le problème de l'autarcie dans une commune rurale...

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Le problème de l'autarcie dans une commune rurale (Valbonne) sous l'Ancien Régime et la Révolution Le terroir de Valbonne occupe à peu près le centre de l'avant pays grassois, qui, montueux et boisé, en contre-bas des Pré- alpes, est limité par le littoral de Cannes-Antibes et les riviè- . res Siagne et Loup; habitée et cultivée depuis de nombreux siècles, cette petite région avait, jusqu'aux bouleversements économiques de l'époque contemporaine, l'aspect agraire traditionnel dans le bassin méditerranéen. La polyculture vivrière y était pratiquée, accompagnée par l'exploitation. sylvo-pastorale. De nombreux habitants , groupés en villages resserrés, vivotaient ; ils· n'exerçaient, dans la plupart des cas, ni grand co=erce d'exportations agricoles, ni industrie importante. Et ils subissaient dans leur impitoyable pério- dicité les dévastations naturelles, origines de redoutables . crises. Valbonne est sans doute la plus typique des communes de cet avant-pays grassois. Elle résume ou schématise les prin- cipaux traits des autres. Elle y ajoute, malgré sa position centrale, un inconvénient porté à l'extrême : l'isolement. En effet , jusqu'au XIXème siècle, le système de communi- cations desservant le vi llage est des plus rudimentaires. Un seul chemin est important, celui qui relie Valbonne à la Ronte Royale 85 de Grasse à Antibes. Par cette voie, circulent les

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Le problème de l'autarcie dans une commune rurale (Valbonne) sous l'Ancien Régime

et la Révolution

Le terroir de Valbonne occupe à peu près le centre de l'avant pays grassois, qui, montueux et boisé, en contre-bas des Pré­alpes, est limité par le littoral de Cannes-Antibes et les riviè-

. res Siagne et Loup; habitée et cultivée depuis de nombreux siècles, cette petite région avait, jusqu'aux bouleversements économiques de l'époque contemporaine, l'aspect agraire traditionnel dans le bassin méditerranéen. La polyculture vivrière y était pratiquée, accompagnée par l'exploitation. sylvo-pastorale. De nombreux habitants, groupés en villages resserrés, vivotaient ; ils · n'exerçaient, dans la plupart des cas, ni grand co=erce d 'exportations agricoles, ni industrie importante. Et ils subissaient dans leur impitoyable pério­dicité les dévastations naturelles, origines de redoutables . crises.

Valbonne est sans doute la plus typique des communes de cet avant-pays grassois. E lle résume ou schématise les prin­cipaux traits des autres. Elle y ajoute, malgré sa position centrale, un inconvénient porté à l'extrême : l' isolement. En effet , jusqu'au XIXème siècle, le syst ème de communi­cations desservant le village est des plus rudimentaires. Un seul chemin est important, celui qui relie Valbonne à la Ronte Royale 85 de Grasse à Antibes. Par cette voie, circulent les

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marchandises et les revendeurs : or elle connait des rampes de 25 % et, « à la traversée d'uu vallou, un passage si dange­reux que les charretiers et muletiers attardés après la tom­bée de la nuit doivent coucher en deçà ".

Polyculture et isolement, voilà deux c"ractères qui font présager que l'économie valbonnaise est conforme à l'image que le citadin se fait souvent des campagnes reculées de l'an­cien temps: des îlots de vie calme sinon heurense, et exempte en tous cas du souci quotidien de la subsistance.

Nous nouS proposons de montrer que cette image d'une ~ autarcie primitive » dans le cas de Valbonne en particulier, - et sanS doute dans beaucoup d'autres - , est fausse . Mais avant d 'en arriver à la démonstration dressons un rapide tableau de l'économie du terroir valbonnais sous l'Ancien Régime.

L'économie valboDnaise. - Le rapport des Commissaires Affouageurs qui se rendent à Valbonne le I2 mai I6o<) nous présente les éléments fondamentaux de l 'économie du terroir. En voici les extraits les plus caractéristiques (I) .

« N.ous ... experts nommés ... par Maître Gaspard Boisson· . .. pour procéder au réaffougement de la ville et vignerie de Grasse ... nous sommes acheminés avec Pierre Bonnet maître arpenteur . . . le mardi I2 mai I609 au lieu de Valbonne,. et y <Urivés avons diligemment visité le dit lieu de Valbonne et son terroir ensemble le terroir de Sartoux, Clausonne et Vil­lebruc tenus et possédés par les habitants du dit Valbonne, sujets du sieur abbé du monastère Saint Honorat de l'île de Lérins.

