’elles soulagent les appa-

reils centraux. Elles sont le complément de leur propre activité diplomatico-

économique. Quant à l’Union européenne, elle a mis sur pied un dispositif de sou-

tien aux acteurs décentralisés européens qui coopèrent entre eux ou avec des ho-

mologues d’autres continents.

Ce partage des rôles, mais que Rosenau interprète comme une « fragmentation

du politique » entraîne selon lui la constitution d’un nouveau « paramètre structu-

rel ». Convoqué pour désigner la relation contradictoire qui s’instaure entre le

micro et le macro (ou plus exactement la relation contradictatorielle dont il aurait

pu [136] trouver l’inspiration chez Lupasco) parce qu’elle naît de

l’interdépendance complexe de la volonté d’autonomie d’individus de mieux en

mieux armés, d’un côté, et d’un contexte technologique et structurel de plus en

plus prégnant et multiple de l’autre, le « paramètre relation » est lui aussi boule-

versé. Il enregistre une baisse considérable de l’autorité de l’État, en voie de dépé-

rissement et incapable de contrôler comme avant des acteurs « souverainement li-

bres » et des individus prompts à le critiquer. Rosenau, qui continue de raisonner

en termes de tiers exclu et non pas de tiers inclus (cf. Tome II, p. 311-312, et la

conclusion, infra, de ce tome III), ce qui à notre sens réduit la portée de son ana-

lyse, en déduit arbitrairement que la politique mondiale compte désormais deux

mondes et non plus un seul. Il oppose le monde des États, ou monde statocentré,

qui a perdu le contrôle de la vie internationale, et le monde multicentré des diffé-

rentes sphères d’activités qui s’organisent autour des entreprises, des individus,

des organisations transnationales. Le premier monde compte moins de deux cents

acteurs tandis que le second monde en compte des millions.

Leurs logiques d’organisation et de fonctionnement contradictoires suffisent-

elles à les rendre séparables ? Rosenau pense que oui. Le premier continue de

mettre la question de la sécurité en avant, tandis que le second privilégie l’auto-

333 Ministère des Affaires étrangères, Guide de la coopération décentralisée :échanges et partenariats internationaux des collectivités territoriales, Paris,2006, 2ème éd.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 133

nomie. Pourtant, ils se confondent dans le même espace. Le monde multicentré,

loin d’obéir à une logique solidariste est plein de mouvements contraires. Il

connaît de graves problèmes de régulation. L’État lui-même, bien que contesté

par le haut et par le bas, résiste et en tire profit pour se redéployer. Au fond assez

perplexe quant à la réalité de la relation des deux mondes, Rosenau se contente

d’écrire que le système mondial est entré pour un long moment dans une période

de turbulence, qualifiée par lui de condition post-internationale et caractérisée par

des chocs entre le nouveau et l’ancien, entre ce qui change et ce qui perdure. Pour

évaluer les changements inférés, alors même que l’incertitude est la règle, Rose-

nau opte pour l’empirisme, pour une analyse systématique des faits qui lui appa-

raissent les plus significatifs. Après quoi, il sera toujours temps d’émettre des hy-

pothèses.

La consigne est d’abord d’observer méticuleusement les faits. Il est hors de

question de s’intéresser à ceux qui ne sont pas « potentiellement [137] observa-

bles » autrement dit réfutables. En cela, il se distingue complètement des cons-

tructivistes, même s’il partage avec l’immense majorité d’entre eux la même vi-

sion cosmopolitiste, la même aversion pour l’État (Alexander Wendt est

l’exception) et l’idée de souveraineté. C’est pourquoi il est important à ses yeux

d’accorder une attention toute particulière aux faits qui ne relèvent pas directe-

ment des relations interétatiques et d’insister sur ceux qui mettent en relief des ac-

teurs susceptibles d’agir au-delà du seul espace national. Cela sans même qu’il y

ait à les hiérarchiser puisqu’ils participent d’une société civile mondiale par natu-

re conviviale et pacifique. La nouvelle donne veut que les individus, tous obéis-

sant aux mêmes valeurs, aux mêmes motivations, aux mêmes normes culturelles,

sont en mesure par le biais des mouvements d’opinion, des médias, des réseaux,

d’en imposer aux États. Dans un second temps, afin de montrer comment les inte-

ractions entre l’acte individuel et le niveau global engendrent le changement, Ja-

mes Rosenau entend mobiliser trois paramètres : le « microparamètre », qui est

supposé nous indiquer quelles sont les dispositions des individus face à l’État,

c’est-à-dire en vérité nous démontrer que l’affaiblissement de leur « allégeance

citoyenne » détermine celle de son autorité ; le « macroparamètre » qui se calque

sur le paramètre structurel déjà évoqué et qui contient les règles du jeu mondial

entre toutes les macrostructures anciennes et nouvelles ; enfin le « paramètre

micro-macro », ou paramètre relationnel, est destiné à interpréter l’interdé-

pendance entre les deux niveaux. La turbulence (un terme bien peu précis) qui en

émane constitue en soi les transformations du monde. Il y a changement seule-

ment parce qu’il y a incertitude désormais quant aux détenteurs du pouvoir et aux

modalités de son exercice. Mais Rosenau ne dit pas où se situe le changement de

système, sinon dans sa nouvelle dualité. D’ailleurs, face à la complexité, les

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 134

transnationalistes ont abandonné l’espoir de construire une théorie ; ils penchent

pour une approche sociologique des relations internationales et de la politique

étrangère, qui privilégie les études de cas.

L’empirisme revendiqué par les transnationalistes s’oppose à l’approche méta-

théorique des constructivistes. Cependant l’emphase qu’ils mettent sur les phé-

nomènes d’interaction au point de perdre complètement de vue les rapports de

puissance, et les [138] volontés de domination, les amène à postuler l’arrivée d’un

nouveau monde transcendé par une interdépendance désormais transnationale

(c’est-à-dire entre les acteurs non étatiques et par-delà les États). Cela peut aller

jusqu’à justifier chez certains d’entre eux, au titre d’un argumentaire plus solide

(la prégnance de l’interdépendance) que celui avancé par les tenants du change-

ment d’identité (l’intersubjectivité agissante), un parti pris cosmopolite et pacifis-

te. Pourtant, la prise en compte d’une multiplicité d’acteurs, même s’ils entendent

échapper à l’autorité des États, ne suffit pas à inférer de façon systématique une

convivialité. Il faudrait aussi s’interroger sur les sortes de relations sociales qui

s’établissent entre eux et sur les formes de pouvoir qui en émergent. Barnett et

Duvall qui, précisément, déplorent que les transnationalistes comme les construc-

tivistes évacuent la puissance de leurs considérations sur le concept de « gouver-

nance globale », dont ils altèrent ainsi gravement la pertinence, pensent qu’une

sociologie des acteurs non étatiques aussi bien qu’une sociologie des États doit

inclure une réflexion sur pourquoi, comment et quand certains acteurs ont un

« pouvoir sur » les autres 334. Compte tenu de ce que « le pouvoir est le produit,

dans et à travers des relations sociales, ou les effets qui façonnent les capacités

des acteurs à conduire leur propre existence et à faire face à leur destin » 335, Bar-

nett et Duvall, dans la continuité des théories sur le sujet qui ont été déjà envisa-

gées (cf. notre tome II), distinguent quatre formes de la puissance dont ne saurait

être exempte une société mondiale, fut-elle caractérisée par la prééminence des

processus transnationaux. Qu’on ait affaire à des banques, des ONG, des groupes

religieux, de simples individus, ou des réseaux, elles seront à considérer dans les

développements qui vont suivre. Surtout que l’hypothèse de l’interdépendance

transnationale n’annihile en aucun cas l’axiome réaliste de l’anarchie. Bien au

contraire. Car dans la société polyarchique chère à Rosenau, rien ne garantit que

les arrangements des uns ne se fassent pas aux dépens des autres. Dès lors, selon

Barnett et Duval, la « puissance compulsive », ou coercitive, existe quand des re-

lations d’interaction permettent à un acteur d’exercer un contrôle direct sur un au-

tre, quitte à le menacer pour qu’il change de comportement ou de stratégie. Ce qui

334 M. Barnett et R. Duvall, « Power in Global Governance », op. cit., p. 3-7.335 Ibid., p. 3. Les auteurs se réfèrent à John Scott.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 135

n’est pas l’apanage des États. Bien des mouvements politiques ou [139] religieux,

des groupes sociaux ou économiques pratiquent la coercition La « puissance insti-

tutionnelle » se manifeste quand des acteurs exercent un contrôle indirect ou une

influence ou tirent un avantage sur d’autres, par le biais d’institutions qu’ils ont

mis ensemble sur pied. La « puissance structurelle » découle de la position de

l’acteur dans la société mondiale (en particulier dans le système économique

mondial), et par conséquent de ses propres capacités stratégiques, de ses vulnéra-

bilités et des intérêts qui le lient aux autres. Enfin, par « puissance productive », il

faut entendre, selon l’acception des deux politologues, la capacité d’un acteur ou

d’un groupe d’acteurs à suggérer et à diffuser des systèmes de pensée, ou à impo-

ser une de ces « machineries conceptuelles » qui fixe la « connaissance partagée »

ou qui formate la vision globale de tous les acteurs 336. Or, d’évidence, l’on peut

dire que la « superclasse globale » est passée maîtresse dans l’art d’user des trois

derniers pouvoirs. Matérielle ou immatérielle, moyen de domination ou de résis-

tance, la puissance est autant inhérente à la société civile qu’à la société des États.

La spécificité du réseau

en tant que dispositif de pouvoir

Si le réseau est mobilisé pour l’explication des relations internationales par

Rosenau et par d’autres, et si les études empiriques le concernant ne manquent

pas, la question de sa pertinence, en tant que régulateur et par conséquent de son

épistémologie en tant que source du pouvoir, demeure en suspens. Pour essayer de

combler cette double lacune, on peut partir de la réflexion de Georges Gurvitch

sur les groupes humains qui conduit à considérer le réseau comme un mode

d’action (un « système d’influences et d’interventions » 337) mis en place par un

individu ou par un groupe désireux ou ayant l’intention d’exercer un pouvoir.

Dans cette optique, le réseau est d’abord un « ensemble de liens personnels,

un tissu d’amitiés que renforcent les connivences doctrinales et les solidarités fi-

nancières » 338 et il entre dans la catégorie de ce que Mancur Olson appelle, de

son côté, les « petits groupes » 339. C’est-à-dire les formes d’organisation [140]

auxquelles leur dimension relativement restreinte accorde, selon cet économiste et

336 Ibid., p. 3-4, mais aussi Berger et Luckmann.337 Georges Gurvitch, La Vocation actuelle de la sociologie, Paris, PUF, Tome

I, 1968.338 Idem.339 Mancur Olson, Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1968.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 136

sociologue américain, les meilleures chances de connaître la réussite parce qu’ils

reposent sur l’interreconnaissance.

Deuxième caractéristique, et non la moindre, c’est un « groupement à distan-

ce ». Georges Gurvitch donnait une définition du groupe qui montre bien que

l’intentionnalité le distingue clairement d’autres sortes d’agrégats humains : « le

groupe est une entité collective réelle, mais partielle, directement observable et

fondée sur des attitudes collectives, continues et actives, ayant une œuvre com-

mune à accomplir, une unité d’attitudes, d’œuvres et de conduites, qui constitue

un cadre social structurable tendant vers une cohésion relative… » 340. Il ajoutait

que « de simples conduites interdépendantes » ne suffisent pas à faire un groupe-

ment humain, et encore moins à « coconstituer » un acteur défini comme auraient

trop tendance à le penser certains constructivistes. Il distinguait les groupes des

flux qui sont constitués par les « simples assemblages de personnes réunies et jux-

taposée » parce qu’obéissant aux mêmes désirs, plaisirs, habitudes ou occurrences

de toutes sortes. La qualité de la relation entre unités agrégées est essentielle,

comme le soutient Philippe Dujardin, pour qui, dans le réseau « la relation est

voulue, construite, elle s’oppose à la simple “continuité” professionnelle, morale,

territoriale qui prête sa consistance aux liens affinitaires » 341. Remarquons que

cette précision limite considérablement la portée de la notion de réseau de facto

né de connivences et de rencontres passagères ou d’accords provisoires 342.

L’interreconnaissance qui garantit la spécificité téléologique du réseau ressort

des travaux d’Alain Degenne et Michel Forsé. Ces deux sociologues ont arrêté

trois principes de définition des groupes humains pas tellement éloignés de ceux

retenus par Gurvitch : le principe de cohésion, le principe d’identité, le principe

de complémentarité des rôles 343. Le principe d’identité apparaît prioritaire car il

traduit la prise de conscience de l’individu et sa volonté d’appartenance. Il pré-

suppose la relation que le groupe entretient avec son environnement. Surtout, se-

lon ses combinaisons possibles avec l’un des deux autres principes, il [141] défi-

340 Gurvitch, op. cit.341 Philippe Dujardin, Du groupe au réseau. Réseaux religieux, politiques, pro-

fessionnels, « Table ronde » du CNRS des 24 et 25 Octobre 1986, UniversitéLumière, Lyon 2, 1988.

342 Frédéric Charillon, « La connivence des acteurs non étatiques dans la guerredu Golfe : les réseaux de contestation de la logique de l’État », in Sociologiedes réseaux internationaux, sous la direction d’Ariel Colonomos, Paris,L’Harmattan, 1995, p. 73-109.

343 Alain Degenne, Michel Forsé, Les Réseaux sociaux, Paris, Armand Colin,p. 212-217.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 137

nit des ensembles humains fondés sur l’interreconnaissance des personnes impli-

quées. Cette notion atteint son plus haut niveau de pertinence dans ce que Degen-

ne et Forsé dénomment une « petite unité organisée » qui réunit les deux condi-

tions qui en font un réseau de pouvoir, un mode d’action collectif efficient. D’une

part, parce qu’elle est un groupe qui s’auto-identifie et qui est susceptible

d’arrêter et de conduire une stratégie. D’autre part, les membres ayant une con-

naissance directe les uns des autres, les rôles sont bien répartis. Plus la division du

travail est affinée, plus la dépendance mutuelle est forte, mais aussi plus la straté-

gie engagée a des chances de réussir. Ils rejoignent là l’analyse de Mancur Olson

qui accorde, lui aussi, l’avantage aux « petits groupes » sur les « grands groupes

latents » dans lesquels la dispersion des volontés que l’on constate s’explique par

le fait que rien ne pousse leurs membres « à agir en vue d’obtenir un bien collectif

parce que, quelque utile que soit ce bien pour le groupe pris dans sa totalité, il ne

représente pas pour l’individu un motif suffisant pour payer des redevances à une

organisation travaillant dans l’intérêt du groupe latent, ou pour supporter sous

quelque forme que ce soit une part des coûts qu’entraîne nécessairement une ac-

tion collective » 344. En revanche, un assez petit nombre de personnes, ayant en

commun des valeurs ou des intérêts, se connaissant bien, même si elles sont éloi-

gnées les unes des autres, œuvreront plus facilement ensemble parce qu’il existe

entre elles une réciprocité et une répartition même inégale de bénéfices ou de gra-

tifications symboliques ou psychologiques. Au fond, le réseau présente incontes-

tablement un caractère élitiste notoire.

Enfin, il faut admettre que l’identification du réseau à un groupe humain est

susceptible de créer un certain trouble, car le groupe suggère des réunions, des as-

semblées, des comités votant des décisions ou des résolutions, écoutant des comp-

tes rendus, etc. Tandis que le réseau, bien qu’il réunisse effectivement un nombre

donné, mais limité, de personnes, les rassemble rarement, et privilégie le rapport

interpersonnel. Il se construit en pointillé, en reliant un nombre de places, c’est-à-

dire de personnalités, de lieux de pouvoir, ou de potentialités, tout simplement.

C’est pourquoi, parce qu’il repose presque exclusivement sur la [142] relation,

parce qu’il fonctionne plus à partir de la mobilisation que du « stockage » des res-

sources humaines, le réseau de personnes a plus l’allure d’un dispositif de pouvoir

que d’un groupement. Mais cela était déjà vrai des réseaux territoriaux mis en

place par l’État pour matérialiser son pouvoir.

344 Olson, op. cit., p. 73.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 138

Les pouvoirs durs des réseaux territoriaux

Les réseaux territoriaux qui ont une assise terrestre qui peut être la terre dans

son ensemble, sont des réseaux techniques. Mais, ils sont en même temps des ré-

seaux de pouvoir car l’emprise technique qu’ils assument est en même temps une

prise de contrôle, une mise sous surveillance, et au final, l’indice d’une territoria-

lisation ou d’une reterritorialisation. La configuration des infrastructures sur la-

quelle il repose est spécifique de la fonction du réseau, et elle en dit souvent long

sur les intentions de leurs concepteurs. Depuis les Romains, la construction des

routes marque l’affirmation et l’extension du pouvoir politique. En France,

l’installation du réseau de routes en « toile d’araignée » est la plus belle transcrip-

tion dans le paysage de la centralisation continue du pouvoir des rois et de la ré-

publique. Le système ferroviaire, en étoile lui aussi, a renforcé l’organisation pré-

cédente. Longtemps plus régulière et plus rapide que la voie routière, la voie fer-

rée a été la meilleure alliée de la mise en place de la police nationale. Une autre

forme de message délivré par les réseaux d’infrastructures est celui qu’émettent

leurs interconnexions. En effet, les raccordements de plus en plus nombreux et

serrés des réseaux nationaux autoroutiers et ferroviaires en Europe sont sympto-

matiques du rapprochement politique effectué. De ce point de vue, l’inauguration

du tunnel sous la Manche a été hautement symbolique. Il va également de soi au-

jourd’hui que les réseaux de télécommunications ont pris une facture considérable

dans l’ordonnancement politique du monde. Depuis la pose des premiers câbles

téléphoniques sous-marins les progrès ont été tellement impressionnants que la

planète est comme enserrée dans une caisse de résonance. Les réseaux de satelli-

tes sont eux à l’origine de l’invention par Mac Luhan de l’image, plutôt convivia-

le à ses yeux, du « village planétaire ». [143] Néanmoins, les systèmes satellitaires

font aussi une large place aux réseaux de surveillance et d’espionnage. Ainsi, le

système d’écoute et d’interception des communications terrestres, le système

Échelon, installé par les États-Unis avec le concours de la Grande-Bretagne, de

l’Australie et de la Nouvelle-Zélande pour les stations de réception des informa-

tions recueillies depuis l’espace est, à ce jour, des plus performants 345. Les sys-

345 La p. 129, supra, résume la réflexion du CAPCGRI (Centre d’analyse politi-que comparée, de géostratégie et de relations internationales) de l’Universitéde Bordeaux sur les réseaux : cf. Michel Bergès (sous la dir. de), Penser lesrelations internationales, Paris, L’Harmattan, 2008. Cf. également DuncanCampbell, Surveillance électronique planétaire, Paris, Allia, 2001 ; Jean

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 139

tèmes militaires eux-mêmes sont depuis toujours des systèmes qui s’organisent en

réseaux de bases territoriales, terrestres ou maritimes. Aujourd’hui, la « nouvelle

OTAN » est exemplaire de l’alliance en réseau, avec un État-chef de file, ses re-

lais et ses sous-traitants. Tandis que le premier exerce la fonction de commande-

ment, détient le pouvoir stratégique et fournit la majeure partie de l’arsenal, les

autres apportent leurs appuis logistiques et des compléments tactiques. Quant à

l’extension à l’Est de l’OTAN, elle est une bonne illustration d’une reterritoriali-

sation, par addition de nouvelles bases, du système politique occidental. Enfin, les

réseaux commerciaux sont aussi anciens que les réseaux de transports. Il y a long-

temps qu’ils entretiennent le négoce entre des points fort éloignés du globe, mal-

gré les conflits locaux et les barrières politiques. Les comptoirs de la Grèce anti-

que, les villes libres de la Hanse, les soga-shoshas japonaises en Asie méridionale

ont préfiguré d’une certaine façon les succursales, les zones franches, et autres

places commerciales et financières déréglementées de l’espace économique mon-

dial contemporain. Comme l’a montré Fernand Braudel, un des problèmes fon-

damentaux de l’État, à sa naissance, a été de s’approprier ces réseaux commer-

ciaux et d’en faire son appareil sous forme d’institutions fixes 346. Quand il y est

parvenu, ce qui a pu prendre quelques siècles, il a pu greffer ses réseaux adminis-

tratifs sur les premiers, superposer un ordre statistique à l’ordre commercial. L’un

des actes essentiels dans cette construction a été la conversion de la monnaie de

crédit des banquiers-marchands en monnaie de paiement, monnaie métallique de

l’État, à l’orée des Temps modernes. Or, ce passage du micro au macro, du seg-

mentaire au centralisé est, peut-être, en train de se reproduire aujourd’hui, quatre

à cinq siècles plus tard, avec la création de la monnaie unique en Europe.

[144]

Les pouvoirs souples des réseaux de personnes :

la dynamique positionnelle

Le réseau recrute, forme et promeut 347. Sa connotation élitiste laisse donc en-

trevoir une hiérarchisation qui devient lisible quand, notamment, un acteur

s’empare des deux atouts que David Knoke désigne sous les termes de centralité

Guisnel, Les Pires Amis du monde. Les relations franco-américaines à la findu XXe siècle, Paris, Stock, 1999, p. 189-197.

346 Fernand Braudel, Le Temps du Monde. Civilisation matérielle, économie etcapitalisme, XVe-XVIIIe, siècle, Tome III, Paris, Armand Colin, 1979.

347 Philippe Dujardin, op. cit., p. 24.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 140

(spécifique aux réseaux) et de prestige 348. Ceux qui vont lui rendre accessible le

pouvoir central. En outre, la multitude des réseaux suggère l’existence de « lieux

de confluence » particulièrement favorables à l’obtention d’un pouvoir de fait.

Sachant que dans l’espace réticulaire proprement dit, à l’exclusion de tout autre,

la notion de centralité s’applique à l’entité qui entretient le plus grand nombre de

connexions avec les autres, on saisit toute l’importance de la dynamique position-

nelle de l’acteur. L’acteur central est celui qui réussit à se situer au nœud d’un

maximum de réseaux. Alain Degenne et Michel Forsé ont souligné cette

congruence : « un grand nombre d’études établissent que la centralité a partie liée

avec le pouvoir, que ce soit dans des organisations ou dans des réseaux plus in-

formels, mais dans le même temps elles montrent que cette liaison est loin d’être

simple et univoque » 349. Ils distinguent trois types de centralité (de degré, de

proximité, d’intermédiarité) qui permettent justement d’établir une hiérarchie par-

ce qu’« il faut distinguer le centre d’un environnement périphérique du centre

d’un noyau central, car il ne revient pas au même d’être le centre d’un ensemble

d’êtres marginaux que d’être le centre d’individus eux-mêmes centraux » 350. La

centralité de degré s’évalue en fonction du nombre de connexions qui relient un

individu aux autres. Si la multiplication des opportunités est en soi un atout politi-

que ou social, ce type de centralité est un indice qui ne tient pas compte des posi-

tions des acteurs avec lesquels la communication est établie. Le critère de la

proximité à la fois géographique et sociale, montre que plus un acteur est proche

des autres, plus il est susceptible d’obtenir des informations, du prestige, et

d’exercer de l’influence 351. On est tenté de croire que cela est particulièrement

vrai pour la politique du quotidien, c’est-à-dire celle de la [145] vie locale des

rencontres publiques et privées répétées jour après jour, mais aussi de la sphère

politique des réseaux qui gravitent en permanence autour des gouvernements et

des ministères. En troisième lieu, la centralité d’un acteur peut tenir au fait qu’il

occupe, dans un réseau ou dans un ensemble de réseaux, une position de relais,

d’intermédiaire indispensable. Même s’il est faiblement impliqué, si ses

connexions sont peu nombreuses, c’est qu’il est alors une source d’information de

premier choix ou qu’il a lui-même la capacité d’établir des communications rares

ou recherchées. Cette dernière forme de centralité relève du prestige qui, nous ex-

plique David Knoke, est un paramètre strictement qualitatif, puisqu’il se justifie

348 David Knoke, Political networks. The Structural Perspective, Cambridge,Cambridge University Press, 1990, p. 10.

349 Degenne, Forsé, op. cit, p. 153.350 Ibid., p. 161.351 Ibid., p. 156-157.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 141

précisément par la qualité des liens établis et par la position dominante des per-

sonnages contactés. L’entretien de relations suivies et régulières avec des chefs

d’État ou de gouvernement fait des individus concernés les cibles principales des

réseaux d’affaires et des réseaux politiques parce qu’ils sont les plus susceptibles

d’accélérer le cours des choses, tant en politique intérieure que dans le domaine

des affaires étrangères. Enfin, la centralité d’intermédiarité et le prestige condui-

sent ensemble à l’accessibilité qui s’avère la finalité de la construction réticulaire.

Si dans l’espace national comme dans l’espace mondial, le réseau est un moyen

d’accéder au pouvoir de droit, dans les faits l’accessibilité se traduit en termes de

marchandage dirigé, d’identification et de captation de ressources matérielles et

immatérielles. De sorte qu’au cœur même de la périphérie, la connexion des ré-

seaux recrée le privilège de la centralité parce qu’« en devenant un partenaire in-

dispensable, en faisant passer par lui le maximum de compromis, un élément peut

accéder progressivement à une position centrale » 352. Il existe donc au sein de

l’espace politique une dynamique positionnelle engendrée par les réseaux et re-

cherchée par leurs membres. Elle est l’une des conditions d’accès au pouvoir.

Le schéma réticulaire est, par ailleurs, très varié et modulable. Sa forme dé-

pend d’un grand nombre de critères, recensés par les différents observateurs :

nombre et nature des acteurs, statut de l’agent d’agrégation ou de la source, orien-

tations et activités, techniques de la mise en réseau, durée, modes d’accès et fac-

teurs [146] d’intégration, niveau d’intégration, obstacles à surmonter, pour retenir,

par exemple, ceux auxquels J. N. Rosenau se réfère. Mais, on peut certainement

en ajouter ou en privilégier quelques-uns. En toutes circonstances, il s’agit

d’occuper et de tenir des positions, notamment là où il y a confluence avec les

pouvoirs durs, ceux de l’appareil étatique, de l’Administration. Et si l’on en croit

les conclusions de l’étude conduite par Philippe Dujardin, l’efficacité des réseaux

s’avère d’autant plus réelle que « la mise en réseau joue un rôle de premier plan

dans le recrutement et la formation des élites dirigeantes » 353. Les pouvoirs sou-

ples qu’exerce le réseau relèvent de l’influence, laquelle d’après Philippe Braud,

se manifeste selon trois modalités : la persuasion, la manipulation, et

l’autorité 354. La troisième est étrangère au réseau ou n’est qu’à vocation interne,

pour deux raisons respectives : dans le premier cas, elle relève du pouvoir de

352 Ibid., p. 155.353 Philippe Dujardin, op. cit., p. 24.354 Philippe Braud, « Du pouvoir en général au pouvoir politique », Traité de

Science politique, tome1. La Science politique, science sociale. L’ordre poli-tique, sous la direction de Madeleine Grawitz et Jean Leca, Paris, PUF, 1985,p. 352.

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droit ; dans le second, elle découle d’une qualité personnelle (charisme, compé-

tence). En revanche, la maîtrise de l’une des deux premières modalités peut confé-

rer au réseau une grande emprise, et lui octroyer même un véritable pouvoir de

guidage. Le pouvoir de persuasion qu’exerce le réseau passe à travers

l’information qu’il entend transmettre à une autorité, ou à tout autre décideur,

dans la mesure où cette information vient modifier la perception qu’a l’informé

d’une situation, d’un ensemble de données. Ensuite, il dépend du contenu infor-

mationnel du message délivré par le réseau, et de l’efficacité de ses représenta-

tions. Ceci est particulièrement vrai lors des crises, internes ou internationales,

lorsqu’il s’agit pour un groupe de pression, pour un lobby, d’obtenir ou au

contraire d’empêcher l’intervention des pouvoirs publics ou d’une grande puis-

sance. En cas de compétition médiatique, la puissance des systèmes d’infor-

mation, la quantité et la répétition des images, participent à cette persuasion. La

dissymétrie des moyens implique inéluctablement un rapport de forces, puisqu’il

existe une distribution inégale des ressources. On est en droit de penser, par

conséquent, que la persuasion, quand elle est le fait d’acteurs hautement position-

nés (cf. l’hyperclasse), grâce à une forte centralité réticulaire et à une forte proxi-

mité des autorités, se mue, assez naturellement, en pouvoir de guidage. Simple-

ment parce que l’infrastructure logistique du réseau, son potentiel [147]

d’échanges et d’informations véhiculées, parviennent à être supérieurs en efficaci-

té aux circuits officiels. Cependant, selon ce qu’en dit Braud, il serait sans doute

mal intentionné, de confondre le guidage et la manipulation parce qu’« entre la

persuasion et la manipulation existe cette différence essentielle d’une intervention

clandestine de A sur l’environnement de B, c’est-à-dire sur les informations dont

il dispose à travers son entourage et ses divers positionnements sociaux ; ainsi, à

son insu, est-il conduit à situer son intérêt ailleurs que là où il le plaçait avant

l’intervention de A » 355. Bien sûr, la ligne de partage n’est pas toujours facile à

tracer, mais plus que leur démarcation exacte et parfaite, le guidage et la manipu-

lation permettent de poser le problème des lieux réels du pouvoir. Faut-il s’en te-

nir à une représentation juridique et discursive d’un pouvoir matérialisé dans les

institutions et dans les appareils politiques ? Ou doit-on aussi s’interroger, sans

s’enfoncer dans la thèse du complot, sur l’idée que le pouvoir est plus diffus qu’il

n’y paraît, qu’il n’émane pas d’une seule source centrale, et que, comme le pen-

sait Michel Foucault, il est partout, omniprésent dans la société, nationale ou

mondiale, au gré notamment des réseaux qui la traversent et qui sont tous des

355 Ibid., p. 353.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 143

« microrelations de pouvoirs » 356. En tant que dispositif de pouvoir dans

l’espace, il n’est pas étonnant que le réseau soit devenu un instrument stratégique

privilégié des acteurs transnationaux.

B. Le réseau, facteur de la mondialité ?

Retour au sommaire

La mondialité (ou la globalité) n’est pas la globalisation. On doit entendre, en

effet, la globalisation comme la production d’un sens commun, d’une logique so-

lidaire ne serait-ce que marchande à différents phénomènes, objets ou représenta-

tions de dimensions planétaires, tandis que des faits, des risques, des problèmes,

des types de comportements ou de stratégies peuvent être globaux, c’est-à-dire

exister à travers le monde sans qu’aucun projet global ne les relie entre eux. On

est alors dans la mondialité. Parmi les réseaux, certains vont dans le sens de la

première. Les plus nombreux construisent la seconde de façon involontaire.

[148]

Les ONG, réseaux de l’intégration mondiale ?

Toutes les ONG participent théoriquement de la même vision du monde : agir

par-delà les frontières et pour le bien de tous. Elles contribuent alors à son homo-

généisation, en remplissant différentes fonctions au niveau global. Toutefois, cette

image idyllique a été ternie ces derniers temps par l’action de certaines ONG sujet-

tes à se comporter comme les auxiliaires des politiques étrangères des grandes

puissances. Telle leur contribution pour le moins ambiguë à ces « révolutions »

dites « oranges », dans le Caucase et en Europe de l’Est, mêlant à la fois des aspi-

rations démocratiques locales et des intérêts géopolitiques américains. Comme ce-

la est rappelé dans un numéro récent de la revue Hérodote, ces ONG visaient à

« ancrer dans le camp occidental pro américain les États de l’étranger proche de la

Russie » 357. Ce n’est certes pas par hasard que l’on a inventé le sigle GONGO

(Governmental Oriented Non Governmental Organization) pour désigner les ONG

356 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 1. La volonté de savoir, Pa-ris, Gallimard, 1976, p. 121.

357 Hérodote, n° 129, Stratégies américaines aux marches de la Russie, présen-tation de Béatrice Giblin.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 144

fondées par les États afin de promouvoir leurs intérêts diplomatiques ou économi-

ques. En soi, cela l’a été souligné, l’expression « Organisations non gouverne-

mentales » est un concept de nature hybride qui ressort à la fois de la sociologie,

du droit, et de la science politique. Elle est régulièrement soumise à critique, cons-

tate une politologue parisienne 358. On lui reproche, tantôt son imprécision, tantôt

de ne répondre qu’à une définition purement négative. Néanmoins, elle a été

consacrée par l’article 71 de la Charte des Nations unies qui considère que « le

conseil économique et social peut prendre toutes dispositions utiles pour consulter

les organisations non gouvernementales qui s’occupent de relations relevant de sa

compétence ». C’est pourquoi, bien que d’autres dénominations aient été propo-

sées, le terme d’ONG est conservé 359. Mario Bettati et Pierre-Marie Dupuy ont,

pour leur part, déduit de la reconnaissance onusienne que les ONG sont « des

groupements internationaux de particuliers constitués en vue de la réalisation d’un

objectif n’ayant pas de finalité lucrative, et qui se voient reconnaître la qualité

d’organisation non gouvernementale par les institutions internationales » 360. Le

caractère non lucratif des objectifs, la référence au droit privé, et la dimension in-

ternationale (action [149] effective dans différents pays) ou transnationale (asso-

ciation d’individus de nationalités différentes) en sont les trois critères distinctifs.

En ce qui les concerne, certains analystes retiennent la définition donnée par

l’Union des Associations internationales, « pour laquelle une ONG est une asso-

ciation composée de représentants appartenant à plusieurs pays et qui est interna-

tionale par ses fonctions, la composition de sa direction et les sources de son fi-

nancement. Elle n’a pas de but lucratif et bénéficie d’un statut consultatif auprès

d’une organisation intergouvernementale » 361. Cependant, celle-ci reste formelle

car, écrit Samy Cohen, « cette définition ne s’est pas imposée aux États ni aux or-

ganisations internationales » 362.

Si l’on considère que les ONG dépassent les simples mouvements associatifs

du fait de leur structuration et de leur durabilité conséquente, on peut affirmer

qu’elles ne sont apparues qu’au XIXe siècle 363. Mais elles ont proliféré dans la

358 Josépha Laroche, Politique internationale, Paris, LGDJ, 1998, p. 126.359 Ibid., p. 126.360 Mario Bettati, Pierre-Marie Dupuy (Eds.), Les ONG et le droit international,

Paris, Économica, 1986, p. 14.361 Josépha Laroche, op. cit., p. 126.362 Samy Cohen, op. cit., p. 74.363 Claude Bontemps, « Quelques réflexions sur les organisations internationa-

les à travers une perspective historique » dans Les ONG et le droit interna-tional, op. cit., p. 37.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 145

seconde moitié du XXe siècle, pour dépasser les trente mille. Ce développement a

commencé en Europe et en Amérique du Nord pour se propager ensuite aux au-

tres régions du monde (Asie, Afrique, Amérique Latine), sans altérer cependant la

prééminence des ONG d’origine occidentale. Ce n’est pas un hasard, remarque

Samy Cohen, parce que c’est sous la pression des lobbies américains que le

concept d’ONG a été admis par les Nations unies 364. Dans cette masse, on peut

distinguer quatre catégories principales : « 1) Les organisations corporatives, re-

présentant des professions (syndicats) et des branches d’activités économiques,

comme par exemple celles qui collaborent avec le BIT (Bureau international du

travail), l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) ou bien encore la FAO (Food

and Agricultural Organization) ; 2) Les organisations techniques comme la

Commission internationale de Protection radiologique, le Conseil international

des aéroports (ACL), etc. ; 3). Les organisations savantes, comme la Fondation

Carnegie, l’Institut de Droit International, l’Institut pour une Synthèse Planétaire

(IPS) ou le Mouvement Pugwash, etc. ; 4) Les organisations sociales et humanitai-

res : Aides, American Joint Distribution, Amnesty International, ATD Quart-

Monde, Catholic Relief Services Committee (CRS), Christian Solidarity Interna-

tional (CSL), le Comité international de la Croix-Rouge, [150] Espace Femmes in-

ternational (EFI). Équilibre, Greenpeace, ICBL (Campagne internationale pour

l’interdiction des mines antipersonnel), l’Institut Panos, Médecins du Monde,

WWF (World Wild Life Fund), etc. » 365. Toutes ces ONG n’exercent pas la même

influence sur les États et la plupart n’en exercent aucune. À cet égard, Cohen nous

renvoie aux trois types répertoriés dans un rapport officiel 366. Les premières et

les plus influentes sont celles, américaines, canadiennes ou britanniques, qui dis-

posent des plus gros budgets et d’un réseau de donateurs privés « qui leur permet

de se passer du soutien financier des États ou de ne pas en dépendre complète-

ment » 367. Si nombre d’entre elles relèvent clairement du critère de la « solidarité

internationale » (Comité international de la Croix Rouge ou Oxford Committee for

Famine Relief-OXFAM), certaines ont du mal parfois à faire prévaloir leur neutra-

lité politique. Dans un domaine particulier comme celui de la santé humaine, les

ONG ont acquis en effet une respectabilité qui les amène à être spontanément sol-

licitées ou même à participer directement aux travaux des organisations interétati-

ques spécialisées. En second, toujours selon le rapport, viennent « des ONG acti-

364 Samy Cohen, op. cit., p. 57.365 Ibid., p. 127.366 Ibid., p. 78. François Grünewald, Véronique de Geoffroy, Humanitaire

d’État et humanitaire privé : quelles relations ?, rapport remis au ministèredes Affaires étrangères, 25 août 2000.

367 Ibid., p. 79.

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ves et très efficaces sur le terrain » mais peu fortunées, réduites à se tourner vers

des financements publics, et qui pour cela « se laissent facilement instrumentaliser

par les États et les organisations internationales » 368. Enfin les dernières, parce

que d’un potentiel trop faible et obligées de s’appuyer sur ces derniers, « n’ont

aucune marge de manœuvre, sauf à prendre le risque de se couper de leurs bail-

leurs de fonds, signant ainsi leur faillite » 369.

Au total, les ONG sont loin d’être ces acteurs transnationaux de premier rang,

à savoir du niveau des grandes puissances, que l’on se plaît aujourd’hui à mettre

en avant. Elles ne disposent pas du pouvoir coercitif et si un gouvernement, com-

me celui de la Russie, décide de les neutraliser, il le peut sans difficulté. Certes,

les grandes ONG sont capables d’organiser des campagnes de presse et de mobili-

ser l’opinion publique sur des sujets douloureux, mais elles n’ont jamais pu ren-

verser un régime. D’une certaine façon, on peut se demander si la notion d’ONG

ne relève pas de la culture occidentale et de l’idéologie libérale. Ce qui transparaît

dans le fait que les sociétés du Sud plutôt que de prolonger [151] l’action des ONG

du Nord préfèrent créer les leurs propres dans un champ humanitaire quel qu’il

soit. À l’instar des États occidentaux qui encouragent la formation d’ONG sur les-

quelles ils peuvent appuyer leur diplomatie relative aux nouveaux enjeux interna-

tionaux que sont devenus les droits de l’homme, l’humanitaire et surtout mainte-

nant l’environnement. En raison de toutes les mesures restrictives et des normes à

respecter que son « traitement durable » pourrait imposer, les États émergents

disposent de leurs GONGOS. Au fond, c’est comme si les ONG qui se sont voulues

au-delà des États étaient de plus en plus rattrapées par le politique, par

l’interétatique.

En outre, leur monde devient de plus en plus hétérogène et les multiples cliva-

ges qui le parcourent rendent impossible tout plan d’action commun, si tant est

que l’intégration mondiale ait été un jour leur finalité. Malgré tout, on peut dis-

cerner dans la nébuleuse des ONG une communication permanente qui leur permet

d’exercer un « lobbying » informel dans le cadre des manifestations internationa-

les et à l’occasion en particulier des grandes conférences convoquées par les Na-

tions unies 370. On en veut pour preuve la naissance en 1990 « de l’APC (Associa-

tion for Progressive Communications) qui compte pour l’heure, seize réseaux na-

tionaux actifs et rassemble une communauté internationale virtuelle de plus de

20 000 ONG dispersées dans près de cent pays » 371, le statut consultatif de certai-

368 Samy Cohen, op. cit., p. 79.369 Ibid., p. 80.370 Laroche, op. cit., p. 129.371 Ibid., p. 130.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 147

nes ONG auprès des instances de l’ONU et « leur organisation de forums pour les-

quels elles bénéficient fréquemment de l’appui logistique des organisations inter-

nationales » 372. Pourtant, cet optimisme est loin de faire l’unanimité. D’abord,

parce que les ONG sont investies elles aussi par les intégristes, les fondamentalis-

tes et les identitaires qui réfutent les thématiques intégrationnistes et qui font du

prosélytisme. Toutes les ONG ne relèvent pas systématiquement du même horizon

idéologique. Leur prolifération est plutôt le signe d’une grande dispersion, de la

fragmentation infinie de la société civile globale qu’elles sont supposées construi-

re. Ensuite, conteste Cohen, en dépit des principes démocratiques affichés, « rares

sont les ONG qui se prêtent au jeu de la transparence », d’autant plus que certaines

d’entre elles, et non des moindres, « fonctionnent sur un mode hiérarchique et

centralisé » 373. Et il [152] poursuit en démystifiant le rôle des grands forums

d’ONG qui se sont multipliés depuis 1992, en soulignant que « les organisateurs

de ces forums, généralement un pool d’ONG locales, ne sont pas à même de bien

connaître les ONG qui demandent à y participer », ce qui laisse tout supposer en

termes de finalité et de gestion, et que finalement et paradoxalement « ces grandes

réunions constituent surtout l’expression des particularismes » 374. Ces dernières

remarques sont autant de réserves par rapport aux critères (d’intentionnalité et

d’interreconnaissance) qui font du réseau un véritable dispositif de pouvoir. Elles

laissent à penser que la prolifération des ONG est compensée par le caractère

éphémère et par le manque d’efficacité d’une grande majorité d’entre elles. Elles

jettent un doute très fort sur leur capacité d’intégration sociale et mondiale, quand

elle ne sont pas d’inspiration étatique.

Les flux médiatiques, l’Internet et les limites

de la communication globale

Malgré cela, l’hypothèse tangible d’une nouvelle et complexe donne écono-

mique, politique, et sociale des États et des individus organisés en réseaux est, aux

yeux de beaucoup de spécialistes, étayée par l’existence d’une communication

globale et permanente entre tous les acteurs qui vivent dorénavant dans l’ère de

l’information. Le succès d’Internet (1 milliard d’internautes en 2005) pourrait

donner raison à John Garrett et Geof Wright qui annonçaient, il y a trente ans, que

« le développement de ces réseaux d’ordinateurs est peut-être la tendance actuelle

372 Ibid., p. 131.373 Samy Cohen, op. cit., p. 182.374 Ibid., p. 183.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 148

la plus significative en termes politiques. […] Les réseaux de communications

devraient permettre un mode de décision plus rapide, plus souple et dans lequel

tous les membres d’une communauté donnée pourraient participer. Au lieu du jeu

fermé auquel se livre actuellement une petite élite, la politique serait ainsi l’affaire

de chacun et de chaque jour » 375. Cet avis est celui de James Rosenau, convaincu

de ce que l’intensification des moyens de communication a considérablement mo-

difié les relations interétatiques et favorisé les relations transnationales. Depuis

l’invention du dialogue stratégique entre les États-Unis et l’URSS, à la fin des an-

nées soixante, les réseaux médiatiques [153] ont introduit au cœur des relations

internationales plus de coopération et de retenue, facilitant par là la résolution

d’un certain nombre de conflits ou de différends. On devrait maintenant à Internet

l’émergence mondiale d’un nouvel espace de communication et de consommation

culturelle, mais encore politique et marchand, le cyberespace. Non sans raison,

l’heure est à célébrer la dimension transnationale d’Internet et l’exceptionnel vec-

teur d’informations qu’il représente. De par la multiplicité quasiment infinie des

communications qu’il offre, des forums de discussion qu’il ouvre, des bases de

données en stocks inépuisables qu’il met à la disposition des internautes.

D’ailleurs, cette richesse documentaire associée à la connectivité immédiate d’un

nombre indéfini d’individus, est à l’origine de ce que certains dénomment

« l’intelligence des réseaux ». Parce qu’effectivement, il n’est pas impropre de

parler de production d’intelligence quand Internet permet de recouper des infor-

mations, quand le réseau autorise le dialogue permanent entre des experts, qu’il

établit une synergie entre des communautés scientifiques qui échangent leurs dé-

couvertes, et qui peuvent partager entre elles un travail de recherche au-dessus des

moyens de chacune d’elles. Autrement dit, la concentration médiatique des inte-

ractions humaines rend possible une agrégation des intelligences au niveau plané-

taire. Pourtant, face à l’informatique et aux systèmes de communication ce fut

dans un premier temps l’appréhension qui l’emportât, avec la crainte d’un pouvoir

centralisé à l’extrême et doté d’une capacité de surveillance et de contrôle quasi

totalitaire 376. Si ce sentiment s’est depuis fortement estompé, en revanche bien

des ombres et des dysfonctionnements altèrent suffisamment le cyberespace pour

qu’on cesse de l’idéaliser. Bien que virtuel, comme n’importe quel autre champ

d’activités humaines il est polarisé, structuré par les rapports de force, et il est

maintenant de plus en plus surveillé 377. Cf., sans ironie, le jeu du chat et de la

375 Cités par Albert Bressand et Catherine Distler, Le Prochain Monde, Paris,Seuil, 1985, p. 128.

376 Ibid.377 Solveig Godeluck, La Géopolitique d’Internet, Paris, La Découverte, 2002.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 149

souris auquel le gouvernement de Pékin s’est livré avec l’Internet pendant les

Jeux olympiques de l’été 2008. Il convient donc de revenir ici sur un certain nom-

bre de lieux communs.

