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Le debat entre Meng-tseu et Siun-tseu sur «Ia nature humaine» Par Galen Eugime Sargent (Kyöto) Nous constatons que le caractere sing 1 1 1 ne parait ni sur les ecailles de tortue ni sur les bronzes, il n'apparait guere en outre dans les textes ante- rieurs au livre de Mencius (371-289 a. C). Voyons un peu les elements dont se compose le caractere moderne: nous releverons d' abord l' element sin l 2 l qui signifie esprit ou coeur, puis le deuxieme element eh eng [ 3 1, celui precisement qui nous interesse le plus car il existe en diverses formes sur les os et inscriptions 1 L'usage qui est fait, dans le Che king, du caractere cheng lui attribue nettement la signification de «vivre», «naitre» ou «frais» (comme de jeunes pousses). Telle est la nuance qui semble toujours se confondre, dans l'antiquite, avec le caractere sing 2 . 1 Cf. Kar 1 g r e n , Grammata Serica, p. 338, qui ajoute que 1' explication du terme reste douteuse. 2 Il se trouve au Che-king (Legge, III 2, VIII 2, 3} une heureuse lec;on a ce sujet; l'expression [ 4 ) ecrite a present dans toutes llOS Versions du texte , reflete l'expres- sion 1 5 1 qui se retrouvera sur les bronzes . Cf. F o u Sseu-nien ! 6 1, Sing-ming kou-siun pien-tcheng 1 7 1, Commercial Press, 2eme edition, 1947, k. 1, p . 23. Une autre caracte- ristique nous conduit a etablir une analogie entre ces deux caracteres, celle des prononciations telles que les reconstruisit !'eminent sinologue B. Karlgren, qui nous propose les prononciations archa'iques suivantes: [ 8 ) seng, [ 9 ) sieng, ainsi que les prononciations anciennes: 1 10 1 1 11 1 siäng. La caractere sing [ 12 1 (embleme du clan}, sur lequel nous reviendrons plus loin, est prononce comme 1 13 1 sing. Comme nous le savons, les caracteres chino is sont repartis en deux grandes classes, a savoir, d' une part, les caracteres qui s' expliquent par leur dessin, ceux qu 'il est admis d'appeler les «i deogrammes », et, d' autre part , les caracter es groupes autour d'une phonetique a laquelle est adjointe une cle ; le caractere sing 1 14 1 comprend par exemple la phonetique cheng [ 15 1 et la cle sin 1 16 1. Toute these pro- posee en vue d'eclaircir les etymologies des caracteres les plus anciens reste , au stade actuel de notre connaissance, hasardeuse et fort tenue en raison des enormes difficultes auxquelles se heurte la reconstruction de leurs formes et de l P. urs s ignifications. Que nous nous permettions toutefois d'avancer une these, toute alter- native ayant, d'apres nous, sa valeur. Ce qui nous semble conforme aux donnees ci-dessus est que quand bien meme dans la plus haute antiquite, seul le caractere cheng ! 17 1 existat, a une epoque tres reculee, eile aussi , le caractere sing 1 18 1 lui Oriens Extremus [ 71 mm [8] [10] [15] [17] 1: [9] [11] [13] [14) [18],jt! [12] j(':E [16)

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Le debat entre Meng-tseu et Siun-tseu sur «Ia nature humaine»

Par Galen Eugime Sargent

(Kyöto)

Nous constatons que le caractere sing 111 ne parait ni sur les ecailles de tortue ni sur les bronzes, il n'apparait guere en outre dans les textes ante­rieurs au livre de Mencius (371-289 a. C). Voyons un peu les elements dont se compose le caractere moderne: nous releverons d' abord l' element sin l2l qui signifie esprit ou coeur, puis le deuxieme element eh eng [31, celui precisement qui nous interesse le plus car il existe en diverses formes sur les os et inscriptions 1• L'usage qui est fait, dans le Che king, du caractere cheng lui attribue nettement la signification de «vivre», «naitre» ou «frais » (comme de jeunes pousses). Telle est la nuance qui semble toujours se confondre, dans l'antiquite, avec le caractere sing 2 .

1 Cf. Kar 1 g r e n , Grammata Serica, p. 338, qui ajoute que 1' explication du terme reste douteuse.

2 Il se trouve au Che-king (Legge, III 2, VIII 2, 3} une heureuse lec;on a ce sujet; l'expression [4) ecrite a present dans toutes llOS Versions du texte, reflete l'expres­sion 151 qui se retrouvera sur les bronzes. Cf. F o u Sseu-nien !61, Sing-ming kou-siun pien-tcheng 171, Commercial Press, 2eme edition, 1947, k. 1, p . 23. Une autre caracte­ristique nous conduit a etablir une analogie entre ces deux caracteres, celle des prononciations telles que les reconstruisit !'eminent sinologue B. Karlgren, qui nous propose les prononciations archa'iques suivantes:

[8) • seng, [9) • sieng, ainsi que les prononciations anciennes:

1101 ~png, 1111 siäng. La caractere sing [121 (embleme du clan}, sur lequel nous reviendrons plus loin, est prononce comme 1131 sing.

Comme nous le savons, les caracteres chinois sont repartis en deux grandes classes, a savoir, d 'une part, les caracteres qui s 'expliquent par leur dessin, ceux qu'il est admis d'appeler les «ideogrammes », et, d 'autre part, les caracteres groupes autour d'une phonetique a laquelle est adjointe une cle ; le caractere sing 1141 comprend par exemple la phonetique cheng [151 et la cle sin 1161. Toute these pro­posee en vue d'eclaircir les etymologies des caracteres les plus anciens reste , au stade actuel de notre connaissance, hasardeuse et fort tenue en raison des enormes difficultes auxquelles se heurte la reconstruction de leurs formes et de lP.urs s ignifications. Que nous nous permettions toutefois d'avancer une these, toute alter­native ayant, d'apres nous, sa valeur. Ce qui nous semble conforme aux donnees ci-dessus est que quand bien meme dans la plus haute antiquite, seul le caractere cheng !171 existat, a une epoque tres reculee, eile aussi, le caractere sing 1181 lui

Oriens Extremus

[71 ~1ftrt;Wll mm [8] [10] [15] [17] 1: [9] [11] [13] [14) [18],jt!

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(M · ) est le premier des philosophes d'antan qui donna Meng-tseu enc1us , . . . de P

oids a ce caractere pour nous permettre de determ1ner 1es s1gn1-assez . , 1· b d 1· fications qui lui furent alors attribuees. Dans une ' se~t~on ce e re u I~re dit Mencius, il est question d'une divergence d op1n10ns entre Men~1us et Kao Pou-hai (19), un contemporain du grand philosophe. Le prob1Aeme y est d'autant mieux pose que Kao-tseu definit «la nature (de tout etre) comme cheng (20J» (Mencius VIa, 3); comment entendre ici 1e cheng? Question de Mencius: «Est-ce equivalent (a ce qui est dit de) la blancheur que nous appelons le blanc?» ce a quoi Kao-tseu acqu~esce;. nous c_ompren.­drons donc ici le cheng comme «inneite vitale», la v1e qu1 est devolue a tout etre de par sa naissance. Mencius poursuit: «Est-ce la blancheur d'une plume blanche, semblable a la blancheur de la neige blanche?» a quoi acquiesce a nouveau Kao-tseu. «Eh bien, continue Mencius, (il en resulterait) que la nature [21] d'un chien serait semblable a la nature d'un boeuf, et celle d'un boeuf semblable a celle d'un homme, n'est-il pas vrai?» Que pouvons­nous deduire de cette petite tirade? Pour peu que ce passage ait ete bien interprete, Ia chose la plus frappante est que le terme sing ne s'appliqerait pas exclusivement aux hommes. Kao-tseu aurait accentue la relation des caracteres cheng et sing et, ce faisant, neglige la nuance ideographique contenue par l'element sin, il serait par consequent tornbe dans un piege ,

