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Page 1: L'Abolition de l'Homme, C.S. Lewis

L’Abolition de l’hommeRéflexions sur l’éducation avec attention

à l’enseignement de l’anglais dans les écoles secondaires.

C. S. Lewis

Page 2: L'Abolition de l'Homme, C.S. Lewis

Publication ebook Samizdat 2007

Titre original: The Abolition of Man: Reflections on education withspecial reference to the teaching of English in the upprer forms of schools.

Date de publication originale: 1943

LES HOMMES VIDES 1

II LA VOIE 13

L’ABOLITION DE L’HOMME 25

APPENDICE

Exemples du Tao 39I - Faire le bien en général 39a) sous forme négative 39b) sous forme positive: 40II - Faire le bien en particulier 40III — Devoirs vis-à-vis des parents, des aînés, des ancêtres 41IV - Devoirs vis-à-vis des enfants et de la postérité 42V - La justice 42a) Justice dans le domaine de la sexualité 42b) Honnêteté 42c) Justice du juge 43VI – La bonne foi et la véracité 43VII - La miséricorde 44VIII - La magnanimité 44a) 44b) 45

Notes 47

TABLE DES MATIÈRES

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LES HOMMES VIDES

Alors il donna l’ordre de tuer,de tuer tous les petits enfants.Christmas Carol

Nous n’accordons pas assez d’importance, à mon avis, auxmanuels scolaires. C’est pourquoi j’ai choisi l’un d’eux commepoint de départ des réflexions qui suivront. Je ne crois pas que

ses deux auteurs aient de mauvaises intentions, et de plus ils ont eu lacourtoisie de m’en faire envoyer un exemplaire. Et pourtant il m’estimpossible de leur faire le moindre éloge. Me voilà dans l’embarras: je neveux pas mettre au pilori deux modestes enseignants qui ont sans doutefait de leur mieux, mais la tendance réelle de leur livre est telle que je nepuis garder le silence. Je me propose donc de cacher leur nom et de lesappeler Gaïus et Titius; leur manuel sera le Livre vert. Mais il s’agit biend’un livre qui n’a rien d’imaginaire.

Au deuxième chapitre, Gaïus et Titius citent l’histoire bien connue deColeridge et la chute d’eau. Il y avait là, on se le rappelle, deux prome-neurs; l’un d’eux jugeait la chute d’eau «sublime», l’autre la trouvait«jolie». Et Coleridge d’approuver intérieurement le premier jugement, etde se révolter contre le second. Voici comment Gaïus et Titius commen-tent cet épisode: «celui qui dit ‘c’est sublime’ a l’air de parler de ce qu’ilvoit... Il n’en n’est rien; il parle en réalité de l’émotion qu’il ressent. Cequ’il veut vraiment dire c’est: j’éprouve une émotion associée dans monesprit avec le mot sublime». Voilà bien des questions difficiles résoluesd’une manière plutôt sommaire...

Mais les auteurs n’en restent pas là. Ils ajoutent en effet: «cette confusionest sans cesse présente dans notre manière de parler. Nous avons l’air dedire quelque chose, et quelque chose d’important, de tel aspect de la réalité,alors que nous ne parlons en fait que de ce que nous ressentons».

Avant d’examiner les questions que soulève ce paragraphe court maiscapital (destiné, on s’en souvient, à former des élèves), il faut d’aborddissiper une confusion commise par les auteurs. Même de leur point devue, de n’importe quel point de vue imaginable d’ailleurs, celui qui dit:c’est sublime ne peut vouloir dire: ce que je ressens est sublime. Enadmettant même que des qualités comme la sublimité soient purement etsimplement projetées sur les choses par nos propres émotions, il reste que

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Avant de discuter les fondement philosophiques de la position de Gaïuset Titius sur le problème de la valeur, je voudrais montrer ce qu’elledonne en ce qui concerne leur manière d’enseigne; Dans leur quatrièmechapitre par exemple, ils étudient la bêtise d’un certain type de brochurepublicitaire, et entreprennent d’immuniser leurs lecteur contre ce genrede littérature. La brochure qu’ils citent recommande une croisière, et ditque ceux qui s’y inscriront «traverseront l’océan occidental qui vit navi-guer Drake», «courront des aventures à la recherche des trésors des îleset rapporteront eux aussi un trésor d’heures douces» et de «couleurs écla-tantes». Le style est déplorable, sans doute; il y a là une exploitationmercenaire et ridicule de ces émotions de respect admiratif et de plaisirque l’on éprouve en visitant des lieux associés de manière saisissanteavec l’histoire ou la légende. Mais si Gaïus et Titius se donnaient la peinede faire leur métier et enseignaient vraiment l’art d’écrire comme ils lepromettent, ils devraient alors comparer cette brochure à des passagestirés de grands écrivains où la même émotion est exprimée avec bonheur;ils devraient ensuite montrer en quoi consiste la différence.

Ils auraient ainsi pu citer le fameux passage du Voyage aux IlesOccidentales de Johnson, dont voici la fin: «C’est un sort peu enviableque de ne pas voir son patriotisme devenir plus fort sur la plaine deMarathon, ou sa piété plus vive parmi les ruines d’Iona1». Ils auraient puchoisir ce passage du Prélude où Wordsworth décrit la manière dont l’an-tiquité de Londres lui apparut pour la première fois avec «tout son poidset toute sa puissance, puissance croissant sous le poids»2. Rapprocher detel textes de la brochure publicitaire, se servir de ce rapprochement pourarriver distinguer ce qui est bon et ce qui est mauvais dans ce domaine,voilà un enseignement qui en aurait valu vraiment la peine. Il aurait eusang et sève — les arbres de la science et de la vie croissant ensemble. Ilaurait aussi eu le mérite d’être un enseignement littéraire: mais c’est là undomaine qu’évitent soigneusement nos deux auteurs, en dépit desprétentions qu’ils affichent.

Tout ce qu’ils font, c’est faire remarquer que le bateau de luxe ne suivrapas réellement les traces de Drake que les touristes ne connaîtront aucuneaventure, que les trésors qu’ils rapportent seront de nature purementmétaphorique, et qu’une plage quelconque ferait aussi bien l’affaire pource qui est du repos et du plaisir. Sans aucun doute, et on n’a pas besoind’un talent particulier pour s’en apercevoir. Mais ce que Gaïus et Titiusne voient pas, ou ce dont ils ne se soucient pas, c’est qu’on pourrait traiterexactement de la même manière les plus beaux textes qui expriment lamême émotion. Après tout, qu’est-ce que l’histoire des débuts du chris-tianisme dans les Iles Britanniques peut bien ajouter, d’un point de vue

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les émotions qui poussent à cette projection sont corrélatives aux qualitésprojetées, et qu’elles en sont donc pratiquement l’opposé. Les sentimentsqui font appeler un objet sublime ne sont pas des sentiments sublimes,mais des sentiments de vénération. S’il faut absolument réduire: ceci estsublime à une déclaration des sentiments du locuteur, la bonne traduc-tion serait alors: j’ai des sentiments d’humilité. Si l’on appliquait systé-matiquement le principe de Gaïus et Titius, on arriverait à des absurditésévidentes; ainsi il faudrait soutenir que: vous êtes méprisable veut dire:j’ai des sentiments méprisables; et en fait que: vos sentiments sont mépri-sables signifie: mes sentiments le sont. Mais il n’est pas nécessaire de s’at-tarder sur ce qui est vraiment le pont aux ânes de notre sujet. Il seraitinjuste vis-à-vis de nos auteurs d’insister sur ce qui est sans doute pureinadvertance de leur part.

L’élève qui lit ce passage du Livre vert est amené à donner son assenti-ment à deux propositions. D’abord que toutes les phrases qui contiennentun jugement de valeur concernent l’état affectif de celui qui les énonce;ensuite que de tels jugements n’ont aucune importance. Certes Gaïus etTitius n’ont rien dit de pareil explicitement. Ils n’ont traité qu’un seulterme désignant une valeur (sublime) comme décrivant les émotions decelui qui l’emploie. On laisse aux élèves le soin de traiter de la mêmefaçon tous les termes du même genre, et on ne fait rien pour empêcherpareille généralisation. Les auteurs peuvent ou non la juger souhaitable;ils peuvent même n’avoir jamais pensé sérieusement à la question, fût-cecinq minutes. Ce ne sont pas leurs intentions qui m’intéressent, maisl’effet que leur livre ne peut pas ne pas avoir sur l’esprit de ses lecteurs.la même façon, ils n’ont pas dit que les jugements de valeur sont sansimportance. Selon eux, «nous avons l’air de dire quelque chose, etquelque chose d’important... et nous parlons seulement de ce que nousressentons.» Aucun élève ne pourra résister à ce qui lui est suggéré par ceseulement. Je ne veux pas dire, bien sûr, qu’il va tirer consciemment de cequ’il lit une théorie philosophique générale selon laquelle toutes lesvaleurs seraient subjectives et insignifiantes. Gaïus et Titius peuventavoir une influence, c’est qu’ils ont affaire à enfant: un enfant qui croitfaire son travail scolaire et n’a pas la moindre idée qu’éthique, théologieet politique sont en jeu. Ce n’est pas une théorie qu’on lui met dans l’es-prit, mais un postulat; dans dix ans, ce postulat conditionnera un adulte,qui aura oublié son origine et ne s’apercevra pas de sa présence, àprendre tel parti dans une controverse qui ne sera même pas reconnuecomme telle. Les auteurs eux-mêmes, je le soupçonne, n’ont pas idée del’effet qu’ils ont sur leur jeune lecteur; et ce dernier l’ignore encore davan-tage, évidemment.

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spécialistes les étudient aujourd’hui. Il se contente d’expliquer que leschevaux ne s’intéressent pas, si on prend les mots à la lettre, à l’expan-sion coloniale. Cette information est vraiment la seule chose qu’on peuttirer de lui. Ses élèves n’apprennent ni pourquoi le texte qu’ils ont sousles yeux est mauvais, ni pour quoi d’autres textes, auxquels on pourraitfaire la même objection, sont bons. Ils apprennent encore moins qu’ilexiste deux sortes d’hommes qui ne risquent rien à lire ce genre de prose:ceux qui connaissent vraiment les chevaux et qui les aiment vraiment,sans illusions anthropomorphiques, mais d’un amour juste, et les incu-rables imbéciles, typiques de la civilisation urbaine, pour qui le chevaln’est qu’un moyen de transport suranné. Ces élèves d’Orbilius aurontperdu quelque chose de leur plaisir à vivre avec leurs poneys ou leurschiens; ils auront fait quelques pas sur la route de la cruauté et de lanégligence; ils auront découvert le plaisir de se croire plus malins que lesautres. C’est là leur leçon du jour, alors qu’ils n’ont rien appris de cequ’ils auraient dû apprendre. On leur a enlevé sans crier gare encore unpeu de l’héritage humain, avant même qu’ils aient l’âge de comprendrece qui leur arrivait.

J’ai postulé jusqu’ici que Gaïus et Titius ne savent pas vraiment ce qu’ilsfont, et n’ont pas pour objectif les conséquences de grande portée queleur enseignement aura en fait. Mais on peut supposer le contraire.Quand j’ai parlé d’êtres «à peine humains» ou «d’imbéciles urbains», jesupposais Gaïus et Titius d’accord avec moi sur un certain système devaleurs traditionnel: mais c’est peut-être justement cette sorte d’hommesqu’ils appellent de leurs vœux. Le désaccord entre nous peut allerjusqu’au fond des choses. Ils pensent peut-être vraiment que les émotionsordinaires des hommes au sujet du passé, ou des animaux, ou des cata-ractes sont contraires à la raison et dignes de mépris, et donc bonnes àdétruire. Ils veulent peut-être faire table rase des valeurs traditionnelleset en instaurer de nouvelles. Ce point de vue sera discuté tout à l’heure.Si c’est celui de Gaïus et Titius, je ferai simplement remarquer pour l’ins-tant que c’est un point de vue philosophique et non littéraire. Sa présencedans leur manuel est une tromperie sur la marchandise: les parents ou leschefs d’établissement se voient offrir I’œuvre de philosophes amateursalors qu’ils croient se procurer celle de grammairiens de profession. Onserait sans doute mécontent de voir un enfant revenir de chez le dentisteles dents non soignées mais la tête pleine des opinions personnelles dudentiste sur le bimétallisme ou l’identité réelle de Shakespeare.

Mais je ne crois pas que Gaïus et Titius aient expressément voulurépandre leur philosophie à la faveur de leur enseignement des lettres. Jepense qu’ils s’y sont laissé aller par un glissement insensible, pour les

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purement rationnel, aux motifs de piété d’un Anglais du XVIIIe siècle ?Et pourquoi l’auberge de Wordsworth serait-elle plus confortable et l’airde Londres plus salubre parce que cette ville a un long passé ? S’il y avraiment une raison qui interdit de «démystifier» Johnson ouWordsworth (ou Lamb, ou Virgile, ou Thomas Browne, ou Walter de laMare) comme le Livre vert démystifie la brochure publicitaire, Gaïus etTitius ne donnent à leurs jeunes lecteurs aucun moyen de s’en apercevoir.

Ceux-ci n’apprennent en effet strictement rien de littéraire dans cepassage. Ils apprennent par contre assez vite, et peut-être de manièreineffaçable, que les émotions éprouvées en un lieu donné à cause dessouvenirs qui y sont associés sont contraires à la raison et dignes demépris. Ils ne peuvent en tirer aucune idée qu’il y a deux manières d’êtreinsensibles à ce genre de publicité qu’elle est sans effet aussi bien sur ceuxqui sont au-dessus que sur ceux qui sont au-dessous du niveau où elle seplace: elle ne peut rien ni sur ceux qui ont une vraie sensibilité, ni surceux, et ce sont à peine des hommes, pour qui l’océan ne sera jamaisqu’une immense quantité d’eau salée. Il y a deux sortes d’hommes quipeuvent lire impunément dans leur journal des propos tendancieux surl’honneur et l’amour de la patrie: le lâche et l’homme d’honneur. On n’estpas amené à voir les choses ainsi dans le manuel dont nous parlons. Onse voit encouragé au contraire à rejeter l’attrait menteur de «l’océan occi-dental» pour une raison très dangereuse: on suggère en effet au lecteurqu’en agissant ainsi il montrera qu’on ne la lui fait pas, et que ce n’est pasà lui qu’on soutirera son argent sous des prétextes chimériques. Gaïus etTitius n’apprennent rien à leur élève, mais ils privent son âme, bien avantqu’il ait l’âge de choisir, de la possibilité même de certaines expériencesque des penseurs d’une plus grande autorité qu’eux ont jugées nobles,fructueuses, et propres à rendre plus humain.