Le·dit lieu de Valbonne est peuplé d'environ 450 personnes .. . TOllS les habitants sont gens de labeur et de travail; il n'y

a ancun ou fort peu de g<:us de repos et pour d'artisans et gens de boutique il n'yen a point pour le moins qui soit venu à. notre connaissance, fors quelque maré!:hal et trois tisseurs à ·toile. "L'air y est sain et bon, il y a une fontaine fort petite tout contre et joignant la ville. Et il n'est pas. lieu de des­cente ni de passage. Toutefois il est proche de la mer d 'une

(t) Archives de Gra88e C C 40.

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lieu et demie et ont moyen de vendre leurs fruits aux figons (1) aux temps de la récolte lorsqu'ils abordent à Cannes ou An­tiboul. La dite communauté de Valbonne a la faculté de faire fours et moulins privativement au seigneur et a pour le pré­sent un four à Cuire le pain, -le fournage se paie au vintain-, aussi deux moulins à blé. Un tout joignant la ville et 'au bout d'icelle et l'autre d'un quart de lieue loin du dit lieu et tous deux sont au bord de la rivière de la Brague et se servent de l'e'\u de la dite rivière à' resc1use et la mouture se paie aU vintain ... Pour raison du bétail qui est au dit lieu il est venu à notre connaissance 'environ trente trenteniers de bétail menu, quinze, paires de bœufs et quelque bétail de labour. Le tout en petit nombre. Quant au terroir du dit Valbonne, Sartoux, Clausonne et Villebruc, le tout tenu et possédé par les habitants de Valbonne et cadastré dans leur livre terrier, nous a été montré et indiqué par Auban Barrême, premier consul et sapiteur, et trouvé qu'ils sont, en maints endroits bons fertiles et plantureux tant en blé vignoble et arbres même en figuiers dont ils font grand état et quelques oliviers ; et tout le demeurant des dits terroirs, il est malaisé à cultiver, soutenu par berges, raboteux pierreux et fort stériles, non gnère fertiles en blé, ayant plutôt l'apparence d'être fertiles en vignoble et figniers. »

L'élément fondamental de la vie économique est donc l'agriculture. Les cultures qui sont énumérées ne surprenent pas : blé, vignoble, figniers, oliviers. Certes, le nombre des' figniers est tenu ponr beaucoup plus important que' celui des oliviers et le blé est cité en bonne place. Mais nous ne sommes alors qu'à trois générations de l'Acte d'Habitation de 15I<)

qui a marqué la renaissance de la Communauté, la reprise agricole. L 'agencement cultural n'est pas encore équilibré, sanS doute. Quelques dizaines d'années plus tard, l'oléicul­ture sera la richesse essentielle; le blé aura presque disparu. Et des jardins seront signalés en nombre, où pousseront force « arricots », un peu de chanvre et de lin. L'élevage, en 1609, cannait un faible développement. Il restera sans grande im­portance, (la transhumance elle-même semble n'amener que peu de troupeaux), et surtout orienté vers l'utilisation techni~

(1) Figons: Habitants de la. région de Vintimille, qui entretenaient d'étroites relations économiques aveo notre région.

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que: au XVIIIe siècle, on ne trou~era plus de bœufs, mai!> d'assez nombreux mulets.

Par contre, l'exploitation forestière, - non signalée dans, le rapport d'affouagement - n'est pas négligeable. Les Déli­bérations mUnicipales font fréquemment état de coupes de pins entreprises ou adjugées dans le but de procurer à la, Communauté le complément de ressonrces en espèces qui lui est indispensable : car il faut payer de lonrds impôts et

. très souvent subvenir aux besoins des indigents. Ces coupes,. motivées par la nécessité et non par une saine gestion de la forêt communale, sont si nombreuses qu'on peut à bon droit se demander si elles n'ont pas contribué à rompre l'équi­libre végétal. L 'économie Valbonnaise aurait ainsi procédé. pour survivre à la destruction progressive (1) de sa grande richesse naturelle.

L'artisanat, d'après le Rapport, est insignifiant. En aucun cas il ne peut être considéré comme une activité de la com-· munauté : il n'est que le fait de quelques individus, - en tout environ une dizaine au XVIIIe. siècle - , fournissant les vil­lageois : tisseurs, tailleurs, cordonniers , maçons, etc ...