Avant tout, la « toile » n’échappe pas à l’espace de la géopolitique parce

qu’elle n’est pas « hors territoire ». Sachant que tout émetteur ou tout récepteur

est identifiable, repérable, parce [154] qu’il est, l’un comme l’autre, spatialement

situé, Internet est clairement subordonné à l’espace social réel. La connexion pla-

nétaire de l’internaute n’efface pas le contexte social et politique propre qui conti-

nue de le conditionner quotidiennement. Un contexte dont la matérialité est au-

trement plus prégnante que la communauté communicante à laquelle il participe.

De fait, la généralisation des micro-ordinateurs, toute relative cependant à

l’échelle de la planète, si elle permet aux individus connectés de se transmettre

des données de manière souple et universelle, ne permet, quoiqu’on en pense,

qu’une mobilisation elle-même spécifiquement virtuelle. La technique ne supplée

en rien la volonté, et ne crée pas le réel. C’est comme pour les « jeux de guerre »

qui emplissent les écrans des ordinateurs. Leurs utilisateurs restent bien calés dans

leurs fauteuils. Il en demeurera ainsi tant qu’il ne sera pas prouvé que la connecti-

vité a « fait descendre les gens dans la rue », et à une grande échelle. Car c’est au

travers de sa rétroaction sur l’espace réel, par le biais des actions des hommes

qu’elles déterminent, que les relations du cyberespace sont susceptibles de trouver

un sens. Chose qui n’a rien d’automatique dans la mesure où l’internaute, bien à

l’abri dans sa coquille, aspire autant à satisfaire son égocentrisme qu’il recherche

de nouvelles formes de convivialité. Selon Fabien Granjon, le « cyber-militant »

est généralement quelqu’un qui se limite à une solidarité technique qui lui permet

de se sentir engagé sans compromettre sa liberté, ni son identité et qui est réticent

à toute délégation de pouvoir 378. Ce qui, en second lieu, comme dans le cas de

ces ONG factices auxquelles nous faisions allusion, pose la question de savoir si

les réseaux d’internautes sont tous de véritables réseaux, c’est-à-dire s’ils sont ca-

pables de diffuser du pouvoir ? En ce sens les critères exigeants, que nous avons

eu l’occasion d’exposer, qu’une telle adéquation implique, sont loin d’être réunis

à tous les coups. Il est donc présomptueux d’énoncer que les individus disposent

désormais, avec les ordinateurs et avec Internet, des moyens de provoquer une

mobilisation politique au service de l’ensemble de la société civile globale et de

pouvoir de la sorte s’ériger en contre-pouvoir face aux États et aux institutions in-

ternationales !

378 Fabien Granjon, L’Internet militant : mouvement social et usage des réseauxtélématiques, Rennes, Apogée, 2001.

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Le paradoxe du cyberespace politique est que les communautés d’internautes

les plus convaincues et les plus aptes à passer [155] aux actes sont certainement

les plus spécifiques et les moins favorables à l’intégration sociale. Internet ne

mobilise véritablement que les personnes déjà impliquées dans les organisations

militantes du monde réel. Les réseaux se concurrencent ou se combattent plus en-

tre eux qu’ils n’ont l’intention de faire du cyberespace un acteur géopolitique ho-

mogène et aux aspirations nécessairement démocratiques. Tout en étant un outil

pour la démocratie, il est aussi un média vecteur de tensions. En dépit des appa-

rences, c’est-à-dire de l’horizon infini des destinataires potentiels d’un message

quelconque, le cyberespace est donc, du point de vue politique et social, fragmen-

té en une foultitude de niches individuelles et communautaires. En d’autres ter-

mes, « entre communautarisme et individualisme, l’internaute a l’impression de

vibrer à l’unisson du peuple connecté tout en choisissant son chemin » 379.

En même temps, et cela est d’une grande portée, il est au plan de son support

matériel et technologique fortement polarisé sur les États-Unis 380. Ce phénomène

va en s’accentuant, confirment les experts interrogés par Solveig Godeluck, et se

double d’un autre, non prévu par les internautes et par tous ceux qui ont crû à

l’inviolabilité du système : sa surveillance de plus en plus serrée par les États et

en particulier par le premier d’entre eux 381. En effet, grâce à ses réseaux de satel-

lites et de radars, la National Security Agency (NSA) traque les messages qui cir-

culent sur l’Internet ou qui transitent par tous les autres systèmes de télécommu-

nications, au titre de la lutte contre le cybercrime qui depuis 2001 a restauré l’État

dans sa fonction de gendarme de l’information, mais aussi ceux dont la capture est

profitable à l’économie des États-Unis. Bien que des contre-mesures aient été ra-

pidement proposées par des informaticiens, les « hackers », dont la passion est de

s’infiltrer dans les sites médiatiques des institutions, de contrecarrer ou de pertur-

ber leurs missions. Quant à la Chine « qui parie sur Internet pour dynamiser

l’économie », elle a su en même temps le « pétrifier en chape de surveillance » et

« ce n’est donc pas a priori dans la cyberdissidence que l’on peut placer les es-

poirs de démocratisation » 382. Sachant que, d’un côté, la conversation mondiale

qui à l’origine donnait sens au réseau des réseaux cède de plus en plus la place à

une infinité de soliloques, et que d’un autre côté, « la concentration [156] du tech-

nopouvoir consécutive à l’afflux des colons [les internautes] et à l’accroissement

des enjeux financiers et politiques a déjà transformé de manière irréversible cet

379 Ibid., p. 64.380 Ibid., p. 25.381 Ibid., p. 25-33 et p. 157-180.382 Ibid., p. 169-180.

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écosystème [le Net] » 383, doit-on faire confiance à la communication comme fac-

teur de démocratisation de la vie internationale ?

La vérité est que ce champ de la communication est un espace de puissance

parmi d’autres, dans lequel « les médias, porteurs d’une utopie de la transparence

[sont] en même temps soumis au jeu des intérêts politiques et économiques, et

[dans lequel] les réseaux informatiques, où l’idéal, lui aussi utopique, d’une in-

formation rationnelle circulant librement se heurte quotidiennement aux impéra-

tifs de la propriété privée et du cloisonnement social » 384. D’évidence, plusieurs

constats n’incitent guère à entretenir le rapport de confiance. D’abord, il y a la

tendance marquée à l’oligopolisation de l’économie informationnelle (avec les re-

groupements ces dernières années de SBC et d’Ameritech, de Bell Atlantic et de

GTE, et la fusion d’AOL et de Time Warner). Pour les mêmes raisons que pour les

industries et les autres services, elle apparaît irréversible. Et ses conséquences

sont prévisibles et attendues : constitution de grandes centrales d’information,

uniformisation des messages. Ensuite et surtout, il y a les mésinterprétations cou-

rantes sur la nature et le rôle de la communication. Sur sa transparence avant tout,

car il va de soi que les réseaux médiatiques ont, chacun, une source et des intérêts

financiers, politiques, idéologiques à faire valoir. La représentation d’un événe-

ment n’est donc jamais neutre. Elle donne lieu à une lutte d’influence entre les

puissances émettrices qui a débuté dès les débuts de la communication internatio-

nale 385. Mais ceci n’est pas surprenant. Plus grave est la confusion entretenue en-

tre l’information et la connaissance, et sur laquelle Philippe Breton insiste, après

quelques autres 386. Elle a deux causes et une conséquence dommageable pour la

démocratie. La première cause tient à la déformation systématique des messages

par les médias qui ne font qu’interpréter la réalité. Or, il n’est pas sûr que le mé-

diateur comprenne parfaitement ce qu’il voit, et ce qu’il rapporte, ou encore qu’il

sache resituer l’événement qu’il analyse dans son contexte spatio-temporel. La

seconde cause de cette confusion abusive est que même si l’information délivrée

[157] est exacte, et qu’elle rend bien la réalité, l’intégrité de la transmission dé-

pend également du processus global de représentation du récepteur, du destinatai-

re. Du fait de ces deux dérives il n’est donc pas certain que les réseaux mondiaux

de télécommunications et d’ordinateurs soient en passe de faire disparaître

383 Ibid., p. 226.384 Philippe Breton, L’Utopie de la communication. Le mythe du village plané-

taire, Paris, La Découverte, 1995, p. 140.385 Armand Mattelart, La Communication-monde. Histoire des idées et des stra-

tégies, Paris, La Découverte, 1992.386 P. Breton, op. cit., p. 141.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 152

l’ignorance, l’illusion, ou la partialité chez les milliards d’individus auxquels leurs

flux d’images et de mots sont destinés. À ces lacunes presque insurmontables

s’ajoute, selon Breton, et contrairement à l’opinion commune et dominante, que la

communication ne supprime pas réellement les distances parce que dans toutes les

situations, les plus dramatiques comme les plus émouvantes, aucune information,

aussi complète et précise qu’elle soit, aucune relation visuelle ne peut remplacer

l’expérience vécue, la confrontation directe au réel. Le contraste est saisissant

parce que pendant que les réseaux médiatiques offrent le spectacle du monde, les

moyens de communication renforcent l’égocentrisme, permettent à chaque hom-

me de s’isoler, de se couper des autres sans ignorer leurs agissements et leurs des-

tinées, et de réduire sa mobilité. Quant à l’interactivité, que l’on annonce comme

le grand phénomène médiatique de demain, il y a tout lieu de croire, d’après Ma-

nuel Castells, que « cette révolution s’effectuera par vagues concentriques depuis

les couches les plus instruites et les plus riches, mais elle n’atteindra probable-

ment jamais une large partie des masses sans éducation et les pays pauvres » 387.

Force est donc de constater que les contradictions ne manquent pas au sein du

phénomène médiatique mondial. Elles ne font pas regretter l’explosion de la

communication qui a apporté des progrès considérables. Mais elles doivent inciter

à mettre de la distance par rapport à un engouement quelque peu empressé. La

pierre d’achoppement du système communicationnel, respectivement au contexte

de convivialité qu’il suggère, est l’accentuation de l’individualisme qu’il favorise.

Dès lors, les réseaux transnationaux de communication sont difficilement assimi-

lables aux vecteurs d’une sociabilité mondiale attendue. Tout au moins au sens

que Georg Simmel donnait à ce terme de sociabilité, sachant qu’il comprenait ce-

lui-ci comme « l’impulsion  » qui pousse les êtres humains à vivre ensemble et à

faire de ce vécu commun une valeur en soi, et un bonheur 388. Peut-être [158]

alors, faut-il prendre la sociabilité strictement comme « la forme ludique de la so-

cialisation », ce qui est une autre définition de Simmel qui s’applique plutôt bien

au monde des cybernautes 389. Ou encore, limiter la sociabilité, comme le font

Degrenne et Forsé à « l’ensemble des relations qu’un individu (ou un groupe) en-

tretient avec d’autres, compte tenu de la forme que prennent ces relations » 390, en

admettant que cette formule très neutre ne dit rien sur la confiance et le degré de

solidarité.

387 Manuel Castells, La Société en réseaux, Paris, Fayard, 1996.388 Georg Simmel, Sociologie et épistémologie, Paris, PUF, 1981, p. 124.389 Ibid, p. 125-136.390 A. Degenne, A. Forsé, op. cit., p. 37-38.

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Les réseaux du refus : mouvements sociaux globaux (MSG)

et réseaux terroristes

Les MSG font valoir des incompatibilités en réfutant les critères libéraux de la

globalisation, mais ils s’inscrivent dans la mondialité puisqu’ils réagissent à des

phénomènes d’ampleur planétaire. Multiples, et souvent sans aucun point com-

mun, il n’y a guère de convergence entre eux. Néanmoins, a-t-on cru voir

l’amorce d’une mise en réseau des mouvements sociaux contestataires de l’ordre

économique mondial depuis les manifestations anti-ONG de Seattle (1999) et de

Davos (2000), dont on peut discuter des effets sur les institutions économiques

multilatérales 391. Quant aux réseaux terroristes, ils deviennent parfois transnatio-

naux, soit en raison de la conviction de leurs membres qui se revendiquent d’une

idéologie internationaliste ou d’une religion universelle, soit par opportunité tacti-

que (complicités contingentes, soutiens mutuels) ou stratégique (jeux d’alliances).

Les MSG, qu’en France on assimile aux différents mouvements « altermon-

dialistes », sont des groupements d’individus plus ou moins nombreux et plus ou

moins organisés et hiérarchisés qui se proposent de transformer la « société mon-

diale » ou pour le moins d’infléchir le cours de la globalisation vers plus d’équité

et de justice sociale. Ils affichent des objectifs comme la protection des travail-

leurs, l’éradication de la pauvreté, la fin du travail des enfants, le développement

durable, l’égalité des sexes ou l’abolition de la dette des pays pauvres. Ils se di-

sent « antisystème » (sous-entendu capitaliste), mais ils agissent au niveau global

comme au niveau local et postulent un monde sans frontières. Ils sont favorables à

un système mondial organisé [159] mais ils réfutent les formes actuelles de la

mondialisation. D’ailleurs les liens transnationaux qui réunissent entre elles les

différentes composantes d’un MSG, et qui sont plus forts que ceux qui relient cha-

cune d’entre elles à sa propre société nationale, sont les éléments forts de son

identité 392. Ces mouvements sociaux sont, par définition, fluides, discontinus et

presque spasmodiques, mais ils donnent aussi naissance à des ONG qui s’évertuent

à influencer le FMI, l’OMC et la Banque mondiale, ou à en dénoncer les politiques.

391 Robert O’Brien, Anne Marie Goetz, Jan Aart Scholte, Marc Williams,Contesting Global Governance. Multilateral Economic Institutions andGlobal Social Movements, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.

392 Ibid., p. 13.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 154

De l’avis même de leurs avocats, les résultats obtenus par les MSG s’avèrent

minces et ambigus 393. À ce jour, ils n’ont pas réussi à modifier la trajectoire libé-

rale et productiviste de l’économie mondiale, que ce soit à travers les règles du

commerce international, la législation du travail ou les modalités du financement

multilatéral des économies. Cette impuissance montre bien que la réforme des re-

lations économiques internationales ne peut se passer de la médiation des États.

L’annonce récente d’une entente entre l’Inde, l’Afrique du Sud et le Brésil (et

avec lui le MERCOSUR) dans le but d’obtenir des concessions de l’OMC (en matiè-

re de commerce) et de l’ONU (un siège au Conseil de sécurité) ou de créer « une

aire de libre-échange du Sud » en atteste 394. C’est pourquoi on accueillera avec

beaucoup de scepticisme l’émergence entrevue par O’Brien, Goetz, Scholte et

Willams d’un « multilatéralisme complexe » qui mêlerait États et MSG dans une

gestion du monde, institutionnalisée et conflictuelle à la fois, alors même que les

tensions commerciales actuelles montrent que l’on est encore loin du multilatéra-

lisme classique défini par Ruggie comme « la forme institutionnelle qui coordon-

ne les relations entre trois États ou plus sur la base de principes de conduite géné-

ralisés » 395.

Les réseaux terroristes, quand ils développent une assise transnationale, signi-

fient par là qu’ils refusent l’ordre mondial et qu’ils engagent contre lui un combat

planétaire. Néanmoins, il y a loin de l’intention à la réalisation. L’attaque surprise

du 11 septembre 2001 n’est pas prête d’être rééditée. Pour qu’une future action

terroriste obtienne un effet psychologique de la même ampleur, il faudra qu’elle

prenne la forme d’un attentat [160] nucléaire ! Malgré les attaques de Madrid

(2004) et de Londres (2005), les pays occidentaux ne sont pas les cibles principa-

les du terrorisme islamiste (le seul auquel on puisse attribuer une dimension

transnationale) parce que le Moyen-Orient concentre la plus grande part, de très

loin, de ses victimes 396. Le terrorisme reste avant tout domestique, car « la majo-

rité des actes terroristes actuels est perpétrée par des terroristes régionaux ou lo-

caux », quand bien même « ils sont inspirés par l’idéologie djihadiste » sans être

nécessairement dirigés par Al-Qaïda, parce qu’ils sont en grande partie planifiés,

financés et conduits par des forces locales 397. Et qu’il n’est même pas certain que

cette organisation n’ait jamais exercé un commandement central des groupes ter-

393 Ibid., p. 220-225.394 La Stampa, « Il balletto di Brasile, India e Sudafrica », 19 octobre 2007.395 R. O’Brien, A.M. Goetz, J.A. Scholte, M.Williams, op. cit., p. 5-6 et p. 3.396 Rik Coolsaet et Teun Van de Voorde, « L’évolution du terrorisme en 2005 : une évaluation

statistique  », Université de Gand, Belgique. Traduction et édition Internet du GRIP(2006), http://www.grip.org.bdg/g4601

397 Ibid.

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roristes dans le monde. L’aspect mondialisant du ter­ro­risme religieux contempo-

rain tient à son idéologie, et à sa potentialité d’action sur différents continents par

suite à la mobilité de ses militants et aux appuis qu’ils trouvent parmi les différen-

tes diasporas musulmanes composées de résidents installés depuis longtemps dans

les pays où ils vivent. Du point de vue organisationnel, les experts s’accordent à

décrire une structure en réseaux, ou en « toile », c’est-à-dire en cellules cloison-

nées et autonomes entre lesquelles ne circulent que des messages, sans aucun vé-

ritable système de commandement. Ils insistent aussi sur l’organisation réticulaire

du recueil et du transfert des fonds qui financent les mouvements islamistes.

Comme ces messages et ces fonds traversent les frontières sans laisser de trace, ils

concourent à fabriquer, grâce à l’aide volontaire ou non des médias, la figure

transnationale de réseaux dont l’action terroriste internationale demeure limitée.

Les réseaux du crime transnational

Mieux sans doute que les précédents, les réseaux mafieux participent à la glo-

balité parce qu’ils génèrent une économie mondiale souterraine (leur chiffre

d’affaires annuel a été évalué à un montant oscillant entre 700 et 1 000 milliards

d’euros, par l’ONU et le FMI 398) et qu’ils sont en même temps des facteurs

d’instabilité ou de corruption de l’ordre mondial. En effet, les organisations [161]

criminelles transnationales (OCT) profitent des États faibles, qu’elles parasitent

parfois totalement, pour s’en accaparer les ressources économiques et pour créer

et développer des entreprises légales ou non. Bien que fortement territorialisées

(« le mafieux est un animal territorial » écrit J-F. Gayraud 399), elles tirent le

meilleur parti de la nouvelle configuration mondiale. Le criminel membre d’une

OCT, surtout s’il est d’un rang élevé, explique celui-ci, ne quitte que très rarement

son territoire, mais le déploiement international des activités du gang n’en est pas

moins réel. Elles se calent et se calquent notamment sur les nouvelles migrations,

sur la répartition élargie des diasporas 400. Les OCT prospèrent en particulier là où

le communautarisme l’emporte, sachant que les criminels transitent par les filières

de l’immigration illégale et trouvent une protection dans le repli communautaire.

Il en va ainsi des mafias albanophones qui se sont répandues dans toute l’Europe

398 Thierry Cretin, Mafias du monde, organisations criminelles transnationales. Actualité etperspectives, Paris, PUF, 2004, 4éme éd., p. 223.

399 Jean-François Gayraud, Le Monde des mafias : géopolitique du crime organisé, Paris, OdileJacob, 2005, p. 220.

400 Ibid., p. 128-129.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 156

de l’Ouest et de l’Est, et jusqu’aux États-Unis, dans la foulée de l’expansion (sous

couvert du refuge politique) de la diaspora albanaise en Europe (700 000 person-

nes) ou en Amérique (100 000 Albanais à New York) par suite aux crises du Ko-

sovo et de Macédoine 401. En retour, leurs accointances politiques (coopération

avec l’OTAN, avec les mouvements indépendantistes) ont renforcé leur implanta-

tion ancestrale en Albanie. Quelques années plus tôt, la chute de l’Union soviéti-

que venait de désenclaver les mafias russes, permettant ainsi la recomposition des

OCT dans le cadre de la mondialisation de l’économie. Il faut dire que selon Wil-

liam Reymond, le crime organisé contrôlerait jusqu’à 80 % des entreprises com-

merciales de la Russie d’aujourd’hui 402.

Exploitant elles aussi la plus grande mobilité des hommes (au début des an-

nées 1990, deux mille truands russes seraient entrés aux États-Unis 403), elles ont

pris toute leur place dans la circulation des marchandises illicites, le proxénétis-

me, les trafics d’armes et de stupéfiants et le « blanchiment  » de l’argent délic-

tueux de toutes les OCT. On estime à environ 500 milliards de dollars le flux de

revenus « recyclés » annuellement dans le système financier international. Les

OCT se servent en particulier du système bancaire informatisé des paiements in-

ternationaux, souple, rapide et quasiment anonyme pour rendre légitime et faisa-

ble le [162] réemploiement de leurs gains clandestins dans le commerce,

l’immobilier ou les placements boursiers. Dans leurs échanges, ils usent de toutes

les technologies à l’instar de ces cartels colombiens qui disposaient de leurs pro-

pres avions, aérodromes, et systèmes de téléphone. Les flux liés à la criminalité

transnationale sont eux-mêmes générateurs de nouveaux profits illicites. Ainsi, le

transit de la drogue par le Mexique rapporterait chaque année à ce pays autour de

15 milliards de dollars, soit environ 5 % de son produit intérieur brut 404. Dès

lors, en raison de leurs richesses, bien des OCT ont plus ou moins adopté des stra-

tégies entrepreneuriales. J-F. Gayraud constate que « l’investissement massif des

profits illégaux sur les marchés légaux a en effet provoqué l’émergence de deux

phénomènes : la création d’entreprises mafieuses légales et la gestion des activités

mafieuses légales et illégales selon des critères d’entreprise » 405. Ces nouvelles

pratiques et la lourdeur de certains investissements, comme dans l’immobilier ou

les nouvelles technologies, requièrent en économie « grise » comme en pleine lé-

401 Ibid., p. 85-86. Voir aussi Xavier Rauffer, Stephane Quéré, Le Crime organisé, Paris, PUF,col. «Que sais-je ? », 2005.

402 William Reymond, Mafia S. A. : les secrets du crime organisé, Paris, Flammarion, p. 270.403 Ibid., p. 251.404 Rauffer et Quéré, op. cit., p. 46.405 J-F. Gayraud, op. cit., p. 163.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 157

galité des rapprochements et de la sécurité. C’est pourquoi s’est organisée depuis

de nombreuses années, mais cela va en s’intensifiant, une coordination criminelle

internationale, voir une politique criminelle commune. À son propos, Susan

Strange évoquait une pax mafiosa, sorte de pacte de non-agression entre les prin-

cipales OCT : la Camorra, la Cosa-Nostra, les Cartels colombiens et mexicains de

la drogue ou les Triades chinoises 406. Une opinion corroborée par les « grands

sommets criminels », révélés par le FBI, qui se sont tenus sur l’île d’Aruba, en

1987, à Las Vegas, en 1995, ou à Séoul, en 2002, et par les accords entre les bo-

ryokudan japonais et les triades chinoises, entre les mafias russes et les cartels co-

lombiens. Face à la menace de la transnationalisation du crime organisé, les États

ont réagi mais ont du mal à mettre en place une action d’envergure et une straté-

gie commune, ne serait-ce qu’en raison de leurs législations disparates et de leurs

moyens d’investigation et de répression forts inégaux. L’organisation de confé-

rences mondiales sur les OCT atteste pour le moins de la prise de conscience de

l’existence de ces nouveaux acteurs de la vie internationale, et des dangers qu’ils

représentent, notamment au niveau du trafic des stupéfiants.

[163]

C. La régulation par les réseauxou la régulation des réseaux ?

Retour au sommaire

Les acteurs qui structurent et animent les réseaux ont des intérêts, des ambi-

tions, des buts qu’ils cherchent à satisfaire à l’occasion des multiples rencontres et

des connexions que ces derniers autorisent. C’est pourquoi, organiser des projets

ou des actions plutôt que des structures, nous apparaît comme la finalité première

du réseau de personnes. Dans ce cas précis, le réseau est toujours d’ordre structu-

rel dans la mesure où il contribue à positionner les acteurs qui l’animent dans dif-

férentes configurations de pouvoir, mais cet ordre est alors fluctuant. Justement

parce que « le projet est l’occasion et le prétexte de la connexion », et qu’il a un

terme, qu’il est transitoire 407. Au niveau de la science politique, le contexte mon-

dial actuel, contexte d’ouverture économique et communicationnelle, fait que le

réseau se découvre, dans la majorité des cas, comme un dispositif privilégié des

pouvoirs périphériques, c’est-à-dire de ceux qui concurrencent le pouvoir des

406 Susan Strange, « Organized Crime : the Mafias », The Retreat of the State : the Diffusion ofPower in the World Economy, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 110-121.

407 Luc Boltanski, Éve Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 158

États. Sans que ces derniers aient eux-mêmes renoncé le moins du monde à conti-

nuer d’avoir recours aux moyens réticulaires. À toutes les échelles de la vie poli-

tique et sociale, le réseau est devenu plus que jamais un mode d’action individuel

ou collectif permettant à un ou à des acteurs qui ne disposent pas de l’autorité, du

pouvoir de coercition, d’améliorer ou de renforcer leurs positions.

Au niveau international, quand James Rosenau décrit l’avènement d’un mon-

de dédoublé, il a tendance à voir le monde des États submergé par les pouvoirs

périphériques des acteurs non étatiques, qu’il considère pour beaucoup d’entre

eux pour « souverainement libres » (sovereingtly-free actors). Par rapport au ré-

seau, le plus intéressant serait selon ses dires la tendance générale à une forte dé-

centralisation des sociétés nationales autorisant une autonomie de plus en plus

large d’un nombre grandissant de sous-systèmes, d’individus, de groupes ou de

collectifs humains 408. Ce phénomène d’émancipation des acteurs le conduit à

distinguer des dispositifs réticulaires de pouvoirs périphériques, qu’il dénomme

« agrégats participatifs » (Participa­tory Aggregations) 409. Ces agrégats

d’individus intervenant à l’échelle mondiale sont en effet des réseaux pour les rai-

sons qui suivent et que nous allons expliciter [164] plus loin. D’abord, ils répon-

dent au critère d’intentionnalité contrairement à ceux qui ne sont que des flux :

« La distinction entre eux est la différence entre des conséquences non planifiées

[flux] et une organisation calculée [réseaux], entre une accumulation latente ou

manifeste, entre une action collective ou individuelle, entre un comportement dif-

fus ou mobilisé » 410. Ensuite, l’agrégat participatif est censé réunir ses membres

sur la base d’une communauté de valeurs et dans le but d’atteindre des objectifs

communs (« sur la base de croyances similaires quant à la réalisation d’objectifs

collectifs » 411). Enfin, le réseau, à la manière de J. N. Rosenau, s’organise de fa-

çon plus ou moins durable, en fonction de ses ressources, de ses structures ou de

ses objectifs. Il se décline en trois sous-catégories, différenciées à l’aune de huit

critères 412, et qui répondent, chacune de façon plus ou moins forte, à l’exigence

d’efficacité que l’on attend du réseau en tant que dispositif performant de pouvoir.

Sans entrer dans le détail de ces huit critères, nous pouvons noter ce qui sépare les

trois espèces. Ainsi, nous comprenons les within-system aggregations comme des

réseaux de soutien par tradition (famille, église) ou par fonction (école, médias),

généralement spontanés mais plutôt passifs ou faiblement engagés. Ils réunissent

408 J. N. Rosenau, Turbulence in World Politics, op. cit., p. 163-177.409 Ibid, p. 163.410 Ibid., p. 163-164.411 Ibid. p. 164.412 Ibid., p. 171.

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de simples citoyens. Quant aux issue aggregations, ils sont bien entendu des ré-

seaux par objectif, pour le temps de son accomplissement. Ils supposent une vo-

lonté de mobilisation, au moins à court terme, des opinions ou des énergies néces-

saires, par des acteurs périphériques. Pour terminer, les between-system aggrega-

tions sont des réseaux qui se développent sur plusieurs dimensions, contrairement

aux deux types précédents qui demeurent sectoriels, et qui sont mobilisés le plus

souvent par des hommes politiques en vue de discussions ou de marchandages.

La régulation par les réseaux

Dans l’interaction permanente entre l’appareil central étatique et sa périphérie

sociale, les réseaux sont souvent source de désordre. De même, parce qu’ils dé-

bordent de plus en plus le territoire national, parce que les multiples conflits

d’intérêt qui jaillissent de leurs compétitions protéiformes altèrent lourdement

[165] la régulation mondiale, et parce qu’enfin la démultiplication et le gonfle-

ment des canaux de communication et d’impulsion engendrés affaiblissent le poli-

tique, ils le sont aussi au plan international. En contrepartie, parce qu’ils sont les

messagers de codes de réciprocité, les médiateurs de sollicitations, parce qu’ils

cooptent les acteurs et sont finalement les fondateurs de pouvoirs de fait, et d’une

circulation des élites, les réseaux sont susceptibles de participer à la création d’un

nouvel ordre. L’alternative entre l’ordre et le désordre qu’infère la prolifération

des réseaux incite donc à repenser, à la suite de Jacques Chevallier, la confronta-

tion des deux schémas, centrifuge et centripète, susceptibles d’expliquer

l’évolution d’une société 413. Avec cette difficulté supplémentaire, inhérente à la

mondialisation, que les deux modèles semblent plutôt fonctionner en sens inverse

selon que l’on raisonne au niveau macro ou au niveau micro. En effet, au niveau

mondial, se dégage une action relativement centripète des réseaux en relation avec

une gestion capitaliste de plus en plus centralisée et rendue possible par

l’oligopolisation des marchés et l’assentiment des organisations économiques in-

ternationales. Au contraire, au niveau national, les forces centrifuges l’emportent,

en démantelant et éparpillant les pouvoirs, en débordant les États. C’est la conco-

mitance de ces deux tendances contradictoires qui rend le monde d’aujourd’hui si

« turbulent ». Est-il concevable, dans ces conditions, d’entrevoir la substitution

progressive d’une régulation mondiale par l’entremise des réseaux, fondateurs de

nouveaux espaces de négociation, à la régulation étatique ? Ou bien, la dynamique

413 Jacques Chevallier, « Le modèle centre-périphérie dans l’analyse politique », Centre, péri-phérie, territoire, Paris, PUF/CURAPP, 1978, p. 106-131.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 160

déstabilisatrice des réseaux nécessitera-t-elle des reterritorialisations étatiques, les

seules en mesure de les canaliser ? Elle se réaliserait par conséquent au niveau ré-

gional, le seul où elle est concevable.

La gouvernance mondiale selon Rosenau s’exercerait dorénavant par le biais

de ce qu’il désigne par les termes de « nouvelles sphères d’autorité » (SOAs), les-

quelles s’ajouteraient ou se substitueraient aux anciennes. De leur réunion naîtrait

une centralité transnationale faîte de la multiplication des espaces de négociation

et des lieux de rencontre entre acteurs de toute nature. Bien qu’il conçoive sa vi-

sion du monde comme plutôt coopérative au niveau systémique et conflictuelle au

niveau des sous-systèmes, [166] au niveau local 414, Rosenau se garde de formu-

ler une quelconque structure de la gouvernance. Ceci tient sans doute à ce qu’il

perçoit la situation comme transitoire, comme trop perturbée. Plus proche du

chaos que d’une organisation stabilisée 415. L’universitaire américain prévoit

néanmoins une régulation du système grâce à la mise en phase de ces sphères de

décision dont le dispositif mobiliserait quatre types de réseaux : 1) Les « sphères

d’autorités institutionnelles », qui ne sont rien d’autres que les organisations inte-

rétatiques, ou intergouvernementales, et qu’il est pourtant assez difficile de situer

dans l’espace de la transnationalité. 2) Les « SOAs [réseaux] de conciliation » as-

socient deux ou plusieurs gouvernements et différentes ONG pour dégager des so-

lutions quand éclatent des différends. Mais il ne s’agit pas que d’arbitrage ou

d’accommodation parce que Rosenau inclut dans cette catégorie toutes les formes

de coopération transfrontalière entre collectivités territoriales (régions, villes), en-

tre associations ou mouvements sociaux. 3) Les « SOAs [réseaux] contestataires »

englobent aussi bien des organisations revendicatrices, telles que Greenpeace, que

les réseaux de la criminalité internationale. 4) Les « SOAs [réseaux] éphémères ou

provisoires » semblent être, sous la plume de Rosenau, celles qui, à l’occasion

d’un événement donné, peuvent mobiliser l’opinion à travers le monde. Plus ef-

fectivement, il désigne ainsi les débats susceptibles d’engager, par-dessus une

frontière, des groupements ou des catégories d’individus concernés par un enjeu

précis (création de l’Association de Libre-Échange nord américaine ou réforme de

la Politique agricole commune en Europe).

Cette typologie des instances supposées assumer la gouvernance, comme sa

nature elle-même, inspirent des réserves quant à sa dimension transnationale.

Curieusement, en effet, les États et les gouvernements continuent de tenir les

premiers rôles quoiqu’en dise Rosenau, et il les installe lui-même au cœur des

414 J. Rosenau, op. cit., p. 155-173.415 Ibid., p. 151.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 161

deux catégories principales de sphères de décision internationale. En réalité, il

confond volontairement la prolifération des organisations, des associations, des

liaisons internationales de toutes sortes, aux différents niveaux du système mon-

dial, avec l’interdépendance. Il accorde à celle-ci une acception large et relâchée,

de façon à ce qu’elle absorbe toutes les relations extérieures, [167] non nationales,

de n’importe quel acteur. Son interprétation va ainsi à l’encontre de

l’interprétation économique de l’interdépendance qui est beaucoup plus contrai-

gnante parce qu’elle suppose des échanges vitaux, indispensables, entre les parte-

naires. Au fond, elle se réduit, chez lui, à un jeu d’interférences. La faiblesse des

liens, la volatilité des ententes entre les acteurs participant aux différentes sphères

– un terme qui rend compte d’une réalité encore moins prégnante et saisissable

que le réseau – font d’ailleurs que la définition de la gouvernance demeure dans

l’esprit de Rosenau très incertaine. Il écrit : « La gouvernance est la somme d’une

myriade de mécanismes de contrôle commandés par des histoires, des buts, des

structures et des processus différents. Peut-être chaque mécanisme partage une

histoire, une culture, et une structure avec quelques autres, mais il n’y a pas de ca-

ractéristiques ou d’attributs communs à tous les mécanismes » 416. En postulant

un tel réseau mondial fait d’interférences qui enserrerait les États au point que

ceux-ci ne seraient plus que des acteurs parmi d’autres, sans cependant qu’ils

soient devenus inconséquents 417, et qui déplacerait les lieux de pouvoir sans

qu’aucune nouvelle hiérarchie apparaisse nécessairement 418, le politologue ne

cache pas qu’il renoue avec la cybernétique. Soit avec la théorie systémique des

origines, qui fut tant décriée pour sa logique conservatrice et pour sa propension

excessive à évacuer le conflit, la crise. Ce retour nous replace en face du problème

de la confiance, de celle que l’on peut mettre dans la capacité de régulation des

« sphères d’autorités » quand il est admis qu’elles puissent inclure des officines

idéologiques ou des organisations criminelles ? Et cette interrogation est particu-

lièrement légitime dans un contexte mondial caractérisé par ce qu’Anthony Gid-

dens appelle la radicalisation de la modernité qui entraîne, entre autres consé-

quences, que la transaction l’emporte presque complètement sur la relation 419.

Parce que, si comme le pense l’universitaire anglais, la confiance, « est un senti-

ment de sécurité justifié par la fiabilité d’une personne ou d’un système, dans un

cadre circonstanciel donné, et cette sécurité exprime une foi dans la probité ou

l’amour d’autrui, ou dans la validité de principes abstraits pour [168] le pouvoir

416 Ibid., p. 44.417 Ibid., p. 146.418 Idem.419 Anthony Giddens, Les Conséquences de la Modernité, Paris, L’Harmattan, 1994.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 162

technologique » 420, il est peu probable qu’elle résiste, si elle existe, dans un mi-

lieu segmenté, où la dispersion des intérêts et l’effacement des valeurs sociales

impliquent des marchandages multiples et répétés. Il y a ici comme une naïveté à

croire que des acteurs non étatiques puissent suppléer aux insuffisances des États,

et générer mieux qu’ils ne l’auraient fait des normes et un climat consensuel glo-

bal. Peut-on se permettre d’aller jusqu’à considérer que les organisations crimi-

nelles sont susceptibles d’exercer une forme quelconque de gouvernance ? Sans

doute leur pouvoir de nuisance est-il réel, et sont-elles « souverainement libres »

dans la mesure où elles fonctionnent comme des firmes transnationales. Mais, en-

core une fois, ce constat relève plus d’une réalité anarchique, d’une constellation

de forces nocives ou déstabilisatrices, qu’il n’augure d’un monde régulé par une

collection de contrats, de micro accords, et par un enchevêtrement de cercles de

négociation.

Le foisonnement de réseaux disparates érode certes en partie les souveraine-

tés, et désoriente les politiques, mais il ne construit pas un espace public transna-

tional, non plus qu’il ne suggère une citoyenneté du monde, car il n’est pas un

conditionnement à la confiance. L’emphase mise sur les relations réticulaires in-

ternationales, ainsi que sur la valorisation des acteurs non étatiques, a sans aucun

doute des ressorts idéologiques et culturels. Elle procède apparemment d’une

transposition des pratiques sociales et politiques nord-américaines, et de la vision

qu’ont les politologues libéraux nord-américains de leur propre société, à toute la

planète. À leur corps défendant pour ainsi dire. Car il faut bien reconnaître que

leurs analyses ou leurs convictions sont largement confortées parce que l’on peut

appeler l’hégémonisme sociétal des États-Unis. Sachant que l’on veut désigner

par là l’influence considérable que la société américaine exerce sur tous les types

de rapports internationaux et sur l’organisation des sociétés qui lui sont étrangè-

res, ou encore marquer la façon déterminante dont les acteurs sociaux américains

parviennent à imposer leurs normes, leurs comportements, et leurs modalités dans

toute une série de domaines de la vie publique. C’est un fait que l’Amérique est

au cœur de tous les réseaux qui animent la [169] vie internationale. Tous les espa-

ces réticulaires mondiaux, des plus classiques (marchés du pétrole et des matières

premières) aux plus récents et aux plus informels sont impulsés par des groupes

américains quand ils ne s’articulent pas clairement autour d’une métropole, tout

ce qu’il y a de plus emblématique, du nouveau monde (Los-Angeles-Hollywood,

San-Francisco-Silicon Valley, New-York-Wall Street, Seattle-Microsoft, Atlanta-

CNN etc.). Cette prépondérance, qui s’exprime avant tout comme l’a bien dit Al-

bert Bressand « en termes de mode de présence dans les réseaux et de syntaxe des

420 Ibid., p. 41.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 163

réseaux » 421, tient son origine dans une culture sociale et politique plus pragma-

tique que celles des autres nations, et plus rompue qu’elles-mêmes aux stratégies

de contournement et de marchandage. La pratique ancestrale du lobbying prédis-

posait les Américains à la culture du réseau ! Bien entendu, le réseau impérial, le

réseau des réseaux, ne rend pas obsolète l’hégémonie politico-stratégique des

États-Unis, mais il la rend plus fluide, moins pesante pour les partenaires. Au

fond, et pour reprendre le modèle japonais de Karel Van Wolferen, évoqué au dé-

but de ce texte, c’est un peu comme si les États-Unis, sûrs de leur omnipotence

géostratégique, assumaient le rôle du Grand Shogoun des pouvoirs souples, dé-

centralisés et interconnectés du réseau mondial.

Le pouvoir transnational des acteurs non étatiques

et la régulation des réseaux

Contrairement à la tendance dominante actuelle à opposer le réseau au territoi-

re, plusieurs exemples plaident en faveur de leur synergie. En ce qui concerne les

États-Unis, il est évident que les réseaux ajoutent incontestablement une capacité

de projection sans précédent à leur puissance, et ceci à partir de bases territoriales

bien marquées. L’influence américaine dans le monde procède largement de la

symbiose entre les pouvoirs publics, et au premier chef la Maison Blanche, et les

réseaux 422. La construction européenne fournit elle aussi un bon exemple de

l’imbrication, plutôt que de l’opposition, des territoires et des réseaux. Ici, le fait

que parallèlement à la coopération interétatique et territoriale, les réseaux

d’entreprises, de collectivités locales et d’individus [170] tissent entre eux les fils

d’une interdépendance témoigne de l’émergence d’un « macrosystème » d’un

nouveau type. Soit, comme le définit Jean Louis Vullierme, un système complexe

de territoires et de réseaux, à vocation unitaire, et dans lequel les organes com-

muns ont la faculté de déterminer centralement la quantité d’autonomie des ac-

teurs 423. Il en va de même avec la réorganisation du monde chinois depuis la po-

litique d’ouverture économique de Pékin, si l’on en croit Xiaofeng Zhong, pour

qui « l’idée d’une antinomie systématique entre la logique des réseaux transnatio-

naux et celle de l’État ne va pas de soi. […] La décision de Deng Xiaoping en fa-

veur de la politique d’ouverture va dans le sens des réseaux transnationaux et le

développement économique chinois semble montrer que l’interaction entre l’État

421 A. Bressand, C. Distler, op. cit., p. 194.422 Alfredo Valladao, Le XXIe siècle sera américain, Paris, La Découverte, 1993, p. 258.423 Jean-Louis Vullierme, Le Concept de système politique, Paris, PUF, 1989, p. 450.

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chinois et les réseaux transnationaux a été bénéfique pour le premier » 424. On

peut penser, en effet, à un « empire-macrosystème » chinois articulé, à la fois sur

des territoires (explicitement celui de la Chine continentale et, implicitement, ce-

lui de Taïwan), et sur des réseaux (ceux développés par les Chinois d’outre-mer

qui rencontrent tant de connivences au sein de la République populaire). Par

conséquent, il n’est pas évident, malgré tout ce que l’on écrit sur la crise de l’État

et sur la montée des réseaux, que le pouvoir transnational de certains acteurs non

étatiques doive triompher et ne puisse être régulé. Certes, le « féodalisme transna-

tional » des firmes, le fait qu’elles puissent en imposer à de nombreux États en

toute latitude comme le pensent Mark Laffey et Jutta Weldes de Monsanto 425,

aussi bien que la restauration de la violence privée internationale, celle des OCT,

ou que la multiplication des identités (locale, régionale, culturelle, ethnique, voire

sexuelle et non plus seulement nationale étatique) peut suggérer le sentiment du

retour au système de la chrétienté médiévale, caractérisé par la segmentation de

l’autorité, ou au contraire mis à la merci d’un dépassement impérial (celui de

l’État mondial), remarquait Hedley Bull vers la fin de son œuvre majeure 426.

Cependant, pour la raison déjà donnée, des combinaisons inattendues entre le

territoire et le réseau pourraient orienter le monde vers autre chose qu’un néomé-

diévalisme. En ce qui concerne les organisations qui opèrent à travers les frontiè-

res, [171] quelques fois à l’échelle planétaire, et qui cherchent à établir des liens

entre différentes sociétés nationales ou entre certaines populations ou groupes ap-

partenant à ces dernières, Bull pense qu’il convient de relativiser leur action, et

aux réserves que nous avons déjà émises quant à la réalité de leur transnationalité,

il ajoute et souligne lui aussi que, paradoxalement, les firmes ou les ONG ne sont

en mesure de développer leurs actions qu’à la condition que les États leur garan-

tissent un ordre de paix et de sécurité. Quant à l’impact des phénomènes transna-

tionaux sur l’intégration régionale des États comme sur leur désintégration éven-

tuelle, plusieurs cas de figure pourraient se présenter. La question toujours

d’actualité que se posait Bull, en 1977, au sujet de la construction européenne,

était la suivante : soit le mouvement européen n’altérait pas les souverainetés et

rien ne bougeait, ce qui n’est plus tout à fait le cas, soit il conduirait à un État eu-

ropéen, avec ou sans nation européenne, capable de rivaliser avec les États de di-

mension continentale comme les États-Unis, la Chine ou la Russie, ce qui n’est

424 Xiaofeng Zhong, Sociologie des réseaux transnationaux, op. cit., p. 212.425 Mark Laffey et Jutta Weldes, « Policing and Global Governance », Power in Global Go-

vernance, op. cit., p. 66-69.426 Hedley Bull, The Anarchical Society. A Study of Order in World Politics, Londres, Palgra-

ve, 3ème éd., 1977, p. 254-271.

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pas encore le cas. Mais dans les deux hypothèses, cela ne changeait rien à la struc-

ture internationale, sinon une réduction du nombre des États européens à un seul !

