laurent eric-lettre la lettre volee et le vol sur la lettre

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  • La lettre vole et le vol sur la lettre

    ric LAURENT

    Confrence prononce au Cours de Jacques-Alain Miller: Lexprience du rel dans la cure analytique 1998-1999 (indit).Publie dans La Cause freudienne n43, Les paradigmes de la jouissance p.22.

    La dernire fois que je me trouvais cette place, la fin du cours LAutre qui nexiste pas et ses comits dthique, Jacques-Alain MILLER parlait dune possibilit de continuer le travail de smi-naire qui stait amorc cette anne-l. Cest bien ce qui vient se raliser aujourdhui, puisque je conois cette sance et loffre quil ma faite de parler aujourdhui lheure de son Cours, comme une occasion de communiquer certains rsultats de mon enseignement de cette anne, mi-par-cours de lanne universitaire.

    Je me suis propos en effet dtudier la fonction plus-Un chez LACAN, du moins certains aspects de cette fonction, en prenant en compte la fois laspect trou et laspect plus-Un, que sous-tend lutilisation ou la rfrence la fonction du plus-Un.

    f(x)

    Trou

    +1

    Schma 1a

    Nous avons eu loccasion, lan dernier, daborder le lien de cette fonction plus-Un avec la place du pre et le Nom-du-Pre. Cette place de plus-Un est approfondir pour le psychanalyste, spcia-lement dans la perspective du Sminaire V de LACAN, Les formations de linconscient, dans la pr-sentation actuelle quen a faite Jacques-Alain MILLER. Ce sminaire met en effet laccent sur une place qui est extime au systme de la langue, distingue en tant quelle est hors systme et pour-tant dedans. Cette place autorise les sens nouveaux qui se produisent chaque fois que leffet du mot desprit inscrit dans la langue un usage indit ou une faon de parler nouvelle, et elle permet de les accueillir. Dans la perspective construite partir de ce rle dadmission que remplit la fonc-tion de plus-Un, je me suis demand comment conjuguer celle-ci avec la fonction du psychana-lyste qui consiste diter le texte, le ponctuer.

    f(x)

    Trou

    +1

    Schma 1b

    E.Laurent - La lettre vole et le vol sur la lettre - 1

  • Comment se conjoignent donc celui qui admet les sens nouveaux, leffet de sens, et celui dont la pratique sarticule moins leffet de sens qu la scansion, sans ngliger pour autant le fait que la scansion quimplique ldition du texte distribue bien sr la signification et produit des effets de sens. Ce nest pas, cependant, le tout de la dfinition de cette place centre davantage sur la ponctuation que sur le sens. Et cest dans cette perspective que jai repris la lecture de Liturater-re, texte minent dans la srie des textes dats du dbut des annes soixante-dix par LACAN, pour aborder la question de la place de la lettre, et celle de son rapport aux semblants et leffet de sens.

    Jai repris Lituraterre dautant plus quil mest apparu, ce moment-l, que Jacques-Alain MILLER, au dbut de son Cours de cette anne, avait donn le mathme qui manquait une lec-ture limpide de ce texte, qui nest pas considr, en gnral, comme un texte dun accs facile.

    Double fonction de la lettre

    Le texte entier de Lituraterre est centr autour de deux aspects de la fonction de la lettre. La lettre en tant quelle fait trou, et la lettre en temps quelle fait objet (a).

    Lettre

    Trou

    (a)

    Schma 2a

    Ce texte est articul, en effet, autour dune rflexion sur lhistoire de lcriture, bien plus que dune histoire de la littrature, une histoire de lcriture laquelle correspondent deux abords, deux apo-logues, deux modes de considration.

    Les deux abords de lcriture correspondent aux deux traditions, loccidentale et lorientale, que LACAN examine lune aprs lautre. chacun des deux modes dcriture, alphabtique ou idogra-phique, correspond un apologue. Pour le premier cest La lettre vole, pour le second je dirai que cest une histoire deau: du haut de son avion, traversant le dsert sibrien, LACAN voit des fleuves. Il mest apparu quil sagissait du mme apologue, et en tout cas, il sagit bien de saisir en quoi lun et lautre dsignent, dlivrent un message sur la lettre qui indique le mme point.

    Lituraterre est explicitement la rcriture, dans les annes soixante-dix, de Linstance de la lettre dans linconscient, crit dans lequel LACAN sattachait aussi, mais autrement, deux mo-des de lcriture, le grec et le chinois. Ainsi svoque, la page504 des crits, lopposition entre eux: [] est-ce votre figure qui trace notre destin dans lcaille passe au feu de la tortue, ou votre clair qui fait surgir dune innombrable nuit cette lente mutation de ltre dans lE du langage.

    E.Laurent - La lettre vole et le vol sur la lettre - 2

  • Cette phrase fait rfrence lcriture chinoise dont tout le monde admet quelle drive dune pra-tique divinatoire consistant mettre au feu des coquilles de tortues, et par le craqulement qui sy dessine, deviner le destin, le message des dieux, lcriture.

    Les chemins de lcriture en Chine ont donc pris cet appui sur les pratiques divinatoires, dont vous savez quel point la Chine en reste toujours embarrasse. Ainsi, limmeuble de la banque de Chine Hong-Kong a-t-il t rcemment construit, aprs quon se fut livr quelques pratiques divinatoires pour bien sassurer de la circulation de diffrents fluides etc.

    Nous avons donc dun ct, la divination des cailles de tortues passes au feu et de lautre lclair, lclair hracliten qui fait surgir de la nuit la lente mutation de ltre et la faon dont le Un, se condensant en une phrase, vient nommer linnombrable des choses.

    Ce passage de Linstance de la lettre o LACAN nous confie sa mditation sur les diffrents modes selon lesquels ltre vient au langage, nous amne aux figures de la mtaphore et de la mtonymie, qui lui paraissent oprantes aussi bien, dit-il, dans la posie chinoise que dans la po-sie occidentale, et cest la barre qui lui apparat alors comme le vritable arbre qui organise la r-partition entre elles.

    Cest ici que, dans Lituraterre, LACAN va relire et rinterprter cette place de la barre. Tandis quil la situait comme raison de linconscient, comme rptition: ou a se rpte par en dessous, et cest la mtonymie,

    La barreMtonymie

    Schma 3a

    ou a franchit la barre, et cest la mtaphore qui ponctue lincessant glissement du signifiant sur le signifi.

    La barreMtonymie

    Mtaphore

    Schma 3b

    Lacan reconsidre son abord de faon amusante en disant ceci: Jai dit la lettre comme raison de linconscient, nest-ce pas assez dsigner dans la lettre ce qui devoir insister nest pas l de plein droit, si fort que de raison a savance.

