le rôle de la matière dans la théorie aristotélicienne du devenir

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LE RÔLE DE LA MATIÈRE DANS LA THÉORIE ARISTOTÉLICIENNE DU DEVENIR Annick Jaulin P.U.F. | Revue de métaphysique et de morale 2003/1 - n° 37 pages 23 à 32 ISSN 0035-1571 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2003-1-page-23.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Jaulin Annick, « Le rôle de la matière dans la théorie aristotélicienne du devenir », Revue de métaphysique et de morale, 2003/1 n° 37, p. 23-32. DOI : 10.3917/rmm.031.0023 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 195.19.233.81 - 30/01/2014 21h14. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 195.19.233.81 - 30/01/2014 21h14. © P.U.F.

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LE RÔLE DE LA MATIÈRE DANS LA THÉORIE ARISTOTÉLICIENNEDU DEVENIR Annick Jaulin P.U.F. | Revue de métaphysique et de morale 2003/1 - n° 37pages 23 à 32

ISSN 0035-1571

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2003-1-page-23.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Jaulin Annick, « Le rôle de la matière dans la théorie aristotélicienne du devenir »,

Revue de métaphysique et de morale, 2003/1 n° 37, p. 23-32. DOI : 10.3917/rmm.031.0023

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Le rôle de la matière dans la théoriearistotélicienne du devenir1

RÉSUMÉ. — L’introduction par Aristote de la matière dans la théorie des contrairesest une correction des modèles du devenir proposés par ses prédécesseurs : il est désor-mais possible de penser ensemble devenir et ordre. La matière récuse le dilemme del’être et du non-être qui rendait impossible toute théorie de la génération. Cette intro-duction de la matière commande, à l’intérieur de la pensée d’Aristote, la distinctionentre deux sortes de dynamis, et la distinction corrélative de deux sortes de moteurs :les moteurs mus et immobiles. La matière est ainsi autant cause d’ordre que de contin-gence.

ABSTRACT. — The introduction of matter into the theory of contraries by Aristotleputs right earlier versions of kinèsis suggested by his predecessors : thinking kinèsisand order together is henceforth possible. Matter resolves the dilemma of being ornot-being which was making any theory of generation impossible. That introduction ofmatter commands, in Aristotle’s thinking, the distinction between two sorts of dynamisand the correlative distinction between two sorts of movers : the moved movers and theunchanging ones. Matter is thus as much cause of order as of contingency.

Les analyses aristotéliciennes relatives à la matière ne peuvent laisser indif-férent quiconque s’intéresse aux modèles du devenir dans l’Antiquité, car c’estune affirmation constante chez Aristote que l’introduction de la matière constituele point par où passe son apport fondamental à la correction des théories anté-rieures du devenir. Avec Aristote, la matière n’est plus seulement la cause plusou moins indésirable du devenir – ce rhume qu’il faudrait soigner et interrom-pre –, elle devient un principe et un principe d’ordre sans lequel le devenir nepeut pas trouver sa théorie : loin que la matière s’oppose à l’ordre, elle permet,au contraire, de le penser. Par cette position de la matière en principe, Aristoteprétend corriger l’ensemble des théories antérieures du devenir (la platoniciennecomme celles des physiologues), quelles que soient leurs différences par ailleurs,

1. On traite ici seulement de cet aspect précis et limité de la matière chez Aristote, car letraitement général de ce thème équivaudrait à un exposé de l’ensemble de la pensée aristotélicienne ;il a, de plus, suscité dans les années récentes un grand nombre d’études et de débats dans lespublications de langue anglaise. Pour une plus ample information, voir M. L. GILL, Aristotle onSubstance : The Paradox of Unity, Princeton, 1989.

Revue de Métaphysique et de Morale, No 1/2003

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réunies sous une commune qualification de théories des contraires, car unethéorie des contraires sans la matière ne donne qu’un modèle incohérent dudevenir. Le propos se limitera donc ici à décrire les caractères de la matière parlesquels est rendue possible et justifiée la théorie aristotélicienne du devenir.