Soit, troisième figure, proche elle de la situation médiévale, assez représentative

de la situation actuelle, l’Union européenne stagne dans une situation intermédiai-

re, celle d’une communauté dans laquelle la souveraineté nationale a perdu sa per-

tinence sans qu’une solution de substitution ne se soit imposée à l’échelon conti-

nental. À propos des séparatismes quelles que soient leurs motivations, Bull pen-

sait que s’ils entamaient suffisamment la souveraineté des États englobant sans

parvenir eux-mêmes à donner vie à de nouvelles unités politiques, alors la situa-

tion internationale, devenue instable et confuse, connaîtrait le déclin du principe

de la souveraineté lui-même. Mais peut-être aussi, pronostiquait-il, assisterons-

nous à un redéploiement de ce principe, et à une distribution des fonctions étati-

ques, entre, par exemple, le Pays de Galles, le Royaume-Uni et l’Union européen-

ne. Enfin, à l’idée que les réseaux technologiques généreraient un monde pacifi-

que où les États perdraient leur rôle, idée qui a été cultivée par Richard A. Falk

par exemple (lequel, on l’a vu, idéalisant le Moyen Âge, [172] voit dans le « ré-

trécissement du monde » sous l’effet de la communication la possibilité de rétablir

la même communion des esprits et une direction universelle), Bull, comme plu-

sieurs spécialistes de la communication, oppose son scepticisme. Non seulement

ce rétrécissement crée de nouvelles sources de tension entre des sociétés fort dif-

férentes selon leurs dimensions, leurs systèmes idéologiques, leurs cultures et

leurs niveaux de développement, mais il est douteux que la croissance de la com-

munication permette l’apparition d’institutions autres que régionales ou nationa-

les. Au fond, quand Bull repère les phénomènes qui pourraient faire évoluer le

monde vers un nouveau Moyen Âge, en raison de l’apparition de mécanismes et

de comportements que l’on peut qualifier de féodaux et qui sont imputables, pour

l’essentiel, aux acteurs non étatiques, il croît cependant à la durée de la société des

États. Ceci parce que les États ont toujours fonctionné au milieu d’acteurs d’autre

nature qu’eux-mêmes, dans un vaste système d’interactions, et parce que dans le

système mondial actuel, l’hétérogénéité fondamentale des acteurs non étatiques

donne justement la primauté au système interétatique qui est le plus stable. Et qui

pour cette raison continue à réguler les réseaux. Dès lors, en dépit de la proliféra-

tion de ceux-ci, il n’y a pas de raison de ramener leurs relations avec les territoires

à une opposition irréductible. Certes, la généralisation du modèle réticulaire à de

nombreuses organisations humaines, dont le champ d’action déborde les espaces

nationaux ou submerge les appareils d’État, lance un défi au politique. Mais le

rapport réseau / territoire étant fait plus d’imbrication que d’exclusion, la coexis-

tence des deux catégories devrait être rendue plus facile par le rééquilibrage du

pouvoir de droit et du pouvoir de fait, suite à des reterritorialisations. Toutefois,

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dans l’immédiat, la dextérité des réseaux, en tant que dispositif privilégié du pou-

voir périphérique à tirer parti au maximum des nouveaux moyens technologiques,

de l’ouverture internationale et du rétrécissement de l’espace mondial, entraîne

leur mythification. D’autant plus que le courant de pensée dominant voit dans le

réseau l’agent décisif d’une coopération internationale, nouvelle manière, c’est-à-

dire plus assise sur les intérêts croisés d’acteurs particuliers que sur les relations

interétatiques. Mais à l’opposé, [173] on est en droit d’estimer que la nature émi-

nemment élitiste des réseaux, et le caractère concurrentiel, au plus haut degré, des

sociétés contemporaines concourent plutôt à creuser les inégalités et à renforcer

les mécanismes de domination.

Il y a sur ce point matière à un dernier débat qui renvoie au rapport entre le

temps et l’espace, d’une part, et à la dissociation des temps stratégiques, d’autre

part. En effet, si l’insertion des acteurs dans un environnement technologique et

informatif planétaire, et d’une partie d’entre eux dans des réseaux transnationaux,

constitue une cause de déterritorialisation, en contrepartie tout élément favorable

à la délocalisation offre généralement, dans le langage de Deleuze et Guattari, des

lignes de fuite, c’est-à-dire de nouvelles possibilités de réinsertion, de reterritoria-

lisation 427. En particulier, on conçoit que dans l’aménagement du contexte spa-

tio-temporel de l’acteur, le raccourcissement des durées, des déplacements, des

transmissions, permet d’échanger de l’espace contre du temps, autrement dit

d’étendre l’espace d’action et, par conséquent, de reterritorialiser du politique, du

social, de l’économique. Aux yeux de beaucoup d’observateurs, l’une des consé-

quences majeures de la modernité, dans sa phase ultime, est la dilution de l’espace

dans le temps, en raison de la diminution des distances géographiques. Mais, Gid-

dens leur oppose que si dans le contexte mondial contemporain les deux catégo-

ries du temps et de l’espace sont effectivement dissociées, elles finissent par se

recombiner plus tard au sein de délocalisations, sachant, précise-t-il, que « par dé-

localisation j’entends “l’extraction” des relations sociales des contextes locaux

d’interaction, puis leur restructuration dans des champs spatio-temporels indéfi-

nis » 428. Quant à Manuel Castells, il va plus loin en écrivant que « la tendance

aujourd’hui dominante à l’œuvre dans notre société est marquée par la revanche

historique de l’espace, qui structure la temporalité selon des logiques différentes,

voire contradictoires, selon des dynamiques spatiales. L’espace des flux, […] dis-

sout le temps en brisant l’ordre du déroulement des événements et en les rendant

simultanés, et installe ainsi la société dans l’éphémère éternel. L’espace multiplie

les lieux éparpillés, fragmentés et déconnectés, manifeste des temporalités diver-

427 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit.428 A. Giddens, Les Conséquences de la modernité, op. cit., p. 29-30.

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ses, de la domination la plus primitive des rythmes naturels à la tyrannie la plus

rigoureuse du temps de l’horloge » 429. À l’appui de cette dernière thèse, il y a

[174] enfin que face à la contrainte du temps stratégique moderne, face à sa spon-

tanéité impérative, l’acteur dispose de la possibilité d’organiser une stratégie à

plus grande échelle, à plus long rayon d’action, et d’intervenir sur des places où,

naguère, il eut été insusceptible de se montrer. Dans cet ordre d’idée, et étant

donné les inégales capacités de redéploiement des acteurs, la constitution de

grands espaces supranationaux est la dernière solution qui reste aux États pour

maîtriser les flux et mieux contrôler un certain nombre de réseaux qui, forts de

leurs stratégies élastiques, tirent un parti maximum du morcellement étatique et de

la sinueuse et laborieuse coopération interétatique.

Quant au temps lui-même, il a toujours été vécu par les hommes comme

contextuel 430. Le temps local a, dans l’histoire, surpassé le temps universel. Ce-

pendant, il subit maintenant de nouvelles dissociations sous l’effet de la technolo-

gie qui crée entre les activités humaines des écarts considérables quant à leurs ca-

dences, à leurs vitesses de mouvement. D’un côté, la durée s’efface. Elle cède la

place à l’instantanéité. Il en va ainsi du temps de l’économie virtuelle, du temps

boursier. Dans ce cas précis, le temps est, par excellence, la ressource qui permet

l’enrichissement, étant donné que celui-ci dépend de la vitesse des opérations, de

la vitesse de circulation de l’argent électronique. Le temps de réaction des acteurs

se confond avec celui de leur information. D’un autre côté, le temps conserve ses

rythmes ou s’adapte plus progressivement. Dans les campagnes du Tiers-Monde il

demeure assez immuable. Mais au niveau des réseaux de personnes, les mutations

du temps stratégique sont rapides ; par exemple, les alliances internationales entre

laboratoires pour accélérer la recherche, et par conséquent la découverte facteur

de gains. Le conditionnement technique et social de l’acteur entraîne qu’il est plus

ou moins apte à rendre simultanées les trois phases du temps stratégique : le

temps de la décision, le temps de la mise en œuvre de la stratégie elle-même, et le

temps du système mondial 431. En effet, l’acteur libre de toutes procédures insti-

tutionnelles ou juridiques, disposant des technologies de communication les plus

récentes, et organisé en réseau à l’échelle planétaire, est le plus à même à fusion-

ner son temps de décision et son temps d’action pour le calquer sur le temps du

système, ou même pour l’anticiper. Mais l’immense majorité des acteurs interna-

tionaux ne sont pas en [175] mesure d’éviter la dissociation des trois moments du

429 Manuel Castells, La Société en réseaux, Paris, Fayard, 1999, p. 521-522.430 Barbara Adam, Time and Social Theory, Cambridge, Polity Press, 1990.431 A. Bressand, C. Distler, op. cit., p. 231. Nous leur empruntons ici, les trois temps du

« temps stratégique ».

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temps stratégique ; c’est l’ampleur de la dissociation elle-même qui explique la

différenciation que l’on constate entre les temps stratégiques. En soi, elle est un

défi à la régulation.

2. Une société globale de bientôtneuf milliards d’individus ?Les défis de la démographie,de la culture, de l’écologie

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« Considérer comme unité de base la société humaine vue comme un groupe

indifférencié de six milliards d’individus n’est guère pertinent pour comprendre la

réalité internationale », concède la transnationaliste Marie-Claude Smouts, qui

admet du même coup que l’humanité n’est pas un acteur 432. Comment, en effet,

sauf à en faire une pure abstraction, prendre comme un même tout animé des

mêmes valeurs et des mêmes projets une multitude de bientôt neuf milliards

d’individus confrontés à de graves problèmes de coexistence et séparés par tant de

barrières sociales et culturelles ? L’approche en termes de société mondiale ou

globale, initiée par John Burton, et bien différente de la société internationale, cel-

le des États, se voit ainsi opposer, outre les contradictions de la mondialisation

économique déjà analysées, le défi de la démographie (dont le poids retombe, via

la mondialisation, sur les nations) et celui des cultures. La décrue amorcée de la

croissance de la population mondiale ne va empêcher ni la formation de lourds

déséquilibres régionaux, ni le déferlement migratoire, ni la pression à la baisse des

salaires, ni la pénurie énergétique et alimentaire. Quant aux divergences culturel-

les, les transnationalistes croient en leur réductibilité, en dépit de la multiplication

des diasporas. Ils misent sur l’émergence de la société civile globale (SCG) et sur

une homogénéisation, plus ou moins forcée, de ce qu’ils désignent comme la

« culture globale », et qui n’est rien d’autre que le dernier avatar du cosmopoli-

tisme. Ces théories pourraient subir rapidement l’épreuve du réel si, comme on le

pressent, outre la crise financière et économique, d’autres d’origines variées écla-

taient.

432 Marie-Claude Smouts, Les Organisations internationales, Paris, Armand Colin, 1995.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 169

[176]

A. L’émergence et la question de la pertinencedu concept de société civile

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L’expression société civile a une histoire qui remonte à l’Antiquité, et que

rappellent Helmut Anheier, Marlies Glasius et Mary Kaldor 433. Mais elle a été

remise à l’ordre du jour de la science politique par Antonio Gramsci, avant d’être

associée au terme global par tous ceux qui croient en l’émergence d’une société

mondiale susceptible de réformer la mondialisation. La société civile contempo-

raine a son équivalent en latin (societas civilis) et en grec (politike koinona). Ce

que les deux peuples antiques concernés entendaient par là était une société poli-

tique composée de citoyens actifs faisant vivre les institutions. C’était une société

gouvernée par la loi, dans laquelle cette loi était l’expression de la vertu publique

et de ce qu’Aristote appelait la « bonne vie » 434. Ce qui impliquait aussi que le

bien public, la res publica des Romains, passait avant les intérêts privés. Tandis

que les non-citoyens et les barbares en étaient exclus.

L’expression traversa ensuite toute l’histoire de l’Europe et prit de

l’importance quand les philosophes commencèrent à réfléchir sur la formation de

l’État-nation aux XVIIe et XVIIIe siècles. La société civile est opposée de façon

très nette à l’état de nature. Elle est assimilée à la notion chrétienne d’égalité hu-

maine, et à celle de contrat social qui veut que gouvernants et gouvernés soient

tous soumis à la même loi. Au XVIIIe siècle, les philosophes écossais des Lumiè-

res vont, les premiers, insister sur l’importance du capitalisme en tant que base du

nouvel individualisme et d’une société civile reposant sur la loi. En particulier,

Adam Ferguson dans son livre publié en 1767, An essay on the history of civil so-

ciety, s’évertua à ressusciter l’idéal de la vertu civile romaine dans une société où

le capitalisme se substituait au féodalisme. La société civile s’opposait ainsi au

despotisme. Ferguson fut largement traduit et son œuvre rencontra un grand écho

en Allemagne où Kant et Hegel furent parmi ses plus célèbres lecteurs. Hegel jus-

tement devait faire un grand usage de la société civile, non plus dans le sens qu’on

lui donnait jusque-là, mais comme un concept séparé de l’État bien qu’en interac-

433 H. Anheier, M. Glasius and M. Kaldor, « Introducing Global Civil Society », Global CivilSociety 2001, (Helmut Anheier, Marlies Glasius, and Mary Kaldor, éditeurs), Oxford, Ox-ford University Press, 2001, p. 3-22.

434 Ibid., p. 12.

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tion avec lui. Selon le philosophe allemand, la société civile était [177] composée

d’individus socialement liés et interactifs, mais à l’écart de toute activité gouver-

nementale ou purement publique. Des individus avant tout concernés par la satis-

faction de leurs intérêts propres, mais néanmoins conscients de leur interdépen-

dance et régulés par la médiation de l’État. Ceci explique, au passage, l’opinion

très négative de Marx sur la société civile, parce que contraire à sa théorie sur le

prolétariat en tant qu’avant-garde de la révolution. Au siècle suivant, Alexis de

Tocqueville vit dans l’expansion de la société civile, qu’il ne nomme pas ainsi

mais qu’il désigne comme la « vie associative », la principale garantie de la dé-

mocratie en Amérique contre un éventuel débordement de l’État fédéral. Les au-

tres garde-fous étant le gouvernement local, la séparation de l’Église et de l’État,

la liberté de presse, le scrutin indirect, et l’indépendance de la justice. Mais ce qui

impressionna le plus Tocqueville aux États-Unis, c’est la multitude d’associations

qui faisaient la vie publique de tous les jours et qui contrebalancent les pouvoirs

grandissants de l’État. Elles étaient le meilleur rempart de l’égalité et de la liberté

individuelle. Enfin, au XXe siècle, dans son interprétation moderne de la société

civile Antonio Gramsci, secrétaire général du parti communiste italien avant

1926, se retourna vers Hegel pour rénover la praxis marxiste. Selon lui, une révo-

lution comme en Russie étant impossible en Europe occidentale, c’est par le biais

de la conquête de la société civile que passait celle du pouvoir. En effet, partant

de ce que celle-ci contenait notamment les institutions culturelles (avec en parti-

culier en Italie, l’Église), il considéra que c’est à travers cette « superstructure

culturelle » que la bourgeoisie imposait son hégémonie, et maintenait la classe

ouvrière dans l’exploitation. Il convenait donc que les révolutionnaires

l’investissent ou la subvertissent. Parce qu’elle formait une sorte de coin entre

l’État et la classe dirigeante, la société civile offrait ainsi la possibilité de renver-

ser cette dernière. C’est donc chez Gramsci, expliquent Anheier, Glasius et Kal-

dor, que l’on trouve l’origine de l’idée actuelle d’après laquelle la société civile

s’inscrit entre l’État et le marché, quand elle ne s’oppose pas à eux 435. Depuis,

cette idée que la société civile est le non-État et le non-marché est devenue pré-

dominante après avoir connu un véritable renouveau, [178] dans les années

soixante et soixante-dix, sur les continents où la contestation politique ne pouvait

s’exprimer autrement qu’à travers des mouvements sociaux et des associations ci-

viles, ou par l’intermédiaire de dissidents célèbres mais isolés, comme en Améri-

que Latine ou en Europe de l’Est 436.

435 Ibid., p. 13.436 Ibid., p. 14.

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Une société civile maintenant globale ?

Jusqu’à récemment, la société civile a été pensée comme un concept avant

tout national. Mais depuis que des associations à but non lucratif et des mouve-

ments sociaux, désignés sous le nom générique d’ONG, transgressent en grand

nombre les frontières, depuis que l’on peut imaginer qu’existe à côté du monde

des États un « monde multicentré », des auteurs audacieux n’hésitent pas à assimi-

ler ce dernier à une SCG. C’est le cas de Scholte, pour qui elle existe dès que « les

groupes civiques s’occupent de questions transfrontalières, utilisent des modes de

communication transnationaux, disposent d’une organisation mondiale, et/ou par-

tagent comme prémices une solidarité transfrontalière » 437. Les plus prudents

s’en tiennent à une définition purement descriptive : « la société civile globale est

la sphère des idées, valeurs, institutions, organisations, réseaux de communication

et individus partagés entre la famille, l’État et le marché qui opèrent au-delà des

limites des sociétés, des politiques et des économies nationales » 438. D’autres

vont nettement plus loin, tels de Oliveira et Tandon pour qui « la solidarité et la

compassion pour le destin et le bien-être des autres, incluant les inconnus et les

plus éloignés, le sens de la responsabilité personnelle et la conviction de ce que sa

propre action doit servir la juste cause ; la propension à l’altruisme et au partage ;

le refus de l’inégalité, de la violence et de l’oppression » sont les critères et les

motivations d’une authentique SCG 439. Pour l’un de ses premiers hérauts, Ri-

chard Falk, dont on pourrait dire que sa position est à mi-chemin des deux précé-

dentes, la SCG, quand bien même elle présente une hétérogénéité et une fragmen-

tation extrêmes, se comprend comme une « globalisation par le bas » d’un grand

nombre d’activités humaines qui s’accompagne d’un projet normatif, celui de cor-

riger les excès de la mondialisation, celui de faire partager les valeurs susceptibles

de fonder un ordre mondial [179] consensuel : minimisation de la violence,

maximisation du bien-être économique, justice sociale et politique, garantie de la

qualité de l’environnement 440.

437 Jan Aart Scholte, « Qu’est-ce que la société civile mondiale ? », Courrier de la planète,n° 63, 2005, http://www.courrierdelaplanète.org/63/article1.html

438 Ibid., p. 17.439 M. D. de Oliveira, R. Tandon, « An Emerging Global Civil Society », Citizen : Strengthe-

ning Global Civil Society, Washington D. C., Civicus Ed., 1994, p. 2-3.440 Richard Falk, Predatory Globalisation : A Critique, Cambridge, Polity Press, 1999, p. 170.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 172

Dans tous les cas, surtout les deux derniers, nous voilà loin de l’approche

pragmatique de l’école anglaise, présentée plus haut, qui est disposée à concevoir

la société mondiale comme la réunion de la société des États et de celle de tous les

autres acteurs. Ici, la connotation idéologique, celle du solidarisme obligé que no-

te Barry Buzan, est remarquable. Mais si à l’appui de ce dernier il y a les actions

de solidarité menées dans le cadre de la défense des droits de l’homme, puis celles

en faveur de la défense de l’environnement ou encore certains types de MSG qui

se sont manifestés ces dernières années, la prolifération des acteurs qui entendent

agir à l’échelle planétaire ne forme pas systématiquement une société au sens

plein du terme. À savoir une communauté d’individus partageant les mêmes va-

leurs, réunie sur un espace commun et régulée par une même autorité. Quelles va-

leurs, en effet, sont susceptibles de réunir les acteurs de la SCG ? Si ce n’est pas

l’argent, comme on pourrait le penser conformément à la réflexion de Simmel sur

la société moderne, il faut en exclure tous les acteurs relevant de l’ordre économi-

que. C’est bien ce que laisse entendre l’interprétation néogramscienne. Mais alors,

la dite société voit ses effectifs fondre comme neige au soleil. Elle se réduit à des

coalitions d’acteurs, plus ou moins durables, plus ou moins efficaces, réunies sur

des thèmes imprécis et fluctuants (environnement, droit des femmes…). Le di-

lemme a été posé par Buzan 441. Soit on s’en tient à des valeurs morales rigoureu-

ses, telles celles avancées par de Oliveira et Tandon, ou même Falk, avec un ob-

jectif non seulement de coexistence mais de résolution en commun de problèmes

qui se posent à tous, et on aura affaire à une « société dense », idéologiquement

homogène, mais quantitativement et spatialement limitée. Soit on admet que les

valeurs communes sont peu nombreuses et peu contraignantes, sachant que la co-

habitation des acteurs est le premier but, et dans ce cas on peut envisager une so-

ciété large sinon globale, mais hétérogène et faiblement interactive et mobilisable.

L’alternative est entre la secte et la nébuleuse. La première option parce qu’elle

est trop normative n’est pas en mesure de fonder un concept véritablement opéra-

tionnel. [180] La seconde si elle ne soulève guère d’objection de principe (la so-

ciété n’étant autre chose qu’une mise en relations) présente le défaut de

l’imprécision, et pose le problème de son fonctionnement et de sa régulation. Grâ-

ce à Internet 442 ou aux « sommets parallèles » 443 organisés par la SCG ? En ce

qui concerne le premier, on a vu qu’il ne fallait surtout pas surestimer sa force

mobilisatrice, et qu’en fait d’opinion publique mondiale il donnait lieu à un ba-

vardage planétaire sous surveillance. Quant aux seconds, ils ont le plus souvent

441 Barry Buzan, From International to World Society 0?, op. cit., p. 59 et p. 143-160.442 John Naughton, « Contested Space : The Internet and Global Civil Society », Global Civil

Society 2001, op. cit., p. 154-162.443 Mario Pianta, « Parallel Summits of Global Civil Society », op. cit., p. 169-194.

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tourné à la foire d’empoigne entre révolutionnaires, réformateurs, et partisans cri-

tiques de la mondialisation, sans jamais proposer de nouveaux modèles pertinents

d’organisation du monde. Le discours sur la SCG reste un pur discours, avant tout

antiétatiste et antimarché 444. Outre cette difficulté à définir la société civile glo-

bale, reste le problème, non résolu dans toutes les études que l’on peut lire, de la

mesure du phénomène, de l’appréciation exacte de son amplitude. Qu’est ce qui

est, au juste, international, régional ou global ? Quelles quantités de flux, quel

nombre d’individus sont, à chaque transaction, émission, action, concernés ? On

sait que l’ignorance est souvent mère de l’exagération. La très grande indétermi-

nation de la SCG explique pourquoi les transnationalistes se limitent à envisager

prioritairement les flux et les réseaux. Enfin, si les sociétés nationales se fondent

dans la globalisation, quelle assurance a-t-on que le self help individuel ne rem-

placera pas le self help étatique ?

De la SCG à la démocratie mondiale

Malgré ces réserves ou ces critiques, Jan Scholte pense au contraire que la so-

ciété civile mondiale est d’ores et déjà impliquée dans la mise en œuvre de la

gouvernance mondiale en intervenant à différents niveaux de régulation superpo-

sés, du local au mondial en passant par le régional et le national, et qu’elle a mo-

difié les schémas de solidarité en accroissant « la diversité des identités qui struc-

turent l’action politique à la fois entre les États et en leur sein », et à partir de là la

conception de la citoyenneté dont le « cadre unidimensionnel [celui de la nationa-

lité juridique] paraît limité dans un monde d’identités et de loyautés multi-

ples » 445. Ce faisant, elle a, conclut-il, ouvert de [181] nouveaux espaces de dé-

mocratie, même s’il est conscient qu’elle « n’est pas vertueuse par nature » et

qu’elle est pleine des dérives qui ont été signalées. Cet optimisme est partagé par

tous ceux qui ont tendance à croire que l’expansion de la SCG est assurément la

plate-forme sur laquelle ils voient la démocratie mondiale se mettre en place. Leur

conviction procède de « la conscience commune d’une société humaine à

l’échelle du monde » que Martin Shaw ressent au point qu’il considère, d’une

part, que le « global » est aujourd’hui le référent de toute réflexion sur le social,

sur les relations interétatiques comme interindividuelles, et d’autre part, que « la

démocratie et les droits de l’homme sont devenus des valeurs universelles aux-

444 Maxime Haubert, « L’idéologie de la société civile », in Les Sociétés civiles face aux mar-chés, (Maxime Haubert et alii), Paris, Karthala, 2000.

445 J. A. Scholte, op. cit.

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quelles les individus ou les groupes peuvent faire appel, si nécessaire par-dessus

ou contre les institutions nationales étatiques » 446. Ce qui mérite, pour le moins,

d’être relativisé. Tandis que, premièrement, l’on peut douter de ce que tout pro-

blème politico-social n’a d’autre solution que globale et qu’il n’existe pas une al-

ternative au moins au niveau régional, il est difficile d’imaginer, deuxièmement,

le fonctionnement d’une démocratie qui se trouverait déterritorialisée ou d’une

démocratie sans représentation territoriale. Sauf à s’en remettre, mais sans aucune

garantie, aux hommes des réseaux, parce que l’on est alors porté à penser que

moins il y aura d’État et plus il y aura de démocratie. Ce qui n’est pas tout à fait

l’opinion d’un autre convaincu de l’irrésistible « révolution démocratique globa-

le », David Held, qui conçoit son modèle de « démocratie cosmopolite » assis sur

deux piliers, l’un interétatique, l’autre intersociétal 447. À savoir, l’association

d’un système de géogouvernance fondé sur une organisation des Nations unies ré-

formée en profondeur et d’une géodémocratie supposée réguler le marché mon-

dial par l’intermédiaire des réseaux. Encore faudrait-il que le principe d’auto-

nomie de l’individu qui étaye l’idée de la démocratie mondiale s’accompagne de

celui de la responsabilité. Car sans ouvrir une discussion sur la démocratie qui n’a

pas sa place ici, il faut reconnaître que celle-ci n’efface pas les rapports de puis-

sance (elle a seulement mis au ban de la vie politique la violence et la contrainte

physiques), et que de plus en plus, en particulier dans sa forme dite participative

telle qu’elle se développe [182] en Europe, elle tourne à la confrontation de re-

vendications individuelles et corporatives qui ignorent le bien commun. Or, au ni-

veau global, le couplage de l’interdépendance des acteurs et de leur indifférence

les uns aux autres, comme Simmel en diagnostiquait l’occurrence, ne peut

qu’ouvrir sur un « nouveau Moyen Âge ». Un risque contre lequel Held met en

garde 448. En attendant, comme l’avoue Helmut Anheier, en conclusion de

l’ouvrage qu’il a codirigé, la SCG (et avec elle la démocratie mondiale qu’elle est

supposée engendrer) demeure un concept normatif, une attente néorousseauiste ou

néokantienne 449. Elle pourrait le rester longtemps, en raison des hypothèques que

la démographie, les cultures, et l’environnement font peser sur l’unité postulée de

l’humanité.

446 Martin Shaw, Theory of the Global State. Globality as an Unfinished Revolution, Cambrid-ge, Cambridge University Press, 2000, p. 11, p. 178-179, et p. 167.

447 David Held, Democracy and the Global Order. From the Modern State to CosmopolitanGovernance, Cambridge, Polity Press, 1997, p. 267-286.

448 Ibid., p. 140.449 H. Anheier, op. cit., p. 224.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 175

B. L’impact de la démographie :migrations et vieillissement

Retour au sommaire

La question, somme tout très académique, de savoir si c’est une société mon-

diale, au sens que Buzan lui donne, ou une SCG qui est en train d’émerger, risque

fort d’être rangée bientôt dans le rayon des objets politiques non identifiés à cause

des réalités démographiques qui s’affirment. En effet, la question des populations

pourrait bien être la pierre d’achoppement du processus susceptible de faire adve-

nir l’une d’entre elles. À ce sujet, l’état des lieux dressé par les services économi-

ques d’une grande banque française est des plus préoccupants, et cela sous plu-

sieurs angles 450. Le « choc démographique » qu’il annonce – qui n’est pas pour

nous surprendre 451, surtout s’il interfère avec d’autres crises – va rendre la planè-

te méconnaissable d’ici trente à quarante ans. Certes, le spectre de la surpopula-

tion mondiale crée par l’explosion démographique du XXe siècle s’éloigne en rai-

son du ralentissement assez inattendu de la croissance démographique mondiale

(après avoir augmenté de 150 % depuis 1950, la population croîtrait de 50 %

« seulement » d’ici à 2050). Mais la bombe à retardement, que le Club de Rome et

différents démographes avaient détectée, n’est pas tout à fait désamorcée. En rai-

son (cf. les dernières estimations de la Banque mondiale de 2007) des conséquen-

ces de l’inertie du mouvement des populations (le temps que les générations pas-

sent [183] et disparaissent) qui entraîne que l’Asie va contribuer à 51 % à

l’accroissement de la population mondiale d’ici à 2050, et en raison de

l’explosion démographique qui se poursuit dans les pays les moins développés, en

Afrique notamment (ce continent contribuant pour 38 % à l’accroissement mon-

dial à venir). Or, sans entrer pour l’instant dans les considérations géopolitiques,

en fonction des tendances actuelles cela promet, à l’horizon 2030, 5 milliards de

citadins, autant d’automobilistes et de passagers aériens, et à l’horizon 2050, une

augmentation des émissions de CO2 de 40 %, et de la demande d’énergie de

75 % 452. Ce n’est que dans la deuxième moitié du siècle que le ralentissement

démographique sera sensible, et avec lui l’effet généralisé, mais aussi très inégal,

du vieillissement. En attendant, alors que la population des pays développés reste-

450 Véronique Riches-Flores, Fréderic Prétet, Démographie mondiale : les 1001 facettes d’unchoc annoncé, Paris, Société générale, mai 2007.

451 Gérard Dussouy, Quelle géopolitique au XXIe siècle ?, op. cit.452 V. Riches-Flores, F. Prétet, op. cit., p. 37.

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ra inchangée, celle des pays les plus pauvres devrait plus que doubler d’ici à 2050,

pour totaliser 1,7 milliard d’habitants. La question du nombre, que Raymond

Aron plaçait en tête de sa réflexion sur les relations internationales, va donc, sous

différents aspects, redevenir cruciale au cours des trente ou quarante années futu-

res. Avec elle, les autres régularités (on évitera de parler de « lois » car il n’en

existe pas davantage en démographie politique que dans les autres sciences socia-

les) que l’histoire des populations fait ressortir (quant à leur organisation, à leurs

différentiels de croissance, à leur hétérogénéité et à leur cohabitation, à leurs in-

terpénétrations culturelles, à leurs conflits), sont susceptibles de faire imploser

tout ce qui aujourd’hui ressemble aux prémices de la société mondiale. La ques-

tion de la démographie se pose bien comme la grande question du XXIe siècle, en

particulier pour une Europe que l’Afrique pourrait entraîner dans un gouffre à la

suite d’une émigration effrénée.

Des différentiels démographiques qui vont peser lourd

La population mondiale qui s’élevait à près d’1 milliard en 1900, est passée à

2,5 milliards en 1930, à 5 milliards en 1990 et à 6,5 milliards en 2005. Soit, pour

la dernière décennie du XXe siècle, près de 100 millions de naissances par an.

Pour l’avenir les estimations reposent sur une baisse du taux de fertilité à deux en-

fants par femme d’ici 2050, soit 9,1 milliards pour la population [184] totale. Tou-

tefois, si le taux de fertilité moyen se maintenait au taux actuel de 2,6 enfants par

femme, la population mondiale atteindrait 10,5 milliards d’ici à 2050. Par contre,

selon une hypothèse basse, un taux de 1,5 enfant par femme nous amènerait à une

population de 7,7 milliards. En fait, les estimations doivent être constamment re-

vues et corrigées au vu des nouvelles données car, sur de longues périodes, il est

évident que les facteurs de base retenus pour ces calculs peuvent connaître

d’imprévisibles inflexions. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé au cours du dernier

quart du XXe siècle, avec un ralentissement imprévu du taux d’accroissement an-

nuel de la population mondiale lequel a baissé de 2 % dans les années soixante, à

1,7 % au cours des années quatre-vingt, puis à 1,57 % dans la décennie suivante,

jusqu’à 1,4 % peu avant 2000. Ce qui veut dire que la transition démographique a

été plus courte que prévue dans les pays du Sud, sauf en Afrique, où la fécondité

reste élevée (5 enfants par femme en moyenne) et où la croissance devrait se

poursuivre, et au Moyen-Orient, dont la population qui compte 326 millions

d’habitants aujourd’hui, devrait doubler sur vingt ans. Dans le freinage de la

croissance mondiale, il est clair que la baisse sans précédent de la fécondité chi-

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noise (5,8 enfants par femme en 1970, contre 1,3 selon le dernier chiffre officiel

de Pékin, et 1,8 selon l’ONU) a été déterminante. Au point que la Chine qui at-

teindra son maximum de population en 2019, avec 1,5 milliard d’habitants, de-

vrait connaître ensuite une chute vertigineuse, perdant après 2050 de 20 à 30 % de

ses habitants sur chaque génération. Bien entendu, il a fallu aussi que d’autres

pays en développement connaissent une baisse significative de leur taux

d’accroissement démographique, telle que la Tunisie qui est tombée sous le seuil

de renouvellement, soit 2,1 enfants par femme. De même, en va-t-il ainsi, du Li-

ban ou de l’Iran et de nombreux pays asiatiques (Corée du Sud, Taiwan, la Thaï-

lande), ou encore du Mexique dont la population va vieillir plus vite que celle des

États-Unis. Ce changement s’explique, principalement, par le fait que la plupart

des pays concernés ont adopté des politiques de contrôle des naissances, pendant

longtemps refusées par les pays du Tiers-Monde. Il résulte d’une prise de cons-

cience à laquelle les conférences internationales des Nations unies consacrées à la

population, à Bucarest en 1974, à Mexico en 1984, au Caire en 1994, ne sont sans

doute pas étrangères.

[185]

Compte tenu de son ampleur, l’explosion démographique, en bouleversant la

carte des populations (en nombre et par âge), va modifier les grands équilibres po-

litiques, stratégiques, économiques et culturels du monde 453 : « explosion sino-

indienne », « résistance américaine », « effacement européen » et « enlisement

africain » en seront les quatre composantes les plus remarquables 454. En particu-

lier, les Européens doivent comprendre que leur vitalité déclinante et leur vieillis-

sement ne resteront pas sans conséquences négatives. Alors qu’ils représentaient

15 % de la population mondiale en 1800, ils n’en représenteront plus que 6,5 % à

l’horizon 2020-2025. À la lumière de l’histoire récente, et bien que l’on ne puisse

réduire l’influence au nombre, on ne peut que constater le parallèle entre le déclin

démographique de l’Europe avec celui de son rôle dans le monde. D’ores et déjà,

les différentiels démographiques de la seconde moitié du XXe siècle ont induit des

changements très lourds. En 2050, sur 9 milliards d’humains, près de 5,2 vivront

en Asie, 1,8 en Afrique, 809 millions en Amérique latine, 623 millions en Europe,

392 millions en Amérique du Nord et 46 millions en Océanie. Une conséquence

de ce changement de la carte démographique mondiale va être d’ordre diplomati-

que. En effet, à l’heure qu’il est, les directions des institutions internationales sont

monopolisées par les Occidentaux et les Japonais dans les instances économiques.

453 Cf. « L’espace démo-politique mondial », G. Dussouy, ibid. op. cit., p. 129-161.454 V. Riches-Florès, F. Prêtet, op. cit., p. 24-27.

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Ainsi, les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies com-

prennent quatre Occidentaux pour un Asiatique, en l’occurrence la Chine. Ce dé-

séquilibre est encore plus net dans des institutions financières comme le FMI ou la

Banque mondiale entièrement contrôlées par les Occidentaux. Or, il est difficile

d’imaginer que des pays qui pèsent de plus en plus en termes démographiques et

de PIB pourront longtemps encore accepter d’être sous-représentés dans les orga-

nisations internationales où les décisions qui sont prises les concernent directe-

ment.

Les chutes de fécondité enregistrées ces dernières années, un peu partout,

n’empêcheront pas la divergence des trajectoires démographiques de plusieurs ré-

gions du globe. Ainsi, la population africaine aura doublé en vingt-cinq ans, pas-

sant de 400 millions en 1976 à plus de 800 millions en 2000. Elle franchira le cap

du milliard de personnes entre 2010 et 2020. En Europe, au [186] contraire, la dé-

flation démographique bat son plein. Le plus bas niveau de fécondité y a été déte-

nu longtemps par l’Allemagne (1,39 en 1977) avant qu’elle soit supplantée par

l’Italie (1,33 en 1988), et maintenant par l’Espagne (1,07 en 1999). La France et

l’Irlande sont les moins mal loties (1,8). Le Japon aussi est en mauvaise posture

(1,3 enfants par femme), et il devrait basculer bientôt dans une décroissance dé-

mographique, en perdant un quart de ses 127 millions d’habitants dans les quaran-

te ans qui viennent. Cette tendance conduit un de ses économistes à prédire qu’en

2009 l’économie japonaise entrera en régression et qu’en 2030, le revenu national

japonais aura diminué de 15 %. En 2050, le Japon pourrait se voir relégué en Asie

« au rang de troisième puissance régionale avec tout juste 5 % du PIB mondial,

contre 9 % pour l’Inde et 18 % pour la Chine » 455. Une seconde conséquence se-

ra, en effet, la redistribution des sources de croissance mondiale, car « à producti-

vité par tête d’actif inchangée et sans augmentation du taux de participation, la ré-

partition du PIB mondial se verrait sensiblement modifiée par les tendances dé-

mographiques respectives des divers continents » 456. Soit selon nos deux écono-

mistes, plus 8 points pour l’Asie, plus 4 points pour les États-Unis, plus 1 point

pour l’Afrique et moins 12 points pour l’Europe ! Surtout que la montée des jeu-

nes reste l’affaire des pays du Sud où les moins de quinze ans représentent pres-

que la moitié de la population totale, contre un quart ou un peu plus dans les États

industrialisés. Sachant cependant, que « la population des jeunes de 0 à 14 ans ne

progresserait quasiment plus à l’échelle mondiale d’ici à 2050 […] et stagnerait

aux environs de 1,6 milliard dans les pays les moins développés, la croissance des

455 Ibid., p. 24.456 Ibid., p. 22.

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jeunes africains compensant tout juste le déclin de la population des jeunes latino-

américains et asiatiques » 457.

Le déséquilibre induit par le différentiel des âges alimente autant et sinon plus

d’incertitudes que celui du nombre. Il pose la question de la répartition et de

l’occupation de la force de travail dont on a remarqué l’enflure considérable des

effectifs dans toutes les nations du Tiers-Monde. Certaines régions du globe sont

symptomatiques de tels déséquilibres, telle la zone méditerranéenne, comme nous

le rappelle Jean-Paul Chagnollaud 458. L’écart qui sépare les pays européens des

pays de la rive sud de [187] la Méditerranée, tant du point de vue de la démogra-

phie que de celui du social, apparaît à travers quelques chiffres. Ainsi, entre 1990

et 2010, les trois pays du Maghreb (Algérie, Maroc et Tunisie) devraient passer

d’une population totale de 39 millions d’habitants à environ 90 millions, soit une

augmentation de près de 50 % alors que, pour la même période, celle des trois

pays riverains du nord (France, Italie et Espagne) n’aura connu qu’une augmenta-

tion de cinq millions d’habitants passant de 152,5 à environ 157 millions, soit

moins de 4 % d’augmentation. Cela s’accompagne, par ailleurs, de grandes diffé-

rences dans la structure d’âge des populations : au Maghreb, la classe des moins

de 15 ans représente près de 40 % de la population en 1990 (37,8 % en Tunisie ;

43,6 % en Algérie ; 40,8 % au Maroc) alors que dans les pays européens cités,

cette classe d’âge représente 20 % ou moins (France 20 % ; Espagne 19,8 % ; Ita-

lie 16,4 %). En bref, une population jeune d’un côté de la Méditerranée et beau-

coup plus âgée de l’autre. Or, on s’attend à un élargissement du fossé économique

qui sépare aujourd’hui les deux rives. La Banque mondiale a établi une projection

de croissance du PIB par habitant d’ici 2010 pour les pays du Makrech, du Mag-

hreb et de l’Union européenne sur la base d’une hypothèse de croissance du PIB

de 3 à 5 % par an. Cela donne un accroissement du revenu total par tête, entre

1990 et 2010, de 100 dollars pour le Makrech (passant de 840 à 940), de

340 dollars pour le Maghreb (de 1 410 à 1 750) et de 8 800 dollars pour l’Union

européenne (de 16 000 à 24 800 dollars). Les effets d’une telle situation vont se

faire sentir de multiples façons, tant dans les sociétés concernées que dans celles

qui en sont proches, c’est-à-dire les sociétés européennes, constate Chagnolleau.

En regardant au-delà de l’Afrique du nord, on assiste à un basculement entre le

Nord et le Sud de la Méditerranée, sachant que dans l’histoire, le premier a tou-

jours été plus que peuplé que le second (en 1830 l’Algérie comptait 3 millions

d’habitants contre 33,5 pour la France). Les flux migratoires tels qu’ils existent

457 Ibid., p. 11.458 Jean-Paul Chagnollaud, Relations internationales contemporaines. Un monde en perte de

repères, 2ème édition revue et augmentée, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 116-118.

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risquent de connaître une accélération mécanique. La Russie, quant à elle, accu-

mule les indices négatifs (dénatalité, surmortalité : en 2003, deux fois plus de dé-

cès que de naissances ; vieillissement ; dépopulation : selon les hypothèses

102 millions à 131 millions d’habitants en 2040, voir [188] 100 millions en 2050,

au lieu de moins de 143 millions en 2006), ce qui va créer, selon Jean-Claude

Chesnais, un vide et par conséquent un grave déséquilibre au cœur de

l’Eurasie 459. La relation des Russes à leur espace (tellement importante, cf. notre

tome I) va s’en trouver selon lui modifiée. Parce que surdimensionnée par rapport

à leur potentiel humain et financier (mise en valeur des ressources et équipement

en infrastructures) la vastitude de leur territoire devient, plus que jamais, un han-

dicap. En même temps, le dépeuplement de la Sibérie et sa maîtrise insuffisante

vont attiser les convoitises, de la Chine d’abord. La crise démographique hypo-

thèque lourdement le renouveau de la puissance russe, et pourrait en transformer

la géographie.

Migrations, diasporas et hétérogénéisation

Les migrations internationales ne sont pas une nouveauté, mais l’importance

des flux comptabilisés ces dernières décennies dépassent nettement ceux qui se

sont déversés de l’Europe vers les États-Unis ou d’autres régions de la terre au

XIXe siècle. Elles ont changé les structures de l’ordre mondial, et elles le feront

encore. En effet, le nombre des migrants internationaux est passé de 75,9 millions

en 1960 à 100 millions en 1980 et à 174,9 millions en 2000 460. Elles vont de pair

avec la globalisation parce qu’elles apparaissent comme la face inverse de la

mondialisation économique, en ce sens qu’elles ont permis un relatif ajustement

des facteurs de production à l’heure de l’extension du marché. Ceci parce qu’en

détruisant les structures traditionnelles de la vie quotidienne et en prolétarisant

une part majeure de la population de nombreuses régions, l’investissement étran-

ger a provoqué la mobilité des individus, bien souvent dans la direction des États

d’où le capital venait 461. C’est ainsi que le nombre des immigrants dans les pays

développés a plus que doublé pendant les deux dernières décennies du XXe siècle

459 Jean-Claude Chesnais, La Population du monde : géants démographiques et défis interna-tionaux, Paris, PUF, 2003.

460 UNHCR, The State of the World’s Refugee, chap.1, « Current dynamics of displacement »,Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 12.

461 Hélène Pellerin, « New Global Migration Dynamics », Globalization, Democratization andMultilateralism, sous la direction de Stephen Gill, New York, Macmillan/United NationsUniversity Press, 1999, p. 108.

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passant de 48 millions en 1980 à 110 millions en 2000, tant et si bien que cette

année-là, 63 % des migrants mondiaux s’y trouvaient réunis 462. Depuis que la

croissance a ralenti dans les pays riches de la triade ce mouvement est moins ap-

précié, mais après un fléchissement entre 1992 et 1997, il a néanmoins repris de la

[189] vigueur 463. Surtout, une volonté de sélection des migrants s’y remarque,

tandis que la notion de « risque migratoire » fait son apparition et suscite des me-

sures de préservation. La recherche d’un travail ou de meilleures conditions de vie

est une motivation prioritaire qui pousse des millions de gens à vouloir

s’expatrier. Environ 4 millions de nouveaux immigrés sont entrés dans les pays de

l’OCDE à titre permanent en 2005, soit une augmentation de 10 % par rapport à

2004. La pression démographique du Sud sur le Nord n’est donc pas prête de dis-

paraître. Au moins tant que les voyages à longue distance demeureront bon mar-

ché et accessibles à tous. À la motivation économique s’ajoute celle non volontai-

re des réfugiés chassés de chez eux par la guerre ou par la répression politique.

Alors qu’en 1950, lors de sa création, le Haut-commissariat des Nations unies

pour les réfugiés en dénombrait environ 1,3 million, ils étaient 8,2 millions en

1980, et ils sont plus de 21 millions à la fin de 2007 464.

Les migrations internationales sont un facteur de changement pour les pays de

départ et pour les pays d’accueil. Pour les premiers, elles sont source de revenus.

En 2006, la Banque mondiale estimait à 207 milliards de dollars le total des som-

mes envoyées par les migrants vers leurs foyers d’origine 465. Par là même, elles

réduisent le niveau de pauvreté et elles favorisent le changement social et culturel

quand, après avoir acquis une formation technique ou supérieure, les personnes

déplacées s’en retournent chez elles. Elles importent dans leurs pays d’origine des

idées nouvelles, elles y créent des entreprises et peuvent y catalyser des transfor-

mations économiques ou politiques. Toutefois, la décision du retour est difficile à

prendre quand revenir signifie travailler pour un salaire inférieur. Pour les pays

d’accueil, les migrations ont eu surtout pour but de combler les déficits de main-

d’œuvre non qualifiée dans les secteurs où l’emploi était délaissé par les autoch-

tones. Les choses évoluent dans la mesure où les migrants remontent les filières

vers les emplois qualifiés (techniciens, ingénieurs, infirmières, médecins, etc.).

