lazarevic - le peuple t'en recompensera (1)

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Laza Lazarević (Лаза К. Лазаревић) 1851 – 1891 LE PEUPLE T’EN RÉCOMPENSERA (Све ће то народ позлатити) 1882 Traduction d’Ivan Koriak parue dans La Revue Slave, t. 2, n° 1, 1906. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE SERBE

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Le Peuple t'en rcompensera

Laza Lazarevi

( . )1851 1891LE PEUPLE TEN RCOMPENSERA

( )

1882

Traduction dIvan Koriak parue dans La Revue Slave, t. 2, n 1, 1906.Lazar Lazarvitch na pas produit des uvres bien nombreuses. De son vivant le public na gure connu de lui quune demi-douzaine de nouvelles. En mourant il en laissa autant en manuscrits, et encore quelques-unes sont-elles inacheves. Ctait un crivain consciencieux qui aimait soigner ses uvres et ramener sa phrase la forme la plus concise et la plus simple.

Son procd de styliste minutieux fait songer Flaubert, auquel il ressemble, dailleurs, par son ralisme, encore cependant quil nait jamais subi son influence. La critique serbe le rapproche volontiers des grands crivains russes, notamment de Dostoievsky de qui semblerait procder sa tendance vers une psychologie un peu excessive, et aussi de Tourguneff, dont la lecture na peut-tre pas t trangre ce vif sentiment de la nature qui constitue, dans les uvres du nouvelliste serbe, un trait caractristique et un charme particulier.

Cependant la vritable origine de son ralisme littraire semblerait tenir moins ses matres en littrature qu linfluence quexera sur lui ltude approfondie des sciences naturelles on sait que la seconde moiti du XIXe sicle vit le triomphe des sciences exactes et sa profession de mdecin qui le portait aux questions prcises et dfinies.

Plus tard en effet, les obligations professionnelles le mirent en contact plus direct avec le peuple quil a pu alors tudier et connatre dans les manifestations de la vie les plus intimes.

Nature artistique par excellence, et toute serbe par ses inspirations nationales, Lazar Lazarvitch sest ainsi tourn vers le peuple avec cet esprit slave analytique, pris de libert, allg souvent par un optimisme un peu dmesur, et qui sest manifest en tant de circonstances et mme jusque dans la politique o les ides radicales et socialistes ont fait parfois si aisment la conqute des hommes dtat. Cest l le rsultat du tassement moral qui se produit en Serbie depuis quelques annes, travail dj plus rflchi et moins sujet lillusion que celui de la gnration prcdente emporte dans un lan national qui trouvait son aliment naturel dans une atmosphre o se sentait encore la poudre de laffranchissement. La seconde gnration a eu pour devoir de constituer la Serbie historique en un tat moderne.

Du fait de leur passage travers diffrentes universits europennes, lentrain optimiste de ses devanciers a fait place un criticisme plus svre et ltude mieux dfinie de la vie nationale et de ses besoins.

Lazare Lazarvitch a poursuivi dans les lettres le but que ses camarades de lpoque de 1870 ont ralis dans la vie politique et administrative du pays. Son action est courte (il est n en 1851 et mort en 1898) et brusquement interrompue, mais elle demeure toujours significative et accentue.

Ivan Koriak.Dj la nuit tombait et le bateau narrivait toujours pas. Le monde qui avait attendu commena se disperser. Le boulanger aux petits pains rassis et la femme du capitaine figure fane sen allrent. Sen allrent aussi les deux clercs avec Marc, le menuisier, aprs stre querells avec le traiteur qui leur avait vers de la bire entame dj mercredi dernier. Les cochers dtalrent aussi en offrant de ramener les gens huit sous par personne, mais le gros du public, pour se faire un bon apptit ou pour se dtendre les jambes, sen alla pied, en appuyant la canne sur lpaule et le pouce de la main gauche la poche du gilet. Mme la femme du magasinier Mirko ne voulait pas prendre une voiture; elle aussi se mit en route pied avec sa petite compagnie, en tournant, tout moment, le dos ceux auxquels elle parlait; elle ne faisait pas a par manque de biensance, mais simplement pour montrer son tpluk qui tincelait bravement comme si Zatchar florissait et si le lait coulait travers Kniagevatz.

