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  • Latflerzne iJesportes

    a/te La grande dfaite

    de Soliman le Magnifique 1565

    PERRIN

    Le zege ae lV1 a/te La grande dfaite de Soliman le Magnifique

    1565

    Lorsqu'en mai 1565, les forces ottomanes attaqurent Malte, il semblait bien que ce ft ta fin de J'ordre illustre des Chevaliers Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jrusalem qui, en 1530, avaient reu de Charles Quint les les de Malte, de Gozo et de Camina. Comment une poigne d'hommes rfu-gis dans des forts pouvait-elle prtendre rsister aux cent mille Turcs envoys par Soliman le Magnifique? En visant Malte, non seulement ce dernier voulait exterminer cet ordre militaire excr dont les galres lui causaient du tort dans toute la Mditerrane, mais, une fois l'le conquise, il esprait s'emparer de la Sicile, gagner ensuite le sud de l'Ital ie, puis peu peu envahir et islamiser l'Europe occi-dentale. Le grand matre de l'Ordre, Jean Parisot de la Valette, prvenu de l'entreprise turque, demanda vainement des secours aux souverains chrtiens. Mais ceux-ci ne saisi-rent pas immdiatement l'ampleur de l'enjeu. Restait alors aux chevaliers, issus de nations diffrentes mais unis dans la mme abngation exige par leur ordre, ne compter que sur eux-mmes. Soutenus par une population maltaise hroque et dirigs par un grand matre hors du commun, ils opposrent au fanatisme musulman un esprit de croisade et de sacrifice qui les transforma en redoutables guerriers. Leur rsistance victorieuse durant les longs mois d 't finit par susci ter l'merveillement de l'Europe chrtienne. Le Grand Sige devint le symbole de la lutte entre l'Evangile et le Coran, entre la Croix et le Croissant. La Valette fut considr comme un hros et sa victoire, qui fut la premire dfaite de Soliman, donna un prestige immense l'Ordre de Malte.

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    Prix France TTC

  • CATHERINE DESPORTES

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    LE SIGE DE MALTE La grande dfaite de Soliman le Magnifique

    1565

    Perrin

    ,

    1

  • Librairie Acadmique Perrin, 1999. ISBN, 2262014957

    AVANT-PROPOS

    Terre sainte, Rhodes, Malte, c'est l'itinraire mditerranen de l'ordre religieux, militaire et hos-pitalier de Saint-Jean-de-Jrusalem qui prit le nom de Malte lorsque Charles Quint lui cda l'le en 1530 et qui, dj riche d'un pass magnifique, y crivit le chapitre le plus glorieux et le plus impor-tant de son histoire. Le sige de Malte de 1565 allait mettre en effet un terme l'hgmonie ottomane dans cette partie du monde! Soliman le Magnifique, dsireux de porter un coup fatal l'Ordre et ambi-tionnant de conqurir la Sicile, le sud de l'Italie et, de victoire en victoire, de s'emparer de toute l'Eu-rope occidentale, convoitait Malte, base capitale pour la campagne envisage. Sa flotte et son arme, bientt grossies des troupes algriennes et des cor-saires de Tripoli, arrivrent devant et dans l'le en mai 1565. Cent mille musulmans engagrent une guerre stratgico-religieuse contre les chrtiens. Ce fut une lutte sans merci. La rsistance des cheva-liers auxquels s'tait jointe la population insulaire fut d'autant plus digne d'admiration qu'ils furent rduits leur seule force par l'indiffrence ou plu-tt par les hsitations des souverains europens. ns eurent la chance d'tre commands par un grand matre exceptionnel, Jean Parisot de la Valette, l'me de ce sige, qui finit par mobiliser, sinon l'aide, mais l'attention de toute la chrtient.

  • 8 LE SffiGE DE MALTE

    Confront ses doutes et ses inquitudes, il les montra le moins possible. Toujours prsent et dispo- . nible tous, tmoignant d'une confiance inbran-lable en Dieu dans les momen ts les plus dsesprs, il sut, par son exemple, galvaniser le courage et l 'nergie des chevaliers et de la population insu-laire.

    Malte tait, selon l 'apprciation d'un voyageur franais en 1551, Nicolas de Nicolay. une le basse et pierreuse, pourvue de beaux e t spacieux ports, mais la temprature de l'air dangereuse en t cause des grandes chaleurs ~). Quand on imagine les conditions d'hygine cres dans un espace aussi restreint par le regroupement d'une si grande multitude d'hommes, le ra tionnement des muni-tions et des vivres, l'puisement physique caus par des assauts continus, les actes barbares des assail-lants (entranant des ractions similaires de la part des assigs), on comprend pourquoi ce sige est considr comme le plus cruel de cette poque.

    Parmi les sources que j'ai consultes, le rcit de l'abb Vertot, le plus connu, autorise de nom-breuses rserves quant l'authenticit des faits voqus. J 'en ai cit cependant des passages qui, par recoupements, paraissent incontestables. Mais le compte rendu le plus intressant reste le journal tenu au jour le jour par Francisco da Corregio, d'origine italienne, soldat de (ortune la rputation de pote, qui, durant l' t de 1565, tait g de soixante ans e t servait comme arquebusier dans la garnison espagnole de Senglea. 11 a beaucoup ins-pir cette histoire d'un sige pique qui fut la pre-mire dfaite de Soliman le Magnifique e t assura l'Ordre, jusqu' ce que Bonaparte l'en dpossdt en 1798, sa souverainet sur ce verrou de la Mdi-terrane.

    Raconter le sige de Malte, c'est tmoigner des

    AVANTPROPOS 9

    ressources insouponnables de la volont humaine dans les cas extrmes. Et c'est rendre hommage ceux qui ont su se battre e t mourir non seulement pour chapper la capture, mais pour leur foi catholique.

    /

  • Premire partie

    AVANT LE SIGE

  • 1

    Soliman le Magnifique

    Si le XVIe sicle voque pour les Franais celui de la Renaissance par excellence, il fut aussi celui de deux grands empereurs, Chacles Quint pour l'Occi-dent europen et Soliman 1er pour le monde musul-man mditerranen e t proche-oriental. En 1520, un Vnitien sjournant Constantinople traait de ce jeune sultan, alors qu'il venait de succder son pre, le portrait suivant:

    Ag de vingt-cinq ans, il est grand, mince, et de complexion dlicate. Son cou est un peu trop long, ses traits fins et son nez aquilin. n a une ombre de moustache et une petite barbe; nanmoins, la mine est agrable en dpit d'une peau un peu ple: on le dit seigneur sage, pris d'tude e t tous augurent bien de son rgne ! ~~

    Et ils avaient raison! Le rgne de Soliman allait porter l'Empire turc son apoge de gloire et de puissance. La vie de ce prince fut une suite de combats et de conqutes qui le menrent de la Syrie la Perse, de l'Iraq la Hongrie. Conscient de sa valeur guerrire, luimme assurait que sur terre jour et nuit notre cheval est sell et notre sabre ceint ~~. La suprmatie ottomane tait une ralit gographique qui se prsentait en un immense ensemble musulman homogne, comprenant l'Ana-tolie, les Balkans, la Grce, la Bulgarie, la Serbie, l'Albanie, la Bosnie-Herzgovine, les principauts

  • 14 AVANT LE SIGE

    vassales de Moldavie et de Valachie, la Syrie et l'Egypte au sud, avec les deux villes saintes de Mdine et de La Mecque. Au cours de son sultanat, Soliman devait ajouter ces possessions Aden, Alger, Belgrade, Budapest, Nakhitchevan, l'le de Rhodes, Erevan, Tabriz et Timisoara. Ses navires sillonnaient la Mditerrane et il tenait sous son autorit une dizaine d 'les dans l'Adriatique.

    ~~ Le rgne de Soliman, observait l'historien von Hammer, est le plus important et le plus remar-quable dans l'histoire ottomane. C'est lui que l'Empire doit son plus brillant clat et le plus haut dveloppement de sa puissance . Considr comme le plus grand souverain de sa dynastie, Soliman fut qualifi de ~~ Magnifique par les Europens, admi-ra tifs et respectueux des exploits de l'homme de guerre, alors que ses sujets lui prfraient l'pi-thte plus modeste de Kanouni )), le Lgisla-teur H. Dou d'un sens profond de l'organisation, il joignait ses qualits politiques et militaires une grande comptence administrative. n rforma le systme des finances dans le sens d'une juste rpar-tition des dpenses publiques et de celles de sa cour, sans pour autant craser le peuple d'impts et tout en se donnant les moyens d'entretenir une arme importante; il sut, en mme temps, mainte-nir l'ordre et la paix dans ses Etats qu'il divisa en vingt et un gouvernements. Ainsi, matre d' une force militaire redoute et redoutable, d'un terri-toire tendu et peupl (l'Empire turc comptait de trente trente-cinq millions d'habitants en compre-nant l'Afrique du Nord et la pninsule Arabique), il pouvait revendiquer pour lui-mme les titres les plus prestigieux:

    Le Trs Haut, Trs Invincible et Trs Glorieux Soliman, Empereur des Turcs, Roi des Rois, Vain-queur des Provinces, Expugnateur des Armes, Ter-

    .-

    SOLL\1AN LE MAGNIFIQUE 15

    rible aux Mers et aux Terres, l'Ombre de Dieu sur la Terre, l'Hritier du Grand Califat, le Possesseur de l'Imamat Exalt, le Protecteur du Sanctuaire des Deux Villes Saintes, Dput d'Allah sur terre, Sei-gneur des Seigneurs de ce monde, Etoile de la Constellation de l'Apostolat, Refuge de tous les peuples de l'univers, etc. ))

    Tant de qualificatifs ne pouvaient que le convaincre de sa supriorit prodigieuse. Ainsi, dans une lettre adresse Franois 1er, du lieu de rsidence du sultanat sublime, Constantinople la bien garde )), il ne craignait pas de lui soumettre ce prambule pompeux :

    Moi, qui suis le Sultan des Sultans, le Souverain des Souverains, le distributeur des couronnes aux monarques du globe, l'Ombre de Dieu sur la terre, le sultan et le padichah de la mer Blanche, de la mer Noire, de la Roumlie, de l 'Anatolie, de Zucaldir, du Diabekr, du Ktudistan, de l'Azerbadjan, de la Perse, de Damas, d'Alep, du Caire, de La Mecque, de Mdine, de Jrusalem, de toute l'Arabie et du Ymen et de plusieurs autres contres ... que Mon Auguste Majest a galement conquises avec mon glaive flamboyant et mon sabre victorieux. )

    Cette numration de ses Etats devait-elle inciter le royal correspondant mesurer la splendeur de son auguste expditeur que les potes ottomans appelaient volontiers 1' Empereur du monde? Luimme se livrait la composition littraire e t se plut publier des uvres potiques sous le pseudo-nyme de Mouhibbi ), l'Amical H. Toute sa vie, l'homme allait conserver une rputation de sagesse et de vertu qui s'accorde avec les tmoignages de ses contemporains, l 'exemple de ce portrait laiss par le voyageur Antoine Geuffroy :

    ... Ledit Roi Soliman peut tre prsent l 'ge de cinquante ans, ou environ, et est, ainsi que j'ai

  • 16 AVANT L E SI::GE

    entendu, long de corps, de menus ossements, maigre et mal proportionn; le visage brun et basa-n; la tte rase, fors un toupet de cheveux au som-met, ainsi que ont tous les Turcs pour mieux asseoir leur tclapan (turban), qui est un accoutrement de linge. Il a le front lev et large, les yeux gros et noirs, le nez haut e t un peu courbe ou aquilin, les moustaches long et roux (sic), le menton ras au ciseau e t non au rasoir, le cou long, grle et pen-dant ... )) A ce physique particulier, il joignait un caractre qui l'tait tout autant: il tait connu pour tre u mlancolique, peu parlant et peu riant, mais fort colre, assez lourd e t maladroit et qui ne prend plaisir aucun exercice. Au demeurant rput ver-tueux et homme de bien entre les siens, bien gar-dant sa Loi, attremp e t modr, aimant la paix et r epos ... TI est estim doux et humain, gardant sa foi et parole quoi qu'il promette ... Son passe-temps est de lire les livres de Philosophie e t de sa Loi, en laquelle il est tellement instruit que son Mufti ne lui en saurait apprendre aucune chose ...