etait permutable au niveau des profanes, ce qui est atteste par le Che-king. Mais pourquoi donc alors fabriquer deux caracteres s'ils sont entierement interchange­ables? A cet egard, deux points meritent consideration: 1) la construction meme du caractere sing, 2) la classe litteraire dans laquelle peut etre range le Che-king. La cle sin qui sert a distinguer le sing du cheng signifia le «Coeur», et, plus tard, l'esprit, ce qui ne nous offusque guere quand nous songeons aux sens atribues au caractere sing dans le Louen-yu viz., «disposition», «caractere» ou encore «nature» de l'homme. Nous pouvons ainsi constater que ce chinois servit a colorer le sens original du caractere cheng: <<naitre», «vie», demeurant toujours une notion concrete et non abstraite. L'utilisation du caractere sing dans le Che-king ne laisse cependant subsister aucun doute quant a sa relation avec la signification du mot cheng «vie», ce qui revient a dire que le terme est dans ce contexte absolument synonyme du caractere cheng. Pour peu que nos recensions actuelles reproduisent fidelement le texte ancien authentique, nous y constaterons tout bonnement la presence du terme sing mais non son sens le plus primitif. Il nous parait difficile d'admettre que les Chinois aient pu construire des caracteres synomymes sans autre motif que d'enrichir leur langue; la these, selon laquelle les poemes peut­etre gnomiques, mais non philosophiques, inseres dans le Che-king et faisant usage du caractere sing auraient ete ecrits dans une langue assez courante, insouciante des nuances employees, nous semble plus plausible. Au demeurant, le sens precise par le mot sing, dans sa definition «disposition» ou «nature», bien qu'il existasse a l'epoque ou fut ecrit le Che-king ne pouvait encore etre compris des lai:cs, nous ne le remarquons du reste qu'une seule fois dans ce recueil d' odes. Il nous faudra attendre le crepuscule des Tcheou pour relever dans un texte ecrit le terme sing pris dans sa veritable acception, ainsi que les Entreliens de Confucius ou il se trouv~ insere ~eux ~ois sa~s aucune pnkision. Il est toutefois a remarquer que, ~algre leurs d1scuss1ons tres breves, les commentaires taillerent un grand succes a c~s deux passages (Louen-yu V, 13 ; XVII, 2), particulierement ceux des freres Tch eng et de Tchou Hi, neo-confucianistes des Song.

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comme l'indiqua plus tard Mencius. Denue de cette nuance, le caractere sing serait un attribut d'application universelle: un chien aurait le meme sing qu'un homme puisque tous deux participent a la «Vie» 1221. Ce ne fut passans raison que Mencius conclut en question cet entretien; sous-entend­ant ainsi une contradiction, Mencius semble dementir une premisse qui aurait du etre admise a l'origine par Kao-tseu, a savoir que le mot sing renferme une nuance qui le differencie du mot cheng, en tant que ce qui est particulier a l'espece. Si la vie peut caracteriser tous les etres, chiens, boeufs, humains, le sing (la nature) etablit une difference entre les especes, d'ou la conclusion implicite: le sing «nature » ne saurait etre l'equivalent du eh eng «vie», ce qui explique la trappe dans laquelle se precipita Kao-tseu. Or siKao-tseu etMencius etaient tous deux d 'accord sur le fait quel'objet du mot sing comprend la separationdes especes, il y a encore la matiere a con­fusion: tendance a considerer le sing comme universei a tout etre et tendance a preciser le sing comme la nature humaine 1231. Ce passage temoigne de l'ambi­guite du caractere sing, ambiguite qui subsiste en bien des ouvrages dlinois ulterieurs au Mencius. En effet, le caractere sing s'y trouve defini soit comme un embleme concret, produit du Ciel, soit comme une notion abstraite affe­rente a l'impartissement originel et nature! , ce a quoi viennent s ' adjoindre les qualites accidentelles ou individuelles. 11 est toutefois utile de remarquer que, malgre cette ambiguite, une meme notion subsiste toujours, le noyau, l'idee centrale de ce qui est imparti a l'etre des sa naissance 3 •

Mencius n'etablit-il aucune distinction au sujet du sing? Etudions de plus pres, voulez-vous, quelques autres passages du Mencius. D'apres Kao-tseu, le sens du devoir, respect et honneur, ne se trouve pas a l'interieur de l'homme mais se dresse a l'exterieur et provoque ensuite les devoirs de l'homme (Mencius VI A, 4, 5); les vertus, honte et sens du devoir, resultent de la culture de la nature humaine, comme, pour utiliser une metaphore,

3 La distinction entre les significations des deux termes, objet de la presente etude, demeura fort longtemps floue en Chine. La definition precitee du caractere sing, «embleme» alloue par le Ciel a l'homme, se rapporterait plutöt, selon nous, a un caractere homonyme du sing 1241, le sing 1251 (Karlgren, op. eil., p. 338; • sieng/ siäng), deja releve sur les inscriptions des Tcheou. D'autre part dans le Che-king, le sing s'entend comme le signe distinctif du clan, de la famille, soit l'embleme, le sceau impose a l'individu de par sa naissance, et en sus de par sa mere! A une epoque qui n 'a jamais ete precisee, a notre connaissance, un matriarcat aurait regne sur la Chine. Ce regime, des l'epoque des Tcheou, etait cependant perime. Les textes d 'alors reviennent sans reläche sur l'assujetissement de la femme a son mari, dans le cadre des moeurs et de la morale contemporaines.

On constate encore, a l'epoque ou furent traduits les sutra bouddhiques, une liberte d'emploi concernant sing 1261 et sing 1271. Au debut du VII e siecle, le moine indien Prabhäkaramitra traduisit en chinois le Mahdydnasutralarhkdra (Taishö Issaikyö 1604) d'Asanga ou se trouve le terme sanscrit gotra qui signifie clan, lignee, nom patronymique. Or, i1 parut bon a Prabhäkaramitra de le traduire par l'expression chinoise tchong-sing 1281 (p. ex. T. 1604, p. 574 a), ce qui temoigne encore d 'un double emploi du mot sing [291, a une epoque assez tardive.

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[23] Az·~ [24] [26] ·~

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des bolsoudes tasses proviendraient de la taille du bois de saule (loc. cit., 1).

