le choix du prince

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Pauline accompagne son amie la princesse Margarita à la cour de Nicolas Ier. Eblouie, elle découvre Saint-Pétersbourg et l'extraordinaire beauté de cette ville qu'on appelle la "Venise du Nord".Pourtant l'atmosphère qui règne au Palais d'Hiver, la résidence impériale, est bien étrange : des portes dérobées, une police secrète, une espionne dangereusement belle... Et surtout ces bruits malveillants qui courent sur les raisons "diplomatiques" du mariage entre le grand-duc, cousin du tsar, et la princesse Margarita...Comment secourir son amie ? Perdue dans ses pensées, Pauline remarque à peine le brillant officier qui vient de faire son entrée au bal. Lui seul, pourtant, peut l'aider à découvrir la vérité…

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1

Les roues de la voiture soulevaient un nuage de poussire, tout le long du chemin conduisant au palais. Pauline, songeuse, se demandait pourquoi la princesse Margarita lavait fait appeler. Certes, elles taient trs lies et ne restaient jamais longtemps sans se voir mais, la veille encore, elles taient ensemble. Quelle raison urgente exigeait donc une nouvelle rencontre?

Lorsque Sir Christopher Handley, le pre de Pauline, stait vu confier le poste de ministre de Sa Majest Britannique auprs du duch royal dAltauss, il en avait manifest un tel accablement quelle sattendait se trouver isole de tout, sans relations possibles, dans un pays perdu. Or, ds son arrive, elle avait t sduite par le site. Altauss tait un bijou dans un crin de hautes montagnes qui le sparaient, dune part de la Prusse, de lautre de la Saxe et de lAutriche. Les habitants taient charmants, accueillants, et apparemment trs satisfaits de ladministration du grand-duc. Pauline et son pre en avaient t tonns et ravis.

Pauline se souvenait quen apprenant sa nomination, Sir Christopher avait protest:

Et voil! On nous exile au fin fond dun pays impossible! Il ne nous reste plus qu nous incliner bien bas et faire des courbettes lun de ces monarques au petit pied qui se croient sortis de la cuisse de Jupiter parce quils sont matres absolus dun royaume minuscule. Je parie quil est autoritaire, tu verras! que cest un despote ha de son peuple, comme le sont tous ces personnages qui lon permet de gouverner sous prtexte quils sont de sang royal.

Pauline, qui aimait beaucoup son pre, tait dsole pour lui, mais encore plus pour elle-mme. Elle savait que ce poste tait une punition, et cette punition lui paraissait injustifie.

Sir Christopher ntait pas responsable de sa grande sduction! Si les femmes le jugeaient irrsistible, ce ntait tout de mme pas sa faute! Mais il tait vident que ses affaires de cur alimentaient les bavardages de la Cour dAngleterre et que le ministre des Affaires trangres commenait trouver que la mesure tait comble. Or, Sir Christopher, qui avait dj t vice-ministre de Sa Majest Rome, esprait bien tre nomm un jour ambassadeur Paris. Pour lui, et t le couronnement normal dune carrire diplomatique.

Malheureusement une trs belle comtesse italienne lavait trouv son got. Le mari avait provoqu Sir Christopher en duel et dchan un tel scandale quon expdiait prsent le malheureux sducteur lun des postes les plus obscurs dEurope.

Quelle tristesse et quelle injustice! Aprs tant daventures amoureuses sans consquences pour sa carrire, ctait maintenant, alors quil allait atteindre les sommets, quon lui infligeait pareil chtiment pour ce quil considrait comme une peccadille.

Il en restait affect au point que Pauline ne voyait comment le rconforter. Une fois de plus, elle pensait que si sa mre vivait encore, rien de tout cela ne se serait produit.

Jamais deux tres au monde navaient t plus troitement unis, plus amoureux lun de lautre que son pre et sa mre. Limage mme du bonheur Quand une mauvaise fivre, en moins dune semaine, avait emport Lady Handley, Pauline avait cru que son pre ne parviendrait pas surmonter son chagrin.

Il ne fut pendant longtemps que lombre de lui-mme. Et puis, comme dautres se tournent vers lalcool, Sir Christopher avait cherch consolation et oubli dans les bras des femmes les plus belles. Il navait que lembarras du choix: elles soffraient lui

Mais, connaissant latmosphre cosmopolite o lobligeait vivre la situation de son pre, Pauline savait fort bien quaucune de ces femmes ne prendrait la place de sa mre dans le souvenir ou dans le cur de Sir Christopher.

Et voil qu cause de lune delles qui navait pas eu pour lui plus de prix que les autres! il venait dtre expdi au grand-duch dAltauss Ctait lexil. On laurait envoy en Sibrie quil net pas t plus affect.

Ds quils furent arrivs, Pauline comprit cependant que le chtiment tait loin dtre terrible. Le grand-duc Louis tait un homme intelligent, non dnu dhumour. Il sentourait des personnalits les plus diverses: sportifs, bons cavaliers et excellents chasseurs, mais encore hommes cultivs comme il ltait lui-mme.

De plus, tandis que Sir Christopher se faisait immdiatement des relations, Pauline se voyait offrir par la fille du grand-duc, la princesse Margarita, une chaude amiti, quelle navait encore rencontre dans aucun des pays o elle avait vcu.

La princesse tait brune, jolie, avec un regard ptillant et une grce toute fminine quelle tenait de sa mre, dorigine polonaise. Admirable cavalire, elle avait hrit ce don, sans aucun doute, de sa grand-mre hongroise. Pauline trouvait cela extraordinaire et elle en tait blouie. Elle-mme avait du sang hongrois dans les veines et montait si bien quelle provoquait lenthousiasme des hommes et la jalousie des femmes.

La trs vive sympathie que les deux jeunes filles avaient prouve immdiatement lune pour lautre stait transforme en une vritable affection lorsquelles avaient constat leurs nombreux points communs. Lune et lautre parlaient plusieurs langues. Pauline les avait apprises en accompagnant son pre dans les pays trangers. Toutes deux pouvaient ainsi converser aussi bien en franais quen italien, en allemand comme en russe, et elles ne sen privaient pas, amuses de pouvoir se confier devant les gens des choses dont ils ne saisissaient que des bribes.

La princesse en profitait le plus souvent pour critiquer des personnes prsentes ou sen moquer, ce qui lui attira de la part de Pauline un srieux avertissement:

Vous devriez vous mfier, Altesse! Si lun de ces personnages importants se doute que nous rions de lui, je risque fort de me trouver en disgrce auprs du corps diplomatique, au moins autant que lest en ce moment mon pauvre papa.

Margarita protesta:

Je ne parviens pas croire que votre pre soit en disgrce auprs de qui que ce soit. Il est si charmant que, quel que soit le crime quil pourrait commettre, il lui serait immdiatement pardonn ici.

Pauline pensait que cela serait en effet possible, mme ailleurs, si le corps diplomatique tait compos de femmes! Mais il sagissait, en loccurrence, de messieurs mrs et compasss qui prenaient au tragique la moindre protestation manant de ltranger.

Cependant, aprs cinq mois passs Altauss, Pauline avait repris espoir. Les rapports concernant son pre devaient maintenant tre si favorables que les pchs anciens, consigns dans de vieux dossiers, ne risquaient plus dtre exhums et seraient bientt oublis. Dautre part, elle ne souhaitait pas le moins du monde tre rappele en Angleterre. Elle avait fait la connaissance de jeunes hommes sduisants avec qui elle aimait danser ou pique-niquer dans les collines, au pied de la montagne.

Depuis que la temprature sadoucissait, Pauline esprait que la princesse bien quon veillt sur elle avec beaucoup de sollicitude serait autorise se baigner et nager dans lun des nombreux lacs, tous magnifiques, qui abondaient dans le pays.

Tandis que la voiture roulait en direction du palais ducal, Pauline Handley se remmorait par bribes son pass rcent, tout en faisant le point sur ses sentiments.

Le rsultat fut quelle murmura, pour elle-mme, en souriant:

Je me plais beaucoup, ici. Jaimerais y rester encore longtemps

La route tait en pente raide lapproche du palais, mais les chevaux nen gardaient pas moins une bonne allure, car ils sentaient lcurie. On apercevait dj le chteau de conte de fes, firement dress au-dessus de la valle. Les arbres fruitiers et les fleurs coloraient de bleu et de rose le versant des collines vertes, cette poque de lanne.

Pauline regardait le ciel. Il semblait se reflter dans ses yeux verts; du mme vert que ceux de son pre.

Ses cheveux taient dor ple, son teint clair et transparent, son visage en forme de cur, ses pommettes ombres par de longs cils gracieusement recourbs. Tant de fracheur faisait croire que Pauline ntait encore quune enfant, mais elle tait trop fine et sensible pour que lon gardt longtemps lillusion de sa navet.

Il tait curieux et intressant de voir combien son expression pouvait se transformer, passer de la candeur lironie la plus provocante, tandis que deux fossettes se creusaient de chaque ct de sa bouche.

La princesse lavait remarqu un jour:

Votre visage est inquitant, Pauline.

Jespre bien que non! Ce nest pas trs gentil de me dire a.

Ne vous mprenez pas Je me suis mal exprime. Je veux dire que, par instants, on a limpression que vous mditez une farce ou quelque bon tour. Ou que vous vous moquez intrieurement de quelquun, de quelque chose. Cela ajoute votre sduction, dailleurs!

Pauline avait clat de rire. Cela lui rappelait un Italien, Rome: aprs lavoir accable de compliments, il lui avait dit peu prs la mme chose:

Jai limpression de me trouver en face dun ange. Je devrais magenouiller, brler un cierge et puis vous souriez un peu, et je ralise que vous tes un petit dmon, venu tout exprs de lenfer pour me tourmenter!

Elle avait ri aussi, ce jour-l. Mais elle se souvenait que sa nourrice avait une thorie elle, et quelle la lui avait expose en ces ternies: Nous avons tous deux natures. A notre droite se tient un ange, et gauche un dmon. Chacun deux nous parle loreille. Et cest nous de savoir lequel des deux nous devons couter.

Il tait souvent arriv Pauline de rester silencieuse et attentive pour entendre les voix de lange et du dmon. Il lui semblait que, souvent, ce que chuchotait le diable tait bien plus intressant!

La voiture franchit enfin lentre monumentale du palais. Les hommes en faction, debout ct de leurs gurites, prsentrent les armes. Pauline les connaissait. Elle se pencha pour leur faire un salut amical. Ces deux-l taient trs sduisants dans leur bel uniforme rouge et blanc.

Un valet lattendait pour la conduire, travers le hall imposant orn de statues du grand-duc et de portraits reprsentant son pouse bien en chair jusqu lescalier couvert dun pais tapis rouge, puis tout au long du couloir qui conduisait aux appartements de la princesse.

Pauline y tait venue si souvent quelle et t capable de trouver seule son chemin. Mais elle navait pas lintention de manquer aussi gravement ltiquette. Les valets nauraient pas compris sa requte si elle la leur avait prsente.

Elle suivit donc lhomme qui la conduisait: gras, plus trs jeune, et transpirant abondamment sous sa perruque blanche. Elle se ft rendue trois fois plus vite chez Margarita sans son guide!

Arriv devant la porte des appartements princiers, lhomme frappa lhuis. La porte deux battants, peinte en bleu et artistement dcore de fleurs panouies, fut ouverte par une camriste qui plongea dans une rvrence.