Mais Gaïus et Titius ne sont pas les seuls de leur espèce. Dans un autremanuel, dont j’appellerai l’auteur Orbilius, je constate que la mêmeopération se poursuit, sous le même anesthésique. Orbilius choisit pourcela un texte assez niais où il est question de chevaux; ces animaux ysont loués d’avoir été les «serviteurs empressés» des premiers colons del’Australie. Et le voilà tombé dans le même piège que Gaïus et Titius. Iln’a pas un mot pour Ruksh et pour Sleipnir, pour les larmes des chevauxd’Achille, ou pour le coursier du livre de Job; il ne pense même pas àRenart et à Ysengrin, ou à cette piété antérieure à l’histoire pour «notrefrère le bœuf»; il ignore tout ce que ce traitement semi-anthropomor-phique des animaux a signifié dans l’histoire des hommes, et toutes lesœuvres où il a trouvé une expression, qu’elle soit noble ou plaisante3. Ilne parle même pas des problèmes de psychologie animale tels que les

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avoir à son égard des réactions plus ou moins «justes» ou «ordonnées» ou«appropriées «. Et il croyait à juste titre que les promeneurs étaient dumême avis. L’homme qui trouvait la cataracte sublime ne voulait passeulement décrire ses propres émotions devant elle; il prétendait aussiqu’elle était digne de les susciter. Il n’y aurait pas de sens autrement àparler d’accord ou de désaccord. Il serait absurde de ne pas être d’accordavec les mots: c’est joli, s’ils ne désignaient que les sentiments d’unepromeneuse. Si elle avait dit: je me sens mal, on ne voit pas Coleridgerépondre: pas du tout, je me sens très bien. Quand Shelley compare lasensibilité humaine à une harpe éolienne, avec cette différence, dit-il,qu’elle a une capacité «d’adaptation interne» qui lui permet d’ajuster sescordes aux mouvements de ce qui les fait vibrer»4, cela suppose la mêmecroyance. «Pouvez-vous être vertueuse «, demande Traherne, «si vous nedonnez pas aux choses l’estime qui leur est due? Toutes choses ont crééespour être à vous, et vous avez été créée pour en faire cas selon leurvaleur»5. Saint Augustin définit la vertu comme ordo amoris, cet état bienordonné des affections selon lequel toute chose reçoit la sorte et le degréd’amour qui lui convient6. Aristote dit que la fin de l’éducation est d’ap-prendre au disciple à trouver ses plaisirs et ses peines là où il convient7.Quand viendra l’âge de la prise de conscience, celui qui aura ainsi étéformé aux «affections ordonnées» et aux «sentiments justes» découvriraaisément les principes premiers de l’éthique; mais ils seront invisibles àl’homme corrompu, incapable de progrès en ce domaine8. Platon avantlui avait dit la même chose. Le petit animal humain ne peut avoir dupremier coup des réactions justes. Il doit être entraîné à ressentirplaisir, attrait, répugnance et haine devant ce qui est vraiment plaisant,attirant, répugnant et haïssable9. Dans la République, le jeune hommebien élevé est celui qui «sent très vivement la négligence et la laideurdans les ouvrages de l’art et dans ceux de la nature, qui avec un justedégoût blâme le laid, le hait dès l’enfance, tout en louant la beauté avecjoie, en l’accueillant dans son âme, en en faisant sa nourriture pourdevenir ainsi un homme au cœur bien fait. Tout cela avant qu’il soit d’âgeà user de sa raison: si bien que lorsque la Raison vient, il l’embrasse et lareconnaît à cause de sa parenté avec elle»10.

Dans l’hindouisme ancien, la conduite qu’on peut appeler bonneconsiste à conformer et presqu’à participer au Rta - ce complexe édificede rites, nature et surnature mêlées, qui se révèle à la fois dans l’ordrecosmique, les vertus morales et le cérémonial du temple. La justice, labienséance, l’ordre, le Rta enfin, est constamment identifié à la satya ouvérité, correspondance avec réalité. Platon disait que le Bien est ‘’au-delàde l’existence», et Wordsworth que c’est la vertu qui fait la force étoiles;

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raisons que voici. En premier lieu, la critique littéraire est un art difficile,et ce qu’ils font est beaucoup plus facile. Expliquer pourquoi une certainefaçon de parler d’une émotion humaine fondamentale est de la mauvaiselittérature n’est vraiment pas chose aisée, si on se refuse à critiquer l’émo-tion elle-même, ce qui reviendrait à supprimer le problème. I.A. Richardslui-même, le premier à avoir sérieusement essayé de définir ce qui estmauvais dans l’ordre littéraire, n’a pas réussi dans sa tentative, à monsens. Dénier toute valeur à l’émotion au nom d’un rationalisme banal estpar contre à la portée de tout un chacun. En second lieu, Gaïus et Titiusn’ont sans doute pas compris, en toute bonne foi, ce qu’il y a de plusurgent à faire aujourd’hui dans le domaine de l’éducation. Ils voient lemonde où ils vivent soumis à une propagande qui fait appel à l’affectivité,ils partagent l’opinion traditionnelle que la jeunesse est sentimentale, etils en concluent qu’ils n’ont rien de mieux à faire que d’armer l’esprit desjeunes gens contre l’émotion. Mon expérience de professeur me dit tout lecontraire: pour un étudiant qui a besoin d’être défendu contre cettefaiblesse qu’est un excès de sensibilité, il y en a trois qui ont besoin d’êtreéveillés du sommeil d’une vulgarité que tout laisse froid. La tâche del’éducateur moderne n’est pas de défricher des jungles, mais d’irriguerdes déserts. D’ailleurs, on ne peut protéger contre les sentiments fauxqu’en formant à des sentiments justes. Priver de nourriture la sensibilitéde nos élèves, c’est les livrer sans défense à n’importe quelle propagande.Car il faut bien que la nature affamée se venge, et la dureté du cœur n’ajamais été une garantie infaillible contre la faiblesse de l’esprit.

Mais il y a une troisième raison, plus profonde, qui explique ladémarche de Gaïus et Titius. Ils sont peut-être tout prêts à admettrequ’une bonne éducation devrait développer certains sentiments et endétruire d’autres, et même à s’y employer. Mais il leur est impossiblede réussir. Ils auront beau faire, c’est l’aspect destructeur de leurtravail, et lui seul, qui aura de l’effet. Pour bien saisir cette nécessité,il faut que je m’arrête un moment pour montrer qu’en tant qu’éduca-teurs Gaïus et Titius sont dans une situation bien plus difficile quetous leur prédécesseurs.

Jusqu’à une époque encore récente on croyait généralement, que l’onenseignât ou non, que l’univers était ainsi fait que certaines réactionsaffectives pouvaient être en accord ou non avec lui - on croyait en fait queles choses ne faisaient pas simplement l’objet de notre approbation ou denotre désapprobation, de notre respect ou de notre mépris, mais qu’ellespouvaient en être dignes. Si Coleridge était d’accord avec le promeneurqui trouvait la cataracte sublime et non avec celui qui la trouvait jolie,c’était bien qu’il croyait que la nature inanimée était telle qu’on pouvait

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donc parler d’autre chose que de ce que nous ressentons: quand on ditqu’un soulier va bien, on ne parle pas seulement de souliers, mais depieds. Mais c’est cette référence à un au-delà de l’émotion que Gaïus etTitius excluent de toute proposition contenant un prédicat de valeur. Detels énoncés, selon eux, se référant uniquement à l’émotion éprouvée. Orl’émotion considérée en elle-même ne peut être ni en accord ni en désac-cord avec la raisons. Elle est irrationnelle, non à la manière d’un paralo-gisme, mais à celle d’un fait matériel: elle n’accède même pas à la dignitéd’erreur. De ce point de vue, on a face à face le monde des faits, sans lamoindre trace de valeur, et le monde sentiments, sans la moindre trace lavérité ou d’erreur, de justice ou d’injustice, et aucun rapprochement (c)n’est possible.

La manière dont on conçoit l’éducation varie donc du tout au tout selonla manière dont on se situe vis-à-vis du Tao. Pour ceux qui sont à l’inté-rieur l’éducation consiste à favoriser la naissance de ces réactions aumonde qui sont justes en elles-mêmes, indépendamment du fait qu’on leséprouve ou non — ces réactions dont la possibilité définit l’humanitémême. Ceux qui sont étrangers au Tao doivent par contre, s’ils sontlogiques, regarder tous les sentiment comme également irrationnels,comme des sortes de buées qui nous cachent la réalité. En conséquence, lebut de l’éducation doit être pour eux soit de détruire autant que possibletout sentiment, soit d’encourager certains sentiments pour des raisons quin’ont rien à voir avec leur «justesse» intrinsèque ou leur caractère«ordonné». Dans ce dernier cas, les voilà engagés dans l’opération contes-table qui consiste à créer chez les autres, par suggestion ou incantation, unmirage que leur propre raison a réussi à dissiper chez eux.

Peut-être cela deviendra-t-il plus clair si nous prenons un exempleconcret. Quand un Romain disait à son fils qu’il est doux et beau demourir pour la patrie», il croyait ce qu’il disait. Il transmettait à son filsune émotion qu’il partageait lui-même et qu’il jugeait en accord avec lavaleur qu’il apercevait dans une noble mort. Il donnait à son fils lemeilleur de ce qu’il avait, donnant de son esprit pour le faire accéder àl’humanité comme il avait donné de son corps pour l’engendrer. MaisGaïus et Titius ne sont pas du tout d’avis qu’en appelant une telle mortdouce et belle on dise «quelque chose, et quelque chose d’important, detel aspect de la réalité. « Leur propre méthode de ‘’démystification’’ les enempêcherait si jamais ils s’y essayaient. Car la mort n’a rien d’un. comes-tible, et ne peut donc être appelée douce (dulce) au sens littéral, et il estpeu probable que les sensations réelles qui la . précèdent puissent êtreappelées douces même par analogie. Quant au mot belle (decorum), cen’est qu’un mot justement pour désigner ce que d’autres ressentiront

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de même les maîtres indiens disent que les dieux eux-mêmes sont nés duRta et lui obéissent. Les Chinois aussi parlent d’une grande chose (la plusgrande de toutes), appelée le Tao. C’est la réalité au-delà de tous les attri-buts, l’abîme antérieur au Créateur lui-même. C’est la Nature, la Voie, leChemin. C’est la Voie sur laquelle l’univers progresse, la Voie parlaquelle, dans le silence et la tranquillité, les choses naissent sans cesse àl’espace et au temps. C’est aussi la Voie que tout homme doit suivre pourimiter cette progression cosmique et supracosmique, en conformanttoutes ses activités à ce grand modèle. «Dans la pratique des rites», ditConfucius, «c’est l’harmonie avec la nature dont on fait cas11.» LesHébreux louaient de même la Loi en disant qu’elle est «vraie»12.

Pour être bref, je donnerai désormais le nom de Tao à cette conceptiondes choses, où qu’on la rencontre. Certains des exemples que j’en ai donnéparaîtront peut-être bizarres, ou même proches de la magie. Maiscomment ne pas tenir compte de ce qu’ils ont tous en commun ? Car c’estle principe même de l’objectivité des valeurs, l’idée que certaines attitudessont réellement conformes à la réalité de ce qu’est l’univers et de ce quenous sommes, tandis que d’autres ne le sont pas. Du point de vue du Tao,juger les enfants charmants ou les vieillards vénérables, ce n’est pas seule-ment prendre acte du fait psychologique de nos émotions parentales oufiliales du moment, c’est reconnaître une qualité qui a droit à cette recon-naissance, quel que soit notre état psychologique. Personnellement je neme plais guère dans la société des jeunes enfants. Mais parce que je parledu point de vue iıi du Tao, je reconnais que c’est là quelque chose qui memanque tout comme on peut avoir à reconnaître qu’on n’a pas d’oreille ouqu’on ne discerne pas certaines couleurs. Et c’est parce qu’approuver oudésapprouver consiste ainsi à reconnaître une valeur objective, à répondreà un ordre objectif des choses que les états affectifs peuvent être en accordavec la raison — lorsqu’on se sent attiré par ce qui doit être approuvé —ou en désaccord avec elle — lorsqu’on se sent incapable d’aimer ce qu’onjuge digne d’amour. Nulle émotion n’est en elle-même un jugement; en cesens, toutes les émotions, tous les sentiments sont étrangers à la logique.Mais ils peuvent être raisonnables ou déraisonnables dans la mesure oùils se conforment ou non à la raison. Le cœur ne peut jamais prendre laplace de la tête; mais il peut, et doit, lui obéir.

Le monde du Livre vert se trouve en opposition totale avec tout ce queje viens de décrire. La possibilité même qu’un sentiment soit raisonnable— ou même déraisonnable — y a été exclue dès le départ. Elle n’a de sens,en effet, que si le sentiment peut se conformer à autre chose que lui-même. Dire que< cataracte est sublime, c’est dire que notre sentimentd’humilité est adéquat à la réalité, qu’il est dans l’ordre des choses; c’est

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tits à l’aide de «l’élément fougueux»13. La tête gouverne le ventre par l’in-termédiaire du «cœur» le siège, selon Alain de Lille, de la magnanimité14,des émotions organisées par l’habitus en sentiments stables. Le «cœur»,la magnanimité, le sentiment: ce sont les indispensables officiers deliaison entre l’homme cérébral et l’homme viscéral. On peut même direque c’est cet élément médiateur qui fait de l’homme un homme: car parl’intellect il est pur esprit et par les appétits pur animal. L’effet du Livrevert et de tous les manuels de son espèce est de produire ce qu’on peutappeler des hommes sans «cœur» en ce sens, ou sans substance. C’est unscandale de les voir communément appelés intellectuels, car ils en profi-tent pour dire qu’en les attaquant on attaque l’intelligence. Il n’en est rien,car ils ne se distinguent ni par un talent particulier pour trouver la vériténi par un zèle ardent pour la chercher. Le contraire serait étrange: on nepeut se consacrer avec persévérance à la recherche de la vérité, garder unsens délicat de l’honneur intellectuel sans l’aide d’un sentiment dontGaïus et Titius pourraient montrer l’absurdité aussi aisément que celle detout autre. En fait leur marque distinctive n’est pas de penser à l’excès,mais de manquer de sensibilité, en prenant ce mot dans toute sa pléni-tude. Ils n’ont pas la tête plus grosse que les autres, et seule l’atrophie detout ce qui est «cœur» la fait paraître telle par contraste.

Et pendant ce temps-là c’est le côté tragi-comique de notre situationnous réclamons à cor et à cri les qualités mêmes que nous rendons impos-sibles. On ne peut guère lire la presse sans tomber sur des déclarationsselon lesquels ce dont notre civilisation a besoin, c’est de plus d’énergie,ou de dynamisme ou d’esprit de sacrifice, ou de créativité. Avec une sortede naïveté effrayante nous enlevons l’organe et nous exigeons la fonction.Nous faisons des hommes et sans «cœur», et nous attendons d’eux vertuet hardiesse. Nous tournons l’honneur en dérision, et nous sommes scan-dalisés de trouver des traîtres parmi nous. Nous châtrons, et nousexigeons des eunuques qu’ils soient féconds.

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devant notre mort quand ils voudront bien y penser, c’est-à-dire passouvent — et de toute façon nous en serons bien avancés ! Il n’y a doncbien que deux voies ouvertes à Gaïus et. Titius. Ou bien ils doivent allerjusqu’au bout, et montrer l’absurdité de ce sentiment comme de tous lesautres. Ou bien il faut qu’ils trouvent un moyen de produire chez leurélève un sentiment qu’ils croient être sans valeur pour lui, et qui de pluspeut lui coûter la vie, et tout cela parce qu’il nous est utile, à nous autressurvivants, que notre jeunesse l’éprouve. S’ils choisissent cette deuxièmevoie, il y aura une différence de taille entre l’ancienne et la nouvelleéducation. L’ancienne initiait, la nouvelle conditionne. L’ancienne traitaitses élèves comme les oiseaux traitent leurs jeunes quand ils leur appren-nent à voler; la nouvelle les traite plutôt comme un éleveur traite sesvolailles, les orientant dans telle et telle voie pour des raisons dont ellesignorent tout. En un mot, l’ancienne éducation était une sorte de propa-gation — des hommes transmettant l’humanité à des hommes - lanouvelle n’est que propagande.

Il faut mettre au crédit de Gaïus et Titius qu’ils choisissent la premièrevoie. Ils abominent la propagande: non que leur philosophie leur donneune raison de la condamner (elle ou quoi que ce soit d’autre), mais parcequ’ils valent mieux que leurs principes. Ils ont sans doute la notion (cesera l’objet du prochain chapitre) qu’on pourrait trouver des justificationssuffisantes, en cas de nécessité pour le courage, la bonne foi ou la justice,en faisant appel à des raisons «rationnelles» ou «biologiques» ou«modernes». En attendant, ils se désintéressent de la question, et «démys-tifient» à tour de bras.

Prendre ce parti est sans doute moins indigne que de choisir le cynismede la propagande, mais ce n’est pas moins désastreux. Supposons uninstant qu’on puisse vraiment justifier théoriquement les vertus les plusdifficiles sans faire appel à la notion d’objectivité des valeurs. Il reste vraicependant qu’aucune justification de la vertu ne rend capable d’êtrevertueux. Sans l’aide d’une sensibilité bien formée, l’intellect est impuis-sant contre ce qui est réaction de l’animal en nous: j’aimerais mieux joueraux cartes avec un homme fort sceptique moralement, mais élevé dansl’idée que»’un gentleman ne triche pas», qu’avec un homme à la philoso-phie morale irréprochable, mais élevé dans un milieu de tricheurs. A laguerre, ce ne sont pas des syllogismes qui feront rester à leur poste, aprèstrois heures de bombardement, des nerfs et des muscles qui n’en peuventplus. Gaïus et Titius n’aimeraient pas ça, mais la sentimentalité la plusgrossière à propos d’un drapeau, d’un pays, d’un régiment sera beau-coup plus efficace. Platon l’a dit il y a longtemps: comme le roi gouverneà l’aide de ses ministres, la raison dans l’homme doit gouverner les appé-

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II LA VOIE

L’homme de bien travaille à la racine.Confucius, Entretiens, 1,2.