L'argument se base sur le fait que l'obJe: est cause ~e notre respect. Prenons un exemple: considerons un homme age envers qu1 nous devons nous con­duire respectueusement, sommes-nous respectueux a son egard parce que c'est a lui particuliE~rement que s'adresse notre respect, ou sommes-nous guides par un sentiment emanant de notre for interieur? A plus forte raison, la vertu de respect est-elle determinee par une donnee de superiorite d' äge, ou par le fait que nous sommes respectueux envers I' äge? Kao-tseu defend la premiere idee: Ie respect envers l'äge a sa source en un objet qui est hors du moi, il n'y a respect que du moment ou l'objet a qui il doit etre adresse se presente determinant ainsi le moi a agir. Mencius soutient tout au contraire que le respect a sa source au fond de l'individu; lorsque «nous» nous trouvons en presence d 'un a!eul ou d'un homme plus äge, le sentiment de respect que nous ressentons emane de notre for interieur, il est nature} comme l'eau qui tend a s'ecouler vers le bas (Mencius VIA, 2). Le sentiment de respect n'est en aucune maniere reflechi, provoque de l'exterieur comme le pretend Kao-tseu; il decoule de quelque chose d'autochtone, d'indigene, d'inherent a tous les hommes et qui, de plus, n'y adhere ni comrne acquis , ni comme refledli, mais y inhere naturellement, il fait partie de ce que nous apportans en naissant. Telle est la divergence de vues des deux theoriciens. D' apres l' analyse de Mencius, nous avons affaire a des instincts, le respect est une manifestation spontanee, originellerneut innee a notre espece a l'humanite. Des Sentiments appartiennent chez l'hornme a ce quelque chose d'autochtone, cette chose n'etant autre que le sing, autrement dit, pour Mencius, le sing est la nature ou l'etat dans lequel naissent les hommes. Mencius, comme Kao-tseu, considere que cet etat de nature s'applique a tout etre, mais, lorsque Kao-tseu affirme que le sing equivaut au cheng, la «Vie», que chaque etre possede au meme degre, Mencius riposte que le sing est different selon les etres, celui d'un chien n'equipolle guere celui d'un homme. Mencius donc postule l'unicite du sing, et fait par Ja assavoir que le sing represente l'essence d'un genre, qu'il est l'ensernble des princi­pales qualites appartenant a l'homme et le distingue de tout autre etre. La question qui, maintenant, se pose est de savoir de quoi se compose cette esse~ce 4, et par quel moyen nous pourrons en prendre connaissance. A cet egard, selon Mencius, une seule methode existe: si l'on veut connaitre le sing, u:ilisons les sentiments, c'est-a-dire que par l'examen des sentiments nous obtlendrons la revelation de ce qu'est la nature humaine sing 5 • C'est

4 Nous nous servirons ici du t . , . . . ficat · . . . erme essence en cons1derant smg dans sa sigm-Ion. essence ongmelle de l'homm . 1 d' . . Faudrait-il a · 0

t . , , e_ qUI e Istmgue en tant que genre ou espece. occidentaux ~a~ i~r .qute ~e .smg n eqmvaut yoint ici a l'essence des scolastiques

5 Le mot chinoi; t~' .ra113~ ~ucun~ conceptwn philosophique d'existence ou d'etre. lacune deplorable da~ng ut tres peu. commente par Mencius, ce qui laisse une Mencius parle sans cos tun~ r~constru.ctwn quell~ qu'elle soit de sa philosophie: maintes reprises de den es e t es s_ent.Ime~ts, ma1s pour les designer il se sert a sentiments et ts'ing f31J ux ~0 s dunOis, sm «coeur», siege des affections et des ____ ·_ «sen Iment», qualite ou propriete naturelle. D'apres les com-

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pnkisement par l'observation des Sentiments que l'on parvient a cette nature, et, que l'on peut la determiner. Les sentiments proprement issus de la nature originelle visent toujours le bien [341 chan, ce sont les senti­ments naturels, viz., ceux qui agissent en suivant le cours des facultes naturelles [351 ts'ai 5a. Mencius dit meme: «Si l'homme fait ce qui n'est pas bon, il est injuste d'en rejeter le bläme sur les facultes naturelles». (Mencius VI A, 6). Mencius precise ce qu'il entend par ces sentiments naturels, en­semble d'emotions et d'inclinations plus ou moins altruistes, qui sont incor­pores a notre etre foncier, en nos coeurs. Il nous parle des coeurs sin que possedent, sans exception, tous les hommes, sous-entendant le «Coeur» comme Siege des affections, des emotions et des tendances a faire teile Oll

teile chose. Ainsi les hommes sont les egaux les uns des autres, en outre gräce a leurs facultes naturelles ils peuvent tous devenir des sages; lisons ce que Mencius declare a cet egard (IIA, 6) 6 :

mentateurs du Mencius, le ts'ing s'expliquerait comme <des mouvements de la na­ture » sing tche tong [321 (cf. Meng-tseu tcheng yi in Tchou tseu tsi tch'en g, Changhai, 1954, p. 443- 446), une teile relation entre la nature sing et les sentiments n 'est cependant pas explicite chez Mencius. Nous preferons ne pas porter de jugement quant a Mencius. Ce qui nous semble une bonne interpretation de ce terme, en accord avec les opinions de Mencius, est de considerer le ts'ing comme les Sentiments phenomenaux, les phenomenes emotifs de l'individu qui permettent un examen du for interieur. Le ts'ing est donc fait des phenomenes qui se presen­tent a nous et font partie de notre experience empirique. Dans un passage parti­culier, Mencius declare: «L'inegalite des choses resulte de la propriete elle-meme (ts'ing) des choses », «propriete » que je comprends comme phenomenale , la qualite empirique. (Mencius III A, 4). Et, dans un autre passage, a savoir le Mencius VI A, 6, V, qui laisse beaucoup de champ a l'interpretation, le Maitre dit: «Si (l'on observe) Ies sentiments (qui emanent de la nature), (on constatera que) ceux-ci peuvent tous engendrer Ie bien, ce pourquoi j'affirme que (la nature est) bonne ». Ce passage fut trouve egalerneut ernbarrassaut par deux grands et regrettees traducteurs des classiques chinois, Legge et Couvreur qui finirent tous deux par adopter le commen­taire de Tchou Hi, le grand neo-confucianiste du XIIe siede. 11 est vraisemblable que la particule possessive k'i [331 indique «la nature», viz., les sentiments propres, ou appartenant a la nature; comme les commentaires l'expliquent ci-dessus, c'est-a-dire, «les mouvements de la nature ». Le terme ts'ing n'est toutefois guere un terme technique apportant un sens philosophique defini; son emploi dans le Mencius reste toujours assez vague, quoique limite, comme j'ai tente de le de­montrer en citant les paroles du Maitre sur l'inegalite des choses due a la nuance variable d'une qualite externe et phenomenale.

Quand Mencius utilise le mot sin «Coeur» pour parler d'un Sentiment, il etablit un rapprocherneut tres intime avec la nature sing, consideree d'emblee du point de vue ideographique, puisque le sin est la cle chinoise qui (comme nous en avons discute plus haut) est adjointe au cheng pour former le caractere sing «nature humaine». Ces sentiments, ou plutöt leurs germes, leurs semences, sont incorpores a la nature sing, ainsi que nous le constaterons ci-apres .

sa Au sujet des facultes, ts'ai, et du developpement u1terieur du terme dans le neo-confucianisme, voir notre Tchou Hi contre Je bouddhisme, Paris, 1955, p . 132-133.

11 Couvreur, pp. 347-376. Je m'excuse d 'avoir pris quelques libertes envers cette traduction, et d'en avoir legererneut modifie le texte pour le faire cadrer avec notre esquisse de termes techniques. Ce passage est reproduit en partie au Mencius VI A, ou Couvreur traduit le sin «Coeur» par «Sentiment».

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[34) ff. [35] .::t

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«Meng-tseu dit: Tous les hommes ont un coeur compatissant. Les anciens empereurs avaient un coeur compatissant, et par suite leur gouvernement etait plein de commiseration. Parce qu'ils suivaient l'impulsion d 'un coeur compatissant, et que leur administration etait tres compatissante, ils auraient pu faire tourner l'empire sur la main.

«Voici un exemple qui prouve ce que j'avance, a savoir, que tous les hommes ont un coeur compatissant. Supposons qu'un groupe d 'hommes apen;:oive soudain un enfant qui va tomher dans un puits . Ils eprouveront tous un sentiment de crainte et de compassion. S'ils manifestent cette crainte et cette compassion, ce n'est pas pour se concilier l'amitie des parents de l'enfant, ni pour s'attirer des eloges de la part de leurs com­patriotes et de leurs amis, ni pour ne pas se faire une reputation d'hommes sans coeur. «Cet exemple nous montre que celui-la ne serait pas homme dont le coeur ne connaitrait pas la compassion, ou n'aurait pas honte de ses fautes et horreur des fautes d'autrui, ou ne saurait rien refuser pour soi et rien ceder a autrui, ou ne mettrait aucune difference entre le bien et le mal.

