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LE DROIT INTERNATIONAL ET LE DROIT ETRANGER A LA COUR DE CASSATION par François RIGAUX Professeur à la Faculté de Droit de Louvain INTRODUCTION 1. Parmi les expressions actuelles de la vie du droit, l’une des plus encoura geantes, sans doute, est l’imprégnation de l’activité juridique quotidienne par le droit international. Quelque spécialisés qu’ils soient ou qu’ils croient être, le praticien devant ses problèmes journaliers, le professeur dans son enseignement, ne peuvent plus remplir correctement leur tâche s’ils ne se sont ouverts à cette discipline qui, il n’y a guère, paraissait réservée à quelques privilégiés. L ’intérêt croissant suscité par le droit international est, aussi, de nature à faire progresser cette branche du droit. Le rapprochement des disciplines est fécond, et certains problèmes de droit international public ne sauraient plus être étudiés sans qu’il soit tenu compte de l’accueil offert aux solutions internationales par les autres disciplines juridiques. Autant il est aisé d’affirmer, dans l’abstrait, la primauté de l’ordre juridique international, autant il est parfois difficile de déduire de ce principe des conséquences appropriées aux exigences, politiques ou techniques, du droit constitutionnel et du droit public interne. 2. Le traitement procédural du droit international et du droit étranger appar tient à ces problèmes que la seule maîtrise des principes du droit international, public et privé, ne permet pas de résoudre de manière satisfaisante. Il faut aussi prendre appui sur le droit judiciaire et cela tout particulièrement quand on s’efforce de déterminer la condition des sources de droit international et de droit étranger devant une juridiction de cassation. C’est pourquoi la présente étude contient plus de développements sur l’objet du pourvoi en cassation et le contrôle qu’a, jusqu’ici, exercé la Cour suprême en Belgique, que de considé rations sur la primauté du droit international et la valeur juridique du droit étranger. De telles considérations n’apprendraient rien aux lecteurs de cette

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LE DROIT INTERNATIONAL ET LE DROIT ETRANGER A LA COUR DE CASSATION

par

François RIGAU X Professeur à la Faculté de Droit de Louvain

INTRODUCTION

1. Parmi les expressions actuelles de la vie du droit, l ’une des plus encoura­geantes, sans doute, est l’imprégnation de l ’activité juridique quotidienne par le droit international. Quelque spécialisés qu’ils soient ou qu’ils croient être, le praticien devant ses problèmes journaliers, le professeur dans son enseignement, ne peuvent plus remplir correctement leur tâche s’ils ne se sont ouverts à cette discipline qui, il n’y a guère, paraissait réservée à quelques privilégiés.

L ’intérêt croissant suscité par le droit international est, aussi, de nature à faire progresser cette branche du droit. Le rapprochement des disciplines est fécond, et certains problèmes de droit international public ne sauraient plus être étudiés sans qu’il soit tenu compte de l’accueil offert aux solutions internationales par les autres disciplines juridiques. Autant il est aisé d ’affirmer, dans l’abstrait, la primauté de l’ordre juridique international, autant il est parfois difficile de déduire de ce principe des conséquences appropriées aux exigences, politiques ou techniques, du droit constitutionnel et du droit public interne.

2. Le traitement procédural du droit international et du droit étranger appar­tient à ces problèmes que la seule maîtrise des principes du droit international, public et privé, ne permet pas de résoudre de manière satisfaisante. Il faut aussi prendre appui sur le droit judiciaire et cela tout particulièrement quand on s’efforce de déterminer la condition des sources de droit international et de droit étranger devant une juridiction de cassation. C ’est pourquoi la présente étude contient plus de développements sur l’objet du pourvoi en cassation et le contrôle qu’a, jusqu’ici, exercé la Cour suprême en Belgique, que de considé­rations sur la primauté du droit international et la valeur juridique du droit étranger. De telles considérations n’apprendraient rien aux lecteurs de cette

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à une convention internationale approuvée par les Chambres législatives confor­mément à l’article 68, alinéa 2 de la Constitution, donne ouverture à cassation, l ’instrument international étant, pour l’exercice du contrôle de légalité, jugé « équipollent à la loi » 5.

6. Une deuxième solution paraît, en droit positif, aussi sûre que la précédente : la Cour accueille les pourvois fondés sur la violation d ’une règle écrite de conflit de lois, qu ’elle émane du législateur belge6 ou appartienne à une convention internationale7. A, par exemple, été cassé un arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles, du 13 avril 1961, qui avait appliqué à la responsabilité d’un armateur finlandais, à la suite d ’un abordage survenu dans les eaux néerlandaises de l ’Escaut, la loi finlandaise au lieu de la lex loci delicti8. L e refus d’application ou la fausse application d’une loi étrangère (c ’est-à-dire son application dans une hypothèse où elle n ’aurait pas dû l’être) sont, ainsi, censurés par la Cour.

7. Sont, en revanche, soustraites au contrôle de légalité, les sources de droit non écrites, tels un principe de droit international non consacré par un texte de loi ®,, la coutume internationale 10, « les règles non écrites de droit interna­tional privé » -11.

Sur ce dernier point, toutefois, la Cour s’est laissé convaincre par l’ingéniosité des demandeurs en cassation, et le caractère coutumier de nos solutions de droit international privé est, aujourd’hui, surmonté, grâce à l’interprétation extensive donnée à l’article 3 du Code civil. La comparaison de l’arrêt de rejet du 26 novembre 1908 (note 11) et de l’arrêt de cassation du 23 novem­bre 1962 (note 6) éclaire le chemin parcouru par la Cour entre ces deux dates.

8. La Cour décrète encore l’irrecevabilité du moyen tiré de la violation d’une disposition contenue en un traité liant la Belgique, mais qui n’a pas reçu

5 Cette formulation paraît due à M. Hayoit de Termicourt (comp. précédent, cass. 27 no­vembre 1950, Pas., 1951, I, 182). Voy. aussi R. H a y o it d e T e r m i c o u r t , « Le conflit Traité-loi interne », f.T., 1963, 483 et les références.