Le soleil avait disparu dans la vaste plaine loigne doutre-Save et, au-dessus de la place o il stait enfonc, on voyait encore de longs rayons blanchtres piqus dans le ciel comme si, du ct de louest, quelquun avait montr un norme poing aux doigts carts et tourns en haut juste comme a se voit reprsent par de bons et de mauvais peintres. La Save, qui tait basse au point dtre guable presque tous les endroits, coulait nonchalamment en jetant de faibles reflets rougetres, images des nuages dau-dessus.

Encore un peu, et le monde stait dispers compltement... lexception du service et des employs de la compagnie de la navigation, sur la rive ne se trouvaient plus que deux hommes lun, coiff dun fez et portant des tchakchiris, lautre, en uniforme et avec des perons. Le premier, ctait Blago, le chaudronnier. Toute la journe il se promenait impatiemment; tout moment, il demandait quelque chose quelquun, se tournait toujours, comme si tout son corps lui dmangeait et quil ne st pas par o il devait commencer se gratter; il entrait dans le restaurant de la station et, comme sil craignait de manquer son bateau, il ressortait en courant, bahi, et fixait son regard au loin sur cette calme Save. Sa figure propre et bien rase, lgrement sillonne de rides semblables aux craquelures dambre jaune, sa moustache et ses favoris gris faisaient quelque peu contraste avec les petits yeux bleus et clairs quil portait vivement, et pourtant dune manire assure, dun objet lautre. Son tchibouk, il le tenait constamment entre ses dents et rallumait sans cesse la pipe. tout moment il demandait aux employs et au chef de la station: Comment a se fait il que le bateau narrive pas? est-ce quil y a une dpche? leau est-elle si basse? le bateau a-t-il remorquer une lourde charge? etc. quoi les employs et le chef lui rpondaient dune manire brve et rude, avec la hauteur inne chez les sujets trangers.

Le capitaine, du nom de Tanassi Ielitchitch, se tenait presque toute la journe debout la mme place, appuy sur son pe. Son visage tait tourn du ct do le bateau devait arriver, et ses yeux fatigus et inquiets erraient autour de cette place comme un moyeu trop creus autour dun essieu rong. Sa figure navait pas cet air hroque que lon trouve parfois chez des lieutenants colonels en retraite; pourtant il faisait penser la lourde atmosphre quaccompagne lorage, qui fait voler les tuiles de dessus les maisons et les bonnets de dessus les ttes. Son paisse moustache, coupe des deux cts, le nez court mais un peu gros, les yeux ronds, de grandeur moyenne, de minces sourcils, le menton rond et ras, et les joues propres, mais non pas maigres, dun jaune gras, la bouche petite aux contours confiants, de grandes mains, luniforme nglig, la chemise blanche comme de la neige et lpe comme du lait tout cela trahissait un homme la fois grand seigneur et paysan, un homme dont on est sr quil saura arranger un quadrille et vider une hutre, et que, toutefois, on ne serait pas tonn de voir tourner le dos une dame, se moucher dans une serviette et, mme, plonger sa fourchette dans des lokoumitchi.

Ainsi donc il se tenait debout, et le chaudronnier tournait toujours. Enfin, comme lobscurit vint avant le bateau, et quon ne pouvait mme plus distinguer le galon dor autour de la casquette du chef de la station, maussades, ils rentrrent dans le restaurant.

Il ne vient pas, voil tout! dit le chaudronnier rageusement, comme un homme auquel la carte ne va pas.

En effet, il ne vient pas, dit aussi lofficier, mais tranquillement, comme un fonctionnaire priodique qui sait quau bout de cinq ans son avancement devra se faire.

Pourquoi est-ce donc, mon Dieu! dit encore le chaudronnier. Peut-tre... mais oui... ici il ny a mme pas de Turcs... Et on ne peut probablement pas bombarder un bateau?

Le capitaine se taisait.

Et qui attendez-vous? demanda encore Blago.

Ma femme.

Et moi, jattends mon fils. Il est bless.

Il eut un frisson, se mit vider sa pipe frachement bourre, puis, la remplissant de nouveau et la rallumant, il continua par dessus le tuyau:

Mais lgrement, tout fait lgrement, a crit son camarade Yol. Ici et l! Dune manire vague, il passa sa main dabord sur lpaule gauche, puis, tout le long de la jambe droite. a na fait que le frler. On le renvoie de lhpital pour quil vienne reprendre ses forces la maison; aprs quoi, si Dieu veut, de nouveau!... Il faut bien... Il faut poursuivre le mcrant!.... Pourvu que Dieu nous aide!....