LA NÉCESSITÉ DE LA MATIÈRE

Que la matière doive nécessairement être posée comme un principe est laconséquence affirmée sans ambiguïté en deux passages qui exposent clairementla prise en considération des théories antérieures relatives aux principes (Phy-sique, I, 5 et 7 ; Métaphysique, 1075a 27) :

En tout cas, tous prennent pour principes les contraires – pavnte" dh; tajnantiva ajrca;"poiou'sin [Phys., 188a 19].Tous, en effet, produisent toutes choses à partir des contraires – pavnte" ga;r ejxejnantivwn poiou'si pavnta [Méta., 1075a 28].

Et cela n’est pas sans raison (eulogôs), « car les principes ne doivent êtreformés ni les uns des autres ni d’autres choses ; et c’est des principes que toutdoit être formé ; or ce sont là des propriétés des premiers contraires : premiers,ils ne sont pas formés d’autre chose ; contraires, ils ne sont pas formés les unsdes autres » (Phys., 188a 27-30). Les premiers contraires peuvent donc prétendreau titre de principes, et cette prétention est, de plus, conforme à la rationalitédes changements et des transformations : le blanc ne vient pas de n’importequel non-blanc mais du noir, et il en va de même pour le lettré qui vient del’illettré (188a 31-b8). Ainsi, quelle que soit la différence entre les théoriesantérieures, elles ont un point commun si on les considère non dans leur contenumais dans la forme du rapport qu’elles établissent entre les contraires (selonl’analogie, dit Aristote [189a 1]) : toutes puisent dans la même « série » (sys-stoikhia) de contraires, et établissent un rapport entre un contraire positif et uncontraire négatif.

La théorie des contraires, bien fondée, doit cependant être améliorée, car « ilsne disent pas comment ce sera à partir des contraires – pw'" ejk tw'n ejnantivwne[stai, ouj levgousin » (Méta., 1075a 30). On pose bien des principes, mais ladéduction de ce qui existe à partir d’eux est défaillante. Et notamment si on enreste à cette simple théorie des contraires, on évitera difficilement que lescontraires n’agissent l’un sur l’autre, or « les contraires ne peuvent subir d’actionqui vienne des contraires – ajpaqh' ga;r ta; ejnantiva uJp!ajllhvlwn » (1075a 30),sauf à perdre leur statut de principes. La théorie des contraires demande donc,

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pour être cohérente, l’introduction d’un « troisième terme » (Phys., 189b 1 ;Méta., 1075a 31), ce troisième terme est la matière dont l’introduction est aussifondée en raison (eulogôs, 1075a 31), puisqu’elle assure sa consistance à unethéorie qui, sans elle, n’a de théorie des contraires que le nom : « mais tousceux qui parlent des contraires ne se servent pas des contraires si on n’arrangepas [leur théorie] – pavnte" d!oiJ tajnantiva levgonte" ouj crw'ntai toi'" ejnantivoi",ejan mh; rJuqmivsh/ » (1075b 10). Le sens de cette remarque est expliqué par lefait que si on n’introduit pas le troisième terme qu’est la matière, et qui n’est« le contraire de rien » (1075a 34), alors on en vient à user de l’un des deuxcontraires comme d’une matière (1075a 32). La cohérence interne de la théoriedes contraires, ainsi que la difficulté de réduire la substance à un simple jeu decontraires (Phys., 189a 30), ce qui impliquerait l’existence de formes sanssupport (un peu comme le sourire sans chat de Lewis Carroll), demande l’intro-duction de ce troisième terme. D’où la position aristotélicienne canonique,résumée en Phys., I, 7 : « C’est pourquoi, il faut dire que les principes sont enun sens deux, en un sens trois ; et, en un sens, que ce sont les contraires, commesi on parle du lettré et de l’illettré, ou du chaud et du froid, ou de l’harmonieuxet du non-harmonieux ; en un sens, non, car il ne peut y avoir de passionréciproque entre les contraires. Mais cette difficulté est levée à son tour parl’introduction d’un autre principe, le substrat (hypokeimenon) ; celui-ci, en effet,n’est pas un contraire ; ainsi, d’une certaine manière, les principes ne sont pasplus nombreux que les contraires, et ils sont pour ainsi dire deux par le nombre ;mais ils ne sont pas vraiment deux mais trois du fait de la différence de leursessences ; en effet, l’être pour l’homme est différent de l’être pour l’illettré ; ilen va de même pour l’informe et l’airain » (190b 29-191a 3). Cette différenceessentielle sans trace quantitative est celle entre la matière substrat (homme/airain) et la privation (illettré/informe). Il faudra se souvenir de cette distinctionimperceptible entre matière et privation, car la différence imperceptible qui vautaussi pour la matière et la forme (la forme étant le contraire de la privation deforme) signifie l’impossibilité de la séparation de la matière et de la forme. Desorte que la matière ne peut être saisie en elle-même : « On voit qu’il faut unsubstrat aux contraires et que les contraires doivent être deux. Mais d’une autremanière, ce n’est pas nécessaire ; car l’un des deux contraires suffira, par saprésence ou son absence, pour effectuer le changement. Quant à la nature quiest sujet, elle est connaissable par analogie : en effet, le rapport de l’airain à lastatue, ou du bois au lit [...] tel est le rapport de la matière à la substance »(191a 5-12). On voit en outre que la matière et le substrat sont équivalents ; lamatière est aussi identifiée à l’être en puissance (191b 27), bien que ce pointne soit pas ici développé.