Nous sommes heureuses de vous voir, mademoiselle. Son Altesse Royale na pas cess de vous rclamer.

Je suis accourue immdiatement, ds que jai reu son courrier, et pendant tout le trajet, les chevaux avaient des ailes aux sabots, je vous assure!

La camriste hocha la tte.

Nous aimerions avoir des ailes aux pieds, nous aussi

Elles traversrent une pice, trs vaste, aprs quoi, ouvrant une seconde porte, la camriste annona:

Mademoiselle Pauline Handley, Votre Altesse.

Margarita bondit de la chaise o elle tait assise en poussant un cri de joie. Diffrents objets qui taient sur ses genoux sparpillrent sur le tapis en tombant.

Pauline! Dieu merci, vous tes l! Je commenais croire que vous maviez abandonne!

Vous abandonner! Mais comment le pourrais-je?

Il fallait que je vous voie. Jai tant de choses vous raconter! Je suis sre que vous allez maider.

La camriste avait referm la porte derrire Pauline. Elles taient seules. La princesse prit la jeune fille par la main pour la conduire jusquau canap.

Vous savez ce qui marrive?

Non. Je ne vois pas

La princesse retint son souffle, puis murmura:

Je me marie.

Pauline, qui sattendait tout sauf cette nouvelle, resta bahie.

Mais avec qui? interrogea-t-elle.

Elle essayait de se remmorer les jeunes gens de haute noblesse qui taient invits aux bals, mais aucun deux ne lui paraissait digne de devenir lpoux de la princesse, bien quils fussent tous excellents danseurs

Margarita avait pris la main de son amie dans la sienne. Elle mit un certain temps rpondre par une nouvelle question:

Pouvez-vous me promettre, sur ce que vous avez de plus sacr, que vous ferez ce que je vais vous demander?

Pauline sourit.

Je ne peux rien promettre avant de savoir de quoi il sagit.

Oh! cest trs simple. Je veux que vous maccompagniez en Russie.

En Russie? Mais que se passe-t-il? Vous allez vous allez pouser un Russe?

Margarita hocha la tte.

Mon pre me la appris hier soir. Oh! Pauline dune certaine faon, cest exaltant mais, dun autre ct, je suis terrorise. Aller vivre si loin de mon pre et seule, dans un pays tranger!

Pauline serrait affectueusement dans les siennes les mains de la princesse.

Racontez-moi En commenant par le commencement! Je ne parviens pas comprendre ce qui vous arrive.

Vous ne pouvez tre plus droute que je ne le suis moi-mme.

Machinalement, la princesse se passa une main sur le front et commena:

Hier soir, aprs votre dpart, pre ma fait appeler. Ds que je suis entre dans son bureau, jai compris son air quil tait ravi. Mais je ne pouvais supposer Enfin, je navais pas la moindre ide de de ce qui mattendait.

Pauline ninsista pas: elle se sentait vaguement mue devant son amie qui restait ravissante bien que son regard ft assombri par une vidente apprhension. Il ne fallait pas la presser; il fallait lui laisser le temps de trouver ses mots. Margarita reprit:

Cest alors quil me la dit.

Vous a dit quoi?

Vous savez que mon frre Maxime sjourne en Russie?

Oui, en effet. Et aussi que le prince a reu du tsar loffre de vivre la Cour et de servir dans lArme impriale.

Pauline avait dj entendu cette histoire de nombreuses fois mais, comme elle ne connaissait pas le prince Maxime, quelle navait jamais vu, cela ne lavait pas intresse outre mesure.

Le tsar aime beaucoup Maxime. Au point quil la promu au grade de major gnral, parce quil sest comport remarquablement pendant la guerre du Caucase.

Votre pre a d se sentir trs fier!

Pauline connaissait lorgueil du grand-duc.

Le fait que son unique fils se ft distingu sur le champ de bataille avait dailleurs enthousiasm le duch tout entier, comme si un peu de sa gloire rejaillissait sur chacun de ses sujets.

Oh! oui. Il en avait les larmes aux yeux Et, de plus, dans la lettre reue hier, o Maxime annonait pre quil avait t dcor de lordre de saint Georges, il

Pauline interrompit familirement son amie:

Ah! bon Cest cela qui

Pas du tout! non!

Je ne comprends pas. Votre frre a t promu major gnral par le tsar et hier

Hier il a crit quil tait dcor de lordre de saint Georges! De plus, il ajoutait

Margarita sarrtait encore, samusait de limpatience de Pauline.

Il ajoutait quoi, Altesse?

La princesse acheva enfin:

Que le tsar donnait son consentement au mariage de son cousin, le grand-duc Vladirvitch avec moi!

Pauline carquilla les yeux. Elle navait quune trs vague connaissance de la hirarchie la cour de Russie, mais sa situation de fille de diplomate lui avait tout de mme permis dapprendre que le grand-duc Vladirvitch tait un personnage trs important, sans compter que le fait dtre cousin du tsar lui confrait un norme prestige.

En dpit de quoi elle continuait penser que le bonheur, pour un couple, a infiniment plus de valeur quun titre, si prestigieux soit-il.

Vous avez dj rencontr le grand-duc? demanda-t-elle.

Juste une fois. Et ce qui est grave, Pauline, cest que je ne me souviens plus du tout de son visage Il nest pass ici que pour une courte visite. Il se trouve que le palais tait plein dune foule dinvits venus de partout en Europe pour clbrer les noces dargent de mon pre et ma mre.

Pour la premire fois depuis leur entretien, une ombre de vrai sourire passa sur le visage de la princesse.

Lempereur dAutriche avait un aide de camp trs sduisant, avec qui jai bavard et dans pendant toute la soire. Je nai prt que peu dattention aux autres, je le confesse.

Le grand-duc, lui, vous a vraisemblablement remarque.

Cest ce qucrit Maxime! Non seulement il ma remarque, mais il ne ma pas oublie, et il veut mpouser. Avec le consentement dj acquis du tsar, videmment!

Oh! ma chrie Je ne peux quesprer que vous serez heureuse, trs heureuse!

Mais la Russie est si loin! Je ne peux envisager dy aller que si vous maccompagnez.

A quel titre? Ne pensez-vous pas quon trouverait bizarre que

Vous viendrez en qualit de dame dhonneur. Je nai pas lintention demmener cette vieille baronne Schwaez, un vrai bonnet de nuit! Et je doute dailleurs quelle consente tre du voyage. Elle a une nombreuse famille et elle passe son temps se plaindre den tre spare. Ce sera loccasion pour elle daller la retrouver.

Mais je ne sais pas si si mon pre me donnera lautorisation de partir, objecta Pauline.

Si jexplique Sir Christopher quel point jai besoin de vous et si je lui promets de ne pas vous retenir trop longtemps je suis certaine quil comprendra. Je vous en prie, Pauline, je vous en supplie vous ne pouvez pas mabandonner alors que votre prsence me serait si prcieuse! Vous mtes indispensable!

Pauline tait branle. Mieux que quiconque, elle connaissait la sensibilit de la princesse Margarita, sa pusillanimit, ses craintes Il tait vident que le fait de quitter son pays, surtout pour aller vivre dans la lointaine Russie, reprsentait pour elle une preuve laquelle elle navait nullement t prpare. Une Russie non seulement lointaine mais effrayante, car les bruits qui couraient sur NicolasIer, en particulier, sils ntaient pas le fruit dimaginations perverses, avaient de quoi pouvanter.

Pauline pensait quon ne pouvait rien concevoir de pire que dtre marie un Russe, et de devoir vivre sous des lois et des rglements arbitraires, que mme les plus souples des diplomates dcrivaient comme tyranniques et mme dments.

Mais, parce quelle aimait Margarita et la voulait heureuse, elle jugea inutile, dans les circonstances prsentes, de lui communiquer ces renseignements puiss bonne source. Cela ne pourrait que laffoler sans modifier en rien la situation. On venait doffrir la princesse un rang dans le monde dont limportance et lclat dpassaient de trs loin ce que son pre avait pu imaginer pour elle dans ses vux les plus optimistes.

Quoi que fasse ou dise la princesse, elle serait marie au grand-duc Vladirvitch, car on ne saurait refuser pareille union. Pauline devait encourager son amie et la mettre en confiance.

Vous avez vraiment beaucoup, beaucoup de chance, Altesse, et je suis persuade que vous serez heureuse, assura-t-elle.

Mme en Russie?

Pourquoi pas? Et notre poque, o les voyages sont rendus tellement plus faciles et plus courts grce au chemin de fer, jespre bien que votre poux vous emmnera Paris, Londres, et dans le Midi de la France.

Pre disait lautre jour que les aristocrates russes aimaient la France parce que cest le pays de la joie, mais quen gnral ils y allaient sans leurs femmes, stonna Margarita.

A cette remarque, Pauline prfra ne pas rpondre. Aussi, changea-t-elle de sujet:

Le tsar et sa famille ont une fortune fabuleuse! Vous allez vivre dans un luxe extraordinaire!

Oui, murmura Margarita comme pour elle-mme. Et je serai quelquun de tout premier plan la Cour.

Cest vident! Papa me disait un jour que les aristocrates russes possdaient les plus beaux joyaux du monde. Vous resplendirez dans les bals du Palais dHiver!

Lexpression encore tendue de Margarita devenait peu peu plus sereine. Elle sobstina nanmoins:

Je refuse daller l-bas sans vous!

Je ne peux rien vous promettre avant davoir parl mon pre.

Je vais dire au mien dintervenir auprs de lui. On ne sait jamais ce qui pourrait rsulter de votre sjour l-bas! Imaginez que le tsar vous prenne en amiti et demande au gouvernement britannique denvoyer votre pre Saint-Ptersbourg comme ambassadeur?

Je parie quavant longtemps, plaisanta Pauline, tous vos amis seront cass, la cour de Russie.

Pourquoi pas? Si je suis promise une si haute destine, jimagine que je pourrai faire ce que je voudrai! Pour linstant, cest vous que je veux, Pauline, bien avant toute parure, quelle soit dmeraudes ou de diamants.

Pauline comprit que la princesse envisageait dj ce que serait sa vie en Russie et quelle tait donc rsigne sy rendre. Elle aiguilla la conversation sur lexistence quelle y mnerait, et les deux jeunes filles se mirent changer avec entrain le peu de connaissances quelles avaient sur les murs et les traditions de ce pays.

Le moment vint enfin o il leur fallut se sparer. La princesse ne se rsignait pas laisser partir son amie sans avoir obtenu delle une promesse formelle.

Jurez-moi, jurez-moi, Pauline, que vous ne mabandonnerez pas. Bien que mon frre soit l-bas, ce ne sera pas la mme chose que de vous avoir, vous! Aucun homme nest capable de comprendre ce que cela reprsente pour une jeune fille dpouser quelquun dont elle ignore tout. Cest angoissant!

Pauline la comprenait parfaitement: sa place, elle et t aussi effraye. Mais elle savait que les mariages princiers se dcident sans tenir compte des sentiments, quils sont affaires dtat. Si le tsar avait dcid cette union, elle se ferait, de gr ou de force.

Tandis quelle regagnait sa voiture, Pauline pensait quelle avait une certaine chance de faire partie du commun des mortels. Son pre et sa mre staient maris par amour et cest pourquoi ils avaient t si heureux.