0 Voy. par exemple : Cass. 23 novembre 1962, R.C.J.B., 1963, 223.

7 Voy. par exemple : Cass. 16 juillet 1906, Pas., 1906, I, 349, mais, sur cet arrêt comp.l’interprétation différente de M. H a y o it d e T e r m i c o u r t , « La Cour de cassation et la loi étrangère », J.T., 1962, 471.

9 Cass. 21 janvier 1948, Pas. 1948, I, 277 .3 Cass. 21 janvier 1948, Pas. 1948, I, 277.

10 Cass. 4 juillet 1949, Pas. 1949, I, 515 et 519. Voy. aussi les conclusions du procureur général Janssens précédant Cass. 25 janvier 1906, Pas. 1906, I, 98.

11 Cass. 26 novembre 1908, Pas. 1909, I, 25.

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l’approbation parlementaire 12, et de la transgression du droit étranger 13. Les deux solutions s’expliquent par le légalisme du contrôle de cassation : d’une part, c’est l’approbation parlementaire qui « transforme » le traité international en « acte équipollent à la loi ». D ’autre part, la loi étrangère se distingue de la loi belge : dans quelle mesure cette différence justifie-t-elle une discrimination quant au traitement procédural réservé aux deux sources de droit ? L ’examen de cette question est réservé à la deuxième partie (nos 23 et ss.).

2. L a fausse application de la loi belge dont le droit international ou le droit étranger sont une condition d’application.

9. Les solutions exposées dans le paragraphe précédent appartiennent au droit positif belge mais, en ce qui concerne les sources de droit dont la Cour de cassation s’est, jusqu’ici, refusée à censurer la violation, le moyen n’est irrece­vable que s’il est directement pris de la transgression de la règle de droit non nationale mal appliquée par le juge du fond au litige dont il est saisi. En revanche, il arrive que le principe de droit international ou la règle de droit étranger interviennent comme condition d'application de la disposition de la loi belge, appliquée par le juge aux faits de la cause. Dans ce cas, le moyen est recevable s’il est fondé sur la transgression de la loi belge elle-même.

A. Les notions de droit international auxquelles fait référence une disposition de la loi belge

10. Quand un organe du pouvoir judiciaire emprunte à une source de l’ordre juridique international l’effet de droit attaché à une situation particulière, il fait application de la règle de droit international. Donnent, par exemple, lieu à une telle application, les conventions portant loi uniforme de droit privé ou les conventions de conflit de lois, ou encore les traités d ’établissement, en ce qui concerne les droits reconnus aux étrangers. Si le juge du fond a faussement appliqué ou interprété la disposition conventionnelle régissant la situation litigieuse et que cette disposition appartienne à la classe de celles auxquelles la Cour de cassation a étendu son contrôle (supra n° 5), le moyen de cassation fondé sur cette « illégalité » est susceptible d ’être accueilli.

11. Toute autre apparaît l’hypothèse où la règle de droit international vaut condition d ’application d’une disposition légale belge. Cette hypothèse se vérifie notamment quand les tribunaux empruntent aux dispositions politiques des

12 Cass. 27 novembre 1950, Pas. 1951, I, 180 : il s’agissait de l’accord de Londres, du8 août 1945, portant statut du Tribunal militaire international.

13 Voy. les références dans R. H a y o it d e T e r m i c o u r t , « La Cour de cassation et la loi étrangère », / . T . , 1962, 470 et 471; dans G .v a n H e o k e et F. R i g a u x , 1961, 363; 1965, 341 et 342.

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traités internationaux certains éléments d ’appréciation de la situation qui leur est soumise. Ainsi, pour décider sur le territoire de quel Etat un fait a été accompli, le juge national se réfère au traité ayant délimité la frontière litigieuse. Il est, sans doute, impropre de dire que ce juge « applique » le traité interna­tional, alors que la détermination de la frontière est purement préalable à l’effet de droit interne postulé14. Ferait, en revanche, application de ce traité, la juridiction internationale invitée par les Etats intéressés, à délimiter leurs territoires respectifs dans le respect du traité qu’ils ont conclu.

Supposons qu’une action en responsabilité soit introduite devant le tribunal civil et que la localisation du fait dommageable suscite une question préalable de droit des gens : sans que soit discutée la détermination matérielle de ce lieu, il fait l’objet d’une contestation entre les deux Etats limitrophes qui revendiquent, l’un et l’autre, l’exercice de leur souveraineté sur le même terri­toire. Si, interprétant mal un traité de délimitation de frontières soumis à son appréciation, le juge du fond applique la loi A au lieu d ’appliquer la loi B, l ’erreur de son dispositif porte sur l’effet de droit privé faussement déduit d ’une loi qui n’était pas applicable. E t l’on peut légitimement soutenir qu’en se trompant dans la concrétisation du facteur de rattachement, le juge du fond a violé — par fausse application ou erreur de qualification — la règle de conflit de lois du for. L a mauvaise interprétation donnée au traité n ’est qu’un incident du litige de droit privé dont le juge était saisi. Au demeurant, l’erreur commise est sans effet sur la question de droit des gens litigieuse, l ’interprétation unilatérale émanant de l’organe d’une des deux parties (ou du tribunal d ’un pays tiers) étant impuissante à modifier l’état du droit international.

Dans une telle hypothèse, le moyen de cassation dirigé contre la décision ayant mal interprété le traité international n’invoque cette erreur que pour ce qu’elle est : elle a entraîné une détermination erronée des éléments de la situation juridique privée rattachée par erreur à la loi A, alors que la loi B y était applicable.

15. La différence entre ce moyen de cassation et le moyen directement pris de la violation de la règle de droit international elle-même résulte très clairement d ’un arrêt du 27 novembre 1950. Dans cette décision, déjà citée {supra, n° 8 et la note 12), la Cour a, d ’abord, déclaré irrecevable un premier moyen pris de la transgression de l’accord de Londres du 8 août 1945, portant statut du Tribunal militaire international, traité liant la Belgique mais qui n ’avait pas été soumis au Parlement. Le demandeur en cassation estimait que le juge du fond s’était mépris sur la notion de « violation des lois et coutumes de la guerre », que la loi belge du 20 juin 1947 avait utilisée sans la définir, alors que le traité international contenait une telle définition. Dans un deuxième

14 Comp. F. R ig a u x , « Constitution de l’Etat et traités », Problèmes contemporains de droit comparé, Tokio, 1962, I, p. 197, où l’auteur de ces lignes a suivi une terminologie moins précise.