Avant cependant d’envisager de manière plus précise l’incidence de la posi-

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tion principielle de la matière sur la théorie aristotélicienne du devenir, voyonsquelles sont les conséquences de cette introduction du troisième terme sur lesthéories antérieures du changement.

LA MATIÈRE ET LES THÉORIESANTÉRIEURES DU DEVENIR

La distinction aristotélicienne entre un substrat « l’homme » et les contraires,« lettré » ou « illettré », permet à la fois de penser la transformation ou le passagede la privation (« l’illettré ») à la forme (« le lettré »), et la subsistance dusubstrat (« l’homme »). Ce qui est opposé (les contraires) ne subsiste pas, tandisque ce qui n’est pas contraire (le substrat) subsiste. Cette distinction permetdonc de penser la coexistence d’un passage et d’une persistance. On dira quecette transformation qui est une altération (changement qualitatif) ne permet pasd’aborder le problème autrement plus complexe de la génération, c’est-à-direcelui du changement substantiel. Il n’en est rien, car Aristote pose égalementque toute génération vient d’un sujet ou d’un substrat : « Les plantes et lesanimaux à partir de la semence, et les générations substantielles se produisentsoit par changement de forme, comme la statue à partir de l’airain, soit paraddition comme les choses qui croissent, soit par soustraction comme l’Hermèsqui est tiré de la pierre, soit par composition comme la maison, soit par altérationcomme celles qui changent selon la matière. Tout ce qui advient de cettemanière, il est évident qu’il advient à partir de substrats » (190b 3-10). Il n’y adonc pas plus de difficulté à penser la génération que n’importe quel autrechangement : c’est toujours sous un aspect déterminé que le changement a lieu,comme l’explique l’exemple du médecin en Phys., I, 8 : le médecin soigne entant qu’il est médecin mais construit non en tant que médecin mais en tant queconstructeur, de même il blanchit en tant qu’il est noir, et non en tant qu’il estmédecin ; le médecin n’est pas non plus tel sous le rapport où il est un homme.