Et que fait votre fils? dit le capitaine, qui commenait sintresser lhistoire du chaudronnier.

Mon fils? Il est chaudronnier. Eh! oui, si vous voyiez comme il travaille. Son bras, voyez-vous, est plus gros que ma jambe. cause de ces temps ncessiteux jai vendu tout ce que javais! quen ai-je besoin? je nai gard que les outils, nous aurons du pain nous deux, et mme si nous tions dix.

Je sais, je sais, dit le capitaine; mais quest-il dans larme?

Dans larme? Il est fantassin. Oui, fantassin! Je dis toujours: toi, mon garon, tu devrais tre un artilleur. Tu pourrais si bien faire changer de place un canon. Puis, quand a fait: Boum! a fait plaisir entendre! Mais, il veut tre fantassin. Il dit: a vaut quelque chose si tu aimes mieux la porte du fusil, ou bien, bras le corps! Il est terrible voir quand il est en colre. Lherbe ne pousse plus o il a frapp!

Et o est-il bless?

Ma foi, je ne sais pas. Je nen sais rien. Cest vrai que son camarade Yol ma crit, mais jai oubli. Drles de noms l-bas. Voici la lettre! Dans deux batailles dans deux....

De sa pelisse il tira une lettre trs grasse et froisse, et la tendit au capitaine, qui la prit pour la lire auprs dune bougie de lauberge.

Ils entrrent dans lauberge aux longues tables crasseuses, aux murs enfums et la pendule tachete par des mouches. la porte qui donne sur la cour se trouve crit ce souhait obligatoire: Bonne anne etc, etc., et, au dessous Ilia! Sremtchevitch 14 gro de raki. La lampe, suspendue au milieu du plafond, filtrait une faible lumire, jetant peine ses rayons travers le verre noirci. Au milieu de la salle se trouvait une chaise de bois au sige de paille avec un pied cass, et tendue dune manire pittoresque comme si elle voulait se faire photographier.

Le capitaine sassit sur le long banc prs de la fentre et se mit lire la lettre trs sale; Blago rangea dabord la chaise en jurant: Que fait cet pouvantail ici? aprs quoi il sassit en face du capitaine, retroussa la manche de sa pelisse et, jetant un regard sur la table, il allait saccouder, mais il recula vivement en y voyant une norme tache grasse et rougetre.

Eh! mais, cest trop fort, a! Jai failli gter mon coporan. coute, garon, viens ici, essuie cela!

De quelque part, dun coin sombre, sapproche une sale crature.

Dis donc! pourquoi est-ce si gras, cela? ne que tu es!

Mais cest une auberge, Gazda Blago, dit la sale crature avec tant de suffisance que Blago devint furieux.

Cest juste! Je vois bien que tu es un raisonneur, toi. Mais ce ne sont pas les pourceaux qui frquentent les auberges, ce que je crois!

Le lecteur aurait tort de penser que Blago tait un chicanier. Qu Dieu ne plaise! prsent, il est dans un tat fivreux dimpatience et il cherche se distraire. Il accepterait volontiers de se battre et mme de se laisser battre, pourvu que le temps passe. Autrement, il nest mme pas un grand causeur, et proprement parler ces attaques de ce soir, faites quiconque vient sa rencontre, ntaient quun essai dsespr pour chasser lennui qui loppressait. Cest pourquoi il fit un nouvel assaut contre le capitaine.

Avez vous vu cet homme la jambe?

Quel homme la jambe?

Mais celui sans la jambe.

Qui a, sans la jambe?

Mais cet homme la bquille?

Qui donc la bquille?

la bquille? mais celui qui les docteurs ont coup une jambe.

Et pourquoi la lui ont-ils coupe?

Mais, on dit quil a failli mourir de la blessure reue Yavore, et alors on lui a coup la jambe; prsent il marche sans la jambe. Est ce que vous ne savez pas, cet homme la jambe?

Non, je ne sais pas dit le capitaine , je ne lai pas vu.

Et il mendie devant lglise!

Hum!

Ouf! mon Dieu! Blago tressaillit Rien quun moignon! Il vaudrait cent fois mieux pour lui quil soit mort! Et lui rien il vit! Et il fume encore! il dit que a ne lui fait pas de mal du tout.

Mais certainement.

Seulement je naime pas quil mendie!

Il faut bien quil mange.