«Le coeur de la compassion est l'aurore de la bonte; la honte et l'horreur du mal sont l'aurore du sens du devoir; le coeur de l'abstentionpersonnelle pour ceder a autrui est l'aurore de la pratique des rites; l'inclination a approuver le bien et a reprouver le mal est l'aurore de l'intelligence. Touthomme a naturellerneut ces quatre aurores,comme il a quatre membres. Celui qui, doue de ces quatre aurores, pretend ne pouvoir les developper pleinement, se nuit gravement a lui-meme (parce qu'il renonce a se per­fectionner lui-meme). Celui qui dit que son prince ne peut I es developper en SOi, nuit gravement a SOll prince (parce qu'ille porte a negliger la pra­tique de la vertu).

«Si nous savions developper pleinement ces quatre aurores qui se trou­vent en chacun de nous, ils seraient comme un feu qui commence a bruler, comme une source qui commence a jaillir (et continue toujours). Celui qui saurait les developper pleinement, pourrait gouverner l'empire. Celui qui ne les developpe pas, n ' est pas meme capable de remplir ses devoirs envers ses parents».

Deux points attirent particulierement notre attention, le premier, laposses­sion d'un coeur detenant les quatre «aurores» est le bien de tout homme, lui donnant de ce fait le pouvoir nature! ou la potentialite de devenir vertueux, I es vertueux n'etant autres que les rois-sages, ou les sages; le second, le critere fait par Mencius de ces quatre «aurores», critere qui le meta meme de deli­miter l'humain du non-humain.Ces«aurores» forment labasedes quatre vertus confuceennes, a savoir la bonte, le sens du devoir, le sensdes rites et l'intelli­gence. C'est ici precisement que Mencius explique ce qu'il entend par sing: ces inclinations qui prennent naissance avec l'homme et tendent spontanerneut au bien;ce pourquoi, le Maitre se range du cöte de la croyance en Ia bonte de la nature humaine. Cependant les hommes sont differents, il y en a qui «sont deux fois, cinq fois, un nombre indefini de fois, meilleurs ou pires que les autres» . Pourquoi? parce que «la plupart n'arrivent pas a user

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pleinement de leurs facultes naturelles (ts'ai) pour faire le bien». (Mencius VI A, 6).Pourquoi encore, les hommes en arrivent-ils la? «Ce n'est pas que le Ciel ne leur donne a tous les memes facultes naturelles (ts'ai), mais beaucoup etouffent les bons sentiments dans leurs coeurs en raison des drconstances dans lesquelles ils se trouvent places». (Mencius VIA, 7). Pour combattre l'etouffement ambiant, l'homme doit poursuivre ses pouvoirs naturels et les cultiver sans relclche suivant ainsi l'exemple des rois-sages, Yao et Chouen 7 • «Les vertus, honte, sens du devoir, sens des rites et intelli­gence, ne nous viennent pas du dehors, comme un metal fondu verse dans un moule (ainsi que l'affirme Kao-tseu). Nous les avons obligatoirement (en germes). Mais la plupart des hommes n'y pretent pas attention. Aussi est-il dit: Si vous les cherchez, vous les trouverez; si vous les negligez, vous les perdrez.» (Mencius VI A, 6). Mencius nous pressa d'y porter attention. Toutefois, afin de n~aliser les vertus, il est necessaire d'epanouir, par l'effort, les quatre «aurores». Tout homme qui abandonne les bons sentiments fon­ciers ne peut arriver qu'a obscurcir et a amoindrir ses facultes naturelles. «Son abandon du coeur veritable agit comme la hache et la cognee a l' egard des arbres». (Mencius VI A, 8).

Quant a l' evocation des sag es, nous remarquons en Chine une tendance analogue a celle des penseurs grecs et chretiens qui, tous, preconisent un type d'homme, presente comme un ideal imperatif, vers lequel il faut tendre quand bien meme on pense qu'il est impossible a n~aliser. Mencius engage a maintes reprises la discussion sur I es vieux rois des temps legendaires 8 ,

l'age d'or ou, sur la Chine, regna la vertu car ces rois savaient mener leurs aurores jusqu'au but et gouverner ainsi facilement et efficacement l'empire. De par leurs facultes originelles, tous les hommes sont semblables, ils possedent a titre egalla possibilite de devenir non seulement des sages, mais encore des rois-sages. Le sage est un homme equilibre , retenu qui a su faire pleinement epanouir ses vertus; en sus de cet effort, l'homme use de cette liberte, il decide ou non de devenir un sage; un choix, un engage­ment est pris. L'homme adeplus le devoir de s'engager et de demeurer dans Ia voie de la vertu car, gräce aux sages d'antan, ceux qui lui montrerent le chemin, il connait les propres limites de son but puisque ce but meme, librement choisi, est entierement delimite par la morale . Ce moule repre­sente un objet d'action; son choix fait, l'homme doit a jamais en porter le fardeau , sans plus jamais retourner a une attitude neutre. Mencius dit en outre: «Le meilleur moyen de developper les vertus naturelles du coeur, c'est de diminuer les desirs [361. Celui qui diminue ses desirs, pourra s 'ecarter de la voie de Ia vertu, mais ce sera rarement. Celui qui a beaucoup de desirs pourra faire acte de vertu, mais ce sera rarement». (Mencius VII B, 35; Couvreur pp. 647- 648).

7 Les sages de la haute antiquite chinoise, tels que Yao et Chouen, ne sont que des modeles mais ils «eveillent» en nous le pouvoir de nos facultes et nous decouv­rent les principes de la vie morale. Cf. D. C. Lau, BSOAS, 1953, xv I 3, pp. 562-563.

8 Par exemple, Mencius IV B, 32; VI A, 7; VI B, 2.

[36] ~x

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En derniE~re analyse, nous pouvons donc dire que le sing, ou nature humaine, tel qu'il est expose par Mencius est plutöt une designation qu'un terme independant qui jouerait un röle preponderant, et, a qui viendraient s'adjoindre toutes les autres idees secondaires et completives. A notre avis, la proposition est inverse. On commenca par exposer ce que les vertus et la notion du Bien comportent, retracant ainsi leurs origines au for interieur de l'homme, ou se trouvent les quatre bonnes «aurores», afin d'instaurer vertus et notions du Bien sur un terrain sur et accessible. Les quatre aurores n'equivalant donc plus qu'a la designation sing, ou nature humaine, et Mencius affirme irrevocablement que «la nature humaine est bonne». Nous ajouterons que Mencius aspire bien moins a connaitre les hommes qu'a organiser la societe humaine et a aider l'homme, en l'eveillant, a realiser sa fin, viz., etre vertueux en cette societe. Le jour ou tous les hommes seront vertueux, il s'ensuit que la societe sera organisee. Quand un homme se comporte a l'image d'un Yao ou d'un Chouen, il a non seulement atteint le rang des sages, mais il a aussi mis en pratique l'essence du Bien. Mencius se pose lui-meme comme celui qui nous demontre, sans contradiction possible, les facultes de plenitude et d'epanouissement de l'etre humain. La morale se fonde en meme temps que les normes du bien, determinees par les vertus confucianistes; celles-ci sont percues par les sentiments spon­tanes conferes a tous les hommes des leur naissance. «Celui qui connait a fond (ce qui se trouve dans) son coeur, connaitra ce qu'est sa nature humaine; il connaitra ainsi (ce qui lui fut imparti par) le Ciel». (Mencius VII A, 1).