L’aspect toujours qualifié des éléments du devenir permet à Aristote derésoudre les apories principales liées à cette question chez ses prédécesseurs,apories qui avaient conduit certains, notamment Parménide, à nier la générationet même tout mouvement. Mais cet aspect qualifié lui permet tout autant derécuser les partisans du devenir absolu, tel Cratyle qui, Héraclite redoublé,« remuait seulement le doigt » (1010a 12-13). Il est d’ailleurs remarquable quela position extrême de Cratyle, qui affirme à la fois l’être et le non-être, puisquetout ce qui est est immédiatement autre que ce qu’il est dans son devenirperpétuel, soit considérée par Aristote comme une assertion négatrice du mou-vement, et de nature parménidienne. Comprendre comment Aristote modifie les

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théories antérieures du devenir revient à comprendre comment il peut écarter,par le même moyen, les analyses mobilistes d’Héraclite et la négation parmé-nidienne du mouvement en affirmant qu’elles sont des variations parallèles surun thème identique, celui de « l’un-tout » : Parménide dit qu’il n’y a rien endehors de l’un (ou de l’être, cela ne fait pas de différence pour Aristote), ce quisignifie que l’un est tout, tandis que Héraclite, ou plutôt ses disciples disent quetout est un.

L’existence du substrat, qui équivaut à la distinction (imperceptible) de lamatière et du contraire privatif, permet d’éviter le dilemme où achoppait toutethéorie antérieure de la génération, et qui conduisait à nier l’existence mêmede la génération : « Selon eux, nul être n’est engendré, ni détruit, parce que cequi est engendré doit l’être nécessairement ou de l’être ou du non-être, deuxsolutions impossibles » (191a 26-30). L’être, en effet, ne peut être engendré àpartir de l’être, car s’il y a préexistence de l’être, il n’y a pas de génération ; ilest absurde d’engendrer l’être à partir de l’être, ce qui revient à engendrer (ouà croire engendrer) ce qui existe déjà. Mais l’être ne peut pas davantage êtreengendré à partir du non-être, car un être ne naît pas de rien. L’idée d’unecréation ex nihilo est étrangère à la pensée grecque classique. Cette dernièreopinion est considérée par Aristote comme étant « l’opinion commune desphysiciens », selon laquelle « rien n’est engendré à partir du non-être »(187a 28). Mais si cette position commune des physiciens implique la nécessitéde revenir à la position précédente, où il s’agirait d’engendrer l’être à partir del’être, elle conduit soit à la négation de la génération (Parménide), soit à la thèseanaxagoréenne du mélange de toutes choses, et à l’engendrement des contrairesles uns à partir des autres (187a 31). Dans les deux cas, une théorie du devenirest impossible : elle est niée par Parménide, ou rendue chaotique par le mélangede toutes les formes ; pourquoi faudrait-il un devenir pour changer de formealors que toutes les formes sont ensemble ?

Sans entrer dans le détail des exposés et des réfutations des thèses des phy-siciens, on peut s’assurer que c’est ce dilemme même de l’être et du non-êtreque récuse Aristote par l’introduction de la matière : l’opposition de l’être etdu non-être est d’abord déjouée par la multiplicité des sens de l’être, on l’a vupar l’exemple du médecin qui illustre la multiplicité des aspects ou des pointsde vue sous laquelle un même être peut être décrit ou analysé ; elle est déjouéeensuite par la distinction de l’être en puissance et de l’être à l’état accompli quisignifie que, au départ de la génération, il y a bien un être qui sans être un êtreau sens propre n’est cependant pas une pure absence d’être. La description dece fait est que le « substrat est un en nombre, mais deux en forme » (190b 25),ou que dans l’être en puissance les contraires peuvent coexister, mais non dansl’être en acte (1009a 35-36). L’introduction de la matière est donc celle d’un

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être en puissance qui défait la stricte opposition de l’être et du non-être, laquellerendait impossible la théorie de la génération. Ce résultat sera exprimé en touteslettres dans le traité De la génération et de la corruption : « Pour résumer notrepensée, nous dirons qu’en un sens il y a génération absolue (haplôs) [ce quisignifie substantielle ; ce devenir concerne alors la première catégorie de l’être]à partir de quelque chose qui n’est pas, mais que, en un autre sens, la générationa toujours lieu à partir de quelque chose qui est. Ce qui existe, en effet, enpuissance, mais n’existe pas en acte, doit en premier lieu pouvoir être dit existerdes deux manières que nous venons d’indiquer. Mais cette question qui nousétonne par sa difficulté, même après les explications qui précèdent [...] »(317b 14-20). La solution aristotélicienne consiste donc dans l’introduction dece quasi-être qu’est la matière. Cette introduction va grandement déterminer laconception aristotélicienne du devenir qui ne peut être présentée que sous unaspect dédoublé.