Quand je me marierai, moi aussi, ce sera parce que jaimerai mon poux. Il mimportera peu dhabiter un palais ou une chaumire aussi longtemps que nous serons ensemble se disait-elle.

Elle vivait depuis trop longtemps dans le monde des diplomates pour ignorer que cette libert de choix nest laisse quaux gens sans importance. Certainement pas ceux qui peuvent senorgueillir davoir du sang royal dans les veines.

Certes, le grand-duc Vladirvitch avait trente-cinq ans alors que Margarita en avait dix-huit. Mais elle avait de la chance: on aurait aussi bien pu la choisir comme pouse pour un quinquagnaire; lessentiel tant quil pt encore engendrer un hritier pour assurer la prennit de sa ligne avant de mourir.

Les mariages de convenance sont une chose abominable, murmura Pauline.

Elle savait que peu de gens partageaient son avis mais, pour elle, il tait criminel dobliger une jeune fille, sans tenir compte de ses sentiments personnels, contracter une telle union. Quand on tait de sang royal, on devait pouser quelquun de sang royal. Quand on tait noble, quelquun de sang noble.

Quelle horreur! Je tomberai peut-tre amoureuse dun fonctionnaire, ou dun sans-grade qui naura pour tout bien que son bel uniforme de soldat!

Cette ide la fit sourire. Elle lui tait venue juste la minute o sa voiture pntrait dans la cour du consulat de Grande-Bretagne, lUnion Jack flottant au vent au-dessus du portail, et linstant o les sentinelles lui prsentaient les armes.

Elle sauta terre sans attendre aucune aide et se prcipita lintrieur en demandant au premier valet quelle rencontra:

O est Son Excellence?

Dans son bureau, mademoiselle.

Elle pntra en trombe chez son pre, avec lespoir de ly trouver seul. Par chance, ctait le cas. Assis dans un profond fauteuil de cuir, un journal dploy sur les genoux, il reposait, la tte renverse, les yeux clos.

Elle courut lui.

Papa! Hou, hou Papa!

Dune voix sourde, il murmura:

Oh! cest toi? Je rvassais, tu vois

Elle avait t son chapeau et le jetait au loin sur une chaise do il tomba, dailleurs. Tandis que Pauline sagenouillait devant Sir Christopher, sa jupe lgre formait autour delle une large corolle.

coutez, papa, coutez! Jai quelque chose vous apprendre

Il la regarda, attendri par ce visage anim qui lui rappelait celui de sa femme chrie

Comme elle lui ressemblait! Posant sa main sur lpaule de Pauline, il lattira vers lui, comme pour sentir sa prsence et la retenir, pour quelle ne le quitte pas elle aussi, un jour

Je rentre du palais, papa. Devinez ce qui arrive!

Il sourit.

Le grand-duc Vladirvitch a demand la main de la princesse.

Oh! Vous le saviez!

Le Premier ministre me la dit lissue de la confrence que nous avons tenue cet aprs-midi. Cest un grand honneur, non seulement pour le grand-duc dAltauss, mais pour tout son peuple.

Et croyez-vous que Margarita sera heureuse?

Il haussa les paules.

Esprons-le! Il ny a aucune raison de croire que Vladirvitch ressemble son imprial cousin. Ce nest videmment pas souhaiter, dans lintrt de ton amie.

Pauline retint son souffle deux secondes avant de lcher dune traite:

Elle dit quelle nira pas en Russie si je ne ly accompagne pas.

Et quas-tu rpondu?

Elle ma supplie de lui servir de dame dhonneur. Elle refuse catgoriquement la compagnie de la baronne, et il lui faut cependant quelquun.

Mais pourquoi toi?

Elle a confiance en moi. Je crois quelle maime bien.

Sir Christopher regarda dans le vague, trs loin.

Je ne mattendais pas cela, je lavoue.

Moi non plus. Je navais pas compris pourquoi la princesse me convoquait durgence au palais, alors que je my trouvais hier!

Sir Christopher se taisait. Pauline attendit un instant avant de reprendre:

Je sais que vous navez aucun dsir que je vous quitte, papa, mais la princesse a beaucoup insist sur le fait quelle ne partirait pas sans moi. Bien sr, elle serait bien oblige de sy rsigner. Mais jestime quil serait fcheux pour son avenir quelle arrive l-bas, seule et contrainte.

Je suis de cet avis, moi aussi.

Aprs un moment de rflexion, il convint regret:

En un sens, il peut tre intressant et instructif pour toi de visiter la Russie.

En souriant, Pauline prcisa:

La princesse est sre que je pourrai convaincre le tsar de demander Londres que tu sois nomm ambassadeur Saint-Ptersbourg.

Un clat de rire lui rpondit.

La chose me parat bien improbable, tant donn que je suis en pleine disgrce. Mais on ne sait jamais comment voluent les choses.

Puis-je apporter votre accord la princesse, papa?

Je ne voudrais pas que tu prennes trop vite une dcision si ce projet te dplat. Cependant, si ton sjour l-bas ne doit durer que quelques mois, je maccommoderai comme je pourrai de ton absence.

Mais je vais vous manquer, nest-ce pas?

Naturellement, ma petite chrie. Tu sais tout ce que tu reprsentes pour moi. Je me sentirai trs, trs seul

Pauline eut un sourire taquin.

Je suis sre que vous aurez autour de vous un essaim de jolies femmes qui sempresseront de vous consoler. En fait, tout lheure, en revenant du palais, je me demandais si je nallais pas trouver ici la baronne von Butzwelle en train de vous contempler avec adoration.

Ils clatrent de rire ensemble.

Elle est trs belle! reprit Pauline. Quoique, la rflexion, je doute quelle ait aussi bon caractre et quelle soit aussi tendrement soumise que la contessa Valmaro.

Sir Christopher secoua la tte avec une indulgence amuse.

Au lieu de me choisir des femmes en soupesant leurs qualits respectives, tu ferais mieux de penser choisir pour toi-mme quelques soupirants convenables. Tu nas pas lair de ten proccuper!

Je voulais simplement vous dmontrer que vous ne serez pas seul en mon absence! Alors que moi, l-bas, je le serai vraiment, et que je mennuierai terriblement de vous, papa. Promettez-moi de mettre comme condition formelle ma mission quelle nexcdera pas trois mois. Au plus! Et que lon devra me rendre vous, comme dans tout contrat de location, intacte et nayant subi aucun dommage. Cest entendu?

Entendu! Sois tout fait rassure. Je trouve que trois mois, cest dj trs long.

Moi aussi. Quil soit bien entendu que vous naccorderez votre permission qu condition que je sois de retour ici en juillet.

Parfaitement! Et si on te garde plus longtemps, je viendrai te chercher moi-mme.

Pauline avait entour le cou de son pre de ses bras et pressait sa joue contre la sienne.

Je vous aime, papa, jaime tre auprs de vous mais je suis trs attache aussi la princesse et jai le sentiment quil est de mon devoir de lempcher dtre malheureuse. Je voudrais mme pouvoir la rendre heureuse

Cest le rle dun mari, mon enfant. Mais il est vident que tu peux laider vaincre sa timidit et surmonter lapprhension lgitime quelle prouve devenir, mme par alliance, la cousine du tsar.

Est-il vraiment si redoutable?

Jai peur que les bruits qui courent sur son compte ne soient exacts. Ils sont trop horribles pour quon ait pu les inventer. Mais il nen demeure pas moins quil est trs attach ses proches et Margarita aura certainement droit un traitement de faveur. Elle deviendra princesse du sang par alliance, ce qui la met labri de bien des ennuis.

Oui, cest certainement considrer.

Tout de mme arrange-toi pour quelle entende le moins de racontars possible au sujet de Sa Majest Impriale, recommanda Sir Christopher.

Je ferai de mon mieux. Mais il y aura toujours des gens pour penser quelle doit tre au courant du pire et qui lui affirmeront quils ne len informent que pour son bien

Eh bien, ceux-l, il vaudrait mieux leur couper la langue! Mais tu as raison, ma chrie, tu seras auprs delle pour lui rendre la vie aussi paisible que possible. Tu essaieras de veiller sur elle. Tu protgeras ses illusions. Dieu sait si la vie se charge de vous les ter! Et cela vient toujours assez tt.

Pauline stait un peu carte de son pre mais elle gardait encore ses mains entre les siennes.

Quand je serai de retour, papa si je me marie je ne le ferai que parce que jaurai trouv lhomme de ma vie, celui que je serai sre daimer et dont je serai sre dtre aime. Je nenvisage le mariage qu condition quil mapporte le bonheur que vous avez partag, maman et vous.

Je prie Dieu quil en soit ainsi, mais il te faudra tre trs prudente, tu sais. Ne pas te tromper. Il nest pas facile, dans ces temps si tourments et si incertains, de trouver lautre moiti de soi-mme.

Cest cependant ce que maman et vous tiez lun pour lautre, si complmentaires! Maman tait si pleinement femme: douce, sensible, indulgente Vous, vous tes fort, volontaire, comme doit ltre un homme.

Je ladorais, vois-tu Rien ni personne ne pourra jamais la remplacer. Et pourtant, Pauline, en vieillissant, tu apprendras que la vie continue et quelle est la plus forte. Pour autant que lon souffre aujourdhui, il faut faire face aux lendemains.

Je le sais dj, papa. Je lai compris, et cest pourquoi je me reproche parfois dtre goste en dsirant si fortement le bonheur comme un d, alors que tant de gens ne connaissent que le chagrin.

Cest trs louable de ta part, mais parfaitement inutile. Sois heureuse autant que tu le peux, car le bonheur nest pas quelque chose dont tu prives autrui en saisissant la part qui ten est offerte Rien nest plus inquitablement partag que le bonheur. Il est vain de chercher comprendre pourquoi.

Pauline porta une main de son pre ses lvres et la baisa.

Papa! Je vous aime, jaime bavarder avec vous, jaime votre voix grave quand vous me parlez ainsi. Vous tes merveilleux.

Vous me flattez, ma chre! plaisanta Sir Christopher. Mais ce nest pas dsagrable

Je partirai avec la princesse, mais je compterai les jours qui me spareront de vous.

A nouveau, elle tait contre la poitrine de son pre qui ly serra tendrement.

Promets-moi, ma chrie, que tu seras trs prudente. Les Russes ont du charme, ce sont des hommes qui sduisent autant par leurs regards que par leurs paroles. Mais, ne ty trompe pas: ils ne se marient que sils y trouvent leur avantage.

Ce que vous voulez me dire, papa, mots pudiques, ironisa gentiment Pauline, cest que les nobles de la cour de Russie auront sans doute envie de me tmoigner leur amour sans la moindre intention de mpouser. Cest a?

Exactement. Les Russes nobles ne peuvent se marier sans la permission expresse du tsar qui choisit pour eux les femmes qui lui conviennent lui! Et il nest pas question de discuter ses dcisions.

Peut-tre, mais il y a au moins une chose dont je suis sre! Cest que Sa Majest Impriale, empereur de toutes les Russies, na aucun droit sur Pauline Handley, dame dhonneur de la princesse Margarita. Je naurai dautre raison de me trouver sa cour que celle daccompagner la fiance de son cousin. Et je naurai pour me recommander sa bienveillante attention quun seul titre: celui dtre la fille du diplomate europen le plus sduisant de toutes les chancelleries! Un point cest tout!