Neanmoins la philosophie de Mencius ne se preoccupe en rien de la distinction entre essence (essentia) et etre (esse), c'est au philosophe lui­meme que nous devons nous rapporter pour savoir ce qu'est la nature humaine. Le comportement de l'homme, ce qu'il doit etre, fut determine des avant l'epoque de Mencius. Les vertus discutees ne se rapportent qu'a l'homme lui-meme, comme son impartissement nature! du Ciel; Ie devoir de l'homme est de prendre une decision et de transformer celle-ci en action, par un effort constant. Le Bien peut par consequent se definir comme Ja plenitude de Ja nature humaine, le dlemin est indique, il est accessible, a nous de l'accepter et de le faire nötre.

Dans notre duonologie plus ou moins philosophique nous devons menti­onner, quant au terme sing, le Tchong-yong (!'Invariable Milieu) qui passe pour avoir ete ecrit par le petit-fils de Confucius, Tseu-sseu. Ce livre date, sans aucun doute, d'une epoque qui preceda de peu celle de Mencius car ce dernier en emprunta, a 1' occasion, quelques passages. La premiere phrase de !'Invariable Milieu concerne la notion unanime acceptee au IIIe et IVe siede avant notre ere, celle du sing, bien commun a tous les hommes im­parti par le Ciel. Puis vient la phrase: «Suivre la nature humaine s'appelle le Tao » (ou dlemin qu'il faut suivre pour devenir un etre moral), qui souleva beaucoup de dissidences, notamment celle du Siun K'ouang (37) plus connu

[37} :iij iR.

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sous le nom de Siun-tseu, 305-235 a. C.9 que nous nous proposans d'etudier ci-apres. Siun-tseu se fit l'apötre de la these selon laquelle l'homme est lui-meme l'artisan de sa vertu et que, par voie de consequence, l'esprit de l'homme est le maitre-createur du Tao, principe fondamental du gouver­nement 10 .

Il nous faut constater d'avance la difference de methode employee par Siun-tseu, avant de pouvoir aborder son etude du sing. Siun-tseu elE'~ve au­dessus de toute autre consideration la rectification des noms tcheng-ming, seul moyen efficace pour preciser le langage et pouvoir s ' entendre au sujet des donnees ou realites 1381. «Quand une donnee n'est pas claire, elle est designee (par un nom); quand la designation n' est pas claire, elle est definie; quand la definition n'est pas claire, eile est expliquee; quand l'ex­plication n'est pas claire, elle est discutee (par un argument) ». (cf. Duy­vendak, p. 241; Mei, p. 59). Donnee, designation, definition, explication, toutes quatre s'introduisent d'apres Siun-tseu en toute coutume, et mar­quent le premier pas des actes royaux; ce point de vue nous place des l'abord sur un autre plan; nous voyons entrer en scene le röle de la raison; par ce raisonnement, l'esprit logique prend racine. Commencons par definir nos termes et nous pourrons ensuite en discuter, ecrit ce philosophe tout au debut du chapitre 22 du Siun-tseu, chapitre intitule «Sur la rectification des Noms». L'auteur opte dans ce dlapitre pour la notion usuelle du sing: ce qui vient a l'homme des sa naissance. Toutefois Siun-tseu poursuit en qualifiant le · sing une fois qu'il est entre en mouvement comme suit: «les reponses spontanees et aphories qui representent l'engrenage du principe vital (de l'homme, evegywx), et de ce qui est impartissement nature! (confere par le Ciel a la naissance,) lorsque celui-ci est en etat d'harmonie, s'appellent la nature humaine 11». Siun-tseu continue sa discussion en definissant les sentiments comme le produit de cet impartissement nature!. Ces sentiments sont: amour, haine, joie, colere, chagrin, plaisir (cf. Tchong-yong I). «Quand les sentiments se meuvent, l'esprit choisit parmi eux, la est la reflexion 1391; quand cette reflexion de 1' esprit aboutit a 1' exercice, c' est le reflechi, wei (4o) i

11 Cf. M a s p er o, La Chine Antique, Paris, 1927, p. 564, n. 2, quant a une bibli­ographie au sujet des dates de naissance et de mort de Siun-tseu.

10 Duyvendak, T P, 1924, p. 242; Mei, Philosophy Bast and West, vol. I, no. 2 (1951), p. 60. Trois etudes recentes japonaises sont a citer: Tomoeda Ryötarö, Tohogaku, No. 4, July, 1952, p. 21- 27; Take ok a Yatsuo, Toyo no bunka to shakai, No. 3,1953, p . 93-117; Miyazaki Makoto, Shinagaku kenkyii, No. 11, Sept. 1954, p. 144-150.

11 Siun-tseu precise, en faisant cette qualification, une methode analogue a celle de Mencius, ce qu'est le sing, mais il definit les reponses spontanees comme ce qui vient de l'homme une fois son impartissement mis en contact avec l'ambiance environnante, a condition toutefois que cet impartissement ne soit ni perturbe, ni detorme. C'est ainsi que nous camprenans «en etat d'harmonie». Neanmoins le sens ici donne est que le sing est fondamentalement un mobile.

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[39] 11' [40) ~

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quand les reflexions s'accumulent 1411 (mnemotechnie) pour que l'habitude 12

se contracte a l'egard de l'exercice, c'est l'acquis, wei [421». Voici deux notions opposees au sing, reponses spontanees, toutes deux rendues en chinois par le mot wei !451 qui signifie fondamentalement «faux», «postiche», «artificiel», «factice », viz., du a l'oeuvre de l'homme. L'homme lui-meme est responsable de ses actes reflechis, et de ses habitudes acquises. Siun-tseu exclut ainsi formellement le reflechi et l'acquis du domaine nature!, sing, nature humaine. Pour peu que les reponses spontanees representent la nature humaine (sing), il apparait en sus que les sentiments appartiennent etroitement a cette nature, voire ils sont un criterium, ce qui permet de classer, par noms, phenomenes et etres. (Duyvendak, p. 230; Mei , p. 56). Aussi Siun-tseu en revient-il a dire que les organes des sens et les percepti­ons abstraites demeurent au fond la seule base süre par laquelle nous pouvons distinguer nos sentiments; en outre l'esprit est ce qui discerne la joie de la colere, le chagrin du plaisir, l'amour de la haine, et les desirs 1461 yu. Les trois notions qui nous eclairent sur ce qu'est la notion du sing chez Siun-tseu sont: nature humaine, sentiments et desirs. «La nature humaine est ce que l'homme re<;oit du Ciel; les sentirnents sont le substratum de la nature humaine; les desirs sont les reponses des sentiments (quand ils sont en contact avec les choses exterieures) ». (Duyvendak, p. 248; Mei, p. 63). Teile est la cle: entre les reponses spontanees caracteristiques de la nature humaine, ce qui correspond en somme a ce qu'est la nature humaine dans un etre vivant, et les desirs il n'y a que le contact physique ambiant. Les desirs prennent leur essor lors de ce contact et, pour Siun-tseu, constituent reellement la «nature humaine». En grandes lignes, l'homme nait donc avec ses desirs et quand bien meme il decide de s'en debarrasser, il en est in­capable. Si nous observons que les desirs ne dependent guere des pos­sibilites de realiser leur but, nous aurons la preuve qu'ils naissent avec l'homme, donc sont alloues par le Ciel a l'homme 13 .