    De son ct, le Flamand Ogier Ghislain de Busbecq, arriv en Turquie en 1555, s'empressait de satisfaire la curiosit des siens Il en leur appre-nant que Soliman tait un prince sur le dclin de son ge, qui parat son visage et tout son corps tre digne d'un si grand empire. TI a la rputation d'avoir t toujours sage dans l' ge mme qu' il est permis en quelque faon chez les Turcs de pcher sans reproche; sa jeunesse n'a point t infme par l'ivrognerie, ni par l'amour des garons, quoique ce soit les dlices des Turcs ; et ses plus grands enne-mis ne le blment que d'tre trop sujet sa femme ... Tout le monde sait que depuis son lgitime mariage il n'a couch avec aucune de ses concu-bines, quoiqu'il ne lui soit point dfendu par sa loi, dont il est si svre observateur, et de toutes ses

    SOLIMAN LE MAGNIFIQUE 17

    crmonies, qu'il a autant de passion de les faire recevoir partout que d'agrandir son empire. Sa sant n'est pas mauvaise pour ses annes, si sa mau-vaise couleur n'tait une marque de quelque secrte maladie, que la plupart du monde croit tre une grangrne dangereuse la cuisse. Ce prince a so in de corriger le vice de son teint avec du vermil-lon et du rouge, lorsqu'il sa it qu'un ambassadeur est prs de venir prendre cong de Sa Hautesse, croyant qu'il est important pour sa rputation qu'on ait bonne opinion de sa sant pour se faire craindre des trangers, comme se portant bien et tant robuste H.

    En cette Europe du xW sicle, si Soliman daignait traiter avec les princes trangers, son principal adversaire restait Charles Quint, souverain du Saint Empire romain germanique et roi du pays d'Es-pagne et des lieux qui en dpendent .

    La pninsule Ibrique, l'autre bout de la Mdi-terrane, reprsentait, en effet, la premire puis-sance chrtienne disposer d'une flotte capable de combattre celle du Croissant. Ds le dbut du xW sicle, les Espagnols, dsireux de limiter l'essor de la course des infidles, avaient entrepris un mou-vement d'expansion en Afrique du Nord, appele alors la Berbrie, moins pour s'emparer de terri-toires hostiles que pour s'assurer des bases forti-fies. Us avaient occup ainsi Mers e l-Kbir, Penon de Vlez de la Gomera, avaient conquis Oran, le Penon d'Alger, Bougie e t Tripoli. Mais, aprs quelques expditions heureuses, ils n'avaient pu empcher le corsaire Barberousse de fonder, en 1518, l'Eta t barbaresque d'Alger qu'il avait plac sous la protection du sultan Slim I~ le Cruel, pre de Soliman.

    Au cours des dcennies suivantes, chrtiens et

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    musulmans se livrrent une lutte continue et farouche, avec des fortunes diverses, pour acqurir la fois des possessions ctires et la suprmatie en Mditerrane. En fait , cette guerre de course, avec ce qu'elle sous-entendait de prises de galres battant pavillon ottoman ou chrtien et charges de butins fructueux, n'tait que la reprise des guerres continentales excites par les religions. Au XVIe sicle, celles-ci taient agressives. Si les musul-mans affrontaient les chrtiens dans le djihad, ces derniers uvraient pour le Christ . L'esprit de croi-sade restait vivan t. En Espagne, o la prsence des Mores tait tolre s'ils taient convertis, la ques-tion ne se posait pas, mais, en France, les vers influencs d'hellnisme des potes de la Pliade taient autant d'incitations sauver la Grce. Au nord de l'Europe, dans les pays protestants, se retrouvait ce mme sentiment hostile aux Ottomans et Luther milita toujours en faveur de la guerre contre eux. En Angleterre mme, l'opinion publique, pourtant porte prendre ombrage des succs catholiques en Mditerrane, se rjouissait des dfaites essuyes par les sujets du sultan.

    L'Islam s'tait ouvert le passage vers la Mditer-rane centrale en prenant Rhodes, en 1522, puis, dans le but de s'assurer la matrise des mers, il avait continu d'affronter les flottes chrtiennes. Les annes suivantes confirmrent la supriorit de l'Ottoman: On ne peut plus circuler en Mditerra-ne, crit Fernand Braudel, qu'en s~ mfiant de lui. Et c'est aux musulmans que vont des lors les aven-turiers de la mer, la foule des rengats prts se louer au plus fort. C'est eux qu'appartiennent les vaisseaux les plus rapides, les chiourmes les plus nombreuses et les mieux exerces. En 1560, les Turcs s'taient offert un suprme triomphe en pre-nant Djerba d'o ils expulsrent les chrtiens. Sui-

    SOLIMAN LE MAGNIF1QUE 19

    virent quatre annes d'une paix maritime relative que les Espagnols mirent profit pour reconsti-tuer leurs forces navales. En 1564, l'armada de Philippe il d'Espagne, aide de galres allies, rus-sit s'emparer de Penon de Vlez de la Gomera, sur la cte nord-africaine en face de Malaga. Cette perte fut pniblement ressentie Constantinople o les corsaires de Berbrie allrent porter leurs plaintes. Ils firent reprsenter Soliman que les Espagnols taient matres de La Goulette, d'Oran, de Penon de Vlez et mme de Tunis, autant dire de toute la cte de l'Afrique du Nord. Et les cheva-liers de Malte taient souvent cits comme des marins hardis et redoutables et surtout pour ruiner

    ~c tout le commerce de ses Etats ~). Soliman les connaissait pour les avoir combattus Rhodes d'o HIes avait chasss, dans des conditions honorables il est vrai, en 1522. A la vue de leur grand matre, Villiers de l 'Isle-Adam, vieillard de soixante-dix ans, quittant l'le avec les siens, le jeune sultan avait t saisi d'une respectueuse admiration: Ce n'est pas sans quelque peine, avait-il alors dclar, que j'oblige un chrtien de ce t ge quitter son palais! n

    En octobre 1564, alors que lui-mme se trouvait l'ge de celui qu'il avait vaincu quarante-deux ans plus tt, ses sentiments l'gard de ces chrtiens peu ordinaires s'taient quelque peu modifis. A la courtoisie chevaleresque d'antan s'tait substitu un esprit de vengeance opinitre entretenu par ses conseillers.

    - Aussi longtemps que Malte restera aux mains des chevaliers, remarquait l'un, aussi longtemps tout navire croisant de Constantinople Tripoli courra le danger d'tre captur!

    - Ce rocher, rappelait un autre, est comme une barrire dresse entre vous et vos possessions. Si

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    vous ne vous dcidez pas le prendre promptement, toutes les communications entre l'Afrique, l'Asie et les les de l'archipel finiront par tre inte rceptes dans un temps prochain !

    D'autres encore, introduits dans la salle du Conseil, le Divan, aux murs de mosaques paille-tes d'or et de lapis-lazuli ", rptaient les mmes dolances contre ces Maltais malfaisants au sultan, le premier de sa dynastie tre assis l'europenne sur un trne lgrement surlev, entirement couvert de drap d'or, parsem en tous sens d'un grand nombre de pierres prcieuses H. Cette profu-sion de richesses avait inspir l'ambassadeur de Charles Quint, en 1533, une description blouie : . .. il Y avait de tous cts de nombreux coussins d'une valeur inestimable ... Le manteau de la chemi-ne tait d' argent massif, recouvert d'or, e t sur un ct une fontaine jaillissait ... u

    Aux nombreux griefs runis contre les chevaliers de Malte - attaque de l'un des ports de Soliman sur la cte grecque, capture heureuse de nombreux navires marchands battant pavillon turc - vint s'ajouter la mme poque un nouveau motif de ressentiment.

    Cinq galres de l'Ordre commandes par le che-valie r de Giou, voguant de concert avec deux autres vaisseaux placs sous les ordres du grand capitaine Romegas et propri t du grand matre la Valette, rencontrrent, entre les les de Zante et de Cphalo-nie, un puissant galion charg des plus riches mar-chandises de l'Orient et qui, pour sa dfense, avait vingt gros canons de bronze, un grand nombre de moindre calibre, de bons officiers d'artillerie et plus de deux cents janissaires, tous excellents arquebusiers. Ce vaisseau tait command par le ras ou le capitaine Bairan-Ogli et il appartenait au Kustir-Aga, chef des eunuques noirs du srail, le

    i ,

    -

    SOLIMAN LE MAGNIFIQUE 21

    ministre des plaisirs de son matre et le gardien des jeunes filles et des beauts qui y sont destines; plusieurs mmes de ces dames taient intresses dans ce galion ~), au fret estim, selon certains contemporains, la bagatelle de huit cent mille ducats environ. Aprs un combat acharn qui se prolongea cinq heures durant, l'escadre de la Reli-gion finit par s'en r endre matre.

    Cette prise fit plus de bruit Constantinople, et surtout dans le srail, que n'aurait fait la perte d'une place importante. u Le chef des eunuques et les odalisques privs du gain de ces riches cargai-sons se je trent aux pieds de Soliman pour le sup-plier de ne pas laisser cet affront impuni et de tirer vengeance des chevaliers. Le sultan, sensible leurs plaintes et qui allait les ddommager magni-fiquement des deniers de son trsor, jura par sa tte qu'il exterminerait tout l'Ordre )~. Un vrai parti s'tait form la Cour pour maintenir Soliman dans cette humeur belliqueuse. TI fallait qu'il se souvnt que son devoir tait de protger les plerins musul-mans contraints de prendre la mer pour se rendre au Tombeau du Prophte, traverse pendant laquelle ils s'exposaient devenir la proie de ces corsaires chrtiens. Malte regorgeait d'esclaves turcs qui gmissaient dans les chanes u, d'hommes et de femmes distingus d tenus en otages dans l 'attente d'une ranon, et au nombre desquels figuraient le vnrable sanjak ~~ du Grand Caire, vieillard de soixantedix-huit ans, et la vieille nourrice de la princesse Mihrmah. Cette dernire, fille de son pouse prfre, la Circas-sienne Hurrem ou Roxelane pour les Europens, se montrait l'une des plus obstines demander la ruine de l'Ordre. Comme pour lui donner raison, en se rendant la Grande Mosque en novembre 1564, Soliman pouvait entendre sur son passage cette sup-

  • 22 AVANT LE SIGE

    plique dsespre : ({ Seigneur, Seigneur , que ta bont nous dlivre des corsaires de Malte!