Enfin, si un commerce d'exportation de « fruits» est signa­lé, l'absence soulignée de « passage» témoigne de la faiblesse de la vie de relations. Le rapport de Réaffouagement de 1698 (2) reconnaltra qu'il n'y a « ni passage ni commerce ni foire ni marché ».

Nous avons donc affaire à une économie chétive, repliée sur elle même. Nous ignorons si elle fait vivre. les 450 Habi­tants de 160<) ; mais nous saVO\lS qu'elle se refnsen, moins d'un siècle plus tard, à entretenir une popnlation plus que doublée.

Valbonne, en effet, connaît aU début du XVIIIe siècle une grave crise, consécutive à l'augmentation des impôts, à la gelée des oliviers, .et au passage des troupes royales, qui cor­respond à la situation tragiqne de toute la campagne fran­çaise à la fin de règne de Louis XIV. Dans un rapport daté de 1728 (3), les Consuls de Valbonne dépeignent cette situa­tion sous les traits suivants: « ••• Après la mortalité généra.le:

(1) Arrêtée par de sévères réglemenh au XIX' siècle . (2) Archives Dépa.rtementales C. 44. (8) A. D. C. 46.

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des oliviers arrivée en 17°9, il n'est plus rest" (aux paysans) que la liberté d'aller chercher leur subsistance ailleurs. )J Ce qui est confirmé par Perissol, Vicaire de la commune, attes­tant qu' « en 1708 il y avait dans ce lieu 850 communiants et qu'à présent (Décembre 1728) il n'y en a pas bien 700 •. Une telle crise souligne avec force la précarité de l'économie Valbonnaise, dont, d'autre part, les fréquents prélèvements sur le capital forestier attestent le déséquilibre et la dépen­dance.

Les problèmes du ravitaillement sous la Révolution. - Si la crise du débnt du XVIIIe siècle se solda par l'émigration, celle de la période pré-révolutionnaire et révolutionuaire se manifesta, elle, par une véritable disette.

Le Cahier des Doléances a prévu, constatant le gel des oli­viers pendant l'hivèr 1788-89, que les Valbonnais sont « dans le cas d'être réduits à la plus grande misère pendant plusieurs années ». Cette prédiction ne tarda pas à se vérifier, nous en avonS de nombreuses preuves dans les Délibérations muni­cipales. « L'intempérie de la saison, le défaut de travail et la cherté des comestibles mettent (les Valbonnais) dans la posi­tion de recourir aux voies d'emprunt de blé ou autres secours pour la subsistance de leurs familles )J, affirme-t-on le 23 Mai 1790 ... Un an plus tard,le 16 Mai 1791, le Conseil décide d'emprunter 1200 livres pour être employées en blé à distri­buer à plusieurs familles « dans la dernière misère .. . attendu le manque de récolte ».

Mais les plus grandes difficultés se placent entre 1793 et 1795. Pendant ces années, une délibération municipale sur deux concerne le ravitaillement, et il est aussi au centre des préoccupations de la « Société Populaire )J. En 1794, la pro­duction de céréales dans la Commune ne représente que le cinquième ' de la consommation. Aussi pour procurer aux habitants du village, les 4 charges (1) de blé qu'ils consom­ment quotidiennement, la Commune expédie dans toutes les directions, des « députatious )J accompagnées de mulets. Elles vont quémander dans les magasins officiels, à Grasse, à Nice, à Fréjus, et jusqu'à Toulon. Mais surtout, elles par-

(1) Une charge: 10 pananx de 17 titres.

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courent « la montagne », n'hésitant pas à payer les plus hauts prix. C'est ainsi que le 2r Thermidor de l'an II, les envoyés de Valbonne achètent à Gourdon 20 charges de blé à. 3.000 livres la charge quand le prix officiel n'atteint qu'une cen­taine de livres !

Ces problèmes cruciaux du ravitaillement ont parfois des incidences politiques: il apparait certain que plus d'une fois les villageois se révoltèrent, tel ce jour de l'hiver 1793-94 où les stocks alimentaires de la commune durent être placés d'urgence, et sous bonne garde, chez le Maire Bermond.