Une éducation, selon la perspective du Livre vert, ne peut aboutirqu’à la destruction de la société qui l’adopte. Mais cela n’est passuffisant pour réfuter la théorie de la subjectivité des valeurs. La

vérité pourrait être telle que l’admettre, ce soit mourir. Ce ne serait pasune raison pour la rejeter, si on se situe à l’intérieur du Tao: «qu’on ait lalumière, même si on doit en mourir»15. Mais on n’en est pas là: il y a desdifficultés théoriques dans la philosophie de Gaïus et Titius.

Ils peuvent bien professer le subjectivisme à l’égard de certaines valeurstraditionnelles; mais ils ont montré, par le fait même d’écrire le Livre vert,qu’il doit y avoir d’autres valeurs à l’égard desquelles ils n’entretiennentaucun subjectivisme. Ils écrivent pour provoquer un certain état d’espritdans la génération montante; ce n’est pas qu’ils croient cet état d’espritintrinsèquement juste et bon, mais c’est qu’ils le jugent utile pour fairesurvenir un état de société qu’ils considèrent comme désirable. Il ne seraitpas difficile de rapprocher différents passages de leur livre pour montreren quoi consiste leur idéal, mais ce n’est pas la peine. Le point importantn’est pas la nature précise de leur fin, mais le fait même qu’ils en aientune. Ils ne peuvent pas ne pas en avoir, ou leur livre, qui se veut pratiqueavant tout, a été écrit en vain. Et il faut bien que cette fin ait une valeurréelle à leurs yeux. S’abstenir de l’appeler «bonne», et user de termescomme «nécessaire» ou «progressiste « ou «efficace» ne serait qu’unsubterfuge. Si on discutait avec eux, on pourrait les obliger à répondreaux questions: «nécessaire à quoi ?», «progressant vers quoi ?», «ayantquel effet ?»; en fin ce compte il leur faudrait admettre qu’un certain étatde choses est à leurs yeux bon en lui-même. Et cette fois ils ne pourraientsoutenir que le mot bon ne désigne que leur réaction affective. Car tout lebut de leur livre est de si bien conditionner le jeune lecteur qu’il en vienneà partager leur point de vue, et ce serait une entreprise ou stupide ouscélérate s’ils ne croyaient pas d’une certaine façon à la valeur et lajustesse de ce point de vue.

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tion. Si on entend par raison la méthode employé par Gaïus et Titiusdans leur tâche critique c’est-à-dire le fait de lie déductivement despropositions tirées en dernière analyse des donnée sensibles alors il fautrépondre que refuser de se sacrifier n’est pas plu rationnel que d’yconsentir. Ni moins rationnel d’ailleurs. Paire l’un ou l’autre choix n’arien de rationnel ou d’irrationnel. De propositions purement factuellenulle conclusion pratique ne peut jamais être tirée. Agir ainsi sauvera lasociété ne peut conduire à un Fais-le, si on ne passe pas par la médiationde: C’est un devoir d sauver la société. Agir ainsi vous coûtera la vie nepeut mener directement à un: ne le faites pas. Pour obéir à cette injonction,il faut ressentir le désir ou reconnaître le devoir de conserver sa proprevie. Le Novateur essaie d’arriver à une conclusion à l’impératif à partirde prémisses l’indicatif: il pourra essayer tant et plus il n’y arriverajamais, car la chose est impossible. Il nous faut donc ou bien étendre leterme de raison pour y inclure ce que nos ancêtres appelaient la raisonpratique — et donc reconnaître que loin d’être de simples sentiments,des jugements du type: c’est un devoir de sauver la société sont la ratio-nalité même (bien qu’ils soient étrangers à la sorte de raison chère àGaïus et Titius); ou bien il nous faut renoncer tout de suite et pourtoujours à trouver un fond de valeur rationnelle derrière tous les senti-ments que nous avons discrédités. Le Novateur ne choisira pas lepremier terme de l’alternative, car les principes pratiques connus de touthomme par la raison ne sont autres que le Tao qu’il a entrepris deremplacer. On le verra plus probablement renoncer à la quête d’uneessence «rationnelle» de la valeur et lui chercher une autre justificationencore plu proche du «fond réel» des choses.

Il croira sans doute l’avoir trouvée dans l’instinct. La sauvegarde de lasociété et de l’espèce elle-même sont de fins qui ne dépendent pas duprécaire appui de la raison: elles sont instinctives. C’est pourquoi il n’y apas à discuter avec celui qui ne les reconnaît pas. Nous avons tous le désirinstinctif de sauvegarder notre propre espèce: c’est pour quoi les hommesdoivent travailler pour la postérité. Nous n’avons pas le désir instinctif detenir nos promesses ou de respecter la vie humaine: c’est pourquoi onpeut balayer à juste titre les scrupule de justice et d’humanité - le Tao lui-même, en fait lorsqu’ils s’opposent à notre vraie fin, la conservation del’espèce. C’est pourquoi aussi l’époque moderne permet et exige unenouvelle morale sexuelle: les vieux tabous ont servi à quelque chose encontribuant au salut de l’espèce, mais la contraception a changé tout cela,et on n’a plus rien à faire maintenant de la plupart d’entre eux. Car il estévident que le désire sexuel, puisqu’il est instinctif, doit être satisfaitchaque fois qu’il ne s’oppose pas au salut de l’espèce. Une éthique fondé

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En fait Gaïus et Titius adhèrent tout simplement avec un dogmatismedépourvu de tout esprit critique, à tout le système de valeurs en vogueentre deux guerres chez les membres modérément cultivés des profes-sions libérales et intellectuelles16. Leur scepticisme à l’égard des valeursest superficiel : il concerne les valeurs des autres, car pour ce qui est desvaleurs admises dans leur propre milieu, ils sont loin d’être suffisammentsceptiques. C’est d’ailleurs un phénomène très courant. Un grandnombre de ceux qui refusent tout crédit aux valeurs traditionnelles, ou«sentimentales», comme ils disent, tiennent obscurément à des valeurs àeux qu’ils croient inaccessibles à toute critique. C’est pour faire apparaîtredes valeurs «vraies» ou «fondamentales», selon eux qu’ils veulentdétruire tout ce développement parasite d’émotions, de sanctions reli-gieuses, de tabous ancestraux qui les cache.

Que se passe-t-il si on se lance sérieusement dans cette entreprise?Reprenons pour mieux le voir notre exemple de tout à l’heure — celui dela mort pour une juste cause non bien sûr que la vertu soit la seule valeurni le martyre la seule vertu, mais parce que c’est l’expérience cruciale quiéclaire le mieux la nature des différents systèmes de pensée. Supposonsqu’un partisan du renouvellement des valeurs regarde «Il est bon et douxde mourir pour sa patrie» et «Il n’y a pas de plus grand amour que dedonner sa vie pour ses amis» comme des sentiments purement irration-nels dont il faut se débarrasser pour arriver au fondement «réaliste» ou«essentiel» de la valeur que ces sentiments expriment. Où va-t-il trouverle fondement en question ?

Il pourrait dire d’abord que la vraie valeur d’un tel sacrifice vient de cequ’il est utile à la collectivité. Le «bien» voudrait donc dire, selon lui, «cequi sert la collectivité». Mais la mort de la collectivité tout entière ne peutévidemment lui être utile: il ne peut donc s’agir que de la mort de certainsde ses membres. C’est dire en fait que la mort de certains est utile àd’autres, ce qui est indubitable. Mais au nom de quel principe les uns’sont-ils invités à mourir pour le bien des autres ? Tout appel à la fierté, àl’honneur, à la honte, à l’amour, est exclu par hypothèse: ce serait revenirau sentiment. Le Novateur a donc pour tâche,’ après avoir balayé toutcela, d’expliquer aux uns, en termes de pur raisonnement, qu’ils seraientbien avisés de mourir pour les autres. Il dira peut-être: si certains d’entrenous ne hasardent pas leur vie, nous sommes sûrs de tous la perdre. Maiscela ne sera vrai que dans un petit nombre de cas; et même quand c’estvrai, comment ne pas rétorquer fort raisonnablement: «Pourquoi est-ce àmoi de hasarder la mienne ?»

Ici le Novateur peut demander pourquoi l’égoïsme serait plus«rationnel» ou plus «intelligent» que l’altruisme. C’est une bonne ques-

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de l’autre, la cause est déjà entendue si nous interrogions nos instinctssans connaître déjà leur dignité respective cet interrogatoire ne pourraitjamais nous l’apprendre. Et cette connaissance ne peut elle-même êtreinstinctive : on ne peut être à la fois juge et partie; ou si par hasard onl’est, l’arrêt est alors sans valeur, et il n’y a pas de raison de placer le salutde l’espèce au-dessus de l’instinct de conservation ou de l’appétit sexuel.

L’idée qu’on peut trouver des raisons de préférer un instinct à un autresans en appeler à un tribunal plus élevé que les instincts eux-mêmes a lavie dure. On s’accroche à de vains termes il va s’agir d’un instinct «fonda-mental «essentiel» ou «primitif», quand ce n’est pas «le plus profond»...Bien inutilement: ou bien ces termes cachent un jugement de valeur portésur l’instinct qui ne peut donc dériver de l’instinct bien ils décriventsimplement l’intensité de ce qu’il fait éprouver, et la fréquence sa mani-festation, ou encore le fait qu’il est très répandu. Dans le premier cas, ona complètement renoncé à fonder la valeur sur l’instinct; dans ladeuxième, ces observations sur les aspects quantitatifs d’un événementpsychique ne mènent à aucune conclusion pratique. C’est toujours lemême problème: ou bien les prémisses cachaient déjà un impératif, ou laconclusion ne peut que demeurer à l’indicatif18.

Enfin cela vaut la peine de se demander s’il y a vraiment un instinct quiporte à se soucier de la postérité et de la conservation de l’espèce. Je ne letrouve pas en moi, et pourtant j’ai du goût pour la pensée du plus loin-tain avenir: je lis avec un vif plaisir les romans d’anticipation d’OlafStapledon par exemple. Il m’est encore plus difficile de croire que lamajorité des gens que je rencontre dans l’autobus ou en faisant la queueont une tendance spontanée à faire quoi que ce soit en faveur de l’espècehumaine ou de la postérité. Il faut avoir un certain type de culture pouravoir l’idée même de postérité. Il est difficile d’attribuer à l’instinct uneattitude vis-à-vis d’un objet qui n’existe pour les gens qu’à partir d’uncertain degré de réflexion. Ce qui nous est naturel, c’est une tendance àprotéger nos enfants et nos petits-enfants; une tendance qui s’affaiblitprogressivement à mesure que l’imagination avance dans le temps, et quifinit par se perdre «dans les déserts du vaste avenir». Il ne viendrait àl’idée d’aucuns parents, obéissant à leur instinct, de mettre sur le mêmeplan les droits de leurs hypothétiques descendants et ceux du bébé qui-gazouille et gigote sous leurs yeux. Ceux d’entre nous qui acceptent leTao diront peut-être qu’ils devraient le faire; mais cela n’est pas possiblepour ceux qui font de l’instinct la source de la valeur. En passant del’amour maternel à l’organisation rationnelle de l’avenir nous passons dudomaine de l’instinct à celui du choix et de la réflexion; et si l’instinctfonde la valeur, l’organisation de l’avenir devrait être moins respectable

17L’Abolition de l’homme

sur l’instinct a l’air d’être très exactement ce qu’il faut au Novateur.En réalité nous n’avons pas avancé d’un pas. Je n’insisterai pas sur le

fait que le mot instinct désigne en général notre ignorance (dire que lesoiseaux migrateurs trouvent leur chemin instinctivement, c’est affirmerau fonds que nous ne savons pas comment ils le trouvent), car il est utiliséici, à mon avis, en un sens assez précis: il désigne une tendance irrai-sonnée ou spontanée largement répandue chez les membres d’une espècedonnée. Comment l’instinct, ainsi compris, nous aide-t-il à découvrir les«vraies valeurs» ? Veut-on dire que nous obéissons nécessairement àl’instinct, que nous ne pouvons faire autrement? Mais alors, pourquoiécrire des livres comme le Livre vert ? Pourquoi ce flot d’exhortationspour nous faire aller là nous irons de toute façon ? Pourquoi tout cesd’éloges pour ceux qui se sont soumis à l’inévitable ? Veut-on affirmerqu’en obéissant à l’instinct nous trouverons bonheur et satisfaction? Maisle problème dont nous sommes partis était celui de la mort à affronter; etla mort autant que le Novateur le sache, supprime toute possibilité desatisfaction; si nous avons le désir instinctif du bien la postérité, ce désir,de par sa nature même, ne peut jamais être satisfait, pu qu’il n’est jamaisréalisé, si tant est qu’il le soit, qu’après notre mort. Le Novateur va êtreobligé de dire, cela paraît clair, que l’obéissance à l’instinct n’est unenécessité ni une satisfaction mais tout simplement un devoir17.

Mais pourquoi est-ce un devoir ? Y a-t-il un instinct d’un ordre plusélevé qui nous y oblige ? Et un troisième instinct d’un ordre plus élevéencore qui nous oblige d’obéir au second ? Un enchaînement d’instinctsà l’infini? C’est impossible sans doute; mais rien d’autre ne suffira. D’uneproposition décrivant un fait psychologique — j’ai telle et telle tendance— aucune ingéniosité ne peut tirer le principe pratique que j’ai le devoird’obéir à cette tendance. Même s’il était vrai que les hommes ont unetendance spontanée sacrifier leur vie pour leurs semblable la questionreste entière de savoir si c'est une tendance qu’il faut réprimer c satisfaire.Car le Novateur lui-même avoue qu’il faut réprimer bien des tendances(toutes celles qui mettent l’espèce en danger). Et on voit bien que cet aveunous amène à une difficulté encore, plus fondamentale.

Nous dire d’obéir à l’instinct, en effet, c’est comme nous dire d’obéir«aux gens»: les gens ne disent pas tous la même chose, les instincts nonplus. Nos instincts sont en conflit entre eux. Et si l’on soutient qu’il fauttoujours obéir à l’instinct de conservation de l’espèce aux dépens desautres instincts, d’où tirons-nous cette règle de priorité ? Prêter l’oreille àcet instinct lorsqu’il plaide sa propre cause et tranche en sa propre faveurserait un peu naïf. Chaque instinct voudra, si on l’écoute, être satisfait auxdépens de tous les autres. Du fait même que nous écartons l’un au profit

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Mais ce qui est en jeu ici est bien plus important qu’une querelle de mots.Le Novateur attaque les valeurs traditionnelles (le Tao) pour défendre cequ’il croit être, en un sens bien à lui, des valeurs «rationnelles» ou «biolo-giques «. Mais, on l’a vu, toutes les valeurs dont il se sert pour attaquerle Tao, et qu’il prétend même lui substituer, sont en fait dérivées du Tao.S’il était vraiment parti de zéro, en se plaçant hors de la tradition moralede l’humanité, aucun tour de passe-passe n’aurait pu le faire arriver àl’idée qu’il faut mourir pour les autres et travailler pour la postérité. Si leTao s’effondre, toutes ses conceptions de la valeur s’effondrent avec lui,car il n’y en a pas une seule qui puisse prétendre à une autorité venued’ailleurs. Et s’il peut l’attaquer, c’est seulement grâce aux lambeaux quilui en restent. Il faut donc se demander ce qui l autorise à en choisircertains fragments et à en rejeter d’autres. Car si les fragments qu’il rejetten’ont pas d’autorité, ceux qu’ils conservent n’en ont pas non plus; et si cequ’il conserve est valable, ce qu’il rejette l’est tout autant.