    Le grand mufti lui-mme entrait dans ces vues. Tout en voquant les pertes matrie lles dplores chaque nouvelle victoire chr tienne, il insistait sur le devoir religieux de dlivrer les malheureux musulmans de ces Maltais qui avaient ravi leurs biens et leur libert . n fit voir au souverain que depuis cinq ans, ces armateurs s'taient rendus matres de plus de cinquante navires chargs des plus riches marchandises de l'Orient, sans compter les felouques, les brigantins, les galres e t les galiotes armes en course. " Ces vaisseaux, lui dit-il, leurs charges, ceux qui les montaient, tout a t envahi par ces impitoyables corsaires ; e t il n'y a, Seigneur, que ton pe invincible qui puisse rompre les fers de tant de malheureux : le fils te redemande son pre, la femme son mari ou ses enfants, e t tous attendent de ta justice e t de ta puissance la ven-geance de leurs cruels ennemis !" n .

    Soliman savait que Malte, malgr sa superficie rduite, ta it le pivot de la Mditerrane occiden-tale. L'le disposait de ports bien abrits o il lui serait loisible de mouiller sa flotte s'il entreprenait la conqute de la Sicile e t du sud de l'Italie. Quant aux chevaliers,leur rpu ta tion de vaillance les don-nait comme des soldats prts mourir pour leur foi, l'exemple des janissaires. Les rapports parvenus Constantinople les dcrivaient comme des marins e t des corsaires hors du commun. Leurs galres taient incomparables, bien quipes, avec toujours leur bord un nombre considrable d'arquebu-sier s et de chevalie rs qui ont fait le serment de se battre jusqu' la mort . Les capitaines ottomans taient unanimes dclarer que ces chr tiens (( ne manquent jamais une occasion, quand ils ont attaqu nos ba teaux, de les couler ou de les captu-

    SOLIMAN LE MAGNIFIQUE 23

    rer n. Certes, il arrivait que les batailles navales ne fussent pas toujours la gloire de la Religion. Mais, dans le principe, les chevaliers taient suprieurs par la technique e t leur capacit se battre. Soli-man, trop puissant pour tre quitable leur gard e t se conformant aux vux d'un srail exaspr, dcida de mettre un te rme leurs exactions .

    Au cours d'un conseil solennel tenu en octobre 1564, la question de l'a ttaque de Malte fut porte au dbat. Malgr l'agita tion cre ce propos au srail, aucun des conseillers prsents ne se montra favorable une intervention militaire dans l'le. Ali , un lieutenant de Dragut dlgu pour la cir-constance, rappela que Malte tait bien diff rente de Rhodes, situe proximit de la cte turque, riche en moissons permettant de subvenir aux besoins d' une arme d'occupation, e t trs loigne de l'Europe: ces avantages faisaient dfaut Malte, que le souverain espagnol considrait par a illeurs comme le boulevard de ses possessions italiennes. En consquence, il tait prvoir que, voyant l'le menace, il s'empresserait d'y envoyer des renforts. Dpourvue de pturages e t de r essources natu-relles, e lle ne pourrait nourrir l'a rme turque qui se trouverait isole par la distance e t livre des dfenseurs courageux e t rsolus mourir plutt que de se rendre. Ali, en fidle porte-parole de son chef. ta it donc d'avis de commencer la campagne par le sige de La Goulette e t de Peiion de Vlez, pour en chasser les chr tiens qui, sans cela, ne manque-raient pas de se porte r au secours de ceux de Malte en cas d'attaque. A la vision raliste a insi expose, les uns prfraient la conduite d'une expdition en Hongrie, e t au-del, qui repousserait loin en Europe les limites de l'Empire. D'autres suggraient la conqute de la Sicile dont la chute entranerait ncessairement celle de Malte, rocher insignifiant,

  • 24 AVANTLES:GE

    mal fortifi et tenu par une poigne d'hommes. Beaucoup de victoires plus difficiles, observrent-ils non sans flagornerie, ont t remportes par votre cimeterre.

    Pour Soliman, l'intrt de Malte rsidait dans sa situation gographique. C'tait la premire marche pour gagner la Sicile puis tout le sud de l'Europe. A partir de l, comment ne pas envisager le jour o le Grand seigneur, matre de la Mditerrane tout entire, pourrait dicter ses lois, tel le matre de l'Univers , depuis cette le accueillante et contem-pler ses navires ancrs dans le melleur des ports!

    Piali, l'amiral responsable de la flotte turque, et Mustapha Pacha, le commandant en chef de l'ar-me, finirent par adopter les vues de leur souve-rain. fis avaient compris, eux aussi, l'avantage stratgique de possder une telle base en Mditer-rane. A l'issue de cette consultation du Divan, fut donc pris l'dit imprial dcidant d'assiger Malte au printemps de l' anne suivante.

    La puissance de l'Empire ottoman, cet Etat mili-taire difi sur les conqutes, allait tre lance contre la petite le et les chevaliers de l'ordre de Saint-Jean, ces ( fils de chiens que Soliman avait battus et pargns Rhodes quarante-deux ans plus tt et qu'il tait rsolu aujourd'hui liminer dfinitivement.

    i ..

    2

    L'ordre de Malte

    L'ordre de Malte, que l'article 1er de la Charte constitutionnelle dfinit aujourd'hui comme un (( Ordre religieux, militaire, chevaleresque et tradi-tionnellement nobiliire , tait l'poque de Soli-man le dernier reprsentant actif des trois ordres fonds pendant les Croisades et qui obissaient une volont commune: protger, abriter et soigner en Terre sainte les chrtiens. L'ordre des Tem-pliers, le plus riche et le plus puissant, avait t sup-prim au dbut du :KW sicle et celui des Teutoniques ne s'tait pas remis de sa dfaite Tannenberg, en 1410. Seul, celui de Saint-Jean-de-Jrusalem tait toujours prsent, sous le nom d'ordre de Malte, dans l'Europe de la Renaissance. Son origine remontait au XI" sicle, un hospice fond J rusalem et ddi saint Jean-Baptiste. Destin recevoir et soigner les plerins, cet ta-blissement tait administr par des moines bndic-tins qui, en 1099, sous la houlette de l 'un d'entre eux, frre Grard, un Provenal originaire de Mar-tigues, formrent l'ordre hospitalier de Saint-Jean-de-Jrusalem. fis taient tenus d'observer les trois vux de pauvret, chastet et obissance, et por-taient sur leur robe noire une croix blanche. L'Ordre se dveloppa trs vite et, en 1113, le pape Pascal n confirma sa rgle et le plaa sous sa pro-tection. Diffrent de celui du Temple, vocation

  • 26 AVANT LE SIGE

    militaire pour combattre l'infidle, celui de Saint-J ean-de-j rusalem tait d'abord une confrrie d'hospitalie rs dont le premier devoir consistait construire et installer des hpitaux travers l'Eu-rope et former des mdecins et des chirurgiens. Mais la ncessit de se protger contre les agres-sions des musulmans en Terre sainte allait conduire l'Ordre se doter d'une force a rme. Aussi, en 1120, Raymond du PUY. issu de cet te noblesse guerri re appele dfendre les Lieux saints, rorganisa-t-il l'Ordre qui l'exemple de celui des chevaliers Teu-toniques fut divis en trois groupes: les chevaliers combattants, les chapelains pour les services reli-gieux et les frres hospitaliers. En 1130, le pape Innocent TI accorda l'tendard rouge croix blanche aux hospitaliers de Saint-Jean qui, aprs la prise de J rusalem par Saladin (1187), s'install-r ent Acre (1191 ). Aprs la chute de Saint-Jean-d'Acre en 1291, l'Ordre fut contraint de se rfugier Chypre. n y reut d'Henri II de Lusignan, seigneur des lieux, mission d'assurer la scurit maritime dans cette zone de la Mditerrane. En 1306, les hospitaliers s'emparrent de Rhodes et s'y tabli-rent. Les nouveaux chevalie rs de Rhodes ne combattaient plus sur terre mais sur mer ; de sol-dats, ils ta ient devenus des marins redoutables et rputs comme te le plus remarquable corps de guerriers religieux que le monde et jamais connu .

    Aprs la prise de Rhodes par les Turcs, en 1522, ils durent rechercher un nouveau sjour fixe et indpendant leur permettant de pratiquer la guerre de course. Nombreuses taient les les susceptibles de les accueillir en Mditerrane : Minorque, Ischia, Ibiza, d'autres encore furent envisages sans tre retenues. Mais l 'indpendance mme de l'Ordre, dont les membres taient dispenss de pr-

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    te r allgeance leur souverain respectif, n'tait pas sans tre suspecte dans une Europe dchire par les ambitions nationales. Malgr leurs requtes auprs des diffrentes cours chrtiennes e t du pape, il sem-blait bien qu'aucune puissance ne ft dispose s'in tresser au sort de ces chevaliers.

    Ds 1525, pourtant, l'empereur Chatles Quint, dans le souci de protger la Sicile et les ctes de son royaume de Naples contre les incursions des corsaires musulmans, avait song proposer Malte, comprise dans ses possessions en Mditerrane, l'ordre de Saint-Jean-de-Jrusalem; mais la lutte qui l'opposait dans le mme temps Franois 1er lui faisait redouter que le grand matre de l'Ordre, Villie rs de l'Isle-Adam, n'ouvrt ses ports aux flottes franaises et n 'en favorist les entreprises contre les Espagnols. Les me mbres de l'Ordre eux-mmes taient diviss. La plupart d'entre eux, surtout les Franais, cra ignant de tomber sous la domination de l 'Empereur, montraient aussi peu d'empresse-ment accepter son offre que les Espagnols y taient favorables. Pour accorder les esprits et dans la crainte de voir l'Ordre disparatre la suite de la dispersion de ses membres dans leurs pays d'ori-gine, Villiers de l'IsleAdam fit rappeler chacun la perte de Rhodes, les temptes essuyes, la peste et la maladie dont le couvent avait t afflig, l'avidit des sculie rs vouloir s'emparer de leurs biens, la menace enfin d'un avenir encore plus fcheux si les chevaliers n'acquraient pas un tablissement fixe dans quelque port de mer pour r enouveler la guerre contre les infidles. cc Fallait-il que je survcusse la perte de Rhodes, dplorait-il, pour tre encore tmoin l'extrmit de ma vie, de la dissipation et peut- tre de la ruine entire d'un ordre si sainte-ment institu, dont le gouvernement m'avait t confi? u

  • 28 AVANT LE SItGE

    Ce ne fut qu'aprs bien des pourparlers et des ngociations auxquels le pape Clmenl vn ne fut pas tranger, que le donateur e t les bnficiaires finirent par trouver les compromis indispensables: l'acte de cession sign par Charles Quint le 24 mars 1530, fut rendu solennel par une bulle papale publie le 25 avril suivant. Le diplme imprial d'infodation de l'archipel maltais stipulait que, dans le but de restaurer et de rtablir le couvent, l'ordre et la religion de l'Hpital de Saint-Jeande-Jrusalem qui avaient perdu Rhodes et err depuis plusieurs annes, et de leur donner une rsidence fixe afin d'accomplir en paix leur profession pour le bnfice de la communaut chrtienne et d'em-ployer leurs forces et leurs armes contre les per-fides ennemis de la Sainte Foi , il avait t dcid de leur accorder l'le et ses dpendances sous la seule obligation de prsenter tous les ans, au jour de la fte de la Toussaint ... un faucon au vice-roi de Sicile , e t celle de ne jamais porter les armes contre les Etats de l'Empereur et de ses succes-seurs.

    Outre l'le de Malte, Charles Quint avait attribu aux chevaliers le port de Tripoli, alors un avant-poste chrtien en territoire musulman et conquis par les Espagnols en 1510, place mdiocre s'il en fut et que Villiers de l'Isle-Adam et volontiers refuse.