    Il reprend donc, avec ce de plein droit, lalgorithme saussurien

    S

    s

    Schma 4a

    E.Laurent - La lettre vole et le vol sur la lettre - 3

  • et veut faire un pas de plus, une fois que la question a t dplace et que son enseignement a t jusqu mettre ensemble mtaphore et mtonymie.

    Nous avons l un premier malentendu. Le malentendu, dit-il, cest que, en 1970, il parle dans un contexte de promotion de lcrit. Le contexte, cest la mise en cause, diffremment accentue lpoque par un certain nombre dauteurs, (DERRIDA est le plus minent dentre eux, on peut aussi citer BARTHES, puisque LACAN y fait rfrence dans son texte, et, dans une moindre ou autre me-sure, Michel FOUCAULT) du structuralisme lvi-straussien, trop centr, selon eux, sur la phonologie structurale et sur le privilge, disent-ils, de la voix, de la parole.

    En effet le concert philosophique, qui tait rest mdus par labord de LVI-STRAUSS pendant une dizaine dannes, commenait un come back, dont la confrence de DERRIDA sur FREUD, en 1966 lInstitut de psychanalyse, devait marquer une scansion importante. LACAN, rpond ici, sche-ment, nettement et vigoureusement DERRIDA, assez vigoureusement BARTHES et il laisse de ct, enfin, dautres auteurs.

    Ds le dpart on peut allger le malentendu. LACAN ne veut pas se mler de la promotion de lcrit. Il dit plutt quil se rjouit du fait que cest notre poque qui se met lire vraiment RABELAIS. Il in-siste donc non pas sur la promotion de lcrit, mais sur la lecture: lire RABELAIS. Que veut dire pour lpoque : lire RABELAIS ? Cest un monument dj visit, et MICHELET en a fait le grand homme de la Renaissance. Cest cependant notre poque qui a focalis la lecture de RABELAIS sur son rire. Ce sont les travaux du formaliste russe Michael BAKHTINE qui ont attir lattention des cri-tiques sur ce rire de RABELAIS. Au fond, RABELAIS comme homme desprit est connu partir de la diffusion de ces travaux, produits en Russie vers la fin des annes vingt et diffuss ensuite dans la critique europenne. Vous avez dun ct cette cole russe, qui fait de RABELAIS le rire du peuple de la Renaissance, rpondant leffondrement des semblants scolastiques, et vous avez dautres lectures, notamment celle des Anglais avec Michael SCREETCH qui, lui, au lieu de considrer que le rire de RABELAIS est un rire populaire, montre quil est le rire des humanistes et que les plaisante-ries les plus graveleuses de RABELAIS sont drives en gnral dun crit dERASME, avec des rf-rences trs prcises.

    Tableau 1 (rcapitulatif)

    La barreMtonymie

    Mtaphore

    Ss

    Lettre

    Trou

    (a)

    f(x)

    Trou

    +1

    BackhtineScreetch

    E.Laurent - La lettre vole et le vol sur la lettre - 4

  • Laissons ces combats pour simplement souligner que ce que notre poque met en avant, cest leffet de soulagement produit par ces crits de RABELAIS, ce qui trs important. Les premiers tex-tes de KANT furent accueillis par des torrents de larmes, ctait tellement beau comme effet moral que a a fait pleurer des gnrations dtudiants, RABELAIS ctait, cest encore le rire, et cest a qui est beau dans les oeuvres: quand a surgit a provoque des passions, comme les crits de LACAN en 1966, a, a a fait la fois rire et pleurer.

    Alors, souligner cela est dautant plus ncessaire que cest RABELAIS que LACAN a emprunt lcriture du sinthome, et il a fini par en faire sa bannire. Annoncer ainsi que la lettre, dans la litt-rature, doit tre saisie partir de leffet quelle vous fait et non pas de sa signification, est propre clairer la place que vont occuper les deux apologues dvelopps par LACAN: La lettre vole et lapologue que jintitulerai Vol sur la lettre.

    Je rappellerai que Vol sur la lettre, le vol arien sur la lettre, est crit au sol. videmment La lettre vole nest pas pour rien dans le fait que cest partir dune histoire de vol quil a construit le second apologue.

    Ce que la lettre nest pas

    Il sagit de considrer dabord ce que la lettre nest pas. La lettre nest pas une impression, et LA-can met ici les points sur les i. Contrairement ce que dit FREUD dans Le bloc magique o, partant de linscription ou de linstance de la lettre dans linconscient, il en parle comme dune im-pression sur ces petits outils, les ardoises dites magiques que les enfants aujourdhui ne connais-sent plus ils ont les crans dordinateurs il y avait deux feuillets et puis on appuyait dessus, a simprimait, vous souleviez les deux feuillets et soudain il ny avait plus rien maintenant, vous teignez simplement lcran de lordinateur cette mtaphore lendroit de lcriture parat impro-pre LACAN: il ne lui semble pas que lcriture soit impression. Il sattaque ici ce quavait avanc DERRIDA dans sa confrence de 1966 o il tait question de la trace premire, fondamentale, im-pression premire, hors-sens, que le sens tenterait ensuite de rattraper, narrivant jamais rsor-ber le hors-sens premier, qui fait trace.

    Ce nest donc pas une impression, et, deuxime point, ce nest pas un instrument. Il dit en effet: Quelle [la lettre] soit instrument propre lcriture du discours, [quon puisse crire le discours avec la lettre] ne la rend pas impropre dsigner le mot pris pour un autre [mtaphore, nest-ce pas, par le fait quavec lcriture vous puissiez crire le discours, vous pouvez toujours crire en effet un mot qui vient la place dun autre, cest la mtaphore],

    S

    S

    Schma 5a

    voire par un autre et cest la mtonymie,

    E.Laurent - La lettre vole et le vol sur la lettre - 5

  • SS S

    Schma 5b

    ainsi, dans Linstance de la lettre, il en donnait comme exemple la faon dont le mot tte est pris dans tempte, cest l "le mot pris par un autre", dans la phrase, donc symboliser certains effets de signifiant, mais nimpose pas quelle soit dans ces effets primaire.

    S

    S ST[emp]te

    Schma 5c

    Cest ici que LACAN met lui-mme en cause la place primaire de la barre, et lutte contre cette thse dune impression premire, ou bien du caractre dinstrument premier, quaurait la lettre. Il met ainsi en cause la place primaire de la barre, pour rpartir mtaphore et mtonymie. Il dit bien que cela peut servir cela, en effet, mais que cela ne suffit pas. Il se critique donc lui-mme, comme souvent: si ce nest pas un instrument, si ce nest pas trace ni impression, quelle est la consquence quon peut en tirer?