La dfinition de ta situation mis part la phrase qui me concerne est parfaitement juste.

Ne vous faites pas de souci pour moi. Vous savez que je sais tenir distance les messieurs trop entreprenants, comme cet Italien qui me rcitait des pomes de Byron et dautres posies, au point quil en perdait le souffle!

Je men souviens. Ctait assez drle. Mais les aigles russes, comme on les appelle, sont connus pour savoir mouvoir les femmes et leur tourner la tte, ma petite fille

Je resterai sur mes gardes. Non seulement je boucherai mes oreilles, mais je verrouillerai mes portes!

Pauline sattendait voir son pre sourire. Or il restait grave et soucieux. Il murmura, comme pour lui-mme:

Je suis fou de te laisser faire cela La Russie ne ressemble aucun autre pays, et les Russes ont quelque chose en eux de dangereux. Le charme slave, ce nest pas une lgende, une illusion, crois-moi Jai connu plusieurs femmes que ce charme a rduites au dsespoir et la ruine.

Tout ce que je peux dire, cest quelles taient un peu sottes, pour se laisser entraner par la passion au point den perdre la tte! conclut Pauline avec fermet.

Elle pensait quune telle msaventure ne risquait pas de lui arriver, elle. Mais elle se souvint soudain du nombre de victimes de son pre. Certes, il ne les avait pousses ni au dsespoir ni la ruine, mais il les avait toutes fait amrement souffrir. Sans doute lamour conduit-il aux pires inconsquences? Mais les Anglais sont entrans ds leur plus jeune ge refrner leurs motions et rflchir avant dagir.

Sa mre et elle-mme staient souvent moques des extravagances, des gesticulations et des manifestations sentimentales de certains trangers, notamment des Latins. Lady Handley avait expliqu plus dune fois sa fille: Ils ne peuvent pas sen empcher, cest dans leur nature. Nous, nous sommes levs dans lhorreur de ce manque de self-control: nous apprenons ne pas pleurer en public, garder notre calme. Cette autodiscipline nous sert darmure, notre vie durant.

Pauline stait rappel les paroles de sa mre lorsquelle avait vu des femmes sangloter sans retenue parce quelles avaient perdu quelquun quelles aimaient, ou des hommes menacer de se suicider parce quils taient frustrs de leurs espoirs.

Ces comportements lui paraissaient affects, thtraux, dnus de toute sincrit. Ainsi, les dclarations damour quelle avait reues en Italie la faisaient-elle sourire: elle ne parvenait pas les prendre au srieux.

Ne vous inquitez pas, pre, tout ira bien pour moi. Si je tombe amoureuse, ce sera dun Anglais, charmant mais trs sens. Il ne me promettra rien dextraordinaire en dehors dune vie sage et paisible dans un amour partag. Je nen dsire pas plus.

Sir Christopher hocha la tte.

Cest tout ce que je souhaite, et je prie Dieu de te laccorder. Mais, ma trs chre enfant, lamour est imprvisible Ds quil sempare de vous, toutes les bonnes rsolutions svanouissent comme neige au soleil, soupira-t-il en caressant les cheveux de Pauline.

2

Jai peur, dit la princesse Margarita voix basse.

Pauline, qui regardait la mer par le hublot, se retourna.

Peur de quoi?

La princesse ne voulait pas tre comprise car elle stait exprime en anglais et non en allemand.

Avant quelles ne quittent le palais dAltauss, le grand-duc Louis les avait convoques toutes deux dans ses appartements privs.

Je dsire que vous mcoutiez lune et lautre, avait-il dit gravement.

Pauline lavait regard avec apprhension, se demandant o il voulait en venir. Il se taisait, semblant chercher ses mots. Enfin, il reprit:

Je pense que vous avez reu assez dinstruction pour savoir que la Russie est trs diffrente de lEurope occidentale. Les murs, l-bas, ne sont pas exactement les mmes que les ntres. Nos gouvernements aiment leur peuple, le tsar est le petit pre du sien, cest--dire quil le surveille, llve la dure et nentend pas que son autorit subisse la moindre atteinte. De la part de quiconque! En consquence, la police se double dune police secrte. Cette police secrte, le tsar actuel la rorganise et a cr ce quil a appel la Troisime Section.

Cette invention me parat pleine de menaces, pre! sexclama Margarita.

Effectivement. A la tte de ce nouveau dpartement policier, le tsar a plac son ami le plus intime, le comte Benckendorff, en dclarant que celui-ci serait dsormais le mdecin de la morale nationale. Chaque ville de Russie a sa Troisime Section.

En disant cela, le grand-duc supposait que sa fille, pour sa part, ne saisirait peut-tre pas trs bien la porte de la chose, mais que Pauline, fille de diplomate, comprendrait immdiatement quels taient les pouvoirs donns Benckendorff.

Elle avait dj appris la nouvelle par son pre et savait que la Troisime Section surveillait troitement les intellectuels et terrorisait aussi la classe moyenne. Mais Sir Christopher navait pas jug utile dentrer dans les dtails.

Je vous le dis pour que vous soyez trs prudentes dans les propos que vous tiendrez en Russie, quel que soit le lieu o vous vous trouverez. Au palais comme la ville, mfiez-vous des gens qui pourraient vous entendre.

Vous voulez dire que nous risquons dtre pies dlibrment par des hommes de main? demanda la princesse.

Non seulement vous serez surveilles et coutes, mais tout ce que vous direz sera rapport au tsar.

En quoi cela pourrait-il lintresser?

Le grand-duc sourit.

Les Russes, du plus grand au plus humble, ont la rputation dtre curieux. Et le tsar garde lil sur ses sujets, dont vous allez bientt, ma chre enfant, faire partie.

Le princesse se rebella:

Cest odieux! Je ne pourrai mme pas parler quelquun sans quon recueille mes propos pour les examiner la loupe?

Je suis de votre avis, ma fille, et vous pouvez tre certaine que cette sorte de choses ne risquent pas de se produire ici, dans mon propre palais. Mais cest ainsi, l-bas.

Eh bien, soyez rassur, je ferai attention, pre!

Depuis cette entrevue, les deux jeunes filles navaient plus fait allusion entre elles la recommandation paternelle mais, en cet instant, sur le yacht, Pauline fut certaine que Margarita avait parl anglais pour ntre pas comprise.

Pour plus de sret, elle rpta, en hongrois cette fois:

De quoi avez-vous peur?

Tout en posant la question, elle alla sasseoir auprs de la princesse, sur laccoudoir du canap de satin o celle-ci tait allonge.

Elles avaient travers la Prusse en quipages luxueux et dun grand confort; elles avaient t reues par des parents du souverain dAltauss et ftes de telle sorte quil tait ais den conclure que non seulement la famille approuvait ce mariage, mais en tait ravie. Agre par le tsar comme cousine, la faveur rejaillissait sur tous les parents et cousins!

Dans le port de Stettin les attendait le yacht priv de NicolasIer, lIschora. En montant bord, Pauline avait eu le sentiment trs net quelle franchissait la frontire pour passer, dun coup, dun territoire ami dans un autre, trs diffrent, o on les retiendrait prisonnires.

Cependant, la premire nuit bord avait t si agrable quelle avait totalement oubli cette premire impression pour jouir du plaisir dtre l. Ce yacht tait bien diffrent des navires quelle avait connus jusquici! Les cloisons des cabines taient de bois prcieux, les meubles ravissants, les tentures et les couvre-lits de satin, les sols couverts de tapis.

Elles avaient t accueillies par lamiral de la flotte, le prince Grundorinski, et un officier plus jeune, le comte Stroganov.

Extrmement affables, ils taient visiblement soucieux dhonorer la princesse et de lui donner un avant-got de la rception chaleureuse qui lattendait Saint-Ptersbourg.

La nourriture bord tait dlicieuse et, pendant les repas, un orchestre jouait des mlodies russes en sourdine, de faon ne pas gner la conversation des convives.

Le jour prcdant lembarquement, le trajet avait t long et les deux jeunes filles taient si lasses quelles staient retires, chacune dans sa cabine, en se disant bonsoir, sans trouver le courage dentamer la moindre conversation.

Le lendemain matin, aprs le petit djeuner, elles se retrouvrent. Pauline devina que la princesse avait hte de se confier.

Jai trs peur, reprit Margarita, parce que, lorsque pre repartira, si je si je ne suis pas trs sre de vouloir pouser le grand-duc, ni ni personne dautre, que ferai-je?

Pauline sourit, indulgente.

Vous vous marierez forcment un jour, et vous tes si belle que vous ne manquerez pas de prtendants! Mais vous devez vous rendre compte que, puisque le tsar a donn son accord ce mariage, cest vraiment le plus brillant que vous puissiez faire!

La princesse restait silencieuse, la main sur le bras de Pauline comme sur une boue de sauvetage.

Imaginez, dit-elle enfin, que ce soit un homme dgotant et laid?

Ctait une hypothse que Pauline avait dj envisage pour elle-mme. Tandis quelles roulaient vers Stettin, elle stait demand ce quelle ressentirait sil lui fallait se rendre dans un pays tranger pour y pouser un homme quelle navait jamais vu ou, si elle lavait vu, quelle avait oubli au point de navoir plus la moindre ide du personnage.

Et elle stait avou quelle en serait pouvante. Une situation, pour elle, impensable! Jamais, jamais, pour autant quon tentt de len persuader, et quels que fussent les moyens employs, elle naccepterait dpouser un inconnu, un homme quelle naimerait pas!

Mais, en tant que fille de diplomate, elle savait quil ntait pas question pour les Altesses Royales de choisir leur conjoint. Margarita subissait le sort attach sa haute naissance, tout simplement

Cependant, elle en fut mue. Bien que du mme ge que la princesse, elle se savait plus mre et plus informe.

Tout ira bien, vous verrez, assura Pauline. Vous ne vous souvenez pas du grand-duc, mais lui vous a remarque, donc il vous aime. Il parat quil est bel homme et plein de charme. Pourquoi vous dplairait-il, cette fois? Vous en tomberez peut-tre amoureuse au premier regard. De toute faon, il ne peut tre rpugnant, voyons!

Si vous pouviez dire vrai!

La princesse stait leve pour aller regarder par le hublot. Le ciel tait couvert et la mer grise, sans un reflet. Elle murmura pour Pauline qui lavait rejointe et se tenait debout derrire elle:

Sil me dplat et la Russie aussi je menfuirai!

Se retournant brusquement, elle prit Pauline aux paules.

Promettez-moi, Pauline, promettez-moi que si je me sauve vous me suivrez!

videmment, ma chrie, mais je suis certaine que vous ne le ferez pas. Votre pre a dit que le grand-duc tait un homme en qui il avait toute confiance, et vous savez que, dans le cas contraire, il naurait jamais autoris ce mariage.

Margarita haussa les paules, presque rageusement.

Mon pre ne pense pas moi, mais Altauss! Oh! Pauline, quelle chance vous avez de ntre pas de sang royal!

Ctait exactement ce quelle se disait aussi, mais Pauline jugea quil serait maladroit den convenir. Elle prfra rpondre, en italien:

Nous devrions faire plus attention aux paroles que nous changeons, Altesse. Il vaut mieux viter que le tsar soit mis au courant de vos sentiments.