Le Novateur fait par exemple grand cas des droits de la postérité. Maisl’instinct ou la raison au sens moderne sont incapables de justifier cesdroits. Le Novateur tire donc en réalité du Tao notre devoir vis-à-vis dela postérité. Notre devoir de faire du bien à tout homme est un axiome dela raison pratique, et notre devoir de faire du bien à nos descendants s’endéduit clairement. Certes, mais dans toutes les formes traditionnelles duTao ce devoir vis-à-vis des enfants et des descendants se trouve à côté dudevoir vis-à-vis des parents et des ancêtres. De quel droit refuser l’un etaccepter l’autre ? C’est la même chose si le Novateur tient avant tout àune réussite d’ordre économique. La grande affaire est alors de vêtir et denourrir les gens, et pour y arriver il ne faut pas s’embarrasser de scru-pules dus à la justice ou à la bonne foi. Le Tao convient certes qu’il estimportant de veiller aux besoins matériels des hommes. Sans lui leNovateur n’aurait d’ailleurs jamais eu l’idée d’un pareil devoir. Mais cedevoir n’est pas le seul dans le Tao, où se trouvent aussi ces obligationsde justice et de bonne foi auxquelles il est prêt à dénier toute valeur. Dequel droit ? Le Novateur est peut-être chauvin, raciste, c’est peut-être unnationaliste à tout crin qui soutient que tout doit être subordonné àl’avancement de son propre peuple. Mais nulle observation des faits, nulappel à l’instinct ne lui donnera de quoi justifier son point de vue. Unefois de plus, il l’a tiré en fait du Tao, car le devoir vis-à-vis de notreparenté, parce que c’est notre parenté, fait partie de la moralité tradition-nelle. Mais ce devoir n’est pas le seul dans le Tao, où il trouve ses limitesdans les exigences inflexibles de la justice et le principe qu’en fin decompte tous les hommes sont frères. Qu’est-ce qui permet au Novateurde ne prendre que ce qui lui convient ?

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et moins obligatoire que le langage bébé et les caresses de la plus tendredes mères, ou que les anecdotes les plus niaises d’un père en adorationdevant sa progéniture. Si nous devons nous fonder sur l’instinct, c’est làqu’est l’essentiel, et le souci de la postérité n’en est que l’ombre —l’ombre immense et vacillante du bonheur des parents projetée surl’écran de l’avenir inconnu. Je ne dis pas que cette projection soit unemauvaise chose; ma1s Je ne crois pas, moi, que l’instinct soit le fondementdes jugements de valeur. Ce qui est absurde, c’est de prétendre que lesouci de la postérité trouve sa justification dans l’instinct, et de faire fi àtout instant du seul instinct qui puisse en être la base, en arrachant l’en-fant à peine né à sa mère pour le mettre à la crèche ou au jardin d’enfants,dans l’intérêt du progrès et de l’avenir de l’humanité.

Il est bien clair maintenant que le Novateur ne peut fonder un systèmede valeurs ni en ayant recours à des propositions factuelles ni en faisantappel à l’instinct. Aucun des principes dont il a besoin ne se trouve là;mais on peut les trouver tous ailleurs. «Pour lui, entre les Quatre Mers,tous les hommes sont frères», dit Confucius du «Chün-tzu» le «cuorgentil», le gentleman. «Rien de ce qui est humain ne m’est étranger», ditle Stoïcien. «Fais ce que tu voudrais qu’on te fasse», dit Jésus.«L’humanité doit être sauvée», dit Locke19. Tous les principes pratiquesqui sont derrière les arguments du Novateur en faveur de la postérité oude la société ou de l’espèce sont là depuis un temps immémorial dans leTao. Mais ils ne sont nulle part ailleurs. A moins d’admettre sans réservequ’ils sont au domaine de l’action ce que les axiomes sont au domaine dela théorie, on ne peut avoir aucune espèce de principes pratiques. On nepeut y arriver comme à des conclusions: ce sont des prémisses. Ce sontdes sentiments, si l’on y tient absolument, puisqu’ils ne rendent pas«raison» d’eux-mêmes de manière à imposer silence à Gaïus et Titius;mais il faut alors cesser d’opposer la «vraie» valeur, la valeur «rationnelle« à la valeur «sentimentale». Toute valeur sera sentimentale; mais il fautalors reconnaître — ou bien renoncer à la notion même de valeur — quetout sentiment n’est pas purement subjectif. On peut au contraire lesconsidérer comme des principes rationnels — voire comme la rationalitémême — des choses si évidemment raisonnables qu’il n’y a ni i besoin nipossibilité de les démontrer. Mais il faut alors admettre que la raison peutêtre pratique, et qu’un tu dois ne doit pas être rejeté parce qu’il ne peutdonner aucun c’est comme référence. Si rien n’est évident en soi, il n’y apas de démonstration possible. De même, si rien n’est obligatoire en soi,il n’y a pas d’obligation possible.

Certains penseront que j’ai simplement rétabli sous un autre nom cequ’ils ont toujours entendu par instinct de base ou instinct fondamental.

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mais ils seront faits dans l’esprit de la langue elle-même, car il œuvre del’intérieur. Le langage qui subit ces transformations les a aussi inspirées,et c’est bien autre chose — comme les œuvres de Shakespeare sont bienautre chose que le Basic English. C’est toute la différence qui existe entretransformer du dedans et transformer du dehors, procéder organique-ment et procéder chirurgicalement.

Comme la langue, le Tao admet un développement de l’intérieur, et ilfaut faire la différence entre un vrai progrès moral et ce qui n’est qu’in-novation. Par exemple il y a un vrai progrès quand on passe de la formuleconfucéenne: «ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on tefasse» à la formule chrétienne: «fais ce que tu voudrais qu’on te fasse. «La morale de Nietzsche au contraire n’est qu’une innovation. Il y aprogrès dans le premier cas, parce que si on n’admettait pas la validité del’ancienne maxime, il n’y aurait aucune raison d’accepter la nouvelle;inversement, accepter l’ancienne, c’est reconnaître aussitôt dans lanouvelle une extension du même principe. Si jamais on devait rejeterpourtant cette dernière cela ne pourrait être que comme quelque chose desuperflu, ou qui va trop loin, mais non comme quelque chose d’absolu-ment hétérogène par rapport aux principes auxquels on adhère. Mais onne peut accepter la morale de Nietzsche que si on est prêt à mettre aurebut la morale traditionnelle considérée comme fausse, pour se trouverensuite dans une situation où il n’y a plus de fondement pour aucun juge-ment de valeur. Il y a la même différence entre ces conceptions del’éthique qu’entre un homme qui vous «vous aimez les légumes à peuprès frais; pourquoi ne pas les cultiver vous-même, et les avoir parfaite-ment frais ?», et un homme qui vous dit: «jetez ce pain et tâchez plutôt devous nourrir de briques et de mille-pattes.»

Ceux qui comprennent l’esprit Tao et se laissent conduire par luipeuvent le modifier dans le sens des exigences mêmes de cet esprit. Ilssont seuls à pouvoir discerner ce sens: du dehors on n’y comprend rien.Essayez donc d’y changer quelque chose du dehors, c’est être, on l’a vu,en pleine contradiction. On est bien incapable en effet dans ce cas d’ac-corder les divergences de la lettre en en pénétrant l’esprit; on ne peutdonc que monter en épingle un précepte quelconque, qui s’impose pourdes raisons de circonstance, et l’utiliser ensuite à tort et à travers sans lamoindre justification. Car c’est de l’intérieur du Tao que vient la seuleautorité qui puisse modifier le Tao. C’est ce que Confucius voulait direquand il disait: «avec ceux qui suivent une autre voie, il est inutile de seconcerter»20. C’est ce qui fait dire à Aristote que seul celui qui a reçu unebonne éducation peut étudier l’éthique avec profit: pour l’hommecorrompu, pour celui qui est hors du Tao, le point de départ même de

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Comme il n’y a pas, selon moi, de réponse à ces questions, voici àquelles conclusions j ‘aboutis. Ce que j ‘ai appelé par commodité le Tao,et que d’autres appelleront la loi naturelle ou la morale traditionnelle, oules premiers principes de la raison pratique, ou même les platitudespremières, n’est pas un système de valeurs parmi d’autres. C’est la sourceunique de tous les jugements de valeur. Le rejeter, c’est rejeter toutevaleur. Garder une seule valeur, c’est le garder tout entier. Essayer de leréfuter et d’édifier à sa place un nouveau système de valeurs est uneentreprise contradictoire. Il n’y a jamais eu, il n y aura jamais un jugementde valeur radicalement nouveau dans l’histoire du monde. Ce quiprétend être un système nouveau, ou, comme on dit aujourd’hui, uneidéologie nouvelle, n’est jamais qu’un fragment du Tao lui-même, arbi-trairement arraché à son contexte et démesurément exagéré dans sonisolement; mais c’est au Tao et à lui seul que ce fragment doit ce qui luireste de validité. Si mon devoir vis-à-vis de mes parents est une supersti-tion, il en va de même pour mon devoir vis-à-vis de la postérité. Si lajustice est une superstition, il en va de même pour mon devoir vis-à-visde mon pays ou de ma race. Si la recherche de la vérité scientifique estune vraie valeur, il en va de même pour la fidélité conjugale. La révoltedes idéologies nouvelles contre le Tao est une révolte des branches contrel’arbre. En cas de succès, les rebelles s’apercevraient qu’ils se sont détruitseux-mêmes. L’esprit humain ne peut pas plus inventer une nouvellevaleur qu’il ne peut imaginer une nouvelle couleur primaire ou créer unnouveau soleil et un nouveau ciel.

Est-ce à dire qu’il n’y a aucun progrès dans notre perception desvaleurs ? Que nous sommes astreints pour toujours à un code immuabledonné une fois pour toutes ? Et d’ailleurs est-ce que cela a un sens deparler d’obéir à ce que j’appelle le Tao ? Si on considère en bloc, commeje l’ai fait, les morales traditionnelles de l’Orient et de l’Occident, les idéesdes chrétiens, des païens et des juifs, ne trouvera-t-on pas beaucoup decontradictions, et quelques absurdités ? Ces questions sont légitimes, etnous sommes dans un domaine où il faut absolument avoir une approchecritique et faire un travail de suppression des contradictions; il y fautmême un véritable développement. Mais il y a deux démarches critiquesbien différentes.

Un théoricien du langage, par exemple; peut aborder sa langue mater-nelle pour ainsi dire de l’extérieur, comme si son génie ne lui était rien, etpréconiser une modification systématique de ses tournures et de sonorthographe dans l’intérêt des échanges commerciaux et de la précisionscientifique. C’est là une chose. Un grand poète, nourri dans l’amour desa langue maternelle, peut lui apporter aussi de grands changements;

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Ce Tao qu’il nous faut apparemment traiter comme un absolu n’est aprèstout qu’un phénomène comme les autres — le reflet dans l’esprit de nosancêtres du rythme agricole selon lequel ils vivaient, ou même de leurphysiologie; nous savons déjà pour l’essentiel comment ces idées sontproduites; bientôt nous le saurons dans le détail et nous finirons bien parêtre capables de les produire nous-mêmes à notre gré. Bien sûr, tant quei nous ne savions pas comment l’esprit est fait, nous acceptions cette sortede mobilier mental comme un donné et même comme un maître. Maisbien des aspects de la nature qui furent jadis nos maîtres sont aujourd’huinos serviteurs. Pourquoi pas celui-là ? Pourquoi un stupide respectdevrait-il nous arrêter net dans notre conquête de la nature, et nous inter-dire de nous attaquer à cette dernière partie de la «nature», la pluscoriace, qu’on appelait jusqu’à maintenant la conscience humaine ? Onnous menace de quelque obscur désastre si nous nous éloignons d’elle;mais les obscurantistes nous ont fait ces menaces à toutes les étapes denotre progrès, et chaque fois la menace s’est révélée vaine. On dit qu’iln’y aura plus de valeurs du tout si nous sortons du Tao.

Eh bien sortons-en: nous découvrirons sans doute que nous nous enpassons fort bien. Que toute idée de devoir ne soit plus pour nous qu’uneintéressante survivance psychologique: laissons carrément tomber toutcela, et faisons enfin ce qui nous plaît. Décidons nous-mêmes de ce quel’homme doit être, et créons-le à cette image, non pas en nous référant àquelque valeur imaginaire, mais parce que nous voulons qu’il en soitainsi. Puisque nous sommes maintenant maîtres de notre environnement,soyons aussi maîtres de nous-mêmes, et choisissons notre destinée.

C’est là une position tout à fait cohérente, et ceux qui la défendent nepeuvent être accusés de se contredire comme ceux qui ne vont pas aubout de leur scepticisme, et espèrent encore trouver de «vraies» valeursaprès avoir dénigré les anciennes. Mais il s’agit alors du rejet total duconcept de valeur. Le prochain chapitre sera consacré à cette question.

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cette science est invisible21. Il peut se montrer hostile, mais non critique,puisqu’il ignore ce dont il est question. C’est pourquoi aussi il a été ditque «le peuple qui ne connaît pas la loi est maudit»22, et que «celui qui necroit pas sera condamné»23. Suspendre son jugement, avoir l’esprit«ouvert» dans les questions qui ne sont pas fondamentales est une bonnechose. Mais avoir l’esprit «ouvert» de cette manière en ce qui concerne lesfondements mêmes de la raison théorique ou pratique, c’est le néant detoute pensée. Si on a l’esprit «ouvert» sur ces questions, qu’on ferme aumoins la bouche: on ne peut rien dire qui vaille. Hors du Tao, il n’y a pasde critique fondée du Tao, ni de quoi que ce soit d’ailleurs.

Il est sans doute parfois assez délicat de déterminer où finit la critiqueinterne, avec sa légitimité, et où commence la critique externe, qui est undésastre. Mais partout où l’on voit un précepte moral traditionnel somméde produire ses lettres de créance comme si c’était à lui de se justifier, c’estque la question n’est pas bien posée. Un réformateur qui s’y prendcomme il faut essaie de montrer que le précepte en question est en conflitavec un précepte reconnu comme plus fondamental, ou bien qu’il n’in-carne pas réellement le jugement de valeur qu’il prétend incarner. Mais iln’est jamais acceptable de l’attaquer de front, en demandant pourquoi etcomment, et à quoi ça sert, et qui l’a dit? Non pas parce que c’est uneméthode généralement déplaisante, mais parce qu’il n’y a pas une valeurqui puisse se justifier de cette manière. Si on s’obstine dans ce genre deprocès, on détruira toutes les valeurs, et ce sera détruire les bases mêmesde la critique en même temps que l’objet de cette critique. On ne tient pasle Tao sous la menace de son arme. Et on ne peut pas non plus remettre àplus tard l’obéissance à un précepte, en attendant le moment où seslettres de créance auront été examinées. Car seuls ceux qui pratiquent leTao peuvent le comprendre. C’est l’homme de bien, le «cuor gentil», et luiseul qui peut reconnaître la Raison quand elle vient24. C’est Paul, lePharisien, «l’homme irréprochable selon la Loi», qui découvre où et enquoi cette Loi ne suffit pas25.

Pour éviter tout malentendu, je dois ajouter que bien que je sois moimême théiste, et même chrétien, je n’essaie pas ici d’introduire de façondétournée quelque argument en faveur du théisme. Je soutiens seulementqu’il ne peut y avoir de valeurs si nous ne reconnaissons pas aux plati-tudes de base de la raison pratique une validité absolue; et que, si nousdoutons de ces dernières, tout essai pour réintroduire les valeurs à unniveau plus bas et sur une base prétendument plus «réaliste» est voué àl’échec. Il n’est pas question pour l’instant de se demander si ces affirma-tions supposent ou non une origine surnaturelle du Tao.

Mais comment espérer qu’un esprit moderne épouse nos conclusions?

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L’ABOLITION DE L’HOMME

Il avait beau dire et flatter, je fus pénétré comme d’un fer rouge de l’idéequ’il me vendrait comme esclave dès qu’il m’aurait attiré chez lui.Bunyan

La maîtrise de l’homme sur la nature est une expression qui revientsouvent pour décrire le progrès des sciences et de la technologie.«La nature a pris une raclée», a-t-on dit à un de mes amis il n’y

a pas longtemps. Dans leur contexte, ces mots avaient une certainebeauté tragique, car celui qui les prononçait mourait de tuberculose.«Peu importe, disait-il, je sais que je fais partie des pertes. Il y a natu-rellement des pertes chez le vainqueur comme chez le vaincu. Mais celane change rien au fait que c’est lui le vainqueur.» J’ai choisi de partir decette anecdote pour montrer que je n’ai aucune intention de décrier toutce qui est réellement bénéfique dans ce qu’on appelle la maîtrise de lanature, et encore moins tout le dévouement et tous les sacrifices quil’ont rendue possible. Ceci dit, il faut analyser cette idée de plus près.Que signifie l’affirmation que l’homme est le possesseur d’un pouvoircroissant sur la nature ?