    Cest, me semble-t-il, que LACAN renvoie un savoir non pertinent lensemble de ce qui a t con-sidr comme gense de lcriture, ou comme histoire de lcriture en Occident. Dans un paragra-phe, admirable au demeurant, il dit que La question est de savoir si ce dont les manuels sem-blent faire tal, soit que la littrature soit accommodation des restes, est affaire de collocation dans lcrit de ce qui dabord serait chant, mythe parl, procession dramatique.

    On crit partout, en effet, au moins dans les manuels srieux de lhistoire de lcriture, qu un moment donn les Grecs ont jug opportun de runir les hymnes aux Dieux, les chants, les my-thes quils se racontaient ou les processions dramatiques cest--dire les tragdies, pour les mettre par crit. De fait, nous avons encore la trace crite de lordre qua donn un jour PRICLS de faire tablir la meilleure version possible des textes dHOMRE, cette version qui a t la gloire dAth-nes, jusqu ce que le souverain hellnistique enfin, un des Ptolmes, mette la main dessus pour la dposer la bibliothque dAlexandrie.

    Il y a donc ces collocations comme LACAN le dit, dans lcrit, de ce qui serait, dabord, chant, mythe parl, procession dramatique. Voil ce que serait lcriture: un moyen permettant cela, et transformant ainsi tous ces textes en instrument utile.

    Or, ce que tous ces manuels vitent bel et bien, cest leffet de jouissance ainsi produit. Quest-ce que a a t, pour PRICLS, de faire recueillir les textes dHOMRE? Quest-ce que a a inscrit, sinon sa nostalgie de ne pas tre un hros dHOMRE? En aurait-il subi un petit effet de passiva-tion, ce premier tyran, moins quil ne ft, dj, le deuxime, et dj nostalgique, donc, du temps o il y avait de vrais hommes? Voil bien qui nous ramne La lettre vole. L, il y a une lettre, une lettre damour adresse la Reine par son amant, et qui subit un dtour, avec ce

    E.Laurent - La lettre vole et le vol sur la lettre - 6

  • paradoxe que ceux qui dtiennent la lettre se mettent, disons, se proccuper de leur apparence. Le ministre sans scrupule, lhomme sans ambages, le type prt tout, toutes les trahisons, du genre Alcibiade, pour faire ce qui lui parat opportun, le ministre donc, prend la lettre et il devient un dandy du XIXesicle, il devient Lord BYRON, il soccupe de sa cravate, de ses attitudes, il est sur son sofa et il pose, tandis que la police sagite autour de lui, semblant leur dire: bien fin si tu trouves. Il se retrouve l, enfin, dans la position du dandy se moquant des hommes daction. DU-PIN qui, plus malin, muni de ses lunettes vertes, va piquer la lettre au ministre, se retrouve lui aussi embarrass, de faon diffrente mais avec les mmes traits de dandysme, il se retrouve la Ed-gar POE, la BAUDELAIRE, homme du XIXesicle lui aussi.

    LACAN rsume donc cela ainsi: la lettre donne un effet de fminisation. Le terme a un premier sens qui est freudien, puisque pour FREUD la position fminine consiste rechercher activement des buts passifs, cest la mascarade fminine. On a dans un premier sens la position de passi-vation de ces hommes daction. Dans un deuxime sens, plus profond, cest la grande nigme de tout a qui est vise: parmi tous ces gens qui sagitent et qui, en effet, sont tous des hommes, la grande nigme est quand mme la position de la Reine. Et elle dans tout a, que veut-elle, que veut la femme?

    Le second niveau permet de considrer que la fminisation induite par la lettre, soit le sens ou les sens mmes du conte, les effets de signification, le rcit lui-mme, tout ce quon se dit dans le conte, rien de tout cela ne rend compte de la position de jouissance, de son nigme. Il suffit juste que cette place nigmatique soit une place en rserve. A cet gard la place de la jouissance surgit comme, la fois nigme, trou dans le sens et, en mme temps, place de cette jouissance (cf. schma 2b). Il faut donc, pour lire La lettre vole, contre tous les tenants de la signification, distinguer la part de jouissance (a) et leffet de sens ou leffet de signification introduit par le par-cours du signifiant (cf. schma 3b).

    LACAN soppose donc la position philosophique qui, simplement, sorganise dans la perspective dopposition du sens et du hors-sens, et le fait partir de ltre.

    Sens / hors sens

    Schma 6a

    Ltre comme ce qui a du sens, est le statut partir duquel le philosophe interroge le non-sens contemporain. Pour le dire dans les termes de HEIDEGGER, que cite DERRIDA, cest ltre barr en croix, ltre barr comme le statut du non-sens moderne dans lequel se dplace le sujet livr au nant, cest le statut de la subjectivit moderne, ltre et le nant.

    tre = Sens / hors-sens

    tre

    Schma 6b

    LACAN, au contraire, montre que ce nest pas partir de cette perspective quil faut distribuer la question du sens et du hors-sens, mais partir de lopposition entre leffet de signification et la

    E.Laurent - La lettre vole et le vol sur la lettre - 7

  • place de la jouissance (cf. schma 2). Lcriture permet de noter cette place de la jouissance ce quelle inscrit est donc ce qua fait PRICLS en recueillant les hymnes, Edgar POE en nommant la jouissance de son poque, la place du dandy rflchissant le got de lpoque.

    Autrement dit, un certain mode dhomme daction, (laction de lpoque tant par excellence celle de lentrepreneur), va se trouver inspir par ce retrait du monde quopre le dandy.

    Nous avons donc, chaque fois, inscription et trace de quelque chose qui est primaire et qui d-passe toutes les significations en jeu, et chaque fois cest ce recueil, cet accueil mme de la jouis-sance dans la lettre, dans lcriture, qui vient sinscrire.

    Mais quels sont alors les rapports et cest bien cela que va interroger LACAN dans ce texte en-tre leffet de signification et la jouissance? Il ne peut plus se contenter de ce quil avait amen avec la mtonymie o leffet de sens, la fuite du sens mtonymique quivalait lobjet mtonymi-que. Cest l que nous devons recourir ce qua apport Jacques-Alain MILLER dans son Cours de 1987-1988, Ce qui fait insigne. Il abordait, ce moment-l, les textes des annes soixante-dix de LACAN, (Ltourdit, Joyce-le-Sinthome et R.S.I.) autour dune problmatique articulant le rel et le sens.