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moyen qui fut déclaré recevable mais non fondé, le demandeur invoqua la transgression de l’article 2 de la loi du 20 juin 1947 réprimant les « infractions tombant sous l’application de la loi pénale belge, commises en violation des lois et coutumes de la guerre », et la Cour vérifia si l’arrêt attaqué avait « donné à ces derniers termes une portée conciliable avec leur sens usuel en droit public international ».

D e cet arrêt, il est permis de déduire que toute source de droit international dont la transgression ne saurait, directement, motiver un pourvoi, donne prise au contrôle de légalité dès que la règle ou la notion de droit des gens appartient aux éléments constitutifs d’une qualification élaborée par la loi belge16. On peut citer d ’autres arrêts ayant apprécié, conformément aux principes généraux du droit international public, le concept « annexion », condition préalable de l’application de la loi fiscale belgele.

B. Les dispositions légales étrangères dont la mise en œuvre est préalable àl’application d’une règle de droit belge

16. Cette deuxième hypothèse dans laquelle une source de droit non nationale est la condition d ’application d’une disposition légale du pays du tribunal saisi, offre avec la précédente une telle symétrie que la Cour de cassation se doit d ’y étendre la même forme de contrôle17.

Pour correctement cerner l’hypothèse, il faut aussitôt l’opposer à celle qui est plus familière aux spécialistes du droit international privé : l’application du droit étranger en vertu d ’une règle de conflit de lois18. Dans ce dernier cas, le juge emprunte à la loi étrangère compétente l’effet de droit postulé par la partie qui obtient gain de cause : par exemple, il alloue au demandeur les dommages-intérêts prévus par la lex loci delicti. Mais il arrive aussi que pour reconnaître un effet de droit conformément à sa propre loi, le juge trouve,

15 Voy. d’autres développements dans l’ouvrage cité à la note 4, n° 228.16 Cass. 16 juin 1947, Pas. 1947, I, 268; 26 janvier 1949, Pas. 1949, I, 52. Voy. des

exemples plus anciens dans l’étude citée à la note 14, p. 197, et comp. infra n° 17 c.17 A vrai dire, comme nous l’avons relevé ailleurs (op. cit. à la note 4, n° 234), les

principaux arrêts dans lesquels la Cour paraît étendre au droit étranger l’exercice de son contrôle de légalité sont relatifs à l’hypothèse analysée au texte, non à des cas d’application du droit étranger en vertu d’une règle de conflit de lois.

18 Cette distinction paraît trouver son origine dans la doctrine italienne, notamment chez Arangio-Ruiz et Capotorti. Voy. M o r e l l i , Diritto precessualc civile internazionalc, 2e ed. 1954, Padova, n08 32 , 33 , 38 et 39; G iu l i a n o , « Le traitement du droit étranger dans le procès civil dans les systèmes juridiques continentaux », R.D.I.L.C., 1962, 5; P a u , « L ’attuazione processuale delle norme italiane di dip nel loro riferimento aile leggi stranieri », Scrilti in onoi'e di Perassi, 1957, II, pp. 187-188. Elle été reprise en France ; F h a n c e s c a k i s , « La loi étrangère à la Cour de cassation », D. 1963, Chron., 7 et 8; B a t i f f o l , • La Cour de cassation de France et la dénaturation de la loi étrangère », Feslschrift fiir Hans Dol/e, 1963, II, p. 216; Cyr. D a v id , La loi étrangère devant le juge du fond, Palis, 1965, noa 84 et ss.

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parmi les éléments constitutifs de l ’hypothèse légale, certaines notions de droit étranger qui appartiennent alors aux conditions d’application de la lex fori. Comme dans l’hypothèse où le droit international est une condition préalable à l’application de la loi belge (supra nos 10 et ss.) c’est par l’effet d ’une référence implicite ou explicite de cette loi à une source de droit non nationale que le droit étranger s ’introduit dans la définition de l ’hypothèse légale.

17. En voici trois exemples :

a. L ’article 57bis, par. 1er, du Code pénal militaire érige en infraction la violation, par un militaire belge en service sur le territoire d’un Etat étranger, de certaines dispositions légales ou réglementaires locales. Pour constater légale­ment les éléments constitutifs de cette qualification pénale, le juge belge doit vérifier si la disposition étrangère a été effectivement transgressée, et il paraît inéluctable que la Cour de cassation contrôle la légalité de cette qualification19 comme de toute autre.

b. L a détermination de la nationalité fournit beaucoup d’illustrations de notre hypothèse. Ainsi, l’article 18 des lois coordonnées par l’arrêté royal du 14 décem­bre 1932 subordonne la perte de la qualité de Belge à l’acquisition, faite conformément à la loi d’un autre Etat, de la nationalité de celui-ci. Le juge doit vérifier si, en attribuant au ci-devant Belge la nationalité d ’un autre Etat, aux conditions que précise, par ailleurs, l’article 18 précité, la loi étrangère compétente entraîne l’effet de dénationalisation qu’y attache le législateur belge. Ici encore, l’effet de droit émane d ’un impératif national, mais qui se réfère explicitement au droit étranger comme condition de sa propre efficacité.

Un ancien arrêt de la Cour de cassation a, en matière de nationalité, substitué au motif illégal pris dans la loi belge, le motif de droit correct, par elle emprunté à la loi étrangère, compétente pour déterminer une condition préalable à l’acqui­sition de la qualité de Belge 20.

c. L a reconnaissance de cette qualité peut, elle-même, être la condition préalable d’un autre effet de droit, par exemple, de l’allocation d’une indemnité en raison de dommages de guerre, et pour vérifier si la question préalable de nationalité a été légalement résolue, la Cour a dû interpréter les traités de Vienne (1815) et de Versailles21, ce qui nous ramène à la première hypothèse, analysée ci-dessus (n° 15 in fine).