    L'archipel maltais, situ mi-distance entre Gibraltar et le canal de Suez, est compos de deux les principales. Malte, la plus grande, s'tend sur 247 kilomtres carrs, l'autre, appele Gozo, sur 68 seulement. Elles sont spares par un troit canal dans lequel se trouvent l'let de Comino et un petit rocher. Cominotto, qui lui est adjacent. A quelques milles au sud-ouest de Malte, la petite le de Filfla

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    complte l'ensemble. Gozo est distante de 80 kilo-mtres du cap Scaramia, en Sicile, et 330 kilomtres sparent La Valette de Tripoli.

    Les cinq commissaires envoys par le grand matre Villiers de l'Isle-Adam pour reconnatre Malte, Gozo et Tripoli, en revinrent peu enthou-siastes. Selon leurs rapports, Malte n'tait qu'un rocher de pierre de tuf, qui pouvait avoir six sept lieues de longueur sur trois ou quatre de largeur et environ vingt lieues de circuit; la superficie en tait de trois ou quatre pieds seulement de terre, encore toute pierreuse, peu propre produire du bl et d'autres grains; mais abondante en figues, en melons et autres fruits qui y taient trs communs. Le principal commerce de cette le consistait en miel, en coton et en cumin, que les habitants chan-geaient contre des grains ; part quelques sources jaillies dans le fond de l'le, la population devait suppler au manque d'eau vive et de puits par des citernes; le bois n'y tait pas plus frquent et vendu la livre, et les Maltais, pour faire cuire leur viande, en taient rduits se servir de bouse de vache sche au soleil, ou de chardons sauvages; quant la capitale de l'le appele la Cit Notable ou Mdina, elle tait construite sur une colline au centre de l'le et de difficile accs par des rochers dont la plaine tait remplie j cette place n'avait que de simples murailles, sans autres fortifications que quelques tours leves sur les portes de la ville; sur la cte mridionale de l' le, il n'y avait ni ports, ni golfes, ni cales et tout le rivage en cet endroit n 'tait bord que de grands rochers et d'cueils, contre lesquels les vaisseaux pousss par un vent violent, et surpris par quelque tempte, faisaient souvent naufrage; le ct oppos, en revanche, pro-posait plusieurs pointes ou caps et des endroits en forme de golfes et de cales propres au mouillage.

  • 30 AVANT LE SIGE

    Les commissaires ajoutrent qu'ils taient entrs dans le Grand Port, dfendu par un fort appel le chteau Saint-Ange au pied duquel se trouvait une petite ville appele communment Birgu; que ce port tait spar d'un autre appel le port de Mus-cet (Marsamuscetto) par une langue ou pointe de rocher, le mont Sciberras; qu'outre la capitale, le chteau et Birgu, il y avait environ quarante casates ou bourgades composes de plusieurs hameaux rpandus dans la campagne et o l'on trouvait envi-ron douze mille habitants, la plupart pauvres et misrables cause de la strilit du terroir...

    Ces envoys avaient dress une carte o se trou-vaient indiqus les diffrents petits ports, baies ou anses, servant de retraites aux pcheurs et par-fois aux corsaires, et qui, soulignrent-ils, seraient trs commodes pour les navires de la Religion. Quant Gozo, spare de Malte par un canal appel Freo, d'une lieue et demie ou deux de largeur, ce n'tait qu'une petite le la cte constitue de rochers escarps et d'cueils, mais le sol leur avait paru y tre trs fertile. Sa popula-tion forte d'environ cinq mille personnes se reti-rait, en cas d'attaque de corsaires, dans un chteau situ sur une hauteur et mal fortifi. Cependant, toute faible et de peu d'importance qu'elle leur et paru, elle devait tre accepte dans l'offre du souverain espagnol. Pour ce qui tait du port de Tripoli, leur rapport tait ne tte-ment dfavorable. C'tait une petite ville indigne peuple d'Arabes et entoure d'une mauvaise muraille construite essentiellement en terre. Selon les commissaires, dfendre une telle place, c'tait s'exposer perdre les chevaliers qui y seraient envoys en garnison. Tripoli allait effectivement tomber aux mains des musulmans en 1551.

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    Le 26 octobre 1530, les exchevaliers de Rhodes, aujourd'hui ceux de Malte, entraient dans le Grand Port et prenaient possession de leur nouveau terri-toire. Ce n'tait pas sans quelqye regret que les anciens voquaient le souvenir de la riche et ver-doyante le de Rhodes, en dcouvrant la strilit du terroir maltais, le pain qu'il fallait, pour ainsi dire, aller chercher en Sicile, la pauvret des habitants, leurs manires sauvages et grossires, et nulle place de dfense en cas d'attaque. S'ils taient dus par leur nouveau domaine, la population ne se montra pas davantage enthousiaste les accueillir. Compo-se essentiellement de paysans et d'artisans, elle tait de confession catholique et de souches mdi-terranennes diverses. Les Juifs, qui y pratiquaient le ngoce, avaient t expulss de l'le en 1492. Quant la noblesse locale, issue de familles anciennes d'Espagne et de Sicile, elle n'avait pas eu d'autre choix que d'accepter le fait que l'Empereur, contrairement un accord conclu en 1428, et dis-pos de la souverainet de l'le. Retirs dans leurs palais de la vieille cit de Mdina, les gentilshommes maltais se cantonnaient dans une orgueilleuse indif-frence l'gard de ces trangers imposs, fiers et mprisants, qui ne leur tmoignaient que peu de considration. Dans leur amertume, ils ne voyaient pas ou voulaient ignorer que l'Ordre ne recrutait que des combattants et des marins - ce qu'ils n'taient pas. Justement parce que ces chevaliers taient des hommes de mer, ils vitrent de s'instal-ler dans la capitale. Du fait des galres, ils prf-raient le Grand Port et s'attachrent construire dans la presqu'le de Birgu leurs rsidences, un hpital et les fortifications indispensables, l'exemple de ce qu'ils avaient ralis prcdem-ment Rhodes.

  • 32 AVANT LE SItGE

    L'ordre de Rhodes, puis de Malte, avait respect la rpartition primitive de ses membres en trois groupes hi ra rchiss. Le plus prestigieux et le plus r eprsentatif tait celui auquel appartenaient les chevaliers de justice. Chaque nation ou langue, diri ge par un pilie r, possdait des domaines, elle disposait de nombreuses exploitations rurales, appeles commanderies, ellesmmes regroupes en bailliages puis en grands prieurs. Les respon-sables de ces maisons, commandeurs, baillis e t grands prieurs, portaient le titre de grands-croix. n y avait aussi les chevaliers de la petite croix, ou simples chevaliers, mais tous devaient appartenir exclusivement la noblesse, diversement prouve suivant le pays d'origine. Ainsi le jeune aristocra te franais taitil appel fournir cent ans de noble ligne avec huit quartiers de noblesse paternelle et maternelle pour tre admis, exigence que la facilit rpandue de nos jours encore se doter d'une pr tendue ascendance nobiliaire r endait ncessaire. Le postulant italien devait prsenter deux cents ans de gnalogie distingue et quatre quartiers de noblesse. Le novice espagnol avait plus de chance dans la mesure o l'Ordre se satisfaisait de l'infor-mation publique et de quatre quartiers. Le futur chevalier allemand, quant lui, devait apporter des tmoignages nobles e t huit quartiers pour tre accept. Les frais de rception taient levs et l' ducation militaire svre. Les jeunes recrues, l'poque de leur venue Malte, taient tenues de servir comme officiers dans les galres de la Reli-gion pour combattre les infidles. Une anne complte r emplir cette obligation tait appele une caravane.

    Le deuxime groupe tait form par les prtres d'obdience et des diacres, attachs l'glise de Saint-Jean, et parmi lesquels taient recruts les

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    aumniers officiant l'hpital ou embarqus sur les vaisseaux de l'Ordre. Leur admission tait simple-ment conditionne par le fait d' tre issus d'une bourgeoisie distingue et d'un tat honnte.

    Le troisime et dernier corps comprenait les fr res servants, diviss entre les servants d'armes cuyers, des chevaliers, et les servants de stage: employes aux tches subalternes dans les glises et l 'hpital.

    L'ensemble tait dirig par un Conseil sacr, ou Conseil suprme, prsid par un grand matre, lu vie par les chevaliers de justice, dans les trois jours suivant le dcs de son prdcesseur. Cette prcipi-tation s'expliquait par la ncessit de u couper pied aux intrigues et cabales J) et d'viter une ingrence v~ntuelle du pape. Appel Eminence, le grand maltre se rendait chaque semaine l'hpital, tte nue, l'pe au ct. Les autres membres du Conseil

    s~~r taient l'vque, le prieur de l'glise, les pIlIe rs ou doyens de chaque langue, les prieurs les baillis conventuels et les chevaliers de la gra'nde croix. Sans vouloir insister davantage sur les statuts qui r gissaient cette communaut, ils avaient t conus de faon que l'lite des chevaliers pris dans les huit langues ou nations - savoir : l'Auvergne, la Provence, la France, l'Aragon, la Castille, l'An-gleterre, l'Allemagne et l'Italie - pt d tenir des responsabilits diffrentes.

    Chaque langue disposait d'une rsidence propre appele auberge, dirige par un pilie r ou bailli conventuel qui tait tenu de rsider en permanence Malte. Le pilier de la langue de Provence portait le titre de grand commandeur: en cette qualit, il administrait le Trsor commun et grait les finances et l'intendance en matire d'armement. C'tait le matre de l'artillerie.

    Celui de la langue d'Auvergne avait la dignit de

  • 34 AVANT LE SIGE

    grand marchal et d tenait le commandement mili taire sur les frres servants et les religieux. Le pilier de la langue de France veillait au bon fonc-tionnement de l'hpital, tandis que celui de la langue d'Italie avait la qualit de grand amiral et commandait les marins et les soldats embarqus sur les galres de l'Ordre. Le pilier de la langue d'Ara-gon, appel primitivement drapier, reut en 1539 le titre de grand conservateur et sa charge fut tendue tous les problmes d'intendance, depuis les vte-ments de la communaut jusqu'aux signatures des billets de solde anticipe. La langue d'Angleterre avait pour bailli conven tuelle turcopilier qui tait, l'origine, le responsable du commandement de la cavalerie en Palestine e t qui tait devenu par la suite le chef des gardes-ctes pour la surveillance en mer e t celle des ouvrages de dfense tablis le long des rivages.

    Le pilier de la langue allemande tait connu comme le grand bailli, titre qui lui donnait le droit de juridiction et de contrle des fortifications le-ves dans l'le de Gozo_ Enfin, le pilier de la langue de Castille dtenait la dlicate fonction de grand chancelier_ C'tait lui qui signait les actes du Conseil et y apposait son sceau_ li avait la charge d'enregistrer les bulles du pape, les brefs, les ordi-nations et les dcrets. Ces attributions faisaient de la chancellerie l'administration la plus importan te de l'Ordre dont les r evenus taient normes_

    Au dbut du XVIe sicle, celui-ci possdai t six cent cinquante-six commanderies dissmines travers l'Europe, dont deux cent cinquante-huit recenses pour la seule France. Les chevaliers, reconnais-sables leur soubreveste rouge croix blanche, por-taient galement une croix pendue une chanette en sautoir. La croix de Malte aux quatre branches et huit pointes est une croix de puret. Ces pointes,

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    symbolisant les huit batitudes du sermon du Christ sur la montagne, devaient rappeler aux membres de l 'Ordre qu'ils taient tenus aimer la justice, endurer les perscutions, tre sincres et nets de cur, pleurer leurs pchs, tre misricordieux, s'h umilier aux injures, vivre sans malice e t avoir le consentement spirituel . Les quatre bras de la croix reprsentaient les vertus de prudence, de tem-prance, de courage et de justice. Malgr ces incita-tions la perfection chrtienne, les chevalie rs n 'taient pas exempts de rivalit entre eux: chacun avait cur de prserver la rputation et les tradi-tions de son pays d'origine. En matire militaire, ce tte concurrence crait une mulation valeureuse qui ne pouvait qu'tre bnfique aux intrts de l 'Ordre. Vous combattre l'infid~le, ils ta ient devenus des corsaires intrpides e t re douts qui portaient haut et loin la renomme de l'ordre de Malte.