Par exemple, « en moyenne, pour l’année 2000, 11 % des infirmières et 18 % des

médecins employés dans la zone OCDE étaient nés à l’étranger. C’est à peu près le

462 UNHCR, op. cit., p. 12.463 OCDE, Tendances des migrations internationales-édition 2002, Paris, 2003, p. 17.464 UNHCR, Publications et statistiques, http://www.unhcr.ch/pages/publication.html465 Banque mondiale, « Migrations et rapatriement de fonds »,

web.worldbank.org/wbsite/external

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 182

même pourcentage que celui des immigrés hautement qualifiés dans l’ensemble

[190] de la force de travail » 466. Il n’empêche que les migrations de travail sont

devenues minoritaires (moins de 30 % des entrées pour la zone OCDE) par rapport

aux regroupements familiaux, aux demandeurs d’asile et aux entrées clandestines.

Au point que certains voient dans ce changement, notamment en ce qui concerne

la France, une « immigration de peuplement », presque une colonisation, puisque

selon un rapport du Conseil économique et social pour l’année 2001, sur 106 000

entrées régulières d’étrangers, seulement 9200 personnes, soit 10 %, venaient y

séjourner pour exercer une activité professionnelle 467. La présence des immi-

grants est ainsi devenue imposante. D’après une étude réalisée pour le Conseil de

l’Europe, « il y avait vers 2003 (les données utilisées sont celles de la dernière an-

née disponible) environ 23,49 millions de résidents étrangers en Europe occiden-

tale, soit plus de 5,5% de la population totale de cette région. En 1995, ce chiffre

était de 19,05 millions » 468. Selon d’autres sources, ils seraient 32 millions en

Europe de l’Ouest, soit 9,7 % de la population totale, et par comparaison

5,7 millions au Canada, soit 19 % de la population totale, en 2000. En Europe oc-

cidentale, « les populations étrangères sont réparties de façon très inégale, avec

environ 31 % du total en Allemagne, près de 14 % en France, 12 % au Royaume-

Uni et une proportion qui est passée à 9 % en Italie. Leur nombre est important

dans plusieurs autres pays : environ 1,5 million en Suisse et Espagne et plus de

750 000 en Autriche et en Belgique. En Europe centrale et orientale, le nombre

d’immigrés en situation régulière est beaucoup plus faible. L’Estonie vient en tête

avec quelque 270 000 étrangers, suivie par la République Tchèque avec près de

250 000, et la Hongrie avec environ 130 000 » 469. Cette présence augmentera

fortement si l’immigration est conçue comme la réponse aux problèmes posés par

le vieillissement démographique des États riches en termes de population active et

de financement des retraites. Sans migration, dans l’Union européenne à 25 « on

passerait, en 2030, d’une augmentation de 10,875 millions d’habitants [avec im-

migration] à une diminution de 14,855 millions par rapport à 2005, soit une diffé-

rence de - 5,8 entre les deux scénarios », indique le démographe Serge Feld 470.

En Allemagne, « en l’absence d’immigration, en 2020, la population aurait ré-

466 OCDE, Perspectives des migrations internationales, Paris, 2007, p. 130.467 Florian Chardès, La France multiethnique de 2030 : force ou faiblesse géopolitique ?, Pa-

ris, Collège Interarmées de Défense, 2004.468 John Salt, Évolution actuelle des migrations internationales en Europe, Conseil de

l’Europe, janvier 2005, p. 13.469 Idem.470 Serge Feld, « Prospective 2030. Les migrations internationales en Europe selon deux scéna-

rios », Population et avenir, n° 681, janvier-février 2007, p. 6.

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gressé de 23 millions de personnes par rapport à 1999-2000 » 471. [191] Même

dans l’hypothèse d’un flux migratoire annuel qui passerait de 700 000 personnes

sur la période 1995-200 à 900 000 personnes en 2020, il faut s’attendre à un dé-

clin rapide de la population active en Europe, après 2015 472. Face à de telles dé-

croissances, sachant d’après Feld que les effets de comportement de la population

active (taux d’activité, âge de la retraite, effectif de la population scolaire) ne

pourront que rarement (Danemark, France, Pays-Bas et Royaume-Uni) et pas

complètement compenser les effets démographiques 473, et sachant que

l’immigration interrégionale est sans avenir (« les déficits démographiques des

pays de l’Est sont considérables et leur population est très inférieure à ce qu’il

faudrait pour combler les déficits de l’Ouest »), afin de stabiliser le taux de dé-

pendance (des non-actifs par rapport aux actifs) des populations européennes,

c’est à une immigration extra-européenne massive qu’il faudrait alors faire ap-

pel 474. Des scénarios extravagants, parce qu’ils ne tiennent pas compte de leurs

conséquences politiques, ont été alors avancés comme celui des Nations unies,

présenté en 2000, qui pronostique qu’il faudrait un total, pour les pays de l’Union

européenne, de 674 millions d’immigrés entre 2000 et 2050, soit 13 millions

d’immigrés par an 475. Quel qu’il soit, le gonflement prévisible des effectifs se

traduira par le renforcement des diasporas existantes et par la formation de nou-

velles, et par conséquent par une hétérogénéisation de plus en plus problématique

des populations.

Toute diaspora procède d’une migration, mais elle est plus que cela, elle est

plus qu’une agrégation d’individus hors de leur espace d’origine. En effet, elle ré-

pond à trois critères constitutifs essentiels que pose Michel Bruneau : « la cons-

cience et le fait de revendiquer une identité ethnique ou nationale ; l’existence

d’une organisation politique, religieuse ou culturelle du groupe dispersé (richesse

de la vie associative) ; l’existence de contacts sous diverses formes, réelles ou

imaginaires, avec le territoire ou pays d’origine » 476. Comme le fait remarquer ce

géographe, des migrants quand ils s’installent dans un pays d’accueil ne forment

pas spontanément une diaspora. Il faut pour cela qu’ils s’organisent, qu’ils pren-

nent conscience de leurs caractéristiques propres qui les séparent des sociétés ré-

ceptrices. Ce qui arrive quand se dégage parmi [192] eux une élite commerçante

471 OCDE, Tendances des migrations internationales-2002, op. cit., p. 118.472 Ibid., p. 114.473 Ibid., p. 116.474 V. Riches-Flores, F. Prétet, Démographie mondiale, op. cit., p. 54.475 OCDE, Tendances…, op. cit., p. 113.476 Michel Bruneau, Diasporas, GIP Reclus, Montpellier, 1995, p. 8.

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ou intellectuelle ou quand, ce qui se vérifie fréquemment aujourd’hui au sein de

l’immigration musulmane, des religieux imposent leur leadership et restructurent

leur communauté. Et cela se produit « au cœur même des démocraties occidenta-

les », où « les diasporas réapparaissent, et connaissent même un développement

sans précédent », étant entendu que « l’hétérogénéité ethnique a tendance à croître

avec les migrations et l’échec des politiques d’assimilation du type du melting-pot

américain et du creuset français » 477. Plus les groupes sont nombreux, moins ils

sont faciles à assimiler ou à intégrer, tandis que les nouveaux moyens de télé-

communications leur permettent de maintenir des liens permanents avec leur pays

d’origine, et de mieux échanger entre ceux qui ont été déplacés. Dès lors, il n’est

pas étonnant que l’hétérogénéisation ethnique et culturelle commence à préoccu-

per certains États européens, en particulier quand ils sont touchés par le terrorisme

international.

Ainsi, en Angleterre vient de paraître une publication officielle prenant en

compte seize groupes « ethniques » regroupés en cinq grandes catégories : les

Blancs (Britanniques : 85,8 %, et Autres Blancs : 4,1 %), les Noirs (2,6 %), les

Asiatiques non Chinois (6,1 %), les Mixed (1,4 %) et les « Chinois ou au-

tres » 478. Aux États-Unis, où ce type de classement existe depuis plusieurs an-

nées, l’hétérogénéisation accrue de la population est, avec son accroissement

continu et son vieillissement, l’une des trois tendances fortes des années à ve-

nir 479. Dans la mesure où de biraciale qu’elle était la société américaine devient

multiraciale, et parce qu’elle se signale par l’existence de minorités qui résistent à

l’assimilation, comme celles d’origine asiatique, et parce que le flux continu des

immigrants latinos enracine la langue espagnole aux États-Unis 480, cela pourrait

poser plus de problèmes qu’auparavant. Il se trouve, en effet, que les résultats plu-

tôt pessimistes des travaux réalisés par le politologue Robert Putnam, dès 1995,

qu’il n’a publiés après mûre réflexion qu’en 2000, et d’après lesquels la diversité

ethnique est source de méfiance entre les individus et qu’elle engendre pour le

moins une culture d’indifférence 481, sont confirmés par les enquêtes d’institu-

477 Ibid., p. 17.478 Laurent Chalard et Gérard-François Dumont, « Des statistiques “ethniques” en Angleterre à

la situation en France », Population et Avenir, n° 681, janvier-février 2007, p. 13-15.479 Laura B. Shrestha, The Changing Demographic Profile of the United States, Washington,

Congressional Research Service, The Library of Congress, 2006.480 Ibid., p. 26.481 Robert Putnam, Bowling Alone : The Collapse and Revival of American Community, New

York, Simon and Schuster, 2000.

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tions œuvrant en faveur du multiculturalisme comme le New America Media 482.

Putnam, mis mal à l’aise par ses propres conclusions, et qui a engagé par la [193]

suite une action pour une meilleure intégration des Américains 483, constatait les

quatre principaux faits suivants : 1) Plus la diversité raciale grandit, plus la

confiance entre les individus s’affaiblit ; 2) Dans les communautés les plus diver-

ses, les individus ont moins confiance en leurs voisins ; 3) Dans ces mêmes com-

munautés, non seulement la confiance interraciale est plus faible qu’ailleurs, mais

la confiance intraraciale l’est aussi ; 4) La diversité conduit à l’anomie et à

l’isolement social. Le professeur d’Harvard en déduisait une dilution du « capital

social » (c’est-à-dire selon sa définition « les réseaux qui relient entre eux les

membres d’une société et les normes de réciprocité et de confiance qui en décou-

lent ») de ses concitoyens, et une tendance forte au repli sur soi (« La diversité en-

traîne de l’anomie et de l’isolement […] les gens qui vivent dans des lieux diver-

sifiés semblent se “réfugier dans leur carapace, comme les tortues” », écrit-il).

La dérive sociétale réside donc dans l’installation d’une culture d’indifférence

entre les individus et les groupes, un peu comme celle qui existe aujourd’hui entre

les peuples de l’Union européenne et qui l’empêche d’être une nation, plutôt

qu’elle ne se découvre du côté d’une culture d’affrontement. Concomi­tamment,

l’illusion de l’harmonie sociale dans le métissage ou dans la diversité apprivoisée

s’en trouve dissipée. Ces corrélations, qui ont été relativisées quand on a voulu les

généraliser à d’autres sociétés 484, sont corroborées par des sondages récents aux

États-Unis concernant les trois grandes minorités noire, asiatique et hispanique. Il

s’avère, par exemple, qu’une majorité significative des Hispaniques et des Asiati-

ques croient au « rêve américain », alors que 66 % des Noirs le réfutent, tandis

que 61% des Hispaniques, 54 % des Asiatiques et 47 % des Afro-Américains pré-

fèrent être en affaires avec des Blancs plutôt qu’avec des membres de l’un des

deux autres groupes 485. Le NMA enregistre également le fort ethnocentrisme des

médias ethniques, pour lesquels les sondages indiquent qu’il est attendu par leurs

auditeurs qu’ils parlent avant tout de et pour la communauté 486.

482 New America Media, « Deep Divisions, Shared Destiny – A Poll of Black, Hispanic, andAsian Americans on Race Relations », dec. 12, 2007,http://news.newamericamedia.org/news/view_article.html?article_id...

483 D’une part, Putnam a publié un livre, Better Together, dans lequel il recherche des solutionsafin de restaurer la confiance, et d’autre part, il anime dans son université le séminaire Sa-guaro sur l’engagement civique aux États-Unis.

484 Robert D. Putnam (editor.), Democracies in Flux. The Evolution of Social Capital inContemporary Society, Oxford, Oxford Scholarship Online, 2004.

485 New America Media, op. cit.486 New American Media (NAM), « Ethnic Media Take on Race Challenge », op. cit.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 186

À l’instar de l’Amérique du nord, il est prévisible que les pays de l’Union eu-

ropéenne voient leur composition ethnique changer très vite. En France, pour

l’année 2000, l’Office des migrations internationales indiquait que « l’immigra-

tion permanente présentait [194] une nette prépondérance africaine puisque 59 %

des entrées provenaient de ce continent contre 17 % d’Europe de l’Est, 13 %

d’Asie et 11 % d’Amérique » 487. D’autant plus qu’à cette redistribution radicale

des origines des immigrés, par rapport à ce qu’elles étaient avant le milieu du XXe

siècle, s’ajoutent les différentiels de fécondité entre autochtones et nouveaux ve-

nus. Déjà ils font qu’aujourd’hui la Seine-Saint-Denis est le premier département

français dans lequel naissent plus d’enfants d’origine extra-européenne que

d’enfants d’origine européenne. Au niveau national, les naissances ethniquement

non européennes seraient de l’ordre de 30 %. Ces différentiels laissent donc sup-

poser que « la composante extra-européenne […] représentera aux alentours des

années 2040 plus de 50 % du total de l’accroissement naturel de la population

française » et que « dès lors, à la fin du XXIe siècle, la population d’origine extra-

européenne deviendra majoritaire dans une métropole qui devrait compter environ

78 millions d’habitants » 488. Ni l’assimilation, abandonnée de fait et qui suppose

qu’à son terme plus aucune spécificité culturelle, sociale ou morale ne subsiste

pour les éléments d’origine étrangère, ni même l’intégration, qui se limite à faire

coexister des communautés aux spécificités reconnues dans la tolérance mutuelle

et la participation active à la société nationale, paraissent en mesure d’absorber un

tel changement. En France comme dans les autres pays multiethniques, bien que

ses élites républicaines aient longtemps pensé que la question ne s’y posait pas,

l’hétérogénéisation de la population et sa communautarisation inévitable soulè-

vent le problème de la pérennité de la nation et de sa continuité historico-

culturelle (à laquelle il est évidemment possible de renoncer). En même temps, la

représentation de l’étranger que génère l’augmentation des flux d’immigrants 489

est symptomatique du débat entre le cosmopolitisme et les cultures, sur lequel il

nous faudra revenir.

487 Florian Chardès, op. cit.488 Ibid., p. 44.489 D’après un sondage réalisé par l’Institut Novartis/Harris Interactive et dont les résultats par-

tiels ont été publiés dans l’International Herald Tribune du 28 mai 2007, les Européensconsidèrent qu’il y a trop d’immigrés dans leurs pays, à raison de 67% pour les Britanni-ques, 55% pour les Italiens et les Allemands, 45% pour les Espagnols, contre 32% pour lesFrançais. Le pourcentage est de 35% pour les Américains qui estiment à 43% quel’intégration des immigrés est réussie. En revanche, celle-ci est un échec total pour 50% desBritanniques, 56% des Français et 58% des Allemands.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 187

Le vieillissement

et ses conséquences socio-économiques

Le vieillissement est un phénomène qui concerne toute la population mondia-

le. De 28 ans en 2005, l’âge médian des habitants de la planète passerait à 38,1

ans en 2050. Il s’établirait à 45,7 ans en moyenne dans le monde développé et à

36,9 ans dans [195] les pays en développement 490. Mais c’est en Europe qu’il va

être le plus sensible et que ses conséquences seront les plus redoutables. En effet,

« entre aujourd’hui et 2050, seule la catégorie de la population des plus de 65 ans

est amenée à s’accroître dans l’UE à 25 avec un taux de croissance annuel moyen

de 1,3 %, contre une baisse de 0,3 % par an pour les personnes d’âge actif et de

0,5 % pour la catégorie des jeunes de moins de 14 ans. […] À partir de 2030, la

baisse de la population des moins de 65 ans n’étant plus compensée par

l’augmentation du nombre des plus âgés, la population totale entamera son déclin,

phénomène d’ores et déjà enclenché dans les 10 pays d’Europe de l’Est de

l’Union européenne » 491. Ce changement, qui ne va pas sans présenter quelques

particularités dans le Vieux Continent, a quatre causes qui se combinent : la fé-

condité, l’allongement de l’espérance de vie, la composition par âge des flux mi-

gratoires, et l’héritage des évolutions passées 492. Depuis le début des années

soixante la diminution de la fécondité est continue pour se situer dans l’UE à 25,

au début du XXIe siècle, aux environs de 1,4 enfant par femme (1,94 en France en

2005), soit un niveau inférieur du tiers au seuil de remplacement 493. Dans le

même temps, l’espérance de vie à 60 ans est passée de 15,8 ans en 1960 à 19,6

ans en 2002 pour les hommes et de 19,0 ans à 23,8 ans pour les femmes 494. Mal-

gré le caractère généralement jeune de l’immigration en Europe, le rapport à la

population des 60 ans ou plus qui était de 15 % en 1960 est donc passé à 21 % en

2002, tandis que la proportion des moins de vingt ans a baissé de 32,6 % de la po-

pulation totale de l’Union européenne à vingt-cinq en 1960, à 22,8 % en 2003. Ce

vieillissement général de la population européenne appelle deux remarques.

490 V. Riches-Flores, F. Prêtet, op. cit., p. 9.491 Ibid., p. 45.492 Gérard-François Dumont, « Le vieillissement et la “gérontocroissance” : définitions, fac-

teurs et types », dans, sous sa direction, Les Territoires face au vieillissement en France eten Europe. Géographie-Politique-Prospective, Paris, Ellipses, 2006, p. 20-21.

493 Gérard-François Dumont, ibid., p. 96.494 Ibid., p. 96.

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D’abord il est inégal, puisque l’on peut distinguer des pays à vieillissement

très marqué (avec plus de 23 % de personnes âgées pour l’Italie, l’Allemagne et la

Grèce), des États à vieillissement élevé (entre 20 et 23 % de personnes âgées :

Suède, Finlande, au Nord, France et Royaume-Uni à l’Ouest, Espagne et Portugal

au Sud, Autriche, Hongrie, Bulgarie à l’Est), des États à vieillissement plus modé-

ré (18 à 20 % de personnes âgées) que l’on trouve aussi bien au Nord (Danemark,

Lituanie) [196] qu’à l’Ouest (Pays-Bas), ou à l’Est (Roumanie, République Tchè-

que), et enfin des exceptions où il est plus faible (Chypre, Irlande, Malte, Pologne

et Slovaquie) 495. Ensuite, il faut tenir compte que ce « vieillissement statistique »

ou social s’accompagne d’un moindre vieillissement biologique, en tout cas

moins rapide, en raison du meilleur état de santé qu’autrefois des personnes

âgées 496. Ce qui relativise les choses dans la mesure où le « rajeunissement » des

« vieux » permet d’envisager, avec « l’élévation de l’âge-frontière entre activité et

retraire » un accroissement de la population active sur laquelle reposent les prélè-

vements sociaux dont la forte hausse est à prévoir 497.

Le rajeunissement biologique du vieillissement démographique qui mérite

sans doute « une réflexion sur les programmes de formation qui pourraient jouer

un rôle important dans l’adaptation de la population âgée de 60, 65, 70 ans au

nouveau contexte sociodémographique » 498, ne permettra pas cependant de ré-

soudre le problème de la pénurie de jeunes et par conséquent de garantir la liaison

qui existe entre la croissance économique et la dynamique démographique. Selon

les économistes de la Société générale, le vieillissement démographique des États

européens fait planer sur eux la menace d’un appauvrissement de 9 % à 23 % par

habitant selon les cas, d’ici à 2050 499. Sauf amélioration de la productivité de la

population d’âge actif et/ou de sa participation au monde du travail (hausse de

l’âge du départ à la retraite), précisent-ils, seront particulièrement touchés les pays

du Sud, avec à un degré moindre la France et l’Allemagne (entre 16 et 23 % pour

l’Espagne), tandis que ceux du Nord seront un peu moins affectés (9 % pour la

Suède et le Danemark, 12 % pour la Belgique). En l’espace d’un demi-siècle, des

États particulièrement exposés comme l’Italie pourraient perdre jusqu’à 0,7 % de

croissance par an. Comment dans ces conditions se fera la prise en charge de la

dépendance et de la solidarité intergénérationnelle ? Sachant que dans l’Union eu-

495 Ibid., p. 98.496 Raimondo Cagiano de Azevedo et Cristina Giudici, « Vieillissement et dé-vieillissement de

la population en Europe », in Les Territoires face au vieillissement…, ibid., p. 104-109.497 Ibid., p. 105-107.498 Ibid., p. 108.499 V. Riches-Flores, F. Prêtet, op. cit., p. 47.

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ropéenne « entre 2010 et 2030, les actifs de 25 à 54 ans pourraient baisser de

25 millions, voire 45 millions d’ici à 2050. La relève ne sera pas assurée par les

jeunes travailleurs de 15-24 ans dont le nombre devrait continuer de baisser de

près de 7 millions entre 2010-2030. Il faudra certainement augmenter le taux

d’emplois [197] des travailleurs plus âgés (55-64 ans), mais cela ne suffira pas à

compenser les déficits précédents, puisque leur nombre augmentera de moins de

9 millions sur la même période » 500. Les tensions risquent d’être fortes entre des

jeunes aux emplois précaires et de plus en plus mal rémunérés en raison de la

concurrence mondiale et des retraités « qui détiennent près du tiers du patrimoine,

qui cotisent trois fois moins qu’eux à l’assurance-maladie, alors qu’ils en sont les

principaux bénéficiaires et qui, indépendamment de leurs revenus, bénéficient de

multiples réductions tarifaires » 501. Avec un retraité pour deux actifs en Europe,

en dehors du rallongement de la vie au travail pas forcément compatible avec la

recherche d’une meilleure productivité, les solutions ne seront pas légion. De sur-

croît, le poids du vieillissement sur les finances publiques va devenir intolérable.

« Dans l’Union à 25, les dépenses liées à l’âge de la population représentaient en

2004 près de 25 % du PIB, les deux tiers étant liés au financement des retraites et

à la santé. À l’horizon 2050, les estimations de la Commission [européenne] sug-

gèrent que celles-ci atteindraient près de 30 % » 502. Alignement des retraites sur

la durée de la vie, réduction du degré de générosité des systèmes de retraites, et

privatisation partielle sinon totale de ces derniers s’imposent comme les seuls

moyens d’enrayer l’endettement des États européens. Car, « l’impact théorique

direct de la dette dans l’UE à 25, dûe au vieillissement de la population apparaît

massif à l’horizon 2050… de l’ordre de 150 points de PIB… et jusqu’à 300 points

de PIB pour les pays de l’Est hors Pologne » 503. Tout en concevant une conjugai-

son des mesures possibles, la réduction des dépenses de retraites et de santé est

inévitable. En ce qui concerne les premières, la solution pourrait résider dans

l’alignement des prestations en Europe sur le système britannique, le moins « gé-

néreux au regard du poids des pensions par rapport au poids de la population de

plus de 65 ans dans la population totale à l’horizon 2050 » 504. Ce qui se traduirait

par « une baisse des prestations retraites de l’ordre de 30 % pour l’UE à 12 sur la

période, avec des réductions pouvant atteindre entre 40 % et 50 % pour des pays

comme la France, la Belgique ou le Portugal […] réduisant de près de moitié la

500 Michel Godet, Philippe Durance, « Europe : cheveux gris et croissance molle », in Les Ter-ritoires face au vieillissement…, op. cit., p. 114.

501 Ibid., p. 112.502 V. Riches-Flores, F. Prêtet, op. cit., p. 55.503 Ibid., p. 60.504 Ibid., p. 66.

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hausse de l’endettement pour l’UE 12, de près de deux tiers pour un pays [198]

comme la France » 505. Quant aux dépenses de santé, en suivant la même politi-

que, c’est-à-dire en prenant comme référence les systèmes les moins portés à la

dépense (autrichien, italien, portugais), « l’impact sur les dépenses pour des pays

comme la France, le Royaume-Uni ou certains pays scandinaves serait significa-

tif. Il impliquerait une baisse des dépenses de santé comprise entre 30 % et

40 % » 506. Soit au total des changements douloureux pour un grand nombre de

retraités européens. Parmi eux, quelques contingents ont choisi d’aller finir leur

vie dans des pays ensoleillés du Sud en développement où le coût de la vie est

moins élevé qu’en Europe. Mais il n’est pas sûr que dans l’avenir, leurs États

d’origine, économiquement anémiés, pourront tolérer, surtout s’ils deviennent

nombreux, qu’ils dépensent leurs pensions à l’étranger et privent ainsi leurs actifs

qui les financent de tout retour.

Le vieillissement démographique va amplifier le déclin économique de

l’Europe en réduisant la demande intérieure (c’est le phénomène inverse des

« Trente Glorieuses »), en dissuadant les investissements productifs, en rognant le

pouvoir d’achat des actifs déjà affectés par la stagnation de la rémunération du

travail et par la précarisation de l’emploi. Il faut s’attendre à une désépargne des

pays développés et à un déplacement des flux d’épargne vers l’Asie qui, sans le

Japon, vers 2050 devrait accumuler 60 % de l’épargne mondiale, contre 14 %

pour l’Europe, 10 % pour l’Amérique Latine, 7 % pour l’Amérique du Nord, 7 %

pour l’Afrique, 2 % pour le Japon 507. Le « choc démographique » risque donc

être plus violent pour l’Europe, y compris la Russie, que pour les autres conti-

nents. Comme l’Afrique – mais pour d’autres raisons – qui représentera 22 % de

la population mondiale en 2050 pour 5 % du PIB mondial, elle devrait connaître

une forte déprime. Au contraire de l’Europe et du Japon, le potentiel de croissance

de l’économie américaine ne serait significativement affectée par les facteurs dé-

mographiques 508. Quant à l’Asie en développement, elle a devant elle de belles

perspectives avant que les effets du vieillissement ne se fassent sentir. Parmi

ceux-ci, bien que plus difficiles à appréhender, ceux d’ordre politique et psycho-

logique ne sont pas à négliger. Mais, comme ils sont alors médiatisés par les faits

culturels, il convient d’examiner au préalable les théories relatives à ces derniers.

505 Idem.506 Ibid., p. 67.507 Ibid., p. 35.508 Ibid., p. 25.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 191

[199]

C. La trialectique des cultures

Retour au sommaire

En 1970, Zbigniew Brzezinski écrivait que « le paradoxe de notre époque est

que l’humanité est devenue simultanément plus unie et plus fragmentée. […]

L’humanité est devenue plus intégrée et intime même si les différences de condi-

tions des sociétés se sont agrandies. Dans de telles circonstances, la proximité, au

lieu de promouvoir l’unité, fait surgir des tensions poussées par le sens nouveau

d’une congestion globale » 509. À sa façon, Wallerstein lui fait écho quand il sou-

tient que l’unification définitive de l’économie capitaliste mondiale, depuis la fin

du léninisme (de l’Union soviétique dans son langage), se heurte à ce qu’il appelle

la géoculture, soit le « champ de bataille idéologique du système-monde moder-

ne », qui est ni plus ni moins que le champ culturel et civilisationnel mondial dans

lequel identités et revendications différentialistes surgissent de toutes parts 510.

Cette interprétation lui a d’ailleurs été reprochée au titre qu’il privilégiait l’une

des deux acceptions de la culture, celle qui divise aux dépens de celle qui réunit.

C’est-à-dire l’identité culturelle-refuge, celle dans laquelle les individus se re-

plient pour faire face au déracinement de la mondialisation, contre l’identité

culturelle relationnelle, portée vers l’échange, comme les désigne Dominique

Wolton 511. Des auteurs leur ont opposé le concept de culture globale, ouvrant

ainsi un débat qui est loin d’être terminé. Selon Roland Robertson 512 ou Mike

Featherstone 513, une culture globale serait en train de naître. Pour Jack Goody,

cela n’est pas invraisemblable parce qu’il ne faut pas croire que les pensées occi-

dentale et asiatique sont aussi éloignées l’une de l’autre que bien des historiens ou

des philosophes l’ont soutenu 514. Son existence pose néanmoins le problème de

sa vraie nature, car pour être authentiquement globale, elle devrait être la parfaite

509 Zbigniew Brzezinski, Between Two Ages : America’s Role in the Technetronic Era, NewYork, Viking Press, 1970, p. 25.

510 Immanuel Wallerstein, « Culture as the Ideological Battleground of the Modern World-System », in Mike Featherstone, Global Culture : Nationalism, Globalization and Moderni-ty, Londres, Sage, 1990, p. 3-55.

511 Dominique Wolton, L’Autre Mondialisation, op. cit., p. 68-69.512 Roland Robertson, Globalization, Social Theory and Global Culture, Londres, Sage, 1997.513 Mike Featherstone, « Global Culture : an Introduction », Mike Featherstone, Global Cultu-

re…, op. cit.514 Jack Goody, The Theft of History, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 192

symbiose des cultures particulières. Ce qui de l’avis de Jean Tardif et Joëlle Far-

chy 515 ne se vérifie pas, bien qu’ils admettent l’existence d’un « espace médiati-

co-culturel globalisé » qui n’est pas la culture globale mais un nouveau champ de

pouvoirs 516. Pour Gérard Leclerc non plus puisque pour lui, le monde demeure

un « plurivers » même si la technique et l’économie sont devenues planétaires 517.

[200]

Les emprunts mutuels et la promiscuité conflictuelle qui, à la lumière des tra-

vaux publiés, caractérisent la mondialisation culturelle se combinent dans une

trialectique des cultures que les deux phénomènes entretiennent et qui fait la réali-

té de cette dernière. Cela revient à dire qu’assimilation et rejet de l’exogène

coexistent au sein d’une même culture, tout en gardant la possibilité de verser

dans l’un ou dans l’autre. Des formes d’hybridation sont donc possibles, comme

l’a constaté un historien indien pour sa patrie 518. C’est au fond ce qui se produit

aussi pour l’islam mondialisé qu’analyse Olivier Roy 519. En ce qui concerne le

néofondamentalisme musulman plus particulièrement, cet expert soutient que son

extension « correspond précisément aux phénomènes de globalisation contempo-

raine : déstructuration des sociétés traditionnelles, refondation de communautés

imaginaires à partir de l’individu » 520, et qu’elle est accompagnée, en Occident

tout au moins, par une « néoethnisation des musulmans » dans la mesure où

s’opère « une reconstruction d’un groupe à partir de marqueurs sélectionnés en

fait par la logique du pays d’accueil, qui sépare la religion des autres sphères

symboliques » 521. Néanmoins, la radicalisation des rapports interculturels n’est

pas systématique et Roy observe, ici et là, plutôt au Moyen-Orient qu’ailleurs, une

occidentalisation inconsciente qui « participe à la mise en conformité de l’islam

avec un modèle moderne de libéralisme, sur le mode du fondamentalisme protes-

tant américain » 522.

515 Jean Tardif et Joëlle Farchy, Les Enjeux de la mondialisation culturelle, Paris, Éditions horscommerce, 2006, p. 21.

516 Ibid., p. 71.517 Gérard Leclerc, La Mondialisation culturelle. Les civilisations à l’épreuve, Paris, PUF,

2000, p. 367-471.518 Dipesh Chakrabarty, Provincialing Europe : Postcolonial Thought and Historical Differen-

ce, Princeton, Princeton University Press, 2000.519 Olivier Roy, L’Islam mondialisé, Paris, Seuil, 2002.520 Ibid., p. 144.521 Ibid., p. 65.522 Ibid., p. 136.

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La culture, en tant que rapport au monde :

une question de formatage historique et social

Les formes, les modalités et les conséquences de la rencontre des cultures sont

multiples parce qu’elles sont contextuelles. Elles n’obéissent à aucune logique

psychologique ou symbolique intrinsèque, et elles sont tantôt heurtées, tantôt in-

différentes, ou conciliantes. Ceci se comprend parce que la culture reste condi-

tionnée par le matériel. Dès lors, on remarque chez les spécialistes une quasi-

unanimité à considérer que « la culture aujourd’hui englobe tous les éléments de

l’environnement, traditionnel ou contemporain, qui permettent de se situer dans le

monde, de le comprendre partiellement, d’y vivre et de pas se [201] sentir menacé

ou exclu » 523, ou encore que « la culture exprime la manière d’être-au-monde

d’une société, de toute société. C’est un système symbolique évolutif comprenant

des mythes, des valeurs, des comportements, des préférences collectives qui cons-

tituent une société, la différencient des autres en même temps qu’ils lui permettent

de composer avec son environnement et avec les autres » 524. La culture s’avère

donc un phénomène complexe parce qu’influencé par l’histoire et par son envi-

ronnement, en même temps qu’elle exprime une aspiration à l’authenticité, à la

spécificité, et de plus en plus aujourd’hui à l’individualisation. D’après les études

d’Olivier Roy sur l’islam, cette dernière caractérise sa dimension religieuse

contemporaine 525. Il va même jusqu’à considérer que « le néo-fondamentalisme

participe de la globalisation, dans le sens où les identités qu’il permet de mettre en

œuvre ignorent territoires et cultures, sont fondées sur un choix individuel et re-

posent sur un ensemble de marqueurs à faible contenu, mais à fortes valeurs diffé-

rentielles » 526. Dans ces conditions, si l’interaction entre le sujet et son environ-

nement est telle, est-il pertinent de raisonner toujours en fonction des spécificités

culturelles intrinsèques à l’origine des civilisations et de leur permanence ? Et si

c’est le cas, à quels facteurs sont-elles imputables ? Si l’on exclut toute détermina-

tion génétique, comme s’accordent à le faire les experts jusqu’à maintenant, sans

doute à tort et quitte à ce qu’ils soient démentis dans un futur prochain par des dé-

couvertes scientifiques, pas plus réfutables que ne le sont les lois de la physique et

de la chimie, alors il faut admettre que la culture est le produit du seul formatage

523 Dominique Wolton, op. cit., p. 31.524 Jean Tardif et Joëlle Farchy, op. cit., p. 19.525 Olivier Roy, op. cit., p. 79-101.526 Ibid., p. 145.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 194

historique et social. Et si tel est le cas, peut-on et doit-on envisager la concrétisa-

tion de celui-ci à l’échelle globale ?

Les idées généralement colportées (justes ou fausses) quant aux référents

culturels des grandes civilisations insistent sur les contrastes (ceux que relativise

Goody) ou ne font pas assez cas de la complexité de leur pensée propre. Celle de

la Chine par exemple 527. Ainsi, pour partir d’un condensé quelque peu systéma-

tique mais représentatif de la pensée qui prédomine en la matière aujourd’hui, il

est exposé que « les fondements de la civilisation anglo-saxonne remontent à la

culture des peuples germains et à deux concepts clefs : une conception radicale de

la guerre totale [202] qui découle d’une existence principalement consacrée à la

guerre et, d’autre part, une tradition très particulière des libertés civiles qui émer-

ge à travers une forme de démocratie communautaire fondée sur l’Assemblée des

Hommes libres qui gouverne chaque village. Deux concepts toujours très présents

dans la société américaine… » 528. Alors que cette civilisation s’enracinerait dans

une « logique du combat », par comparaison, la civilisation latine, résultat d’une

« logique du métissage », « est fondée sur la rhétorique de la création, qui réside

en un mouvement constant d’élaboration et de transgression des règles » 529, tan-

dis que « pour la civilisation asiatique [chinoise], fondée sur la dialectique de

l’adaptation, le syncrétisme taoïste et le dirigisme confucianiste permettent

d’alterner les règles garantissant l’évolution et la pérennité. Dans l’alternance du

Yin et du Yang, la règle est de maintenir l’ordre pour assurer la pérennité et

d’utiliser le désordre pour assurer l’évolution » 530. Quant à la civilisation mu-

sulmane, obéissant à une « logique de la fusion », elle tendrait vers « un idéal

communautaire de justice sociale », et elle est la seule civilisation « qui ne doive

son unité qu’au seul facteur religieux » 531. Comment ces traits civilisationnels,

dont on nous explique mal la procréation, mais sur laquelle la génétique nous ren-

seignera sans doute un jour, se sont-ils pérennisés ?

En Amérique du Nord, la théologie protestante a pris le relais des grands my-

thes germaniques dans le formatage des mentalités en réinventant la logique de la

compétition permanente et de la guerre à outrance (celle qui départage les hom-

mes entre vainqueurs et vaincus, entre élus ou damnés, celle qui prône la destruc-

tion de l’adversaire susceptible sinon de prendre sa revanche) tout en légitimant

l’association de l’égalité des chances et des inégalités sociales (le sort de chaque

527 Anne Cheng, La Pensée en Chine aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2007.528 Bernard Nadoulek, op. cit., p. 251.529 Ibid., p. 220.530 Ibid., p. 220.531 Ibid., p. 287-288.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 195

individu demeurant prédestiné) et la représentation équitable des différentes

communautés (multiculturalisme et communautarisme vont de pair), explique

Bernard Nadoulek dans son essai sur les civilisations.

En pays latins au contraire, note-t-il, l’héritage gréco-romain a engendré une

« conception de l’individu comme citoyen d’un État de droit, libéré des liens

communautaires », tandis que la tradition chrétienne a entretenu des idéaux de

justice sociale, de solidarité, alors même que le catholicisme condamnait l’usure

et la spéculation.

[203]

Avec l’Asie, le fossé conceptuel est bien plus large parce que les trois tradi-

tions taoïste, bouddhiste et confucianiste se combinent pour produire une pensée

dialogique non-manichéenne (marquée par l’association des contraires et la préva-

lence de l’utilité sur la vérité), un refus de l’égocentrisme (en tant que source de

frustration et de conflit), une recherche d’un consensus communautaire (par le

biais de la consultation la plus large possible et dans le respect des rites), et enfin

une propension au dirigisme (dans le but de canaliser le progrès pour sauvegarder

la cohésion de la société tout en lui garantissant aujourd’hui la croissance et la

prospérité). La souplesse de la conception asiatique du monde et la préoccupation

première des Chinois, qui est de s’adapter aux réalités plutôt que de chercher à les

expliquer, de se défier de leur complexité mais aussi d’en jouer, justifient chez ces

derniers et chez les autres Asiatiques une prédilection, maintenant bien connue

des Occidentaux, pour la stratégie indirecte. Sachant que sa finalité idéale consiste

à « vaincre sans combattre », elle vise avant tout à modifier l’environnement stra-

tégique de l’adversaire ou du concurrent, en pratiquant systématiquement de lin-

kage entre les différents champs d’action, en multipliant les coalitions, afin qu’il

se retrouve démuni de tous moyens de rétorsion.

Quant au monde musulman, si l’on se réfère toujours à la comparaison que

conduit Nadoulek, il tient sa cohérence dans le culte divin tel que Mahomet l’a

enseigné, sans aucune dérogation possible, et dans le respect des cinq piliers de

l’islam 532. En théorie, son architecture conceptuelle apparaît ainsi peu contrai-

gnante et ouverte à toutes les cultures, mais comme la religion régente tous les as-

pects de la vie et de la société, son expansion historique doit plus à la force et à la

soumission des populations qu’à leur adhésion spontanée. Cette emprise du reli-

532 À savoir, l’affirmation de la foi en un Dieu unique et à Mahomet, le cycle des cinq prièresquotidiennes, le jeûne du mois du ramadan, l’aumône légale et le pèlerinage à La Mecqueau moins une fois dans sa vie pour chaque croyant.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 196

gieux explique aussi un immobilisme social et politique certain et une difficile

adaptation à la modernité.

Nées dans les esprits des hommes, aux différents coins du globe, en réponse

aux défis de la nature puis pour se situer les uns par rapport aux autres, quand ce

n’est pas par rapport à Dieu, les cultures et leurs croyances sous-jacentes ont ainsi

été formatées par l’histoire des peuples qui les portent. Ce qui revient également à

admettre qu’elles ont été conditionnées par leur [204] environnement matériel,

technique. Au final, dans leur diversité, elles sont autant de « machineries concep-

tuelles » que les hommes s’inventent pour rendre supportable leur « être au mon-

de ». Dès lors, compte tenu maintenant de leurs interactions généralisées dans un

monde partiellement homogénéisé par la technique et par l’économie, peut se po-

ser la question d’un formatage culturel global et sous quels auspices ?

Formatage global ou communautarisme universel ?

Une culture internationale (c’est-à-dire celle partagée entre les États, comme

la conçoivent les constructivistes) ou une culture transnationale (partagée non seu-

lement entre les États, mais entre tous les acteurs) peut-elle, en effet, être autre

chose que le résultat d’un formatage global ? Au XXe siècle, dans la mesure où

une mondialisation de la culture s’est amorcée, cela s’est produit incontestable-

ment sous l’aspect d’une occidentalisation plus ou moins forte, tant il est vrai que

la modernisation des sociétés qu’elle a accompagnée souscrit alors aux catégories

de la modernité pensée en Europe et en Amérique. Soit « la capitalisation et la

mobilisation des ressources, le développement des forces productives et

l’augmentation de la productivité du travail, […] la mise en place de pouvoirs po-

litiques centralisés et la formation d’identités nationales, […] la propagation des

droits à la participation politique, […] la laïcisation des valeurs et des normes…

etc. » 533. Ce phénomène représente une limite en raison du fait que l’Occident

est de plus en plus minoritaire sur le plan démographique, et de moins en moins

dominant au plan économique. Car, quoique l’on pense de sa thèse sur le « choc

des civilisations », Huntington n’a pas tort (cela est admis par les auteurs asiati-

ques cités au début de ce livre) quand il constate que « dans les premiers temps,

l’occidentalisation rend possible la modernisation. Dans les dernières phases, la

modernisation encourage la désoccidentalisation et la résurgence de la culture in-

digène selon deux directions. Au niveau sociétal, la modernisation élève la puis-

533 Jurgend Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 197

sance économique, militaire et politique de la société dans son ensemble, et en-

courage les individus de cette société à reprendre confiance dans leur culture et à

devenir culturellement [205] dogmatiques. Au niveau individuel, la modernisation

génère des sentiments d’aliénation et d’anomie dans la mesure où les liens tradi-

tionnels et les relations sociales sont rompus, et elle conduit à des crises d’identité

auxquelles la religion apporte une réponse » 534. Pour sa part, Eve Charrin voit

dans la montée en puissance de l’Inde un défi certes économique comme nous

l’avons enregistré, mais encore un défi culturel pour l’Europe, beaucoup moins

pour les États-Unis par rapport à leurs cultures respectives, tant il est vrai que la

société indienne, profondément inégalitaire, véhicule une idéologie élitiste 535.

Inévitablement, l’effet de masse qui, rétroactivement, transforme déjà ses rapports

avec les États industrialisés et déstabilisent leurs structures économiques ne va

s’arrêter au seuil des espaces culturels. Il va falloir que l’Occident apprenne à en

rabattre quant à ses postulats universalistes.

Dès lors, comment concevoir la culture globale si elle doit exister ? Quels se-

ront ses vecteurs et quelles seront ses valeurs, sachant qu’il n’existe aucun sens

obligatoire ? Comme un nouvel hégémonisme culturel, religieux par exemple ?

Comme le résultat d’un formatage technologique de dimension planétaire ? Tel

celui d’une « hyperculture globalisante » diffusée à travers l’espace médiatico-

culturel globalisé par des réseaux d’émetteurs en continue d’idées, de messages

convenus et de référents symboliques relevant tous de la même approche unifor-

me du monde 536 ? Les auteurs de ce questionnement (selon lesquels le préfixe

hyper « entend signifier non pas une quelconque supériorité par rapport aux autres

expressions de la culture, mais le fait que ce processus n’est attaché à aucun grou-

pe social localisé : il se déroule dans un espace virtuel qui transcende les autres

espaces sans les anéantir » 537) n’en sont pas persuadés eux-mêmes. Certes, la

concentration des médias globaux est favorable à « l’idéologie globalitaire qui

dévalorise les différences en les dramatisant et en les diabolisant, [et] dispose de

puissants leviers pour promouvoir une globalisation culturelle au service de la lo-

gique économique » 538, et elle est re-socialisante « parce qu’elle affecte la dy-

namique des groupes sociaux existants et renforce le pôle de l’individualisation

identitaire en accentuant la différenciation et la distanciation du milieu social im-

534 Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, NewYork, Simon Schuster, 1996, p. 76.

535 Ève Charrin, L’Inde à l’assaut du monde, op. cit., p. 93-110 (l’idéologie de la middle-classindienne) et p. 316-317.

536 Jean Tardif, Joëlle Farchy, op. cit., p. 72-77.537 Ibid., p. 72.538 Ibid., p. 73.

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médiat avec lequel sont ainsi redéfinis les rapports [206] individuels » 539. Mais,

pour cette même raison, « elle ne fonde pas un ensemble social intégré, une sorte

de communauté mondiale » 540. L’espace médiatique globalisé est un champ de

pouvoirs, à la structure oligopolistique (au risque effectivement de dévaloriser et

de « folkloriser » de nombreuses cultures), qui met en présence des représenta-

tions du monde, et où, se livre « la bataille pour les cœurs et les esprits » (cf. Ste-

ven Lukes, tome II). Laquelle est une bataille « pour le pouvoir qui tient à la ca-

pacité de production et de manipulation des symboles qui relient les acteurs so-

ciaux » 541. Ce qui laisse entendre, selon Jean Tardif et Joëlle Farchy, que la cir-

culation mondiale des productions culturelles est à l’origine de conversions et de

réappropriations locales pacifiques, mais aussi de rejets et de réactions de grande

violence 542. C’est aussi l’avis de Dominique Wolton, qui ne croit pas à

l’existence possible d’une communication mondiale, malgré la globalisation de

l’information 543.