Je sais! Mais puisque cest la guerre quil a perdu sa jambe, il faudrait quon la lui paye! Quon lui dise gentiment: prends ceci, frre, et nous te remercions davoir vers ton sang pour nous, etc.. Il a, dune faon, on le voit comment le dirais-je? perdu une jambe, il marche en sappuyant sur une bquille! Maintenant il lui faut manger, boire; il veut aussi fumer une pipe... cest un homme...

Le capitaine se sentit appel expliquer ltat de linvalide au chaudronnier Blago.

Cest bien, de sa part, de stre laiss estropier pour sa patrie. Mais pour cela il ne peut pas demander quon le fasse conseiller dtat. Voyez-vous, celui qui a vers son sang pour sa patrie doit sestimer heureux, parce quil a pay sa dette sa mre, sa patrie. Chacun doit tout son pays, le pays ne doit rien personne...

Eh! oui, moi aussi, je connais ces philosophies! Je sais aussi, si tu veux: Tu es fait de poussire et tu rentreras sous la poussire. Mais, mon frre, donne quelque chose la bouche vivante! Voyez-vous: cest presque... comment dirais-je? Cest affreux voir! Coup jusque l, et cet homme veut du pain! Et faut-il quil mendie prsent? Il faut bien! Il ne peut ni labourer ni bcher. Et, il se peut bien que, parfois, il nobtienne pas grandchose en mendiant, non plus. Br! si jtais puissant je sais ce que je ferais. Jirais dune maison lautre. Jentre. Le gazda est assis et mange une pita garnie de noix.

Ah! voil, tu manges de la pita, toi?

Oui, jen mange.

Et le sang cote-t-il moins cher quune pita? O y en a-t-il pour cet homme la jambe?

Est-ce quil me regarde, lui?

Ah! il ne te regarde pas, nest ce pas? Faites venir les mdecins! un, deux, cinq, tant quil en faut! Tenez, coupez! Coupez-lui la jambe ici! Non, non; je ne demande pas sil faut ou sil ne faut pas; coupez toujours! Cest a!

Et maintenant, tu verras comment est lautre! Ah! mon fils!

Le capitaine vit quil ny avait pas moyen de se maintenir avec Blago dans de hautes rgions. Il descendit plus bas:

Cest bien a. Mais ils auront aussi une pension convenable de la caisse dtat quand la guerre se terminera. Nayez pas peur!

Cest ce quil faut, monsieur. Pourvu que ce soit suffisant, pour quil ne se tienne pas, de nouveau, devant lglise, et quil ne mendie pas dans les foires. Si, pour lamour de moi, par hasard, quelquun perdait seulement le petit doigt, est-ce que je!..... Et ltat donc?.... coutez!... On entend siffler!

Non, on nentend pas, dit le capitaine.

Mais si, voyons!

Blago sort en courant. Un peu aprs il revient, la tte baisse.

Sans doute que quelquun a rappel les chiens. Et il y a aussi des voyous qui sifflent dans une clef. Dernirement, lorsque Srta a voulu partir pour Belgrade, ce pendard de Mitchine se cacha derrire un poteau et siffla dans une clef. Tout le monde bondit, le prfet bondit aussi. Et aprs il sen retourna aussi. Ils jetaient des injures ladresse de celui qui a siffl le prfet injuriait, mais il ne savait pas qui ctait... Moi... Mais, vraiment, je ne sais pas pourquoi ce retard? Est-ce jamais arriv encore? Eh! garon, viens ici! La sale crature se montra de nouveau.

Le bateau a-il jamais retard autant?

Je ne sais, dit la crature.

Tu ne sais pas, drle que tu es? Que sais tu alors? Quy a-t-il boire?

Toutes sortes de choses, dit la crature en souriant btement.

Prenez-vous de leau-de-vie? demanda Blago en se tournant vers le capitaine.

Non.

Moi, trs rarement... Mais, que faire prsent? Attendez donc!... Est-ce que a siffle?

Il se tut et prta loreille.

Non... Apporte de leau-de-vie! Je ne peux pas fumer non plus. Mon cur est dj noirci par le tabac. Fi! Mais cest de leau chaude vapore! Fi! fi!

Aprs avoir vid le politch, ses yeux se ranimrent, et tout son tre eut un air calme et dcid.

