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Damien Malige

LE POUVOIR ABSOLU

Roman

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9:HSMARA=VY]\]X:A 14878 ISBN 978-2-07-014878-3 16,90 C

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Damien Malige27 avril 2000 – 17 février 2014. Deux trajets, deux appréhensions du monde et quelques personnages.Le pouvoir absolu circule, se mêle aux désirs, fixe des objectifs, scinde le poids du temps en autant de possibles, pulvérise l’ennui. Mais dans la queue de comète d’une civilisation en ruine, à quoi ce pouvoir obéit-il, si ce n’est au chaos et à l’anéantissement ? À moins que la voix du narrateur, sa vision hallucinée et paranoïaque de la France, ne soit que celle d’un homme errant dans la mémoire d’un amour disparu.

Damien Malige est né en 1972. Le pouvoir absolu est son deuxième roman.

L E P O U V O I R A B S O L U

Malige_Arpenteur_Le pouvoir_CV.indd 1 04/02/15 09:50

DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard

PROVINCE TERMINALE , coll. « L’Arpenteur », 2012.

L’ArpenteurCollection créée

par Gérard Bourgadier

dirigéepar Ludovic Escande

Damien Malige

LE POUVOIR

ABSOLU

roman

© Éditions Gallimard, 2015.

Couverture : Maquette : Michel Duchêne

Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai. Vous men-tez pour raconter des histoires. Vous voulez fairecroire des choses. Vous êtes seul, tout seul. Vouspuisez vos fumées au fond de vous-même, etvous voulez en couvrir le monde. Pour avoir rai-son, vous voulez anéantir ce qui sépare l’internede l’externe. Vous voulez vivre comme on rêve,vice versa. Mais le monde ne vous écoute pas. Ilcontinue son mouvement régulier, et de son braspuissant mû par un piston qu’on ne voit pas, iltrace de grands traits géométriques qui effacenttous vos gribouillis.

La guerre –

I

Bruxelles, jeudi 27 avril 2000

Depuis Bruxelles je descends dans le Sud.La sœur de Pierre avait dix-sept ans, deux ans d’écart

avec lui, je ne l’ai jamais vraiment côtoyée. Je me sou-viens d’un paquet de Marlboro que j’avais oublié chezeux à côté de la table de ping-pong et qu’elle m’avaitdérobé. Elle avait fait son initiation à la cigarette avecce paquet suite à une déception amoureuse, sa pre-mière véritable. Je pense que c’est la seule occasion quej’ai eue de m’intéresser à elle. Mais comment com-prendre un regard et les tourments d’une jeune fillediscrète et sensible quand mon rapport aux femmes selimitait à ma mère et à l’urgence de coucher dans lesmeilleurs délais avec celle qui voudrait bien de moi ?À mesure que le train avance les odeurs de parfums sedégradent et se mêlent à la transpiration et aux chairsqui pourrissent. Les haleines chargées des relents desandwiches et de plats réchauffés rendent compte du

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travail des réseaux digestifs, mais avant que ces effluvesde mort atteignent le point de saturation qui transfor-merait le wagon en purin organique l’imminence dela fin du voyage s’impose progressivement. Le pré-sent a toujours un sursis à offrir avant de révélersa véritable nature. Double bip, nouveau texto deCamille : « Dimanche je suis en mixte. Je termine à3.00 AM. » J’ai beau me foutre de cet enterrement, çam’emmerde un peu qu’elle ne soit pas là quand jerentre. En même temps c’est son tournage de diplôme,elle n’a pas vraiment le choix. Quand le train entre engare, j’aperçois Pierre sur le quai et ses yeux rougis meplongent directement dans ce que finalement je redou-tais, une confrontation avec des sentiments désa-gréables dont je me suis préservé jusque-là, le faisceaude tristesse de la vie. Nous nous embrassons commenous savons le faire, un frôlement de joues, la sensa-tion de nos peaux mal rasées, il me pose des questionsd’ordre général sur ma vie bruxelloise, le genre de ques-tions que je déteste mais qui font partie des protocolessociaux, je vais sûrement devoir le répéter tout le week-end que oui Bruxelles c’est bien mais que quand mêmeil pleut, qu’ils sont gentils ces Belges, que j’ai finimes études mais que je ne travaille pas encore, quenous emménageons à Paris à la fin de la semaine avecCamille et qu’à partir de là tout deviendra possible. Jetente de lui poser des questions sur sa vie d’étudiantmais je n’en connais rien, n’ai jamais rien retenu de cequ’il me raconte et finalement il a plus de mérite quemoi avec ses questions d’almanachs. Une pute d’après-midi aux cuisses larges et au visage grêlé tapine dans la