Voil encore une chose qui me fait peur, Pauline. Qui nous coute, en ce moment? Qui va sempresser de courir jusquau tsar, quand nous serons au palais, pour lui dire que je redoute mon futur poux, le tsar lui-mme, et toute la Russie?

Pauline sourit.

Si quelquun sen charge, il faut admettre que cela sera trs comprhensible. Normal, en somme

Pas pour moi! Jen ai dj assez, de cette atmosphre Je veux tre heureuse! Je veux tre chez moi et danser joyeusement avec tous ces beaux aides de camp qui valsent si bien et qui me murmuraient des choses charmantes loreille.

Pauline clata de rire.

Mon Dieu! Vous savez quau fond ils sont mortellement ennuyeux! Ils racontent toujours les mmes fadaises, jour aprs jour

Margarita en convint en riant, elle aussi:

Cest vrai mais pensez-vous que les Russes aient plus dimagination?

Nous le saurons bientt. Il faut attendre et voir

Le lendemain, le ciel tait dgag. Le soleil illuminait une mer calme. Au loin, se dessinaient les tours de Tallin qui, daprs lamiral, se trouvaient exactement vingt-quatre heures de Saint-Ptersbourg.

Alors, dans la nuit, se leva laurore borale. La mer semblait de cristal. Tout le monde, aprs le dner, se runit sur le pont, les deux jeunes filles enveloppes dans des fourrures, tandis que lquipage offrait aux passagres un spectacle de danses et de chants.

Pauline stait attendue une manifestation folklorique originale, sans imaginer quelle serait dune telle qualit. Tant de souplesse et de grce de la part damateurs, ctait prodigieux!

Leurs sauts taient parfois dune exubrance sauvage qui troublait, en provoquant une exaltation heureuse et bizarre. Mais lorsquils chantrent, Pauline se sentit saisie par une motion laquelle elle ntait gure prpare et qui lui gonfla le cur, presque jusquaux larmes.

Son pre, amateur de musique, lavait maintes fois conduite lopra, en Italie, et quelques grands chanteurs taient mme venus lambassade, au cours de rceptions offertes des htes de marque. Jamais encore elle navait ressenti cette plnitude de joie pure, dans son corps et dans son me. Jamais elle navait t touche aussi profondment par des chants qui veillaient en elle tout un monde de sensations inconnues.

Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait, ni pourquoi son cur battait sur ce rythme fougueux. Elle avait limpression dtre elle-mme un lment de cette nuit splendide, lgal des toiles

Lorsque les chants cessrent et que le prince Grundorinski donna le signal des applaudissements, ce fracas soudain la ramena sur terre, lgrement tourdie, mais comble.

Aussi fut-elle trs surprise lorsque, de retour dans la cabine de la princesse, elle entendit cette dernire dclarer dun air dgot:

Jespre que les spectacles qui nous seront offerts Saint-Ptersbourg seront de meilleure qualit!

De meilleure qualit?

Vous avez vu ces hommes, comme ils sont grossiers et vulgaires? Et sur le plan artistique on aurait pu trouver quelque chose de plus labor, tout de mme!

Sans rpondre, Pauline donna Margarita le baiser du soir et regagna sa cabine.

Seule, elle rflchit longuement, avec un peu dinquitude: elle venait de dcouvrir lme mme du peuple russe, tandis que la princesse ne stait pas sentie effleure une seconde par ce souffle de grce

Le lendemain matin, le yacht tait en vue de Cronstadt, immense port creus dans le granit, o stiraient des ranges de navires de guerre. Sur la mer elle-mme pullulaient des bateaux de toutes tailles et de toutes sortes: gigantesques vaisseaux de combat, cargos, frgates, vapeurs, paquebots, phares flottants, battant pavillons des nations du monde entier.

Le yacht sengagea dans lestuaire de la Neva, et Saint-Ptersbourg apparut aux regards de Pauline exactement telle quelle se ltait imagine daprs les descriptions de son pre.

Ses dmes bleus et verts aux fates dor, ses colonnes en spirale lui confraient un aspect ferique. Pauline espra que la princesse tait, elle aussi, sensible tant de splendeur.

Tandis que le yacht se rangeait quai, une procession de somptueux attelages simmobilisa; il semblait quune vritable foule de courtisans ft venue attendre les deux jeunes filles. Comme on les en avait avises, le grand-duc Vladirvitch fut le premier monter bord.

Ctait linstant, Pauline le savait, que la princesse redoutait Elle tait adorable, la petite princesse Margarita, dans sa plus jolie robe, avec son chapeau orn de roses, tandis quelle plongeait en une gracieuse rvrence devant son futur poux. Pauline se disait quaucune jeune fille au monde ne pouvait montrer plus de charme et de beaut. Mais aucune non plus ne pouvait tre aussi anxieuse de voir enfin le visage et lallure de celui qui on la destinait.

Il en tait sans doute de mme pour le grand-duc! Car, bien souvent on en parlait parfois dans les ambassades des princes qui lon avait adress le portrait de leur future femme et qui, daprs ce portrait, sattendaient pouser une beaut, avaient vu arriver leur Cour une petite boulotte aux vilains traits et aux dents gtes.

Il en tait de mme dans lautre sens: telle princesse, ravie par limage dun fianc mle et splendide dans son uniforme, stait trouve marie un homme mr, sans charme, veuf dun premier mariage strile, et qui ne voyait en elle que le moyen de sassurer une progniture sans se soucier de lui plaire.

Cette fois, au moins, ce ntait pas le cas: le grand-duc Vladirvitch tait impressionnant!

Aprs avoir bais la main de la princesse, et pendant quil prononait un petit discours de bienvenue, il la regardait dune manire qui indiquait trs nettement quil avait hte de sentretenir de faon plus intime avec elle dans les prochaines heures.

Quant Margarita, il tait impossible quelle ne ft pas sduite par le prestige de cet homme la tunique blanche galonne dor, chauss de hautes bottes, portant plastron dor et casque rutilant. Laigle qui en ornait le sommet indiquait quil avait revtu, pour accueillir sa fiance, le prestigieux uniforme des hussards.

Il navait pas lch sa main et, son allocution officielle termine, il se pencha pour lui parler dune voix profonde et caressante:

Jai compt les jours qui nous sparaient encore. Maintenant que vous tes l, jai peine croire que ce nest pas un rve

Pauline vit la princesse rougir, nota le battement de ses cils. Elle sy attendait, aucune femme naurait pu rester insensible tant dardeur charmante.

Quelques instants plus tard, assise dans la calche princire, face au futur couple, elle constata que son amie tmoignait dune animation et dune prolixit qui ne lui taient pas habituelles.

Pour sa part, elle tait heureuse aussi, mais ctait dtre enfin Saint-Ptersbourg. Son pre lui en avait tellement parl! Il lavait avertie quelle allait trouver une ville grandiose, fantastique

Ce quelle avait imagin tait trs au-dessous de la ralit. Les palais monumentaux, les places immenses, les rues larges comme un fleuve, rduisaient par comparaison la foule qui circulait dans ces espaces un peuple de fourmis. On se sentait cras!

En admirant les faades de diffrentes couleurs, elle se souvint que son pre avait fait allusion cette particularit: chaque famille noble qui possde un palais Saint-Ptersbourg le peint aux couleurs de sa famille. Ainsi, y en avait-il un blanc et cramoisi, un bleu vif, un lilas, un autre saumon Quant au Palais dHiver, rsidence de la famille impriale, il tait marron et si dmesur quil tait impossible dimaginer que ce ft une maison, un endroit fait pour abriter quotidiennement des personnes qui y mangeaient et y dormaient. Pour Pauline, ctait une folie!

Des milliers de gens circulaient lextrieur. Que faisait l toute cette foule! Plus tard, Pauline devait apprendre que ctait simplement le personnel quotidien et trs ordinaire en service au palais: cochers, laquais, serfs et autres, vaquant leurs occupations.

Alors que les six calches qui formaient la suite des arrivants longeaient les quais de la Neva, Pauline avait constat avec surprise que les passants ne semblaient nullement intresss par le cortge princier. Ils ne tournaient pas leurs regards vers lui ni ne saluaient.

A Altauss, lorsque le grand-duc se dplaait, ce ntaient que cris et ovations; les enfants jetaient des fleurs sur la voiture et les sourires panouis des sujets montraient combien le souverain tait populaire.

Les Russes, eux, regardaient droit devant eux ou baissaient la tte comme sils craignaient de se faire remarquer.

Pauline en conclut que ce peuple navait pas lair heureux. Une constatation dont elle ne devrait pas faire part Margarita.

A lintrieur du palais, les livres des valets taient aussi impressionnantes que les uniformes des soldats de la Garde, et le palais lui-mme dune telle splendeur quelle en eut le souffle coup, bien quelle se ft attendue un spectacle extraordinaire.

Les hauts piliers couverts dor ou jasps, les lustres de cristal, les plafonds en dmes aux croisements des galeries, les tableaux, tout sollicitait son attention merveille et lempchait dentendre ce que lui disait lofficier qui les escortait.

Elles parvinrent enfin aux appartements du tsar o Sa Majest Impriale et la tsarine les attendaient.

Pauline se souvenait dune conversation quelle avait eue avec son pre, avant quelle ne quitte Altauss.

Le tsar Nicolas est certainement le souverain le plus intimidant dEurope, avait dit Sir Christopher.

Et quelquun ma affirm je ne me rappelle plus qui quil tait aussi trs beau! avait-elle ajout.

Cette phrase de Pauline avait dclench le rire du diplomate.

Il y a dix ans, quand NicolasIer est venu en visite au chteau de Windsor, la reine a prtendu que le secret du terrible ascendant quil exerce sur ses interlocuteurs est la coquetterie quil a dans lil gauche.

Pauline avait ri son tour, de bon cur.

Mais comment savez-vous que la reine a dit cela? Vous tiez prsent?

Non, mais elle la crit dans des notes que jai lues. Voici la citation exacte: Cest certainement un homme dont le physique frappe, et qui est encore trs beau. Son profil est magnifique. Mais ce qui est le plus remarquable, cest son regard asymtrique, o lil gauche a lair dun clou chauff blanc. Cela lui donne une expression formidable que je nai encore remarque chez quiconque

En attendant dtre introduite, Pauline se promit de vrifier ce dtail.

Ce quelle fit un instant plus tard, tandis que le tsar accueillait dabord le grand-duc, puis la princesse, et enfin elle-mme. Limage tait parfaitement exacte: un clou chauff blanc! Et lpithte formidable ne ltait pas moins, dailleurs.

Le tsar avait quelque chose de rude, dimplacable, qui la fit frmir intrieurement, tandis que le mot inhumain simposait son esprit. Oui, formidable et inhumain, voil ce quil lui semblait tre. Pauline tait mduse au point que lorsquon la prsenta la tsarine elle faillit oublier sa rvrence.

Lpouse prussienne de Sa Majest Impriale, fragile comme un oiseau, tait trs diffrente de son auguste matre. Elle eut pour Pauline un adorable sourire. Mais elle ne lui parla pas. Elle passa aussitt aux autres membres de la suite du grand-duc Louis, quil avait amens avec lui dAltauss.

Ce ne fut quaprs avoir mont le large escalier qui les conduisait aux appartements de la princesse Margarita, dont Pauline suivait respectueusement les pas, que les jeunes filles recommencrent respirer normalement.