Voil-t-il pas un bateau! Soi-disant, il va plus vite que la voiture! Mais, si lon tait sur nimporte quelle carne, o serait-on cette heure? Piha! Quen dites vous, dun bon cheval more?

Tous les officiers de cavalerie aiment parler des chevaux, ft-ce avec des religieuses. Les yeux de notre capitaine jetrent des clairs. Sa pense tait sans doute fixe sur un cheval arabe lorsquil dit:

En huit heures.

En huit? par ma foi, dit Blago dont la partialit du capitaine faisait le compte. Et voyez lheure prsent! Si javais su seulement... Pourtant je naurais pas os le mettre dans la voiture. Cest vrai que son camarade Yol dit: Il est bless lgrement, tout fait lgrement; mais vous savez, cest une blessure tout de mme; autrement, je laurais mis dans une voiture! Eh! quelle jument mon patron avait!.... Toi, chauve-souris! apporte encore de leau-de-vie.... Une jument comme un chevreuil! Elle ne faisait que courber la tte comme a.

Il stira le bras trs fort, comme pour imiter un cheval au col recourb.

Mais nas-tu donc pas de meilleure eau-de-vie? Huppe que tu es, dis Gazda David que cest moi qui en demande, de la bonne, dis, dis: pour Gazda Blago... Elle courbe la tte comme a! Mais, il fallait des bras! Ils manquaient se casser en tirant. Quand elle court, elle est toujours ainsi il fourra la tte entre ses jambes et moi, je tenais! Enfin, lorsque rien ny faisait, je tournais vers une meule de foin, ou une palissade, un mur, nimporte quoi. Rien sous les cieux elle ne voyait quand une fois elle avait pris le galop. Et moi, quand elle a cogn la tte contre la palissade, je pense: nous voil tous les diables, elle, et moi, et la voiture, et tout! Et elle, rien. Aprs cela, elle va tranquillement comme une poule. Mais personne ne savait la conduire comme moi. Une fois, louvrier Vidoc est all chercher du cuivre rue de la Save, et elle fait comme a de nouveau, il fourra la tte entre ses jambes et tendit le menton comme sil avait le mors aux dents Vidoc lcha les rnes et se coucha dans la voiture, et elle se met courir par dessus la boue gele, les fosss, elle court... a sonne! Nest-ce pas, quil sonne? Que je paie!

De nouveau, il sortit en courant, mais, son retour, limpatience avait disparu de son visage, et une hilarit stupide sortait de ses yeux, par lesquels, au dire de mes compatriotes, leau-de-vie commenait dj couler.

Quel cheval que ctait, ou plutt, quelle jument! Une fois, le patron a mis une caisse dans la voiture de cette grandeur je ne sais pas ce quil voulait. Et elle: le mors sur le bout des dents, puis comme a! Et comme elle volait pour entrer dans la cour la voiture saccroche, les roues de derrire restent devant la porte cochre, et le patron sous la porte, et la caisse tombe sur sa tte, les roues de devant prs du noyer, la jument devant la maison, et nous autres nous avons failli mourir de... de... Mais pourquoi ont-ils enlev les allumettes?... Donnez men une!...

Le capitaine ne lcoutait plus. Ses penses allrent loin, bien loin, dans la ville de Kniagevatz. Sa femme y tait auprs de sa mre attendre sa dlivrance. Mais il y avait alors des Tcherkesses aussi! De terribles ides passaient par la tte du capitaine. Toutes les barbaries commises par ces favoris de lEurope se peignaient en vives couleurs dans sa pense; et le tout tait domin par une incertitude dsesprante. Depuis quil est all la guerre, il na reu que deux lettres de sa femme. Dans les deux elle lui crivait quelle viendra aussitt quelle sera releve de couches, mais cinq semaines se sont coules depuis la dernire lettre, et les Turcs taient dj sur Tressibaba et les Tcherkesses sont peut-tre en train de dmolir sa maison et dincendier le lit sur lequel sa femme est couche. Pourtant, il lattendait. Il y a en nous une fibre, menteuse comme un hasard, quon appelle pressentiment. Quiconque joue la loterie, chaque tirage a le pressentiment de gagner, et, le tirage fini, lon ne stonne jamais quon ait t tromp par ce pressentiment. Mais si, une seule fois, cette fortune aveugle tombe sur nous, nous assurons tout le monde que nous tions srs de gagner, parce quil nous a toujours sembl ainsi, et pas autrement. Aussi le capitaine Tanassi arrive-t-il pour la troisime fois de suite au bateau, en quittant son service et en obtenant grandpeine le cong du commandant, car, il lui semblait toujours que le pressentiment ne le trompera pas aujourdhui. Mais, cette fois-ci, il lui sembla que mme le bateau narrivera plus. Il devint impatient, comme Blago. Il tournait ses penses comme sur un tamis, pour en faire sortir ce qui tait si noir. Il va Kniagevatz o il est n, il entre dans sa cour, sassied sous le noyer plant lpoque de sa naissance, lequel, maintenant, sa priphrie, porte des branches sches. L, il a enterr son pre et sa mre; en face, il est devenu amoureux dune jeune fille; tout prs de l, il a port un citron au Koume et la invit ses fianailles. Oh! comme il chrissait tout cela: la vieille armoire en noyer, et les zarphes pris un pacha turc lpoque de notre premire insurrection, et, dans la cave, les pieds casss dun sopha derrire une cuve, et licone de Saint Nicolas au nez courb et aux narines tombantes ressemblant deux escargots, et, dans la garde-robe, le fistan dans lequel sa mre sest marie, et puis, et puis, et par-dessus tout, le gai et doux visage potel de sa femme et le timide espoir quil deviendra pre... et... non, a ne se peut pas! Mme sils sont Turcs, il ne sont pas des btes froces.