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zone de rond-point et d’immeubles tertiaires en chan-tier derrière la gare. Quand nous sortons de ce dédalede buses de béton pour nous engager sur l’autorouteA63, le silence s’installe enfin. Nous roulons comme çadans un apaisement tranquille vers le bassin, les forêtsde pins comme unique horizon, le soleil qui joue là-dedans, les nuages éclatés dans un ciel immense et pâle.

À l’entrée de la ville sur les présentoirs extérieurs duburaliste les mêmes affiches qu’en traversant Paris,mais Marianne – Les hyper-riches et Exposition sur laShoah au musée de la Mémoire juive dans ce contextebalnéaire et désolé du mois d’avril rendent compte dutamis de la province, de la dilatation de l’information,de son incongruité dans ces rues désertes dissipéesseulement par le bruit des deux roues qui arpententsans relâche le même périmètre à la recherche de l’évé-nement qui sauvera leur journée. Nous arrivons enfin,je prends le temps de déposer mon sac puis rejoinsmes parents et mon frère qui m’attendent chez Pierrepour la veillée funèbre. Pierre m’accompagne dans lachambre où repose sa sœur. Devant ce corps inertenous parlons à voix basse, ce truc d’allégeance à laMort, laisser les morts se reposer. Pourtant c’est finipour eux, non ? Elle n’est plus là et son éloignements’apparente à un calme, à une profonde quiétude.Alors quoi ? Instinctivement j’ai plutôt envie de parleravec une voix bien stable et sonore, pourquoi pas dan-ser, animer les ténèbres, baiser comme un chien.

L’enterrement a lieu le samedi à 11 heures auMoulleau à l’église Notre-Dame-des-Passes. Bien que

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construite au sommet de la plus haute dune dans laperspective du bassin d’Arcachon, ses proportionsmodestes la tiennent entièrement entre le sol bombéet la crête des pins. Son nom à l’interprétation double,la présence dans le transept d’une des rares statues dela Vierge enceinte et la plage directement accessible aubout de la jetée en font une de mes églises préférées.

Les corps hésitants happés par la lumière avancentd’un même pas triste et désolé dans l’allée centrale,les visages balayés par les couleurs du vitrail Dieu seulen pâte de verre orange. Je rejoins mes parents et monfrère qui discutent avec d’autres voisins du quartier,mon père se réjouissant de l’éclosion de pâquerettesrépandues en nappe autour de nous sur les parterres degazon ras, expliquant à qui veut l’entendre que leurnom est lié à cette période de Pâques, expression vaguede ses interlocuteurs habitués à ses émerveillementsaussi subits que déplacés. Dans le cimetière, les pierrestombales se succèdent dans des alignements d’alléessableuses, la lumière blanche de midi dessinant parmiles géométries éclectiques des parcours de lignes clairesparfois dilatées par le reflet d’un matériau lisse qui enépaissit les franges ou interrompues brusquement parl’austérité d’un marbre noir et uniforme. Je pense autitre du film de Pialat, j’en ai là comme une visionjuste. Les employés des pompes funèbres s’affairentautour du caveau familial, l’unique résidente, à savoirla grand-mère reposant dans le trou, accueille en cejour sa petite-fille qui ne voulait plus vivre, révélantà tous l’arbitraire et le ridicule de toute entreprisehumaine, de toute trajectoire. Pierre est pris de convul-

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sions, des sons sourds et saccadés secouent sa cage tho-racique, un enchaînement de digues fracassées par à-coups en écho à ce choix radical injectant désormais lepoison de la douleur comme un impondérable dans lepoids de nos vies et le défi qu’à partir de ce jour d’unsoleil assassin il faudrait essayer d’invalider son choix.Forcément. Parce que sinon que faisions-nous là à partconstater le désastre ?