    Rel / Sens

    Schma 7a

    Cest donc une problmatique installe explicitement dans lenseignement de Jacques-Alain Miller, depuis 1987, et quil a poursuivie tout au long de cette anne-l pour nous faire apercevoir les consquences qui se tirent de cette approche, en quoi cela touche au plus prs notre pratique.

    Trois rels

    En 1987, donc, vers le mois de juin, quand il finissait son Cours, J.-A. MILLER parlait de la fonction et notait que dans les abords du rel, il faut distinguer le rel dans la science, le rel dans le symp-tme et le rel dans lopration analytique. Il proposait aprs une srie de simplifications, dinscrire la place du trou, dans le trou que suppose toute fonction, les catgories rel, symbolique, imagi-naire. Le rel que connat la science est mathmatisable, il se prsente sous la forme symbolique:

    f(R) =S

    Schma 7b

    Dans le symptme, le symbolique devient rel au sens de la psychanalyse:

    E.Laurent - La lettre vole et le vol sur la lettre - 8

  • f(S) =R

    Schma 7c

    Lide de LACAN, cest quil serait formidable de poser pour la psychanalyse quune certaine fonc-tion du signifi, non pas du signifiant, nous donne un rel, cest--dire quen oprant sur les effets de sens, nous puissions avoir une fonction, o leffet de sens touche au rel.

    f(s) =R

    Schma 7d

    Lituraterre, dans lventail de la problmatique des annes soixante-dix, en essayant dattraper les liens du sens et du rel, est minemment situ dans cette perspective-l.

    Tableau 3 (rcapitulatif)

    Rel / sens f(R) =S f(S) =R f(s) =R

    Comment rendre compte de ce quavec leffet de sens on fasse du rel? Il faut donc distinguer le registre de lalination, par quoi un sujet sinscrit dans lAutre, o les effets de sens se produisent par lidentification premire et la sparation o sinscrit la place de la jouissance, marquant la place de lobjet perdu travers les effets de sens (par exemple, la nostalgie de Pricls circulant entre les lignes du pome dHOMRE).

    Schma 8a

    Schma 8b

    E.Laurent - La lettre vole et le vol sur la lettre - 9

  • Cest partir de lappareillage de ces schmas quavait tablis Jacques-Alain MILLER lorsquil transcrivit pour nous le Sminaire XI, que nous allons nous approcher du second apologue. Je reviens dun voyage au Japon nous dit LACAN. Lanecdote est donc celle dun vol, au dessus dun dsert, la Sibrie, route quil dit franchir pour la premire fois, a cest un pied de nez aux routes imprcises de DERRIDA il passe donc pour la premire fois par une route polaire qui venait de souvrir, les Russes ayant accept quil y ait un parcours arien par l, ce qui permettait de ga-gner quand mme quatre ou cinq heures en avion, pour revenir de Tokyo en Occident, mais une route dsertique, car les sovitiques voulaient sassurer quaucun avion espion ne photographierait leurs installations. Dailleurs cest assez raisonnable puisquon a appris depuis que tous les avions commerciaux taient munis de petits engins despionnage, enfin, au minimum.

    Voil donc une route impossible dans le dsert complet, la plaine sibrienne, vraiment plus dsert que a, ce nest pas possible et de plus, une plaine totalement plaine: pas de montagne, mais de leau, des fleuves.

    Alors en tout cas on se dit, daccord, on voit le montage entre La lettre vole, le vol, et puis dans le montage il dit cest formidable, il voit les fleuves, comme une sorte de trace do sabolit limaginaire et il dit a comme du MALLARM: Tel invinciblement mapparut [] dentre les nua-ges, le ruissellement, seule trace apparatre, dy oprer plus encore que den indiquer le relief en cette latitude, dans ce qui de la Sibrie fait plaine, plaine dsole daucune vgtation que de re-flets, lesquels poussent lombre ce qui nen miroite pas.

    En effet, cest du MALLARM, cest crit, a cest un franais sur lequel il faut vraiment se casser la tte pour comprendre la construction exacte, o sont les relatives, le sujet est-il en apposition, o? comment?, cest une langue qui travaille.

    On voit donc cette abolition de limaginaire: les reflets poussent lombre ce qui nen miroite pas. Ce nest pas le signe en tant quil indique, mais on a cette trace qui ne vient mme pas sou-ligner un aspect prexistant du monde. Ce nest mme pas lopposition du fleuve et de la monta-gne, a ne trompe pas , pas de (rayage , pure trace qui opre. Il nous dit quil revient du Japon, mais comme il le dit, il revient surtout dun certain rapport lcriture. Et il revient beaucoup de la Chine, dans ces annes-l, il rflchit trs profondment sur le chinois. Nous savons par Franois CHENG et lentretien publi dans le Magazine freudien Lne n48, quentre 1969 et 1973 il a eu avec LACAN des conversations trs pousses, une fois par semaine, sur les classiques chinois et en particulier trois dentre eux, LAOTSEU, MENCIUS et SHIH-T'AO, CHENG ayant rdit le trait de ce dernier sur la peinture en annexe de son essai sur la peinture chinoise Le vide et le plein paru au Seuil en 1977. Et, en effet, en chinois lassociation des caractres montagne et eau veut dire le paysage en gnral. Ce nest videmment pas sans cette rfrence la peinture chinoise, que LACAN lit la Sibrie comme une calligraphie, comme une pure trace qui opre sans indiquer, sans signifier ce quil y a l: rien dhumain, pas un produit humain lhorizon, cest--dire pas une poubelle, (lhumain par excellence ici cest la poubelle, les dchets), ce que la Chine industrielle va produire en fait de dchets radioactifs et qui est toujours une trace. Cela voque le dbut de Fin de partie de BECKETT, aucune trace de vie vite, mets de la poudre, cest la pure opration de la lettre en train de seffectuer. Et l, dit-il, sinstalle la dimension, la demansion [] du papelu-

    E.Laurent - La lettre vole et le vol sur la lettre - 10

  • dun, celle dont svoque ce que jinstaure du sujet dans le Hun-en-peluce, ce quil meuble lan-goisse de l Achose.

    Le Un en plus, on peut dire, le Un en plus avec lequel on meuble langoisse de lAchose, cest lob-jet (a), et sous quelle forme sinon sous la forme de lours en peluche?

    Cest lours en peluche comme rservoir de libido fondamental, quon ajoute lAutre, que chacun ajoute lAutre, auquel, quand lAutre est parti, et vous laisse tout seul, bien livr votre angoisse, votre angoisse dsole de lAchose, vous vous raccrochez comme un malheureux, votre bobine, votre ours en peluche, et puis quand vous grandissez, dautres objets qui essayent de rempla-cer a, mais qui videmment ny arrivent pas.