Il passa la main sur son front comme pour chasser ses penses.

Le patron aurait voulu, et Dieu sait comment, quelle pouline continua Blago, en regardant toujours la place laquelle le capitaine tait assis au commencement. Parbleu! car ctait un dragon et non pas un cheval! Mais...

Le capitaine lcoutait aussi tranquillement que le tic tac de la pendule. Ni lun ni lautre ne lempchaient de continuer ses rflexions.

De nouveau, il est la vieille place; de nouveau flambent les maisons; et les rues sont jonches de cadavres mutils.

Vers minuit, il stendit sur le banc prs de la fentre, aprs avoir jet un regard sur la lampe, qui clairait de plus en plus mal et sentait de plus en plus mauvais, et sur Blago qui ronflait, la tte ploye entre les jambes et les bras tendus en avant comme sil tenait les rnes.

Cest en vain que le capitaine sefforait de fermer les yeux son sommeil tait la proie des Tcherkesses. la pointe du jour seulement, il sassoupit, mais alors il entendit, dans la nuit inerte, le clapotement monotone des roues et les cris de ceux qui mesurent leau de dessus la proue, puis, le sifflet commena veiller le service endormi de la station. Le capitaine sauta bas, son pe roula et tomba par terre en faisant un grand fracas. Blago, aussi, se rveilla en sursaut.

Mais non, mais non! fit-il en faisant semblant de tirer les rnes lui, et, il se rendormit.

Le capitaine sortit, en courant, dans la frache matine. Cest peine sil respirait. Une peur indicible le dominait. En courant, il arrive au dbarcadre, saisit le cable jet du bateau qui arrivait, et se mit le tirer lui. Et juste au moment o il allait lentortiller autour du cabestan, dans la foule il aperut une femme qui soulevait jusquau-dessus de sa tte un enfant emmaillot. Le capitaine jeta la corde aux serviteurs, qui stonnaient en le regardant faire, chancela, et faillit tomber dans leau. Et lorsque, dans cette bagarre et cette bousculade, sa femme tomba sur sa poitrine et lui remit son fils, dabord les larmes, puis les baisers commencrent tomber sur le poupon joufflu, qui ne se fchait pas du tout contre son pre quil navait pourtant jamais vu. Et la femme a pleur a va sans dire! Et une autre femme, un peu sur lge, qui se tenait derrire, a pleur bien entendu! enfin le bb se mit hurler aussi.

Dun pas rapide ils traversrent le pont et se mirent de ct, pour laisser le passage libre aux autres voyageurs qui se pressaient avec leurs bagages, parce quil ny avait encore ni porteurs ni cochers de fiacre.

Le capitaine voulait demander sa femme une foule de choses, mais il ne savait par o commencer. la fin, sa langue se dlia.

Enfin, tu vis!

Il la saisit fortement par le bras comme voulant sen assurer.

Et ce petit! Eh quoi? soldat! Et que nai-je pens, moi! ! mon Dieu!

Avec sa manche il sessuya le visage en tenant lenfant; il continua.