12 Siun-tseu definit le mot neng, 1431 de deux manieres differentes, a savoir: «Ce par quoi l'homme peut faire (toutes choses) est neng (les facultes innees ou les qualites physiologiques); ce qui y correspond (au moment ou les sens fonctionnent) s'appelle aussi neng l44l (c'est-a-dire la capacite de contracter une habitude) ». A la lumiere de cette derniere proposition, nous sommes prets a affirmer que le deuxieme sens du wei est analogue a celui du E~L~ (habitus) d'Aristote (Eth. Nie., ll, i, 7, Loeb Classical Lib. , p. 75), qualite permanente opposee a ce qui est passager. L'analogie de l'idee qui est exprimee ci-dessus par Siun-tseu avec les vertus ethiques et dianoetiques d'Aristote n'est pas inutile a souligner. Comme on le sait, les vertus ethiques s 'acquierent d'apres Aristote par l'exercice.

u La section 2~ .du Siun_-tseu n.ous pre~ente un~ autre preuve: l'homme nait ega­l~m,e~t a_vec le des1r. de faire le b1en! or Ion ne desire guere ce qu'on possede deja, d ou 11 resulte que I homme ne possede pas le bien des sa naissance et que le bien et les vertus sont exterieures a l'homme, se trouvent la ou il a besoin de toute sa force pour I es J?Osseder. (Leg g e, Chinese Classics, vol. II, p. 85). Cet argument ne d~t:mt toutef?Is pas 1~ syst.~I?e ?e ~e~cius si l'on admet qu'il est possible de des1rer ce qu on possede deJa, c est-a-due de devenir en acte ce qu'on est en puissance.

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«Tous les hommes ont quelque chose en quoi ils sont semblables; quand ils ont faim, ils desirent manger; quand ils ont froid, ils desirent se re­chauffer; quand ils sont fatigues, ils desirent se reposer; ils aiment ce qui leur est avantageux, et detestent ce qui leur est nuisible. c· est ce que les hommes ont de naissance; c'est ce comment ils sont immediatement; c'est ce en quoi Yu et Kie sont pareils. L'oeil distingue le blanc et le noir, le beau et le laid; l'oreille distingue les bruits et les sons, le clair et le confus; la bouche distingue l'acide et le sale, le doux et l'amer ... C'est ce que les hommes ont de naissance; c'est ce comment ils sont immediatement; c'est ce en quoi Yu et Kie sont pareils ... » (Maspero , op. cit., p. 571). Le fait que les desirs comportent le des ordre est plus grave 14 ; neanmoins

le desordre n' en depend pas directement, les desirs nous 1' apportent mais c'est au pouvoir de l'esprit que nous devons l'ordre ou son contraire. «Si les desirs n'etant pas satisfaits sont depasses par l'action, c'est a cause de l'esprit. Si l'esprit arrive a enfreindre la loi morale, voire meme des desirs peu nombreux, comment empecher le desordre? Ainsi ordre et desordre decoulent de l'assentiment de l'esprit, et non des desirs provenant des sentiments». (Duyvendak, p. 248; Mei, p. 63). Le nombre des desirs n'a absolument rien a voir avec l'existence d'un ordre; il suffit que le desir qui nous est donne par le Ciel existe pour qu'il y ait desordre si les freins que peut imposer l'esprit n'interviennent pas. Siun-tseu dit encore :

«Les hommes des la naissance ont des desirs; ces desirs , ils ne peuvent les satisfaire, et ils ne peuvent non plus ne pas ehereher a les satisfaire; quand ils cherchent (a les satisfaire), comme il n'y a pas de mesure dans le partage (entre les individus), ils ne peuvent pas ne pas se disputer; la dispute produit le desordre: le desordre produit la limitation (dans la satisfaction des desirs) . Les anciens rois ha'issaient le desordre, c'est pourquoi ils reglerent les Rites et la Justice afin de fixer les parts indi­viduelles, de satisfaire les desirs de l'homme, de lui donner ce qu 'il cherche, et de faire que ses desirs ne soient pas limites par les choses ni les choses soumises a ses desirs (afin) que (choses reelles et desirs de l'homme) se soutiennent mutuellement directement. Telle est l'origine des Rites. » (Maspero, op. eil., pp. 568-569).

Quatre idees ressortent de l'analyse philosophique de Siun-tseu: 1. la nature humaine est mauvaise ; 2. les vertus confucianistes s'acquierent et s 'apprennent; 3. la moralite entendue comme les rites et l'equite est une invention des

rois-saints du passe; 4. l'homme ne peut vivre qu'en communaute , et une societe organisee

represente l'unique panacee, quand celle-ci est basee et conditionnee par la vertu artisane de 1' equite (yi 1471).

14 «L'homme possede de naissance (des elements) de desequilibre et de des­ordre». (Leg g e, op. cit., p. 85)

(47] ~

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L'interet se concentre maintenant sur la question abordee par Mencius: en quoi consistent les vertus, ou la moralite et d'ou viennent-elles? Mencius s'en fut ehereher leur origine en notre for interieur, ou il fit la decouverte des quatre «aurores» et, par voie de consequence, conclut en declarant bonne la nature humaine. Or, face a la meme question, Siun-tseu emet une opinion inverse. Nous avons deja constate que tout homme possede des desirs des sa naissance, voyons maintenant comment Siun-tseu caracterise ces desirs lorsqu'il discute de la «mauvaise nature humaine».

La nature humaine est mauvaise, ce qu'elle a de bon est artificiel. La nature humaine des la naissance a l'amour du gain, et c'est parce qu'elle s'y conforme que naissent la rivalite et le vol, et que l'effacement de soi­meme et la eharite n'existent pas. Des la naissance eile a l'envie et la haine, et c'est parce qu'elle s'y conforme que naissent la violence et l'in­justice, et que la loyaute et la foi n'existent pas. Des la naissance eile a les desirs qui viennent par les yeux et les oreilles, eile a I' amour des sons et de la beaute, et c'est parce qu'eile s'y conforme que naissent la Juxure et les desordres, et que les Rites et la Justice n'existent pas ... » (Maspero, op. eil., p. 567; Legge, op. cit., p. 82). Siun-tseu depiste quatre desirs fondamentaux avec lesquels nait l'homme

et qui engendre tout le mal de ce rnonde. Ces quatre desirs: i) arnour du gain, ii) envie, iii) haine, iv) desirs qui nous viennent par les yeux et par les oreilles, viz., l'amour des sons et de la beaute, sont causes de maux ecra­sants dont nous ne pouvons nous degager si l'esprit ne les restreint, en se determinant a acquerir les vertus. Teile fut la reponse analytique a la proposition de Mencius; celui-ci s 'efforce de demontrer l'existence des bonnes tendances inherentes a la nature de l'homme; la proposition de Siun-tseu est diametralement opposee. La base d'accord des deux philo­sophes est que la nature ailouee par le Ciel a l'homme est detinie comme ce que l'homme fait spontanement des sa naissance, soit par ses instincts primordiaux et c'est tout. Mencius et Siun-tseu se trouvent aussi tous deux d 'accord sur ce que l'environnement, dans lequel se trouve situe l'homme, commence a conditionner des la naissance sa nature sing et que nous le remarquons par la suite au moyen de l'observation de ses sentiments. Ces derniers forment et le substratum de la nature et le lien entre l'individu, son etat nature!, l'exterieur, et l'environnement dans lequel il se trouve. Toute cette discussion tourne autour d'un point axial, viz., qu'est le Bien, chan, et d'ou vien-t-il?