Quant à une « hybridation » telle que la conçoit Mike Featherstone, à savoir

formée, d’une part, de sous-ensembles culturels étrangers les uns aux autres, pré-

cipités les uns contre les autres, et, d’autre part, de tierces cultures, autrement dit

d’éléments culturels sans identité se transmettant d’un lieu à un autre 544, elle a

ses partisans et ses détracteurs. Ainsi, Roland Robertson l’interprète, on a eu

l’occasion de le noter, comme « l’interpénétration de l’universalisation du particu-

larisme et de la particularisation de l’universalisme » 545. Cette formule un peu

facile qui lui permet, à ses yeux, de surmonter l’alternative entre le relativisme et

le worldism ou le cosmopolitisme, il n’en démontre guère ni la pertinence, ni la

valeur opératoire, bien que prenant à témoin une foule de savants pour la justifier.

Il la résume par le néologisme glocalization (entendu dans un sens quelque peu

différent des économistes japonais qui l’ont inventé) pour signifier que la culture

globale qui procède de la rencontre de flux culturels globaux et des identités loca-

les ne saurait être assimilée à l’homogénéisation de toutes les cultures. Appa-

rem­ment proche de celle de Robertson, l’interprétation de la globalisation de la

539 Ibid., p. 75.540 Ibid., p. 76.541 Ibid., p. 101.542 Ibid., p. 145.543 Dominique Wolton, op. cit., p. 17-19.544 Mike Featherstone (edited by), « Global Culture : an Introduction », Global Culture. Natio-

nalism, Globalization and Modernity, Londres, Sage, 1997, p. 1-2.545 Roland Robertson, Globalization. Social Theory and Global Culture, Londres, Sage, 1992

(pour la première publication), p. 100.

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culture par l’anthropologue d’origine indienne Arjun Appaduraï, lequel appartient

au courant des cultural studies de Chicago, finit par diverger assez nettement.

[207]

Dans un premier temps, ce dernier entend expliquer que la rencontre des mi-

grations de masse et des médias électroniques sans frontières entraîne une inter-

pénétration des cultures en permettant la reconstruction des identités à une plus

grande échelle au sein des diasporas, en maintenant le lien culturel avec l’aire

d’origine 546. Mais, dès lors que « les groupes migrent, se rassemblent dans des

lieux nouveaux, reconstruisent leur histoire et reconfigurent leur projet ethni-

que » 547, comme il l’écrit, se met en place une communautarisation du monde

(quoiqu’en dise l’auteur qui parle d’une « fédération de diasporas ») qui ajourne

l’avènement de la culture globale, pleine et entière. La juxtaposition qu’il consta-

te, dans toutes les sociétés multiculturelles, de ce qu’il dénomme des « lieux post-

nationaux » (Appaduraï entend par là la prolifération de micro-espaces diaspori-

ques clos, « enfermés dans leur petite bulle », mais connectés entre semblables)

est fondatrice d’une ethnicité moderne qui, tout autant que l’ancienne, est porteu-

se d’une dynamique d’implosion. Elle pose la question du devenir des États na-

tionaux quand, au cœur de leurs populations hétérogénéisées, s’expriment les vo-

lontés des uns et des autres de conserver les différences. C’est bien pourquoi, dans

un second temps, et à la suite des remarques dont son livre a fait l’objet, Appadu-

raï se demande s’il n’a pas pêché par un optimisme naïf 548. La globalisation

culturelle, en convient-il, telle qu’il l’observe, n’est pas synonyme de pacification

du monde 549. Elle politise les différences et elle exacerbe tous les rapports en fai-

sant de la concurrence son principe cardinal. Appaduraï s’interroge notamment

sur deux conséquences, sans pouvoir apporter d’explications. D’une part, sur le

fait que les minorités, par leur démultiplication récente consécutive aux flux mi-

gratoires, « génèrent aujourd’hui de nouvelles inquiétudes quant aux droits (hu-

mains ou autres) à la citoyenneté, à l’appartenance et au caractère autochtone, et

aux droits octroyés par l’État (ou par ce qu’il en reste) » 550. D’autre part, sur

l’aspect schizophrénique qu’engendre l’hybridité de la culture de ceux qui depuis

les pays du Sud viennent s’installer en Occident et particulièrement en Amérique.

546 Arjun Appaduraï, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation,Paris, Payot, 2001.

547 Ibid., p. 89.548 Arjun Appaduraï, Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, Paris,

Payot, 2007, p. 16.549 Ibid., p. 23.550 Ibid., p. 67.

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En effet, à l’instar de ce qui se passe pour nombre de ses concitoyens indiens,

Appaduraï constate qu’« ils finissent en Amérique en tant qu’émigrés civils [208]

et exilés moraux » 551, parce qu’« en tant qu’Américains, ils ont un puissant sen-

timent de leurs droits et de leurs libertés, dont ils cherchent à jouir dans toutes

leurs dimensions. En tant que Non-Américains, ils conservent un sentiment de ré-

pulsion, d’aliénation et de distance qu’ils ont peut-être toujours eu » 552.

La répétition un peu partout à travers le monde de cette ambivalence rend

donc très aléatoire la perspective cosmopolitique qui, précisément, prétend à « la

possibilité culturelle et politique d’éprouver et de vivre sur le mode de l’évidence

(qui est tout sauf évidente) [aveu de l’auteur] plusieurs identités et plusieurs loya-

lismes apparemment contradictoires à la fois… » 553. À partir d’un point de vue

fortement ethnocentrique (sans qu’il en ait conscience), celui de l’Allemand re-

formaté post-1945 (qui n’entend rien de moins que fonder une nouvelle ère histo-

rique sur le partage général du souvenir, et pourquoi pas de la responsabilité [sic],

de l’Holocauste), Ulrich Beck affirme que « le “cosmopolitisme” signifie donc

que la distinction “nous et les autres” est à la fois abolie et renouvelée par la cons-

truction de la double appartenance pour tous » 554. Cette façon de voir normative

et péremptoire lui vient de ce qu’il prend la mondialité pour un processus cons-

cient tandis qu’elle n’est qu’une configuration contingente imposée par les impé-

ratifs économiques du capitalisme et rendue possible par le progrès technique. Il

l’érige en communauté de destin, alors que les inégalités de puissance, de riches-

se, de niveau de vie s’accentuent à l’échelle mondiale, au point qu’elles pourraient

provoquer un retour des frontières. À leur propos, Beck surprend son lecteur

quand il confie parfois que sa perspective cosmopolitique va à l’encontre de leur

abolition 555, pour préciser ailleurs qu’elle suggère « un sens du monde, d’un

monde sans frontières » 556, et pour admettre un peu plus loin, une nouvelle fois

le contraire, soit « le principe de l’invivabilité d’une société mondiale sans fron-

tières, et le besoin qui en résulte de retracer et de fixer les anciennes-nouvelles

frontières » 557. D’où une impression de confusion totale quand les thèses ainsi

annoncées se contredisent. Elle procède du fait que Beck pense à l’avance une po-

litique à l’échelle du monde, une cosmopolitique, au-delà des États dépassés, mais

551 Ibid., p. 176.552 Ibid., p. 173.553 Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, Paris, Aubier-

Flammarion, 2003, p. 90.554 Ibid., p. 89.555 Ibid., p. 113.556 Ulrich Beck, Qu’est-ce que le cosmopolitisme , Paris, Aubier-Flammarion, 2006, p. 13.557 Ibid., p. 21.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 201

sans souhaiter leur disparition et sans savoir quelle instance leur substituer. Son

« cosmopolitisme réaliste » est [209] la symbiose d’éléments présents mais assez

peu significatifs (les origines plurinationales des joueurs composant l’équipe de

football du Bayern de Munich, par exemple 558) et surtout d’autres supposés ap-

partenir au monde qui vient et dont les évolutions sont apparemment irrésistibles.

Il s’interroge avant tout sur la place que peut occuper l’État dans la mondialité,

mais ne dit rien ou presque sur la culture globale ou sur la cohabitation culturelle.

Pourquoi, cependant, s’exprimerait-il là-dessus puisque le « cosmopolitisme

émancipateur », au cours de ses trois âges (antique, des Lumières et « du crime

contre l’humanité »), allié au « régime des droits de l’homme » a aboli la distinc-

tion entre le national et l’international 559 et a rendu caduque la question de

l’altérité, en particulier dans les termes où Huntington et les relativistes la po-

sent 560. Et il se permet d’écrire, en contradiction avec l’analyse d’Appaduraï, que

« le concept de “diaspora” montre que la question “qui suis-je ?” est irrémédia-

blement condamnée à se passer de tout recours à l’origine, à l’être… » 561.

Cette échappatoire ne saurait satisfaire ceux qui, tels Dominique Wolton, ont

tendance à penser qu’« il n’y a pas de cosmopolitisme, sauf pour ceux qui en pro-

fitent » (l’hyperclasse) et surtout qu’il est une habile façon de nier l’altérité 562.

Elle ne permet pas en tout cas de contredire Huntington, quand celui-ci affirme

que « dans le monde de l’après-guerre froide les clivages entre les peuples ne sont

ni idéologiques, ni politiques, ni économiques. Ils sont culturels » 563. Parce que,

même si le politologue américain déforme la réalité en annonçant des « guerres

entre les civilisations », en réifiant et en détournant de son sens la notion propre

de civilisation, s’il en surévalue aussi la cohérence et la propension à générer des

solidarités (démentie par les nombreuses guerres du passé à l’intérieur du même

espace civilisationnel ; ce qui s’explique par la proximité géographique, principal

facteur belligène), et enfin, si les différences de civilisation n’ont jamais tenu

qu’un rôle minime dans les conflits entre les États (malgré la réitération perma-

nente du conflit Occident-Islam dans les discours politiques et dans l’histoire de la

Méditerranée 564), il pose sans fard, comme déjà nous l’avons observé, la ques-

tion de la coexistence des cultures en rapport avec les immenses disparités démo-

558 Ibid., p. 27.559 Ibid., p. 92-97.560 Ibid., chapitre 2, « Comment le cosmopolitisme aborde l’altérité ».561 Ibid., p. 142.562 Dominique Wolton, op. cit., p. 50.563 Samuel Huntington, op. cit., p. 21.564 Yadh Ben Achour, Le Rôle des civilisations dans le système internatio­nal, Bruxelles,

Bruylant/Université de Bruxelles, 2003, p. 66-70.

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graphiques et économiques. [210] Il ouvre le débat sur la relation entre la culture

et les expressions matérielle et idéologique de chaque civilisation. Sans doute,

avec le mot « choc » a-t-il mal choisi son terme, parce que les civilisations ne se

font pas la guerre, mais il existe bien une « puissance » des civilisations.

L’histoire montre que leurs relations sont faites d’emprunts, mais qu’elles entre-

tiennent aussi des rapports de force (matériels et immatériels) et qu’au moins de

façon temporaire (d’un à plusieurs siècles) l’une d’entre elles peut exercer sa pré-

pondérance.

La première hypothèse d’Huntington est que les civilisations sont les plus vas-

tes « nous » et qu’à ce titre elles mobilisent les plus larges identités culturelles que

les peuples peuvent partager 565. Il en résulte qu’elles véhiculent, à grande échel-

le, des conceptions plus ou moins antagonistes de l’homme et de la société, en

fonction de la place qu’occupe la religion au sein de chaque civilisation. Le re-

nouveau des fondamentalismes, dans le monde musulman comme en Amérique

du Nord, rend difficile le dialogue intercivilisationnel et accentue les tensions.

Ces dernières, et c’est sa seconde hypothèse qui réfère à la démographie mondia-

le, sont rendues inévitables par l’amplification des phénomènes migratoires qui

exacerbent les réflexes communautaristes, aussi bien parmi les populations

d’accueil que parmi les populations immigrées. Les violences ou les scènes

d’émeute qui se sont multipliées en Europe (France en 2005, Pays-Bas en 2006 et

2007, Danemark et Suède en 2008) en seraient alors le témoignage, et peut-être

les signes avant-coureurs d’événements plus graves. Enfin, troisième hypothèse,

en raison du caractère nécessairement expansionniste qu’Huntington attribue aux

grandes civilisations, et en raison aussi du caractère réactionnel et défensif de

chacune d’entre elles, la diffusion des valeurs occidentales suscite des phénomè-

nes de rejet qui s’expriment à travers l’affirmation des spécificités culturelles ré-

gionales, surtout si elles sont assumées par de grands États ou si elles ont la régio-

nalisation économique comme soubassement. Huntington récuse donc l’idée que

la modernisation soit assimilable à l’occidentalisation. Ce qui veut dire que la re-

connaissance des progrès des droits de l’homme au plan des institutions mondia-

les et de la politique des États ne préjuge pas de leur intériorisation. Et surtout,

[211] de la réponse à la question de savoir s’ils sont susceptibles d’être étendus

alors même que l’Occident est en train de devenir nettement minoritaire dans le

monde. N’est-il pas présomptueux d’imaginer que ce particularisme à vocation

universaliste qu’est l’idéologie occidentale puisse réceptionner et assimiler toutes

les dynamiques culturelles qui lui sont allogènes sans tenir compte des rapports

démographiques et du vieillissement des populations du monde occidental ? Sur-

565 Samuel Huntington, op. cit., p. 43.

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tout que la déflation démographique dans tous les pays occidentaux risque de se

traduire par une implosion sociale. Le blocage de la réflexion sur le court terme,

la satisfaction des besoins immédiats, la passivité née de la consommation garan-

tie, la viscosité de la mobilité sociale, ne favorisent guère la créativité ou la force

de conviction nécessaires pour relever les défis du siècle qui commence. On s’en

rend bien compte quand il s’agit de lutter contre les causes sociales et économi-

ques des nouveaux risques naturels.

La société mondiale

au risque du changement climatique

Le changement climatique en cours n’est plus contestable, mais un certain

nombre de septiques 566 en discutent l’origine humaine pour en relativiser

l’ampleur et les conséquences à venir. Il faut dire que les causes soient naturelles

ou plus probablement anthropiques 567 n’est pas une alternative sans importance.

En effet, dans le premier cas, il n’y aurait rien à faire puisque la source princi-

pale du phénomène observé (le réchauffement) serait d’origine solaire. C’est

l’élévation de la température des océans, due à l’augmentation de l’intensité du

rayon­nement solaire, qui provoquerait celle de la concentration de gaz carboni-

que (CO2) dans l’atmosphère. Selon des savants russes, cités dans le rapport au

Sénat des États-Unis, on se tromperait en prenant la conséquence pour la cause, et

inversement. L’un d’entre eux, K. Abdoussamatov, assure que d’une part, des

études de glaciologie ont montré que des variations considérables de la teneur en

gaz carbonique dans l’atmosphère s’étaient produites avant l’ère industrielle

s’accompagnant d’un réchauffement, et que d’autre part, la hausse des températu-

res contemporaine [212] aurait atteint son maximum thermique, en 1990, et que

l’on va connaître un refroidissement lent de la terre après 2015 pour arriver à un

minimum climatique vers 2055-2060 568. Il fait valoir également qu’une augmen-

tation de la teneur en gaz carbonique dans l’atmosphère n’a jamais précédé un ré-

chauffement du climat et qu’au contraire, une telle augmentation a toujours suivi

566 US Senate Minority Report : « More Than 650 International Scientists Dissent Over Man-Made Global Warming Claims Scientists Continue to Debunk “Consensus” in 2008 », De-cember 11, 2008, www.epw.senate.gov/minority

567 Le prix Nobel néerlandais Paul Crutzen, professeur de physique atmosphérique, a proposéle nom d’anthropocène pour désigner la nouvelle ère climatique générée par les activitéshumaines dans laquelle nous entrons.

568 K. Abdoussamatov, de l’Académie des sciences russe, interviewé par Olga Vtorova, sitenet : RIA Novosti, février 2006.

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une élévation de température. Finalement assez rassurante, cette explication épar-

gnerait aux hommes les efforts qu’ils ont commencé à faire pour ralentir le ré-

chauffement. Elle apparaît suspecte aux yeux de ceux qui y voient un argument en

faveur de la consommation continue des hydrocarbures. Si nous pouvions juger de

son exactitude, elle nous dispenserait du développement qui va suivre parce que

l’incidence du climat sur les relations internationales ne devrait pas s’avérer plus

violente qu’elle n’a pu déjà l’être dans l’histoire.

Dans le second cas, c’est bien différent. En fonction des bouleversements pré-

visibles, qui devraient prendre effet dans les vingt années qui viennent 569, la

question est de savoir ce que l’humanité aura à affronter : soit un changement lent

et progressif, soit un choc climatique avec des variations brutales, puisque la ma-

nifestation la plus attendue est l’augmentation de la température moyenne du glo-

be de 2 à 6° C sur la durée du XXIe siècle. Ce qui représente une période extrê-

mement brève en termes de fluctuations climatiques, et ce qui peut sans aucun

doute perturber gravement l’humanité. Sachant que depuis 10 000 ans, depuis la

sortie de l’âge glaciaire, qui lui-même a correspondu à une température moyenne

de la terre inférieure de 5° (à peine 5°, faut-il le souligner) à celle que nous

connaissons, le monde n’a connu que des variations de la température de quelques

dixièmes de degré (qui n’ont tout au plus entraîné que le petit âge de glace du

XVIIIe siècle ou l’optimum du XIIIe). On est, dans ces conditions, en droit de

craindre une dérive climatique dangereuse (vers quelque chose qui pourrait res-

sembler, à quelques régions du monde exceptées, à une « bouilloire climatique »)

pour les sociétés humaines dès la seconde moitié du siècle, et peut-être plus tôt

pense le climatologue Édouard Bard 570. Surtout que, explique-t-il, pour seule-

ment stabiliser avant la fin du siècle la concentration atmosphérique en gaz carbo-

nique à l’origine de [213] l’effet de serre qui provoque la hausse de la température

(on se place maintenant dans l’optique majoritaire d’une cause anthropique du ré-

chauffement), il faudrait en diviser par deux les émissions mondiales d’ici 2050.

Ce qui paraît utopique, à moins de réduire de façon drastique la consommation

d’énergie fossile. Ce dont le monde n’a pas pris le chemin.

Selon ce que seront les bouleversements environnementaux, – la liste est à la

fois longue et impressionnante 571 – leurs implications géopolitiques en termes de

sécurité des individus et de sécurité du système international seront plus ou moins

569 Geneviève Ferone, 2030, le krach écologique, Paris, Grasset, 2008.570 Edouard Bard, « La menace d’un changement climatique dangereux se confirme », Libéra-

tion, samedi 27 janvier 2007.571 Fred Pearce, Points de rupture. Comment la nature nous fera payer un jour le changement

climatique, Paris, Calmann-Lévy, 2008.

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considérables 572. La notion de société mondiale aura, quant à elle, fait long feu.

Si comme le défend la thèse officielle ou dominante l’augmentation de la teneur

atmosphérique en gaz à effet de serre est rapide et responsable à 70 % du réchauf-

fement en cours (la teneur en gaz carbonique atteint aujourd’hui 383 parties par

million en volume, mesurée à Hawaii, contre 280 avant la révolution industrielle,

soit une émission de carbone de 2 milliards de tonnes par an dans les années cin-

quante, pour dépasser au début des années deux mille les 6 milliards de tonnes par

an 573), la complexité des interactions entre l’élévation de la température, la circu-

lation atmosphérique, la fonte des glaces, la circulation océanique, les cycles géo-

chimiques et la biosphère est telle que les prévisionnistes restent prudents quant à

leurs effets cumulés et à leurs conséquences locales. Pour essayer, néanmoins,

d’imaginer les phénomènes susceptibles d’engendrer une situation chaotique qui

obligerait les différentes communautés humaines à se replier sur elles-mêmes

(parce que chacune devrait faire face à sa propre sécurité environnementale : sé-

cheresse et feux de forêt dans les régions méditerranéennes, l’Ouest américain,

l’Australie et la majeure partie de l’Afrique ; pluies diluviennes et autrefois occa-

sionnelles loin des régions subtropicales, c’est-à-dire aux latitudes moyennes ;

montée des eaux submergeant les deltas ou les plaines basses comme celles de

l’Europe du nord-ouest), on peut, à partir des dernières conclusions du GIEC

(Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat) de février 2007

qui confirment celles des rapports précédents (1990, 1995, 2001), se concentrer

sur quatre facteurs qui auront un impact social et politique direct : la productivité

agricole, [214] la disponibilité de l’eau potable, la montée du niveau des mers, la

répétition des événements extrêmes et d’éventuels « retournements » climatiques.

En ce qui concerne l’espace agricole, des travaux américains ont tenté

d’évaluer les conséquences d’un réchauffement ou d’un refroidissement sur les

rendements 574. Murphy en conclut que les régions les plus vulnérables, en raison

de leur forte densité de population, seront le Nord-Est côtier de l’Amérique du

Sud, le Nord-Ouest de l’Afrique et certaines zones de la Chine orientale 575. Il

572 Alexander B. Murphy, Demian Hommel, The Geopolitical Implica­tions of EnvironmentalChange, Eugene (USA), University of Oregon, et Philippe Le Prestre, Protection del’environnement et relations internationales. Les défis de l’écopolitique mondiale, Paris,Armand Colin, 2005.

573 Geneviève Ferrone, op. cit., p. 37-51.574 Fischer,G., Mahendra,S., Van Velthuizen, H., « Climate Change and Agricultural Vulnera-

bility », International Institute for Applied Systems Analysis, available online athttp ://www.iiasa.ac.at/Research/LVC/JB-Report.pdf. Cf`. aussi Richard Cincotta, RobertEngleman, et Danielle Anastation, « The Security Demographic », 2003, Population ActionInternational.

575 Alexandre B. Murphy, op. cit., p. 17.

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ajoute que l’Indonésie et l’Asie du Sud-Est devraient être favorisées, tandis que le

Midwest américain et une partie de l’Europe de l’est pourraient voir leur producti-

vité décliner. Comme le GIEC le prévoit, dans certaines parties du globe, les pro-

ductions chuteront. Ce qui provoquera de graves crises alimentaires, sources de

conflits. De même, bien qu’elle n’ait pas été souvent une cause de guerre dans le

passé, l’eau potable et agricole va devenir un bien d’une importance politique

grandissante. En effet, dans certaines régions du monde, alors que d’une manière

générale la hausse des températures entraînera celle des précipitations, sa disponi-

bilité va se raréfier. En raison de la diminution des pluies, de saisons sèches plus

longues, et d’une demande en eau plus forte soutenue par la croissance démogra-

phique. Seront concernés, l’Afrique du Nord, de l’Est et du Sud et tout le Moyen-

Orient. Quant à l’Asie centrale déjà aride, et particulièrement le Kazakhstan, leur

approvisionnement en eau risque d’être gravement affecté par la fonte des glaciers

continentaux 576. Alors que 75 à 80 % des rivières de la région sont alimentées

par ces derniers et par le permafrost, la chaîne du Tian Shan ne jouera plus son rô-

le de « château d’eau » si ses 416 glaciers continuent à reculer comme ils l’ont fait

entre 1995 et 2000 (perte évaluée à 0,7 % de la masse par an). Toutefois, les pro-

grès accomplis en matière de dessalement de l’eau de mer permettront à certains

États d’assurer leur approvisionnement.

Quant à l’élévation du niveau des océans et des mers consécutive à la fonte

des glaces continentales et au réchauffement des masses d’eau maritime, elle se

situerait entre 19 et 58 cm, voire 88 cm (d’après le GIEC). Cela suffirait déjà à la

submersion de nombreuses îles (Tuvalu, Maldives) et des zones côtières les plus

[215] basses dont, en totalité ou en partie, certains deltas densément peuplés

(Bangladesh, Louisiane). Mais le véritable enjeu est ailleurs. La disparition de la

banquise Arctique dont on constate le recul rapide ne pose pas de problème parce

qu’elle flotte (au point qu’elle aurait perdu deux fois la superficie de la France en

deux ans, entre 2005 et 2007, tandis que la banquise estivale pourrait avoir dispa-

ru en 2020 577, alors qu’en 2002 on estimait qu’elle recouvrirait en 2030 le quart

de sa superficie actuelle, sur une zone accrochée au Nord du Groenland). En re-

vanche, la déglaciation de la grande île Arctique ou du continent Antarctique

changerait tout. James Hansen, climatologue et directeur du Goddard Institute for

Space Studies (NASA), pense que tout se joue là. Il prédit qu’en fonction de ce que

l’on y observe, que « le niveau des mers pourrait bien monter de 2 ou 3 mètres au

576 Stephan Harrison, « Kazakhstan : glaciers and geopolitics »,http://www.opendemocracy.net/globalization-climate_change_debat...

577 « Rien ne sera plus pareil en Arctique », Le Monde 2, 1er décembre 2007, p. 26

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cours du siècle à venir, puis de plusieurs autres lors du siècle suivant » 578. En ef-

fet, tandis qu’en raison du principe d’Archimède l’eau libérée par la banquise

fondue ne fait que prendre la place de la glace solide, au contraire l’eau qui pro-

viendrait du Groenland (et des autres inlandsis Arctiques) ferait remonter

d’environ 7 mètres le niveau des mers et de 60 à 70 mètres si s’y ajoutait celle

d’un Antarctique en pleine débâcle 579. Heureusement, nous n’en sommes pas là,

nous rassurent les experts, malgré les effondrements de glaciers observés ces der-

niers mois dans la partie Ouest de l’Antarctique (plateforme de Larsen), parce que

la partie Est, la plus vaste et la plus épaisse, demeure extrêmement froide et même

se refroidit 580. Ce dont semble douter le premier ministre norvégien Jen Stolten-

berg, au terme d’un séjour dans la station scientifique de Troll, dans l’Est de

l’Antarctique 581. Et James Hansen également. Sans envisager la catastrophe

d’une transgression marine générale (comme la terre en a connu pendant les ères

interglaciaires) qui n’interviendrait pas avant très longtemps, on peut cependant se

demander si les régions littorales menacées d’ici à la fin du siècle ne sont pas plus

nombreuses et plus profondes que celles qui ont été répertoriées jusqu’à mainte-

nant.

En relation avec l’éventuelle fonte des glaces de l’Arctique et du Groenland

est évoquée régulièrement l’hypothèse d’un freinage ou d’un affaiblissement du

Gulf Stream, et plus globalement [216] d’une perturbation de la circulation ther-

mohaline, celle qui met en jeu la température (thermo) et la salinité (haline), et par

conséquent le circuit, des courants marins circumterrestres. La crainte principale

est que la déglaciation du Groenland et les précipitations provenant des hautes la-

titudes se conjuguent pour renforcer le refroidissement des eaux de l’Atlantique

Nord par l’apport d’eau douce dans son eau dense et salée. Le Gulf Stream s’en

trouverait ralenti, voire effondré. Le professeur de physique océanique anglais,

Peter Wadhams, a remarqué – cela conforte cette hypothèse – la disparition de

presque toutes les « cheminées » (il n’en reste plus qu’une seule) qui aspirent vers

les profondeurs, sous la forme de gigantesques tourbillons, dans la mer du Groen-

land, les eaux de surface qui ne remonteront qu’au bout d’un millénaire après

avoir fait le tour du globe 582. Mais la circulation thermohaline pourrait aussi se

trouver déréglée par d’autres phénomènes océaniques en zone australe. Cette hy-

578 Cité par Fred Pearce, op. cit., p. 107.579 Olivier Postel-Vinay, « Les pôles fondent-ils ? », La Recherche, mars 2003, n° 363 bis,

p. 10-15.580 Ibid., p. 12-13. Ce que confirme Edouard Bard dans différents articles.581 Alister Doyle, « Oslo tire la sonnette d’alarme sur la fonte de l’Antarctique », Reuters, di-

manche 20 janvier 2008.582 Fred Pearce, op. cit., préface, p. 21-24.

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pothèse a donné lieu à un rapport alarmiste, le scénario catastrophiste de Peter

Schwartz et Doug Randall qui entrevoit, après une période de réchauffement qui

durerait jusqu’en 2010-20, un retournement du climat de l’hémisphère Nord, par-

ticulièrement de l’Europe (chute de la température moyenne de 3,3° C) soumise

dès lors à un temps plus froid, plus sec et plus venté, « la faisant davantage res-

sembler à la Sibérie » 583. Édouard Bard n’y croit pas. Et si le phénomène se pré-

cisait tout de même, il pense lui que « d’ici à 2100, l’effet sera un moindre ré-

chauffement dans la région du Nord de l’Atlantique. Au pire, si la perturbation

passe un seuil, à un refroidissement localisé sur l’Atlantique Nord. Mais en aucun

cas à une glaciation, même régionale » 584. Au fond, il y aurait là une rétroaction

positive. À moins qu’il ne s’agisse que d’une question de décennies, de siècles, ou

de millénaires… D’autres événements extrêmes sont à redouter (phénomène d’El

Niño, cyclones comme celui qui a ravagé La Nouvelle Orléans, canicules…) mais

qui n’auraient pas la même portée. Encore que, selon des prévisions contraires à

celles du refroidissement brutal, « la canicule de 2003 en Europe pourrait repré-

senter un été moyen à la fin du siècle » 585, Or, cette seule perspective pourrait

suffire à rendre certains territoires moins attrayants, comme les régions méditer-

ranéennes, et d’autres plus attractifs, comme celles des hautes latitudes.

[217]

Par rapport à tout ce qui pourrait arriver, « le danger le plus fort est lié à la vi-

tesse considérable des transformations à venir, qui sera responsable d’une diffi-

culté d’adaptation accrue des écosystèmes ou des sociétés » soutient Hervé Le

Treut, délégué de l’Académie des Sciences 586. Pour ce climatologue, les chan-

gements ne sont plus hypothétiques : l’on constate, avec les modélisations les plus

complexes actuellement disponibles, que « le système climatique réagit à

l’augmentation à effet de serre selon les ordres de grandeurs que détermine une

analyse plus simple, qui était déjà celle de la communauté scientifique il y a plus

de vingt ans [même s’] il existe des seuils de danger, encore mal définis, au-delà

desquels certains risques […] grandissent de manière extrêmement forte » 587. Il

est donc conseillé et légitime de concevoir et de réfléchir, comme ont commencé

583 Peter Schwartz, Doug Randall, « Le scénario d’un brusque changement de climat et ses im-plications pour la sécurité nationale des États-Unis », Rapport pour le ministère de la Dé-fense des États-Unis, 2003, http://paxhumana.info/article.php3?id_article=427

584 Edouard Bard, op. cit.585 Ibid.586 Hervé Le Treut, « Changements climatiques : perspectives et implications pour le XXIe siè-

cle », 24 Octobre 2006, site Internet : http://www.canalacademie.com/seance-solennelle-de-rentrée-des.html

587 Ibid.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 209

à le faire certains, à une sécurité environnementale qui associe le changement

climatique, et les dégradations écologiques qu’il est susceptible de générer, à la

sécurité des hommes et à celle des États. Car la crise écologique a bel et bien

commencé, et le concept de développement durable est lui-même dépassé. Quand

bien même aux dires de Thomas Homer-Dixon la notion est difficile à définir (ce

pourquoi il évite de le faire), la sécurité environnementale renvoie à « la relation

entre le stress environnemental et certains types de violence – surtout les soulè-

vements, les conflits ethniques et les rebellions. Le stress environnemental [qui

n’est pas que d’origine climatique] englobe la rareté des ressources environne-

mentales provoquée par la dégradation environnementale, la croissance démogra-

phique ou l’accès difficile aux ressources naturelles » 588. Mais en l’occurrence,

c’est le choc climatique, en provoquant des mouvements de population de grande

ampleur lesquels deviendraient vite insupportables et conflictuels, qui déstabilise-

rait le système international. Pour sa part, quand il s’agit de n’envisager que le

seul impact du climat, Philippe Le Prestre met aussi l’accent sur ces mouvements

de populations que pourraient déclencher l’érosion des terres arables, la montée

du niveau des mers, l’aggravation dans un sens ou dans un autre des conditions de

vie, des catastrophes à répétition 589. Les « réfugiés environnementaux », s’ils de-

vaient devenir trop nombreux et se déplacer en vagues humaines (en cas par

exemple d’ennoyage du delta du Nil, vers où se dirigeraient les 80 millions

d’Egyptiens de la fin de ce siècle ?) déstabiliseraient gravement les rapports inter-

nationaux et provoqueraient des réflexes violents et des mesures sécuritaires (tel-

les que celles qui [218] ont pu être récemment pensées aux États-Unis 590). Déjà,

les 12 à 17 millions de Bangladais émigrés dans le Nord-est de l’Inde depuis le

début des années cinquante, et qui relèvent en grande partie de cette catégorie de

réfugiés, sont considérés comme un danger potentiel par le gouvernement indien

et sont rendus responsables des troubles qui agitent régulièrement l’Assam 591. Si

les modifications du climat devenaient drastiques pour une grande partie de

l’humanité, si la raréfaction des ressources en découlait, nul doute que des conflits

en résulteraient, interétatiques ou pas. La dérive climatique et ses conséquences

sur l’environnement naturel des sociétés constituent donc un nouveau chapitre de

l’étude des relations internationales qui s’ouvre.

588 Thomas Homer-Dixon « La sécurité environnementale : PRB s’entretient avec Thomas Ho-mer-Dixon », site Internet :http://www.prb.org/PrintTemplate.cfm?Section=Accueil&template=.Homer-Dixon est l’auteur de Environment, scarcity, and violence, 1999.

589 Philippe Le Prestre, op. cit., p. 408.590 Ibid., p. 408.591 Ibid., p. 411.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 210

Conclusion :la mondialité, un fait social total

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La mondialité est la réalité d’aujourd’hui comme résultat de la mondialisation

économique et de l’explosion des NTIC. Elle prend une tournure multidimension-

nelle. Mais implique-t-elle pour autant une société mondiale quand on observe

l’anomie sociale qui la caractérise ? Ne correspond-elle pas plutôt à une forme de

néomédiévalisme global induit par le féodalisme transnational des firmes et des

ONG et par l’égocentrisme des individus organisés en réseaux ? Aucun substitut à

l’État n’a été inventé, si tant est que celui-ci est en voie de disparition. La mondia-

lité ne risque-t-elle pas de marquer un retour à l’état de nature, circonscrit jusqu’à

maintenant dans l’anarchie mature des États, démentant alors la vision constructi-

viste d’un monde solidaire qu’offre le cosmopolitisme ?

A. La théorie de la société mondialecomme prophétie autoréalisatrice ?

Au fondement idéologique de la mondialisation se trouve le projet cosmopoli-

tique des Lumières jamais en mesure de prendre corps avant la fin de la guerre

froide, et le triomphe du libéralisme qui lui permet enfin de se concrétiser. En ce

sens, la mondialisation est à la fois une conséquence et une radicalisation de la

[219] modernité, comme le pense Anthony Giddens 592. Depuis ce moment-là,

l’absence de toute alternative pour l’édification d’un ordre global, et pour la façon

de gérer les affaires humaines, a rempli de certitude ceux qui, avec ou sans l’État,

voient le XXIe siècle placé sous les auspices d’une société globale, démocratique,

et pacifiée par la prospérité du marché 593. Tandis que pour Mandelbaum, qui se

situe dans une perspective wilsonienne, l’État souverain demeure indispensable à

l’ordre universel 594. Pour Beck au contraire, c’est parce que la mondialisation li-

592 Anthony Giddens, Les Conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994.593 Michael Mandelbaum, The Ideas that Conquered the World. Peace, Democracy, and Free

Markets in the Twenty-First Century, New York, Public Affairs, 2002, p. 5.594 Ibid., p. 77.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 211

bérale a privé l’État de ses prérogatives et de ses ressources, et que l’on se retrou-

ve dans une société mondiale sans État mondial, dans laquelle les firmes transna-

tionales et autres acteurs transnationaux confisquent le pouvoir et mettent le de-

venir de la planète en péril, que se dessine déjà et doit s’imposer la société civile

cosmopolitique. Ils se retrouvent néanmoins tous les deux pour considérer que le

monde a basculé dans une ère qui associe l’ouverture à la richesse, et qui est en

recherche d’un principe d’ordre transnational. Ils partagent avec d’autres l’idée

que plus rien ne sera comme avant et que le monde marche vers une société glo-

bale économiquement intégrée, multiculturelle et multiraciale, où chacun a cons-

cience des risques transnationaux (naturels, politiques ou religieux), où les ré-

seaux grâce aux discussions qu’ils entretiennent sont en mesure d’assumer une

gouvernance globale. C’est la conscience de ce mouvement irréversible et le cons-

tat de ses premières marques sociales que Beck désigne comme le « cosmopo-

litisme réaliste ». Il en déduit, d’une part, la nécessité de rejeter le « nationalisme

méthodologique », c’est-à-dire la sociologie qui continue de prendre l’État-nation

comme le référent de base pour l’analyse et la recherche, et d’autre part, celle de

lui substituer un « cosmopolitisme méthodologique » qui dépasse les catégories

d’usage traditionnel (nation, classe, famille, etc.) et qui se focalise sur les systè-

mes transnationaux de multi-appartenances. Une façon pour lui d’articuler le glo-

bal et le local qui sont désormais inséparables et interagissent, et d’anticiper un

« cosmopolitisme enraciné ». Cependant, le problème de Beck et de ceux qui pen-

sent comme lui est qu’à force de vouloir anticiper, ils se trompent dans la repré-

sentation de ce qu’ils observent. Mais cela, ils le font tout en développant une

théorie qui, en raison des préjugés, des [220] intérêts, voir des passions qui y

trouvent leur compte, ceux et celles de l’hyperclasse en particulier, peut s’avérer

une prophétie autoréalisatrice.

En effet, d’un côté, il y a que le sociologue semble prendre ses désirs pour la

réalité quand, par exemple, il décrit la situation des Turcs vivant en Allemagne. À

le lire, elle préfigure le nouveau cosmopolitisme, en ce sens qu’elle repose sur la

« translégalité » et la double appartenance (selon lui, une sorte de bicitoyenneté

admise et reconnue par les deux États concernés), alors que la récente visite (fé-

vrier 2008) du Premier Ministre turc en Allemagne vient de prouver le contraire.

Erdogan a réactivé l’opposition à l’existence dans ce pays d’une « petite Tur-

quie  » (selon les termes du nouveau président de la CSU, branche bavaroise de la

Démocratie chrétienne) quand il a évoqué la possibilité d’y créer des lycées et des

universités où l’enseignement se ferait en langue turque 595, et quand dans un dis-

595 Thomas Steindeld, « La crainte absurde de la “petite Turquie” », Courrier international,n° 902, Février 2008, p. 18.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 212

cours prononcé à Cologne, il a exhorté ses auditeurs turcs à ne pas s’assimiler en

Allemagne, à ne pas devenir citoyens allemands, mais au contraire, à préserver

leur identité turque. Il est allé jusqu’à considérer que « l’assimilation est un crime

contre l’humanité », pour légitimer son souhait que la communauté des Turcs

d’Allemagne (plus de 2,5 millions) se pérennise en tant que minorité musulmane.

Le dirigeant turc a contribué ainsi à réveiller l’opinion majoritaire des Allemands

qui ne veulent même pas entendre parler d’une intégration (tollé soulevé par le

projet de la construction d’une mosquée en plein cœur de Cologne). Mais, d’un

autre côté, le constructivisme cosmopolitiste (car cela en est bien un contraire-

ment à ce qu’en dit Beck 596, puisqu’il s’agit d’abord et avant tout de faire triom-

pher une conception du monde grâce à la matérialité de la mondialisation) ne

manque pas d’atouts pour parvenir à ses fins. Ils résident dans des faits que ses

théoriciens justifient par avance et qui résultent des stratégies de certaines catégo-

ries d’acteurs qui entendent faire disparaître, en Europe en particulier, toute résis-

tance à l’ordre marchand. Ces faits sont : 1) le démantèlement du pouvoir écono-

mique et du contrôle social de l’État au nom de la libre circulation des capitaux ;

2) la dissolution des identités et des solidarités nationales dans l’immigration au

titre de l’indifférence [221] des êtres humains et de l’indivisibilité de leur espace ;

3) la force représentationnelle ou la puissance productive (cf. Lukes, Barnett et

Duvall) du discours émis par les médias sur l’inéluctabilité du cosmopolitisme

sous tous ses aspects démographiques et culturels ; 4) la stimulation de

l’égocentrisme par les NTIC et par la marchandisation. Ce dernier constat pose

d’ailleurs un grave problème de consistance à la démocratie. Effectivement, alors

qu’elle paraît atteindre son apogée avec l’extension de la « démocratie participati-

ve », il n’est en rien démontré que tout cela ait un quelconque effet sur la prise de

décision politique, et que la multiplication des débats change quelque chose aux

déterminations des décideurs. Enfin, dernier atout et non des moindres pour la

thèse de Beck, l’hégémonisme politique et sociétal des États-Unis, puissance

« poisson pilote » de toutes ces transformations, qui se projettent comme l’image

en réduction du monde à venir. Et qui, par conséquent, entendent amener ou for-

cer tous les autres peuples et autres sociétés à accepter les critères de leur propre

représentation du monde.

596 Ulrich Beck, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, op. cit., p. 148.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 213

B. Le néomédiévalisme globalet la convergence des crises

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Paradoxalement, si la « cosmopolitisation » ne doit pas être autre chose

qu’« un processus non linéaire, dialectique, dans lequel l’universel et le contex-

tuel, le semblable et le différent, le global et le local doivent être appréhendés non

pas comme des polarités culturelles, mais comme des principes étroitement liés et

imbriqués l’un dans l’autre » 597, il faut admettre que cette appréciation de Beck

n’est guère rassurante pour tous ceux qui voient dans la mondialité une gestion

collective et une solidarité de tous les instants. Quid en effet, de l’organisation et

du fonctionnement de la société mondiale, quand il avoue que « le cosmopolitis-

me n’est pas un modèle d’intégration mondiale ou de consensus mondial » 598

après avoir soutenu le contraire (cf. sa citation, note 474). Quid de l’État mondial et

de l’unification de la planète en tant que versant politique attendu et espéré de la

mondialisation. Les obstacles à surmonter sont trop gigantesques pour qu’il en

soit autrement. Au contraire, une dislocation du [222] monde tel qu’il existe est

plus probable parce qu’« à l’image d’une dépression, plusieurs fronts d’une rare

violence sont en train de converger à très grande vitesse sur nous » 599. Et pas

seulement d’ordre naturel. Qu’adviendra-t-il de tous les sentiments de solidarité

exprimés face aux risques naturels et technologiques, telles l’émotion et la com-

passion soulevées à travers le monde par le tsunami indonésien, si le choc clima-

tique provoque des catastrophes en série ? Et si chacun, ou presque, a ses problè-

mes d’insécurité. À plus court terme, avant même que la pénurie de pétrole

n’exerce ses effets, les États ont désormais à résoudre les crises financières et

économiques et sociales (la crise alimentaire avec son cortège d’émeutes et qui ne

fait que commencer dans les pays pauvres, la crise de l’emploi et du pouvoir

d’achat qui touche les classes moyennes maintenant dans les pays riches). Frappés

de plein fouet par leur propre crise démographique (dénatalité et vieillissement

accéléré qui vont creuser les déficits, précariser les régimes de pensions et pénali-

ser l’activité productive), les pays développés vont devoir affronter celle des pays

pauvres qui se présente à eux sous la forme des vagues migratoires déstabilisantes

et qui mettent déjà leurs identités en jeu. D’une manière générale, en tant que fait

597 Ibid., p. 144.598 Ibid., p. 229.599 G. Ferone, op. cit., p. 11.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 214

social total, la mondialité entraîne l’émergence d’enjeux écologiques, socio-

économiques, démographiques, énergétiques, culturels et identitaires colossaux.

Largement sous-estimés par les apôtres de la société globale, ils témoignent du

fait que la mondialisation a peut-être atteint son point de rupture.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 215

[223]

Traité de relations internationales.Tome III. Les théories de la mondialité.

Conclusion du Traité

Une herméneutiquede la mondialité

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Avec la mondialisation de l’économie et avec la modernisation sous des for-

mes variées des sociétés humaines autrefois périphériques à l’Occident, l’histoire

est entrée dans son âge planétaire. D’immenses changements sont en train de se

produire parmi lesquels l’émergence de nouvelles puissances et l’affermissement

d’autres grandes aires de civilisation, grâce à leur accession à la modernité, ne

sont pas des moindres. Peut-être, comme cela a été évoqué au début de ce livre,

l’interrègne occidental touche-t-il à sa fin ? En tout cas, les prémices pragmatistes

de l’inter-ethnocentrisme (cf. tome I, chapitre introductif) apparaissent plus vali-

des que jamais, tant il est clair qu’on ne saurait continuer à s’en tenir à une seule

et unique vision du monde. Les Occidentaux devront renoncer à vouloir le mode-

ler à leur image, et à leur rêve de culture universelle, pour n’être plus qu’une

culture parmi les autres. Les Européens, quant à eux, seraient bien avisés s’ils se

décidaient enfin à reconsidérer leurs représentations idéologiques, mentales et

mêmes cartographiques, devenues obsolètes. Du point de vue épistémologique,

qui est celui de ce traité, il va de soi que raisonner sur les « Relations internationa-

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 216

les » en termes de mondialité n’est plus concevable hors de la pensée complexe.