19 En ce sens : R. H a y o it d e T e r m i c o u r t , « La Cour de cassation et la loi étrangère »,J.T., 1962, 475.

20 Cass. l'er juin 1868, Pas., 1868, I, 425. Sur l ’interprétation de cet arrêt, comp. R. H a y o i t d e T e r m i c o u r t , « La Cour de c a s s a t io n et la loi étrangère », J.T., 1962, 470, et l’ouvrage cité à la note 4, n° 232. On trouvera, sous le même numéro, d’autres exemples de disposition du droit étranger valant condition d’application de la loi belge.

2X Cass. 22 mai 1925, Pas., 1925, I, 253. Il s’agissait de savoir si l’article 32 du Traité de Versailles reconnaissant la souveraineté de la Belgique sur le territoire de Moresnet neutre était déclaratif ou constitutif, la Prusse et les Pays-Bas (puis la Belgique) ayant tous deux revendiqué ce territoire depuis 1815.

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18. Tous ces exemples sont étrangers à la matière des conflits de lois. Ils relèvent de matières périphériques du droit international privé : les conflits de nationalités, la condition des étrangers ou d’autres branches, tel le droit pénal des relations internationales. Cela explique sans doute pourquoi la doctrine, plus attentive à la théorie générale des conflits de lois, a négligé ces problèmes, dont la nature propre favorise l’extension du contrôle de légalité à la violation (indirecte) des sources de droit non nationales. On observera aussi que les situations juridiques individuelles à propos desquelles ce contrôle a été exercé appartiennent au droit public interne et non au droit privé.

Enfin, au plan de la technique de la cassation, les solutions atteintes de manière empirique par la jurisprudence sont parfaitement compatibles avec le rejet de moyens pris de la violation d’une autre source de droit international qu’un traité approuvé par les Chambres législatives ainsi que de la transgression de la loi étrangère appliquée en vertu d’une règle de conflit de lois. Si la Cour interprète elle-même une source de droit international ou de droit étranger dont la transgression ne constitue pas, devant elle, une ouverture à cassation, c’est parce que la loi belge s’est, en quelque sorte, approprié ou intégré cette source non nationale et est, elle-même, faussement appliquée quand le juge du fond se méprend sur le sens ou la portée de la notion de droit international ou de droit étranger.

3. L'application correcte du droit étranger, le contrôle de la foi due aux actes et le contrôle de la motivation

19. Depuis une trentaine d’années, la Cour de cassation a accentué le contrôle qu’elle exerce, traditionnellement, sur l ’interprétation des actes juridiques et sur l’obligation de motiver et, notamment, sur le devoir du juge du fond de répondre aux conclusions des parties. Bien que ces deux formes de contrôle soient, aussi, exercées par la Cour de cassation de France, les deux juridictions suprêmes ont suivi des techniques très divergentes et elles n’ont pas fondé leur intervention sur les mêmes textes.

20. En ce qui concerne, d’abord, l’interprétation des actes juridiques, en France c’est la théorie de la dénaturation, fondée sur la force obligatoire des actes juridiques ( negotia), qui a permis de casser, motif pris de la violation de l’article 1134 du Code civil, les décisions ayant « dénaturé les termes clairs et précis » de la convention des parties. A ce moyen de cassation correspond, en Belgique, la violation de la foi due aux actes ( instrument) , c’est-à-dire aux preuves écrites, dont la hiérarchie est organisée par les articles 1319 et 1322 du Code civil, le juge du fond étant censuré quand il a adopté une interprétation « inconciliable avec les termes de l’écrit » et insuffisamment motivée 22.

22 Pour de plus amples développements, voy. notamment l’ouvrage cité à la note 4, n°s 179 et ss.

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21. Quant au contrôle de la motivation, il est rattaché, par la Cour de cassation de Belgique, à la transgression de l’article 97 de la Constitution. Son domaine est plus large que ce qu’on désigne, en France, du même nom et c’est pourquoi on y invoque la transgression de l’article 7 de la loi du 20 avril 1810 : au défaut de réponse aux conclusions des parties, appelé, dans les deux pays, vice de motivation, s’ajoute le défaut de base légale, lequel est, en France, un moyen de fond, tandis qu’en Belgique le vice correspondant relève de l ’article 97 de la Constitution 23.

22. Le développement pris par ces moyens de cassation n ’a pas laissé d’exercer une influence, à tout le moins indirecte, sur la condition de la loi étrangère devant la Cour de cassation. Dans les deux pays, le contrôle exercé, à l’origine, sur l ’interprétation des seuls actes juridiques privés, s’est étendu à tous actes quelconques et même à toute preuve écrite. Il eût été contraire à la logique du système que la loi étrangère, quand une preuve écrite de son contenu a été produite devant le juge du fond, fût moins bien protégée que les écritures privées, contre les « dénaturations » commises par le juge du fond.

En France, c’est l’arrêt Montefiore, du 21 octobre 1961, qui a, le premier, cassé une décision ayant « dénaturé le sens clair et précis d’un document législatif » 24.

De son côté la Cour de cassation de Belgique a, dans trois arrêts de rejet, mais aussi par la voix autorisée de son procureur général 25, accueilli le grief fondé sur « la méconnaissance de la foi due aux dispositions du droit étranger », grief qui répond au vice de dénaturation invoqué en France. D u 29 mai 1961, le premier arrêt est relatif à une affaire d’extradition : la loi française, dont le juge du fond était accusé d’avoir méconnu la portée, tenait lieu de condition d’application de la loi belge (voy. supra nos 16 et ss), elle n’avait pas été déclarée applicable en vertu d’une règle de conflit de lois. En revanche, la disposition de droit étranger revêt ce dernier caractère dans deux arrêts plus récents, le second de rejet, le troisième ayant rappelé le principe à titre d ’obiter dictum 26.