LA THÉORIE ARISTOTÉLICIENNE DU DEVENIR

La manière dont Aristote décrit le changement tient compte de la coexistenceimperceptible de la matière et d’un contraire. Tout devenir ou mouvement positif(on entend par là génération, altération, augmentation, transport), comme toutdevenir ou mouvement négatif (corruption, altération au sens négatif, diminu-tion, transport), comprend un double processus : le processus qui concerne lecontraire n’est pas identique à celui qui concerne la matière. On l’a vu parl’exemple de l’homme illettré qui devient lettré : l’homme demeure, tandis quel’illettré disparaît. Cette analyse va donner lieu à une distinction importanteentre deux formes de dynamis que l’on retrouvera au cœur du livre Q de laMétaphysique : la distinction entre la dynamis entendue selon le mouvement etla dynamis entendue selon l’acte et l’état accompli (1048a 25-27).

La manière la plus rapide d’exposer la différence entre les deux sortes depuissance et les formes distinctes de devenir qu’elles caractérisent est de croiserdeux exemples, le premier extrait de la Physique (VIII, 4, 255a 30-b5), le seconddu traité De l’âme (417a 22). Dans le texte de la Physique, après avoir énoncéque « puissance s’entend en plusieurs sens », on distingue : « l’état du savantqui apprend, et celui du savant qui possède déjà sa science mais n’en fait pasl’objet actuel de son étude ». On peut également retirer de ce texte quelquerenseignement sur ce qui distingue les deux états de la puissance, puisque « celuiqui apprend passe de la puissance à un état différent de la puissance » (ce quisignifie qu’il n’est jamais, durant cet apprentissage, savant en acte), tandis quecelui qui a appris, mais n’exerce pas actuellement sa science, « est savant en

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puissance d’une certaine façon, non pourtant comme avant d’apprendre, et,quand il est dans cet état, il passe à l’acte et exerce son savoir à condition querien ne l’en empêche ; sinon il serait dans un état qui contredirait sa capacité,autrement dit dans l’ignorance ». L’apprentissage est passage d’une puissanceà une puissance, tandis que le passage de la possession du savoir à son exerciceest passage immédiat de la puissance du savoir à son acte (« si rien ne l’enempêche » veut dire « si aucun obstacle extérieur ne s’y oppose »), puisquecelui qui a appris possède déjà le savoir (dans le lexique aristotélicien, on ditqu’il est dans la possession [hexis] du savoir et non dans sa privation [sterèsis]).L’apprentissage est ainsi, si on regarde maintenant le texte du traité De l’âme,actualisation de la puissance « grâce à l’altération reçue de l’étude et en passantfréquemment d’un état contraire à son opposé », tandis que, dans l’autre état,celui qui possède le savoir sans l’exercer « actualise sa puissance différemment,en passant de la simple possession de la grammaire sans l’exercice à l’exercicemême ». Chacune de ces deux formes de passage donne lieu à une descriptiondifférente : le premier passage est un mouvement (kinèsis), tandis que le secondest une réalisation (energeia).