La multiplicité des problématiques rencontrées, l’hétérogénéité holistique des no-

tions mobilisées et l’imprévisibilité des comportements humains appellent un sa-

voir transdisciplinaire, d’une part, et prohibent toute adhésion à une théorie uni-

voque, d’autre part. Soit tout le contraire d’une [224] science politique autiste qui

s’enfermerait dans sa croyance en une explication moniste et universelle enraci-

née dans le culte de la Raison (qui prétend réduire le réel à de l’idée, comme le

font bon nombre de « constructivistes ») et de son horizon fixe (un monde enfin

homogène, complètement métissé et débarrassé de toute domination) en adoptant

une position de surplomb par rapport à son objet et par rapport aux autres disci-

plines dont elle est pourtant complètement tributaire. Quant à l’insécabilité des

faits et des valeurs (ceux et celles qui caractérisent la mondialité postmoderne, par

rapport à la modernité occidentale), et qui est de tous les temps, elle nous appelle

à rejeter tout choix impératif entre des théories qui nous empêcheraient de prendre

en compte l’interaction entre les facteurs matériels et idéels, entre les « intérêts »

et les « systèmes de croyance ». Et qui nous obligeraient à opter pour une appro-

che strictement matérialiste ou purement psychologique. Ce qui, malheureuse-

ment, n’a été que trop longtemps le cas, et ce qui dure encore avec la substitution,

comme courant dominant dans l’étude des relations internationales, d’un psycho-

logisme constructiviste (de l’identité et de l’image de soi et de l’autre) à différen-

tes alternatives plus ou moins matérialistes (de la puissance physique, du choix

rationnel, du matérialisme historique). La complexité de la mondialité exige qu’on

mutualise, autant que faire ce peut, ces théories. Dans le prolongement de ce que

nous avons exposé quant aux apports respectifs de l’herméneutique (cf. notre in-

troduction générale, tome I) et de la systémique (cf. son usage dans l’interpré-

tation du système international, tome II), nous pensons que le pragmatisme mé-

thodologique permet, sinon de remplir cet objectif, au moins de dépasser les que-

relles.

À cause de la globalisation il convient de considérer le monde comme un

Tout, et de voir dans celui-ci le point de départ de l’analyse. Et certainement pas

de prendre comme tel une unité, un type d’acteur, ou un processus spécifique,

comme l’expose la sociologie des relations internationales qui se met dans

l’impasse en réfutant la globalité et en se dispersant dans des études de cas dont

elle ne peut même pas dupliquer les résultats. Le concept de système mondial qui

est d’ordre agrégatif, téléologique (dans le sens où il intègre les intentions, prati-

ques et théoriques, des [225] complémentaires. D’une part, parce qu’on ne saurait

réduire l’ensemble des interactions complexes qui constituent la mondialité aux

seuls rapports interétatiques, même si le système des États, en demeure la compo-

sante la plus déterminante. D’autre part, parce qu’on ne saurait pas plus accréditer

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 217

l’existence d’une société mondiale pour la cause essentielle de la prégnance de

moins en moins évidente, et pour le moins insuffisante, des valeurs supposées

universelles, et parce que la prolifération et les déterminations contraires des ac-

teurs non étatiques aggravent l’état d’anarchie, créent de l’anomie, plus qu’elles

ne contribuent à structurer une société. Et quand bien même prendrait-on ce terme

dans un sens large, celui que lui donne Barry Buzan, à savoir que ni les États ni

les acteurs non étatiques ne s’excluent mutuellement, on est constamment en pré-

sence de jeux de pouvoir, de coercition, d’influence, d’intérêts particuliers ou col-

lectifs à satisfaire. Dès lors, si la puissance, massive ou diffuse, cynique ou discrè-

te est toujours le référent du système, la géométrie transformable, plastique, de sa

configuration est la résultante de l’interaction des stratégies des acteurs, elles-

mêmes dictées par les intentions, les objectifs et les visions du monde, mais aussi

par les ressources forcément limitées de ces derniers.

L’intentionnalité des acteurs étant sans aucun doute l’élément le plus mysté-

rieux de l’analyse, la mobilisation des différents paradigmes, en statuant sur des

évolutions possibles, permettra de réduire les zones d’incertitude. Par ailleurs, la

configuration systémique n’est pas purement conceptuelle et abstraite, car elle se

construit dans l’espace concret qui est l’espace géographique. Cet espace est pola-

risé et déséquilibré, parce que son organisation est soumise à des logiques liées

entre elles dans une combinatoire dialogique. Autrement dit, le principe trialecti-

que qui pose qu’elles soient à la fois complémentaires, concurrentes et antagonis-

tes, crée de l’imprévisibilité et laisse libre le système de toutes les bifurcations

possibles. Et c’est parce que la complexité du système mondial fait que ses états

et ses configurations ne sont pas prédéterminables que les différentes théories

(néoréaliste, néolibérale, constructiviste, etc.) ont encore un intérêt en permettant

peut-être de les anticiper dans des modèles. [226] Mais, si l’une d’entre elles para-

ît rendre compte, mieux que les autres, d’un contexte donné ou de l’état de l’un

des champs du système, elle s’avère incapable de restituer à elle seule la com-

plexité de la mondialité. C’est en cela que les théories restent « des chemins qui

mènent nulle part » 600.

Nous avons nous-même renoncé dès le début, à adhérer à la doctrine « repré-

sentationaliste » qui envisage la connaissance comme l’acquisition par le sujet des

traits caractéristiques d’un monde préexistant, et qui croit pouvoir établir une cor-

respondance entre représentation et réalité, et pouvoir proposer une vision exacte

du réel. Les représentations de l’objet que l’on se donne ne sont pas des effets de

miroir dont l’un finit par être vrai, mais seulement des propositions dont on se li-

600 Martin Heidegger, Chemins qui mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 218

mitera à examiner la cohérence, ou des configurations dont on évaluera

l’autoconsistance. On sait que le pragmatisme méthodologique envisage la

connaissance comme un pouvoir, comme un outil destiné à affronter la réalité,

mais a renoncé à l’idée de la vérité comme correspondance avec la réalité 601. En

conséquence de quoi, si l’on est d’accord avec Richard Rorty pour dire « qu’aussi

loin que l’on aille, il n’y jamais que des contextes », que toute chose, en particu-

lier l’objet de la recherche varie en même temps que le contexte, il est préférable

de raisonner en termes de recontextualisation. C’est-à-dire d’admettre que le sys-

tème mondial voit son contexte se transformer en permanence sous l’effet des

stratégies et des comportements des acteurs et de leurs rétroactions. Et de se

contenter de faire des propositions alternatives et successives sur l’objet, qui

soient ses représentations hypothétiques en fonction des paradigmes adoptés.

1. Complexité et pragmatismeméthodologique

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La pensée complexe est un héritage intellectuel de l’Europe 602. Sa résurgence

aujourd’hui est la réminiscence des mouvements intellectuels qui furent éliminés

au cours de la « guerre civile épistémique », selon l’expression d’Éric Hobsbawm,

et qui vit triompher le camp de la Raison en Europe 603. Elle s’explique par la

[227] capacité de la « complexité » à proposer des concepts, en relation avec la

systémique et la multidisciplinarité, pour mieux interpréter les relations interna-

tionales (Jervis) et les dynamiques de la globalisation (Rosenau). Elle permet, via

le pragmatisme en postulant que la connaissance est construite par un sujet qui

organise les données qu’il observe (Piaget), de renouveler et d’alterner les pers-

pectives théoriques. Elle libère le chercheur de l’obsession d’une recherche tech-

nicisée et normativisée à l’extrême, qui l’entretient dans l’illusion qu’elle lui ga-

rantit l’accès à la connaissance fondamentale, et par conséquent qu’elle le confir-

me dans ce qu’il détient cette vérité, que d’une façon ou d’une autre il avait pres-

sentie. Elle détruit les fondements de la certitude, oblige à la modestie de

l’approche herméneutique et à la prise en compte de la dimension stratégique de

601 Nicholas Rescher, Methodological Pragmatism. A Systems-Theoretic Approach to theTheory of Knowledge, New York, New York University Press, 1977.

602 Damian Popolo, « Complexity in a complex Europe : Reflections on the cultural genesis ofa new science », ECO Issue, vol. 8, n° 2, 2006, p. 65-76.

603 Damian Popolo, op. cit, p. 66.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 219

chaque théorie. Au plan de la méthode, la pensée complexe est alors la mieux in-

troduite par le pragmatisme quand celui ci pose qu’il existe trois préalables à toute

recherche scientifique : 1) « la cognition humaine a un telos » ; 2) « ce telos est

complexe et embrasse non seulement la connaissance en soi et ses progrès mais

aussi son intérêt pratique dans la conduite des choses de la vie » ; 3) « la légitima-

tion rationnelle de la cognition ne peut proprement se vérifier que par référence à

l’ensemble des intérêts humains, et prioritairement à ceux qui relèvent de la vie

pratique » 604.

A. La dimension stratégique des théoriesdes relations internationales

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Toute théorie est faite pour quelqu’un ou pour quelque chose, comme on a pu

l’écrire avec Robert Cox en préambule à ce traité. Le pragmatisme souscrit à ce

constat et l’a posé depuis longtemps. Il considère que la théorie et la pratique sont

inséparables, et que nos conceptions qui ne sont que des croyances sont des habi-

tudes de l’action (Rescher, Rorty). Les auteurs qui s’en réclament ou non, mais

qui relèvent de l’épistémologie historique allemande ou de la philosophie nord-

américaine, partagent la thèse schopenhauerienne selon laquelle l’intellect est

universellement subordonné à la volonté et qu’au final toute théorie est orientée

vers un [228] objectif social ou politique. En France, un tel scepticisme envers le

désintéressement ou la neutralité de la recherche est moins fréquent. Cela aurait

été peut-être différent si l’École française du XVIIe siècle, celle des sceptiques

Marin Mersenne et Pierre Gassendi s’était perpétuée 605. Ou si la mort prématurée

de Blaise Pascal, un précurseur de la pensée systémique 606, ne nous avait pas pri-

vés d’une pensée antidote au cartésianisme.

Au sujet de cet impératif stratégique, force est de constater que le libéralisme

économique qui ordonne aujourd’hui le monde est bien, à la fois, la théorie domi-

nante qui entend expliquer les rapports humains et la conséquence directe de la

volonté des puissances marchandes qui y trouvent leur compte. De la même fa-

çon, la philosophie des Droits de l’homme qui est, selon Rorty, la version anthro-

604 Nicholas Rescher, op. cit, p. 24.605 Ibid., p. 299.606 Blaise Pascal : « Je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout ; non

plus de connaître le tout sans connaître les parties », Pensées, Paris, Le Livre de Poche,p. 34.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 220

pologique inaugurée par Descartes et explorée par Kant du concept de nécessité

située par eux dans les esprits des hommes et qui est supposée les faire échapper à

la contingence de l’Histoire, est en même temps la machinerie conceptuelle qui

sert à légitimer les politiques qui travaillent à l’homogénéisation de l’humanité,

tout en décrivant ce phénomène comme une fatalité finalement bienvenue. En

d’autres mots, la théorie en sciences sociales sert soit à justifier des comporte-

ments, des actes, des stratégies, soit à se persuader que tout cela a un sens et suit

une direction rationnelle. C’est-à-dire qu’elle relève de conditions qui existent a

priori et qu’il suffit de découvrir. Charles Taylor défend ce même avis quand il

écrit que « nous pouvons dire que la théorie sociale apparaît quand nous essayons

de formuler explicitement ce que nous sommes en train de faire, de décrire

l’activité qui est centrale pour une pratique, et d’y relier les normes qui sont in-

dispensables pour cela » 607. Pour écarter le risque de la réification, un travail de

recontextualisation des théories doit donc être fait en avançant dans la complexité,

parce que c’est l’association de la contextualité et de la complexité (le système

mondial est un complexe de contextes) qui permet d’y arriver. C’est en fonction

de ce besoin que le repositionnement du couple géopolitique-géostratégie que

nous avons voulu, ainsi que quelques autres qui tiennent la géopolitique pour une

« pratique culturelle interprétative » 608, s’avère spécialement opératoire. En effet,

il s’agit alors avec la géopolitique, comprise comme une herméneutique spatiale,

de s’attacher à [229] l’interprétation de l’étant du système mondial (c’est-à-dire

de sa configuration et de ses dynamiques, et des positions structurelles des acteurs

en intégrant les théories qui sont énoncées quant à leurs relations mutuelles), et

avec la géostratégie de mettre en rapport les comportements des acteurs qu’elle

analyse dans les différents champs du système où ils interviennent (l’analyse stra-

tégique cherche à comprendre les intentions et les perceptions des différents ac-

teurs, et à ce titre, elle permet d’enquêter sur les origines des théories. C’est aussi

l’occasion pour l’analyse géostratégique critique de déconstruire les cultures géo-

politiques des gouvernants et des gouvernés, de décrypter les imaginaires géopoli-

tiques et nombre de discours géostratégiques 609).

607 Charles Taylor, « Social theory as practice », Philosophy and the Human Sciences. Philo-sophical Papers 2, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, rééd. 2005, p. 93.

608 Gearoid O’Tuathail (Gerard Toal), « Geopolitical Structures and Cultures : TowardsConceptual Clarity in the Critical Study of Geopolitics », Geopolitics. Global Problems andRegional Concerns (Edited by Lasha Tchantouridze), Winnipeg, University of Manitoba,Center for Defense and Security Studies, 2004, p. 75.

609 Ibid., p. 82- 88, p. 93-97.

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B. Les procédés du pragmatisme méthodologique :enquête et interprétation

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La méthode n’est pas tant le moyen d’acquérir des certitudes définitives, que

d’interpréter la relation entre l’homme et son univers et qui est une relation socia-

le autant qu’écologique (ce qui est un point de convergence avec les constructivis-

tes réalistes ou pragmatiques 610). Elle se résout donc à une herméneutique (en

termes d’objet et de champs d’objet présentant ou non une cohérence et riches de

significations diverses) qui elle-même repose sur l’enquête 611. John Dewey l’a

clairement exprimé dans le titre de l’un de ses livres principaux (Logique, la théo-

rie de l’enquête) 612. Une herméneutique de la mondialité commence donc par

une analyse de chacun de ses champs. On peut les démultiplier, mais le souci de

la précision et de la pertinence doit faire que chaque champ corresponde dans sa

constitution à la définition qui en a été proposée à partir des travaux du sociologue

Pierre Bourdieu et du géographe René Brunet, dont on peut différencier ainsi les

positions :

« Tandis que pour Pierre Bourdieu un champ est un espace structuré depositions par des acteurs disposant de capacités inégales et décidés à ac-quérir ou à conserver leurs positions, il est selon Roger Brunet l’espaced’action d’un phénomène géographique particulier qui, à la fois, en spéci-fie la nature et le différencie [230] en fonction de son inégale intensité.Champ de forces et objet matériel ou symbolique d’une compétitiond’acteurs, comme le distingue le premier, il est en même temps un espaceconcret à trois dimensions (la position, l’étendue et la distance), comme leprécise le second 613. »

610 Cf. Tome II, p. 281-286. Voir aussi, Paul Kowert, Jeffrey Legros, « Norms, Identity, andtheir Limits : A Theoretical Reprise », in Peter Katzenstein (ed.) The Culture of NationalSecurity. Norms and Identity in World Politics, New York, Columbia Press, 1996, p. 451-497.

611 Charles Taylor, « Interprétation and the Sciences of Man », Philosophy and the HumanSciences, op. cit., p. 15-57.

612 John Dewey, Logique, la théorie de l’enquête, Paris, PUF, 1993.613 Michel Bussi, Gérard Dussouy, Stéphane Rosière (sous sa direction), André-Louis Sanguin,

Dictionnaire de l’espace politique, Paris, Armand Colin, 2008.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 222

Les logiques de pouvoir sont au cœur de l’analyse, faut-il le rappeler ? Au ni-

veau mondial, qui nous occupe ici, nous retenons cinq champs que nous explici-

tons plus loin. Chacun doit être l’objet d’une procédure d’enquête qui doit saisir

sa logique interne de structuration, son intelligibilité et sa rationalité 614. Pour ce

faire, il n’est pas nécessaire de multiplier les études de cas car c’est une méthode

qui conduit à une impasse puisque par définition il ne peut y avoir de réplication

des résultats, sachant que chaque cas est un contexte et que les valeurs changent

en fonction des cultures 615. Une approche cognitive et compréhensive (emprun-

tant leurs prémices aux différentes théories des relations internationales) lui est

préférable, parce qu’elles produisent des représentations susceptibles d’être vali-

dées temporairement et de comprendre « comment le monde travaille », en

contribuant d’abord à une interprétation partielle, celle du champ, puis à une in-

terprétation globale, celle du système.

Dans l’espace multidimensionnel interactif, la principale difficulté relative à

l’herméneutique systémique réside dans les relations d’incertitude qu’engendrent

les interfaces des champs. Elles caractérisent l’état du système mondial actuel,

sauf que la mondialisation, c’est-à-dire les règles du capitalisme mondial, impose

la logique d’une interdépendance coercitive. Il est alors entendu que pour être

considérée comme dominante, une logique spécifique à un champ doit avoir une

portée systémique. C’est-à-dire qu’elle doit influencer le comportement de tous

les acteurs en isolant ou empêchant les perturbateurs. Elle doit aussi orienter dans

le sens de la compatibilité les autres logiques dimensionnelles, en en corrigeant

éventuellement les dérives dangereuses pour elle-même. Il lui faut, pour cela,

trouver dans les champs auxquels n’appartiennent pas les acteurs dont elle émane,

des relais générateurs de structures et de politiques adaptées. Tout cela fait que la

puissance (terme générique pour désigner les différentes formes de pouvoir et par

conséquent, comme l’exprimait Oran Young il y a déjà quarante ans 616, la capa-

cité de n’importe quel acteur donné dans le [231] système mondial à participer

aux processus de décision avec les autres) constitue le seul référent commun à

tous les champs du système. Ou de la société mondiale (en accord avec Barnett et

Duvall) si l’on considère qu’il en existe une. À ce titre, c’est elle qui assure leur

interconnexion. Dans la construction nécessairement géométrique du modèle géo-

politique systémique ou de ce que l’on peut appeler la carte structurale 617, ce qui

614 Nicholas Rescher, op. cit, p. 75.615 Charles Taylor, « Understanding and Ethnocentricity », Philosophy and the Human Scien-

ces, op. cit., p. 123.616 Oran Young, « A Systemic Approach to International Politics », 1968.617 Gearoid O’ Tuathail « (Dis)placing geopolitics : writing on the maps of global politics »,

Environment and Planning D : Society and Space, 1994, Volu­me 12, p. 528.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 223

revient un peu au même, cette interconnexion des champs en interaction est, par

commodité visuelle, représentée verticale. Mais cette verticalité n’implique pas

une hiérarchie de ces champs, contrairement par exemple au système spatial

d’Alastair M. Taylor 618, et cela pour deux raisons. La première est, dans la pers-

pective multidimensionnelle et pluri-ethnocentrique, qu’en fonction du contexte

matériel (économique, environnemental) et qu’en fonction de l’état de la culture

internationale et des choix idéologiques des acteurs, telle ou telle logique dimen-

sionnelle prend l’ascendant sur les autres. La seconde est, comme le soulignait

Oran Young, que dans un système international, et cela reste vrai dans un système

mondial à forte densité d’acteurs transnationaux, l’organisation des relations entre

les acteurs qui structurent les champs est plus horizontale que verticale en ce sens

qu’elle est plus coordonnée et négociée qu’elle n’est dictée et ordonnée 619. Ces

conclusions sur la portée de la théorie appellent une géopolitique systémique qui

soit aussi un outil de déchiffrement relatif des problèmes du monde contemporain,

dans toute sa complexité.

2. La géopolitique systémiqueen tant qu’herméneutique

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La connaissance valide n’étant pas la reproduction exacte d’un réel en soi

mais une représentation organisée de la réalité, il nous faut recourir à un système

d’interprétation d’une mondialité articulée en autant d’espaces diachroniquement

décalés qu’il y a de phénomènes spécifiques. C’est là qu’intervient la géopolitique

systémique. Son rôle est de proposer une modélisation susceptible d’être re-

contextualisée en permanence, à la façon dont nous l’avons déjà suggérée dans

notre ouvrage théorique 620 mais qu’il convient de rappeler avec maintenant quel-

ques actualisations et quelques mises au point.

618 Alastair M. Taylor, « A systems approach to the political organization of space », SocialScience Information, 1975, http://ssi.sagepub.com

619 O. Young, op. cit.620 Gérard Dussouy, Quelle géopolitique au XXIe siècle ?, op. cit.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 224

[232]

A. L’artefact/configuration systémique,instrument herméneutique

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La relativité complexe du système mondial (constellation d’acteurs dont les

relations sont médiatisées par les différents espaces factoriels) implique une

axiomatique toute en souplesse et en précaution.

Les axiomes sont les suivants :

– La réfutation de toute linéarité historique sachant que dans tout système so-

cial les états de ce dernier découlent de l’interaction des stratégies des acteurs et

que leurs conséquences sont le plus souvent inattendues. Or, la vie internationale

est pleine d’interconnexions complexes. Et une simple variable peut avoir un im-

pact disproportionné. Le changement existe et ce serait une manière antisystémi-

que de penser le contraire, d’insister sur la persistance, mais il n’est pas cette es-

chatologie à laquelle adhèrent tous ceux qui ne jurent que par lui. Il est de plus ou

moins longue portée.

– La configuration systémique (l’artefact) est la construction spatiale abstraite

déterminée par l’interaction des stratégies des acteurs (dépendantes les unes des

autres), elles-mêmes en liaison avec leurs positions structurelles respectives (tri-

butaires des capacités, de l’identité, de la culture géopolitique, de la représentation

du monde de chacun d’eux) et des données macrosociales (soit les ressources et

les contraintes des différents champs avec chacun sa logique propre de structura-

tion). Cette configuration est en mesure de décrire un ordre géopolitique au sens

où Agnew et Corbridge l’entendent, c’est-à-dire un système organisé de gouver-

nance à la fois cohésif et conflictuel 621.

– L’espace relatif qu’est la configuration systémique (configuration de

champs et d’acteurs à la fois) fait que celle-ci s’organise autour de centres diffé-

rents et alternatifs. La multipolarité et la complexité (l’entrecroisement des binô-

mes centre/périphérie et la coprésence dans un même espace d’éléments centraux

et périphériques d’essences diverses) en sont les résultats prévisibles. Cependant,

en fonction d’une logique dimensionnelle temporairement dominante (militaire,

621 John Agnew and Stuart Corbridge, « The new geopolitics : the dynamics of global disor-der », A World in Crisis ? Geographical Perspectives, édit. R. J. Johnson and P. Taylor,Oxford, Blackwell, 1989.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 225

économique, symbolique ou dissymétriquement cumulative), une configuration

unipolaire ou multipolaire peut en résulter.

[233]

– Au niveau de l’acteur, l’identité, l’intentionnalité et la capacité d’agir sur le

système mondial, sont les critères décisifs. Ensemble, ils permettent de hiérarchi-

ser entre les acteurs, qui entendent maintenir en l’état ou faire évoluer le système,

et les simples actants à la finalité beaucoup plus courte, qui sont susceptibles seu-

lement d’agir sur celui-ci quand ils intègrent des flux (ex : migrants ou touristes

internationaux). C’est là aussi une façon de réintroduire l’individu dans le système

comme tant d’auteurs de tous horizons l’ont revendiqué, de lui restituer une subs-

tance humaine. Mais il ne faut pas pour autant se méprendre sur le libre arbitre de

cet individu, parce que, sans revenir sur la discussion sur la nature humaine, les

nouvelles sciences de l’homme amènent à penser, comme le neurobiologiste Jean-

Didier Vincent le défend, que l’individu n’est pas totalement libre de prendre une

décision, et qu’il subit un double déterminisme, celui des gênes qui lui imposent

des prédispositions et celui de l’environnement qui le forge 622. Dans le système,

il existe une pluralité d’identités et de sens. Les premières sont, à la fois, naturel-

les (c’est ce démontrent tous les jours les progrès de la génétique) et construites

par un formatage social et historique (national, international ou global), le plus

généralement ; par des interactions systémiques, éventuellement.

– La réalité du système mondial n’est approchée qu’à travers des représenta-

tions, celle de l’observateur et celles des acteurs que lui-même observe. Elle inclut

un réel matériel et un système de croyances dont l’interface détermine la configu-

ration. Comme cela a été noté dans le chapitre introductif, l’interférence des deux

sortes de représentations, celle de l’observateur et celles des acteurs (avec leurs

préjugés respectifs), et la probabilité que celle du premier déforme l’interprétation

de celles des seconds, oblige à une « double herméneutique ».

622 Jean-Didier Vincent, Biologie des passions, Paris, Odile Jacob, 1986 ; Luc Ferry, Qu’est-ceque l’homme ? Paris, Odile Jacob, 2000.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 226

B. L’artefact et son autoconsistance

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À partir de cette axiomatique la marche à suivre consiste à vérifier la cohéren-

ce interne de la configuration systémique, puis à évaluer sa consistance cognitive

c’est-à-dire celle des faits avec la représentation qu’elle en donne. Les conditions

d’autoconsistance [234] sont structurelles et relationnelles à la fois, et elles exis-

tent à deux niveaux : l’un horizontal, ou dimensionnel, qui se décompose en au-

tant de paliers qu’il y a de champs, et l’autre vertical, interfacial ou interdimen-

sionnel. Si au premier niveau les conditions d’autoconsistance ne sont pas trop

difficiles à dégager, malgré l’entrelacs des formes territoriales et réticulaires pro-

pres à chaque champ, au second niveau, on ne peut concevoir que des relations

d’incertitude. En effet, dans chaque champ on peut discerner une logique dimen-

sionnelle qui sous-tend les stratégies des acteurs. Celle-ci reste différemment per-

çue et se trouve temporellement sujette à des disjonctions ou des discontinuités.

Chaque logique dimensionnelle tend tantôt à l’homogénéisation, tantôt à la frag-

mentation, et porte ses contradictions avec elle. Elle suscite chez les acteurs des

stratégies d’accompagnement, de surenchère, mais aussi d’évitement, de refus ou

de rupture. Par effet de mimétisme et d’accumulation, ces dernières peuvent en-

traîner un retournement ou pour le moins un dysfonctionnement.

En revanche, lorsqu’il s’agit d’évaluer les interactions dimensionnelles ou les

jeux d’interfaces, le résultat ne peut être tenu pour intangible. Les incertitudes foi-

sonnent. Le seul référent commun est alors la puissance. La puissance n’est pas,

comme on l’a montré, réductible à une même unité. Elle n’en reste pas moins in-

dépassable. Si aucun paradigme ne peut se suffire à elle-même, aucun paradigme

ne peut l’évacuer. Comme elle est d’ordre principalement topologique, c’est-à-

dire qu’elle s’évalue en termes de position et de relation, qu’elle est conditionnée

par les dimensions du système, il apparaît tout à fait heuristique de l’évaluer par

rapport à l’axe qui passe par les centres de chacun des champs du système mon-

dial et qui figure son optimum. L’intérêt de l’acteur multidimensionnel qu’est

l’État est alors d’être le plus proche possible de cet axe idéal, ou du centre de cha-

que champ. Quant à l’acteur unidimensionnel, en principe l’acteur de type non

étatique, pour atteindre ses propres buts qui se situent dans son champ d’origine,

il est obligé souvent de s’impliquer dans d’autres. D’où la nécessité pour lui de

disposer de relais d’influence. Cela explique son intérêt pour les réseaux. La ques-

tion finale est de savoir si les changements qui affectent la structuration des

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 227

champs, et du même coup la structure globale de la puissance, sont conformes à

tel ou tel paradigme.

[235]

C. Les variables de configuration

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Afin de saisir du mieux possible la complexité de la configuration du système

mondial, on le décompose en cinq champs. Le premier est l’espace physique, na-

turel. Le second est l’espace démographique mondial. Le troisième est le champ

interétatique. Le quatrième est le champ socio-économique. Ensemble, c’est-à-

dire de manière interactive, ces quatre premiers champs forment la structure maté-

rielle du système, que l’on peut appeler, avec les géopolitologues américains

postmodernes 623, l’infrastructure géopolitique. Et le cinquième espace spécifique

est le champ symbolique, idéel et culturel (lequel, selon ces mêmes personnes,

rassemble les visions, les imaginaires, les cultures et les discours géopolitiques).

Chacun d’entre eux contient une ou plusieurs variables susceptibles de modeler

ou de faire évoluer la configuration mondiale.

D. L’espace naturel :ressources et environnement

L’espace physique redevient une dimension fondamentale des relations inter-

nationales. Moins pour les raisons qui ont stimulé la géopolitique classique (enco-

re que certains auteurs américains n’hésitent pas à appliquer le modèle de Mac-

kinder à la nouvelle donne mondiale, marquée par un retour en force de

l’Eurasie 624), que parce qu’il renvoie à la question de la disponibilité des res-

sources naturelles et aux effets du réchauffement climatique. La raréfaction des

premières sous la pression de la demande croissante et de l’épuisement des réser-

ves devrait conduire à une exacerbation des tensions. En particulier dans le do-

maine des hydrocarbures sachant que 80 % de l’énergie mondiale continueront de

provenir d’eux. La pénurie de pétrole n’est pas à écarter, avec toutes ses consé-

623 Gearoid O’ Tuathal, cf. les deux articles cités.624 F. William Engdahl, A Century of War : Anglo-American Oil Politics and the New World

Order, New York, Pluto Press Ltd, 2006.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 228

quences économiques et politiques. Et bien d’autres ressources sensibles sont ex-

traites dans des zones instables. Le processus de la mondialisation économique

pourrait s’en trouver suspendu. Dans l’avenir, les perturbations de

l’environnement naturel engendrées par le progrès technique et la pollution, avec

en particulier la destruction d’importantes zones forestières, l’accroissement du

trou de la couche d’ozone (peut-être en voie de [236] résorption) les changements

climatiques, et la question de l’eau devraient exercer de nouvelles contraintes.

Même si l’on ne sait à quelle échelle et dans quel délai. Des phénomènes naturels

extrêmes répétitifs sont à prévoir. Les nombreuses réunions internationales, y

compris le Sommet de la Terre de Kyoto en 1997, convoquées pour arrêter les

mesures à prendre ont été décevantes. Rien ne dit que la concertation mise en pla-

ce résisterait à une réelle « crise écologique » du genre de celle que déclencherait

la montée du niveau des mers de plusieurs centimètres, ou du genre de celle que

provoquerait une sécheresse de grande amplitude. La sécurité environnementale

s’invite au débat international.

Le champ démographique

Il est probable que le paramètre démographique va s’avérer au XXIe siècle

aussi décisif dans l’histoire du monde qu’il l’a été dans des périodes antérieures

(effondrement démographique de l’empire romain et invasions barbares entre le

IVe et le VIe siècle ; invasions arabes aux VIIIe et IXe, puis turques entre le XIe et

le XVIIIe ; émigration massive d’Européens vers les Amériques au XIXe siècle ;

traite des Noirs, etc.). Cela du fait des considérables déséquilibres régionaux cons-

titués (en termes de nombre, d’âge et de niveau de vie) et, corrélativement à ce

qu’il adviendra en termes de contrôle, d’arrêt ou de débordement des flux migra-

toires. Il faut compter également avec les conséquences économiques et politi-

ques, mal évaluées à ce jour, du vieillissement des populations, surtout en Europe.

Là encore, l’expérience du déclin démographique (de Rome, de la France du

XIXe siècle et du début du XXe siècle) ne laisse rien augurer de bon pour autant

que les effets biologiques et sociologiques du vieillissement puissent être modérés

par suite au progrès médical et technologique.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 229

Le champ interétatique :

déclin ou renouveau de l’État, fragmentation, nouvelles puissances

La thèse du déclin de l’État par rapport au rôle grandissant d’autres acteurs a

été l’alternative la plus souvent avancée ces dernières décennies. Alors que para-

doxalement, à la demande de [237] plusieurs communautés ethniques ou religieu-

ses, de nombreux États ont été créés, ce qui a entraîné une fragmentation politique

qui pourrait se poursuivre. Néanmoins le maintien de la suprématie de l’État, sous

certaines conditions de reterritorialisation et selon des modalités institutionnelles

à redéfinir (dans le cadre du régionalisme politique) est des plus probables. Cela

répondra à un besoin face aux désordres du monde (flux migratoires massifs,

baisse des niveaux de vie des pays occidentaux, accroissement des inégalités so-

ciales, etc.) qui vont devenir de plus en plus intolérables. En outre, rien ne permet

d’affirmer que toutes les volontés de puissance se sont effacées une fois pour tou-

tes. Bien au contraire, avec la Chine, l’Iran, l’Inde, la Russie, on assiste à un re-

tour très clair à la realpolitik. De leur côté, les États-Unis feront tout pour mainte-

nir le plus longtemps possible leur domination dans tous les domaines. Il n’est pas

impossible qu’ils renouent avec le protectionnisme, tout en demeurant interven-

tionnistes pour garantir leur sécurité globale (marchés, approvisionnement énergé-

tique). Même si l’on peut présager, en raison de la présence de l’arme nucléaire,

une faible probabilité des grandes guerres interétatiques (ce qui ne veut pas dire

que l’histoire soit finie) la puissance militaire conservera une partie de sa pré-

gnance et nombre d’États (tous sauf les Européens !) continueront de développer

leur potentiel militaire. Des questions territoriales demeurent en suspend, en Asie

notamment.

Le champ économique et social

Bien qu’une rupture d’origine énergétique ou environnementale ne soit plus à

écarter, la croissance de l’économie mondiale devrait se poursuivre, une fois que

la crise qui a débuté en 2008 aura été surmontée. Cependant, bien qu’essentielle à

l’équilibre global et à la légitimité de l’ordre marchand libéral, le véritable enjeu

n’est pas là. En vérité, il tient dans une question. À quels rythmes et selon quels

délais s’effectueront les rattrapages économiques des pays en développement ? Si

les estimations sont optimistes pour l’Asie orientale et la Russie, elles sont plus

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 230

réservées pour l’Amérique latine, l’Asie de l’Ouest et le Moyen-Orient, et très

pessimistes pour l’Afrique. Jusqu’à quel niveau les populations des pays dévelop-

pés, en particulier en Europe, accepteront-elles la [238] détérioration de l’emploi

et de leurs conditions de vie, en même temps que le creusement des inégalités ?

Sachant qu’en raison de leur démographie et pour cause de mondialisation du

marché du travail, elles ne peuvent déjà plus maintenir leurs acquis sociaux et

qu’elles sont, pour certaines catégories sociales, en voie de paupérisation. La va-

riable à considérer est ici l’orientation de l’économie mondiale. Soit qu’elle ira

dans le sens de la poursuite de la globalisation et de l’approfondissement de

l’intégration, en dépit de ses propres contradictions, soit qu’elle se traduira par la

révision du modèle libéral sous la pression du néomercantilisme et des crises so-

ciales.

Le champ symbolique : idéologies, cultures,

religions et identités

L’espace symbolique contient un grand nombre de paramètres. Son formatage

global est-il concevable ? Ou bien le communautarisme est-il insurmontable ?

L’essor des technologies de communication, le développement des réseaux et des

diasporas, engendrent des forces qui poussent tantôt dans un sens (abolition des

distances, acculturation médiatique), tantôt dans l’autre (solidarités ethniques, re-

ligieuses, ou autres). D’un côté, on constate l’émiettement identitaire et l’efface-

ment de l’idée nationale sous l’effet de l’immigration et de l’hétérogénéisation

des populations (en Europe) et de l’autre, on assiste à la montée en puissance et à

l’homogénéisation de grands blocs (Chine, où la crise tibétaine n’est que le symp-

tôme d’un dernier sursaut) et à la persistance ou à la radicalisation du religieux

dans la structuration de vastes espaces. Joseph Nye a tendance à penser que ce

champ est aujourd’hui le terrain de l’affrontement de deux soft powers,

l’islamisme et l’idéologie occidentale. Dans un contexte aussi complexe quel cré-

dit peut-on accorder à la thèse de l’existence et de l’extension d’une culture inter-

nationale ou universelle faîte de valeurs et de normes partagées et non pas impo-

sées ? Et qui, de surcroît, pour les constructivistes les plus remontés, est la clef du

changement mondial puisque, selon eux, c’est au niveau du champ symbolique,

intersubjectif par constitution, que tout se joue. Étant entendu que ses interféren-

ces avec les autres champs n’ont que des effets subalternes. Nous avons examiné

toutes les réserves que cette thèse soulève parmi les « internationalistes », [239]

autant par rapport à l’incertitude de la relation entre la culture internationale et

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 231

l’identité des acteurs que par rapport à sa propre connotation ethnocentrique 625.

Vraiment, elle verse dans le monisme méthodologique, assez simpliste, quand elle

réduit l’explication des conflits à une question de subjectivité, et leur extinction à

une affaire de psychologie bienséante.

3. Les conséquences géopolitiquesde la globalisation

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La réalité du changement de la configuration géopolitique mondiale dépend de

la convergence de toutes les variables identifiées, mais aussi des manières diffé-

rentes dont elles peuvent se combiner dans le temps et dans l’espace. Il y a donc

peu de chances pour que le changement soit régulier et progressif, sans retours en

arrière et sans heurts, et que tous les acteurs s’en accommodent. Consécutivement

à la globalisation qui accroît la complexité de l’analyse, il faut, pour cerner ce

changement, prendre en considération la géographie de l’espace-temps des ac-

teurs, soit, comme la définit Giddens, « le positionnement des acteurs dans des

contextes d’interaction et l’entrelacement de ces contextes eux-mêmes » 626. En

effet, en fonction de cela, ces acteurs sont toujours susceptibles de modifier leurs

stratégies, de changer leurs visions du monde et, par conséquent, d’interférer sur

la configuration et sur les événements. Tant de facteurs engagent à penser un scé-

nario complexe et à réfléchir à une régionalisation de l’objet, choses que nous

n’évoquerons ici que succinctement, sachant que le premier a déjà été le sujet

d’une recherche publiée et que la seconde devrait donner lieu à un ouvrage à ve-

nir.

A. Un scénario complexe

Incertitude et complexité (quant à la structuration du système mondial) mar-

quent les limites du modèle d’interprétation qui nous éclaire sur la configuration

du monde. Ainsi, jusqu’à la preuve du contraire (celle qu’apporteront éventuelle-

ment les turbulences économiques actuelles), l’unipolarité est la figure spatiale

[240] globale qui semble pertinente. Elle l’est dans la mesure où « l’unipolarité

625 Cf. notre Tome II du Traité, p. 256-266.626 Anthony Giddens, La Constitution de la société, Paris, PUF, 1987, p. 163.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 232

est une structure dans laquelle les capacités d’un État sont trop fortes pour être

contrebalancées »627. Il suffit pour l’admettre de considérer que les États-Unis

contrôlent près de 50 % des capacités, tous types réunis, de la planète (43 % des

dépenses militaires totales, 50 % de l’arsenal nucléaire mondial, une puissance fi-

nancière encore hier sans équivalent), et qu’ils génèrent à eux seuls 28 % du PIB

mondial. Il est clair que les États-Unis ont voulu tirer parti au maximum de

« l’instant unipolaire » qui s’est offert à eux, pour s’assurer les positions stratégi-

ques qui leur permettront de mieux rivaliser demain avec leurs compétiteurs

d’Eurasie (Russie, Chine, Inde) ou d’arbitrer un jour l’équilibre eurasiatique des

nouvelles puissances, mais encore pour prendre des gages sur l’échiquier pétro-

lier. Sans doute ont-ils surestimé leur capacité à imposer une pax americana qui

aurait l’allure d’une pax democratica en modernisant le monde musulman à partir

de l’expérience de l’Irak ? Ou bien n’est-ce qu’une question de temps ? En atten-

dant, au plan diplomatique, la guerre que les États-Unis ont ouverte ajoute au dé-

sor­dre qui règne à la surface du globe, en raison de l’absence de toute véritable

gouvernance mondiale, et parce que, depuis le 11 septembre 2001, existe une

nouvelle insécurité internationale, celle engendrée par le terrorisme religieux

transnational. Celui-ci, autant ou sinon plus que l’ouverture des marchés, a signi-

fié aux yeux de beaucoup ce qu’est la mondialité mais aussi la nouvelle vulnérabi-

lité de l’État.

Néanmoins, la géopolitique de la globalisation n’est pas aussi simple dans sa

réalité. Parce ce que si celle-là est un défi pour beaucoup d’États, elle est aussi la

conséquence de la projection de la puissance économique des plus performants

(États-Unis, Japon, Allemagne, Corée, etc.) et que loin de réduire systématique-

ment l’autonomie des économies nationales, elle accroît et conforte celles qui

parmi elles disposent de larges ressources humaines et d’une volonté politique

(Chine, Inde). En outre, l’interdépendance économique générée par le commerce

mondial et par les flux d’investissement est surtout effective à l’intérieur des nou-

veaux cadres d’interaction que sont les organisations régionales comme l’Union

européenne. Ensuite, il apparaît que les conséquences matérielles de la mondiali-

sation s’avèrent bien plus fortes que les conséquences culturelles et politiques

malgré l’émiettement des identités et [241] bien que l’extension et la densification

des réseaux conduisent à des reterritorialisations. Dès lors, la Grande Chine bien

plus que l’Europe, non remise de sa crise institutionnelle et sur le point de connaî-

tre la crise générale, paraît en mesure de participer au réaménagement de la struc-

ture globale de la puissance. En somme, la globalisation n’a pas transformé fon-

627 William Wohlforth, « The Stability of a Unipolar World », International Security 24,Summer 1999, p. 5-41.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 233

damentalement le système international dans sa nature, mais elle a suffisamment

d’impact sur une majorité d’États pour modifier leur hiérarchie et pour les amener

à réévaluer leurs capacités, leurs vulnérabilités et au final, leurs intérêts. Bien des

facteurs qui lui sont inhérents peuvent interférer sur les comportements et les stra-

tégies. En particulier tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, mettent en cause

la sécurité des États et de leurs populations 628. Suite à des événements plus ou

moins dramatiques, à des crises ou à des tensions, des changements d’équipes di-

rigeantes (et avec elles des conceptions du monde qui commandent aux politiques

extérieures) sont plus que jamais envisageables. La saisie de toute la complexité

du monde globalisé passe donc par un effort continu de recontextualisation qui

prend en compte, d’une part, une structure globale de la puissance pour le mo-

ment unipolaire, mais qui est grosse aussi d’une autre polarisation potentielle no-

tamment au niveau des « grands espaces », et d’autre part, son interaction avec

différents phénomènes, processus et agents issus des différents champs du systè-

me mondial (en particulier la version toujours contingente de la culture interna-

tionale). On comprend que rien de définitif ne peut être écrit.

B. L’unipolarité américaine, jusqu’à quand ?

Retour au sommaire

Depuis la fin de la guerre froide les dirigeants américains semblent penser que

la supériorité militaire écrasante des États-Unis leur donne l’occasion de façonner

le monde à leur guise, en même temps que de l’ouvrir le plus largement possible

au marché. Ils paraissent convaincus que ni l’Europe de l’Ouest, ni la Russie, ni la

Chine ou d’autres États soient prêts à rompre avec Washington, même si de nom-

breux dirigeants étrangers apprécient peu que les États-Unis fassent étalage de

leur suffisance. À cela des auteurs [242] opposent le risque de leur isolement di-

plomatique et l’affaiblissement d’une économie américaine, déjà atteinte par cer-

tains maux. Mais comment apprécier exactement la réalité de la puissance améri-

caine ? S’agit-il d’un empire, comme nous sommes-nous interrogés dans l’intro-

duction générale ? La réponse ne varie pas. En effet, si l’on accepte le principe

partagé par de nombreux historiens que l’empire suppose le contrôle territorial

sans partage et qu’il repose avant tout sur le pouvoir de coercition ou d’injonction

(le fait qu’il interfère directement et ouvertement dans la vie politique intérieure

des États sous influence), alors il n’existe pas, à proprement parler, d’empire amé-

628 Dr. Nayef R. F. Al-Rodhan, The Geopolitical and Geosecurity Implications of Globaliza-tion, Genève, Slatkine, 2006.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 234

ricain. Cet argument, discuté collectivement dans le cadre d’une ACI du ministère

de la Recherche français sur le thème « l’hégémonie et théories des relations in-

ternationales », a été développé dans notre introduction générale (cf. le tome I), et

repris notamment par John Ikenberry 629. Contre ceux qui ont tendance à compa-

rer les États-Unis à Rome (le point commun le plus évident étant la puissance mi-

litaire écrasante), il est facile de faire valoir qu’ils n’ont pas de colonies. En dépit

du fait que leur position géographique les oblige à être présents sur les Rimlands,

où ils entretiennent des bases militaires dans quarante pays, tandis que le Penta-

gone reconnaît une présence militaire plus ou moins importante dans 132 États

qui leur sont redevables à un titre ou à un autre, et sur lesquels ils exercent une

forte influence. Par nécessité géostratégique parce que le vaste espace continental

eurasiatique demeure le centre de gravité pérenne de la géopolitique mondiale,

comme cela est admis à Washington, leur désengagement total ne sera jamais

possible. Et puis, il ne suffit pas de disposer d’une grande puissance militaire, il

faut aussi que le monde le sache ! Comme Rome qui savait impressionner ses al-

liés ou ses adversaires, les États-Unis s’efforcent de séduire les peuples qu’ils

dominent, grâce à leurs moyens technologiques et au rayonnement de leur culture

de la consommation. Grâce encore à l’éducation de leurs élites selon les canons de

la société américaine. C’est ce que l’on appelle alors « l’hégémonie ».