Prenons trois exemples typiques: l’avion, la radio, les contraceptifs.Dans un pays civilisé, en temps de paix, toute personne qui a l’argentnécessaire peut y avoir accès. Mais on ne peut pas dire au sens strict dumot que c’est là exercer un pouvoir propre ou personnel sur la nature. Sije vous paie pour me porter, c’est que je ne suis pas moi-même assez fortpour le faire. Tout ce dont j ‘ai parlé peut être refusé à certains hommespar d’autres hommes - ceux qui vendent, ceux qui autorisent la vente,ceux qui possèdent les moyens de production, ou ceux qui fabriquent lesbiens en question. Ce qu’on appelle le pouvoir de l’homme est en réalitéun pouvoir possédé par certains hommes qui peuvent ou non permettreà d’autres hommes d’en profiter. Pour ce qui est du pouvoir incarné dansl’avion ou dans la radio, l’homme en est l’esclave aussi bien que le maître,puisqu’il sert de cible aux bombes comme à la propagande. Quant auxcontraceptifs, il y a un sens paradoxal et négatif où on peut dire quetoutes les générations à venir dépendent d’un pouvoir exercé par ceuxqui sont déjà, eux, en vie. Par la contraception en elle-même, elles se

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était aussi l’époque la plus émancipée de la tradition, elle travaillerait àréduire le pouvoir des époques qui l’ont précédée presque aussi énergi-quement que celui des époques qui doivent la suivre. Cela mis à part, ilne faut pas oublier non plus que plus une génération sera tardive — plusproche elle sera de ce moment qui verra l’extinction de l’espèce moins elleaura de pouvoir sur l’avenir, puisqu’elle aura si peu de gens sur qui agir.On ne peut donc parler d’un pouvoir dont la totalité de l’espèce humaineserait investie et qui croîtrait régulièrement tant qu’elle subsiste. Loind’hériter d’un tel pouvoir, les derniers hommes seront, de tous leshommes, les plus soumis aux décisions des grands planificateurs etconditionneurs du passé, et c’est eux qui auront le moins de pouvoir surl’avenir. Ce qu’il faut se représenter en réalité, c’est une époque domi-nante, le centième siècle de notre ère par exemple, qui résiste auxépoques qui la précèdent avec un maximum de succès, et qui domine lesépoques queı la suıvent avec un maximum d’efficacité — et qui est doncle vrai maître de l’humanité. Mais même dans cette génération de maîtres(qui n’est elle-même qu’une infime minorité de l’humanité), le pouvoirsera exercé par une minorité plus infime encore. Si certains rêves deplanification scientifique se réalisent, la maîtrise de l’homme sur lanature signifiera la domination de quelques centaines de personnes surdes milliards et des milliards d’hommes. Il n’y a pas, il ne peut pas yavoir une augmentation constante du pouvoir de l’humanité. Toutnouveau pouvoir conquis par l’homme est en même temps un pouvoirsur l’homme. Tout progrès laisse à la fois plus faible et plus fort. Danstoute victoire, il est aussi bien le vainqueur que le prisonnier qui suit lechar triomphal.

Je ne me demande pas encore pour l’instant si le résultat global de cesambivalentes victoires est bon ou mauvais. Je veux seulement montrer ceque signifie réellement la maîtrise de l’homme sur la nature, et surtout ladernière étape de cette maîtrise, qui n’est peut-être pas loin. Elle seraatteinte en effet lorsque l’homme aura enfin plein pouvoir sur lui-même,grâce à l’eugénisme, au conditionnement prénatal, et à une éducation etune propagande fondées sur une psychologie parfaitement au point. Lanature humaine sera la dernière partie de la nature à se rendre. La bataillesera alors gagnée. Nous aurons ôté le fıl de la vie des mains de la Parque,et nous serons désormais libres de modeler notre propre espèce à notregré. La bataille aura en effet été gagnée. Mais qui, au juste l’aura gagnée ?

Car le pouvoir de l’homme de faire de lui-même ce qui lui plaît, c’estbien, on l’a vu, le pouvoir qu’ont certains hommes de faire des autres cequi leur plaît. A toutes les époques, sans doute, on a essayé d’en faireautant par l’éducation et l’instruction. Mais la situation à laquelle il faut

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voient refuser l’existence. Par la contraception mise au service de l’eugé-nisme, elles se voient modelées sans leur assentiment, selon les choix faitspar une génération donnée pour des raisons qui lui sont propres Ainsi, cequ’on appelle le pouvoir de l’homme sur la nature se révèle-t-il à l’ana-lyse comme le pouvoir de certains hommes sur d’autres hommes aumoyen de la nature.

C’est sans aucun doute un lieu commun de déplorer que les hommesaient jusqu’à présent mal usé, et contre leurs semblables, des pouvoirsque la science leur donne. Mais je ne le reprends pas à mon compte ici. Jene veux pas parler de perversions ou d’abus dont un effort moral accruviendrait à bout. J’essaie de penser ce que doit être, en soi, ce qu’onappelle le pouvoir de l’homme sur la nature. Le tableau serait-il modifiépar la propriété collective des matières premières et des usines, et parl’autorité de l’État sur la recherche scientifique?

Mais à moins d’avoir un État mondial, il s’agira toujours du pouvoird’une nation sur les autres. Et même à l’intérieur de I’État mondial, ou dela nation, on aura, en principe, le pouvoir de la majorité sur la minorité,et en fait, celui du gouvernement sur le peuple. Quant aux pouvoirs quiont un effet à long terme, surtout dans le domaine démographique, ils’agit toujours par définition du pouvoir des générations qui précèdentsur celles qui suivent.

On n’insiste pas assez en général sur ce dernier point, parce que lesspécialistes des sciences sociales n’ont pas encore compris qu’il faut fairecomme les physiciens, et toujours inclure le temps dans les dimensions àprendre en compte. Pour comprendre pleinement ce qu’est le pouvoir del’homme sur la nature, et donc le pouvoir de certains hommes surd’autres, il faut se représenter l’espèce humaine à travers le temps, de ladate de son apparition à celle de son extinction. Chaque générationexerce un pouvoir sur celles qui la suivent; et chacune d’elles résiste à cepouvoir, et le limite donc, dans la mesure où elle transforme l’environne-ment dont elle hérite et où elle se révolte contre la tradition. Cela modifiel’image qu’on se fait parfois d’une émancipation progressive par rapportà la tradition et d’une maîtrise progressive des processus naturels quiferaient augmenter sans cesse la puissance de l’homme. En réalité, si lamaîtrise de la génétique et une éducation vraiment scientifique donnentjamais à une époque quelconque le pouvoir de modeler ses descendantsà son gré, tous les hommes qui vivront après elle dépendront de cepouvoir-là. Ils seront plus faibles, non plus forts: on aura beau leur mettreentre les mains de merveilleuses machines, on aura décidé pour eux de cequ’ils doivent en faire. Et si, comme cela est pratiquement sûr, l’époquequi serait ainsi parvenue au plus grand pouvoir possible sur sa postérité

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pèce humaine. Ce sont eux qui vont donner les motifs d’agir, ce sont descréateurs de motifs. Mais qu’est-ce qui les motivera eux-mêmes ?Pendant un certain temps, ce seront peut-être les traces qui leur restentdu vieux Tao «naturel». Ainsi se considéreront-ils peut-être au débutcomme des serviteurs ou des gardiens de l’humanité, et auront-ils l’idéequ’ils «doivent» faire son «bien». Mais cela ne peut durer que tant qu’ilsne savent pas très bien ce qu’ils pensent. Le concept de devoir est en effetpour eux le résultat de certains processus dont ils sont maintenant lesmaîtres. Leur victoire consiste précisément à être passés d’un état où ilsétaient dominés par eux à un état où ils s’en servent comme d’instru-ments. Et il leur faut maintenant décider si oui ou non ils vont nousconditionner de manière à ce que nous ayons toujours la vieille idée dudevoir et les vieilles réactions à son sujet. Comment le devoir peut-il lesaider à prendre cette décision ? Il est directement en cause: comment sejugerait-il lui-même ? Quant au «bien», il n’est guère mieux loti. Ils saventtrès bien comment faire naître en nous une douzaine de conceptionsdifférentes du bien. La question est pour eux de savoir laquelle ilsdoivent choisir, si tant est qu’il en faille une. Nulle idée du bien ne peutdonc les guider dans leur décision: il serait absurde de choisir une desréalités que l’on compare pour en faire le critère même du choix.

On pensera peut-être que j’invente là une difficulté artificielle pour mesconditionneurs. Ou bien on demandera, plus naïvement, pourquoi je faisd’eux des hommes si méchants. Mais je ne pense pas que ce soient deméchants hommes; je dirais plutôt que ce ne sont plus des hommes dutout, au sens ancien du mot. Ils ont, en d’autres termes, sacrifié leur partd’humanité au sens traditionnel, pour se consacrer à la tâche de déciderde ce que «l’humanité» signifierait à l’avenir. «Bon» et «mauvais», en cequi les concerne, sont des mots vides de sens, puisque c’est à eux préci-sément de donner un sens à ces mots. Quant à la : difficulté dont je parle,elle n’a rien d’artificiel. Bien sûr on pourrait croire qu’on peut la résoudreaisément en disant: «après tout, nous désirons tous plus ou moins lamême chose, manger, boire et faire l’amour et ne pas nous ennuyer, etqu’il y ait des arts et des sciences, et que tout le monde vive le plus long-temps possible. Il n’y a qu’à constater que c’est là ce qui nous plaît en fait,et qu’à conditionner les gens de la manière qui a le plus de chances deréaliser tout cela. Où est le problème ?» Mais ce n’est pas vraiment unesolution. D’abord il est faux que nous ayons tous les mêmes goûts. Maismême si c’était vrai, qu’est-ce qui forcera les conditionneurs à dédaignerles plaisirs et à mener une vie austère pour nous faire plaisir, à nous et ànos descendants ? Leur devoir ?

Mais le devoir, c’est le Tao, qu’ils peuvent décider de nous imposer,

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s’attendre sera neuve à deux égards. D’abord, le pouvoir en question serainfiniment plus grand. Jusqu’à présent, les théoriciens de l’éducationn’ont pas réalisé grand chose de leurs projets. Tant mieux d’ailleurs:qu’on songe par exemple que Platon voulait faire de chaque enfant,comme on l’a dit, «un bâtard élevé administrativement»; qu’Elyotvoulait qu’un garçon ne voie pas d’hommes avant l’âge de sept ans, etensuite pas de femmes26; que Locke voulait que les enfants aient deschaussures qui prennent l’eau, et n’aient aucun goût pour la poésie27 —et ainsi de suite. Quand on lit ces propos, on a envie de remercier lesvraies mères, les vraies nourrices, et surtout les vrais enfants pour leursalutaire entêtement, qui a gardé à l’espèce humaine ce qui lui reste desanté mentale. Mais les modeleurs d’homme de l’ère nouvelle serontarmés des pouvoirs d’un État qui prendra tout en charge et d’une tech-nique qui aura toute la puissance de la science: on aura enfin un type deconditionneur qui pourra vraiment donner aux générations futures laforme qui lui plaira.

Quant au second point de divergence, il sera encore plus important.Dans les anciens systèmes, c’était au Tao qu’on devait à la fois l’idée del’homme que les éducateurs souhaitaient former et leurs raisons mêmesde le former — ce Tao qu’ils reconnaissaient comme norme de leurconduite et dont ils n’auraient pas rêvé de s’éloigner. Ils ne donnaient pasaux hommes la forme de leur choix, ils transmettaient ce qu’ils avaientreçu: ils initiaient un néophyte au mystère de l’humanité, mystère dont lamajesté dominait également le maître et les élèves. Mais tout cela vachanger dans le nouveau système. Car les valeurs sont maintenant desimples phénomènes naturels. Les jugements de valeur de l’élève serontdonc l’effet d’un conditionnement. Le Tao, ou ce qui en tiendra lieu, loind’être la raison de l’éducation, n’en sera plus que le produit. Les condi-tionneurs se sont émancipés de tout cela. C’est une nouvelle partie de lanature qu’ils ont vaincue. Les ressorts fondamentaux de l’action humainene sont plus pour eux un pur et simple donné: ils ont livré leur secret —comme l’électricité, et c’est la fonction des conditionneurs de lesmaîtriser, et non de leur obéir. Ils savent comment ou produit uneconscience morale, et c’est à eux de décider de la sorte de consciencequ’ils vont produire. Mais ils sont eux-mêmes au-dehors et au-dessus detoute considération éthique. Car nous en sommes, par hypothèse, à ladernière étape de la lutte de l’homme contre la nature. La victoire est là;la nature humaine est vaincue — même si c’est elle aussi qui a remportéla victoire, quel que soit le sens que puissent encore avoir ces mots.

Ce sont donc les maîtres du conditionnement qui vont devoir choisir,pour leurs raisons à eux, quel Tao artificiel ils vont implanter dans l’es-

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ait usé de ce pouvoir pour faire le bien. Je croirais plutôt que les condi-tionneurs haïront les conditionnés. Ils auront beau considérer comme uneillusion la conscience artificielle qu’ils font naître en nous, ils verront bienpourtant qu’elle donne à notre vie une apparence de sens qui soutientfavorablement la comparaison avec l’inanité de la leur; et ils nous envie-ront comme des eunuques envient des hommes. Mais je ne veux pasinsister sur ce point, car il est purement conjectural. Ce qui est sûr, parcontre, c’est que nous ne pouvons espérer un bonheur, même «condi-tionné», que de ce qu’on appelle ordinairement le hasard - un hasard quiferait prédominer les bonnes intentions chez nos conditionneurs. Carsans un jugement qui affirme que ces dispositions sont bonnes - ce quiserait revenir au Tao - ils n’ont aucune raison de chercher à développerou à affermir ces tendances-là plutôt que d’autres. La logique de leurposition doit leur faire prendre leurs désirs comme ils viennent, duhasard. Et hasard signifie ici nature.

C’est de l’hérédité, de la digestion, du temps qu’il fait et de l’associationdes idées que leur viendront leurs raisons d’agir. En leur faisant consi-dérer comme une illusion tous les motifs soi-disant rationnels, l’excès deleur rationalisme ne leur laisse plus d’autre voie qu’un comportementtotalement irrationnel. Si on ne veut ni obéir au Tao ni se suicider, il n’y aplus qu’une possibilité, obéir au désir du moment, et donc en fin decompte à la pure «nature».

A ce moment donc où l’homme triomphe de la nature, on constate quel’humanité entière est soumise à un petit nombre d’hommes et que ceux-ci à leur tour sont soumis à ce qui est purement naturel en eux - l’irratio-nalité de leurs désirs. C’est donc la nature, sans qu’aucune valeur ne s’enmêle, qui règne sur les maîtres du conditionnement, et par eux sur tousles hommes. Au moment même où elle est pleinement achevée, on voitque la maîtrise de l’homme sur la nature est en fait la maîtrise de la naturesur l’homme. Toutes les batailles que nous avons cru gagner nous ontamenés là petit à petit. Toutes les défaites apparentes de la naturen’étaient que des replis tactiques. Nous croyions la repousser alorsqu’elle nous attirait dans un piège. Nous croyions voir des mains levéesen signe de capitulation, mais c’étaient des bras qui se préparaient à nousemprisonner à jamais. Si se réalise jamais ce monde totalement planifié etconditionné (avec un Tao qui ne serait qu’un produit du plan), la naturene sera plus gênée par cette espèce impatiente, en révolte contre elledepuis la nuit des temps, elle ne sera plus irritée par tout ce bavardage devérité, de compassion, de beauté, de bonheur... Ferum victorem cepit, elle aconquis son farouche vainqueur; et si les manipulations génétiques sontsuffisamment efficaces, il n’y aura pas de nouvelle révolte, tout le monde

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mais qui ne peut valoir pour eux. S’ils l’acceptent, c’est qu’ils ne produi-sent pas la conscience, mais qu’ils lui sont toujours soumis, et leurvictoire finale sur la nature n’a donc pas eu lieu. Serait-ce alors le salut del’espèce ? Mais pourquoi faut-il sauver l’espèce humaine? Une des ques-tions qui se posent à eux est de savoir s’il faut ou non conserver ce senti-ment à l’égard de la postérité dont ils savent bien à quoi il est dû. Oùqu’ils aillent, le sol se dérobe sous leurs pas. Dès qu’ils essaient d’abolir àun motif, il se révèle être une pétition de principe. Ce n’est pas que cesoient des hommes mauvais: ce ne sont plus des hommes du tout. Ensortant du Tao, ils sont entrés dans le vide. Quant à ceux qu’ils dominent,ils ne sont pas forcément malheureux; ce ne sont pas des hommes nonplus: ce sont des produits fabriqués. La victoire finale de l’homme, on levoit, c’est l’abolition de l’homme.