On voit donc que le passage de l’ignorance à la science donne lieu à unedouble description : suppression d’un contraire (l’ignorance) par un contraire(la science), et conservation d’une puissance (la capacité de savoir) par et dansl’actualisation de cette puissance. On voit aussi comment la puissance de savoirou la capacité qui est matière se distingue de la privation ou du contraire négatifqui est ignorance. Ce dédoublement correspond à ce qui est présenté commeun double sens de la puissance : on parle de puissance selon le mouvement pourla suppression du contraire par le contraire, et de puissance selon l’acte (pourreprendre la différence signalée en Méta., Q, 6) pour la conservation de lapuissance dans sa réalisation. Un devenir se décrit donc comme la suppressiondu contraire et la conservation de la puissance ou de la matière. Le rapport dela matière à l’acte est donc analogue à celui de la possession d’une capacitésans exercice (une hexis) à l’exercice de cette capacité, d’où l’affirmation quele rapport de l’acte à la matière est comparable à celui qui existe entre « celuiqui voit par rapport à celui qui a les yeux fermés tout en possédant la vue, ouà ce qui a été séparé de la matière par rapport à la matière » (1048b 1-3) ; dansle lexique aristotélicien, il s’agirait du rapport entre une entéléchie première etune entéléchie seconde. La matière est donc proche de la forme, et ne s’opposepas à elle ; seul s’y oppose le contraire négatif. Le devenir comme prise deforme est séparation de la matière et de la privation ou association de la matièreet de la forme. Les contraires n’agissent plus l’un sur l’autre mais sur la matièrequ’ils s’associent successivement.

Les exemples pris jusqu’à maintenant sont des exemples d’altération (devenir

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savant ou lettré sont des changements qualitatifs), mais il en va de même pourla génération des substances : la maison, par exemple, résulte de la mise enordre des matériaux de telle sorte qu’ils constituent un abri ; l’absence d’ordredes matériaux est la privation (le contraire négatif), les matériaux (la matière)représentent ce qui peut se trouver dans l’état inorganisé, ou, au contraire,organisé selon un ordre qui leur permettra de remplir leur fonction d’abri(contraire positif). On comprend que le passage de l’état inorganisé à l’étatorganisé demande un effort (Aristote dirait une action) qui est celui de laconstruction : la construction est un mouvement, passage du contraire aucontraire ; mais le matériau lui-même n’est pas transformé, le seul changementqu’il connaisse est le passage d’un état inorganisé à un état organisé, et il seprête sans résistance à la construction. Pour Aristote, la résistance des matériauxne tient pas à la matière, mais à leur absence de forme, leur absence d’articu-lation, leur manque de syntaxe. Cela signifie aussi que pour qu’une chose (= X)soit la matière d’une autre, il ne faut plus qu’elle ait, elle-même, à subir detransformation (ou à changer de forme). D’où les nombreux textes aristotéliciensoù on se demande ce qu’est la matière d’une chose, et à partir de quel état onpeut dire d’une chose qu’elle constitue la matière d’une autre. La bonne réponseconsiste à prendre les causes matérielles les plus proches. Ainsi, pour la matièrede l’homme, « il ne faut pas répondre la terre ou le feu, mais la matière propre »(1044b 2-3). Ce qui signifie qu’une chose est dite matière d’une autre quandelle n’a plus besoin d’être élaborée ou transformée pour occuper cette fonction :ce n’est pas l’arbre, ni même le bois en général, mais les poutres qui sont lamatière de la maison.

Ces analyses montrent que, dans le devenir, la matière est certes l’élémentneutre entre les contraires (Méta., H, 5), mais elles montrent aussi qu’il y a unenécessaire adaptation de la matière à la forme, ou un rapport fonctionnel entreelles : n’importe quelle forme ne peut se réaliser (ou être réalisée) en n’importequelle matière. Selon une formule célèbre du traité De l’âme, « l’art du char-pentier ne descend pas dans les flûtes », et on ne saurait suivre les « mythespythagoriciens » de la transmigration des âmes, qui affirment que « n’importequelle âme pénètre dans n’importe quel corps » (407b 21-22), car ils supposentun rapport accidentel ou de hasard entre l’âme et le corps (la forme et la matière).Pas plus que les flûtes ne se forment à partir de n’importe quelle matière (il n’ya pas plus de flûtes en pierre que de scies en bois), pas davantage les flûtes nesont l’instrument de n’importe quel artisan : le charpentier ne sait pas, en tantque charpentier, jouer de la flûte et les flûtes ne sont pas les instruments dontil se sert. Ces deux aspects de la matière ne sauraient être séparés : le fait quela matière soit l’instrument de la forme exclut que n’importe quoi puisse tenirlieu de matière et a fortiori que le contraire puisse en tenir lieu, le caractère de

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neutralité de la matière par rapport aux contraires (« neutralité » s’entend icistrictement : neutre qui signifie ni l’un ni l’autre des contraires) est alors uneconséquence nécessaire de sa fonction instrumentale.