Siun-tseu nous rend claire sa notion du Bien et du Mal: «Ce que signifie d'antan et d 'aujourd'hui le Bien est rectitude 1481, reglement !491, equilibre [5o]

et ordre 1511; le Mal est inegalite 1521, dereglement !531, desequilibre f54J et

desordre 1551». (Legge, p. 85). Mencius s'en tient par contre a considerer le Bien comme equivalent aux vertus, celles-ci s'atteignent en developpant les ressources naturelles de l'homme par l'effort, a !'inverse du Non-Bien

[48] 1E [49] :!! [50) .zp

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pou-chan l56l qui peut etre con<;u comme le non-developpement ou le delais­sement des bons instincts (les quatre aurores) . Neanmoins, comme nous venons de le constater, les vertus sont aussi englobees dans Ia philosophie de Siun-tseu, il les enumere I) effacement de soi-merne [571, II) hurnilite (ssJ,

III) loyaute l59l, IV) foi [soJ, V) rites l611, et VI) equite [621; cependant, Siun-tseu ayant demontre que la nature foneierede l'homme est mauvaise, ces vertus sont acquises et representent le resultat de la maitrise artisane, fonction remplie par l'esprit individuel. Cette tache, oeuvre de l'esprit, s'accomplit par une transformation, houa [631, il faut que la nature humaine la subisse et se transforme en une chose differente, oeuvre de l 'homme lui-meme, bref une deuxieme nature 'frcu-ceea <pucn~ reconstituee par la rnemoire et l'habi­tude. Siun-tseu nous preconise un apprentissage intellectueJ 15 . «La nature humaine, etant mauvaise, doit etre SOumise aux maitres et aux lois pour etre rectifiee; parvenant ainsi aux (vertus) rites et equite, eile sera con­forme a !'ordre». (Legge, p. 82). «Elle doit subir les reglementsdes rois-saints, et etre transformee par les rites et J'equite , pour devenir parfaiterneut SOU­mise a la regle et se conformer au Bien». (Maspero, p . 568; Legge, p. 87). Ce sont les rois-saints d'antan qui inventerent les rites et l'equite. Nous sommes capables grace a cette derniere vertu de repartir les «lots» entre les individus pour que leurs desirs soient satisfaits, et de nous organiser en societe. En outre, les saints se distinguent des autres hommes par les oeuvresmanifestes qu'ils produisent: «Les saints transformereut leur nature originelle [641 et aborderent leur oeuvre artificielle, wei [651. Ayant commence cette Oeuvre artificielle sur la nature , ils creerent les rites et 1' equite grace auxquels ils etablirent les lois et les regles. Ainsi rites, equite, lois et regles sont ce que creent les saints. Ce par quoi les saints sont egaux a autrui est leur nature sing; ce par quoi ils different d'autrui est leur maitrise artisane, wei». (Legge, p . 84- 85).

La these de Siun-tseu ne differe que peu de celle de Mencius 16 lorsque ce dernier affirme: «Tout homme peut devenir un Yao ou un Chouen.» Siun­tseu explique l'analogie entre le voyageur, «l'homme de la route», et Yao . Tout ce que fit Yao fut sa pratique de honte, devoir, loi et rectitude, or toutes ces vertus sont des choses enseignables ötöax'tov et s'offrent d'elles­memes a la connaissance et a la pratique. Tout etre possede tout ce qui est necessaire pour les connaitre et pour les pratiquer mais il lui faut

15 Il etablit au moyen de ce theme meme une distinction entre sing et wei : «Ce (qui est) dans l'homme non-appris et non-reeherehe est le sing, nature humaine ; ce (qui est) dans l'homme appris et recher<:he (par l'effort) s 'appelle le wei, nature acquise». (Legge, p. 83 ; Duyvendak, p. 225n.)

111 Au sujet d'une etude tendant a demontrer que Siun-tseu a affirme que la nature humaine etait mauvaise dans le seul but de mettre les hommes en garde, voir Miyazaki Makoto, op. eil., p . 149.

[56) ~~ [60] fg [63] tt. [57] llt [61] • [64] ~~ [58) ~ [62) ~ [65] w; [59] i~~

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s'exercer avec diligence, de toute sa force et avec toute sa volonte, jour apres jour s'adonner a I'etude; apres un certain temps il parviendra a la penetration des saints, puis, finalement, au niveau de Yao, rarehetype des saints. (cf. Legge, p. 88-89). Siun-tseu s'abstient de presenter cette methode comme realisable par l'homme seul, sans l'aide de ses semblables: «Meme si l'homme jouit d'un excellent substratum de nature et d'un esprit aigu, illui taut pourtant rechercher les bons maitres sous la direction desquels il s'exercera et se choisir de vrais amis avec lesquels il liera amitie 17 ... Tout est l'influence ambiante». (Legge, p. 91) . Siun-tseu fait ici finalement allusion a un substratum de nature qui «peut» varier parmi les hommes; veut-il indiquer de ce fait que le nombre des desirs varie chez tel ou tel homme? Peut-etre en est-il de meme que pour le deuxieme sens du mot neng ou capacite de contracter une habitude (cf. n. ci-dessus); nos vies etant fixees dans des habitudes, nous comprendrons mieux la these que soutient Siun-tseu en vue de l'organisation sociale. Malgre leurs ressemblances de par la nature humaine, les hommes s'eloignent les uns des autres. Tel est un berger, il sied mieux a tel autre d'etre ministre. Or le partage entre les individus, dont nous avons deja eu l'occasion de parler plus haut, concorde avec la realite des choses. C'est a la vertu fabriquee par l'homme de decider des «lots» assignes, chacun ayant le sien, et ce faisant, de creer une hierarchie sociale, ce qui revient a etablir et a organiser la societe. Ce procede n'a rien a voir, selon Siun-tseu, avec la nature humaine, mais seulement par quelques rares indications tournies ici et la, il y a tout lieu de croire que Siun-tseu omit d'etablir un lien entre sa conception des sentiments et sa notion de la nature ou il aurait du inserer la potentiaHte d'apprendre les sciences et en particulier la vertu. Siun-tseu explique l'intelligence, tche [661, comme «Ce qui est in­herent a l'homme et gräce a quoi il connaib>, (Duyvendak, p. 226; Mei, p. 54), puis il la situe sur quatre plans differents: celui du saint, du savant et du sage, de l'homme ordinaire, et du serviteur. A l'intelligence correspond la connaissance 1671 qui est la realite, l'objectivite de l'intelligence. Siun-

. 17 Si nous etudions la critique de D. C. Lau, BSOAS, 1953, p. 562, selon laquelle

Smntseu se contredit en disant que : 1) la moralite fut inventee par les sages et que: 2) Ia moralite s'apprend; d 'un point de vue de stricte logique nous dirions qu'il y a bien la contradiction, mais laissons de cöte, voulez-vous, la fächeuse habitude d'un examen strict des dires relatifs a une etbique. Siun-tseu commence par de­clarer que l'homme nait avec le desir de faire le bien ; or si un bomme est ne avec un fort bon temperament et un esprit tres aigu, si ce meme homme vit dans un milieu de gen~ intel~igents, ~st-il r~e~ _a:r monde qui puisse l'empecher de faire les premiers pas qm I: me~eront. a la d~fimtwn des yertus? En outre la moralite ne devait pas no~ plus etre mventee tout a coup completement, mais il fallait que, teile une boule de ~e1ge:. elle gagnä.t peu a pe~, g~ener~tion e~ gen~ration, gräce aux hommes sages, J~squ a ~e que Smn-tseu lm-?J-eme tienne a vemr nous expliquer ce qu 'elle etait. L analog1e du sage et du poher (Legge, p . 84) etablie par Siun-tseu nous pousse a dem~nder a Mr. Lau pourquoi il n 'applique pas au potier le meme raisonnement qu'il apph~ue au sage, viz.: il n'y eut jamais un premier potier qua potier pour faire le prem1er pot!

[66] ~ [67] ~

14

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tseu parle enfin du courage qui est superieur, moyen, ou inferieur. Cepen­dant, si Siun-tseu reconnait que l'homme possede courage et intelligence, il ne les admet pas comme faisant partie du sing, ou nature humaine. Quand Siun-tseu declare que la nature humaine est mauvaise, il ne songe qu'a ce qui resulte des instincts primordiaux, ce qui est en realite des desirs. Les desirs, s'ils ne sont contröles par l'esprit afin que nous puissions exercer notre desir de faire le bien, sont ce qui nous mene au desordre, au chaos. S'ils ne sont freines par notre esprit, nous serons portes au conflit. Quoique mes propes desirs soient peu nombreux, ils se heurteront surement a ceux d'autrui; d'ou Siun-tseu conclut que la nature humaine, l'inneite adventice, est mauvaise.