    Donc vous vous approchez, comme vous le pouvez, de ce qui vous permet de tenir, et l o il y eut le trou, o est apparu le trou de lAchose, le vide, hop!, on loge le Un en peluce dont il trs im-portant quil ny en ait pas plus dun,

    vous savez, si vous avez une mre qui passe son temps vous enlever votre ours en peluche pour le laver, quil soit propre, parce quil a bav dessus mon chri, a ne va pas. Alors a a donn dans les annes soixante-dix le culte de lours en peluche, a a donn des trucs puants, pouvan-tables, quil ne fallait pas laver parce que, il ne faut pas tomber non plus dans lexcs, mais enfin, cest comme tout, les bons soins maternels cest une question de tact, on doit faire avec, sans ex-trme, en ntant pas dogmatique ni trop fanatique dun truc, parce que, dans les conseils aux m-res quand elles deviennent fanatiques dune solution, le docteur SPOCK la dit: il ne faut surtout pas donner une claque ce petit, a tourne trs mal, en tout cas lorsquil faut lui donner la gifle en question, a donne, cause dun dogmatisme de la non-violence, beaucoup de ravage, a bas-cule dans lautre sens, il ny a donc de mthode que suffisamment mauvaise

    Littoral

    Tout cela, enfin, pour dire comment sinstaure le sujet. Le sujet, quand il ne peut pas tre repr-sent, quand il nest plus reprsent dans lAutre, quand lAutre nest plus ce lieu o il saline, o il sinscrit, mais devient le dsert de lAchose, alors, le sujet la place, saccroche ce qui est son point damarrage, lobjet (a) et la lettre, nous dit LACAN, devient littorale, [] entre savoir et jouis-

    E.Laurent - La lettre vole et le vol sur la lettre - 11

  • sance, il y a littoral qui ne vire au littral qu ce que ce virage, vous puissiez le prendre le mme tout instant. Quest-ce donc que ce littoral? qui parat si nigmatique, au point que certains en avaient fait le titre dune revue, un peu comme si ctait Ornicar? point dexclamation, comme si ctait lnigme, littoral. Littoral a dsigne exactement a, le bord qui spare la lettre, (a), du sa-voir, en ramenant pour simplifier la paire (S1S2) S2.

    Schma 9c

    Littoral, cest le savoir reprsent, et, en effet, la lettre qui vient sinscrire cette place-l, ce bord-l est distinct dans sa fonction de cet autre bord-l.

    Schma 10a

    Il ny a pas deux signifiants, il y a deux choses qui sont deux espces distinctes. Leffet de sens, not par S2, et la place de la jouissance font quentre les deux, il ny a plus une frontire mais une ligne qui partout est htrogne. Cest a, cest cette ligne-l, que dans Encore LACAN abordera par la compacit. On a pu lui reprocher limportation, dans la psychanalyse, de ce concept math-matique, mais je soulignerai pourtant que cest une faon extrmement juste de faire apparatre une sparation qui ne soit pas frontire, et surtout pas frontire entre un intrieur et un extrieur.

    Cest l que vient dans le texte la critique dune perspective induite par le biologique, o se spa-reraient facilement lintrieur et lextrieur, le sujet et lobjet. L, vous voyez quavec alination et sparation, si lon prend ces formules telles que Jacques-Alain MILLER en a tabli les schmas, au fond la frontire, le littoral, passe lintrieur de la ralit psychique, ce nest pas une frontire en-tre lintrieur et lextrieur, elle est dans le sujet.

    E.Laurent - La lettre vole et le vol sur la lettre - 12

  • Schma 10b

    Cest l lintrt de lapologue que LACAN rajoute La lettre vole. Dans La lettre vole, il faisait apparatre la place de la conscience, mais encore trop extrieure. L, il fait valoir que le par-tage du savoir inconscient et de la jouissance se fait du ct du sujet et, comme le notait Jacques-Alain MILLER dans son sminaire sur Les voies de la formation du symptme, en 1997 Barce-lone, Lacan fait un saut radical en refusant lopposition freudienne entre principe de plaisir et prin-cipe de ralit et en les considrant comme rpartis autour dune topologie de lintrieur et de lex-trieur.

    Schma 10c

    Le trait de pinceau unaire

    Il naccepte cette opposition que comme jouant lintrieur du sujet, comme dans cet apologue du trait qui opre dans le dsert, en nindiquant pas quil y voit, secrtement, le trait du calligraphe. Ici, la rfrence est moins au Japon qu SHIH-T'AO, et ce quil avait lu de ce qui est la grande leon du chapitre V de SHIHTAO, que Franois CHENG a traduit dans son livre Le vide et le plein, page 84.

    SHIH-T'AO, qui crivit au XVIle sicle, a eu la thorie particulirement originale selon laquelle le peintre, le calligraphe procde par ce quil appelle le trait de pinceau unaire.

    Cest un mot chinois que Franois CHENG traduit par unique dans son livre mais quil vaudrait mieux traduire par unaire, et cest ce que LACAN a fait dans son Sminaire XIV, La Logique du fantasme, (indit) o il fait rfrence cette trouvaille de SHIH-T'AO. Il dit ceci: La fusion indis-tincte de Yin-Yun cest le chaos, ce nest pas le Yin et le Yang constitue le Chaos originel. Et si ce nest par le moyen du trait de pinceau unaire, comment pourrait-on dfricher le Chaos originel?

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  • []. Raliser lunion de lEncre et du Pinceau, cest rsoudre la distinction de Yin et Yun et entre-prendre de dfricher le Chaos []. Au milieu de locan de lEncre, tablir fermement lesprit; la pointe du Pinceau, que saffirme et surgisse la vie; sur la surface de la peinture oprer la mta-morphose; quau coeur du Chaos sinstalle et jaillisse la lumire! partir de lUn, le Multiple se divise; partir du Multiple, lUn se conquiert, la mtamorphose de lUn produit Yin et Yun et voil que toutes les virtualits du monde se trouvent accomplies. (op. cit., pp. 84-85).

    Comme le note trs bien CHENG, cest une conception o il ny a aucune opposition entre le sujet un, et le monde quil reprsente. La cration pour le peintre chinois ne soppose pas lui, il la poursuit, il sy ajoute. Loin dtre une description du spectacle de la cration, la peinture est un ajout qui permet de dfricher, douvrir la voie, dajouter non pas un monde conu comme ext-rieur, mais un monde conu comme objet.