Ces quelques constatations montrent bien la dépendance dans laquelle la co=unauté Valbonnai,e se trouve pour sa subsistance, dépendance qui tourne au tragique pendant les crises. L'économie Valbonnaise n'est pas, prise dans son ensemble, une écono?",ie fermée, autarcique.

Autarcie et structure sociale. - Au surplus, un problème 'plus décisif encore que celui de l'équilibre théorique produc­tion-consommation nous semble devoir être posé. C'est celui qui résulte de la division en classes de cette petite société rurale : car le problème de l'autarcie prend un tout autre aspect si l'on considère l'autarcie familiale et 110n plus l'au­tarcie communale.

Combien peu nombreux, alors, apparaissent les foyers autarciques! Sur 285 familles comptées au début du XVIIIe siècle (1) 60 seulement peuvent apparaitre comme aisées, ou tout au moins capables de vivre sur leurs biens: 15 famiUes de « bourgeois» ou de marchands, et 45 familles de « ména­gers ». (D'aprés une note manuscrite trouvée en marge d'un registre, « ainsy s'appelle ménager à cause qu'il s 'occupe de .ses biens et ne travaille pas à la journée ». ) Certes, pendant le XVIIIe siècle, quelques dizaines de travailleurs passeront -dans la classe des ménagers. Il n'en reste pa.s moins vrai que 225 familles en 1702 et 130 au moins à la veille de la Révo­lution sont des famillEs de salariés, travailleurs agricoles pour la plupart ou petits propriétaires obligés de « faire des jour­nées ». Tous ceux-ci sont, bien entendu, entièrement dépen­dants de leur salaire, donc de leur employeur : ce sont eux

(1) Dénombrement de Mara 1702.

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qui ont faim les premiers si une crise arrive, ou qui tombent dans l'indigence si les intempéries ou toute autre calamité les privent de travail. C'est pour eux que sont créés les ate­lierS de charité, que sont faites les distributions gratuites de pain, que sont demandés aux Pouvoirs Publics des secours afin d'éviter des troubles.

Cette société nous est dépeinte d'ailleurs d'une façon très réaliste dans un document anonyme du XVIIIe siècle, brouil­lon d'une requête adressée aux autorités pour obtenir d'elles l'abaissement du montant de la capitation. La « défense du bourgeois » ' présentée par l'auteur, bourgeois luicmême à coup sûr ,ne donne que plus de relief au portrait du paysan:

« Notre habitation est composée de trois sortes de per­sonnes, savoir des bourgeois des artisans et des pay~ans ou journaliers.

« Les premiers ne vivent que du produit de leurs biens fonds ; et quoiqu'ils ne les cultivent pas eux-mêmes ils ne sont pas moins dispensés d'en suivre journellement les tra­vaux; ils ne mèneut pas véritablement la charrue, ils ne bê­chent pas la terre, mais ils sont astreints d'être journellement à la tête' de leurs ouvriers, de les observer et de les conduire. Ce n'est donc que par le"r économie et leurs soins assidus qu'ils peuvent retirer de leurs biens leur subsistance. En un mot ceux qu'on appene bourgeois chez nous ne sont dans le vrai que ce qu'on appelle ménagers dans les villes.

« Nos artisans qui sont en fort petit nombre, les uns tail­leurs d'habits, d'autres maçons, d'autres maréchaux, d'autres savetiers, n'ont que lenr industrie pour se snstenter. Dépour­vus totalement on ·ne possédant que fort peu de biens fonds ils n'ont opté pour les métiers qu'ils exercent que pour s'af­franchir de la pénible fatigue de la charrue ou de la bêche, et enfin leur métier, qu'ils ne savent que très imparfaitement leur est d'une bien frêle ressource dans une habitation aussi bornée que la nôtre.

«Quant aux paysans, aux journaliers, on sait assez qu'ils sont partout ce qu'il y a de plus misérable dans une paroisse; ne possédant aucun bien fonds, ou n'en ayant que fort peu ou d'une manvaise ' qualité, ils ne fondent leur subsistance que sur le salaire de leur travail journalier, secours qui leur manque sonvent, on par la maladie, ou à cause des pluies

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et des mauvais temps qui réguent pendant l'hiver ; ils sont dans toutes ces circonstances réduits à la charité de léurs concitoyens »,