Leurs chambres, mme celle de Pauline, taient si vastes quelle ne se souvenait pas en avoir jamais occup une semblable, ni Altauss ni dans aucune des ambassades o elle avait accompagn son pre. Une femme de chambre dbarrassa aussitt la princesse de sa cape et de son chapeau.

Quelques secondes plus tard, Margarita faisait irruption dans la chambre de Pauline en scriant:

Que pensez-vous de la Russie, et plus spcialement du grand-duc?

Elle avait pos cette question en anglais et son amie lui rpondit dans la mme langue:

Je pense que vous avez beaucoup de chance. Il est charmant et dune allure folle en uniforme de hussard!

Cest exactement limpression quil ma faite. Nous serons peut-tre heureux ensemble bien que je le souponne dtre terriblement autoritaire.

Pauline tait de cet avis, mais elle prfra ne pas insister sur ce point.

Vous en prendrez lhabitude, dit-elle, et vous trouverez le moyen de composer avec son autorit. Toutes les femmes sont habiles ce jeu-l

La princesse savana de quelques pas pour lui parler presque loreille.

Quant au tsar, je suis sre que cest un monstre! Sa main tait si froide quand il a touch la mienne, que jai eu limpression que ses doigts taient de fer.

Elle exagrait. Pauline comprit nanmoins ce quelle avait ressenti.

A cela aussi, vous vous habituerez

La princesse jeta un regard par la fentre.

O pensez-vous que soient cachs ceux qui nous espionnent?

Dans les murs, sans doute!

Margarita courut lun des panneaux de bois qui tapissaient la chambre et y cogna de son index repli: il sonna creux. Elle alla un autre mur, recommena, pour obtenir le mme rsultat.

Pauline secoua la tte avec un air de reproche.

Vous commettez une erreur, en agissant de faon les laisser deviner que nous nous mfions. En nous contentant de parler en diverses langues, nous rendrons leur tche assez difficile! Je doute quils aient ici des agents capables de suivre couramment une conversation dans de telles conditions.

Et sils sont dsorients, sourit la princesse, ce sera bien fait pour eux. Jai horreur des espions.

Moi aussi. Mais je crains quil faille, hlas! vous y habituer.

Le soir, au dner, elles firent connaissance avec les coutumes tranges en honneur au palais. Cest minuit que commenaient les soupers et les bals qui runissaient la Cour et la noblesse, et ils ne cessaient quavec le jour.

On ne se rendait pas visite avant onze heures du matin. Le repas de midi nexistait pas: on se mettait table six heures. Aprs quoi les dames, le plus souvent, se remettaient au lit pour se reposer afin de paratre, minuit, dans toute leur beaut, radieuses et couvertes de joyaux.

Un courtisan les informa:

Le souper sera servi aux environs de deux heures du matin.

Pauline sinquita:

Mais quelle heure nous coucherons-nous?

Il eut un geste vasif.

Cela dpend. De toute faon, pas avant quatre heures.

Mais alors en fin de compte, ici, le jour devient la nuit et la nuit devient le jour?

Cest un peu a Et beaucoup dentre nous apprennent brler la chandelle par les deux bouts! obligatoirement

Comme Pauline le regardait avec un certain bahissement, il expliqua:

Sa Majest Impriale se met au travail cinq heures de laprs-midi et, quelle que soit lheure laquelle nous nous sommes couchs, elle exige que nous soyons prsents. Mme si le bal et le souper nont pris fin qu six ou sept heures.

Aprs avoir dans jusqu laube et mme au-del cest un rgime puisant! Tous les jours!

Le gentilhomme poussa un soupir.

Nous en avons pris lhabitude Vous la prendrez aussi.

Cette premire soire fut cependant, pour elles, fort agrable. Elles dnrent vers six heures avec le tsar et la tsarine, puis souprent avec quelques amis intimes du futur poux de la princesse qui, par chance, ne dsiraient pas prolonger cette runion jusqu laube.

Quand elles rintgrrent leurs appartements, la princesse nen billa pas moins en constatant:

Ces murs sont ridicules! Il y a au moins trois heures que je devrais tre au lit.

Quand vous serez dans votre propre palais, sans doute pourrez-vous organiser des horaires normaux.

Vous pouvez tre sre que cest un point sur lequel je vais srieusement insister.

Elle laffirmait mais, au fond, comment pouvait-elle tre certaine quil lui serait permis dagir selon sa volont? En tout cas, Pauline tait au moins rassure sur un point: Margarita, dores et dj, acceptait sans aucune rticence dpouser le grand-duc.

Il est vrai quil tait sduisant. Lorsque son regard se posait sur la princesse, ctait non seulement avec admiration mais avec, en plus, une petite flamme qui en disait long

Et Pauline tait persuade que ce couple serait heureux; de toute vidence, ils taient dj attirs lun par lautre.

Avant de sendormir, elle fit une prire pour que cela se ralise.

Lorsquelle se glissa entre les draps fins, brods de la couronne impriale, Pauline soupira daise: Margarita avait plus de chance quelle ne laurait imagin. Lavenir pour elle sannonait radieux, mme si la Russie en tant que nation restait un pays imprvisible.

Comme elle tait trs fatigue, Pauline avait dormi profondment et sans interruption. Au matin, en contemplant, de sa fentre, les dmes rutilants et la Neva au cours majestueux, elle murmura:

Cest une ville magnifique!

Pourtant, quelque chose manquait, et elle prouvait un lger malaise. Ctait sublime, dune extraordinaire beaut qui enchantait le got et lesprit, mais Oui, voil! Cela vous laissait le cur froid. Ce qui manquait au paysage, ctait un cur!

Toutes les autres capitales quelle avait visites Rome, Londres, Paris, et mme Wildenstadt, capitale dAltauss lui avaient parl non seulement par leurs monuments, leurs glises, leur atmosphre, mais aussi par la voix de leur peuple. Leur rumeur lointaine qui tait comme la respiration de millions dtres les lui avait rendues vivantes, chaleureuses, sensibles Ici, tout semblait mort, terne et silencieux.

Ailleurs, les gens riaient, naissaient, se mariaient, mouraient. Ils communiaient dans un mme amour pour leur ville, quils considraient comme leur appartenant autant quils lui appartenaient. Leur ville, ctait leur nid et leur berceau, le lieu de leurs joies et de leurs souffrances, et dont lme mme tait la somme de leurs millions dmes.

Le peu quelle avait vu de la Russie laissait Pauline le sentiment pnible que ces immenses btisses riges par Pierre le Grand et ses successeurs, ces glises aux piliers en torsades, aux dmes couverts dor, taient totalement et dfinitivement trangres ce peuple simple et modeste qui circulait lentour avec le sentiment dtre cras par trop de splendeurs.

La Russie lui apparaissait comme btie deux niveaux, lun trs haut, lautre trs bas, sans quaucune communication ft possible entre ces deux mondes. Entre les deux, le vide total

Comme le soleil, encore bas, lblouissait et parait de reflets iriss toutes les beauts alentour, elle se dit, merveille par le spectacle qui soffrait sa vue, quelle tait folle de raisonner ainsi, en laissant vagabonder son imagination. Certes, quelque chose nallait pas; elle finirait bien par trouver quoi.

Cependant, tout au fond delle-mme, elle savait que son optimisme tait factice et que, quelques instants plus tt, son intuition ne la trompait pas.

Elle resta longtemps derrire la fentre, jusqu ce quelle entende dans la chambre de la princesse des bruits indiquant que celle-ci tait son tour veille.

Ayant enfil un peignoir de soie sur sa chemise de nuit, ses cheveux dfaits flottant sur ses paules, Pauline se rendit auprs de Margarita.

Sa beaut lui parut enfantine et touchante, avec ses yeux ensommeills, dont les prunelles semblaient reflter le bleu de ses rubans, et ses longs cheveux noirs pars sur loreiller.

Bonjour, Pauline murmura-t-elle en retenant un billement. Venez vous asseoir prs de moi, et parlons! Jai des tas de choses vous demander mais, la rflexion, je crois prfrable que nous attendions dtre dehors et que personne ne puisse nous entendre.

Si nous nous exprimons en anglais, personne ne comprendra. Jai appris hier quil ny a, au palais, que trs peu de gens qui connaissent cette langue.

Ils ne parlent pas non plus le russe, ce que je trouve extraordinaire! Ici, on parle surtout lallemand pour honorer la tsarine dont cest la langue maternelle, bien que la plupart des htes du palais, parat-il, prfrent de loin le franais.

Cest en effet curieux mais, aprs tout, comprhensible.

Pauline se rendit compte que la princesse ne lcoutait plus, lesprit ailleurs. En effet, elle murmura timidement:

Et que pensez-vous dAlexandre? Sincrement.

Je pense que le grand-duc a beaucoup de charme.

Il ma dit des paroles dlicieuses. Jai reu de lui les plus jolis compliments que jaie entendus de ma vie. Mais jai appris quelque chose, la nuit dernire, qui ma inquite.

Quest-ce que cest?

La princesse hsita un moment avant de rpondre:

Il y a eu dans sa vie beaucoup de femmes, dj! mais une, en particulier.

Pauline ne ragit pas tout de suite. Elle savait quil tait trs important de rassurer la princesse. Ce quelle venait de lui confier la surprenait pourtant.

Elle avait appris de son pre que les Russes sont toujours perdument amoureux de quelque jolie femme, et que lamour est lun de leurs plus grands soucis, avec les chevaux et larme.

Avec prcaution, elle avana:

Le grand-duc est si sduisant il nest pas tonnant que quil y ait des femmes qui qui le lui fassent comprendre.

Oh! cela, je ladmettrais fort bien, mais mais, la nuit dernire, une parente du tsar avec qui je conversais a parl de tout ce quil allait devoir sacrifier son mariage. Jai compris quelle faisait allusion aux femmes qui, visiblement, tenaient une grande place dans dans sa vie.

Il est jeune. Il fallait sattendre ce quil se soit jusquici conduit en homme, et en homme libre, plaida Pauline.

Jesprais que, pour mon arrive, il serait seul, libr de toute attache.

Pauline imaginait le mme comportement. Mais, lorsquelle tait en Italie avec son pre, elle avait pu se rendre compte que les jeunes aristocrates passaient la plupart de leur temps avec de belles femmes dont ils taient les amants, quils soient maris, clibataires ou, comme ltait le grand-duc, fiancs. Pour linstant, le plus urgent tait de rassurer Margarita.

La plupart des hommes se plaisent en compagnie des femmes, mais cela ne signifie nullement quils en sont amoureux. Si le grand-duc vous aime, comme je le crois, ce sera un tout autre sentiment que celui quil a prouv jusquici, et les choses changeront pour lui.

Comment en tre sre? Oui, comment en tre sre? Imaginez, Pauline, quaprs notre mariage il continue avoir ce genre de relations?

Pauline se sentait elle-mme inquite et trouble. Elle aurait voulu que sa mre ft encore de ce monde pour rassurer la princesse. Pour sa part, dans la mme situation, elle naurait peut-tre pas ressenti de la jalousie mais une certaine apprhension lendroit des femmes qui, jusquici, avaient eu un rle dans la vie de celui quelle devait pouser.

Comme elle se taisait, Margarita reprit:

Comment puis-je tre sre quil ne mpouse pas simplement pour avoir une femme lgitime et des enfants? Et quaussitt que nous serons maris il ne retournera pas celles qui ont agrment jusquici son existence, en mabandonnant ma solitude?