    Cest cette approche de la peinture chinoise, dominante pendant mille deux cents ans, qui est trs spcifique. Cette peinture de calligraphe, o il ne sagit pas, comme dans la peinture de la Renais-sance, de dcrire le monde, dordonner le chaos interne, mais dordonner au moyen dun trait de pinceau, doprer en faisant trace. Cest l o le geste du peintre, le geste de SHIH-T'AO rejoint le geste de lenfant lanant la bobine pour faire fort-da, pour modeler langoisse de lAchose. Ce nest pas seulement lopposition phonmatique o-a, fort-da, mais le geste lui-mme qui compte, porteur quil est de linscription de cette trace.

    partir de cette distinction o le rel nest pas en opposition, nest pas extrieur, se dduit un litto-ral, tout intrieur, entre le sens, leffet de sens, et la place de la jouissance.

    Le Tao du psychanalyste

    La dernire partie du texte de LACAN peut se concevoir alors, aprs ces deux apologues, lun sur la lettre occidentale, lautre sur la lettre orientale, avec des considrations que lon peut centrer au-tour dune rflexion sur les conditions dun discours qui ne serait pas du semblant: quelles conditions un discours pourrait-il, proprement parler, toucher la jouissance et son littoral partir du signifiant, dans la perspective que Jacques-Alain MILLER avait donc installe?

    LACAN prend plusieurs discours. Il considre dun ct la science et, de lautre, la psychanalyse qui pourrait tre, la littrature davant-garde, et le sujet japonais. De faon apparemment disparate, il aborde cette question pour dsigner et articuler ce quil faut bien appeler le Tao du psychanalyste, sa voie.

    Comment pourrait-il se situer par rapport ces effets de sens? Si lon peut se rfrer la trans-cription que Franois CHENG a faite de ses dialogues avec LACAN, et ce quil notait, assez prci-sment, semble-t-il, pour avoir pu ensuite en faire une transmission lne n48, il notait que ctait prcisment cela que LACAN cherchait le plus avec lui: la voie chinoise par o le sens et, non pas lAchose, mais ce qui a un nom et ce qui na pas de nom, viennent sarticuler.

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  • Il y a un trs beau passage dans cette transcription que donnait Franois CHENG, qui aprs avoir situ la voie dans LAO-Tseu, isole le passage qui avait saisi Lacan: la voie en tant quelle est ce qui est sans nom, et ce qui peut tout de mme se nommer.

    Alors je vous le donne parce que cela correspond exactement au rsum que Lacan fait de cette problmatique au bas de la page10 de Lituraterre, il sagit du chapitre 1 du Livre de la Voie et de sa vertu:

    La Voie qui peut snoncer Nest pas la Voie pour toujours Le nom qui peut se nommer Nest pas le nom pour toujours Sans nom: Ciel-et-Terre en procde Le nom: Mre-de-toutes-choses

    La Voie/voix, en tant quelle est avant tout nomination puis leffet de nomination, qui fait venir quel-que chose, mais quoi?, car cest l o a nest pas grec: il ne sagit plus de faire venir ltre, mais un certain usage. Le chinois nest pas une langue indo-europenne, il ne connat pas le verbe tre, la place de la copule il y a cette invention propre au chinois qui est que le mot Tao veut dire tout la fois faire et dire, noncer.

    Et cest une des histoires les plus extraordinaires de la pense que rvle lhistoire de la pense en Chine, o la pense chinoise a russi accueillir ltre transmis par le bouddhisme sous le mode du vide, parce quil parlait le sanskrit, une langue indo-europenne, donc, impliquant ltre et le non-tre, et que les Chinois ont mis quand mme huit cents ans pour faire se rejoindre le Tao et le vide bouddhique. a a pris beaucoup de temps, et caus beaucoup de frictions dans les diff-rentes coles chinoises, pour ajuster deux notions qui navaient rien voir, et pour en faire une cration de discours, qui, elle, sera transmise au Japon, avec le bouddhisme que lon appelle zen. La secte Chan a mis au point, prcisment, une version un peu sophistique de cette combinaison entre le vide hindou et le Tao chinois.

    L nous avons la Voie/voix en tant quelle est davant la nomination, et CHENG dit quen lisant ce texte, LACAN dit: cest merveilleux!, sarrte, arrte CHENG et lui fait le petit schma suivant:

    Schma 11

    Il lui dit: voil, il y a le Tao, alors faisons deux registres, le faire, le parler, ce qui est sans nom, ici et le nom ce qui est nayant dsir, et ce qui est ayant dsir. LACAN lui fait donc ce petit schma,

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  • mais il dit tout de suite quil sagit maintenant de savoir comment tenir les deux bouts, ou plutt ce que LAO-Tseu propose pour vivre avec ce dilemme.

    Quel usage en faire? Voil la question que pose LACAN. Comment faire tenir ensemble ces cho-ses? Lorsque nous lisons cette entretien dans la perspective qua trace Jacques-Alain MILLER, une fois quon a isol le rel, le symbolique et limaginaire, le rel, le sens et le hors-sens, trs bien ce sont des dimensions, cest bien la question, mais comment vivre avec elles, comment vivre avec ce dilemme?

    Et l, ce qui intressait LACAN parlant avec CHENG, ctait la solution propose, et, dans le tmoi-gnage de CHENG nous lisons ceci: Sans trop rflchir, je rponds: "Par le Vide-mdian". Ce terme de Vide-mdian une fois prononc, nous navons eu de cesse que nous nayons lucid la ralit de cette notion fondamentale entre toutes. Aprs avoir fouill les sources, vrifi les inter-prtations, ils ont donc pu tablir que le trois, chez LAO-Tseu, ntait autre que le Vide-mdian. Or, suivre CHENG, qui est ici le spcialiste, alors que, jusque-l, le trois navait pas beaucoup retenu les spcialistes de la pense chinoise, qui sarrtaient au deux, lopposition du Yin et du Yang, cette interprtation est dsormais adopte par tous les sinologues ainsi que par les savants chi-nois eux-mmes. (Cf: Lne, op. cit., p. 53). Ils se sont appliqus observer les multiples usages du Vide-mdian dans le domaine concret lintrieur dune personne cest trs prcieux, le Vide-mdian lintrieur dune personne dans un couple, entre deux tribus, (en se rfrant LVI-STRAUSS), entre acteur et spectateur au thtre etc.

    Voil donc, dans le concret, o se situe le vide. Comment articuler le vide, cest ce qui intressait LACAN. Lusage correct du vide, de ce Vide-mdian qui est une sorte de version du littoral, soit ce qui spare deux choses qui nont entre elles aucun moyen de tenir ensemble, ni aucun moyen de passer de lune lautre.