Il faut bien pourtant que les conditionneurs agissent. Quand j ‘ai dit àl’instant que toutes les raisons d’agir leur font défaut, j’aurais dû diretoutes sauf une. Toutes celles qui prétendent à une validité autre qu’émo-tionnelle et passagère leur font bien défaut. Tout ce qui n’est pas leur bonplaisir (sic volo, sic jubeo) a perdu toute justification. Mais ce qui n’a jamaisprétendu à l’objectivité ne peut être détruit par le subjectivisme. L’enviede me gratter quand ça me démange ou de mettre en morceaux ce quiexcite ma curiosité est insensible à l’influence qui a été fatale à ce que jepouvais avoir de justice, d’honneur ou de souci de la postérité. Quandtout ce qui dit: «c’est bien» a perdu tout crédit, il reste ce qui dit: «j’aienvie». Et ce n’est pas là une attitude qu’on peut critiquer en montrant lafausseté ou en essayant de ne pas en être dupe, puisqu’elle n’a jamais euaucune prétention. Les conditionneurs en viendront donc forcément àn’être motivés que par leur caprice. Je ne pense pas ici à l’effet corrupteurdu pouvoir, je n’exprime pas la crainte de voir nos maîtres se dégradersous son influence. Les mots mêmes de corruption et de dégradationsupposent une échelle des valeurs, et sont donc dépourvus de sens dansce contexte. Ce que je veux dire, c’est que ceux qui sont étrangers à toutjugement de valeur ne peuvent avoir aucune raison de préférer un deleurs désirs à un autre, si ce n’est l’intensité de ce désir.

On peut toujours espérer bien sûr qu’il y aura de bonnes intentionsdans ce qui passera par la tête de gens vides à ce point de raisons d’agirrationnelles ou spirituelles. Je me demande en tout cas si ces bonnesintentions auront beaucoup de poids sans la priorité et l’encouragementque le Tao nous apprend à leur donner, et si elles ne peuvent compter quesur la force et la fréquence de leur occurrence psychologique. Je medemande si l’histoire nous a laissé un seul exemple d’un homme qui soitarrivé au pouvoir après avoir dit adieu à la moralité traditionnelle, et qui

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la pleine réalité de l’objet dépouillé de ses aspects qualitatifs et réduit àla pure quantité ? Certainement pas les plus grands savants, mais depetits savants, ou de petits scientistes dépourvus de culture scientifique.Un grand esprit est parfaitement conscient du caractère abstrait ouconstruit de l’objet ainsi traité, et du fait que quelque chose de sa réalitéa été perdu.

De ce point de vue, la maîtrise de la nature apparaît dans une nouvellelumière. On réduit les choses à n’être que nature pour les maîtriser. End’autres termes, si on maîtrise toujours la nature, c’est que le mot naturedésigne ce qu’on a déjà, dans une certaine mesure, maîtrisé. Le prix àpayer pour cette maîtrise est de traiter les choses comme de simplesparties de la nature. C’est ainsi que toute nouvelle victoire sur celle-ciétend en fait son domaine. Les étoiles ne font pas partie de la nature tantqu’on n’est pas capable de les peser et de les mesurer; l’âme ne fait paspartie de la nature tant qu’on n’est pas capable de la psychanalyser.Arracher ses pouvoirs à la nature, c’est en même temps livrer de plus enplus de choses à la nature.

Tant qu’on n’arrive pas à la dernière étape de cette évolution, on peutencore penser qu’on a plus à y gagner qu’à y perdre. Mais quand ledernier pas est franchi, et que c’est l’humanité elle-même qu’on réduit àn’être qu’une partie de la nature, on est en pleine absurdité, car cette fois-ci c’est la même entité qui a tout à gagner et tout à perdre. C’est l’un desnombreux cas où pousser un principe jusqu’à son apparente conclusionlogique conduit à des absurdités. On connaît l’histoire du fameuxIrlandais qui découvrit qu’un certain type de poêle réduisait de moitié sanote de chauffage, et qui en conclut que deux poêles de ce type luipermettraient de se chauffer pour rien. C’est le marché du magicien:vendre son âme pour obtenir le pouvoir. Mais une fois que notre âme, cequi fait de nous une personne, sera vendue, le pouvoir ainsi acquis nesera pas à nous. Nous serons les esclaves ou les marionnettes de ce quipossèdera alors cette âme.

Il est certainement au pouvoir de l’homme de se traiter lui-mêmecomme un objet purement naturel, et de faire de ses jugements de valeurune matière première bonne à être manipulée à volonté par des interven-tions scientifiques; ce qu’on peut objecter à cette démarche, ce n’est pasqu’il y a là une façon de penser extrêmement déplaisante tant qu’on n’yest pas habitué (comme lorsqu’on fait ses débuts en dissection). Cetteréaction de dégoût est tout au plus un avertissement, l’indice de quelquechose qui ne va pas. La véritable objection, c’est que si l’homme choisit dese prendre pour matière première, matière première il sera; mais ce n’estpas lui qui fera quelque chose de cette matière première, comme il a la

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sera douillettement installé dans la soumission, les hommes à leursconditionneurs, et les conditionneurs à la nature, jusqu’à la chute de lalune et au refroidissement du soleil.

Pour être plus clair, on peut présenter les choses d’une autre manière.Le mot nature a plusieurs sens, et la meilleure façon de le comprendre estde l’opposer à ses nombreux contraires. Le naturel est le contraire de l’ar-tificiel, du civique ou politique, de l’humain, du spirituel et du surna-turel. L’artificiel ne nous concerne pas ici. Mais avec le reste de la liste, onpeut se faire en gros une idée de ce qu’on entend en général par nature etde ce qu’on lui oppose. La nature est apparemment ce qui est spatial ettemporel, par opposition à ce qui l’est moins pleinement ou pas du tout.C’est le domaine de la quantité, par Î opposition à celui de la qualité.C’est aussi le domaine des objets par opposition à celui de la pensée; ledomaine du déterminisme par opposition à celui de l’autonomie, totaleou partielle, le domaine où il n’y a pas de valeurs par opposition à undomaine où il y en a et où on en reconnaît. C’est le domaine enfin descauses efficientes (ou dans certains systèmes contemporains de l’absencetotale de causalité) par opposition à celui les causes finales. Et mon sens,lorsqu’on analyse une réalité quelconque pour la comprendre et qu’on lamaîtrise ensuite pour s’en servir, on la réduit par là même à n’être qu’unepartie de la «nature»: on suspend en effet tout jugement de valeur à sonégard, on ne tient aucun compte de sa cause finale (si elle en a une), et onla traite de manière purement quantitative. On réprime donc deséléments de ce qui serait autrement la réaction totale devant cette réalité.Cela est parfois très visible, et même pénible: il y a quelque chose àsurmonter avant de pouvoir enfoncer le scalpel dans un homme mort oudans un animal vivant. Ces objets résistent au mouvement de l’esprit parlequel on en fait des objets purement «naturels».

Mais il y a d’autres cas où le savoir analytique et le pouvoir technolo-gique ont été acquis au même prix, même si on ne s’en rend plus compte.Les arbres ne sont plus des dryades, on ne voit plus leur beauté quandon les débite en planches. Le premier homme à le faire a sans doute vive-ment senti ce qu’il en coûtait; et les arbres dont on voit le sang coulerchez Virgile ou chez Spenser sont peut-être de lointains échos de ce sensd’une impiété originelle. Les étoiles ont perdu leur caractère divin avecle développement de l’astronomie, et il n’y a pas de place pour le DieuMourant dans une agriculture scientifique. Beaucoup de gens ne verrontlà sans doute que la découverte progressive que le monde réel n’est pasce que nous croyions, et jugeront que la vieille opposition à Galilée etaux «déterreurs de cadavres» n’est que de l’obscurantisme. Mais ce n’estpas la seule réaction possible. Qui croit aujourd’hui le plus fermement à

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commune et d’une raison commune de l’humanité, qui est là vivante,comme un arbre qui grandit et qui se ramifie, avec la variété des situa-tions, en des beautés et des excellences toujours nouvelles. Tant qu’onparle au point de vue du Tao, cela a un sens de parler du pouvoir del’homme en général sur lui même, comme on parle de la maîtrise d soid’un homme en particulier. Mais dès qu’on adopte un point de vue exté-rieur au Tao et qu’on ne le considère plus que comme un produit de lasubjectivité, cela n’a évidemment plus aucun sens. Ce qui est alorscommun à tous les hommes n’est plus qu’un universel abstrait, un pluspetit commun dénominateur, et la maîtrise de l’homme sur lui-mêmen’est plus que le règne des conditionneurs sur le matériau humain condi-tionné, ce monde post-humain que presque tous les hommes aujourd’hui,qu’ils le sachent ou non, se donnent tant de peine pour faire naître.

Rien de ce que je pourrais dire n’empêchera certains lecteurs de voirdans mes propos une attaque contre la science. Il n’en est rien pourtant, etceux des physiciens qui sont dignes de leur ; ancien titre de «philosophesde la nature» (il y en a...) verront bien que défendre l’idée de valeur, c’estdéfendre aussi la valeur de la connaissance, qui ne peut que dépérircomme les autres quand ses racines dans le Tao sont coupées.

Mais j’irai plus loin, et je dirai que c’est de la science elle-même que peutvenir le salut. J’ai appelé «marché de magicien» ce mouvement quipousse l’homme à céder domaine après domaine à la nature en échangedu pouvoir, et à finir par s’inclure lui-même dans le marché. Et je parlaissérieusement. Le fait que le savant ait réussi là où le magicien a échoué amis tant de distance entre eux dans l’opinion ordinaire qu’on necomprend pas la véritable histoire de la naissance de la science. Ontrouve même des gens pour écrire, à propos du XVIe siècle, comme si lamagie y était un vestige médiéval qui devait se dissiper devant lanouveauté représentée par la science. Si on connaît l’époque en question,on sait que ce n’est pas vrai. Il y avait très peu de magie au Moyen Âge :son apogée se situe au XVIe et au XVIIe siècles. Essayer de fonder unemagie sérieuse et essayer de fonder une science sérieuse sont deux entre-prises jumelles: l’une était de faible constitution, elle est morte; l’autreétait vigoureuse, elle a prospéré. Mais c’étaient bien des sœurs jumelles.Elles sont nées du même désir. Je veux bien que certains des premierssavants (sûrement pas tous) aient été animés par le pur amour du savoir.Mais si on considère le caractère général de cette époque, on perçoit bienle désir dont je parle. Il y a quelque chose qui unit de ce point de vue lamagie et la science appliquée et qui les sépare toutes deux de ce que lessiècles précédents appelaient sagesse.

Les sages d’autrefois considéraient que le problème essentiel était

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naïveté de le croire: ce sera le caprice pur, c’est-à-dire la nature pure, enla personne de ses conditionneurs déshumanisés.

Comme le roi Lear, nous avons voulu gagner sur les deux tableauxabdiquer nos prérogatives d’hommes et les conserver en même temps.C’est impossible. Ou bien nous sommes des esprits, des êtres rationnels àjamais tenus d’obéir aux valeurs absolues du Tao, ou bien nous sommesde simples parties de la nature, une sorte de pâte bonne à être pétrie etmoulée en de nouvelles formes pour le plaisir de maîtres qui ne peuvent,par hypothèse, avoir aucun autre motif que leurs impulsions «natu-relles». Seul le Tao peut donner à l’action humaine une commune loi quis’impose aussi bien à ceux qui commandent qu’à ceux qui obéissent. Ilfaut croire fermement à l’objectivité des valeurs pour avoir la notionmême d’une autorité qui ne soit pas une tyrannie ou d’une obéissance quine soit pas un esclavage.

Je ne pense pas ici seulement à ceux avec qui nous sommes actuelle-ment en guerre28. Le processus qui abolira l’homme si on ne l’arrête pasva aussi vite dans les pays communistes et dans les démocraties que chezles fascistes. Les méthodes n’ont peut-être pas, — au début — la mêmebrutalité. Mais il y a parmi nous bien des savants à l’air inoffensif, biendes auteurs dramatiques à succès, bien des philosophes amateurs dontles buts ne diffèrent pas en fin de compte de ceux des nazis. Ils s’agittoujours de discréditer totalement les valeurs traditionnelles, et dedonner à l’humanité une forme nouvelle, selon la volonté, par hypothèsearbitraire, de quelques personnes bien placées pour cela, dans une géné-ration elle-même et bien placée et qui sait comment s’y prendre.

La croyance qu’on peut inventer des idéologies à volonté, et donc traiterles gens comme une pure matière première, comme si c’étaient des spéci-mens ou des préparations de laboratoire, commence à affecter notremanière même de parler. Autrefois on mettait à mort des scélérats;aujourd’hui on «liquide des éléments anti-sociaux». La vertu est devenue«intégration de la personnalité», l’application au travail «dynamisme», etdes garçons qui paraissent capables d’exercer un commandement: sontdu «matériau dont on fait les officiers». Ce qui est plus étonnant encore,les vertus d’économie et de tempérance, et même d’intelligence ordinaire,se définissent comme un comportement «résistance à l’achat»29 dans uncertain jargon.

On ne saisit pas la vraie portée de ce qui se passe parce qu’on parle del’homme en termes abstraits et généraux. Ce n’est pas que le motd’homme désigne nécessairement une pure abstraction. Tant qu’ondemeure dans le Tao, on y trouve la réalité concrète à: laquelle c’est êtrepleinement homme que de participer: cette réalité d’une volonté

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ne perdrait pas de vue ce que Buber appelle la situation de rapport à unToi. L’analogie entre le Tao de l’homme et les instincts d’une espèceanimale serait pour elle une nouvelle lumière jetée sur la réalité inconnuede l’instinct par la réalité connue intérieurement de la conscience, et nonune réduction de la conscience à la catégorie de l’instinct. Ses partisansn’abuseraient pas des mots seulement et uniquement. En un mot, ellevaincrait la nature sans être en même temps vaincue par elle, et laconnaissance ne lui coûterait pas la vie. Je demande peut-être l’impos-sible Peut-être est-il dans la nature des choses que l’intelligence analy-tique soit toujours comme le basilic de la légende, qui tue ce qu’il volt, etqui ne peut voir sans tuer. Mais si les savants eux-mêmes ne peuventarrêter le processus avant qu’il n’atteigne la raison commune et qu’il nela tue également, il faut que quelqu’un d’autre l’arrête. Ce que je redoutele plus, c’est qu’on me réponde que je ne suis qu’un «obscurantiste deplus», et que cet obstacle peut être surmonté sans danger, comme tousceux qu’on a déjà opposés au progrès de la science. Mais cette réponsemanifeste la fatale propension de l’imagination moderne à penser enséries, à se laisser abuser par cette image d’un progrès linéaire infini quihante si fort notre esprit. L’usage du nombres nous est tellement familierque nous avons tendance à penser que tout doit toujours se passercomme dans la série des nombres, où chaque pas est éternellement lemême que celui qui a précédé.

Il faut vraiment se rappeler l’Irlandais et ses deux poêles. Il y a desprogressions où le dernier pas est sui generis, sans commune mesure avecles autres, et où aller jusqu’au bout revient à anéantir toute la peine qu’ona prise jusque-là. Réduire le Tao à n’être qu’un produit de la nature est unpas de ce genre. Jusque-là, les explications du type de celles qui ôtent toutsens à ce qu’elles expliquent peuvent apporter quelque chose, même sielles coûtent cher. Mais on ne peut continuer à expliquer ainsi indéfini-ment: c’est l’acte d’expliquer lui-même qui se videra de tout sens. On nepeut pas continuer indéfiniment à dissiper les illusions de l’apparence:tout l’intérêt de cette opération est de voir ce qu’il y a derrière les appa-rences. Il est bon que les vitres soient transparentes, parce que la rue oule jardin qu’on voit au travers ne le sont pas. Et si le jardin lui-même étaittransparent ? On perd son temps à essayer de dissiper l’illusion despremier principes. Si tout est illusion, alors tout est transparent. Mais unmonde absolument transparent est un monde invisible. Voir autravers des choses est la même chose que ne rien voir.