Cette expression apparaît, en effet, plus adéquate que celle d’empire pour ca-

ractériser la position globale des États-Unis, bien qu’elle soulève elle aussi quel-

ques réserves, quant à son étendue. [243] Car ils n’imposent pas leur volonté ni à

la Chine ni à la Russie. Deux puissances par rapport auxquelles ils ont respecti-

vement mis en place un soft balancing régional (cf. tome II). L’hégémonie prend

assise sur la puissance, matérielle et immatérielle. Elle est une domination indi-

recte, « douce », supportable et acceptée. Elle procède de trois sources principa-

les : 1) le pouvoir d’influence et d’attraction (soft power de Nye). Reposant sur la

séduction des valeurs et de la société américaine, cette modalité de l’hégémonie

est en quelque sorte mécanique. Le prestige de la puissance dominante encourage

le mimétisme (Gilpin) ; 2) le pouvoir structurel (Nye, Cox, Gill, Strange) passe

par l’instrumentalisation des OIG créées à l’initiative de l’hégèmon, par le contrôle

des marchés internationaux, par la fixation des règles du jeu international (« régi-

mes internationaux »), par la détention de la monnaie internationale, etc. Ce type

de pouvoir a l’avantage de limiter les engagements extérieurs de l’hégèmon et

629 Cf. les débats épistémologiques soulevés sur le thème de l’hégémonie dans l’ouvrage préci-té à la note 345, Penser les relations internationales, sous la direction de Michel Bergès, Pa-ris, l’Harmattan, 2008, notamment la seconde partie. Cf. également G. John Ikenberry,« Liberal International Theory in the Wake of 9. 11 and American Unipolarity », IR Theory,Unipolarity and September 11th-Five Years On, Oslo, NUPI, 2006.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 235

d’économiser ses ressources. Son acceptation par les autres dure tant qu’il profite

à tous les partenaires ou tant qu’ils sont obligés de s’y résigner ; 3) le pouvoir

d’inculcation ou d’endoctrinement (Lukes) consiste par le biais du contrôle de

l’information, des médias, ou des processus de socialisation à « gagner le cœur et

l’esprit » des autres. Il use de la propagande et plus subtilement de « machineries

conceptuelles » (Berger et Luckmann) destinées à légitimer un ordre, à dénoncer

les « hérétiques » et à inhiber les concurrents ou les adversaires potentiels (cf.

Tome II). En somme, il y a hégémonie quand une puissance est en mesure

d’imposer sa volonté aux autres, de les entraîner là où elle veut, grâce à son pou-

voir de persuasion plutôt que de coercition.

La crise et les signes d’un tassement

de la puissance américaine

Tout cela s’applique aux États-Unis, car bien qu’étant le pays le plus puissant

du monde tout au long du XXe siècle, ils sont réputés avoir des intentions pacifi-

ques. Généralement, on leur prête l’intention de chercher à empêcher d’autres

puissances de dominer d’importantes régions du monde plutôt que de vouloir im-

poser leur propre domination sur ces régions. Or, la guerre irakienne a été révéla-

trice de ce paradoxe de la puissance hégémonique [244] qui est censée être au

service de l’humanité, mais à laquelle il est facilement reproché d’en faire trop ou

alors pas assez. C’est que, si l’on attend de l’hégèmon qu’il agisse comme gen-

darme mondial, et si de ce fait il est l’acteur qui prend les principaux risques, il est

difficile de lui imposer les modalités de l’action internationale, ainsi que le choix

du moment où il faut agir. De la même manière, on voit mal comment l’hégèmon

peut ne pas dissocier ses intérêts de ceux de la communauté internationale qu’il

est supposé prendre en charge, et ne pas les privilégier. Tôt ou tard, les catégories

divergent ou entrent en conflit. Une hégémonie peut-elle se convertir en « gou-

vernance multilatérale » comme beaucoup s’étaient déjà pris à l’espérer ? Selon

John Gerard Ruggie, le multilatéralisme consistant à ce que les États coordonnent

leurs politiques sur la base de principes généraux de conduite établis a priori (de

façon concertée, et spécifiant qu’ils s’engagent à respecter indépendamment de

leurs intérêts nationaux ou des exigences stratégiques susceptibles d’exister le

moment donné) on peut douter que les États-Unis s’y rallient, sachant qu’ils ont

pris leurs distances avec les Nations Unies, et maintenant qu’ils sont en crise.

D’autant plus que l’ordre libéral mondial est devenu problématique en raison, en

convient Ikenberry, de l’unipolarité américaine et de l’absence d’un équilibre in-

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 236

ternational, de l’aventurisme de l’Admi­nis­tration Bush (qui par contrecoup a

suscité une espérance naïve dans celle d’Obama), du décalage remarquable entre

la pratique de la démocratie aux États-Unis et leur comportement autoritaire

(quelle que soit l’Administration en place) envers les autres nations 630. Ce qui

s’explique parce qu’ils sont de plus en plus préoccupés, à la fois, par leurs propres

insuffisances et par les défis qui se profilent à l’horizon du milieu du siècle.

Il est clair maintenant aux yeux de tous que l’économie dominante américaine

entretient une antinomie : le fait qu’elle soit à la fois l’économie la plus riche et la

plus emprunteuse et donc la plus endettée du monde. Or, elle va l’être plus enco-

re. Même si certains économistes tempèrent cette réalité par l’effet dark matter

(cf. chapitre I). Le conflit irakien n’ayant rien arrangé, les déficits jumeaux (bud-

gétaire, plus de 400 milliards de dollars, et du commerce extérieur, plus de

500 milliards de dollars) comme [245] on les désigne, et les nouveaux emprunts

« anti-crise » a fortiori pénalisent une économie américaine qui devrait être prê-

teuse, comme toute économie dominante qui se respecte (telle la Grande Bretagne

au XIXe siècle). De sorte que, les États-Unis seront conduits soit à aspirer la plus

grande partie de l’épargne mondiale (865 milliards de dollars absorbés en 2001)

au risque d’engendrer la pénurie ailleurs, soit à fabriquer du dollar, à faire tourner

la « planche à billets ». Dans le premier cas, il faudrait qu’ils puissent continuer à

attirer les capitaux étrangers grâce à l’importance de leur marché, à la rentabilité

des investissements et à leur solvabilité (28 % du PIB mondial). Cependant, la ré-

cession, ou la dépression, engendrée par la crise des subprimes est susceptible

d’affecter fortement l’attractivité de l’économie américaine. Dans le second cas,

c’est le sort du dollar, dont le cours ne cesse de fléchir, qui est en cause. Parce que

l’inflation est toujours la sanction d’une politique monétaire trop laxiste. En mê-

me temps, on sait que ce sort se joue de plus en plus en Asie. En effet, Japonais,

Chinois et autres Asiatiques sont devenus collectivement les plus grands déten-

teurs étrangers de titres américains, dépassant les Européens à la fin de 2001. En

2002, ils ont généré 40% des flux d’investissements étrangers aux États-Unis

doublant le montant de leurs apports en seulement deux ans. Les Asiatiques sont

notamment acheteurs des bons du Trésor et des obligations des agences fédérales

américaines. On comprend alors la placidité des dirigeants chinois face aux pro-

testations américaines devant l’arrivée massive de produits chinois sur le marché

américain quand on sait que Pékin finance des portions de plus en plus importan-

tes de la dette américaine (la Chine détiendrait plus de 700 millions de dollars en

devises étrangères). Un dilemme va donc se poser, auquel Ferguson a, on l’a vu,

sa réponse. En tout cas, l’endettement international des États-Unis, qui a atteint

630 G. John Ikenberry, « Liberal International Theory… », op. cit.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 237

les trois milliards de dollars à la fin 2003, va s’accroître selon une courbe expo-

nentielle. Au risque de réduire les États-Unis, comme le faisait remarquer

l’économiste anglais Will Hutton, à l’état de république bananière 631. La crise du

crédit en cours, la persistance des déficits américains et la baisse corrélative, et

plus ou moins délibérée du taux de change du dollar [246] vont, tôt ou tard, poser

la question de la coexistence de l’euro et d’un billet vert affaibli. Certes, il serait

étonnant que les États-Unis n’utilisent pas les ressorts de la pax americana pour

sinon rétablir leur monnaie dans ses prérogatives, pour déstabiliser au moins la

zone euro. Mais, selon la façon dont les dirigeants européens se comporteront et

en fonction des intérêts des économies émergentes, il se pourrait aussi que l’euro

(un quart des réserves mondiales en devises contre les deux tiers pour le dollar)

finisse par supplanter la monnaie américaine en tant que monnaie de réserve mais

aussi comme monnaie de paiement. Alors ce tournant monétaire marquerait un

grand changement géopolitique.

Parallèlement, et la crise y contribue, l’image sociale des États-Unis se ternit

car le régime capitaliste de variété dérégulée, dont ils sont le champion, apparaît

de moins en moins légitime comme l’ont montré les manifestations contestatrices

de la globalisation, mais aussi, d’une certaine façon, le referendum français sur la

constitution européenne (voire les dernières élections législatives allemandes).

C’est que le sauvetage de ce qui reste du modèle social européen, caractérisé par

un haut niveau de protection collective et de plus en plus altéré et dérégulé sous la

pression de la mondialisation et de l’idéologie ultralibérale américaine, lui est op-

posé. Une tension d’origine sociale entre l’Europe et les États-Unis n’est donc

plus à écarter, car le caractère fortement inégalitaire, oligarchique pour ne pas dire

ploutocratique de la démocratie américaine rend l’exportation du modèle de plus

en plus problématique. L’impact de l’approche américaine sur les existences indi-

viduelles apparaît clairement dans les études internationales sur le bonheur et le

sentiment de bien-être ressenti par les individus, études dans lesquelles les États-

Unis enregistrent des résultats déplorables : espérance de vie inférieure à celle

prévalant en Europe, absence de mobilité sociale, temps de travail plus long (en

moyenne, les Américains travaillent trois cents heures de plus par an que les Bri-

tanniques, les Français ou les Allemands). Finalement, la productivité du travail y

est moindre qu’en Europe, parce que les entreprises américaines innovent et in-

vestissent peu, cherchent moins à être créatives qu’à accumuler des actifs qui ne

profitent qu’au sommet de l’échelle sociale.

631 Will Hutton, « L’économie américaine ne va pas si bien que ça », Courrier international,n° 669, août 2007, p. 42.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 238

[247]

La thalassocratie américaine et ses deux théâtres

d’intervention prioritaires

En tant que puissance unipolaire, les États-Unis demeurent avant tout une tha-

lassocratie en quête d’une homogénéisation hégémonique de la planète. Une tha-

lassocratie pour trois raisons : la domination sans partage des océans et des mers

par les flottes de guerre US ; leur présence militaire dans toutes les régions mari-

times du monde ; une capacité de projection de la puissance sans égale assumée

par un combinat militaire mer-air-cosmos. Sa pénétration en Eurasie est d’ordre

principalement logistique (bases militaires), tandis que les guerres d’Irak et

d’Afghanistan sont avant tout des guerres économiques pour les ressources et la

liberté des voies d’approvisionnement bien dans la tradition de la puissance mari-

time et commerciale. En Europe et en Asie, face à une Russie qui commence à

déployer une stratégie continentale prudente, d’un côté, et face à une Chine qui

attend son heure, de l’autre, la thalassocratie américaine s’appuie sur deux équili-

bres régionaux. En Europe, où l’engagement des États-Unis est le plus profond et

où il a été élargi, le maintien de l’OTAN s’explique en grande partie par le rallie-

ment des Européens au maintien du statu quo garanti par les Américains, face à

une Russie qu’il faut d’autant plus ménager qu’elle détient les clefs de l’avenir

énergétique de tout le Vieux Continent. Et puis les États-Unis, qui ont tenté de

prendre le contrôle du pétrole russe lors de l’affaire Youkos, en essayant

d’imposer une libéralisation du marché énergétique russe, n’y ont peut-être pas

renoncé. En Asie de l’Est, où la situation est quasiment bipolaire, la puissance

maritime américaine développe au moyen d’alliances officielles (Japon, Corée du

Sud) ou d’accords informels (Inde, Indonésie), un équilibrage de la Chine qui res-

te soft afin de ne pas compromettre les relations commerciales bilatérales, ni

d’hypothéquer l’avenir. Enfin, les États-Unis ont besoin de s’assurer aussi de la

neutralité sinon de la bienveillance de la Russie et de la Chine pour stabiliser cer-

taines régions géostratégiques et y régler certains problèmes aigus (Iran, Corée du

Nord). Cette réactualisation de l’équilibre des puissances devrait permettre aux

États-Unis de ne pas connaître les inconvénients [248] d’engagements trop lourds.

Mais alors qu’en 1991, lors de la guerre du Golfe, ils n’ont « déboursé » que 7 à

8 milliards de dollars (le reste, c’est-à-dire beaucoup plus, ayant été payé par les

autres membres de la coalition), en 2003, il n’en a plus été ainsi puisque les Amé-

ricains et les Anglais ont assumé à leurs propres frais l’intervention militaire. Par

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 239

conséquent, dans l’immédiat, au prétexte de la lutte contre le terrorisme et contre

les « États parias » censés le soutenir, les États-Unis ont opté pour l’intervention-

nisme sur le théâtre Asie-Méditerranée, au cœur duquel se trouvent l’Irak et

l’Iran, tandis que l’autre espace qui focalise les préoccupations américaines est le

théâtre Asie-Pacifique pour la raison que la Chine s’y profile comme la grande

puissance concurrente du XXIe siècle.

Le premier est l’espace qui va de l’Inde à Gibraltar, en passant par le Moyen-

Orient, l’Asie centrale, l’Europe balkanique et l’Afrique du Nord. Il a fait l’objet

de toute l’attention de la Maison Blanche ces dernières années, avec des interven-

tions militaires dans les Balkans (guerre contre la Serbie), en Afghanistan, et au

Moyen-Orient (Irak) et une présence du même type, mais sollicitée, en Caucasie

(Georgie) et en Asie centrale, dans des républiques qui semblent momentanément

perdues pour la Russie. Il y a cinq raisons à cela qui se recoupent souvent : 1) la

lutte contre Al-Qaïda et la crise de confiance concomitante envers l’Arabie Saou-

dite ; 2) la sécurité énergétique et la politique de transport des hydrocarbures :

oléoducs et gazoducs ; 3) la défense d’Israël, et la réorganisation du Moyen-

Orient ; 4) l’effort d’isolement diplomatique de l’Iran ; 5) la « surveillance » de la

Russie et de la Chine. Les actions unilatérales des États-Unis ont été facilitées

jusqu’à maintenant par la neutralité relative de ces deux dernières qui ont affaire à

des rébellions musulmanes (Tchétchénie et Sin Qiang) et qui ont besoin de bonnes

relations commerciales avec Washington. L’une des raisons de l’installation des

Américains en Irak était, on y a fait allusion, leur objectif de remodeler l’Asie du

Sud-Ouest à partir de leur projet du Grand Moyen-Orient (GMO), soit la mise en

place, à la tête des États de la région, de régimes islamistes modérés sous leur

propre patronage et celui de leur allié le plus sûr, la Turquie. L’idée de Washing-

ton, qui a dû renoncer [249] à certains redécoupages territoriaux, était également

de faire du GMO une zone de libre-échange dans laquelle Israël trouverait sa place

auprès d’États arabo-musulmans qui le toléreraient de mieux en mieux, de gré ou

de force. Cependant, l’occupation de l’Irak a pris une telle tournure qu’un retrait

américain n’est pas un scénario impossible. Il ne serait pas étonnant que les États-

Unis, fidèles à leur tradition pragmatique, se retirent s’ils considèrent qu’ils ont

mal évalué leurs intérêts. Toujours est-il que depuis leur intervention, en 2002, en

Afghanistan, les États-Unis ont multiplié leurs bases militaires en Asie centrale.

Aux deux bases existantes dans l’État afghan, ils s’apprêtaient à en ajouter neuf.

Ils disposent désormais de points d’appui plus au Nord, au Tadjikistan, au Kirghi-

zistan, etc. L’intérêt de tout ce déploiement est qu’il leur permet de surveiller une

région qui est à la jonction des zones d’influence de trois puissances montantes :

la Chine, l’Inde et la Russie, d’une part ; et d’encercler l’Iran, future puissance

nucléaire de la région, afin, si possible de l’isoler, d’autre part. S’ils savent ne pas

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 240

pouvoir interférer beaucoup sur les relations que ce pays entretient avec la Russie,

et s’ils comptent sur la vieille rivalité entre le chiisme et le sunnisme pour tenir la

majorité des États musulmans à l’écart, ils doivent prendre en considération les

rapports qui se sont établis entre Téhéran et New-Delhi tout au long des années

quantre-vingt-dix. C’est-à-dire depuis l’époque où l’Afghanistan était aux mains

des Talibans. Les États-Unis n’apprécient guère que l’Iran, l’Inde et le Pakistan,

qui les sépare, aient convenu de la construction commune d’un gazoduc de

2600 kilomètres, destiné à ravitailler l’Inde, mais aussi de l’aménagement d’un

couloir terrestre de communications qui relierait cette dernière à l’Europe via le

Pakistan, l’Iran et l’Azerbaïdjan. Le projet de gazoduc va à l’encontre des énor-

mes efforts consentis à ce jour par les États-Unis pour garder le contrôle des

transports d’hydrocarbures dans la région et pour éviter qu’ils transitent par l’Iran,

compte tenu des revenus que cela procure. En matière d’évacuation du pétrole et

du gaz du bassin de la Caspienne, tout l’effort américain a consisté à contourner

l’Iran, mais aussi à éviter d’utiliser le tracé des conduites russes. D’où le projet

trans-Afghanistan en direction du port de Gwadar au Pakistan, et d’où, [250] sur-

tout, la réalisation achevée de l’oléoduc Georgie-Ceyhan, port turc sur la Méditer-

ranée orientale. Mais la partie n’est pas terminée car d’autres projets fleurissent à

l’initiative de la Russie et de la Chine, intéressées la première pour ses exporta-

tions et la seconde pour ses approvisionnements.

La montée en puissance de la Chine préoccupe incontestablement les États-

Unis qui, étant donné l’attraction qu’ils éprouvent pour le marché chinois, ont du

mal à fixer une ligne diplomatique par rapport au géant asiatique. Après l’époque

du « partenariat stratégique » sous Clinton puis celle de la « rivalité concurrentiel-

le » du début de l’ère Bush, la Maison Blanche reconnaissait ces derniers temps

que les relations sino-américaines sont extrêmement complexes. En outre, un dé-

calage apparaît de plus en plus net entre les décideurs de Washington qui sem-

blent déterminés à développer des « relations de coopération constructives » avec

la Chine, à approfondir les échanges entre les deux pays, et l’opinion générale

américaine, le Congrès y compris, qui est de plus en plus sensible à la théorie de

la menace chinoise 632, laquelle présenterait cinq aspects : 1) La menace militaire,

tout d’abord, qui est fortement exagérée, sinon inexistante 633. En effet, d’après le

rapport de 2005 du Pentagone sur la puissance militaire chinoise, rendu public le

19 juillet de la même année, suite à une hausse importante et continue, les dépen-

ses militaires correspondantes atteindraient 55,9 milliards de dollars en 2004

632 Yuan Peng, « La “menace chinoise” vue de Pékin », Courrier international, n° 777, sep-tembre 2005, p. 46-47.

633 Henry Rosemont, « China threat. What threat ? », Asia Times Online, février 2008.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 241

(contre 453,6 milliards pour les États-Unis, en 2003). Et près de 70 milliards en

2006. Or, cela représente moins de 15 % des dépenses totales américaines, et

moins que ce qui a été dépensé en Afghanistan et en Irak dans la seule année

2007. Henry Rosemont, qui fait cette comparaison, signale par ailleurs l’existence

entre les deux arsenaux respectifs de deux fossés, de deux décalages pour le mo-

ment rédhibitoires. D’une part, en ce qui concerne l’effort chinois en investisse-

ment en hautes technologies (la Chine est la troisième puissance spatiale –

satellite habité – et les Américains s’inquiètent de l’allongement de la portée des

missiles chinois), il note que si la Chine possède entre 100 et 400 engins nucléai-

res, elle ne dispose que 18 silos d’où peuvent être tirés des missiles capables de

frapper le sol américain. [251] Tandis que les États-Unis ont un stock de 10 000

têtes nucléaires et ont les moyens de raser chaque ville chinoise d’au moins cinq

cent mille habitants. D’autre part, remarque l’universitaire américain – c’est es-

sentiel pour le débat géostratégique –, son économie ne donne pas les moyens à la

Chine de déployer une flotte de haute mer indispensable à la maîtrise des océans.

La thalassocratie américaine n’est en rien menacée quand à ses 72 sous-marins

nucléaires, elle ne peut opposer que 55 submersibles dont 50 sont équipés d’un

moteur diesel et par conséquent sont d’une disponibilité limitée (quant à leur

rayon d’action et quant à leur repérage aisé), surtout par rapport aux immensités

de l’océan Pacifique et de l’océan Indien. Quant au déploiement des forces améri-

caines et chinoises dans le monde, il n’y a rien de comparable ; 2) La menace

économique qui, disons-le, est agitée dès que la suprématie commerciale améri-

caine est en cause. Sa dénonciation repose d’abord sur le fait que les échanges en-

tre les deux pays favoriseraient démesurément le concurrent chinois dont

l’excédent commercial avec les États-Unis ne cesse d’augmenter : 162 milliards

de dollars en 2004, 180 milliards en 2005. En outre, les Chinois seraient en train

de « copier le Japon des années quatre-vingt » en lançant une vague d’achats

d’entreprises américaines. Dans ce domaine, la tentative du pétrolier chinois

CNOOC (Compagnie nationale chinoise de pétrole offshore) de racheter l’Unocal

Corporation a fait sensation. Il est encore reproché à la Chine de sous-évaluer le

cours du yuan pour accentuer la compétitivité de ses produits à l’exportation

(malgré la faible réévaluation de juillet 2005), et de violer sans cesse les droits de

propriété intellectuelle en « pillant » le savoir et l’innovation américains ; 3) La

menace énergétique. La croissance économique de la Chine et ses besoins en

énergie la conduisent à faire pression, par sa demande, sur le marché du pétrole

dont les cours s’envolent. Les Américains l’accusent de faire de la surenchère au-

près des fournisseurs ; 4) La menace diplomatique. Certaines personnalités améri-

caines apprécient peu le nouveau rôle international de la Chine, et les nombreux

accords qu’elle passe avec de nouveaux partenaires. Ils la soupçonnent de vouloir

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 242

bâtir autour d’elle un espace de sécurité et [252] d’échanges Asie-Pacifique dont

les États-Unis seraient progressivement et pacifiquement exclus ; 5) La menace

sur le modèle américain. Des chercheurs américains tendent à opposer un modèle

sociopolitique chinois alliant centralisme, économie de marché et diplomatie sou-

ple au modèle américain qui associe démocratie et économie de marché. Or, les

succès remportés par le premier en matière de développement pourraient faire re-

culer le modèle que les Américains s’évertuent à diffuser dans le monde. Tous ces

éléments combinent des faits réels et des mythes mais ils sont symptomatiques

des nouvelles appréhensions américaines du côté du Pacifique. De leurs consé-

quences et de leur gestion peuvent résulter une nouvelle dépendance mutuelle ou

un nouvel antagonisme.

C. Deux challengers asiatiquesencore loin du compte

Retour au sommaire

Si le centre de gravité de la géopolitique mondiale est, sauf une très hypothé-

tique et très inattendue unification de l’Europe, appelé à se fixer quelque part en-

tre l’Amérique du Nord et l’Asie, il faut relativiser lorsqu’on évoque l’ascension

de la Chine et de l’Inde. Il y a d’ailleurs débat quant à la réalité de leurs PIB natio-

naux respectifs. Ils seraient couramment surévalués de 40 %, comme s’en accor-

dent de nombreux économistes, par rapport à leur calcul exprimé en parité de

pouvoir d’achat qui prend en compte les différences de prix entre les pays 634. Si

grâce à la mondialisation leurs énormes potentiels économiques, surtout pour la

première, n’en sont pas moins réels et ont commencé à s’exprimer, aucun des

deux États n’est en mesure, avant de nombreuses années, de faire jeu égal avec les

États-Unis. Leurs populations sont toujours très pauvres (700 millions de paysans

miséreux en Chine et presqu’autant en Inde où la croissance démographique se

poursuit à un rythme fort : 18 millions de nouveaux indiens chaque année), leurs

sociétés sont désarticulées et chacun a de lourds défis à gagner. Mais il est vrai

que leur intégration dans l’économie mondiale en a déjà bouleversé la hiérarchie

ainsi que la structure des facteurs de production à tel point que les principes du li-

bre-échange s’en trouvent altérés, discrédités. Et le spectacle de leur [253] réussi-

te, s’il n’y a pas d’accident de parcours trop grave, est encore à venir. Il est exact

aussi que la Chine et l’Inde sont des puissances nucléaires et spatiales et qu’elles

634 The Economist, « Une Chine moins puissante qu’on le pensait », Courrier international,n° 893, décembre 2007.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 243

poussent de plus en plus loin les bornes de leur sphère d’influence propre. Du

même coup, il va leur falloir savoir gérer des tensions. Ce pourquoi la Chine est

peut-être moins prête que l’Inde en raison de la nature autoritaire de son régime et

de sa tendance à surréagir quand une situation lui rappelle trop le temps de

l’humiliation. Cependant, ni l’une ni l’autre n’exerce une menace directe sur les

États-Unis, ni sur leur prépondérance mondiale, et ceux-ci ont le temps de se pré-

parer à l’avènement des nouveaux géants.

La Chine

Le vieil empire du milieu est devenu en deux ou trois décennies « l’atelier du

monde ». Pour s’en persuader, il suffit de considérer sa part du marché mondial

pour un certain nombre de produits industriels : 85 % des tracteurs, 75 % des hor-

loges et des montres, 70 % des jouets, 55 % des appareils photos, 50 % des ordi-

nateurs portables, 30 % des téléviseurs… Et l’industrieuse dextérité chinoise

s’apprête à remonter les filières : machine-outil (rachat en 2003 du groupe alle-

mand Schiess), automobile (rachat en 2005 de MG Rover). Alors qu’il y a une di-

zaine d’années la percée chinoise mettait en difficulté ses partenaires asiatiques,

aujourd’hui plusieurs d’entre eux bénéficient d’un surplus commercial avec le

République populaire. En 2005, ses échanges avec le Japon atteignaient

213,3 milliards de dollars et 111 milliards avec la Corée du Sud. Mieux,

l’Association des nations du Sud-est asiatique (ASEAN) a passé avec Pékin un ac-

cord de libre-échange qui va regrouper 1,7 milliard d’individus pour un produit

intérieur global de près de 2000 milliards de dollars. La Chine figure de plus en

plus la « locomotive » de l’Asie orientale (bien que sa croissance, de l’ordre de

6,1 % par an entre 1978 et 2004, soit moins forte que n’ont été celle du Japon,

8,2 % par an entre 1950 et 1973, et celle de la Corée du Sud, 7,6 % par an entre

1962 et 1990), qui est l’un des trois sommets du triangle commercial mondial. Les

économies qui pâtissent le plus (mais pas leurs consommateurs qui profitent des

[254] bas prix chinois et de la faiblesse du yuan) de la poussée commerciale

conquérante de la Chine, sont l’américaine et dans une moindre mesure les euro-

péennes (solde négatif pour l’Union européenne de plus de 70 milliards de dollars

en 2004). Sur cette lancée, il est bien possible qu’elle devienne la plus grosse éco-

nomie du monde aux alentours de 2020, d’un poids équivalent à 80% de celui de

tous les pays de l’OCDE réunis. Sans en faire encore une économie dominante,

c’est-à-dire tant que les IDE chinois ne seront pas majoritaires. Toutefois, sa pro-

gression dépendra beaucoup d’une meilleure maîtrise de son territoire par la Chi-

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 244

ne. Ce à quoi s’astreint le gouvernement de Pékin en finançant généreusement, à

raison de 19 milliards de dollars par an depuis 2005, l’extension du réseau ferro-

viaire qui devrait passer de 75 000 kilomètres à cette date à 100 000 en 2020. Ce

gigantesque plan est l’unique moyen de désenclaver tout l’intérieur de l’État. L’un

des actes à la fois des plus symboliques et des plus stratégiques dans cette optique

aura été l’inauguration en 2007 de la ligne Qinghai-Tibet, qui monte jusqu’à

Lhassa. Un autre, d’une portée socio-économique plus grande, est la décision, pri-

se en 2008, de construire une ligne à grande vitesse entre Pékin et Shanghai. Elle

devrait être terminée en 2013, coûter 31,6 milliards de dollars et faire

1320 kilomètres de long. En reliant les deux métropoles, elle traversera le cœur de

la Chine. L’autre impératif, on l’a vu plus haut, est d’ordre énergétique quand on

sait que la Chine va consommer à elle seule 17 % de l’énergie mondiale en 2015

et 20 % en 2025, et qu’elle est déjà le second importateur mondial de pétrole. On

comprend pourquoi les compagnies pétrolières et gazières chinoises sont parties à

la recherche de fournisseurs à travers le monde. Leurs prospecteurs sont partout

en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie centrale, en Amérique latine. Afin de sécu-

riser l’approvisionnement du pays, elles ont signé des contrats avec l’Iran, le Sou-

dan, le Venezuela ou la GAZPROM russe et l’ARAMCO saoudienne.

Sur le marché mondial de l’énergie, des matières premières et des produits

alimentaires, l’attitude de la Chine sera nécessairement agressive et conquérante

si elle veut maintenir un rythme d’expansion qui lui a permis de sortir

300 millions de citoyens de l’extrême pauvreté. Mais les Chinois sont, au bas mot

1,3 milliard. [255] Parce que les observateurs étrangers estiment les chiffres offi-

ciels fortement sous-évalués. Des indices incitent à croire que les restrictions im-

posées par la politique démographique adoptée en 1978 sont loin d’être partout

respectées et qu’il pourrait exister un surplus annuel de naissances de 5 millions !

Or l’enrichissement (relatif) pour tous est la condition de la stabilité. La fin des

pénuries alimentaires en est une des premières manifestations, mais l’exode des

jeunes paysans et la diminution des surfaces cultivées fait craindre le contraire. Si

l’importation massive de produits alimentaires s’avère indispensable pour sauve-

garder le niveau de vie, cette nouvelle dépendance rendra la Chine vulnérable aux

pressions extérieures. Le poids de l’agriculture, en termes de production mais aus-

si d’emploi, comme l’acuité du problème alimentaire, risquent donc de condition-

ner encore la croissance de la Chine. De plus, le monde rural chinois manque

d’investissements bien que les dirigeants en soient parfaitement informés. Mais ils

semblent redouter qu’une transformation trop rapide des campagnes rende le pro-

blème du chômage insoluble, déjà que le nombre des migrants intérieurs ne cesse

d’augmenter. Inévitablement les inégalités se creusent. Alors que l’écart entre re-

venus urbains et revenus ruraux était de l’ordre de 2 à 1 quand Deng Xiaoping a

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 245

lancé sa politique de réformes, il est passé au début du millénaire de 5 à 1. Com-

me dans les États les plus libéraux, une minorité de Chinois (entre 8 et 9 %)

contrôle la plus grande part (60 %) de la fortune nationale. La cohésion de la so-

ciété chinoise est ainsi plus menacée par les inégalités sociales et régionales,

comme par le vieillissement rapide de la population, que par les dissidences eth-

niques ou identitaires. La distribution régionale de la richesse profite avant tout

aux provinces de la façade pacifique (20 000 yuans par habitant et par an en 2002

pour les plus riches contre moins de 5 000 pour les plus pauvres). Ce qui suscite

de la désobéissance aux règlements centraux, voir des velléités d’autonomie de

gestion, et des investissements dispendieux et improductifs dans les provinces fa-

vorisées et de la frustration dans celles qui tirent peu d’avantages de l’ouverture

économique ou qui sont tenues de céder leurs ressources naturelles 635. Un des ar-

ticles du dossier référencé ici n’hésite pas à afficher que « l’anarchie [256] règne

dans les provinces » 636. Quant au vieillissement de la population, très rapide en

raison de la chute de la fécondité, malgré les réserves émises plus avant, par suite

à la politique de l’enfant unique, mais aussi en raison de la baisse de la mortalité

et de l’allongement de l’espérance de vie, il va poser problème parce qu’il

n’existe en Chine aucun système de retraite. En effet, la proportion des personnes

âgées de plus de 65 ans devrait doubler entre 2005 et 2030 (16 % contre 8 %).

Toutes ces tensions sociales, interrégionales et intergénérationnelles, en met-

tant en cause la cohésion de l’immense bloc Han ou chinois, risquent plus de

heurter l’obsession impériale de « l’harmonie » ou de l’uniformité que la question

des minorités. Celle-ci ne survivra pas à l’absorption par la masse des Hans des

provinces autonomes de l’Ouest et du Sud, quand leur mise en valeur par Pékin

aura atteint son plein régime. C’est ce qui est en train de se produire au Tibet où

les événements de 2008 ne sont que les derniers soubresauts d’une résistance, à la

fois religieuse et rurale (suite à des confiscations de terres) qui, de toutes les fa-

çons, a renoncé à l’indépendance. La digestion sera plus difficile du côté des Ouï-

gours de la province du Xinjiang qui peuvent s’appuyer sur une diaspora présente

dans les républiques d’Asie centrale, en Afghanistan et au Pakistan. Surtout s’il

est vrai, comme le soutient Pékin, que la dissidence ouïgoure (mouvement islami-

que du Turkestan de l’Est) a des liens avec les réseaux islamistes transnationaux.

D’un autre côté, cette connexion, qu’elle soit avérée ou fausse, a permis à la Chi-

ne d’améliorer ses rapports avec ses voisins asiatiques, en particulier dans le cadre

des conférences du groupe de Shanghai, réuni pour la première fois en 1996, et

635 « De l’art de gouverner 1,3 milliard d’individus », Courrier international., n° 782, novem-bre 2005, p. 39.

636 Ibid., p. 39.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 246

qui est devenu depuis l’Organisation de la Coopération de Shanghai (OCS : Chine,

Russie, et les cinq républiques d’Asie centrale). Outre la coordination de la lutte

contre le terrorisme et le séparatisme, l’OSC est le cadre d’accords bilatéraux et

multilatéraux en matière d’aide au développement, d’investissement et d’appro-

visionnements énergétiques, au point que le Kazakhstan qui est devenu le princi-

pal partenaire de Pékin en Asie centrale a proposé d’en faire un « club énergéti-

que ». Au plan diplomatique, en dépit de leurs [257] intérêts contradictoires dans

cette région, la Russie et la Chine tendent ensemble à voir dans l’organisation un

« arc de stabilité » posé face à « l’arc d’instabilité » du rimland sud-asiatique sous

influence américaine (Afghanistan, Irak). Du côté du Pacifique, tellement impor-

tant pour elle compte tenu de sa situation géographique, et du développement de

sa façade maritime, la Chine s’efforce aussi de calmer les appréhensions qu’elle

suscite. En prenant, comme on l’a dit, une part de plus en plus active à l’ASEAN,

en lançant un forum des États insulaires de la zone Asie-Pacifique. Avec Taïwan

un rapprochement significatif devient probable, maintenant que le Kouo-Min-

Tang est revenu au pouvoir dans cette île et qu’il partage avec le parti communiste

l’idéal de la Grande Chine. Sachant aussi que l’interdépendance de l’île et du

continent, en termes de capitaux et de personnes, ne cesse d’augmenter. C’est

avec le Japon que les relations risquent de demeurer difficiles, car celui-ci aura du

mal à ne pas avoir à choisir entre les États-Unis et la Chine, compte tenu de sa

perte de dynamisme économique inhérente au vieillissement de sa population et

de sa dépendance stratégique. Des réticences devraient subsister également du cô-

té du monde malais et philippin qui ne saurait tout accepter de Pékin qui trouble

par ses prétentions sa souveraineté sur les archipels de la mer de Chine méridiona-

le.

Le rôle croissant que joue la Chine dans les relations internationales tient

d’abord à sa présence grandissante dans l’économie mondiale dont elle pourrait

devenir bientôt le centre de gravité. Ce qui devrait l’amener à prendre conscience

de sa responsabilité face aux dangers environnementaux qui pourraient mettre en

péril sa renaissance économique (menace sur le système des moussons ; submer-

sion marine des plaines littorales). En revanche, si elle appartient au club très

fermé des nations qui maîtrisent les vols spatiaux habités (elle a réalisé le premier

en 2003 et le second en 2005) et si elle démontre par là qu’elle a de grandes capa-

cités technologiques, ses énormes disparités internes font qu’elle est encore loin

de sa puissance optimale et qu’elle n’est pas encore en mesurer de rayonner hors

de sa sphère régionale.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 247

[258]

L’Union indienne

Face à cette réalité, la seule autre puissance démographique asiatique, milliar-

daire elle aussi, capable de contester à la Chine le leadership régional est sa voisi-

ne du Sud, l’Inde. Comme pour elle le premier défi à relever est celui d’une pau-

vreté endémique (avec un bon tiers de sa population vivant au-dessous d’un seuil

tolérable : 420 millions de personnes disposent, en 2005, de moins de 1 dollar par

jour), et comme pour elle la modernisation de son économie est la condition de la

poursuite de son développement trop structurellement et régionalement inégal. En

Inde comme partout ailleurs, après des lustres de semi-autarcie, les gouvernants

ont rompu avec le socialisme et ont opté pour la voie libérale et pour l’ouverture

du marché. Alors pourquoi pas un rapprochement avec l’empire du milieu ? Un

premier pas a d’ailleurs été fait avec la visite à Pékin du Premier Ministre indien

en janvier 2008, la première rendue par un personnage de ce même rang depuis

cinq ans, sachant qu’il faut remonter dix ans plus tôt (1993) pour trouver la trace

du même événement 637. Tandis que les deux nations se sont si longtemps igno-

rées, leur commerce bilatéral a bondi de 5 milliards de dollars en 2002 à 34,2 en

2007. Un pool économique entre les deux États, une sorte de « Chindia » sont-ils

désormais concevables ? Cela n’est pas acquis parce que les relations entre la

Chine et l’Inde demeurent complexes moins pour des raisons géostratégiques,

même si elles existent, que pour les différences politiques et culturelles qui les sé-

parent. D’un côté, il y a bien sûr les contentieux tout au long d’une frontière

commune de plusieurs milliers de kilomètres de long. En 2006 encore le gouver-

nement chinois a fait valoir sa revendication sur l’Arunachal Pradesch indien. Et

puis, l’Inde n’apprécie pas la coopération militaire réitérée en permanence entre la

Chine et le Pakistan, ni l’installation de bases navales chinoises le long des côtes

de l’océan Indien, tandis que la Chine goûte peu l’entente toujours plus nette entre

l’Inde, les États-Unis et le Japon, voir l’Australie, et la coopération nucléaire civi-

le entre les deux premiers. Peu riches toutes les deux en hydrocarbures, elles vont

très vite se livrer à une concurrence acharnée dans ce domaine en Asie et dans le

reste du monde.

637 Pallavi Aiyar, « India walks a long road to China », Asia Times Online, janvier 2008.

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Mais, selon Pallavi Aiyar, c’est du côté du culturel et du perceptuel [259] que

se trouvent les principaux obstacles à des rapports consensuels 638. En effet, au

culte de l’unité des Chinois, qui se traduit par la recherche de l’homogénéité na-

tionale, de l’uniformité de l’écriture et de la pensée, voire de l’architecture, les In-

diens opposent leur diversité multiple et l’exposition de leurs différences. Ce qui

crée chez leurs voisins du Nord une impression de chaos. Et vice versa 639.

L’Union indienne est une fédération de 22 États, auxquels s’ajoutent 9 territoi-

res directement administrés par le pouvoir central qui couvre plus de 3,3 millions

de km2. Elle compte plus d’un milliard de personnes qui disposent de deux lan-

gues nationales (l’anglais et le hourdu) mais qui se partagent entre 22 langues of-

ficielles, près d’un millier dialectes et 4700 communautés ethniques ou religieu-

ses. Si elle a pu s’accommoder d’une telle pluralité, c’est grâce à son système fé-

déral qui a maintenu la paix civile en accordant des territoires spécifiques à cer-

tains groupes (Sikhs au Pendjab par exemple) et à la tolérance qui caractérise la

société hindoue, bien qu’on ait assisté ces dernières années à un durcissement des

rapports identitaires (massacres des musulmans du Gujarat en 2002) et à la nais-

sance d’un phénomène de ghettoïsation inconnu en Inde jusqu’à ces derniers

temps. Outre le protectionnisme durable (jusqu’en 1991) du socialisme indien et

sa défiance envers l’investissement étranger, il est possible que la perception plu-

tôt négative du « chaos indien » par l’Étranger et pas seulement par le Chinois ait

orienté les flux de capitaux plutôt vers l’État du Nord que vers celui du Sud (en

1999, la Chine accueillait 40,3 milliards de dollars contre 2,1 pour l’Inde).

L’ordre chinois, plus rassurant, a-t-il du même coup contribué à faire prospérer

l’idée que l’essor économique de l’Asie orientale y était imputable à la présence

de régimes aux méthodes autoritaires ? La faiblesse des IDE n’a pas cependant

empêché la naissance en Inde d’entreprises de niveau mondial comme Infosys

dans les logiciels, ou Ranbaxy dans la pharmacie, à l’instar du Japon on l’oublie

trop souvent. En tout cas, l’Inde n’a jamais renoncé à sa démocratie, et à son ré-

gime parlementaire qui, depuis 1952 qu’il existe, a été suspendu seulement pen-

dant vingt mois, de juin 1975 à janvier 1977, pour laisser place à l’état

d’exception. La plus grande démocratie du monde par le nombre est une vraie

démocratie [260] puisqu’elle a trouvé dans le recours aux urnes, l’issue aux crises

qu’elle a traversées, crises inhérentes à ses nombreuses et graves divisions. Ce-

pendant, ni cette exception politique pour un pays pauvre d’une telle dimension,

ni son changement de cap économique, qui privilégie le marché, n’ont entamé la

638 Pallavi Aiyar, « China and India : Oh to be different », Asia Times Online, mars 2008.639 Pallavi Aiyar, Smoke and Mirrors : China through Indian Eyes, Londres, Harper Collins,

2008.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 249

résolution indienne de poursuivre une politique de puissance. En particulier en

développant son armement nucléaire, au prix d’une querelle avec les États-Unis

maintenant apaisée. Tout simplement parce que l’Union indienne tient la dimen-

sion militaire et stratégique de la puissance pour primordiale, eu égard à son envi-

ronnement sécuritaire et à la réalité des rapports de force.

Qu’en est-il du décollage de l’Inde et des problèmes qu’il lui faut surmonter

pour devenir une des puissances dirigeantes du monde ? Si elle a pris le train de la

mondialisation plus tard que d’autres, nous avons observé qu’elle a fait le pari

d’une croissance tirée par les services et par les technologies de pointe, et que cela

lui a déjà pas mal réussi (apparition de classes moyennes réunissant près de

35 millions de personnes) 640. Depuis 2005, le taux de croissance annuel est de

l’ordre de 8 %. La diaspora des global Indians, notamment de ceux installés aux

États-Unis (2 millions environ), participe de façon active à cet essor. Mais la pré-

sence ancienne d’industries lourdes, de groupes métallurgiques par exemple, lui

permet aussi de s’impliquer dans le marché mondial et d’y conquérir, on l’a vu,

des parts importantes (Mittal) ou des fleurons symboliques (automobiles Jaguar).

C’est que, comme l’explique Christophe Jaffrelot, l’État du « système Nehru »

avait préparé le terrain en dotant l’Inde de l’appareil scientifique et technologique

qui s’impose aujourd’hui, en investissant dans l’éducation (moins prioritaire en

Chine) et en menant la « révolution verte » qui a permis l’autosuffisance alimen-

taire et de régler les problèmes de malnutrition et de sous-nutrition 641. Deux

moyens furent alors mobilisés dans ce dernier but : la réforme agraire (le partage

des grands domaines et la distribution des terres afin de sortir les paysans de

l’endettement) ; la mise en valeur de nouvelles terres agricoles grâce à l’irrigation

et à l’amendement des sols, pour faciliter les migrations rurales. Il aura suffi, pen-

se le spécialiste du monde indien, que furent libérées les forces productives d’un

État trop bureaucratique [261] pour que l’élan fût donné. D’autant plus que,

contrairement à la Chine, le pays compte une foule de PME. Or, un tournant libéral

s’est produit dans les années quatre-vingt-dix (que Jaffrelot attribue à l’homme

d’État Manmohan Singh) qui a permis la convergence des plus positives d’une

tradition d’études et de recherche, celle de la caste des lettrés (les brahmanes), ter-

reau de la haute technologie, et d’un milieu d’affaires, celui de la caste des mar-

chands (les vaishya), à l’origine du capitalisme indien. Si le système démocrati-

que a pu s’enraciner puis fonctionner correctement en Inde, c’est grâce aussi aux

réformes de la période Nehru, puis à la croissance modérée enregistrée depuis les

années quatre-vingt-dix, mais en raison encore de la relative neutralité politique

640 Ève Charrin, L’Inde à l’assaut du monde, op. cit.641 Christophe Jaffrelot, Inde, la démocratie par la caste, Paris, Fayard, 2005.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 250

de la religion hindouiste et de sa synthèse avec la conception anglaise du parle-

mentarisme. Si l’hindouisme ne connaît rien qui soit purement laïque et profane, il

ne constitue pas pour autant une idéologie. Il ne se présente ni comme un système

de dogmes, ni comme une église. Il se distingue de l’Islam selon lequel un État

islamique ne peut être fondé que sur la loi établie par Dieu à travers son prophète.