Nous nous retrouvons le lendemain en fin de mati-née à l’école de voile pour un dernier verre. Une tableest dressée sous l’auvent, le soleil différent, le ciel sansnuage, peut-être plus ample. Sur la plage en contrebasquelques personnes pique-niquent, les hommes jouentau volley, les femmes discutent sur un immense plaidaux motifs orientaux. Et bien qu’ils aient l’air sympa-thiques, intelligents et cultivés, leur agencement rendcompte de l’attraction primitive, du vernis fragile de lacivilisation, les garçons avec les garçons, les filles avecles filles. Invariable. Rien ne va de soi. Il suffit d’unballon pour qu’en quelques heures d’une parfaiteinsouciance se remodèlent les structures archaïques.Pierre a le courage de se jeter à l’eau, il me remerciepour l’invitation à loger chez nous le temps de se trou-ver un appartement sur Paris, je conviens avec monfrère d’emprunter la voiture que je laisserai chez lesparents. Je suis soulagé de me retrouver seul. La forêtde pins que traverse la route répond à la démesure del’océan. Il suffit de gravir la dune du Pilat pour com-prendre l’apparente simplicité et la puissance sauvagedu paysage des Landes. D’un côté l’océan, un trait de

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sable clair qui longe la côte, et à perte de vue la massedes pins d’un vert dense. Quand j’arrive pour prendremon sac, j’observe mon père au fond du jardin avecses ânes, ses mantras de vie parmi lesquels il récupèredes efforts déployés pour s’intégrer au genre humainle temps de ce week-end. Ancré dans ma mémoire,je me souviens de lui sociable et intégré, d’un tempsbéni ou il avait réussi à maintenir un équilibre entresa personnalité libertaire et les exigences d’un mondeofficiel, stable et productif. Fleurance, départementdu Gers, mes quinze premières années. Mon père étaitfacteur et s’acquittait d’une tournée d’une soixan-taine de kilomètres, la plus longue du service. Il avaitpatiemment façonné son travail en mode de vie, pre-nait le temps de s’arrêter pour partager un café,s’entretenir des trajectoires de chacun comme un mar-queur de temps fiable et bienveillant. À l’arrière de sonC15 il s’était fabriqué deux coffres latéraux en contre-plaqué dans lesquels il entreposait les différents trocsqui ponctuaient sa tournée, souvent des produits desdifférentes fermes. En contrepartie mon père se char-geait de retirer et de rapporter l’argent des livrets A quilui étaient confiés, bénéficiait de la confiance d’unpharmacien qui en échange d’ordonnances lui remet-tait de petits cartons de médocs. Une priorité à droitemal respectée mit un terme dans une rapidité fulgu-rante à tout son édifice. Pendant son hospitalisation,le receveur de la Poste qui ne supportait ni ses retards,ni sa nonchalance, ni le temps qu’il prenait pours’affranchir de son travail trouva dans ses petits arran-gements assez d’arguments pour monter un dossier