Comme les moyens pris de la dénaturation ou de la violation de la foi due aux actes, la censure du défaut de réponse aux conclusions permet de contrôler l ’interprétation que le droit étranger a reçue du juge du fond. L ’exercice d’un tel contrôle suppose que, devant ce magistrat, les parties aient conclu sur le

23 Sur cette comparaison, voy. encore l’ouvrage cité à la note 4, nos 195 et ss.24 Civ. ( l re sect.), 21 novembre 1961, D., 1963, J. 37. Voy. un exposé des faits dans

notre note sous Cass. 27 novembre 1964, R.C.J.B., 1966, 111 à 113 et les références de doctrine française aux notes 15 et 16.

25 R. H a y o it d e T e r m i c o u r t , « La Cour de cassation et la loi étrangère », J.T., 1962, 474.

26 Cass. 29 mai 1961, Pas., 1961, I, 1037, 27 novembre 1964, Pas., 1965, I, 310 et R.C.J.B., 1966, 98, 12 novembre 1965, Rev. prat. soc., 1966, 136.

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sens et la portée de la règle de droit étrangère, par hypothèse applicable à l’espèce. Si dans son interprétation du droit étranger le juge n ’a pas répondu aux « moyens de droit étranger » qu’un des plaideurs a fait valoir ou s’il n ’y a été donné de « réponse adéquate », en sanctionnant ce vice de motivation la Cour contrôle, de manière indirecte mais très efficace, la correction avec laquelle le droit étranger a été interprété et appliqué dans la décision entreprise. L ’efficacité de ce contrôle est d’autant plus grande que le débat contradictoire paraît le plus sûr moyen, pour les magistrats, de recevoir une information complète et objective sur le droit étranger27.

Dans la jurisprudence récente, on peut citer quatre arrêts, tous antérieurs à la mercuriale de 1962, dans lesquels, par le biais du contrôle de la motivation, la Cour de cassation s’est reconnu le pouvoir de contrôler comment le juge du fond avait, parmi les autres éléments du litige, interprété des dispositions de droit étranger.

a. Dans deux arrêts ayant affirmé que « l’interprétation d’une loi étrangère relève du juge du fond, la Cour étant sans pouvoir pour contrôler son exacti­tude » 28, cette haute juridiction n’a cependant pas négligé de contrôler l’enchaî­nement des motifs dans lesquels le juge du fond avait procédé à cette inter­prétation.

b. Un arrêt plus récent, du 5 juin 1959, a reçu le moyen fondé sur la violation de l’article 97 de la Constitution et dirigé contre l’ambiguïté et l’insuffisance des motifs dans lesquels le juge du fond avait analysé « la législation et la doctrine allemandes ». Après avoir contrôlé la clarté et la cohérence de l’inter­prétation donnée au droit allemand et constaté qu’il avait été répondu aux conclusions du demandeur en cassation, la Cour a décidé « que le moyen (m anquait) en fait » 20.

c. Enfin, dans un arrêt du 27 octobre 1960, la Cour a constaté que les juges du fond n ’avaient pas « excédé leur pouvoir d’interprétation d’une loi étrangère, en fondant leur interprétation sur la doctrine et la jurisprudence relatives à des dispositions analogues de la législation belge ainsi que sur la circonstance que la jurisprudence luxembourgeoise paraissait confirmer cette interprétation » 30. Il s’agissait de l’article 313 du Code civil luxembourgeois,

27 En ce sens, voy. notamment : Cyr. D a v id , op. cit., note 18, n° 249; G. v a n H e c k e et F. R i g a u x , R.C.J.B., 1965, 339 et 340 et surtout n° 8 in fine. Voy. d ’autres références dans l’ouvrage cité à la note 4, n° 82.

28 Cass. 4 octobre 1956, R.C.J.B., 1957, 23. Voy. aussi cass., 16 janvier 1958, Pas., 1958,I, 505.

29 Cass. 5 juin 1959, Pas., 1959, I, 1017.30 Cass. 27 octobre I960, Pas., 1961, 210.

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dont la Cour d ’appel d’EIisabethville avait fait application conformément aux règles de conflit congolaises 31,

II. LES MOYENS PRIS DE LA VIOLATION DU DROIT INTERNATIONAL GENERAL ET DU DROIT ETRANGER

1. Généralités

23. Le centre de la matière n ’a, jusqu’ici, pas été abordé : il porte sur la recevabilité d’un moyen directement pris de la transgression d’un principe de droit international général32 ou de la violation de la loi étrangère. C ’est, en effet, grâce à l’assimilation du traité approuvé par les Chambres législatives, à une « loi » en sens formel, que seul de toutes les sources de droit non nationales, ce traité bénéficie, dans l’état actuel de la jurisprudence de la Cour de cassation, d’un traitement procédural de faveur.

Deux ordres de considérations gouvernent la question qu’il nous reste à traiter : quelle est la nature du contrôle exercé par la Cour de cassation ? Les sources de droit non nationales offrent-elles à la juridiction suprême des carac­tères propres qui la retiennent d’exercer sur leur correcte application un contrôle en tous points semblable à la censure que justifie toute transgression de la loi nationale ?

24. Pour déterminer, aujourd’hui, la nature et les limites du contrôle de légalité exercé par la Cour de cassation, il n’est guère utile de relire les textes qui l’ont instituée (Constitution, art. 95; loi du 4 août 1832), il ne faut surtout pas consulter les travaux préparatoires de ces dispositions : seule la jurisprudence de la Cour elle-même nous enseigne comment, avec l’approbation tacite du pouvoir législatif, elle a entendu et, il est permis de le croire, étendu sa m ission33. Cela ne signifie pas qu’il est aisé de décrire celle-ci d’une manière qui soit à la fois précise et fidèle.

Deux tendances s’expriment à travers la jurisprudence de la Cour. D ’une part, elle coordonne et régularise une fonction essentielle du pouvoir judiciaire : interpréter la loi, en adapter le précepte aux situations juridiques particulières et, quand il est nécessaire, en combler les lacunes. D ’autre part, elle surveille l ’activité des juridictions de fond et censure toute erreur de droit commise à

81 Cette circonstance ne diminue pas l’intérêt de l’arrêt car la solution qui nous occupe dépend de la conception que se fait la Cour de cassation de l’étendue de son contrôle, que ce soit en qualité de juridiction suprême belge ou en la qualité, qu’elle a perdue aujourd’hui, de Cour de cassation du Congo.