Un sanglot lui chappa.

Et ici, en Russie ma solitude serait affreuse.

Mais voyons! protesta vivement Pauline. Vous avez votre frre!

La princesse fut frappe.

Ah! oui, cest vrai Javais oubli Maxime! Le tsar ma dit hier quil avait d se rendre Moscou et quil serait de retour demain Saint-Ptersbourg.

Vous pourrez donc lui parler du grand-duc. Il pourra vous en apprendre davantage et, sans aucun doute, vous rassurer.

Je veux bien couter ce quil men dira. Je veux esprer que ce sera lexacte vrit mais, en mme temps

Pauline, qui stait assise au bord du lit, prit dans ses mains celles de la princesse.

coutez! Ce que vous venez de me rvler, il faut que vous en parliez au grand-duc lui-mme, franchement, ouvertement Faites-lui part de vos sentiments, de vos craintes, rptez-lui ce que vous a dit cette dame, hier soir. Je suis sre que ces ragots ont t dicts par la jalousie et le dpit. Puisquils vous ont inquite, cest son rle lui dapaiser vos craintes.

Margarita crispa nerveusement ses doigts sur ceux de Pauline.

Vous croyez que je peux rellement, lui parler?

Pourquoi pas? Il vaut mieux que vous vous montriez francs et honntes lun envers lautre ds le dbut, et je suis sre quil le comprendra.

Quest-ce qui vous le fait penser?

Jai beaucoup voyag avec mon pre. Jai connu beaucoup de gens de tous pays et je peux dinstinct juger les hommes au premier coup dil Je discerne leur personnalit non daprs la surface, daprs ce quils veulent paratre, mais daprs ce qui se dissimule sous lapparence. Et jai la certitude que le grand-duc est un homme en qui on peut avoir confiance.

Oh! Pauline, comme je voudrais que vous ayez raison! Je voudrais pouvoir le croire, car il me semble que je suis dj amoureuse de lui.

Je lesprais de tout mon cur, ma chrie! Mais vous ne devez pas oublier une chose: mme si lui vous aime aussi, il a dj beaucoup vcu avant de vous connatre. Il est fatal quil ait connu des femmes qui ont compt pour lui, comme il comptait pour elles.

Bien sr! Si je lui disais ce que je vous ai dit vous, tout lheure, sans doute me considrerait-il comme une gamine borne et stupide.

Pourquoi? Pas du tout! Il ne penserait pas cela. Il se dirait peut-tre que vous tes nave

Margarita soupira:

Nave et sotte, oui! Jignore tout de ce genre dhommes. Il est tellement diffrent de ceux que jai connus jusquici

Ctait parfaitement exact. Les jeunes gens avec qui elles dansaient au palais dAltauss taient encore des gamins et leur esprit tait moins compliqu que celui des Italiens! Tandis que les Russes

Pauline traduisit sa pense en choisissant ses termes:

Je crois que les Russes, en effet, ont une mentalit trs particulire et peut-tre est-ce une caractristique typiquement slave quils sentent plus profondment les choses que les Europens. Ce qui nous les rend parfois nigmatiques Cela tant, je pense justement que, si le grand-duc vous aime, et si vous laimez, vous vivez avec lui une aventure merveilleuse.

Oh! comme je le dsire, Pauline! Cest ce que jespre. Si nous nous aimons, je sens que ce sera blouissant!

Pauline tait surprise. Elle ne sattendait pas une telle fougue de la part de Margarita. Elle tait sre maintenant que la petite princesse avait eu le coup de foudre pour son royal fianc. Il tait trs important quil ny et entre eux aucun malentendu au dpart.

Parlez-lui! insista-t-elle. Dites-lui franchement, dans lintimit, ce que vous ressentez, et essayez de le comprendre. Peut-tre est-il lui-mme quelque peu effray et intimid par vous: votre jeunesse, votre innocence Songez que si vous le trouvez difficile cerner, il peut avoir de vous exactement la mme impression. Vous appartenez deux mondes si lointains.

Je navais pas pens cela. Je vais essayer, Pauline. Je vous promets que je vais essayer.

Votre frre ne demandera srement qu vous aider. Et puis, vous avez de longues semaines devant vous pour apprendre vous connatre, avant le mariage.

La princesse regarda son amie avec surprise.

Comment! Vous navez donc pas entendu ce que le tsar a dit, hier soir? Il a dit pre quil ntait pas ncessaire de perdre du temps et que, puisque le mariage tait dcid, il aurait lieu dans une semaine.

Une semaine? Mais cest aberrant!

Cest lavis de pre. Mais le tsar en a dcid ainsi, et il ny a pas y revenir.

Pauline stait leve dun bond. Elle alla jusqu la fentre. Elle tait furieuse. Quel tyran, quel autocrate que ce NicolasIer! Un tel comportement tait intolrable!

Il aurait d considrer quil tait dj assez difficile pour Margarita de venir en Russie pour tre marie un homme quelle avait aperu une seule fois dans sa vie sans exiger de surcrot que cette union soit conclue et consacre sous huit jours!

Dcidment, tout ce quelle avait entendu sur son compte avant de le connatre ntait pas exagr. Le tsar se considrait comme la Loi en personne et tout individu devait, sans rticence, sincliner devant cette Loi. Quels que fussent ses ordres, il entendait quon les excute sur-le-champ. Malheur celui qui tenterait de sy soustraire.

Parce que la fantaisie lui en avait pris, la princesse Margarita dAltauss serait donc marie dans une semaine, dans un pays qui lui tait tranger, avec un homme dont elle ignorait tout; elle deviendrait ainsi la sujette dun monarque qui navait aucun droit sur elle ni sur sa famille. Et ceci sans avoir mme t consulte.

Pauline se rptait que le tsar navait aucune autorit pour agir ainsi, mais elle savait que sa protestation tait drisoire! Soudain, elle frissonna pour elle-mme.

Tant de choses prenaient ici un caractre de dmesure. Comme ce palais, si vaste que lon devait fatalement sy perdre. Comme ce fleuve dont on distinguait peine lautre rive, et qui semblait charrier dans ses flots tout le peuple russe lui-mme, ou plutt son destin, pass et avenir, inluctablement, avec la sombre puissance de la fatalit. Nul ne pouvait y chapper! Et Margarita allait tre entrane, comme les autres, vers un avenir encore imprvisible mais dont rien ne pouvait dsormais faire dvier le cours.

Quant moi, pensait Pauline, il ne faut pas que je mattarde ici. Il faut que je marrache trs vite, ds que je le pourrai, ce pouvoir trange qui ne peut tre que malfique.

3

Votre fille est digne de son frre, dclara le tsar. Elle est aussi sympathique, et doue du mme charme

Votre Impriale Majest est trop bonne den juger ainsi, rpliqua le grand-duc, selon la formule dusage.

Le tsar lui posa familirement la main sur lpaule.

Nous sommes de vieux amis, mon cher Louis, et je puis vous assurer que je suis enchant de pouvoir, par cette alliance, raliser entre nos deux pays une solide union. Jentends donner Alexandre un rang encore plus lev et vous ne serez pas du quand vous saurez ce que je rserve Maxime.

Je ne sais comment vous exprimer ma gratitude, murmura le pre de Margarita, tout en suivant le tsar qui sapprochait de lune des fentres, derrire laquelle le paysage resplendissait sous un soleil clatant.

Nicolas eut un sourire satisfait.

Dans quelques jours, nous partirons pour notre sjour dt, Tsarsko Slo. Je ne suis pas mcontent de quitter cette ville!

Mais nous ne partirons quaprs le mariage.

Non. Pourquoi? Ce nest rien de revenir ici pour la crmonie. Et cela donnera loccasion nos paysans de voir et dacclamer la marie, le long de la route. Mes plans sont dj prts.

Je suis persuad que vous avez pens tout, et dans les moindres dtails, approuva platement le grand-duc qui se disait que, de toute faon, mme sil dcouvrait dans les plans du tsar quelque chose qui lui dplt, il lui serait impossible dexprimer la moindre critique.

Il tait cependant inquiet car il trouvait que le tsar prcipitait les choses, et il se demandait sil ny avait pas cela quelque raison cache, plus ou moins inavouable.

Votre fils sest conduit brillamment, je dirais mme quil sest montr blouissant, dans notre combat contre Chamil! reprenait le tsar, revenant Maxime. Je len ai dj rcompens dune faon qui, je pense, vous a t agrable. Je lui rserve une autre faveur qui est un peu plus comment dirais-je? dlicate Jimagine que vous tes au courant de lamour quil porte ma cousine, la princesse Natacha?

Le tsar avait pos la question en laissant fuser un rire amus et indulgent

Jai entendu en effet des chos de de cette affaire.

Il faut avouer quelle est trs belle! apprcia le tsar. Eh bien, son mari est justement en mission spciale, en Gorgie, en ce moment!

Conscient du sous-entendu, le grand-duc murmura, gn:

Je ne peux que vous en exprimer notre gratitude, Majest.

Le tsar eut un petit rire pour prciser:

Cest surtout Maxime de men tre reconnaissant.

Par chance, pour le grand-duc, affreusement confus, un hte du palais entrait cet instant dans la pice, et lentretien en resta l.

Aussitt arriv au palais, le prince Maxime dAltauss stait prcipit dans sa chambre, afin de se changer pour le dner. Il jeta un regard inquiet la pendule place au-dessus de la chemine.

Il savait quil aurait d arriver plus tt, mais il stait attard, aprs le repas de midi, auprs dune charmante htesse qui il avait rendu visite sur la route qui le ramenait Saint-Ptersbourg.

Il comptait repartir sitt le djeuner termin, mais cela ne lui avait gure t possible. Elle lavait entran dans son boudoir avec lintention vidente, daprs son sourire et la fivre de son regard, davoir avec lui un entretien priv des plus intimes.

Beaucoup plus tard, alors quil tentait dexprimer ses adieux, elle stait suspendue lui pour murmurer, comme tant de femmes avant elle:

Quand nous reverrons-nous, Maxime? Vous savez combien il mest pnible de vous laisser partir! Nous sommes si rarement ensemble, seul seul

Je tcherai de revenir, en rejoignant mon rgiment.

Il lavait embrasse puis regarde dans les yeux, avec lexpression prometteuse et ardente qui lui tait particulire et qui faisait invariablement battre la chamade aux curs fminins.

Merci, Zenia, vous vous tes montre adorable et infiniment gnreuse avait chuchot Maxime.

Comment pourrais-je agir autrement envers vous, mon cher amour?

La voix de Zenia stait brise en un court sanglot. Depuis longtemps elle tait prise et elle avait cru au bonheur un an plus tt, quand le prince tait devenu son amant. Leur liaison avait t fivreuse et exalte, enivrante, mais de courte dure. Lorsquil tait parti pour le Caucase il avait ramen cet pisode galant de plus justes proportions. Depuis, il ny avait entre eux quune bonne amiti amoureuse loccasion Sans plus.

Zenia savait pertinemment que, l o se trouvait le prince Maxime, il y aurait toujours des femmes prtes le combler de leurs faveurs. Et il tait invitable quil se ft lass.

Elle avait trop dexprience pour ne pas se rendre compte quelle ntait que lune de ses nombreuses conqutes. Cependant, bien que vivant au fond dune province o son mari avait dimportantes responsabilits, les rumeurs concernant la passion de Maxime pour la princesse Natacha taient parvenues jusqu Zenia. Elle en avait conu pour la cousine du tsar une haine solide.