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qui mit fin à sa période active. Mon père n’eut aucuneréaction particulière, il quitta progressivement notremonde, s’en absenta définitivement. Au début, il par-tageait son temps entre le potager et les combles ouil méditait assis face à l’œil-de-bœuf percé dansle pignon, le large faisceau de lumière poussiéreuse,la quiétude monastique. Mais très vite l’envie de sedéplacer lui revint et il répertoria les anciens fours àpain de la région, s’acheta son premier âne qu’il char-geait de nourriture et de farine, partait plusieurs foispar an en randonnée, s’installant quelques jours dansles hameaux dont il avait fait l’inventaire. Patiemmentil retirait les ronces, déblayait, préparait un mortier deglaise et de torchis, essayait de comprendre la géomé-trie des pierres et les agençait justement. Une foisla voûte reconstruite il invitait les habitants, les met-tant à contribution pour célébrer son travail, organiserune fête autour du feu révélé. Puis il rentrait. De nou-veau alternait méditation et potager. Son hygiène demon point de vue d’adolescent laissait à désirer, j’avaishonte de lui et peu de temps après le bac je quittai lamaison. Ainsi je suis passé d’un père dont la professionjustifiait son absence à un père absent autant à luiqu’aux autres. À la question image du père, ombreportée du père, enfant qui identifie sa mère puis sonpère, je crois qu’en ce qui me concerne j’ai grandi enterrain vierge. Mon père est un nuage, un nuage quim’aime, un gaz bienveillant. Cependant, sa béatitudeéthérée m’insécurisait par son aspect précaire, sonhygiène renvoyait à ma possible clochardisation. Pourtenter de m’affranchir de la condition qu’affectait mon

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milieu modeste, travail modeste, vie modeste, pouréchapper à la stabilité du consensuel et de l’ennui,d’une vie aménagée autour d’une profession consi-dérée comme vitale bien que d’un intérêt moyen,m’émanciper était un sujet que j’investissais plei-nement parce que je voulais me donner le choix.J’ambitionnais de faire de ma vie une balade joyeusecomme mon père aux temps bénis avait réussi àplier le réel à ses exigences de liberté. Alors malgrétout j’attendais des encouragements, un semblant dereconnaissance quand je donnais des preuves de monaffranchissement et souvent l’agression prenait le passur l’assentiment parce qu’il ne répondait pas ouvaguement d’un sourire ou pour me dire qu’il metrouvait en bonne santé. Des réponses étrangères,exotiques, extraterrestres. Le curseur s’agitait commeune girouette, je n’avais aucun cadre, qu’un horizoninstable et fluctuant. Je n’ai pas hérité d’une histoire,d’une méthode, d’une vision du monde, je progressedans un néant où il faut tout bâtir. Ainsi j’ai constatéune chose étrange, je mémorise tout et cette acuitéd’observation compose un monde fragile, sans fonda-tions peut-être, mais qui fait émerger à la surface deslieux-dits, des visages, des chemins sinueux, d’épaissesforêts. La forêt est nécessaire, de là naissent les contes,tout comme les lieux-dits abritent des visages derrièreles rideaux, des atmosphères derrière les portes, desodeurs. Cet univers n’est pas forcément bienveillant,il est plutôt complexe, précis en même temps chargé.C’est un monde de digressions, lâche, en perpé-tuel renouvellement, le lieu de la mélancolie et du

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Damien Malige27 avril 2000 – 17 février 2014. Deux trajets, deux appréhensions du monde et quelques personnages.Le pouvoir absolu circule, se mêle aux désirs, fixe des objectifs, scinde le poids du temps en autant de possibles, pulvérise l’ennui. Mais dans la queue de comète d’une civilisation en ruine, à quoi ce pouvoir obéit-il, si ce n’est au chaos et à l’anéantissement ? À moins que la voix du narrateur, sa vision hallucinée et paranoïaque de la France, ne soit que celle d’un homme errant dans la mémoire d’un amour disparu.

Damien Malige est né en 1972. Le pouvoir absolu est son deuxième roman.

L E P O U V O I R A B S O L U

Le pouvoir absoluDamien Malige

Cette édition électronique du livreLe pouvoir absolu de Damien Malige

a été réalisée le 17 mars 2015 par les Éditions Gallimard.Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage,

(ISBN : 9782070148783 – Numéro d’édition : 280942).Code Sodis : N70753 – ISBN : 9782072593529.

Numéro d’édition : 280944.