Je le savais bien, jtais sr que tu viendrais. Jai calcul a comme sur un cheveu. Et nna?

Ce nest qualors quil aperut la vieille dame et il slana pour lui baiser la main.

Dieu merci! vous voil tous vivants et bien portants, et tout va bien!

La vieille dame fondit en larmes:

Nous sommes loin du bien, mon fils! Nous sommes rests sans toit ni foyer.

Le capitaine sentit une main glace lui serrer le cur; mais, cette main le lcha aussi rapidement, car il venait de voir avancer sur le pont un homme vtu en simple soldat, nayant plus de jambe droite ni de bras gauche.

Silence! dit le capitaine avec leffroi sur le visage.

Vite, il remit lenfant sa femme et courut vers cet estropi. De la main il le soutint sous laisselle et laida enjamber une poutre qui se trouvait sur son chemin.

Soldat, nes tu pas le fils de Gazda Blago?

Oui, monsieur le capitaine, dit le soldat en joignant la jambe la bquille, et, de la main touchant son kpi la faon militaire. Mais sa bquille le trahit, et, il saccrocha une dame qui portait un petit chien et un cabas et qui se mit crier en faisant un saut de ct.

Ton pre est ici. Attends que je le lui dise!

Comme laube naissait peine et que les voyageurs se trouvaient sur la rive, indcis, leur attention malgr eux fut attire sur cette scne.

Le capitaine courut dans lauberge veiller Blago. Les voyageurs se mirent sur deux rangs pour laisser passer linvalide: un beau garon, fort, au visage mle et au triste sourire sur les lvres. Il avait tout: et la force, et la sant, et la beaut; et, pourtant, il navait rien. Il ressemblait un vase de porcelaine prcieux, mais bris.

Il se mit avancer lentement. Derrire lui marchaient la femme du capitaine avec sa mre et son enfant, puis les autres, tous silencieux et comme dans un convoi solennel.

ce moment, Blago, nu-tte, sortit en courant de lauberge.

Le capitaine courut aprs lui et le saisit par le bras:

Attends! Il est grivement bless, trs grivement!

Comment, grivement? Qui dit cela?... Voici, voici la lettre... Son camarade Yol...

Jetant de tous cts le regard dun homme hbt, en courant il dpassa linvalide et sarrta au bout du public.

O est-il donc?

Papa! cria le soldat tendrement, se tournant sur une jambe, et sappuyant sur la bquille. Papa, me voici!

Blago vire comme un clair, sarrte devant son fils. Il le regarde, regarde encore, puis tombe vanoui.

Personne ne songeait poursuivre ses affaires. Tout le monde sempressa autour de Blago! On laspergea avec de leau. La dame au petit chien et au cabas lui mit un flacon sous le nez. Il revint lui, on le mit sur ses pieds. Dabord, il essuya leau quon avait verse sur lui, il embrassa son fils, mais violemment, comme sil avait peur quil ne senfuit.

Il ne le lcha pas de longtemps, et, lorsquil sen dtacha, il le regardait droit entre les yeux, nosant pas baisser son regard sur la place o tait la jambe autrefois.

Dieu merci! tu es vivant! Tout sarrangera encore; ceci de la main il tta la bquille ce sera dor par le peuple! Nest-ce pas, mes frres?

Tous accoururent en approuvant.

Voici dit le capitaine moi, le premier, je donne... il se mit fouiller dans ses poches, mais, ny trouvant que quelques sous je donne ma montre et ma chane. Tiens!

Merci, monsieur le capitaine, dit le soldat en faisant le mme salut au capitaine. Tiens ceci, papa! Je nai pas lautre bras.

Moi aussi, je te donne ma pipe en ambre jaune. Elle vaut deux ducats, dit Etienne le clerc.

Merci, mes frres. Tiens a, papa!

Voici de quoi acheter du tabac! dit Marinko le magasinier en lui tendant quelques ducats.

Le soldat, se tenant avec peine sur sa bquille, ta sa casquette et la tendit au magasinier pour quil y mit largent.

Merci, frre! Tiens ceci, papa!

Blago saisit la casquette des deux mains, y mit la montre, la pipe et les ducats.

On commena, chacun son tour, mettre dans la casquette. Parmi les voyageurs il y avait aussi de nos frres Russes. Avec leur, comme ils disent, large nature, ils donnaient qui mieux mieux.