    Villiers de l'Isle-Adam tait mort en 1534. Pierino deI Ponte, Didier de Saint-J a ille, Juan de Homedes e t Claude de la Sengle, ses successeurs, s'taient rvls diversement comptents mais avaient russi maintenir uni l'ensemble de la communaut jus-qu' l 'arrive de Jean Parisot de la Valette, lu grand matre en 1557_

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    Jean Parisot de la Valette

    Le grand matre Claude de la Sengle mourut le 18 aot 1557. Trois jours plus tard, l'unanimit des suffrages, le commandeur de la Valette tait dsign comme son successeur.

    N en 1494, J ean Parisot de la Valette avait rejoint l'Ordre l'ge de vingt ans. Issu d'une famille noble du Languedoc, dont plusieurs membres s'taient illustrs aux Croisades et dans l'Ordre, il consacra toute sa vie cette communaut qu'il ne devait plus quitter aprs en avoir pris l'ha-bit et la croix. n en occupa les diffrentes charges avec distinction, et ce passage successif de nou-velles dignits fut toujours le tmoignage et la rcompense d'actions mmorables. Soldat, capi-taine, gnral, gouverneur de Tripoli en 1537, poste si lourd qu'il tait rgulirement refus par les che-valiers pressentis, bailli de Lango, grand comman-deur et grand prieur de Saint-Gilles, il tait devenu lieutenant gnral du grand matre de la Sengle, c'estdire gnral des galres de Malte, en 1554. A ce titre, il se rvla un chef d'escadre redoutable, parvint carte r des ctes de Sicile et de Naples tous les corsaires de Barbarie, et regagna plusieurs fois les ports de Malte en tranant sa suite les vais-seaux capturs. En une seule campagne, il ramena ainsi trois navires marchands la riche cargaison et arms de pices d'artillerie, butin fructueux aug-

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    ment de deux cent cinquante prisonniers suscep-tibles de servir aux galres ou aux fortifications en construction dans l'le. Cette guerre de course cor-respondait une ncessit vitale de l'poque et comme l'crit trs justement Fernand Braudel, dan~ la mesure o la Mditerrane en..s6n entier tait une zone de conflits continuels entre univers mitoyens et fratricid es, elle s'affirmait une ralit permanente, elle excusait, elle justifiait la pirate-rie. TI pouvait arriver que cette volont de suprma-tie maritime se portt galement sur les vaisseaux marchands des Juifs dont les colonies taient deve-nues prospres et, ds 1552, il est fait tat des plaintes de ces derniers contre les navires ~~ des trs mchants moines de Malte ,), ce ( pige et filet o se prend le butin enlev aux dpens des Juifs H. En fait,la guerre de course et la piraterie engendraient les mmes mfaits: cruauts et pillages, de la part des Turcs en particulier , vente des esclaves et des proies saisies, mais tous se livraient la premire, qu'ils fu ssent chrtiens ou musulmans pour les bnfices qu'elle procurait. '

    Jean de la Valette, prsent au sige de Rhodes en 1522, avait accompagn Philippe de Villiers de l'Isle-Adam pendant les tristes annes d'exil, alors que les chevaliers, r fugis temporairement Rome, taient les tmoins impuissants des vaines dmarches de leur grand matre auprs des cours europennes. Le jeune Franais avait pu apprcier la valeur de cet homme exceptionnel et courageux qui se battait pour la survie de l'Ordre. Dans les mmes annes il avait assist la ruine de la langue d'Angleterre, ( si riche, noble et importante H, que le schisme d'Henri VTII avait contrainte en 1534 se disperser aprs que ses membres eurent t perscuts et ses biens spolis. Quelques annes plus tard, au cours d'une action contre le corsaire

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    barbare Abdul-Rahman Kust Ali, la Valette fut bless et son bateau, le San Giovanni, perdu. Pen-dant plus d'un an, rduit en esclavage, il connut le monde impitoyable de la galre. Sa robuste consti-tution lui permit de survivre cette preuve que le corsaire Dragut chercha lui rendre plus lgre, jusqu' sa libration, due un change d'otages entre l 'Ordre et les infidles. Huit ans plus tard, les deux hommes se retrouvrent alors que Dragut tait retenu prisonnier son tour par l'amiral gnois Giannettino Doria. M. Dragut, lui dit alors la Valette non sans sympathie, c'est la coutume de la guerre ! .} ~~ ... et un changement de fortune! rpliqua ce dernier, vrit que Kust Ali devait exp-rimenter lui aussi quand la Valette, devenu commandant en chef de la flotte de la Religion, l'en-voya ramer sur ses navires avec vingt-deux autres captifs. Dragut attendit quatre ans sa libration, aprs que Barberousse eut vers les trois mille cus de sa ranon.

    Armer une galre posait au xW sicle le pro-blme prioritaire des rameurs, et o les trouver sinon chez les esclaves, prisonniers de guerre ou condamns tirs de leur gele pour tre envoys la vogue? Si le procd pouvait sembler cruel, il prsentait l'avantage de permettre de disposer bon compte d'hommes pour manuvrer ce type de navire trs effil et trs rapide, dont l'entretien annuel tait estim, en 1560, la bagatelle de six mille ducats, soit autant que le prix de sa construc-tion. Ce cot lev s'expliquait par les fournitures en grements, mts, cordages, voiles et rames, auxquelles s'ajoutaient les frais du ravitaillement dispens aux officiers, quipage, infanterie embar-que et chiourme, ce triste assemblage de forats rivs aux bancs. ,

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    Vers 1555, un Espagnol, Alonso de Santa Cruz, expliquait la prfrence donne aux navires rames par les caractres physiques et climatiques de la Mditerrane o les marins pouvaient navi-guer par cinglage, avec l'estime du temps et de la distance d'une cte l'autre, du fait que cette mer tait u une mer troite o l'on ne peut passer huit jours sans voir terre ou prendre port}} !

    La galre ordinaire tait munie de cinquante rames, vingt-cinq de chaque bord, manies par cinq six rameurs par banc long d'environ deux mtres trente, et qui se pressaient eux-mmes dans un rec-tangle de trois mtres vingt-cinq sur un mtre trente de large o ils peinaien~, dormaient et fai-saient leurs besoins. Un passage, le coursier, allant de l'avant l'arrire, tait mnag au centre. Un protestant franais, Jean Marteilhe. condamn quelque cinquante ans plus tard aux galres, a laiss u ne vocation prcise de ce qu'y fut sa vie. Qu'on se reprsente, si on peut, six hommes enchans e t nus comme la main, un pied sur la pdagne qui est une grosse barre de bois attache la banquette, e t de l'autre montant sur le banc de devant eux, et s'allongeant le corps, les bras raides, pour pousser e t avancer leur rame jusque sous le corps de ceux de devant, qui sont occups faire le mme mouvement; et ayant avanc ainsi leur rame, ils l'lvent pour la frapper dans la mer, et du mme temps se jettent ou plutt se prcipitent en arrire pour tomber assis sur leur banc qui, cause de cette rude chute, est garni d'une espce de cous-sinet... sorte de bourre couverte d'un cuir de buf! Ce pnible exercice pouvait se poursuivre parfois vingt-quatre heures durant. Dans ces occa-sions, les comits et autres mariniers mettaient la bouche des malheureux un morceau de biscuit tremp dans du vin, sans qu'ils levassent les mains

  • 40 AVANT LE SrtGE

    de la rame ~) . Le comit responsable de la chiourme se tenait prs du capitaine dont il sifflait les ordres par un siffle t pendu son CQU . Les deux sous-comits, posts sur le coursie r, l'un l'avant, l'autre au milieu de la galre, rglaient leur tour, coups de siffle t e t coups de fouet, le rythme de la vogue, et pour lors les r ameurs qui se tiennent tout pr ts la rame en main, rament tous la fois e t d'une cadence si mesure, que les cinquante rames tom-bent et donnent dans la mer toutes ensemble et d'un mme COUP. comme si ce n'en tait qu'une seu-le H , toute r ame manque pouvant causer des contu-sions la tte de ceux placs devant elle . En cas de dcs de l'un de ces misrables, son corps tait je t la mer ~( comme une charogne . sans la moindre piti. Lorsque le vent tait favorable, la galre alla it la voile, mnageant heureusement des ins-tants de repos. Quant au calme plat, il n'tait pas autrement apprci du fait de l'odeur de sale t f tide qui s'levait alors des bancs de la chiourme et qu'aucun parfum ne russissait chasser .

    Aussi, lorsque l'intendant des galres de France, Nicolas Arnoul, qualifia it en 1669 ces dernires de chars de triomphe , sans doute entendaitil igno-rer la misre humaine qu'elles tranaient avec e lles.

    Pour la guerre de course, la gal re tait quipe de cinq pices d'artille rie. La plus grosse, une cou-leuvrine, place l'avant, tira it un boule t de trente-six livres. Les quatre autres canons taient, l'un de vingt-quatre livres de boulet, l'autre de dix-huit, placs par deux sur chaque bord. L'ensemble tait compl t par quatorze armes feu lgres. Dans une galre de l'Ordre, le commandant e t le premier lieutenant taient des chevalie rs, le premier tant assist d' un capita ine de profession. Outre les marins e t les soldats embarqus, il falla it compter les centaines de gal riens et, pour les trangers qui

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    montaient bord pour la premire foi s, c'ta it une surprise d'y voir tant d'hommes placs dans un si pe tit espace. Lorsque chacun est son poste, on ne voit que des ttes de poupe proue , notait un officier, Barras de la Penne, q ui prcisait a illeurs qu' il y a plus d'adresse qu'on ne croit voguer !

    Sous le commandement de la Valette, dans les annes 15541555, les chevalier s de Malte allaient devenir les plus hardis corsaires de l 'Ouest oprant dans le Levant. Aprs son lection le 21 aot 1557, il maintint l'lan donn cette guerre de course si profitable e t s'at tacha accrotre la flotte de l'Ordre . Lui-mme, de ses revenus, fi t construire deux nouvelles gal res e t les plus riches comman-deurs l'imitrent si bien que jamais la Religion ne fut si puissante sur mer, En mme temps, la Vale tte s'occupa en sage politique plein de fe rmet de restaurer la discipline quelque peu re lche e t de ramener sous son autori t certaines commanderies d'Allemagne ou de la Rpublique de Venise qui s'taient rendues presque indpendantes. Il parla si haut e t avec tant de fermet que tout ploya sous ses ordres. En fait, la Vale tte appartenait cette catgorie d'hommes d'exception inspirant le r es pect spontan chez ceux qui les rencontrent. Tel fut le cas de Brantme qui a laiss de son illustre contemporain le portrait suivant :

    Outre sa vaillance e t capacit, M. le grand matre Parisot tait un trs bel homme, grand, de haute taille, de trs belle apparence e t belle faon, point mue [embarrasse l, parlant trs bien en plu sieurs langues comme bon franais, italien, espa-gnol, grec, a rabe e t turc, qu'il avait apprises tant esclave parmi les Turcs qu'ailleurs. J e l'a i vu parler toutes ces langues sans aucun truchement. J e vous laisse penser, avec toutes ces belles qualits,

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    quand il eut t en prsence et en discours avec tous les grands princes qu'il voulait araisonner, ce qu'illeue sut dire trs bien pour les mouvoir sa ligue trs sainte ... n

    Selon un autre tmoignage, il ta it grand e t bien fait, de grande allure et il portait bien sa dignit de grand matre. Son caract re est plu tt triste, mais pour son ge il est fort robuste . n est trs pieux, avec une bonne mmoire, de la sagesse, de l'intelligence et il a accumul beaucoup d'exp-rience au cours de sa carrire sur terre et sur mer. li est modr, patient et connat de nombreuses langues. Par-dessus tout il aime la justice e t est bien vu de tous les princes chr tiens .