    Poursuivant avec CHENG cette enqute sur le Vide-mdian, LACAN trouve quen somme, la posie chinoise, le mode chinois de raison est tout entier envahi par la mtaphore, que tout est mtapho-ris. Et l, il dit CHENG que ce qui le frappe, cest que dans la pense chinoise, la mtaphore et la mtonymie ne sopposent pas vraiment. En somme, dit-il, plus mtaphore il y a, plus riche est la mtonymie. Autrement dit, mtaphore et mtonymie sont issues lune de lautre, elles sen-gendrent mutuellement, lhomme tant la mtaphore par excellence, il renvoie la dfinition classique chez lui issue de Booz endormi, Sa gerbe ntait point avare ni haineuse : homme tant la mtaphore par excellence, son rapport au monde autre mtaphore ne saurait tre, je suppose, que dune universelle mtonymie, disait-il CHENG (ibid.).

    Schma 12

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  • SHIH-T'AO na-t-il pas parl dUniverselle Circulation?, poursuivait-il. Cela explique peut-tre que les Chinois aient privilgi la notion de sujet/sujet, au dtriment de celle de sujet/objet, puisque tout mtaphoris que soit le sujet, ce qui importe leurs yeux, cest ce qui se passe entre les su-jets, plutt que le sujet lui mme, en tant quentit spare ou isole. L intervient encore, sans doute, le Vide-mdian conclut LACAN.

    Cest l le rsum dun long change qui situe bien la problmatique en question, puisque cest dire que ce nest pas laide de lopposition entre mtaphore et mtonymie, ni laide du vieux systme de la barre, que lon peut situer au mieux la place mtaphorise du sujet, mais dans son rapport, lintrieur de lui-mme, le rapport sujet/sujet, qui est la fois le rapport un autre sujet, ou le rapport lui-mme en tant que sadressant lAutre.

    Et lon comprend alors, dans cette perspective, pourquoi la fin de Lituraterre touche au mode dadresse du sujet japonais. Considrant la faon dont le sujet japonais vient dire tu, com-ment peut-il prendre appui sur le tu, comment peut-il sparer ce qui lui revient, cest--dire sa place de sujet, de lAutre en tant quil est dpt de la jouissance, en tant quil est le partenaire, le tu auquel le sujet sadresse?

    Tableau 5 (rcapitulatif

    Il faut lire dailleurs, je ne le ferai pas ici en dtail, dans Ladresse au sujet japonais ce qui concerne le mode japonais de la langue, la faon dont cela fixe un mode du littoral sparant jouis-sance et articulation signifiante. Il faut encore considrer le discours de la science LACAN met un bmol ce discours-l en tant quil viendrait entirement rsorber le rel sans symptme, un rel mathmatisable.

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  • Une cologie lacanienne?

    Nous avons l lindication dune sorte dcologie lacanienne qui na pas encore trouv tout son d-veloppement et qui sengendre partir de cette phrase, crite en 1971: La science physique se trouve, va se trouver ramene la considration du symptme dans les faits par la pollution de lenvironnement. Il ne faut pas oublier, dans la mesure o le discours de la science qui semblait tre sans reste, sans aucun littoral entre larticulation signifiante et la jouissance, eh bien!, ce quon va retrouver, dit-il, soit la pollution, le gros tas de dchets que la science nous fabrique, et qui devient de plus en plus difficile liminer de la surface de la plante, provoquant, en effet, une interrogation. Nous sommes passs au-del des interrogations sur les liens de la science et de la conscience, au-del des tats dme des inventeurs de la bombe atomique dans leurs diffrentes versions. Les scientifiques daujourdhui ne se manifestent plus comme grandes consciences, on ne le leur demande dailleurs plus, personne ny croit plus. Les tourments qui occupaient laprs-guerre, o ces grandes consciences scientifiques arrivaient faire des effets de sens, les tats dme dOPPENHEIMER, dEINSTEIN ou de SAKHAROV ont compt, mais tout le monde, maintenant, sait trs bien que pour un biologiste pris de scrupule qui arrterait telle ou telle recherche, entre-voyant des consquences terribles, il en resterait toujours dix ou cent pour continuer, aucun pro-blme, a fait un comptiteur de moins, tout le monde est ravi, et cest tout. L, on en est vraiment une tout autre affaire, mais par contre ce qui compte, cest en effet les problmes de responsabi-lit, de pollution, qui sont au coeur de notre rapport la science, tout comme lhistoire du sang contamin, en tant quil sagit trs prcisment dun rapport au symptme. En tant que maintenant nous avons en connatre, on ne peut plus dire que le discours de la science ne produise pas un certain nombre de restes.

    La littrature davant-garde

    Il y a cette autre figure que LACAN considre, de la littrature davant-garde. Alors il faut voir quen abordant le lien social partir de la littrature davant-garde, de ces communauts quont t le surralisme, le Collge de philosophie, Acphale, puis Les temps modernes, Tel Quel etc., com-munauts fondes justement sur un certain rapport au hors-sens, laffect de panique, la jouis-sance et non pas lutile, LACAN voquait alors une problmatique trs actuelle pour des esprits qui taient trs vivants dans ces annes-l.

    Dans les annes soixante-dix, Philippe SOLLERS pouvait encore crire lunique phrase sans ponc-tuation de son Paradis, il y avait a et l une littrature qui cherchait faire communaut de lec-teurs dans le hors-sens, qui se transmettait selon certains canaux, et cela, LACAN le met en ques-tion, en demandant raison cette littrature de ce qui la caractrise: Est-il possible du littoral de constituer tel discours qui se caractrise de ne pas smettre du semblant? Pour LACAN, ce nest pas parce que cette littrature davant-garde est elle-mme faite de littoral, quelle peut prtendre prouver autre chose que la cassure dont elle est elle-mme un effet. Quant la cassure elle-mme, elle ne peut la produire, seul un discours peut le faire.