Mencius et Siun-tseu se trouvent d'accord sur un autre point; a savoir que tous les hommes, de par leur nature sing, sont egaux, et meme, allant plus loin, que tous peuvent devenir des saints. Les deux philosophes opposent toutefois le devant-etre au moi reel, ils ne negligent pas la realite manifeste qui montre tous les hommes vivants differents les uns des autres: il existe meme des saints, des «elus»! L'egalite entre les hommes n 'est que proportionnelle. Mencius ne fait que detourner la question, les hommes sont inegaux, dit-il, car ils reculent devant le bon vouloir neces­saire aux actes qui developperaient les bons sentiments fonciers de leur nature. De meme que Mencius, Siun-tseu ne peut concevoir l'inegalite entre les hommes que comme inevitable, irrevocable. Si Siun-tseu affirme que la nature de l'homme est mauvaise, prenant ainsi une position contraire a celle de Mencius, il ne s' eloigne guere de la distinction Iondamentale entre materia (les inegalites sensibles et creaturelles) et exteriora (les circonstances exterieures) i une telle distinction a ete etablie, c'est l'emphase qui manque chez lui. Reprenons l'analyse de Siun-tseu: nous avons remarque tout au debut de notre expose les deux sens attribues par ce philosophe au sing: 1. ce que l'homme re<;:oit du Ciel, 2. les reponses spontanees, l'etat nature! en contact avec le monde exterieur qui engendre aussitöt les sentiments, a leur tour definis comme le substratum du sing. Au moyen des sentiments nous avons ensuite les desirs si bien que Siun-tseu n'enumere jamais la totalite des desirs. Campte nous est tenu des quatre desirs que Siun-tseu oppose sans doute aux quatre «aurores» de Mencius. Nous observons donc deux plans sans cesse confondus sur lesquels Siun-tseu utilise le mot sing. La personne a des desirs innes, certains bons d'autres mauvais, et le pouvoir de distinguer entre le bien et le mal ne reside pas dans l'etat de nature. Si la personne ne s'attache pas a connaitre cette distinction, les desirs mauvais prendront le pas sur les autres nous est-il affirme par Siun-tseu qui conclut en declarant la nature humaine mauvaise. Mencius, pour sa part, declare qu'il nous est necessaire de ehereher au fond de notre coeur, puis de faire fructifier ce que nous y trouvons, et conclut a la honte de la nature humaine.

La honte de la nature humaine est-elle la vraie aporie? Il ne nous semble pas que cela soit exact pour Mencius et Siun-tseu. Mencius s'effor<;:a in­contestablement de trauver la source des vertus. Sa reponse, basee sur

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l'analyse du coeur humain, est que les vertus prennent racine au for interieur de l'homme. Siun-tseu aborde cette meme question d'une maniE~re tres differente . Il nous propose pour commencer d' analyser nos termes et, ce faisant, Siun-tseu distingue l'education, la memoire (accumulation de reflexions) et l'habitude 18, toutes acquises, donc «artificielles» ehez l'homme. Alors se pose la question: d 'ou vient le Bien? Siun-tseu repond sans hesita­tion que tout ce que l'homme a de bon est acquis, refleehi, et artificiel, et que la nature humaine est mauvaise. Il est regrettable qu'il ne lui soit jamais venu a l'idee de songer aux deux plans sur lesquels il utilise le mot sing. Siun-tseu s 'est apparemment trop vite lance dans la contro­verse de la these de Mencius et ne s'est pas rendu compte de la marge existante entre reponses spontanees et reactions conditionnees, qu'il de­nomme toutes deux sing, nature humaine 19 •

L'orientation de toute la question de la nature humaine fut a la longue modifiee. Les philosophes eherehereut desormais a determiner ce qu' etait la «nature humaine» soit bonne, soit mauvaise, soit ... ? Par sa maniere d'aborder la question de la vertu, Mencius definit pour ainsi dire ce qu'il entend par nature humaine et en conclut que «celle-ci est bonne». Siun­tseu pour sa part conclut a la nature humaine mauvaise, mais c'est surtout sa methode qui lui vaut le titre de philosophe penetrant. Siun-tseu com­mence par preciser sa terminologie; mais la encore, nous pouvons cons-

18 Nous voudrions ajouter un commentaire sur l'interpretation de D. C. Lau (cf. BSOAS, p. 557, 564) a ce propos car Mr. Lau semble considerer la theorie de Siun-tseu sur la moralite comme preconisant l'equivalence entre moralite et habi­tude. L'habitude n'etant qu'une des composantes de la methode d 'exercice par laquelle on acquiert les vertus, ceci nous semble inexact. La these importante de Siun-tseu est que la moralite est une science, donc chose enseignable; la methode pour apprendre la moralite comporte la memoire et l'habitude, ce qui se comprend si l'on veut rendre les vertus efficaces. Si chaque fois qu 'un individu se montre vertueux, il lui est necessaire de se rememorer tout ce qu'il a appris avant d'agir, il est peu vraisemblable que nous arrivions jamais a agir avec vertu. Sans l'inertie de la memoire et de l'habitude qui cree une duree entre nos differentes actions, la pedagogie ne serait nullerneut efficace.

L'interpretation malheureuse de Mr. Lau le mene a accuser Siun-tseu d'avoir omis de considerer le cas ou l'hornme sacrifie sa vie. Mr. Lau n'aurait-il pas lu le passage de Siun-tseu (Duyvendak, p. 247- 8; Mei, p. 63)? Mencius fit de yi [681 une vertu qui, dans certains cas, a plus de force que l'amour pour la vie (Mencius VIA, 10}. Mais Siun-tseu ecrit: «Quelquefois l'homme en suivant la vie parvient a la mort: cela n'est pas qu 'il ne desire plus la vie et desire la mort, mais plutöt qu'il ne peut plus vivre et ne peut que mourir. Ainsi quand un desir depasse l'action, c'est que J'esprit l'a arn?tee>>. Quand l'esprit peut arreter le desir, c'est­a-dire l'action destinee a le satisfaire, nous nous trouvons encore dans le domaine de la moralite. Au-dessus de son amour personnel de la vie, l'homme place un but, ~ne valeur, et cette valeur comporte une raison morale. N'en resulte-t-il pas que 1 homme apprend cette valeur? Siun-tseu nous declare meme qu'ordre et chaos d~pendent de l'assentiment de l'esprit et, en outre, que c'est a notre propre vouloir d accorder ou non son assentiment a la loi morale (69J.

111 Traitant. de 1~ pen~ee. psy~10l<;>gique .en Chine !'interessant ouvrage de feu

K~roda Ryo, Shma shmn sh1sosh1, Tokyo, 1948, merite que l'on en prenne con­naissance.

[68) ~ [69] 9=t ~

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tater la fluidite du sens exact attribue au sing; il poursuit en attribuant aux desirs plus de force, harcelant de coups les arguments de Mencius, pour en arriver a sa conclusion. Les desirs nous font entrer en conflit avec autrui malgre notre desir de faire le Bien. Il est regrettable que les philo­sophes dlinois posterieurs aient omis de preter attention aux arguments presentes par les deux maitres, et s'en soient tenus a ne considerer que leurs conclusions inverses pour essayer parfois de sortir de cette impasse par un compromis. En bref, le mot sing est desormais employe comme un mot de base du vocabulaire philosophique dlinois, traite ou d' apres Mencius ou d'apres Siun-tseu ou d'apres un compromis dependant des deux philosophes a la fois, mais ja~ais n'a-t-il ete l'objet d'une etude approfondie qui eut du donner naissance, en Chine, a une science plus poussee de la psydlologie.

2 Oriens Extremus 17