32 Sur cette terminologie, voy. notamment : S a l m o n et S u y , « La primauté du droit international sur le droit interne >, Rapport présenté au colloque des 6 et 7 mai 1965 sur l’adaptation de la Constitution belge aux réalités internationales contemporaines, Bruxelles (Institut de Sociologie), 1966, nos 14 et ss.

33 Sur ce point, voyez notamment l ’ouvrage cité à la note 4, nos 248 et ss.

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l’occasion de l’administration de la justice 3i. Dans l’exercice de cette seconde activité et notamment quand elle contrôle la logique du raisonnement suivi par le juge du fond, la Cour de cassation a, parfois, été induite à redresser un « mal jugé », ce qu’on est convenu d’appeler une « erreur de fait » 35.

25. Systématisant l’activité des Cours suprêmes, le doyen Marty a proposé de distinguer la « fonction juridique » et la « fonction disciplinaire » 3S, la première exprimant le souci de maintenir « l’unité de jurisprudence ». Posant, à la lumière d ’une distinction analogue, le problème du contrôle à exercer sur l ’application du droit étranger, M. Kralik estime que la réponse donnée à cette question dépend de l’option suivante : si la Cour régulatrice se borne à assurer, dans le pays auquel elle appartient, l’unité de la jurisprudence (Vereinheitlichung der Rechtsanwendung und der Rechtsfortbildung), elle ne doit pas s’immiscer dans l’interprétation du droit étranger. L a fonction de cassation inclut-elle, en outre, de vérifier si le juge du fond a correctement dit le droit du cas particulier ( Fallgerechtig\eit) , dans ce cas il convient que les difficiles problèmes d’appli­cation du droit étranger soient déférés à la juridiction suprême nationale37.

26. Jusqu’ici, c’est par le biais du contrôle exercé sur la foi due aux actes et sur la motivation (qui relève de la fonction appelée, par M. Marty, disciplinaire) que le droit étranger a fait son entrée à la barre de la Cour. La légitimité et l’opportunité de ce contrôle ne sont plus guère contestées aujourd’hui, le seul problème qui reste posé consiste à s’interroger sur l’opportunité de l’intégrale assimilation à la loi nationale, de toutes les sources de droit international et de droit étranger. S ’il est permis de négliger les objections traditionnelles 3S, on ne saurait manquer de tenir compte des particularités des sources de droit non nationales dont la transgression par le juge du fond pourrait être déférée à la Cour de cassation. Il faut procéder à l’analyse de ces sources dans une double perspective : qu’impose, au juge du fond, le principe ]ura novit curia, en ce qui concerne ces différentes sources de droit ? Comment une cour suprême nationale peut-elle en contrôler la correcte application ?

34 Ces deux branches du contrôle de cassation sont, d’une certaine manière, inscrites dans l ’article 608 du Code judiciaire (voy. supra n° 4).

35 Cette évolution paraît commandée par l’exercice même de la fonction de cassation. On la constate dans d ’autres pays que le nôtre où elle est, sans doute plus récente qu’en France ou en Italie. Sur ce dernier pays, voy. notamment : G. Calogero, La logica del giudice e il suo controllo in cassazione, Padova, 1937, 2e éd., 1964.

36 G. Marty, ha distinction du fait et du droit, Paris, Sirey, 1929, pp. 363 et ss.

37 W. K r a l i k , « Jura novit curia und das auslandische Recht », Zeitschrift jür Rechts-

Vergleichting, 1962, 99 et 100.

38 L a Cour de cassation n ’a d ’autre mission légale que d ’assurer l ’exacte interprétation de la loi nationale, elle risque de compromettre son prestige si elle se trompe dans l'inter­prétation donnée à un droit qui n’est pas le sien. Pour la réfutation de ces objections, voy. notamment l’ouvrage cité à la note 4, n ° 239 et les références.

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2. L e droit international et l'adage Jura novit curia

27. Les traités internationaux approuvés par les Chambres législatives et qui, â l’instar des lois nationales, doivent être, en vertu d ’une interprétation analo­gique donnée à l’article 129 de la Constitution, publiés au Moniteur belge 30, s’offrent par là même à la connaissance du juge du fond. L ’adage Jura novit curia régit, dès lors, cette première catégorie de sources de droit international, ce qui a d’ailleurs permis à la Cour de cassation de la soumettre aux mêmes garanties juridictionnelles que la loi elle-même. *

28. Il semble que le droit international général (appelé parfois coutume inter­nationale) doive, aussi, être soumis à la règle Jura novit curia. Dans un arrêt du 25 janvier 1906, citant Blackstone et les publicistes américains, la Cour de cassation a affirmé que les cours et tribunaux « doivent respecter le droit des gens comme une partie du droit national » 40. De son côté, le doyen Paul De Visscher a relevé que la règle britannique International Law is part of the Law of the Land est respectée sur le continent et, notamment, en Belgique41. De ce que nos juges doivent « savoir » le droit international général, il s’ensuit que l’ignorance ou la transgression d’un principe de droit des gens est un grief susceptible de fonder un pourvoi en cassation. Aussi est-ce très logiquement que les professeurs Salmon et Suy concluent, de jure condendo, à l ’attribution à la Cour de cassation du pouvoir de casser du chef de violation d’un principe de droit international général42.

29. La première obligation de la Cour, si elle doit, un jour, exercer une telle fonction, sera de constater le principe de droit international dont la violation est alléguée devant elle. Cette tâche diffère notablement de l’affirmation du contenu de la loi nationale. N on tant en raison de ce qui sépare un texte de droit écrit d’une règle coutumière, celle-ci plus rebelle à une affirmation distincte, que parce que le droit international général relève d ’un ordre qui dépasse infiniment le cercle d’attributions d ’une cour suprême nationale. Quand elle interprète la loi nationale ou en comble les lacunes, et jusqu’à ce que le législateur vienne, le cas échéant, contester son interprétation, la Cour de cassation ne saurait se tromper. En disant le droit, elle dégage souverainement, pour tous les organes de l’Etat dont elle unifie la jurisprudence, le sens, la portée et le contenu de la loi, texte inerte auquel la jurisprudence des tribunaux donne vie et contours.