    La lutte contre les infidles tant la priorit de l'Ordre en Mditerrane, le nouveau grand matre voulut prendre sa revanche sur les insultes e t mau-vais traitements infligs aux chr tiens lors de la prise de Tripoli: Dragut, le fameux corsaire, s'en tait rendu matre en 1551 e t en avait fa it le refuge des vaisseaux musulmans qui, chaque t, rava geaient les ctes de cette zone maritime. La Sicile, Naples et mme l'Espagne taient menaces par ces raids sauvages.

    Dragut, ou Torghud, tait le chef incontest de tous les pira tes de Barbarie. N en 1485 dans un petit village d'Anatolie e t remarqu trs jeune par un ras, il avait t form de bonne heure l'a rtille-rie. Devenu un excellent canonnier, il servit en cette qualit sur plusieurs navires du sultan, non sans q uelque profit puisqu'il acquit bientt son compte un brigantin, puis une galiote et des a rme ments plus consquents. Barberousse tait a lors l'amiral de la flotte ottomane e t rsidait Alger o Dragut vint le trouver e t lui offrir ses services. Nomm son lieutenant, il en reut le commande-

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    JEA..~ PARISOT DE LA VALEtTE 43

    ment d'une escadre forte de douze gal res. Dsor-mais, il cuma le ponant de la Mditerrane, saisissant toute navigation chr tienne ou, dfaut e t en ddommagement, pillant les villages ctiers dont il emmenait les habitants en esclavage. Entre 1540 e t 1565, il opra ainsi plusieurs descentes dans l'archipel maltais. Entre-temps, Barberousse ta it mort par excs de dbauches en 1545 et Soliman , pour le remplacer, fit na turellement appel son lieutenant, le plus qualifi pour tre le gnral des corsaires, sans le nommer pour autant amiral de la flotte turque.

    Dj, lorsque la Vale tte , chevalier de la langue de Provence, avait t choisi en 1537 par le Conseil de l'Ordre, en raison de sa sagesse, de son courage e t de son exprience, comme gouverneur de Tripoli, il avait envoy Charles Quint un chevalier porteur d'une carte prcise de la cte nord-africaine pour lui montrer combien il importait l'Empereur, pour la sauvegarde de ses Eta ts d'Italie e t mme d'Es-pagne, que ce tte place tenue par l'Ordre ne tombt pas entre les mains des infidles e t surtout de Dragut. Lui-mme, peine arriv Tripoli, s'ta it empress de faire la r evue des officie rs e t des sol-da ts, de leur distribuer de bonnes armes, d'en expulser les bouches inutiles, avant d'y amasser une grande quantit de vivres e t d'a jouter de nouvelles fortifica tions. Malgr ces dispositions prvoyantes, quelques annes plus ta rd, en 1551, la ville, alors sous le commandement de Fra Gaspar de Vallier, marchal de la langue d'Auvergne, tait re tombe sous la domination ottomane. C'est pourquoi, lors-que son ami Juan de la Cerda, duc de Medina-Celi, vice-roi de Sicile, lui proposa en 1559 d'aider J'Ordre reconqurir Tripoli, la Vale tte y vit l 'op-portunit d'une revanche. Ce fut une erreur! L'ex-p dition conduite l'anne suivante par la Cerda se

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    solda par un chec Djerba e t par la confirmation de la supriorit de la flotte turque. fi fallut attendre Quatre ans pour voir la prise de Penon de Vlez de la Gomera redonner un certain cla t aux forces navales chrtiennes allies e t l'ordre de Malte devenir ainsi le premier obstacle liminer pour les Turcs dcids assurer leur avance conqurante en Europe.

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    L'le de Malte

    Au XVI" sicle, les les de la Mditerrane, expo-ses la pirateri e e t la guerre de CQurse, restaient des domaines menacs e t Malte, l'exemple de la Sicile , de la Sardaigne ou de la Corse, faisait partie de ces places vulnrables qui ncessitaient fortifica-tions, artilleries et garnisons. Si la mauvaise saison garantissait quelque rpit aux insulaires, les beaux jours marquaient rgulirement la reprise des hos tilits en mer et celle des oprations de pillage dans les terres. Lorsque Villiers de l'Isle-Adam tait venu, en 1530, prendre possession de l 'archipel mal-tais, il avait fait effectuer le relev des dfenses qui s' taient rvles de faible importance. Outre la capitale, Mdina, enferme dans des remparts au centre de l 'le, la seule forteresse digne de ce nom tait le chteau Saint-Ange, rig sur un promon-toire rocheux s'avanant dans le Grand Port. Comme les activits navales de l'Ordre exigeaient une installation portuaire, les chevaliers s' taient tablis sur la cte sudest de l'le, l o elle se dcoupait en deux ports naturels, la rade de Marsa-muscetto et le Grand Port, spars et domins par une langue de terre rocheuse, le mont Sciberras. Villiers de l'IsleAdam avait song un moment construire sur cette minence le couvent de l'ordre mais, les fonds requis pour un tel projet faisant dfaut, il s' tait rsign installer la rsidence des

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    siens dans Birgu, petit village de pcheurs tendu au pied du chteau SaintAnge, dpourvu de fortifi-cations, et sur une presqu'le expose de tous les cts. Le premier soin du grand matre, ( pour n'tre pas surpris des corsaires ~), fut de la faire entourer de murailles auxquelles (urent ajouts des flancs avec des ressauts d'espace en espace , en fonction des irrgularits du terrain, et d'y construire quelques maisons pour loger l'Ordre. Compte tenu des dpenses considrables qu'au-raient engages des ouvrages plus importants. il se contenta galement de consolider les remparts de Mdina. A vrai dire, Philippe de Villiers de l'Isle-Adam avait conserv l'espoir de reprendre un jour Rhodes, site puissant et bien fortifi, espoir qu'un complot soumis par le bey d'Egypte lui avait fait un instant entrevoir comme ralisable. Par la suite , sous le gouvernement du grand matre Juan de Homedes et l'impulsion du commandeur Leo Strozzi, les dfenses de l'le connurent un nouveau dveloppement. A Antonio Ferramolino, architecte italien en charge des constructions ralises entre 1541 et 1550, succda l'ingnieur espagnol Pedro Pardo qui, avec le grand bailli d'Allemagne et le commandeur Louis de Lastic, tous trois commis saires nomms par le Conseil de l'Ordre, prsenta en 1552 un rapport trs complet sur les diffrentes places fortifier dans l'le. Aprs examen financier des projets proposs, le Conseil en arrta trois prin-cipaux : Birgu restant la bourgade protger, il fut dcid d'ajouter aux fortifications dj existantes d'autres bastions et de construire, sur le mont Saint Julien, langue de terre s'tirant au sud du Grand Port et spare de Birgu par la crique des Galres, un fort qui, de ses feux croiss avec ceux de Saint-Ange, pourrait en interdire l'approche. Enfin, comme la rade de Marsamuscetto, au nord, restait

    L'ILE DE MALTE 47

    ouverte aux flottes ennemies, et qu'il ne pouvait tre envisag d'difier une ville sur le mont Sciber ras, le Conseil dcida d'lever son extrmit un simple fort de faon protger l'entre des deux ports. il s'y trouvait dj une tour de guet et une petite chapelle, tmoignages d'difices plus anciens et surtout plus modestes, sans doute rduits dans l'Antiquit un fanal, le terme maltais de Sciber-Ras signifiant cc la lumire sur la pointe ~~.

    Aux maons et ouvriers venus de Sicile se joigni-rent les autochtones, paysans et bourgeois, et tous travaillrent aux cts des chevaliers avec une ardeur extrme: en six mois, Birgu fut en tat de soutenir un sige, un fort, appel Saint-Michel, se dressa sur le mont Saint-Julien et le chteau projet la pointe extrme du mont Sciberras fut bti et mme garni d'artillerie. TI fut appel le fort Saint-Elme, en mmoire d'une des tours qui dfendaient l'entre du port de Rhodes, et qui portait ce nom. En forme d'toile quatre branches, il avait t di fi sur le roc le plus solide pour rsister aux mines ennemies; malheureusement, construit trop vite, il tait dpourvu de chausses entre les remparts, qui permettaient d'abrite r la garnison circulant Pint rieur. TI avait t muni toutefois de fosss et d'une contrescarpe sur la face oppose au mont Sciberras, cependant que le front nord regardant la mer tait quip d'un cavalier, vritable peron dfensif qui se dressait plus haut que les crneaux du fort lui-mme e t tait capable de battre les alentours de son canon e t du tir de ses mousquets. En fait, le vri table dfaut de Saint-Elme rsidait dans sa position mme, la plus basse du mont Sciberras dont les pentes se trouvaient ainsi le dominer. La ligne de dfense du nouveau chteau s'tendait sur une dis-tance longue de huit cents mtres.

    Ces mesures dfensives correspondaient de

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    relles ncessits. En effet, avant l'dification de Saint-Elme, Dragut avait, en 1551, opr une des-cente Malte et, aprs avoir mouill sa flotte dans la rade de Marsamuscetto, avait tent de s'emparer de Birgu et du fort Saint-Ange. Lass d'une rsis-tance plus longue que prvu, le corsaire avait fini par se diriger sur la petite le de Gozo qu'il avait compltement dvaste et dont il avait emmen en esclavage les habitants, au nombre estim sept cents hommes et de cinq six mille femmes et enfants.

    Outre les travaux noncs plus haut, le grand matre Claude de la Sengle, ds 1552, fortifia la presqu'le parallle celle de Birgu et portant en son extrmit ct terre le fort Saint-Michel. Ainsi naquit une petite cit appele Senglea. Bien vi-demment, tous ces travaux avaient fortement entam les rserves financires de l'Ordre dont les membres surent tmoigner d'une authentique soli-darit. Qu'ils fussent Malte, au couvent ou dans les commanderies les plus loignes d'Europe, les chevaliers, te tous, par une dsappropriation gn-reuse et conforme leurs vux, portrent au Trsor leur argent monnay et leur vaisselle ~~ ...

    En dpit de ces contributions spontanes, les sommes reues des diffrentes fondations de l'Ordre furent englouties dans les fortifications construire, entretenir, consolider et fournir en artillerie et garnisons. Aussi, lorsque la Valette fut appel la grande matrise en 1557, futil confront ce problme dmoralisant. Sa premire dmarche fut de restaurer les affaires de la Religion en invi-tant les commanderies allemandes et vnitiennes envoyer les redevances qu'elles s'taient dispen-ses de payer pendant leur insoumission tempo-raire et dont elles taient redevables. Cette manifestation d'autorit du nouveau grand matre

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    s'accompagna d'un retour la discipline qui, l'poque, s'tait quelque peu relche. Dsormais, les chevaliers furent tenus d'observer les devoirs conformes leur tat et leur vocation de courage et d'hrosme : interdiction leur fut faite de se battre en duel, de boire ou de jouer aux ds et de vivre l'extrieur de leur auberge respective. Cette intransigeance austre tait quelque peu adoucie par l'esprit de justice qui animait la Valette. Lors que Tripoli tait tomb le 14 aot 1551 aux mains des Turcs, son gouverneur, Gaspar de Vallier, avait t tenu pour responsable d' une perte que seuls l'avarice e t le refus de Juan de Homedes d'envoyer des renforts avaient rendue invitable. Ramen Malte e t emprisonn, Vallie r fut libr en 1557 et nomm grand bailli de Lango par la Valette qui, pour avoir un temps gouvern cette place difficile sur la cte africaine, en avait connu les nombreux dsagrments et dangers.