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d’amener l’âme à être en conformité avec la réalité, et les moyens d’yarriver étaient la connaissance, la maîtrise de soi et la vertu. Pour la magiecomme pour la science appliquée, le problème est de soumettre la réalitéà nos désirs, et les moyens d’y arriver sont des moyens techniques; toutesdeux sont prêtes, de plus, en employant ces moyens, à commettre desactions regardées jusque-là comme détestables et impies — par exempledéterrer et mutiler les morts. Si on compare le principal héraut de l’èrenouvelle, Bacon, avec le Faust de Marlowe, la ressemblance est frappante.Pour certains critiques, Faust a soif de connaissance. En réalité il en parleà peine. Ce n’est pas la vérité qu’il demande à ses démons, mais de l’or,des fusils et des femmes. «Tout ce qui se meut entre les pôles immobilessera à ses ordres», et «un bon magicien a la puissance d’un dieu»30. Dansle même esprit Bacon condamne ceux qui font de la connaissance un fınen soi: c’est pour lui la traiter en maîtresse, par goût du plaisir, au lieu dela traiter en épouse pour en avoir une descendance31. En fait il s’agitavant tout d’étendre aussi loin que possible le pouvoir de l’homme.Bacon rejette la magie parce qu’elle ne réussit pas32, mais il a le même butque le magicien. Chez Paracelse, les deux personnages du magicien et dusavant ne font qu’un. Sans doute ceux qui ont fondé la science moderneétaient-ils généralement ceux chez qui l’amour de la vérité l’emportaitsur l’amour de la puissance. Dans tout mouvement où il y a du bon et dumauvais, l’efficacité vient de ce qu’il y a de bon, et non de ce qu’il y a demauvais. Mais la présence de mauvais éléments n’est pas sans effet surl’orientation générale du mouvement. Ce serait sans doute aller trop loinque de dire que le mouvement scientifique moderne a été vicié dès l’ori-gine; mais je crois qu’on peut dire qu’il est né dans un voisinage malsainet à une heure de mauvais augure. Ses triomphes ont peut-être été troprapides, et trop chèrement payés; il faudrait peut-être une remise encause et quelque chose comme un repentir.

Peut-on donc imaginer une nouvelle «philosophie naturelle» dessciences qui n’oublie jamais que «l’objet naturel» produit par l’analyse etl’abstraction n’est pas une réalité ? Qui tienne toujours compte de soncaractère de construction et qui corrige sans cesse l’abstraction de sonpoint de vue ? J’hésite beaucoup à parler ainsi, mais j’entends dire, parexemple, qu’il faudrait prendre davantage en considération la manièredont Goethe abordait la nature — et que même R. Steiner a peut-être vuquelque chose qui a échappé aux chercheurs orthodoxes. En tout cas lascience régénérée à laquelle je pense ne ferait même pas aux minéraux etaux plantes ce que la science contemporaine menace de faire auxhommes. En expliquant, elle n’ôterait pas tout sens à ce qu’elle explique.En parlant des parties, elle se souviendrait du tout. En étudiant le ça, elle

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APPENDICEExemples du Tao

Les exemples de la loi naturelle qu’on trouvera ici sont de ceux qu’onpeut aisément rassembler quand on n’est pas un spécialiste. La liste neprétend évidemment pas être exhaustive. On remarquera que des auteurscomme Locke ou Hooker, qui appartiennent à la tradition chrétienne,sont cités à côté du Nouveau Testament. Ce serait naturellement absurdesi je cherchais à rassembler en faveur du Tao des témoignages indépen-dants les uns des autres. Mais

1) Mon propos n’est pas de démontrer sa validité par l’argument duconsentement universel, car cette validité ne peut jamais être le résultatd’une inférence. Le consentement universel lui-même serait impuissant àla démontrer à ceux qui ne perçoivent pas sa rationalité.

2) L’idée de recueillir des témoignages indépendants suppose que lescivilisations sont nées indépendamment les unes des autres; ou mêmequ’il y a eu plusieurs apparitions indépendantes de l’humanité sur cetteplanète. Les conceptions biologiques et anthropologiques impliquées parune telle hypothèse sont on ne peut plus discutables. Il n’est pas du toutcertain qu’il y ait jamais eu (au sens dont on a besoin ici) plus d’une civi-lisation dans toute l’histoire humaine. Il n’y a rien d’invraisemblable entout cas dans l’idée que toutes les civilisations que nous connaissonsviennent d’autres civilisations et ainsi de suite; toutes viendraient doncen fin de compte d’un centre unique, et la civilisation se transmettraitainsi par une sorte de contagion, ou comme la succession apostolique.

I - Faire le bien en général

a) sous forme négative — Je n’ai pas tué (Égypte, Livre des morts, confession de l’âme juste).

— Tu ne tueras pas (Exode XX, 13).— Ne recours pas à la terreur, sinon tu tomberas sous le coup de la terreur de

Dieu (Égypte, Préceptes de Ptahhotep).— Aux rives de l’enfer, j’ai vu... les meurtriers (Chants de l’Edda: Voluspa 38-39.— Je n’ai pas fait souffrir mon prochain. Je n’ai pas rendu le début de chaque jour

pénible pour celui qui travaillait pour moi (Égypte, Livre des morts).— Je n’ai pas été cupide (ibid.).— Celui qui ne pense qu’à opprimer les autres, sa maison est renversée (Hymne

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— Les frères se battront entre eux et seront la ruine les uns des autres (Edda:description de l’âge funeste qui précède la fin du monde, Voluspa 45).

— A-t-il insulté sa sœur aînée ? (Liste babylonienne des péchés, cf. supra).— Vous les verrez prendre soin de ceux de leur parenté, et des enfants de leurs

amis... sans leur faire jamais aucun reproche (Traditions des Indiensd’Amérique).

— Aime ta femme avec zèle. Réjouis : son cœur toute ta vie durant (Egypte). — Pour qui pense droit, rien ne peut changer l’obligation créée par la parenté

(Beowulf 2600. Poème anglo-saxon du VIIIe s.).— Socrate n’aimait-il pas ses enfants, bien qu’il les aimât en homme libre, se

souvenant qu’il faut d’abord être l’ami des dieux ? (Épictète, Entretiens, III, 24).L’affection est chose bonne et conforme à la nature (ibid. I, 11).

— Je ne dois pas être impassible à la manière d’une statue; je dois maintenir mesrapports naturels ou acquis avec autrui, comme homme religieux, comme fils,comme frère, comme père, comme citoyen (ibid. III, 2).

— Je te conseille avant tout d’être sans reproche vis-à-vis de ta parenté. Ne tevenge pas même s’ils te font du tort (Edda: Sigrdrifumal, 22).

— N’y a-t-il que les fils d’Atrée pour aimer leur femme ? Tout homme bon etsensé aime la sienne et en a soin (Iliade, [X, 340).

— La société et l’union entre les hommes se conservera d’autant mieux qu’onmanifestera plus de bienveillance à ceux avec qui on a une union plus étroite(Cicéron, De Officiis, I, XVI).

— Notre partie, nos parents, nos amis ont tous des droits sur nous (ibid. I, VII).— Celui qui prodiguerait les bienfaits j au peuple et subviendrait à tous ses

besoins, ne mériterait-il pas le nom de bon? Le Maître dit: Il ne serait plus ques-tion de «bien»: ce serait la sagesse suprême (Confucius, Entretiens, VI, 28).

— Méconnais-tu donc qu’au jugement des dieux et des hommes sensés il fautplus honorer sa patrie, la trouver plus respectable et plus sacrée encore qu’unemère, qu’un père, et que tous les ancêtres ? Qu’il faut lui complaire, quand ellese fâche, plus qu’à un père ? Qu’il faut ou la faire changer d’idée, ou souffrirpaisiblement sa volonté, qu’elle vous enchaîne ou vous frappe ou vous envoieà la guerre, où l’on risque mort ou blessure ? (Platon, Criton 51 a-b).

— Si quelqu’un ne prend pas soin des siens, surtout de ceux qui vivent avec lui,il a renié la foi (I Timothée V,8).

— Rappelle à tous qu’il faut être soumis aux magistrats... Je recommande qu’onfasse des prières... pour les rois et tous les dépositaires de l’autorité (Tite III, 1et 1Tim. II, 1-2).

III — Devoirs vis-à-vis des parents, des aînés, des ancêtres— Un père est l’image du Seigneur de la création, une mère l’image de la terre.

— Pour qui néglige de les honorer, toute œuvre pie est sans prix. C’est là lepremier devoir (Lois de Manou, in Janet, op. cit., I, 9).

— A-t-il méprisé son père ou sa mère ? (Liste des péchés babylonienne, cf. supra).— J’ai été un bâton de vieillesse pour mon père, j’ai obéi à tous ses ordres (Égypte,

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babylonien à Shamash).— Celui qui est cruel, qui calomnie tout: le monde, est considéré comme ayant les

habitudes du chat (Inde, Lois de Manou, in Paul Janet, Histoire de la sciencepolitique, I, 6).

— Ne calomnie pas (Hymne à Shamash). Tu ne porteras pas de faux témoignagecontre ton prochain (Exode XX, 16).

— Il ne faut pas proférer une parole dont quelqu’un pourrait être blessé (Lois deManou, in Janet, op. cit., I, 7).

— A-t-il séparé un homme honnête de sa famille, désuni un clan bien cimenté ?(Liste de péchés inscrits sur des tablettes d’incantation babyloniennes).

— Je n’ai pas fait souffrir de la faim. Je n’ai pas fait pleurer (Livre des morts).— Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse (Entretiens de

Confucius, XV, 23; cf. XII, 2).— Tu n’auras pas dans ton cœur de haine pour ton frère (Lévitique XIX, 1).— Pour peu que la volonté tende vers le bien, on ne peut haïr personne

(Confucius, Entretien, XIV, 4).

b) sous forme positive:— La nature pousse l’homme à souhaiter la société des hommes (Cicéron, De:

Officiis I, IV). — Selon la loi naturelle fondamentale, l’humanité doit être autant que possible

protégée (Locke, Treatise of Civil Government; II, 3).— Le peuple étant déjà en grand nombre, que peut-on faire de plus pour eux ? Le

Maître dit: leur donner la prospérité. On lui dit: et s’ils étaient prospères, quepourrait-on encore faire pour eux ? Le Maître dit: les instruire (ConfuciusEntretiens, XIII, 9)

— Manifeste de la bonté... montre de la bienveillance (Hymne d Shamash).— Les hommes sont nés pour les hommes, afin de se rendre service les uns aux

autres (De Officiis, I, 7).— L’homme est la joie de l’homme (Edda: Havamal, 47).— L’homme dont on implore la charité doit toujours donner quelque chose (Lois

de Manou, in Janet, op. cit. I, 7).— Quel est l’homme de bien... qui puisse croire qu’aucun malheur lui soit

étranger ? (Juvénal XV, 140).— Je suis homme: rien d’humain ne m’est étranger (Térence, Héautonti-morou-

ménos).— Tu aimeras ton prochain comme toi-même (Lévitique XIX, 18).— Tu aimeras l’étranger comme toi-même (ibid. XIX, 33-34).— Faites aux autres ce que vous voudriez qu’ils vous fassent (Matthieu VII, 12).

II - Faire le bien en particulier — L’homme de bien travaille à la racine. C’est sur des racines bien ancrées que

la Voie peut croître... Et la piété filiale et le respect des aînés ne sont-ils pas laracine même du bien ? (Confucius, Entretiens, I, 2).

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— Faire du tort, voler ou faire voler quelqu’un (ibid.).— Je n’ai pas volé (Livre des morts).— Tu ne voleras pas (Exode XX, 15).— Il vaut mieux perdre que gagner par des moyens honteux (Chilon, Diels, fr. 10).— La justice est l’intention ferme et persévérante de rendre à chacun son dû

Justinien, Institutes, I, I).— Si quelqu’un faisait une trouvaille — par exemple un arbre à miel - et y laissait

sa marque, il pouvait être sûr de la retrouver intacte (du fait au moins desmembres de sa tribu), quelle que soit la durée de son absence (Aborigènesaustraliens).

— Le premier devoir de justice est de ne nuire à personne si l’on n’y est provoquépar une injustice, et le second, d’user des biens communs comme on doit userde tels biens, et des biens privés comme des siens propres. Il n’y a pas de biensprivés par nature, ils sont dus soit à une occupation antérieure (par exemplechez ceux qui sont venus autrefois en des lieux sans possesseur), soit à lavictoire... ou à la loi, ou à une convention, ou à un pacte, ou à une attributionpar le sort (De Officiis, I, 7).

c) Justice du juge— Ne pas se laisser corrompre... voilà ce qui plaît à Shamash (Hymne babylonien

cité).— Je n’ai pas calomnié l’esclave auprès de celui qui est au-dessus de lui (Livre des

morts).— Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain (Exode XX, 16)— Traite celui que tu connais comme celui que tu ne connais pas (Égypte).— Ne commets pas d’injustice en jugeant. Tu ne feras pas acception de personnes

avec le pauvre ni ne te laisseras éblouir par le grand (Lévitique XIX, 15).

VI – La bonne foi et la véracité— Un sacrifice est anéanti par un mensonge... le fruit des charités par l’action de

la fraude (Lois de Manou, in Janet, 1, 6).— ... ceux dont la bouche, pleine de mensonge, est sans effet auprès de toi: tu

détruis leurs paroles par le feu (Hymne à Shamash).— Avait-il la bouche pleine de ouis, et le cœur plein de nons ? (Liste des péchés,

cf. supra).— Je n’ai pas menti (Livre des morts).— Je n’ai pas tendu d’embûches, je ne me suis pas parjuré (Beowulf; 2738).— Le Maître dit: Sois toujours d’une bonne foi rigoureuse (Confucius, Entretiens,

VIII, 9).— Aux rives de l’enfer, j’ai vu les parjures (Edda: Voluspa 39).— Je hais comme les portes de l’Hadès celui qui dit une chose, et en cache une

autre dans son cœur (Iliade IX, 312).— Le fondement de la justice est la bonne foi (De Officiis, I, 7).— L’homme de bien est avant tout loyal et fidèle à sa parole (Confucius,

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Livre des morts).— Honore ton père et ta mère (Exode XX, 12).— Prendre soin de ses parents (Épictète, liste de devoirs, in Entretiens III, 7).— Les enfants, les vieillards, les pauvres et les malades doivent être considérés

comme les seigneurs de l’atmosphère (Lois de Manou, in Janet, op. cit., I, 8).— Tu te lèveras devant une tête chenue, tu honoreras le vieillard (Lévitique XIX,

32).— J’ai pris soin du vieillard, je lui ais donné mon bâton (Livre des morts).— Vous les verrez... prendre soin des vieillards (Indiens d’Amérique).— Je n’ai pas dérobé les offrandes des morts bienheureux (Livre des morts).— Que le respect voulu soit montré aux morts et aux ancêtres, et le peuple sera à

son plus haut point de vertu (Confucius, Entretiens, I, 9).

IV - Devoirs vis-à-vis des enfants et de la postérité— Les enfants... doivent être considérés comme les seigneurs de l’atmosphère

(Lois de Manou, cf. supra).— Se marier, avoir des enfants... (Épictète, liste des devoirs, Entretiens, III, 7).— Peux-tu imaginer une cité peuplée d’Épicuriens ?... Que se passera-t-il? D’où

viendront les citoyens ? Qui les instruira ? Qui sera chef des éphèbes ? Que leurapprendra-t-on ? (ibid).

— La Nature fait naître en nous un amour particulier pour ceux que nous avonsprocréés. Le souverain bien est de vivre conformément à la Nature (Cicéron,De Officiis, I, 4 et De Legibus, I, 21).

— (La victoire de Salamine ne doit pas être mise plus haut que la fondation del’Aréopage), car l’une a eu son efficacité une seule fois, l’autre restera toujoursutile à la cité (De Officiis, I, 22).