En revanche, pour poser un principe de droit international, elle doit interroger d’autres sources de droit que sa propre jurisprudence et, dégageant le contenu d’un précepte qui s’est formé en dehors d’elle, elle risque, nécessairement, sinon

39 En ce sens, voy. notamment : cass. 11 décembre 1953, Pas., 1954, I, 298.40 Cass. 25 janvier 1906, Pas., 1906, I, 109.41 Paul D e V i s s c h e r , « Les tendances internationales des constitutions modernes »,

R.C.A.D.I., 1952, I, pp. 522 et ss.42 Rapport cité à la note 32, pp. 35 et ss.

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de se tromper, au moins de prendre parti dans une controverse doctrinale que sa seule autorité est impuissante à trancher. Si malencontreuse qu’en soit l ’expres­sion, l’ancienne formule d’après laquelle l’affirmation du contenu de la coutume internationale est une « question de fait », n ’est pas privée de toute signification : on en retiendra que, pour la Cour de cassation, il s’agit d’un travail de « reconstitution », c’est-à-dire de constatation d ’un principe de droit qui s’est formé en dehors de l’ordre juridique national et dont l ’évolution est soustraite à l’action des organes nationaux.

30. Pour l’homogénéité et l ’intégrité du droit international général, l’inter­prétation qui en serait faite par les cours suprêmes nationales ne laisse pas de présenter certains inconvénients. Si le principe de droit international allégué dans le pourvoi est incertain ou controversé, la Cour de cassation devra choisir l ’interprétation jugée par elle la plus correcte. Ce faisant, elle unifie la juris­prudence nationale sur le point litigieux, ce qui clôt toute discussion dans l ’ordre interne. L a généralisation de cette procédure dans les divers pays ne risque-t-elle pas d’entraîner une « régionalisation » du droit des gens, les cours suprêmes se divisant sur l’interprétation de la règle controversée ?

Si ce danger est, malgré tout, préférable à l ’impossibilité, jusqu’ici affirmée, de faire valoir devant la Cour de cassation le moyen pris de la Violation d’un principe de droit international général, il doit rendre les juridictions suprêmes nationales très attentives à ce qui sépare cette fonction nouvelle de celle qu’elles ont, traditionnellement, assumée. La source de droit international s’impose aux investigations de la Cour de cassation d’une manière beaucoup plus contrai­gnante que ne le fait la loi nationale.

3. Le droit étranger et l’adage Jura novit curia

31. La recevabilité du moyen pris de la transgression du droit étranger suscite deux difficultés, dont la première présente quelque analogie avec celle qui vient d’être analysée. Portant sur la tâche primordiale d’une cour chargée de redresser les erreurs de droit commises par les juridictions placées sous son contrôle, celle de poser le principe juridique qui a été enfreint, cette difficulté revêt plusieurs aspects.

L ’un d ’eux dépend de la nature du droit étranger. Si ce droit ne prend pas sa source principale dans l’activité d’un pouvoir législatif formellement constitué, mais est plutôt d’origine coutumière ou jurisprudentielle, la Cour de cassation est placée devant un dilemme : ou bien, accueillir le pourvoi fondé sur la violation d’une coutume étrangère alors qu’une coutume nationale ne jouit pas de la même garantie juridictionnelle; ou bien, limitant le contrôle à la transgression du droit écrit étranger, introduire entre les divers systèmes étran­gers une discrimination qui paraît difficile à justifier.

Même si la loi est, à l’étranger comme en Belgique, la principale source

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formelle de droit, interpréter une loi ce n’est pas saisir le sens des mots et appliquer au texte les règles de la syntaxe, ni en faire l’exégèse, mais déterminer comment, dans l’ordre juridique dont elle émane, la loi est effectivement appli­quée par les tribunaux. Les solutions divergentes qui, en Belgique et en France, ont été déduites de dispositions identiques du Code civil, l’article 301, l’article 694, l ’article 970, l’article 1099, alinéa 2, les articles 1382 et 1384, les articles 1832 et suivants, sont classiques et soulignent ce rôle créateur de la jurisprudence. Cette fonction, dont la juridiction de cassation régularise le cours en ce qui concerne la loi nationale, elle ne saurait l’exercer à l’égard de la loi étrangère dont le contenu s’impose à elle comme ses propres interprétations font la loi des juges soumis à son contrôle.

S i cette difficulté n’oppose pas un obstacle infranchissable, à l’extension à la loi étrangère de certaines formes du contrôle de légalité, elle empêche que cette loi soit intégralement assimilée à la loi nationale.

32. La seconde difficulté que suscite la recevabilité d’un pourvoi fondé sur la violation du droit étranger est plus fondamentale et elle justifie, sans doute, un traitement procédural distinct de celui qui doit être réservé au droit inter­national' général. Cette difficulté est liée à l’interprétation de l’adage Jura novit curia.

Appliqué au droit national, l’adage signifie que le juge ne peut ignorer aucun fait nécessaire à la connaissance de son propre droit et que, suivant une formu­lation de la Cour de cassation de France mais qui exprime aussi bien l’état du droit belge, il est tenu de statuer « conformément aux lois qui régissent la matière, encore que l’application de ces lois n ’ait pas été expressément requise par les parties » 43. A défaut de ce faire, le juge du fond encourt la cassation.