    Entre les annes 1560 e t 1565, le Grand Port devait connatre sa pleine croissance dfensive . En tant que base menace de l'Ordre, les grands matres successifs avaient apport leurs soins lui donner des fortifications. Birgu bnficia ainsi d'un essor conforme l'importance de ses rsidents. Du modeste village dcouvert en 1530, elle tait deve-nue une petite bourgade aux rues troites bordant les auberges des chevaliers et les maisons aux toits plats qui n'taient pas sans voquer l'habitat de la cte arabe proche. Les insulaires venaient se r ecueillir devant les prcieuses reliques apportes de Rhodes et dposes dans l'glise conventuelle de Saint-Laurent, quand ils n'allaient pas dans les nombreuses chapelles de Birgu pour satisfaire leur dvotion naturelle! L'activit portuaire, quant elle, se distribuait entre l 'arsenal et les entrepts.

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    La presqu'le s'enorgueillissait galement d'un hpital, conformment la vocation de l 'Ordre. Avec des prisons et de nouvelles rserves bl creuses mme le rocher, le fort Saint-Ange avait subi lui aussi quelques transformations. Le site tait ancien e t connu pour avoir t occup primiti-vement par les Phniciens qui y avaient rig un temple Astart, remplac au cours des sicles par un sanctuaire ddi successivement Hra par les Grecs et Junon par les Romains. Dans sa Deuxime action contre Verrs .), Cicron fait allusion aux profanations qui y furent commises par l'indlicat gouverneur de Sicile et dont les Maltais taient venus se plaindre officiellement Rome: Dieunt legati melenses publiee spoliatum templum esse Iunonis. nihil istum in religiosissimo fana reliquis-se", crit a insi l 'illustre politicien qui pensa lui-mme se r e tirer Malte dans les annes 48-50 avant J sus-Christ.

    En 828, les Arabes construisirent un premier fort, et, la place se rvlant dcidment d'un choix remarquable, les occupants successifs s'attachrent lui conserver son aspect militaire. Avec l'arrive des chevaliers en 1530, le fort appel Saint-Ange, du nom d'Angelo de Melfi qui, en 1352, avait r eu l'archipel maltais comme fief, allait connatre une nouvelle jeunesse. Villiers de l'Isle-Adam y fixa sa demeure et y apporta de nombreuses restaurations auxquelles furent ajouts un premier bastion, construit en 1533, puis un cavalier, en 1541, suffi-samment lev pour permettre de surveille r la rade de Marsamuscetto, selon un plan tabli par l'ing-nieur Ferramolino et soumis au grand matre Juan de Homedes. Un foss ouvert dans le rocher rendait la forteresse indpendante e t autonome de Birgu qui se trouvait offrir une ligne de dfense continue longue de trois kilomtres.

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    Au sud, l'entre du ct terre de la presqu'le, l'Ordre avait galement prvu un rempart renforc de deux bastions, sans oublie r d'y construire un plus pe tit chaque extrmit, e t avait fa it creuser un large foss pour complter la protection de l'en-semble. Telles taient les dispositions de dfense dont la Vale tte avait la responsabilit en cet automne 1564, alors que des bruits a larmants venaient de Constantinople, fai sant ta t de prpa-ratifs importants entrepris dans l'arsenal e t qui lais-saient prsager une campagne prochaine de grande envergure. Selon les informateurs du grand matre, des marchands vnitiens pour la plupart, il tait fort probable que la future armada ft destine Malte. De 1561 1564, le monde chrtien avait connu des alertes successives, e t, attentif aux sor-ties de la flotte du sultan, se tenait prt l'affron-ter. Ainsi l'vque de Limoges crivait-il, le 5 septembre 1561, de Madrid : ~(Maintenant que la saison et la crainte de la flotte turque est pas-se ... , phrase rvlatrice de la surveillance exer-ce sur les mouvements des galres ottomanes. Chaque anne, le printemps suscitait les mmes inqui tudes qui s'estompaient peu peu au cours de l't, mais toute activit suspecte du ct de la Corne d'Or tait soigneusement signale e t provo-quait les hypothses les plus varies quant la cte chrtienne vise. Aprs trois annes d'une rela tive quitude, l'attention des Europens s'tait en 1564 peu peu dtourne du ProcheOrient pour se por-te r sur des vnements plus proches concernant le soulvement de la Corse ou l'expdition lance contre Penon de Vlez. Mais, aprs d'autres avis reus de Constantinople, la Vale tte ne douta plus du pril redoutable qui menaait son le e t, en dpit de la mauvaise saison, n'hsita pas envoyer en Sicile et travers l'Europe un message aux

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    membres loigns de l'ordre de Saint-Jean. Le texte en tait clair et impratif:

    REVENIR AU COUVENT AVANT LE PRINTEMPS. LE SULTAN A L'INTENTION DE FAIRE LE SICE DE MALTE! )

    Si le grand matre disposait d'informateurs, il en tait de mme pour Soliman: deux espions, ing nieurs experts dans l'art militaire, l'un slavon et l 'autre grec, taient venus Maire. Dguiss en pcheurs et sous le prtexte de jeter leurs lignes dans les fosss et de vendre ensuite leurs poissons dans la ville, ils en avaient reconnu les fortifica-tions, la hauteur des murailles. Ds avaient relev chaque position de dfense, dnombr les hommes et l'artillerie disponibles. De retour de leur voyage studieux, ils avaient rapport ces informations et cette conclusion rassurante que le sultan avait remises ses gnraux: l'le des chevaliers n'tait qu'un rocher mal dfendu et quelques jours suffi-raient aux forces turques pour s'en rendre matres 1

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    Prparatifs

    Au cours de l'hiver 1564-1565, le grand arsenal de Kassim Pacha, sur la Corne d'Or, frmissait de l'activit particulire aux grands armements. Cr par Mehmed le Conqurant, il tait pourvu de for-mes pour la construction des galres et connu pour tre l'un des plus importants de l'poque. Dans son enceinte aux murailles leves, se trouvaient le Divan du Kapoudan Pacha, sorte de ministre de la Marine, les rsidences du grand amiral, de ses officiers, des militaires et des spcialistes dans l'art de la navigation, un bagne o taient gards les esclaves et les galriens chrtiens estims trente mille individus environ, et un immense entrept de matriaux de grement aux provenances diverses: bois des ctes de la mer Noire, poix, rsine, goudron d'Albanie, de Mytilne et de Smyrne, fer de Salo-nique, chanvre et toiles de voile d'Anatolie, cor-dages de Trbizonde. Des milliers d'artisans, pilotes, charpentiers, calfats et forgerons, qui avaient leurs habitations dans un bourg voisin, y travaillaient jour et nuit. Dans un autre chantier naval, sur le Bosphore, le Top-Han. quartier rput pour ses fonderies de canons, poudreries et fabriques d'armes, les artilleurs ainsi que les sp-cialistes en mines, mortiers et bombes, s'affairaient aux prparatifs dont Soliman, bien que tourment par la goutte, venait rgulirement surveiller les

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    progrs. Les chagrins d'ordre priv, la mort de son pouse favorite Roxelane, la rbellion de son fils Bajaze t en 1561 e t les constantes intrigues qui branlaient le srail avaient accentu la svrit de ses traits et fini par lui donner une expression impassible. Quand, en 1560, le grand amiral Piali tait revenu de la campagne de Djerba en triompha-teur, une foule immense s'tait amasse pour l'acclamer sur les rives de la Corne d'Or e t du Bos-phore. Seul au milieu de la liesse gnrale, le sul-tan, d' un kiosque, avait assist au dfil de la flotte victorieuse avec une mine si triste e t si svre que, selon le contemporain Busbecq, on aurait pu pen-ser que cette victoire ne le concernait pas et que rien de nouveau ou d'inattendu n'tait arriv !

    Pour diriger les oprations de la campagne lance contre Malte, il avait nomm comme gnral en chef Mustapha Pacha, issu d'une des plus anciennes et des plus distingues familles de Turquie. Prsent au sige de Rhodes, Mustapha Pacha avait son actif de nombreux combats dont l'issue glorieuse lui avait attir l'estime et la confiance du sultan. li tait rput pour tre dur e t svre dans le commandement, cruel et sanguinaire l'gard des ennemis qui tombaient entre ses mains, et il se fai sait surtout un mrite de violer sa foi et la parole qu'il donnait des chrtiens)). En 1565, il tait g de soixante-dix ans et ambitionnait lgitimement de clore une carrire militaire honorable par un succs dfinitif sur cet Ordre dtest.

    A la tte de l'armada avait t naturellement plac le grand amiral Piali, chef suprme de toutes les escadres mais dont le pouvoir tait, en fait, limit aux manuvres purement navales. Hongrois de naissance chrtienne, il avait t recueilli. encore au maillot, sur le soc d'une charrue, lors du sige de Belgrade en 1530. Elev dans le srail, il

    PRPARATIFS 55

    tait pass par tous les grades de la milice et s'tait rendu clbre par de nombreux succs maritimes, tel un grand raid sur la cte sicilienne, de compa-gnie avec Dragut, en 1558. Il avait pous l'une des petites filles de Soliman et jouissait la Cour d'une faveur particulire.

    Conscient des dissensions que pourrait provoquer ce double commandement, le sultan avait pri Piali de vnrer Mustapha comme un pre et le second de regarder le jeune amiral comme un fils. Mais sur tout, il leur avait donn l'ordre formel de ne rien entreprendre avant l'arrive de Dragut Malte. A vrai dire, comme nous l'avons vu, ce dernier s'tait montr rserv sur l'opportunit d'une telle des cente. D'aprs Brantme, toujours bien inform, la rticence du fameux corsaire venait de l'estime par-ticulire qu'il portait la Valette. Ainsi, on disait alors que Dragut, quand il arriva l devant Malte, n'approuva jamais cette entreprise et porta cet hon-neur testimonial Monseigneur le Grand Matre qu'il avait connu et vu prisonnier ... que le Grand Seigneur [Soliman] devait avoir ou plus tt ou plus tard attendu cette entreprise qu'un tel Grand matre ne ft pour tre le commandant, car il le tenait pour le plus grand capitaine avec qui jamais les Turcs avaient eu affaire; et certes il disait

    1 vraI . ~~. En dpit de la recommandation d'attendre la dis

    parition de la Valette pour attaquer l'le des cheva-liers, Soliman complta ses effectifs en invitant El Louck Ali, le gouverneur d'Alexandrie, et Hassan, le pacha d'Alger, rejoindre les forces ottomanes aprs avoir rassembl leurs galres et leurs troupes, grossies de celles des corsaires de Barbarie qui cu-maient alors la Mditerrane. Ces mesures allaient contribuer diviser davantage le conseil de guerre turc et, comme l'observait avec ironie le grand vizir

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    Ali voyant Piali et Mustapha dj en rivalit au moment d'embarquer : cc Voil deux hommes de bonne composition et toujours prts savourer le caf ou l'opium au point d'entreprendre ensemble une croisire de plaisir dans les les!