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  • Le discours psychanalytique

    Venons-en, maintenant, la quatrime figure, qui sordonne des rapports du semblant et du sens. Elle surgit partir du discours psychanalytique o lcriture est saisie dans les effets de lecture quelle permet dun signifiant. Cest ce quillustre lexemple de Michel LEIRIS et de sa jaculation reusement. Elle est ce qui vient l marquer son premier souvenir, le souvenir-cran de sa vie, et qui marque son rapport au bonheur, ou, plus exactement, son rapport au malheur et son rapport la femme qui le corrige: il choisit le soldat quil aime, un soldat va tomber, il le rattrape juste, il dit reusement et sa mre lui dit non, on ne dit pas "reusement" on dit "heureusement". Il y a donc ce souvenir quil met en tte de ses crits, en tte de son livre, et partir de l on sait quil a vcu un malheur, point. Il a fait une analyse aprs une tentative de suicide extrmement svre, au cours dune nuit avec Bataille, ils avaient pouss le bouchon un peu loin, sur le malheur de vi-vre, etc. Par ailleurs, il a construit une littrature qui est dun purisme extrme, cest--dire quil na plus jamais permis quiconque de lui dire: non, non on ne dit pas reusement, on dit heureu-sement, il na plus jamais permis a. Cest lui qui distribuait les dformations, qui pouvait inventer des codes, dformer les usages, et a cest merveilleux, on ne fait pas des choses comme a, mais si voyons on fait comme a, mais si mon vieux!

    Reusement

    Schma 13a

    On voit donc l ce quil a log de jouissance en secret. On voit aussi que lcriture, a nest pas premier, ce qui est premier cest la jaculadon signifiante du type qui dit reusement, et qui laisse tomber un peu le heu, aprs dailleurs il sera toujours un peu accroch aux heu en gnral.

    Schma 13b

    Mais sans doute de faon motive, il sort un signifiant. Ensuite la lettre permet de lire en effet quil y a eu heureu, heureusement, etc., et quil y a une partie, savoir le heu, qui est tombe. Mais ce que a inscrit partir du moment o on lit le signifiant qui est apparu, cest la part de jouissance perdue, le bonheur jamais perdu (cf. schma lob), do se dduit la position subjective qui est lie cette compagnie du malheur, malheur quil y aura toujours travers toutes les significations, travers tous les effets de sens, foncirement un rapport au malheur de ltre, qui va accompa-gner le sujet. Ce nest pas reli leffet de signification, dans le mme contexte si les choses

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  • avaient t autres, sil avait eu une mre un peu plus gaie et sans doute un peu plus gaye, elle faisait ce quelle pouvait, mais une mre qui ne soit pas dpressive, au lieu de lui dire, enfin, de lemmerder avec ce purisme, elle lui aurait fait un clin, et hop!, a serait reparti, ils auraient clat de rire et aprs quil eut dit: tout est vraiment possible, elle aurait dit ah! cest trs drle, je vais raconter a ton pre quand il va revenir, je vais lui dire tu sais il a fait un truc formidable, il a dit reusement, formidable, bon et tout le monde clatant de rire, videmment a ne donne pas le mme effet, a ne laisse pas la mme trace que le malheur, nest-ce pas, donc ce nest pas la si-gnification, a peut se lire de tas de faon, et surtout le littoral peut sinscrire entre leffet de sens et la place, leffet, laffect de jouissance peut sinscrire de bien des faons.

    Et l, LACAN peut dire que dans le discours analytique, ce qui opre, cest la lettre, en tant quelle dissout ce qui fait forme. Ce qui fait forme, cest le signifiant, cest le semblant, cest le reuse-ment, et aprs la lettre va le concasser, va permettre de le lire, de larticuler et produire un cer-tain effet, transformer ce qui a plu du semblant en tant quil fait signifiant, avec un jeu de mots: lun cest pour la pluie, lautre et ce qui a plu au sens du verbe plaire.

    La lecture

    Ce qui a plu dans le signifiant, l, est ensuite mis en question dans la lecture de linconscient quopre le discours analytique. Lacan procde cette lecture en respectant la cassure qui sest produite, et en en causant ou en en mettant en valeur leffet de production, soit ce que le discours analytique inscrit partir du discours du matre.

    Schma 14

    Une fois que vous oprez ce type de distinction, il y a lieu de produire lidentification: tu tes identi-fi lenfant malheureux, tu as t vou au malheur, la fois o ton bonheur, ton reusement na pas t accueilli par ta mre, voil ton identification et a se spare de tout ce qui est le savoir in-conscient li ce reusement qui reste un souvenir. Encore faut-il arracher, faire produire par le sujet son identification et cela au nom du malheur, de la trace, je dirais jamais inscrite, de la voix davant toute domination, du Tao du malheur quil sest trac. Et l a sopre, condition, en somme, quun certain vide sintroduise entre lidentification au signifiant matre et la chane incon-sciente.

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  • Tableau 6 (rcapitulatif)

    Le vide-mdian agissant

    Je voudrais terminer sur ce maniement du Tao du psychanalyste et lexemple mme quen donne Franois CHENG racontant une journe avec LACAN en 1977.

    CHENG crit son livre sur La posie chinoise en 1977, et LACAN lui demande alors de passer un aprs-midi avec lui Guitrancourt. Et pendant toute une journe que CHENG raconte merveilleu-sement, LACAN linterroge sur un seul problme en lui disant: expliquez-moi, partir de ce pome, la conception chinoise du temps. Aprs en avoir parl toute la journe, en le raccompagnant le soir, le docteur LACAN lui disait ceci: Cher CHENG, vous avez connu plusieurs ruptures dans vo-tre vie. Vous saurez transformer ces ruptures en Vide-mdian agissant et reliant pour vous votre prsent votre pass vous serez enfin dans votre temps. Cest une interprtation que le docteur LACAN sest permise au nom de lamiti. Comme cest CHENG qui nous la appris, je ne commets aucune indiscrtion en vous en faisant part, et lon voit comment, laide de ce qui est la langue qui slaborait, le Vide-mdian voulant dire quelque chose pour lun et pour lautre, ils savent de quoi ils parlent. Il lui dit: vous avez connu des cassures, vous avez connu ces frontires, vous avez connu sans continuit un certain nombre de choses, lexil, la rappropriation dune autre cul-ture, etc., et ceci: vous saurez transformer ces ruptures en Vide-mdian agissant, agissant voulant dire ici lui permettant de circuler dans son histoire.

    Et au fond le Tao du psychanalyste, si lon suit ces indications de LACAN, cest darriver pouvoir se tenir sa place l o il y a eu rupture, l o il y a eu cassure, l o la lettre est venue inscrire le littoral, le bord de tout savoir possible, transformer a en un Vide-mdian agissant. Transformer a en une possibilit de faire tenir ensemble ce qui ne tient pas ensemble, le rel et le sens, le faire et le parler, ces registres qui se sont noncs de faon distincte par LACAN, mais qui tiennent ensem-ble par la place du psychanalyste, en tant que, en ce lieu-l, agir dans la rubrique du non-agir,

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  • dans la rubrique du Vide-agissant, autre faon de formuler le non-agir du psychanalyste, cest arri-ver a, se tenir en ce point o enfin quelquun peut circuler dans ce qui pour lui a fait retour.

    Bibliographie

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