L’analyse aristotélicienne de la matière sépare donc ce qui, auparavant, étaitconfondu : la matière et le contraire ou privation. De la sorte, la matière n’est plusl’opposé de la forme mais son auxiliaire. L’hylémorphisme aristotélicien estl’affirmation de la convergence de la matière et de la forme : la forme n’est pas laconfiguration extérieure, mais une syntaxe interne à la chose. La critique faite àla théorie antérieure des contraires au plan principiel produit ici tous ses effets :le mouvement (ou le devenir) n’est pas le passage désordonné et hasardeux d’uncontraire, n’importe lequel à n’importe quel autre, mais l’installation ordonnée etprogressive, dans le possible proposé par la matière, d’une réalisation (ou forme)déterminée par une fonction (ou une fin). La nécessité du rapport entre la matièreet la forme exclut que l’on puisse penser ce rapport comme une simple schémati-sation extérieure. Ces cas de figure, nommés metaschma;tisi" (Phys., 190b 5-6 ;D.C., 305b 29 ; G. et C., 335b 26), où on peut changer de matière en conservantla même forme (un Hermès en bois ou en bronze), ou de forme en conservant lamême matière (Hermès ou Apollon en bronze), explicitent le rapport d’unskhèma à la matière. Or, comme le rappelle le livre I des Parties des animaux(640b 28-33), adressant une critique à Démocrite, un skhèma est précisément ceque n’est pas un eidos. Le rapport forme-matière dans le cas de l’eidos contientune nécessité qui tient au fait qu’un mouvement a informé la matière et l’aconformée à la fin dont elle contenait la possibilité. Le devenir est alors le moyenet l’intermédiaire de la forme et non plus son contraire ; il acquiert ainsi unepositivité et une intelligibilité. On peut même trouver une traduction pour dire laforme dans le lexique des moteurs, il s’agit du syntagme d’apparence paradoxalede « moteur immobile ». La distinction entre les deux sortes de puissances : lapuissance du mouvement qui effectue la substitution d’un contraire à un autre, etconduit ainsi la puissance matérielle à sa réalisation, trouve son répondant dansla distinction entre les deux sortes de moteurs : les moteurs mus et les moteursimmobiles. Les moteurs mus sont les moteurs intermédiaires qui agissent et pâtis-sent en retour pour séparer la matière de la privation, tandis que le moteur immo-bile est la fin et la forme qui, elle, n’exerce pas d’action (G. et C., 324a 29-b15).

CONCLUSION

L’introduction de la matière, dans la théorie antérieure des contraires, estdonc la condition d’une pensée ordonnée et continue du devenir, ainsi que lasource de sa perpétuité : « la cause sous forme de matière est celle par laquelle

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la corruption et la génération ne fait pas défaut à la nature » (318a 9-10). Lamatière est ainsi la ressource de la forme et de la raison dans le devenir, lacondition de possibilité de l’ordre dans le devenir du monde sublunaire. Ce quise donne, au plan des principes, comme une solution élégante des aporiesantérieures n’ira pas, dans les analyses de détail, sans d’évidentes facilités :Aristote attribue à la matière la cause d’un grand nombre d’irrégularités etd’accidents, de sorte que parfois elle apparaît comme la solution facile et géné-rale apportée aux irrégularités de ce même devenir. Cependant, elle demeuretoujours « cause coefficiente » de la forme, et n’est jamais dans le statut ducontraire. De sorte que, là où la plupart des commentaires associent matière etcontingence, il fallait aussi montrer le rapport nécessaire entre la matière et lapossible pensée d’un devenir ordonné.

Annick JAULIN

Professeur à l’université Paul-Valéry de Montpellier

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