    L'armement d'une si puissante a rmada, la marche des troupes convoques pour l'embarquement et les mouvements divers perus dans tout l'Empire otto-man ne pouvaient qu'inquiter les agents trangers qui se livraient diff rentes hypothses sur le but fix. Le 20 janvier 1565, l'ambassadeur franais Petremol crivait de Constantinople Catherine de Mdicis que la flotte qui s'armait serait probable-ment envoye Malte mais, prudent, il ajoutait ne rpter que les rumeurs entendues sur place. Deux mois plus tard, elles s'taient changes en cer-titude.

    La Valette n'avait pas attendu d'en recevoir la confirmation pour prendre les dispositions de dfense d'usage. Pendant que les esclaves turcs tranaient des blocs de pierre extraits des carrires voisines pour renforcer les remparts et s'activaient, sous le fouet de leurs gardes, largir et rendre plus profonds les fosss creuss aux extrmits c t terre des deux presqu'les de Senglea et de Birgu, le fort Saint-Michel avait t dot d'un canon puissant pour battre les hauteurs proches de Corradino et le fond du Grand Port. Au sommet de la forteresse de Gozo, remantele depuis le dernier raid destructeur de Dragut, un fanal avait t fix, l'exemple de ceux de Mdina, de Saint-Ange et de Saint-Elme. Le long de la cte, les anciennes tours de guet ruines avaient t restaures et quipes de broussailles et de fagots facilement embrass en cas d'alerte. L'le de Malte, montueuse et strile, qui avait tant dplu en 1530 aux membres de l'Ordre fchs d'h-

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    riter d'une rsidence si inhospitalire, surtout en t, se rvlait prsent une forteresse naturelle et l'aridit de son sol un avantage dans la mesure o elle obligeait les assaillants apporter avec eux leur propre ravitaillement. Les chevaliers le savaient et ils avaient, par crainte de la famine, arraisonn des navires chargs de bl au sortir des ports siciliens.

    Pendant la saison froide, le vent soufflant du nord-est empchait la sortie des galres dont le bord bas ne rsistait ni la houle creuse ni aux tem-ptes. Le fait tait connu des marins et, comme le rappelait don Garcia de Toledo, en novembre 1564, dans une lettre l'ambassadeur d'Espagne propos de forces navales rclames pour mettre un terme au soulvement de la Corse avant l'arrive des Turcs n, c'tait u une vrit clairement tablie que toutes les expditions maritimes d'hiver ne sont que de l'argent dpens en pure perte n. Ce fut aussi en fonction de cette vidence que la Valette dut attendre les premires accalmies pour envoyer des vaisseaux chercher en Sicile le bl, les munitions et les chevaliers qui, arrivs de diffrentes provinces, attendaient Messine.

    S'il tait assur du concours militaire et financier de l'Ordre, le grand matre l' tait beaucoup moins de celui des Etats chrtiens. Aux conflits politiques qui avaient boulevers l'Europe pendant la pre-mire moiti du xvye sicle, avaient succd les riva-lits religieuses gnratrices de guerres civiles, alors que tous les pays aspiraient la paix. Dans les Etats des Habsbourg, Maximilien tait trop investi protger ses propres frontires contre l'envahis-seur turc pour distraire une partie de ses forces Malte. Le grand matre n'esprait pas davantage de renforts de l'Angleterre, o la reine Elisabeth Ire avait su imposer la religion anglicane, ni de la

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    France dchire depuis 1562 par les luttes entre catholiques et protestants. n tait comprhensible que Catherine de Mdicis, dont l'anne 1560 avait inaugur la rgence, re lgut au second plan ce qui, dans son esprit, n'tait que la poursuite d'une guerre traditionnelle mene en Mditerrane. L'Ita-lie tait constitue de territoires catholiques diver-sement rpartis : Milan, Naples, la Sicile et la Sardaigne taient sous la dpendance de l'Espagne dont la Toscane tait une allie j quant aux autres Etats indpendants, Gnes et Venise n'aimaient pas les chevaliers mais il tait probable que le Saint-Sige n'abandonnerait pas un ordre plac sous sa juridiction.

    Dans une lettre adresse Pie IV, le 10 avril, la Valette avouait tre dpourvu d 'infinies e t impor-tantes choses qui me seront ncessaires, avec connaissance certaine de n'y pouvoir fournir et satisfaire sans la librale offre du secours de Votre Saintet, nous envoyer une compagnie de soldats, entretenus aux dpens de Votre Saintet_ .. A la vrit, je me trouve rduit tels termes que je ne saurais plus o recourir ou me tourner. .. Donc pr-sent qu'il plt Dieu avoir prpar ce moyen en sa gloire qu'il y a paix universelle entre les princes chrtiens, il me semble qu'on ne devrait pas dormir ni perdre cette bonne occasion parce que si pour notre malheur ils venaient se remettre en guerre, le tyran ne sera l endormi activer de ruiner toute la chrtient, mais ayant conu en moi-mme cette esprance que Votre Sainte t ne voudra laisser ses successeurs le grand honneur et mrite que d'elle-mme elle veut en ceci acqurir envers sa Divine Majest, je me console en attendant e t esp-rant voir cette sainte entreprise avant que je meure ... u.

    Le pape fit parvenir une aide financire d'un

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    montant de dix mille couronnes, dpenses en pro-visions, poudre et munitions, mais non les troupes leves e t entretenues que le grand matre avait demandes et dont il avait le plus grand besoin.

    En ce printemps de 1565, la dfense de Malte ne comprenait donc que cinq cent quarante et un che-valiers et servants d'armes distribus comme suit: la langue de Provence, soixante et un chevaliers, quinze servants d'armes, celle d'Auvergne, vingt-cinq chevaliers, quatorze servants, la langue de France, cinquante-sept des premiers, vingt-quatre des seconds, celle d 'Italie cent soixante-quatre che-valiers et cinq servants, la langue d'Allemagne, treize chevaliers e t un servant, la langue de Cas-tille, soixante-huit chevaliers et six servants, celle d'Aragon, quatre-vingt-cinq chevaliers et un ser-vant. La langue d'Angleterre n'avait qu'un cheva-lier, sir Oliver Starkey, secrtaire latin du grand matre. N'taient inclus au nombre des combat-tants, ni les chapelains des auberges ni les autres ecclsiastiques interdits du port des armes. A ct de ce tte force militaire, trois quatre mille Maltais s'taient ports volontaires pour se battre. Tous taient des hommes courageux, habitus ds leur jeunesse se mesurer dans des engagements avec les corsaires, mais sans exprience pour soutenir un sige de longue dure. Quant aux cinq cents esclaves musulmans r etenus dans l'le, ils ne pou-vaient servir dans les effectifs, par crainte de les voir se soulever contre leurs matres chrtiens la moindre occasion. Les troupes frachement dbar-ques de Sicile, en s'ajoutant aux forces dj sur place, allaient porter la rsistance arme de l'le au faible chiffre de huit mille neuf mille hommes, dont sept cents chevaliers!

    La Vale tte avait pu constater combien la menace turque avait t sous-estime par les princes, trop

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    occups des affaires europennes pour en mesurer la gravit. Le seul souverain avoir ragi, pour tre directement concern par l 'hypothse d'une des cente ultrieure des Ottomans sur ses ctes, tait Philippe n. Selon l'ambassadeur de Venise de l'poque, Augustin Nani, ce roi tait pieux, juste, sobre et pacifique; mais la premire de ces vertus se changea en raison d'Etat, la seconde en svrit cruelle, la troisime en avarice, la quatrime en dsir de vouloir tre l'arbitre de la chrtient ! A ce titre, il devait prendre des mesures pour prot-ger Malte, donation de son pre l'ordre de Saint-Jean et boulevard de ses possessions de Sicile et de Naples. Mais, outre que l'enrlement, l'entretien et les soldes des soldats reprsentaient de lourdes dpenses pour son Trsor, Philippe II devait gaIe-ment faire face, en Espagne, aux soulvements ventuels des morisques, ces musulmans convertis de force et qui encourageaient l'invasion turque. TI crivit d'innombrables lettres pour demander l'envoi de renforts aux chevaliers et aucun prince ne travailla plus que lui pour cette affaire mais, ajoute l'historien David Loth, l'administration de Philippe II ne brillait pas par la rapidit. Comme chaque plan devait tre envoy Madrid afin que le Roi le couvrt de notes marginales, mme l'ner-gique don Garcia de Toledo, vice-roi de Sicile, charg d'organiser le secours ne pouvait agir aussi vite qu'il aurait voulu .

    Ag et afflig de rhumatismes et de la goutte, il tait le fils du vice-roi de Naples, don Pedro de Toledo, dont il avait hrit un certain talent mettre en uvre de grandes entreprises. Devenu marquis de Villafranca la mort de son frre, le jeune Garcia avait commenc servir, en 1539, avec ses deux galres personnelles, sous les ordres du grand capitaine Doria. A vingt et un ans, il avait

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    t appel commander l'escadre de Naples, faveur due son pre mais, comme le remarque justement Fernand Braudel, qui lui valut des charges prcoce-ment lourdes. Aprs de nombreuses expditions Tunis, Alger, Sfax, en Grce et en Corse, il avait laiss cette fonction pour raison de sant, le 25 avril 1558, et avait t nomm capitaine gnral de Catalogne et Roussillon. Le 10 fvrier 1564, Philippe II l'avait choisi comme Capitan General de la Mar et, le 7 octobre suivant, le faisait vice-roi de Sicile en rcompense de sa victoire du Penon. Tel tait l'homme sur lequel la Valette fondait ses plus srieux espoirs. TI arriva, en effet, Malte le 9 avril 1565, avec une escadre forte de vingt-sept galres. A la dception du grand matre, il arrivait sans troupes de secours mais avec la promesse d'un renfort de vingtcinq mille hommes d'infanterie demands Philippe II et d'un dbarquement pro-chain de mille fantassins, sans en prciser la date. En gage de sa bonne foi, il devait laisser dans l'le son fils Frederico, un jeune homme prometteur qui venait de prendre l'habit. TI recommanda aussi la Valette de rduire son conseil de guerre quelques vtrans pour viter les divergences de vues et d'int rts, de garder groupes ses forces en interdisant les escarmouches et les sorties, chaque homme devenant indispensable au moment de l'as-saut final, et de ne pas s'exposer lui-mme, la mort d'un prince ayant trop souvent t cause de dfaite ~) !

    Sur l'avis que les Turcs avaient pris la mer, les Maltais redoublrent d'activit. Dans les forte-resses, ils entreposrent le bl apport de Sicile dans des rserves souterraines scelles d'une bonde de pierre e t des milliers de rcipients remplis de l'eau des sources voisines de Marsa et de Mdina.

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    Seule, Birgu disposait d'une fontaine naturelle qui avait t dcouverte cc presque par miracle ~~.

    Nuit et jour, dans les arsenaux et moulins poudre, chacun s'affairait fbrilement aux muni-tions, bombes incendiaires et feux grgeois. Nuit et jour, les armuriers e t autres spcialistes travail laient la prparation des fournitures : casques, cuirasses, cottes de mailles, brigandines tassettes et autres quipements militaires. Les soldats four-bissaient leurs armes, les commandeurs des forte-cesses en inspectaient les dfenses, et les nouvelles recrues taient invites venir s'exercer en tirant trois fois sur une cible avec une rcompense pour le plus adroit. C'tait peu de pratique sans doute, mais il s'agissait de mnager la poudre, dont le