Vue de l’extérieur, la démocratie indienne peut paraître superficielle parce que

très inégalitaire et en raison du système des castes qui perdure. En outre, les af-

frontements sanglants de ces dernières années entre hindouistes et musulmans ont

jeté le doute sur la tolérance supposée de la culture hindoue. Sur le premier point,

Jaffrelot admet que les inégalités ont été creusées à la faveur de la libéralisation

économique et qu’une opposition géographique se dessine entre une Inde du Sud-

Ouest en plein essor et une Inde du Nord-Est bien plus à la traîne. En revanche,

les rapports intercastes s’amélioreraient. Il faut peut-être rappeler qu’il existe qua-

tre principales castes ou Varna (le mot caste vient du portugais casta ou pur) et

des castes locales ou Jati. Les quatre Varna sont elles-mêmes hiérarchisées entre :

brahmane (à l’origine celle des prêtres) dont le blanc est la couleur distinctive ;

ksatriya (ou celle des guerriers) avec le rouge ; vaisya (celle qui réunit les com-

merçants et les agriculteurs) avec le jaune ; sûdra (celle des serviteurs) avec le

noir. Au bas de l’échelle sociale, les intouchables ne constituent pas une caste. Ils

ont la charge des tâches impures, celles qui ont un rapport [262] avec la mort, et

toutes les activités peu reluisantes. Or, estime le politologue français, tirant parti

du système des quotas mis en place depuis 1990, les castes moyennes et basses

ont socialement et politiquement progressé vers le haut. Sur le second point, celui

du communalisme, comme on désigne en Inde l’hostilité opposant une commu-

nauté religieuse à une autre, après la violence consécutive à la montée des fonda-

mentalismes, en particulier hindou à la fin du siècle dernier, et avec le retour du

parti du Congrès au pouvoir, il semblerait que le pays retourne à la laïcité et à plus

de sérénité. L’antagonisme entre hindouistes et musulmans recoupe, on le sait, les

tensions avec le Pakistan. Le partage de 1947 n’a pas tout résolu parce que chaque

minorité maintenue dans l’un ou l’autre État vit dans l’incertitude du traitement

que peut lui réserver la majorité. Néanmoins, et malgré les événements des années

quatre-vingt-dix, il n’est pas douteux que l’Inde a fait davantage que la Républi-

que islamique du Pakistan en matière de droit des minorités religieuses. Des ci-

toyens musulmans de l’Inde ont pu se faire élire régulièrement au Parlement, sont

ministres soit du gouvernement central soit des gouvernements des États fédérés,

et l’un d’eux est aujourd’hui président. Enfin, l’Inde doit compter avec des sépa-

ratismes comme ceux de certains États frontaliers qui revendiquent leur indépen-

dance. En Assam, au Nord-Est, notamment, où, en 1963, a été créé le Nagaland,

État habité par un peuple mongoloïde. Finalement, plus qu’en Chine, le poids de

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la démographie reste le défi majeur que l’Union indienne doit relever. La crois-

sance de la population n’y est toujours pas maîtrisée. Depuis 1947, la population

de l’Inde a doublé tous les trente ans passant de 340 millions en 1947 à 1 milliard

en 2000. Elle a atteint 1,13 milliard en 2005. Et sauf grave sous-estimation de la

population de la Chine, elle devrait dépasser celle-ci bientôt, pour compter

1,55 milliard d’habitants en 2035. Les politiques de planning familial ont été dif-

ficilement acceptées. Les campagnes de stérilisation masculine du début des an-

nées soixante-dix furent un échec. La limitation des naissances résulte plus de la

stérilisation des femmes que de la contraception et de l’avortement. Dans ces

conditions, il faudra donc à ce pays surpeuplé (473 hab./km2 en 2035) une crois-

sance et des ressources énormes pour qu’il s’extirpe complètement de la pauvreté.

[263]

D. Les graves incertitudes de l’Europe :la crise à tous les niveaux

Retour au sommaire

Le Traité de Lisbonne, signé le 13 décembre 2007, devait permettre de sur-

monter la crise institutionnelle ouverte au printemps 2005 ! Or, son entrée en vi-

gueur, le 1er janvier 2009 est à son tour renvoyée à plus tard par le refus de ratifi-

cation irlandais du 12 juin 2008. Et d’autres pourraient suivre (République Tchè-

que, Suède). En admettant que tout se passe bien de ce côté-là, et que les Irlandais

reviennent sur leur décision à l’occasion d’un second référendum (compte tenu de

leur isolement), le Traité de Lisbonne donnera-t-il alors à l’Union les moyens po-

litiques nécessaires pour affronter les immenses difficultés qui se profilent à

l’horizon ? Ou ces dernières auront-elles raison de ce qui peut rester de l’idée eu-

ropéenne, et avec elle d’une grande partie des éléments qui auront fait la civilisa-

tion européenne ? Ou, divine surprise, la perception des risques et des défis com-

muns générera-t-elle, in extremis, un intérêt vital communautaire qui trouverait

son salut dans le paradigme de l’Europe-puissance ? Car très probablement, au-

delà des péripéties institutionnelles, c’est à une convergence ou à une succession

de crises (démographique, sociale et sociétale, économique, énergétique), sans

parler des menaces terroristes et climatiques, que doivent s’attendre les Européens

dès les prochaines années, et sans doute pour plusieurs décennies. Une longue

épreuve qu’ils ne surmonteront certainement pas dans la dispersion et dans le

quant à soi national ou individuel. Mais dont ils n’auront une chance de se sortir

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qu’en construisant un bloc euro-russe tant la complémentarité des deux ensembles

géographiques concernés est évidente.

Le déclin inexorable des nations européennes

et les crises à venir

Des experts américains en relations internationales et spécialistes de l’Europe

se plaisent à écrire qu’il ne faut pas surestimer les capacités de celle-ci à émerger

en tant que puissance majeure, à moyen ou long terme. Tout simplement parce

qu’aucune des nations européennes ne possède une dimension susceptible de lui

[264] permettre de rivaliser avec les États-Unis. Ni l’Allemagne, ni même la Rus-

sie, vouées, au mieux, chacune, à un rôle de puissance régionale. Le relatif retour

en forme de cette dernière reflète plus la hausse de la valeur du pétrole qu’un ré-

tablissement de son activité productive. Malgré ses capacités nucléaires, elle est

incapable de se mesurer avec les États-Unis, et elle perd cinq cent mille personnes

par an. La Russie a néanmoins retrouvé assez de forces pour mieux se faire res-

pecter dans son environnement immédiat. Ces mêmes experts soulignent la fai-

blesse des dépenses et des moyens militaires de l’Europe qui ne dépense actuel-

lement que les deux tiers de ce que les États-Unis consacrent à la défense et dis-

pose de moins d’un quart des capacités de déploiement militaire des États-Unis.

Or, étant donné l’état anémique des économies européennes et la réticence des

opinions européennes envers la dépense militaire, rien ne présage l’inversion de

cette tendance. Cette situation a l’avantage de maintenir les Européens dans la dé-

pendance des États-Unis, note l’un d’entre eux. Ce qui est difficilement contesta-

ble. Faute d’une réaction communautaire, les nations européennes sont donc

condamnées à la stagnation, à la paupérisation et à la marginalisation.

1) Le déclin économique. L’image qui s’impose est celle d’un affaiblissement

du continent européen dont la masse économique relative n’a pratiquement pas

cessé de décliner au cours des vingt dernières années vis-à-vis des États-Unis et

surtout de l’Asie. La désindustrialisation en est un symbole même si, pour beau-

coup d’économistes, elle est dans la nature des choses (suite à la division interna-

tionale du travail qui conduit les pays émergents à prendre une part de plus en

plus grande de l’activité industrielle) et s’il faut relativiser le phénomène en raison

de la substitution des emplois tertiaires aux emplois industriels. Cependant, celle-

là gagne en amplitude. Élie Cohen faisait récemment remarquer qu’« après la pé-

riode 1978-1985, nous assistons à une deuxième vague de désindustrialisation en

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France depuis 2002 » 642. Elle a déjà coûté la perte de cinq cent mille emplois

(contre près d’un tiers de l’emploi industriel pour la première). Le mal vient de ce

que la concurrence porte, précise l’économiste français, sur « les produits intenses

en travail et où le coût du travail joue un rôle important », mais aussi sur [265] les

produits de haut de gamme et de haute technologie pour lesquels la compétitivité

française se dégrade. Même l’Allemagne, malgré les apparences et pour les rai-

sons déjà examinées (cf. chapitre I, supra), connaît une forte désindustrialisation.

Bref, lui reste le temps que lui laisse le vieillissement de sa population pendant

lequel elle fera encore des jaloux avec son excédent commercial. Le constat de la

désolation est assez le même partout en Europe. L’on peut imaginer que la réces-

sion venue d’Amérique va précipiter le mouvement. La remontée du chômage

s’amorce partout à un rythme élevé. Or, toutes les économies européennes ne

peuvent pas se fondre dans le secteur financier comme l’a réalisé l’Angleterre où,

au demeurant, la brillante façade londonienne, qui se lézarde dangereusement, a

fait écran à la condition peu enviable de l’ancienne classe ouvrière britannique,

cantonnée dans les banlieues des grandes villes où elle végète. Enfin, en matière

de recherche et développement, le vieux continent accuse un retard sur les États-

Unis et le Japon, à cause de la dispersion de ses efforts, bien plus qu’en raison

d’une défaillance des capacités de découvertes de ses laboratoires et d’innovation

de ses entrepreneurs. Cette anémie industrielle de l’Europe incite les flux de capi-

taux à s’orienter de plus en plus vers les marchés émergents, vers notamment les

économies montantes d’Asie orientale, mais aussi d’Amérique latine. Pourtant,

tout n’est pas négatif. La productivité de pays comme la France, l’Allemagne ou

les Pays-Bas est supérieure à la productivité américaine en termes d’heures de

travail par individu. Et, l’euro, monnaie supranationale, est une réussite qui va do-

ter les Européens à 27 d’un marché continental plus vaste que le marché nord-

américain. Il amortit l’érosion du pouvoir d’achat des Européens, tous concernés à

un degré plus ou moins élevé. Encore faudra-t-il, que les gouvernements et les au-

torités monétaires se décident à faire de l’euro un véritable instrument de leur po-

litique économique commune.

2) La crise démographique. Cependant, le diagnostic fait depuis plusieurs an-

nées, selon lequel le vieillissement démographique sclérose l’économie européen-

ne, se confirme. Il engendre des problèmes structurels très lourds : rigidité de la

main-d’œuvre, problème non résolu des retraites qui pourrait, dans un pays [266]

comme la France, créer un vrai choc social, stagnation de la consommation et de

la demande intérieure sur laquelle a été longtemps fondée la croissance des pays

642 Élie Cohen, « Après la période 1978-1985, nous assistons à une deuxième vague de désin-dustrialisation en France depuis 2002 », Le Monde, 21 janvier 2008.

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européens. Car une population vieillie a moins de besoins. L’immobilier, la cons-

truction et les équipements seront particulièrement touchés. L’ensemble de

l’activité restera atone, tandis que les charges reposant sur les actifs pèseront de

plus en plus lourd. Dans l’UE, la part des plus de 50 ans devrait passer de 20 % en

1995 à 30 % vers 2020. En Allemagne, faute de naissances et compte tenu des

progrès de la médecine, le rapport entre les Allemands de plus de 60 ans et ceux

âgés de 20 à 60 doublera presque d’ici à 2050. À cette date plus de la moitié de la

population de ce pays aura dépassé les 50 ans. Les actifs, avec des revenus sta-

gnants en raison de la concurrence sur un marché du travail mondial pléthorique,

devront faire face au poids des retraites de leurs aînés et aux allocations des chô-

meurs de leurs générations. Tous les ingrédients d’une crise sociale majeure. Ce

qui laisse entendre qu’il n’y aura pas de reprise économique réelle sans renouveau

démographique. Or, l’effondrement du Vieux Monde est une évidence : 40 % de

baisse de la natalité en 80 ans (1910-1990) ; diminution de la population euro-

péenne d’un cinquième, d’ici à 2050, soit 54 millions d’habitants en moins pour

l’Europe à 25. À cette date, l’Allemagne (elle comptera autant de retraités que

d’actifs), en l’absence d’apport migratoire et avec le taux de natalité actuel, comp-

terait 50,7 millions d’habitants au lieu de 82 en 2003, la Hongrie 2 millions sur les

10,1 qu’elle comptait en 2006, l’Estonie aura diminué de 36 % ! Afin d’éviter la

catastrophe qui s’annonce, un redressement démographique de l’UE nécessiterait

que toutes les Européennes en âge de procréer aient 4,2 enfants par femme ! Dans

cette débâcle, la France fait, modestement, avec l’Irlande, figure d’exception.

Avec chacune, respectivement, un taux de fécondité de 1,90 et 1,97, soit presque

le taux de renouvellement des générations (2,1 enfants par femme, rappelons-le).

Chose significative : la France assume actuellement plus de 100 % de la croissan-

ce naturelle dans l’Union alors qu’elle représente seulement 13,5 % de sa popula-

tion. Avant le milieu du siècle sa population équilibrera celle de l’Allemagne, ce

qui ne s’était plus vu depuis le milieu du XIXe siècle ! [267] L’historien Pierre

Chaunu a pu parler là de « suicide collectif ».

3) La crise sociétale. Partout en Europe, les consciences nationales

s’affadissent et les mémoires collectives se perdent tandis que le communautaris-

me s’installe et que les identités s’émiettent. L’intégration et l’assimilation des

immigrés extra-européens sont un double échec parce que les flux sont devenus

trop massifs. On ne peut intégrer que de petites minorités, comme ce fut le cas

jusqu’aux années soixante, mais pas des foules. Avant même « l’explosion des

banlieues », les signes avant-coureurs de la crise communautariste étaient présents

(ghettoïsation des populations immigrées). Comme le montrent des travaux bri-

tanniques, une profonde polarisation entre les Blancs et les minorités ethniques,

qui représentent environ 6,5 % de la population du Royaume-Uni, et d’autres po-

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larisations au sein de ces dernières, sont à l’origine des émeutes qui ont éclaté

dans plusieurs villes du Nord de l’Angleterre au printemps de 2002, puis à

l’automne de 2005 à Birmingham. Aux Pays-Bas, où les Non-Européens repré-

sentent 10 % de la population, s’installe un courant islamophobe virulent. Or, la

crise communautariste s’aggravera d’autant plus que l’hétérogénéisation des po-

pulations des États européens s’accroîtra. En raison de son effondrement démo-

graphique, l’Allemagne devrait être l’un des États les plus concernés. Le démo-

graphe Herwirg Birg de l’Université de Bielefeld faisait remarquer qu’en 2010,

dans les grandes villes allemandes, la majorité des moins de quarante ans sera

d’origine immigrée 643. À Berlin, la proportion des étrangers de moins de 20 ans

sera de 52 % en 2013. Au final, le morcellement communautaire vient se surajou-

ter à la mosaïque des cultures et des langues européennes. Les divisions infrana-

tionales se superposent aux clivages nationaux, surtout quand les enfants de mi-

grants renouent avec les valeurs traditionnelles, s’agissant notamment de la reli-

gion. Dans ces conditions, il n’y a plus de mémoire collective possible, ni de co-

hésion sociale. L’accroissement des flux migratoires et l’émiettement identitaire

risquent donc de fortement déstabiliser les sociétés européennes, de susciter des

tensions entre des communautés ethniques et religieuses très hétérogènes.

[268]

On ne saurait bien entendu préjuger de la façon dont ces tendances lourdes

conjugueront leurs effets néfastes, surtout que les contextes nationaux peuvent

être fort dissemblables. Mais une chose est sûre : leur caractère structurel rend

leurs conséquences inéluctables. Ensuite, il est difficile à prévoir, en raison des

phénomènes rétroactifs, ce qui résulterait de leur croisement avec des tensions ou

des chocs d’ordre énergétique, financier ou environnemental. Or, le moins que

l’on puisse dire est que la gouvernance actuelle de l’Union européenne ne semble

pas de taille à surmonter les épreuves qui s’annoncent.

Le traité limité et la marginalisation de l’Europe

Le double « non » français et néerlandais à la ratification de la « Constitu-

tion » européenne, et maintenant celui irlandais au Traité de Lisbonne, viennent

souligner l’absence d’un sentiment et d’un véritable projet européens. Les trois

643 Herwig Birg, Die ausgefallene Generation. Was die Demographie über unsere Zukunftsagt, Berlin, C. H. Beck, 2005, et « Dynamiques démographiques en Allemagne : diminu-tion de la population et immigration », IFRI, note du Cerfa n° 6, novembre 2003.

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rebuffades ont surtout montré que face aux inquiétudes soulevées par la mondiali-

sation, l’Union est perçue par un grand nombre d’Européens plus comme son ins-

titution-relais que comme le bouclier qui devrait les protéger. Il est clair que

l’Union européenne n’est pas parvenue à européaniser ses citoyens en les inté-

grant dans une même communauté politique. De ce point de vue, le discours libé-

ral sur le monde que tiennent les principaux dirigeants européens, et qui est le

credo de la Commission (laquelle semble n’avoir rien compris et qui insiste en ce

sens) a sans doute fait plus de tort que celui étriqué des « souverainistes », dont

l’écoute ne saurait conduire, suprême paradoxe, qu’à un ordre mondial dans le-

quel les États européens demeureraient minorisés… L’incapacité de l’Union eu-

ropéenne à faire respecter et à défendre les intérêts de ses ressortissants, et qui lui

a valu ce double désaveu, peut-elle alors trouver un palliatif dans le traité limité

adopté à Lisbonne, mais à la ratification si problématique ? Celui-ci est réputé de-

voir faciliter le fonctionnement de l’Union européenne grâce à trois dispositions

principales : l’extension, à partir de 2014, du champ du vote à la majorité quali-

fiée (qui stipule qu’une décision doit être prise par 55 % des États membres et

65 % de la population) aux dépens de l’ancien vote à l’unanimité, en particulier

pour les questions de justice et de [269] police ; la redistribution des voix attri-

buées aux États membres lors des votes à la majorité qualifiée  ; le remplacement

du système de la présidence tournante de l’UE (six mois de durée) par une prési-

dence stable (un mandat renouvelable de deux ans et demi) assumée par un prési-

dent élu qui préparerait et animerait les sommets européens et représenterait

l’Union sur la scène internationale. En ajoutant une délimitation plus claire des

compétences entre l’UE et les États membres (l’union douanière, le commerce, et

la politique monétaire restent les compétences exclusives de l’Union) et en créant

un poste de « Haut représentant » aux affaires étrangères, sorte d’ambassadeur de

« l’Europe » auprès des organisations internationales, on ne serait pas très loin

avec ce traité simplifié de retrouver ce qui faisait l’essentiel de la défunte « consti-

tution ».

Dès lors, quels que soient les effets positifs attendus de ces remaniements, il

faut bien voir que la vraie question est ailleurs. Elle est de savoir si l’Europe veut

toujours devenir un être politique comme l’avaient affirmé ses pères fondateurs.

Or, si la construction européenne est contestée par le bas, en raison de son orienta-

tion libérale, elle est aussi abandonnée par le haut quant à sa démarche originelle,

c’est-à-dire par les hommes de gouvernement qui militent pour la généralisation

d’un marché sans entraves à toute la planète (Global Free Trade Association), et

dont l’Union européenne ne serait qu’une zone de libre-échange parmi d’autres.

La Commission actuelle qui la dirige et qui est complètement engoncée dans ses

préjugés économicistes donne ainsi l’impression d’être aux ordres de la stratégie

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américaine qui veut réduire l’UE à un sous-système régional de stabilisation poli-

tique (en l’obligeant notamment à intégrer la Turquie). Elle se montre, en contre-

partie, incapable d’organiser un véritable partenariat stratégique (au sens large)

avec la Russie.

Les risques de marginalisation de l’Europe, mais aussi de dilution ou de désa-

grégation de l’Union n’en sont que des plus réels. Ils se sont déjà manifestés avec

des élargissements, réalisés dans la précipitation, mais qui paradoxalement

s’avèrent moins coûteux au plan économique que politique. En effet, l’adhésion

des dix nouveaux entrants de 2004 aura coûté 40 milliards d’euros pour les trois

premières années, soit 0,08 % du PIB de l’Union, chaque année. Par comparaison,

le plan Marshall [270] a mobilisé 97 milliards d’euros (1948-1951) et la réunifica-

tion de l’Allemagne (1990-1999), 600 milliards. En revanche, une éventuelle ad-

hésion de la Turquie pourrait entraîner, sur plusieurs années, une dépense de

22,4 milliards d’euros par an ! Par ailleurs, les pays d’Europe centrale compensent

largement les aides qu’ils reçoivent par les achats qu’ils réalisent à l’Ouest. C’est

donc au plan politique que l’élargissement s’avère le plus décevant parce que les

nouveaux venus sont encore moins acquis au principe de la supranationalité que la

plupart des anciens membres. Ils sont bien plus proches de la vision anglo-

américaine de l’Europe que de celle du couple franco-allemand, lui-même à bout

de souffle. Jaloux de leurs nouvelles souverainetés, ils ne tiennent pas à s’éman-

ciper de la tutelle des États-Unis. Au contraire, les liens politiques et militaires

avec ceux-ci leur semblent plus importants que ceux qu’ils peuvent entretenir

avec leurs partenaires européens. Voilà bien l’UE réduite à sa plus pure dimension

marchande.

Le choc salutaire des crises ?

La suspension interminable de l’Europe politique renvoie bien entendu à la

théorie du fédéralisme et à ses prérequis géopolitiques (cf. notre tome II). L’idée

que la souveraineté nationale est désormais une « enveloppe vide » face aux mu-

tations structurelles et au stress de la globalisation n’est pas assez partagée pour

que les Européens optent pour l’Europe-puissance. En même temps, leurs diri-

geants entretiennent l’illusion de « l’Europe des valeurs », celle d’une « puissance

civile » capable d’imposer ou de faire assimiler un certain nombre de valeurs et de

normes sans le recours à des moyens coercitifs, mais par le biais de la coopération

et le principe de l’exemple. À ce jour, il n’existe cependant pas un seul cas à citer

où cette logique ait démontré son efficacité. En vérité, cette notion de « puissance

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civile » a été inventée pour absoudre par avance l’absence d’autorité des hommes

politiques européens sur la scène internationale, et pour faire admettre par

l’opinion européenne la dépendance militaire de l’Europe vis-à-vis des États-

Unis. Elle revient à n’être que le pendant civil de l’OTAN. Mais parce qu’il a été

déjà mis à mal à [271] l’occasion des crises balkaniques récentes, il sera intéres-

sant de voir comment ce stratagème sémantique résistera aux épreuves de ce siè-

cle, sachant, comme l’a dit un diplomate britannique, que « l’Europe a oublié que

la violence est parfois nécessaire » 644. Pourtant, bien que ce qui a été observé

jusqu’à maintenant n’incite guère à l’optimisme et que « nous allons bientôt vivre

dans un monde de continents 645, le concept d’Europe-puissance ne fait pas recet-

te. En conséquence, n’étant pas une entité politique, l’UE ne peut évidemment pas

avoir de stratégie continentale et globale. Quant à l’axe Paris-Berlin-Moscou, qui

aurait pu en amorcer une, il a fait long feu. Ce qui n’enlève rien à sa rationalité

géopolitique, et on est toujours en droit de voir en lui une solution provisoire 646.

Le choc des crises réhabilitera-t-il alors en Europe l’idée de l’unité et de la

puissance, et cela en générant un supranationalisme européen pragmatique impos-

sible à imposer d’en haut ? Incitera-t-il au rassemblement des dernières forces vi-

ves du continent dans un bloc euro-russe, en dépit des malentendus actuels (Ko-

sovo, Georgie) et d’une distanciation évidente, mais certainement pas fortuite,

afin de s’épargner mutuellement la marginalisation et la décadence ? L’émergence

d’un intérêt européen qui prendrait en charge les intérêts nationaux mais qui serait

le résultat d’une vision d’ensemble et non pas d’un marchandage en serait le pre-

mier signe. Il découlerait des objectifs convergents et vitaux des nations euro-

péennes dont la réalisation coûtera plus ou moins aux différentes parties en fonc-

tion de leur état initial. Cette émergence signifierait aussi la disparition de la no-

tion d’intérêt occidental au profit de celle d’intérêt continental, car il faut avoir

conscience que les intérêts européens et nord-américains sont plus concurrentiels

que complémentaires au contraire des rapports que l’Union européenne est en me-

sure d’entretenir avec l’Ukraine, la Belarusse, et bien entendu la Russie. En

l’occurrence, il s’agit quasiment d’une question de sécurité et de survie commu-

nes. En termes de sécurité, Européens et Russes seraient bien avisés, et ce serait

une première étape, de résoudre ensemble et définitivement la question des Bal-

kans. En conduisant conjointement, c’est-à-dire en usant de l’influence qu’ils

exercent, chacun de leur côté, sur les États concernés, les arbitrages et les [272]

644 Robert Cooper, L’Expansion, juin 2004, n° 687, p. 160.645 Ibid., p. 162.646 Henri de Grossouvre, Paris-Berlin-Moscou : la voie de l’indépendance et de la paix, Pa-

ris/Lausanne, L’Age d’Homme, 2002.

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rectifications de frontières qui s’imposent. Parce ce que depuis l’imbroglio qu’a

engendré l’indépendance du Kosovo, des voix de plus en plus nombreuses, de

tous les bords, se font entendre pour réclamer une refonte des États de la région

pour mettre fin à cette situation absurde qui fait qu’il existe aujourd’hui deux Ser-

bie (l’officielle et celle de Bosnie), deux Croatie (l’officielle et celle

d’Herzégovine), deux Bulgarie (l’officielle et celle de Macédoine), deux ou trois

Albanie (l’officielle, le Kosovo et celle de Macédoine), deux Macédoine

(l’officielle et l’historique, c’est-à-dire la grecque) 647.

Les circonstances sans doute douloureuses et l’urgence de la situation vont

rendre moins concevable que jamais l’unification complète et simultanée de

l’Europe. Dès lors, une configuration de type impérial pourrait s’avérer la plus

opératoire parce que la plus souple en mettant sur pied un ensemble souverain

dont certaines composantes disposeraient de statuts différenciés. Car il s’agit aussi

de ne pas empêcher celles qui le désirent d’aller au plus vite le plus haut possible

dans tous les domaines. Et dans cette perspective, « la maîtrise de l’hétérogénéité

par la géométrie variable organisée » 648 est un principe qui offre autant de perti-

nence aux plans politique et culturel que pour le traitement des disparités écono-

miques pour lequel il a été pensé. En termes plus concrets, cela renvoie à un fédé-

ralisme à plusieurs niveaux associant selon des formules variées les États bien que

les régions et les unions régionales constitueraient des unités de base plus adéqua-

tes et donc préférables. Mais il est clair qu’en cas de situation dramatique générée

par une conjonction de crises, tout reste possible depuis la dispersion la plus totale

(un sauve-qui-peut général qui entraînerait tous les Européens vers un naufrage

collectif) jusqu’au rassemblement le plus inespéré en fonction du contexte donné

et de la volonté et la lucidité des hommes.

La Russie

Dans l’ordonnancement planétaire qui se dessine en ce début de siècle,

l’Europe occidentale et centrale figure assez bien comme l’arrière d’une Russie

prise en tenailles entre le Nouveau monde et les puissances montantes de l’Asie.

Pour elle, en effet, les horizons [273] à risques et les frontières de haute sécurité

connaissent un renversement cardinal depuis la fin de la guerre froide. Bien que le

647 Le Courrier des Balkans, 9 avril 2008 ; Timothy Williams Waters, « Plaidoyer pour unepartition », Courrier international, mars 2008.

648 Pierre Maillet et DarioVelo, L’Europe à géométrie variable. Transition vers l’intégration,Paris, L’Harmattan, 1994.

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maintien de l’OTAN, malgré la dissolution du Pacte de Varsovie, et pire encore

son extension continue vers l’Est, sans que cela ne serve en quoi que ce soit les

intérêts de l’Europe, créent le sentiment que les « Occidentaux » veulent mettre le

siège devant Moscou. D’où une mise à distance de l’Union européenne, après une

phase de rapprochement, qui marque la politique extérieure russe. Pour quelle al-

ternative ? L’option eurasiste (la Russie entre-deux mondes, autarcique) agrémen-

tée d’une alliance avec le monde musulman 649 semble hypothétique et particuliè-

rement aventureuse, tellement les Russes se mettraient dans une position défavo-

rable sur le plan démographique dans ce contexte-là. La question du nombre (et

plus précisément de la densité du peuplement) grève, en effet, les rapports de la

Russie avec ses voisins du Sud et avec la Chine quand on sait qu’entre 2005 et

2050, la population des immensités situées à l’Est du fleuve Ienisseï devrait per-

dre la moitié de ses 14 millions d’habitants et que « les gens, et aussi les autorités,

ont plus peur de l’immigration que d’une diminution de la population de la Rus-

sie » 650. Alors que l’Extrême-Orient russe résiste déjà mal à l’attractivité du dy-

namisme économique chinois, et à « l’annexion rampante » dont elle est l’objet,

c’est à un vrai risque de submersion ou de dilution qu’est confrontée la Russie fa-

ce à toutes les Asies. Ensuite, il faut bien voir que le rétablissement économique

de la Russie reste fragile parce qu’il dépend uniquement des revenus pétroliers et

gaziers. Même s’il est improbable que le prix des hydrocarbures baisse dans

l’avenir. Le problème est que ces ressources financières sont mal réemployées et

que par conséquent « la diversification industrielle n’a pas eu lieu assez vite, et les

retards restent flagrants aussi bien dans le secteur des technologies de

l’information et des communications que dans les services, les infrastructures ou

la formation » 651.

Les derniers bouleversements historiques et la mondialisation ont créé une si-

tuation géostratégique tout à fait inédite pour l’Europe et la Russie par rapport au

reste du monde. Rien ne serait plus maladroit et pénalisant pour tous les partenai-

res continentaux que de voir les deux ensembles se tourner le dos, comme ils ont

tendance à le faire aujourd’hui. Et cela, pour des enjeux idéologiques ou stratégi-

ques qui relèvent de l’ancien système bipolaire [274] mais qui n’ont plus de sens,

par rapport à leurs relations bilatérales, dans la nouvelle configuration mondiale.

Tandis que leur entente ne peut que leur être profitable, elle ne serait pas incom-

649 Viatcheslav Avioutskii, « La Russie et l’Islam », Politique internationale, n° 107, prin-temps 2005.

650 Jan Krause, « La Russie rend l’âme », Le Monde 2, 26 février 2005, qui cite le démographerusse Nikita Mkrtchian.

651 Christian de Boissieu, « Une rente mal utilisée », Challenges, n° 53, 26 octobre 2006.

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patible avec une coopération avec les membres d’autres ensembles régionaux, tel-

le que l’Organisation de Shanghaï. Au contraire elle permettrait d’envisager celle-

ci en termes plus équilibrés. L’évolution des rapports euro-russes, dont la cohé-

rence géopolitique est évidente, va donc dépendre de la levée ou non des équivo-

ques encore lourdes qui caractérisent les perceptions mutuelles. Il s’agira de sa-

voir si, d’une part, la Russie se ressent, de façon sincère et non pas tactique,

comme un membre naturel de l’Europe, comme l’a répété à maintes reprises son

Premier Ministre actuel et ancien Président. Parce qu’il ne serait pas utopique

pour elle de miser sur une désagrégation de l’UE, en cas de crises sévères, et de

s’y trouver parmi ses ruines de nouveaux alliés. D’autre part, il faudra voir si

l’Union européenne est capable, face aux épreuves, de s’assumer communautai-

rement en reformulant son projet d’existence, en s’émancipant de la tutelle améri-

caine et en associant la Russie dans le même espace solidaire.

E. Le reste du monde

Le monde arabe, l’espace turc et turcophone

Retour au sommaire

Les espaces ont en commun d’être tous les deux musulmans, mais alors que

l’empire turc a dominé le premier jusqu’au début du vingtième siècle, ils se sont

nettement séparés par la suite aux plans politique et culturel. La laïcisation de la

Turquie a été la cause principale de cet écartement. Aujourd’hui, alors que l’on

s’interroge sur la modernisation du monde musulman en général, et que certains

croient percevoir quelques signes positifs en ce sens 652, d’autres s’inquiètent de

la réislamisation de la Turquie, laquelle n’est pas que la volonté du parti islamique

au pouvoir dans ce pays 653.

Du Maroc à l’Irak, l’échec du socialisme arabe et du panarabisme a entraîné

avec lui les premiers efforts de laïcisation et a ouvert la voie à l’islam politique

radical. Celui-ci a de fortes chances de prospérer en raison d’une transition démo-

graphique qui [275] tarde (augmentation considérable de la population active) et

de la stagnation économique qui persiste, malgré la richesse financière des États

producteurs de pétrole (500 milliards de dollars de fonds souverains en 2008), qui

652 Youssef Courbage, Emmanuel Todd, Le Rendez-vous des civilisations, Paris, Seuil, 2007.653 Mehmet Ali Birand, « L’islamisation rampante de la vie quotidienne », Courrier interna-

tional, n° 908, février-mars 2008.

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 262

organisent cependant une aide à leurs partenaires islamiques. L’avenir du Moyen-

Orient, qui compte en son sein l’Iran non-arabe, puissance régionale en devenir, et

celui de l’Afrique du Nord vont dépendre de l’évolution des systèmes politiques

en place et de leurs capacités à résoudre de graves problèmes sociaux, à réduire

les tensions entre majorité sunnite et minorités non-sunnites, entre Arabes et mi-

norités non-arabes, à gérer le problème des relations avec Israël, à faire face éven-

tuellement au stress climatique (sécheresse), et enfin à résorber le terrorisme.

L’accès au pouvoir de mouvements radicaux dans différents pays n’est pas à ex-

clure. Et l’issue du conflit irakien est source, à elle seule, de beaucoup

d’incertitudes.

Le second grand ensemble ethnolinguistique du monde musulman est quant à

lui plutôt d’obédience sunnite. Il englobe la Turquie proprement dite, et les États

turcophones de l’ancienne Asie centrale soviétique : Azerbaïdjan, Ouzbékistan,

Turkménistan, Kazakhstan, Kirghizstan. La première entend adhérer à l’Union eu-

ropéenne mais l’opposition à son intégration grandit au sein de celle-ci, tandis que

la situation intérieure de la Turquie pourrait se dégrader en raison de la question

kurde et de la mise en cause de la laïcité de l’État. Alors que son entrée dans

l’Union signifierait la fin de toute perspective d’Europe politique, au contraire, la

déconvenue de sa mise à l’écart la pousserait à se retourner vers le Moyen-Orient,

à moins qu’elle ne parvienne à se créer un rôle de médiateur entre les deux en-

sembles. Quant aux autres républiques turcophones, elles sont en proie à

d’immenses problèmes économiques et sociaux non encore résolus par les reve-

nus gaziers et pétroliers naissants. Elles connaissent aussi de graves rivalités iden-

titaires, aggravées par des tensions relatives à la distribution des terres et à la ré-

partition de l’eau dans un contexte climatique qui se dégrade. Après avoir, au

moment de leur indépendance, esquissé un accord économique avec la Turquie,

elles privilégient les relations avec la Chine et la Russie.

[276]

L’Amérique latine

Longtemps considérée comme étant « le tiers-monde de l’Occident » parce

qu’en voie de développement tout en faisant partie de l’aire culturelle occidentale,

l’Amérique latine montre des signes positifs tant pour la croissance que pour ce

qui concerne l’intégration régionale. Il faut dire que la flambée des prix des pro-

duits pétroliers, des matières premières et des denrées agricoles a fait exploser les

recettes des exportations et a assuré une croissance annuelle pour la zone d’un peu

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Traité de relations internationales. Tome III : Les théories de la mondialité. (2009) 263

plus de 3 % par an depuis 2005. Les entrées d’IDE ont repris (84 milliards de dol-

lars en 2006), mais presque la moitié pour les seuls Brésil et Mexique. Les inéga-

lités des PNB par habitant sont fortes d’un pays à l’autre. Soit, en 1999, en dol-

lars : Argentine 7 550, Uruguay 6220, Chili 4 630, Mexique 4 440, Brésil 4 350,

Venezuela 3680, Costa Rica 3 570, et plus loin, le Guatemala 1620 ou l’Equateur

1 380. En queue de peloton des pays comme la Bolivie 990 ou le Nicaragua

410 dollars 654. Les inégalités sociales domestiques le sont également. Depuis la

création du Marché commun du Cône Sud (MERCOSUR), entré en vigueur en

1995, les efforts en matière d’organisation régionale se poursuivent. En décembre

2004 a été constituée par suite à l’association à ce dernier de la Communauté an-

dine et de trois autres États isolés (Chili, Guyana, Surinam) une Union sud-

américaine des nations qui réunit un potentiel de 360 millions d’habitants. Trois

ans plus tard, sept pays (Argentine, Bolivie, Brésil, Equateur, Paraguay, Uruguay,

et Venezuela) ont convenu de créer ensemble une banque commune, dont le siège

sera installé à Caracas, ayant pour mission de financer le développement de la ré-

gion et d’abord les infrastructures. Cette création va de pair avec une volonté affi-

chée d’obtenir l’autonomie énergétique de l’Améri­que du Sud grâce au pétrole et

au gaz vénézuéliens et boliviens, aux biocarburants, et à l’énergie nucléaire que le

Brésil entend relancer. Toute la question est de savoir si ces intentions seront sui-

vies d’effet, si les organes mis en place ne sonneront pas trop creux, et si le Brésil,

qui est le partenaire le plus puissant et qui doit fournir la principale quote-part

pour entraîner les autres, montrera la constance et la détermination nécessaires. Il

a, pour le moment, fait échouer le projet de Washington d’une [277] zone de li-

bre-échange couvrant toute l’Amérique (ZLEA). En revanche, mais tout en demeu-

rant dans la logique libérale, il entend passer des accords préférentiels avec l’Inde

et l’Afrique du Sud. Cela aussi reste à être concrétisé. Néanmoins, en fonction du

degré de réalisation de ces belles promesses, l’Amérique latine, celle du Sud tout

au moins, est une zone qui devrait échapper aux plus grandes turbulences du XXIe

siècle.

L’Afrique subsaharienne

Le pire n’est jamais sûr, mais en ce qui concerne l’Afrique, on peut craindre

que la situation se dégrade encore, de façon très grave, tellement la question de la

démographie obère toutes les perspectives. Ce continent, malgré le sida et

654 Maria Cristina Rosas, La economia internacional en el siglo XXI, OMC, Estados Unidos yAmerica Latina, Mexico, Universidad Nacional Autonoma de Mexico, 2001.

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d’autres pandémies, devrait compter 1,4 milliard d’habitants en 2035, et plusieurs

de ses pays, non des moindres comme le Nigeria, devraient voir leur population

tripler entre 2005 et 2050. L’Afrique regroupera alors près du quart de la popula-

tion mondiale, contre la septième aujourd’hui. Pour le bonheur de son président

actuel, l’Ouganda, en proie à la misère et à des famines récurrentes, qui comptait

27,7 millions d’habitants en 2006, en dénombrera 56 millions en 2035 et

130 millions en 2050, soit plus que la Russie ou le Japon 655 ! Cette irresponsabi-

lité démographique va accroître la compétition pour la terre, pour l’eau, surtout si

l’aridification du climat se confirme. Des désordres et des conflits sont à prévoir,

et qui ne se limiteront pas au continent. L’Afrique reste une « bombe démogra-

phique à retardement » autour de laquelle les États des autres continents seront

amenés, malgré les réticences morales de leurs dirigeants, à tirer un « cordon sani-

taire ». De l’avis de plusieurs experts, les organisations internationales, et surtout

les Nations unies ont « crié victoire trop tôt dans la bataille contre le taux de fé-

condité » en Afrique 656.

L’attrait qu’exerce en ce début de siècle le continent africain en raison de ses

richesses énergétiques et minérales risque donc d’être de courte portée surtout si

les États africains continuent d’être livrés à la corruption et à l’impuissance civile.

Au lendemain de la décolonisation, véritable « chasse gardée » des deux principa-

les anciennes métropoles coloniales (France et [278] Angleterre), le « continent

noir » intéresse les Américains depuis les années quatre-vingt, et attire maintenant

les Chinois, mais aussi les Indiens et les Brésiliens. La Chine en particulier, deve-

nue le troisième partenaire commercial des Africains, après les États-Unis et la

France, perturbe les rapports existants 657. Ses échanges avec les pays africains

« ont été multipliés par 50 entre 1980 et 2005 pour atteindre les 40 milliards de

dollars » 658. Elle en importe principalement du pétrole et du coton, mais aussi

des minerais rares. Ses investissements y ont augmenté (en 2004, 900 millions de

dollars sur les 15 milliards d’IDE reçus par ce continent) et sont accompagnés

d’immigrants chinois, commerçants pour la plupart, qui écoulent des produits fa-

briqués en Chine 659.

655 Xan Rice, « Ouganda : 28 millions d’habitants aujourd’hui, 130 millions en 2050 », Cour-rier international, n° 828, septembre 2006.

656 Ibid.657 Christophe Perret, « L’Afrique et la Chine », Diplomatie, n° 24, janvier-février 2007, p. 32-

43.658 Ibid., p. 34.659 Ibid., p. 36-37.

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L’engouement de l’étranger pour leurs ressources naturelles a permis à quel-

ques États africains, comme le Tchad, l’Angola ou l’Éthiopie, de connaître une

très forte augmentation de leur PIB national (plus de 10 % par an depuis 2004), ou

forte comme le Soudan ou le Zaïre (de 5 à 10 %), tandis que tous les autres, sauf

la Côte d’Ivoire, le Zimbabwe et les Seychelles enregistraient un taux de crois-

sance positif 660. La manne offerte par le sous-sol africain permettra-t-elle

d’assurer, enfin, un développement autonome et susceptible d’absorber toute la

croissance démographique ? Cela semble improbable si les fonds recueillis ne

sont pas mieux employés et investis que ceux que l’Afrique a reçus de l’aide in-

ternationale depuis les années soixante, soit plus de 500 milliards de dollars jus-

qu’en 2005. Pour que la réponse soit positive, il faudrait que les États africains

soient dignes de ce nom, deviennent des États de droit et connaissent la paix civi-

le. Un chemin que n’ont toujours pas pris les plus puissants d’entre eux, comme le

Nigeria, encore menacé par une partition entre le Nord musulman et le Sud chré-

tien. Un problème qu’il partage avec d’autres (le Soudan notamment dont les ré-

serves pétrolières se trouvent dans la partie chrétienne). Tandis que la République

d’Afrique du Sud risque de voir son décollage économique compromis dans les

prochaines années par l’exode de ses jeunes citoyens blancs les plus qualifiés. Ils

sont entre 800 000 et un million, sur un peu plus de 5 millions de Blancs, à avoir

quitté la RSA entre 1995 et 2005 661. Les candidats au départ issus de cette com-

munauté seront d’autant plus [279] nombreux que la situation intérieure du pays

se dégrade aussi bien au plan social (un Blanc sur dix serait pauvre) qu’au plan

sécuritaire (délinquance chronique et affrontements interethniques). Avec une

croissance démographique toujours non maîtrisée (à quelques exceptions près),

avec des États instables et mal soudés, en proie aux conflits ethniques et religieux,

toujours réduits au rang de pays primo exportateur (c’est-à-dire cantonné à

l’exportation d’un produit primaire agricole ou industriel, matière énergétique ou

minérale), sans véritable puissance régionale capable d’entraîner les autres,

l’Afrique dans son ensemble a donc d’énormes défis à surmonter.

660 « Perspectives économiques en Afrique », OCDE-Eurostat, 2005.661 Bronwynne Jooste, « Tous ces Blancs qui font leur valise », Courrier international, n° 911,

avril 2008.

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F. De l’inter-ethnocentrisme à l’inter-régionalité

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Toute la série de considérations d’ordre stratégique, économique, démogra-

phique, culturel et civilisationnel établies ici, tend à accréditer l’idée que le régio-

nalisme mondial est appelé à constituer dans l’avenir le niveau spatial pertinent de

la politique mondiale. Face aux distorsions que fait subir au système interétatique

la logique globale qui traverse tous les champs (c’est-à-dire l’implacable contrain-

te d’un environnement devenu planétaire), et face aux impasses d’une gouvernan-

ce mondiale trop idéologiquement, marquée par le libéralisme et le cosmopolitis-

me, on est porté à penser que le rééquilibrage et la régulation de la mondialité

trouveront leur solution dans une organisation du monde basée sur l’inter-

régionalité (celle des grands États et des intégrations continentales) et sur l’inter-

ethnocentrisme (la coexistence organisée des aires civilisationnelles sans homo-

généisation forcée). Entre une unité impossible du monde et sa division entre des

États souvent dépassés structurellement, sa régionalisation apparaît comme la so-

lution la plus rationnelle pour garantir le bien commun. Cette nouvelle fonction-

nalité du grand espace nous renvoie à Richard Hartshorne qui expliquait qu’un

espace se structure quand il a précisément des fonctions à remplir et une raison

d’être (cf. Tome I). Une identité, dirait-on aujourd’hui.

Fin du texte