Si le principe International Law is part of the Law of the Land permet d’imposer au juge du fond qu’il connaisse et applique d’office le droit inter­national général au même titre que la loi interne, cette obligation ne saurait être étendue au droit étranger. Sans doute, le juge peut appliquer d’office le droit étranger, quand il le connaît et à condition de se fonder sur les seuls faits allégués par les parties elles-mêmes, mais il ne doit pas connaître d’autres sources de droit que le droit international et celui de son pays. Seul le débat contradictoire est de nature à donner au juge une information correcte du contenu du droit étranger. Aussi, sauf violation flagrante d ’une règle étrangère appliquée d’office par le juge (voy. infra n° 34), les moyens de cassation d ’ores et déjà accueillis par la Cour, à savoir le contrôle de la foi due aux documents législatifs étrangers (quand les parties en ont produit une preuve écrite), et le contrôle de la motivation (quand les parties se sont expliquées sur le sens et la portée du droit étranger) suffisent à assurer une censure efficace de

43 Voy. l’ouvrage cité à la note 4, n° 34.

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l’application erronée du droit étranger déclaré compétent en vertu d’une règle de conflit de lois.

33. Quelle que soit l’orientation imprimée à la fonction de cassation, la receva­bilité du moyen directement pris de la violation du droit étranger ne paraît pas souhaitable.

En effet, si l’on envisage plutôt le premier aspect de cette fonction, la sauvegarde de l ’unité de jurisprudence, la Cour suprême d’un pays A ne paraît pas avoir qualité pour unifier la jurisprudence d’un pays B, ni même l’interprétation donnée aux lois du pays B par les tribunaux du premier Etat. La fonction créatrice que la jurisprudence exerce à l’intérieur de son propre système juridique ne saurait s’exercer à l’égard de sources de droit étrangères. L a loi (étrangère) s ’impose à la Cour suprême d’un autre Etat avec l ’inter­prétation qu’elle a reçue dans le pays dont elle émane.

Aussi est-ce seulement au plan d’un contrôle « disciplinaire » que la Cour de cassation paraît habile à contrôler la manière dont le droit étranger a été appliqué dans la décision attaquée. Toutefois, l ’erreur commise par le juge du fond ne saurait consister à avoir mal interprété la loi étrangère (comme il peut, au jugement de la Cour de cassation, errer dans l’interprétation de la loi nationale). Pour les juges d ’un pays déterminé, la loi étrangère est un donné de connaissance : mal interpréter une loi étrangère c’est ne pas l’inter­préter comme le font les tribunaux du pays dont elle émane. Le seul grief qui puisse être formulé contre le juge du fond est la mauvaise appréciation des éléments que les parties ont produits. Un tel grief est, dans l’état actuel de la jurisprudence de la Cour, susceptible d’être accueilli.

34. Il reste un dernier point qui a été, à dessein, réservé : la Cour de cassation doit censurer une violation flagrante de la loi étrangère, même appliquée d’office par le juge du fond. Le cas peut, notamment, se présenter dans une matière où les parties « ne disposent pas » du droit applicable. Commettrait, par exemple, une violation flagrante de la loi étrangère, le juge qui admettrait le divorce d’époux italiens, en affirmant que leur loi nationale autorise le divorce. Pour casser pareille décision, il ne paraît pas nécessaire d ’accueillir un pourvoi fondé sur la violation de la loi étrangère, il suffit, croyons-nous, de motiver la cassation par la violation de la règle de conflit de lois belge, celle-ci étant transgressée quand le juge se trompe lourdement dans la mise en oeuvre du droit étranger déclaré applicable conformément à notre règle de rattachement.

35. N i sur l’un ni sur l ’autre des points discutés dans cette deuxième partie, la Cour de cassation de Belgique ne s’est, dans les dernières années, et, notam­ment, depuis les mercuriales de 1962 et de 1963, prononcée.

Quant au premier, à savoir la recevabilité d ’un pourvoi pris de la transgression d ’un principe de droit international général, rien ne s’oppose, croyons-nous, à ce que la Cour collabore avec prudence à l ’édification de la coutume interna­

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tionale en constatant, le cas échéant, l’état actuel du droit international sur un point controversé (voy. supra n° 30). Toutefois, il paraît peu vraisemblable que nos magistrats enfreignent un principe de droit international suffisamment établi pour que sa transgression soit constitutive d’une erreur de droit. De plus, le légalisme du contrôle de cassation fait peut-être obstacle à ce que la Cour se reconnaisse le pouvoir de casser du chef de violation d’une règle non écrite, encore que, M. le premier avocat général Ganshof van der Meersch l’a rappelé il y a quelques années, la violation de principes généraux du droit puisse parfois être invoquée devant cette haute juridiction ié.

En ce qui concerne la transgression du droit étranger, dans sa mercuriale de 1962, M. le procureur général Hayoit de Termicourt s’est nettement prononcé en faveur d ’un élargissement des pouvoirs de la Cour, allant, sans doute, jusqu’à la cassation, moyen pris de la violation d’une loi écrite étrangère. Cette solution, à laquelle l’auteur de ces lignes ne croit pas pouvoir se rallier sans réserve, ne s’écarte cependant, sur aucun point fondamental, de celle qui est proposée ici. En effet, la sagesse et la prudence dont la Cour a toujours fait preuve permettent de croire que seule une violation certaine et flagrante de la loi étrangère l’engagerait à se départir de l’attitude réservée qu’elle a adoptée jusqu’ici. C ’est à peu de chose près la solution que nous proposons, et le motif pris de la violation de la règle de conflit de lois du for offre deux avantages sur la cassation directement fondée sur la transgression du droit étranger. Le premier n’a qu’une valeur psychologique : entre l’interprétation de la loi nationale, dont la Cour de cassation est l ’arbitre souverain, et la détermination du contenu du droit écrit étranger dont le sens et la portée lui sont dictés par la jurisprudence étrangère, il importe de maintenir une distinction que nous jugeons essentielle. Le second avantage de la cassation fondée sur la violation de la règle de conflit de lois du for est beaucoup plus solide : ce motif permet de ne pas dissocier, dans le droit étranger, la loi écrite des autres sources formelles de droit, l’atteinte portée à notre règle de rattachement pouvant résulter de la violation flagrante d’une coutume étrangère.

44 Voy. W.J. G a n s h o f v a n d e r M e e r s c h , « Le droit de la défense, principe général de droit. Réflexions sur des arrêts récents », Mélanges en l'honneur de Jean Dabin, 1963,II, pp. 569 et ss.