Qnoi de moins autarcique que cette classe qui forme la majorité de la populatiou ! En vérité, ils sout à ce point déracinés que, malgré leur vie campagnarde, ·ils achètent les produits ·du sol qu'ils cultivent . .. pour autrui. C'est à la « mangonerie » (épiéerie) qu'ils se ravitaillent, comme les ouvriers de la ville. La preuve en est dans le bail de la « ferme de la mangonerie » arrentée le 23 Novembre 1773 à Augustin André, dernier renchérisseur. Non seulement le fermier « dé­bitera et fera débiter . à tous les habitants et particuliers, manants et possédant biens au présent lieu et son terroir . .. du savon, du riz, des fidaux (1) gros et petits, fins et gros­siers, des ftomages gras et salés, des maquereaux, des an­chois, des morues ... des fils de plusieurs couleurs, des chan­vres pour coudre souliers, des chataigues, de l'épicerie, du poivre, de la cassonade, de la farine de panisse ... )J, etc ... , mais encore il sera tenu de vendre les propres productions du terroir : huile, vin, figues, eau-de-vie, « chair de cochon fraiche et salée ». « Cependant, il a été dûment accordé et estipullé » que les propriétaires pOt1rront vendre eux-mêmes, en gros et en détail, les produits de letUs récoltes, ou de leur élevage, et que le fermier « sera obligé d'acheter l'huile pour 1" débit de la dite ferme en ce lieu t ant qu'il s'en trouvera ».

Enfin, pour a'StUer au « mangonier» (et donc aux productetUs locaux) le monopole des ventes, il est prévu que « les habi­tants qui iront chercher des marchandises en terroir (voisin) d'Opio seront soumis à l' amende de 50 livres et à la confis­cation de ce qui sera trouvé en fraude ».

Ainsi les travailleurs sont doublement dépendants des propriétaires aisés, botUgeois ou riches ménagers: d'une part ils reçoivent d'eux leurs salaires et d 'autre part ils le leur restituent par l'achat de letU subsistance.

Parfois d'ailleurs, les abus de ce système sont si criants que le Conseil de la Communauté est obligé d'intervenir. Ainsi, il est écrit dans une délibération de 1776 que le prix local du vin ne cesse d'augmenter. Pour quelle raison ? Parce que

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les propriétaires l'exportent facilement , l'imposition sur l'exportatiou du vin étant minime. Aussi le vin devient-il à Valbonne une denrée rare, donc chère, et « le pauvre habi­tant surpaye toujours une denrée de première néce,sité. (I) ».

CONCLUSION. - Ainsi, nous nous sommes basés sur deux séries de cousidérations pour démontrer dans le cas de Val­bonne (applicable à tout l'avant-pays gra5sois) l'erreur com­muue qui attribue au monde rural traditionnel de l'ancien régime une économie fermée, autarcique, D'une part, il est apparu à la lumière de nombreux documents que le village ne pouvait subvenir à ses besoins par la seule exploitation de son t erroir. C'est en permanence que des importations de vivres sont effectuées, payables en espèces : celles que procurent aux propriétaires les exportations de fruits, d'huile, de vin, celles que procure aux salariés leur havail quotidien, ou celles qui sont retirées par la Communauté de l 'exploi­tation de la forêt communale. Et l'on se rend aisément comp­t e de l 'importance vitale de ce commerce pendant 1<s pério­des de crise où la circulation ordinaire des marchandises est perturbée et où la disette guette les paysans.

Mais il est apparu d'autre part que rien ne s"rait pins faux que de considérer comme un tout la communanté vill~geoise devant les problèmes de la subsist ance et du ravitaillement. Il est indispensable pour rendre compte objectivement de ces problèmes, de les replacer dans leur « contexte social ».

Car, si nons pouvons admettre à la rigueur que certaines fa­milles de riches Valbonnais avaient la possibilité de vivre sur elles-mêmes, il est impossible d'affirmer la même chose pour les salariés qui formaie nt la plus grande partie de la population (2).

Il nous est donc permis de conclure, liant l 'économique et le social, que la vie économique de Valbonne sous l'Ancien Régime, loin d'être autarcique, était au contraire extrême­ment dépendante dans Sa production globale et déséquilibrée dans sa structure interne.

Bernard KA YSER.

(1) Pour retenir le vin dans la oommuno, le Couseil décida d'augmenter la Un aur le mesurage des vins sortant du terroir. .

(2) Et qui la forment encore. Voir, à ce sujet, un article de la.. Royuc Economi· que. Janvier 1958.