Le soldat remerciait toujours avec des merci, frres!, merci, frres! mais sa voix suffoquait de plus en plus. Ces deux mots commenaient avoir le rythme dcisif, celui des aveugles la foire, et, pour la premire fois, avec toute la force dune conviction inbranlable, il sentit quil tait estropi et mendiant. Enfin, il versa de chaudes larmes, des larmes douces comme la pluie de mai.

Ne voil-t-il pas quil pleure pour une bagatelle; dit Blago. Mais quest-ce donc, une jambe? H! H! Tout cela... il allait dire repoussera, mais il sarrta: Tout cela... Mais ne te dis-je pas que tout cela sera dor par le peuple?

Et il clata en sanglots, lui aussi.

Mais, quai-je besoin de tout cela?

Devant lui il jeta par terre la casquette avec les dons et, fou, il regarda le ciel comme si, den haut, il attendait une rponse.

Allons-nous en! dit la femme du capitaine. Ici, il y a un malheur, et nous... elle regarda les deux jambes de son mari et le minois potel de son enfant... grce Dieu nous sommes heureux, trop heureux.

Alors, en voiture, on a conduit la ville Blago et son fils avec ses cadeaux. Des gens au cur bon leur ont fait des dons encore, mais tout on shabitue en ce monde. Tout plit, et lenthousiasme et lamour, et le devoir, et la pit, et tu ne le reconnatrais pas plus que tu ne reconnatrais le cheval more, qui, autrefois, gagnait le prix toutes les courses, et qui, aujourdhui, tourne la roue dun moulin foulon.

* * *

Le capitaine a rebti sa maison sur la mme place Kniagevatz. parler franc, il la, comme on dit, couverte de papiers, mais sa femme est gaie et son fils, bien portant, le tiraille dj par la moustache.

Blago a encore continu dire: Tout cela sera dor par le peuple! Puis, il a chang en: Dieu te payera tout cela! la fin, il sest adonn la boisson, et, dernirement, il est mort. Son fils reoit la pension du Fonds des Invalides et mendie.

Vous pouvez lui donner quelque chose, si vous voulez.

Ceci est mon obole._______

Texte tabli par la Bibliothque russe et slave; dpos sur le site de la Bibliothque le 20 mai 2012.

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LA BIBLIOTHQUE RUSSE ET SLAVE

LITTRATURE SERBE

Tpluk, sorte de fez en perles fines, trs coteux, que les femmes serbes portent au sommet de la tte en nouant les cheveux autour.

Ville en Serbie.

Ville en Serbie.

Tchakchiri, sorte de culotte en drap noir, trs large par en haut et serre au dessous du genou, porte gnralement par des artisans aiss.

Tchibouk, pipe long tuyau.

cette poque-l, la navigation tait exclusivement aux mains des Autrichiens, le long de la frontire.

Lokoumitchi, sorte de ptisserie.

Yol, diminutif de Yovan, Jean.

Coporan, sorte de paletot larges manches, gnralement doubl de fourrure.

Gazda, signifiant : propritaire, homme riche, semploie comme titre la place de monsieur . De ce dernier mot lon se sert en sadressant au clerg, aux officiers, aux fonctionnaires, tandis que les commerants, les artisans, les propritaires, rentrent tous dans la catgorie de gazda .

Ici il y a un jeu de mots : le mot serbe zemlia signifiant pays et terre sert aussi construire cette phrase biblique : tu es fait de Zemlia (terre) et sous la terre tu rentreras.

Br, interjection qui exprime la colre, la mfiance.

Pita, sorte de ptisserie.

Politch, flacon contenant le 1/8 dun litre.

Tressibaba, montagne prs de Kniagevatz.

Koume, parrain, et premier tmoin la crmonie du mariage, en grande vnration chez les Serbes et considr comme le plus proche parent. On se croit oblig de se rendre linvitation accompagne dun citron ou dune pomme.

Zarphe, sorte de coquetier en mtal ouvrag dans lequel on met les tasses caf noir, et ayant la forme de la moiti dun uf.

Icone, image dun Saint.

Fistan, sorte de jaquette brode dor.

Locution courante qui veut dire quil ny aura pas de diffrence mme de la largeur dun cheveu.

Nna, nom de caresse qui lon donne aux belles-mres.

Un ducat, en Serbie, vaut douze francs.

On dit quune maison est couverte de papiers, lorsquon a emprunt de largent pour la btir ou lacheter, cest--dire, quelle est crible de dettes.

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