Ctait en effet Natacha que le prince pensait tandis quil faisait route vers le Palais dHiver. Il navait fait sa connaissance que trois mois auparavant, mais elle lavait littralement bloui.

Ses yeux typiquement slaves, allongs vers les tempes, le dessin de ses lvres sensuelles, lovale parfait de son visage et les reflets fauves de ses cheveux dbne lavaient frapp et avaient fait lever en lui un dsir violent. Bien quil nen ait pas eu clairement conscience, il avait langui de la revoir pendant tout le temps quil tait rest loign de Saint-Ptersbourg.

Elle tait devenue sa matresse peu aprs leur premire rencontre, sans rticence, et elle lui avait crit ensuite des lettres brlantes quil jugeait lui-mme trs oses Il navait jamais eu le temps de rpondre. Cependant, il lui avait fait savoir, dernirement, que le tsar le rappelait la Cour pour y accueillir sa sur Pauline.

Maxime tait certain que Natacha trouverait le moyen de prendre contact avec lui ds son arrive. La tsarine, comme le tsar, la traitait en intime et semblait aimer beaucoup cette superbe cousine. Mais le prince souponnait le souverain de toutes les Russies de se servir delle pour dautres tches que celle qui consistait assurer lagrment de son gnral en chef prfr.

Depuis quil tait la Cour, il ne pouvait ignorer que le tsar confiait souvent aux femmes les plus belles et les plus dsirables de son entourage des missions diplomatiques consistant obtenir, de tel ou tel reprsentant dune autre nation, des renseignements secrets quil et t difficile de lui extorquer par des moyens moins convaincants que ceux clinement employs dans lintimit dune alcve.

Lorsque Maxime avait rencontr Natacha, elle paraissait trs prise dun diplomate anglais, envoy la cour de Russie par les Affaires trangres de Londres le tsar en tait convaincu pour dcouvrir les intentions relles et caches de NicolasIer quant au respect de certains traits conclus avec dautres nations europennes.

Natacha devait avoir termin cette mission trs particulire quand elle et Maxime staient connus. Car, deux nuits plus tard, il lavait vue pntrer chez lui, dans sa chambre, par une porte secrte. Elle navait rien de spcial lui communiquer et stait contente de lui tendre ses bras et sa bouche. Elle venait simplement chercher ce que tous deux dsiraient avec une gale ardeur. Leurs regards se ltaient dj avou sans quils aient eu besoin den parler.

Par la suite, tandis quil combattait dans le Caucase, le prince avait t souvent hant par le souvenir de leur folle et ardente nuit damour. De ces hautes montagnes qui lentouraient, aux parois trangement abruptes, aux fates desquelles nichaient les aigles, et dont la base se creusait dabmes insondables, Maxime stait dit maintes fois quelles voquaient la personnalit mystrieuse de Natacha.

Elles avaient le mme mystre, le mme comportement nigmatique, qui attirait et effrayait la fois. Peut-tre dailleurs y avait-il dans son dsir pour Natacha la mme volont de vaincre et de dominer leur trange puissance.

Dordinaire pourtant, le prince Maxime ne se perdait pas en semblables mditations sur ses aventures amoureuses.

Il tait sduisant, attirant, et sa virilit incitait les femmes tenter de retenir son attention tandis que lui-mme, il devait se lavouer, prouvait pour les femmes un got trs vif contre lequel il lui et t pnible de lutter. Pourquoi dailleurs? Heureux lui-mme, il rendait ses conqutes heureuses, du moins un certain temps, car il se lassait vite.

Son valet de chambre ayant rgl le dernier dtail dun uniforme impeccable, le prince ne prit pas le temps de jeter un coup dil son miroir. Il ne lui restait que quelques minutes pour se prsenter devant le tsar. Il bondit dans le couloir qui menait de sa chambre au grand escalier.

Au pas de course, il se dirigea vers les appartements royaux, croisant au passage les chevaliers de garde, des laquais, des coursiers et autres messagers Toute une foule qui ne prta pas plus attention lui quil ne sen soucia, chacun dans ce palais nayant une seconde perdre pour courir dun bout lautre de limmense btisse en vue daccomplir sa tche.

Maxime tait hors dhaleine lorsquil atteignit enfin la double porte qui donnait accs la partie rserve la vie de famille du souverain.

On ne le fit pas attendre: les sentinelles ouvrirent presque immdiatement la porte et le majordome, resplendissant dans sa tenue chamarre, vint senqurir de la personnalit du visiteur.

Le prince neut pas se nommer: il tait un familier de la couronne. Le majordome le salua profondment puis, avec solennit, gonfl de son importance, le prcda vers la pice o se tenait le tsar.

Tout en marchant, Maxime sassura, de la main, que sa coiffure tait en ordre, puis tira sur sa tunique pour quelle ne ft pas un pli.

Certains officiers avaient t envoys en Sibrie pour stre prsents devant le tsar avec un bouton de leur tunique manquant, mal engag dans la boutonnire, ou une mdaille mal pingle! Et, pour autant que quelquun soit gratifi des faveurs du tsar, il nen devait pas moins se mfier des ractions du souverain, absolument imprvisibles. En une seconde, son humeur pouvait changer sans que rien nait permis de pressentir le moindre revirement.

Ds son accession au trne, Nicolas Ier avait crit en marge dun rapport cet avertissement: Je ne supporterai pas que quiconque se permette de contrecarrer le moindre de mes dsirs du moment o il en a t inform.

Et, comme ses dsirs et ses vux staient multiplis et devenaient de plus en plus compliqus au fil des ans, tandis que son besoin dautorit savrait quasi maladif, il rgnait dans son entourage un sentiment doppression qui rendait latmosphre irrespirable.

Mais, ce soir-l, le tsar tait de bonne humeur.

Son visage, dordinaire renfrogn, sclaira dun sourire la vue du prince. Il fit mme deux pas sa rencontre.

Mon cher Maxime! Je suis ravi de vous revoir. Jai dit votre pre combien vos exploits au Caucase nous avaient emplis de satisfaction et de fiert.

Aprs stre profondment inclin pour remercier le tsar de ses loges, Maxime alla serrer la main de son pre.

Cest bon de vous revoir, pre.

Il tait sincre. Mme si la vie en Russie tait exaltante et riche daventures pour lui, la prsence de son pre lui avait manqu.

Pour moi aussi, mon garon, cest bon de te revoir, tu sais!

Margarita est-elle l?

En posant la question, il avait regard autour de lui, surpris de constater quils taient en petit comit bien que lheure du repas du soir et dj sonn.

Oui, elle est l elle se marie dans une semaine.

Une semaine?

Il allait exprimer sa surprise et dire que cela lui paraissait htif, mais le tsar le devana froidement:

Oui, selon mes instructions. Jestime quil est souhaitable de conclure ce mariage sans tarder. Ainsi, il ne sera pas ncessaire que votre pre retourne Altauss, pour revenir ici dans deux mois comme il en avait prcdemment lintention.

videmment Je comprends, Sire.

Cependant, Maxime regardait son pre dun air interrogatif, se demandant si une telle prcipitation avait rellement son agrment.

De toute faon, lincident tait clos car le tsar se dirigeait dj vers le salon voisin o attendaient ceux qui, ce soir, auraient lhonneur de prendre place la table royale.

Le prince alla dabord baiser la main de la tsarine. La seconde suivante, Margarita tait auprs de lui, mue, lui tendant sa joue.

Maxime! Maxime! Cest merveilleux que tu sois l! Tu nous as manqu Tu ne peux pas savoir!

Il lembrassait sur les deux joues.

A moi aussi, vous avez manqu, pre et toi. Mais je vois avec plaisir que tu es encore plus jolie que lorsque je vous ai quitts.

Jesprais que tu me dirais cela!

En riant, le prince lembrassa nouveau, et cest en se redressant quil vit le grand-duc qui se tenait derrire elle, un sourire aux lvres. Vivement, il prit la main que celui-ci lui tendait.

Altesse! Permettez-moi de vous fliciter

Merci, mon cher. Jespre que, lorsque nous serons maris, Margarita accueillera mes retours avec le mme enthousiasme que celui dont elle fait preuve votre gard.

Cest notre souhait tous.

Vous approuvez donc cette union?

videmment. Je suis certain que ma sur sera heureuse.

Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour cela, Maxime.

Margarita, cependant, pressait lgrement le bras de son frre.

Je voudrais te prsenter lamie qui ma accompagne en qualit de dame dhonneur.

Elle lentrana quelques pas.

Pauline, voici mon frre Maxime, dont je vous ai si souvent parl. Jaimerais que vous deveniez amis.

Il sinclina tandis que Pauline plongeait en une rvrence. Elle ne lavait pas quitt des yeux depuis quil tait entr dans la pice, et le trouvait plus beau encore que sur ses portraits. Non seulement il tait grand, plus grand quaucun des Russes ici prsents, mais il avait une sorte de grce athltique qui ne pouvait appartenir qu un excellent cavalier et un homme rompu aux exercices physiques.

Tandis quelle se redressait, elle lentendit la saluer en franais:

Je suis ravi, mademoiselle.

Mais non, mais non! scriait la princesse. Il faut texprimer en anglais, Maxime. Pauline est anglaise. Elle est la fille de Sir Christopher Handley, reprsentant officiel de Grande-Bretagne Altauss depuis quelques mois.

Anglaise! Je ne mattendais certes pas ce que tu aies une dame dhonneur anglaise, Margarita. Quest-il arriv cette bonne baronne Schwaez?

Jai dit pre que si je devais mencombrer de cette vieille ronchon, je refusais daller en Russie!

A premire vue, en effet, MlleHandley na rien dune vieille ronchon

Il sexprimait maintenant en anglais et Pauline constata quil parlait sa langue parfaitement avec une lgre pointe daccent. Comme elle sentait quil lui fallait absolument dire quelque chose, elle balbutia:

Cest un privilge de me trouver ici avec Son Altesse Royale.

Pourquoi se sentait-elle tellement intimide par le prince? Ses nombreux voyages et ses multiples sjours avec son pre dans toutes les capitales dEurope lui avaient donn une parfaite assurance devant les grands de ce monde. Et en loccurrence, voil quelle ne parvenait pas regarder le prince Maxime en face et quelle prouvait une insupportable gne sadresser lui.

Cela tait tellement inhabituel et lui ressemblait si peu quelle avait limpression de devenir stupide. Se raidissant, elle fit leffort de lever les yeux vers lui et dattendre sa rponse en le regardant droit dans les yeux.

Il lobservait avec une expression trange, lui sembla-t-il. Peut-tre se trompait-elle? En tout cas, il najouta pas un mot. Linstant de gne rciproque fut bref car, dj, la princesse accaparait lattention de son frre. Bientt, dailleurs, le tsar lui-mme entranait le jeune homme pour le prsenter dautres dames.

Pourtant, on ne se dirigeait pas vers la salle manger, ce qui tait surprenant, car lheure tait dj passe o, dordinaire, le tsar, avec une ponctualit mticuleuse, exigeait que lon se mt table.

Soudain, la porte du salon souvrit nouveau et le majordome annona:

Princesse Natacha Bragadtov.

Toutes les ttes staient tournes et P