— Le plus grand respect est dû à l’enfance (Juvénal, XIV, 47).— Le Maître dit: Les jeunes doivent tous inspirer le respect (Confucius,

Entretiens, IX, 22).— Le massacre des femmes et surtout des enfants, qui devaient assurer l’avenir

de la tribu, est ce qu’il y a de plus triste... et c’est une grande amertume pournous (Récit indien de la bataille de Wounded Knee).

V - La justice

a) Justice dans le domaine de la sexualité— A-t-il approché la femme de son voisin ? (Liste babylonienne des péchés).

— Tu ne commettras pas l’adultère (Exode, XX, 14).— Aux rives de l’enfer, j’ai vu... les séducteurs de la femme d’autrui (Edda:

Voluspa, 38-39).

b) Honnêteté— A-t-il déplacé des pierres de bornage ? (Liste des péchés, cf. supra).

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séjour des bienheureux... Là était le groupe de ceux qui furent blessés encombattant pour leur patrie (Énéide, VI, 638-39, 660).

— L’esprit doit être d’autant plus ferme, le cœur plus vaillant, le courage plusgrand que nos forces diminuent. Notre seigneur gît sous nos yeux, tout rompude coups, notre plus grand héros dans la poussière. Qu’il hurle éternellement,celui qui songerait à se retirer de cette bataille (Bataille de Maldon, 312. Poèmeanglo-saxon du Xe siècle).

— Loue et imite l’homme qui ne craint pas la mort, bien que la vie lui soit douce(Sénèque, Lettres à Lucilius, LIV). j:

— Aime l’étude, préserve la Voie même au prix de ta vie (Confucius, Entretiens,VIII, 13).

b)— Il faut préférer la mort à la servitude , (De Officiis, I, 23).— Mieux vaut la mort qu’une vie de honte (Beowulf 2890). — La Nature et la Raison commandent de se garder des inconvenances et de la

mollesse, et d’éviter de se permettre acte ou pensée licencieuse (De Officiis, I,4).

— Il ne faut donc pas écouter les gens qui nous conseillent, sous prétexte quenous sommes des hommes, de ne songer qu’aux choses humaines, et sousprétexte que nous sommes mortels, de renoncer aux choses immortelles. Aucontraire, nous devons nous rendre immortels dans toute la mesure dupossible, et tout faire pour vivre conformément à la partie la plus excellente denous-mêmes, car si elle est faible en dimension, elle l’emporte de beaucoup surtout le reste par sa puissance et sa valeur (Aristote, Éthique à Nicomaque, 1177b).

— L’âme doit gouverner le corps, et l’esprit l’âme. C’est donc la première loi,selon laquelle ce qu’il y a de plus haut en nous exige l’obéissance de tout lereste de la personne (Hooker, op. cit., I, VIII, 6)

— Qu’il ne désire ni la mort ni la vie, qu’il attende son heure... qu’il supporte avecpatience les paroles dures, en s’abstenant entièrement des plaisirs du corps(Lois de Manou).

— Celui qui est indifférent, qui maîtrise ses sens, celui-là est dit consacré; il estcomme une flamme à l’abri du vent, qui ne vacille pas (Bhagavad Gita).

— L’amour de la sagesse n’est-il pas un apprentissage de la mort ? (Platon,Phédon, 81 a).

— Je suis resté pendu au gibet pendant neuf nuits, blessé d’un coup de lance ensacrifice à Odin, moi-même offert à moi-même (Edda: Havamal. C’est Odinqui parle).

— En vérité, en vérité je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas,il demeure seul; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. Qui aime sa vie laperd (Jean, XII, 24-25).

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Entretiens, I, 8).— Il n’y a rien de pire que la déloyauté (Edda: Havamal 124).

VII - La miséricorde— Les pauvres et les malades doivent être considérés comme les seigneurs de l’at-

mosphère (Lois de Manou, cf. supra).— Intercéder en faveur des plus faibles, voilà ce qui plaît à Shamash (Hymne

babylonien cité).— A-t-il manqué au devoir de libérer un prisonnier ? (liste des péchés, cf. supra).— J’ai donné du pain à celui qui avait faim, de l’eau à celui qui avait soif, des vête-

ments à celui qui était nu, une barque à celui qui en manquait (Livre desmorts).

— On ne doit jamais frapper un femme, même avec une fleur (Lois de Manou, inJanet, I, 8).

— Là, Thor, tu t’es couvert de honte pour avoir frappé des femmes (EddaHarbarthsljoth, 38).

— Il y a une tribu où on a porté toute sa vie une femme, infirme de naissancejusqu’à sa mort à l’âge de 66ans... Ils n’abandonnent jamais les malades (àpropos des aborigènes d’Australie).

— Vous les verrez prendre soin... des veuves, des orphelins, des vieillards, sansjamais leur faire aucun reproche (Traditions des Indiens d’Amérique).

— Une profonde tendresse de cœur, voilà le don que la nature témoigne qu’elle afait au genre humain en lui donnant les larmes: c’est là le meilleur de nous-mêmes (Juvénal, XV, 131).

— Ils disaient qu’il avait été le plus doux et le plus courtois de tous les rois de laterre (Louanges du héros, in Beowulf, 3180).

— Lorsque tu feras la moisson... si tu oublies une gerbe... ne reviens pas la cher-cher: elle sera pour l’étranger, l’orphelin et la veuve (Deutéronome, XXIV, 19).

VIII - La magnanimité

a)— Il y a deux sortes d’injustice: l’une consiste à commettre un acte injuste; l’autre

à ne pas garantir de l’injustice, si on le peut, ceux qui sont victimes de celle-ci(De Officiis, I, 7).

— Les hommes ont toujours su qu’ils pouvaient légitimement se défendre contrela violence et l’injustice; ils ont toujours su que, même s’il est normal de : cher-cher son propre intérêt, il n’est pas acceptable de le faire en lésant autrui, et quedans ce cas tout le monde doit résister par tous les moyens légitimes (Hooker,Laws of Ecclesiastical Polity, I, IX, 4).

— Ne pas tenir compte d’une attaque violente, c’est fortifier le cœur de l’ennemi.L’ardeur est vaillante, mais la lâcheté est infâme (Égypte, Propos du PharaonSésostris III).

— Ils arrivèrent à une plaine riante, aux délicieuses pelouses des bois fortunés,

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Notes

1 - Samuel Johnson, Joumey to the Westem Islands (1775).2 - Wordsworth, The Prelude, V111, 549-559.3 - Orbilius est bien supérieur à Garus et Titius, dans la mesure où il propose un

bon texte sur le même sujet pour en montrer la différence avec celui qu’ilcondamne. Malheureusement, la seule supériorité que’ reconnaisse vraiment àce deuxième texte est sa plus grande exactitude matérielle. Il n’aborde pas leproblème spécifiquement littéraire, qui est le bon et le mauvais usage d’ex-pressions inexactes si on les prend à I lettre. Il dit bien qu’il faut «apprendre àdistinguer l’usage légitime d l’usage illégitime des énoncés métaphoriques»,mais il ne donne guère les moyens de le faire. Il faut reconnaître pourtant queson ouvrage es d’un tout autre niveau que le Livre vert.

4 - Defence of Poetry (1821).5 - Thomas Traherne (1634-1704), Centuries of Meditations.6 - La Cité de Dieu, XV, 22. Cf. ibid., IX, 5 et Xl, 28.7 - Ethique à Nicomaque, Il, 3, 1104 b 12 s.8 - Ibid., 1,4, 1095b 8s.9 - Lois, Il, 653 bc.10 - République, 111, 401 e- 402 a11 - Entretiens de Confucius, 1, 12.12 - Psaume 119, 151. le terme employé est emeth, «vérité». Tandis que la satya

des sources indiennes met surtout l’accent sur l’aspect d’adéquation de lavérité, le mot hébreu (qui a la même racine qu’un verbe qui signifie «êtreferme, solide») met surtout en avant le fait qu’on peut compter sur elle. Fidélitéet permanence en sont également des traduction possibles, selon les hébraï-sants. Emeth est ce qui ne trompe pas, ce qui ne cède pas, ce qui ne change pas,ce qui tient le coup.

13 - République, IV, 442 bc.14 - Alain de Lille. De planctu naturae prosa, III.15 - Homère, lliade, 17, 647 (en grec dans le texte)16 - On voit bien quelle est la vraie philosophie - peut-être inconsciente - de Gaïus

et de Titius si on compare la liste des attitudes qu’ils approuvent, à la liste decelles qu’ils désapprouvent.

Exemples de ce qu’ils désapprouvent:- Demander à un enfant «d’être courageux» est «absurde». - Le sens du mot «gentleman» est «extrêmement vague». - «Traiter quelqu’un de lâche ne nous apprend rien de précis sur son comporte-

ment».- Les sentiments qu’on éprouve vis-à-vis d’une patrie sont des sentiments dont

l’objet n’a «rien de bien défini».

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de satisfactions grossières ! Je ne trouve aucune trace de base philosophiquepour ces préférences, si ce n’est l’affirmation que «plus une activité estcomplexe, plus elle est consciente.» Mais si la satisfaction est la seule valeur,pourquoi devenir plus conscient serait-il un bien? Car la conscience est lacondition de toutes les insatisfactions comme de toutes les satisfactions. On netrouve dans le système de I. A. Richards aucun raison de préférer, comme il lefait lui-même avec nous, la civilisation à la sauvagerie, une vie humaine à unevie animale, et même la vie tout court à la mort.

18 - On a un bon exemple des extrémités où peut se porter un homme qui essaiede fonder la valeur sur le fait quand on voit ce qui arrive à C. H. Waddingtondans son livre Science and Ethics. Waddington explique dans cet ouvrage que«I’existence est sa propre justification»; il écrit une existence en elle-mêmeévolutive est la justification même de l’évolution vers une existence pluscomplète. «Je ne crois pas que ce point de vue satisfasse vraiment l’auteur, caril s’évertue à nous recommander le cours de l’évolution pour d’autres raisonsque le simple fait qu’elle se produit. La première, c’est que ses dernières étapesincluent ou «comprennent» les précédentes. La seconde, c’est que l’image queT. H. Huxley donne de l’évolution n’est pas révoltante si on la regarde d’unpoint de vue «statistique»; et la troisième, c’est qu’après tout ce n’est pas aussiaffreux qu’on le pense (ce n’est pas «si choquant moralement que nous nepuissions l’accepter»). Ces trois palliatifs font plus honneur au cœur de l’au-teur qu’à son esprit et me semblent être un abandon de I’essentiel de sa posi-tion. Si l’évolution est louée (ou tout au moins excusée) à cause d’une de sespropriétés, quelle qu’elle soit, c’est bien qu’on a recours à un critère qui lui estextérieur, et qu’on renonce donc à faire de l’existence sa propre justification. Etsi on ne veut pas y renoncer, pourquoi s’occuper exclusivement, comme le faitWaddington. de l’évolution, qui n’est après tout qu’une phase temporaire dela vie organique sur une planète parmi d’autres ? C’est du «géocentrisme». Sile bien, c’est tout ce qui arrive selon les lois de la nature, il faut sûrementprendre en compte l’effet de ces lois dans sa totalité. Et cet effet est, si je ne metrompe, de nous mener fermement et irréversiblement vers l’extinction finalede la vie dans toutes les parties de I’univers. Si donc on dépouillait l’éthiquede I’auteur de cet esprit de clocher qui lui donne un préjugé inexplicable enfaveur de la biologie tellurienne, il ne resterait guère comme devoirs que lemeurtre et le suicide.Mais ce dernier point lui-même me paraît être une objection moins grave quele désaccord qui existe entre les principes de Waddington et les jugements devaleur de la majorité des hommes. Estimer quelque chose pour la seule raisonque ce quelque chose se produit, c’est avoir en fait le culte du succès, commedes Quislings ou des hommes de Vichy. On a conçu des philosophies pluspernicieuses, il n’y en a pas de plus vulgaire. Je suis loin de suggérer d’ailleursque l’auteur pratique ce qu’il dit, et qu’il ait dans la vie cette soumission serviledevant le fait accompli. Espérons que le chapitre 22 de Rasselas décrit bien ceque sa philosophie donne en pratique

19 - Voir l’appendice, section Ib.20 - Entretiens de Confucius, XV, 39.

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Exemples de ce qu’ils approuvent: - Ceux qui préfèrent les arts de la paix à ceux de la guerre (ils ne disent pas en

quelles circonstances) sont de ceux que «nous appellerions volontiers dessages».

- Il faut croire «en une vie communautaire démocratique». - «Le contact avec les idées des autres est, on le sait, salutaire»- La raison d’être des salles de bains («que les gens se portent mieux et sont plus

agréables à fréquenter quand ils sont propres») est «trop évidente pour qu’onen parle».Il est bien clair que les valeurs suprêmes sont ici le confort et la sécurité d’unquartier résidentiel en temps de paix; mais pour ce qui peut seul créer et spiri-tualiser ce confort et cette sécurité, il n’y a que dérision. L’homme ne vit que depain, et le pain ne vient pas de plus loin que camionnette du boulanger; la paixvaut mieux que l’honneur, et le bon moyen de la maintenir, c’est de lire lesjournaux et de ridiculiser les militaires.

17 - L’effort le plus résolu que je connaisse pour édifier une théorie de la valeursur la base de la «satisfaction des tendances» est celui de I. A. Richards(Principles of Literary Criiticism, 1924). La vieille objection à une définition dela valeur comme satisfaction est le jugement universel qu»’il vaut mieux êtreSocrate insatisfait qu’un cochon satisfait». Pour y répondre, Richards entre-prend de montrer que nos tendances peuvent être hiérarchisées, et quecertaines satisfactions peuvent être préférés à d’autres, sans qu’on fasse appelà un autre critère que celui de la satisfaction. Il a recours à l’idée que certainestendances sont plus «importantes» que d’autres — une tendance «importante»étant celle dont la frustration implique la frustration d’autres tendances. Unebonne systématisation (c’est-à-dire la vie bonne), consiste à satisfaire autant detendances que possible; ce qui impose de satisfaire les tendances «impor-tantes» aux dépens de celles qui ne le sont pas. Il me semble qu’on peut fairedeux objections à ce système.1) En l’absence d’une idée de l’immortalité, il n’y a pas de place pour cettevaleur qu’est la mort noble. On peut dire bien sûr qu’un homme qui a sauvé savie par traîtrise souffrira de frustration pendant le reste de cette vie. Mais pas,sûrement, de la frustration de toutes ses tendances? Tandis que celui qui estmort n’a aucune satisfaction. Ou bien soutient que puisqu’il n’a pas detendance insatisfaite, sa condition est meilleure que celle de l’homme vivantmais déshonoré? Si oui, cela entraîne aussitôt la deuxième objection.2) La valeur de la systématisation doit-elle être jugée en fonction de présencede satisfaction, ou de l’absence de non-satisfaction ? Le cas extrême est celui dumort, chez qui satisfaction et insatisfaction sont toutes deux nulles, du point devue moderne, par opposition au traître prospère, qui peut toujours manger,boire et dormir, se gratter s’accoupler, même s’il a dit adieu à l’amitié, àl’amour et à l’estime de soi. Mais le problème se pose à d’autres niveaux.Supposons qu’A ait cinq cents tendances, toutes satisfaites et que B en ait milledeux cents, dont sept cents seulement seraient satisfaites: qui a réussi lameilleure systématisation ? On ne peut douter des préférences de I. A.Richards – il loue même l’art parce qu’il nous «empêches de nous contenter»

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21 - Éthique à Nicomaque, 1,4,1095b8 s; Vl, 5,1140b 17-20; Vll, 8,1151a 15 s.22 - Jean 7, 49. Les Pharisiens disaient cela avec malveillance, mais avec plus de

vérité qu’ils ne croyaient. Voir. Jean 11, 51.23 - Marc 16 1624 - Platon, République, III, 402 à 3 s.25 - Philippiens 3, 6.26 - The Boke Named the Governour (1531), 1, 4 et 1, 6.27 - Some Thoughts concerning Education (1693): «Il serait bon aussi de lui laver

les pieds tous les jours à l’eau froide, et de lui faire porter des souliers si mincesqu’ils prennent l’eau» (§ 7); «S’il a des dispositions pour la poésie, ce seraitpour moi la chose la plus étrange du monde que son père désire ou mêmeaccepte de les voir se développer. M’est avis que les parents devraient fairetout au monde pour les faire totalement disparaître». — Et pourtant, Locke estun des plus raisonnables de ceux qui ont écrit sur l’éducation.

28 - Il faut noter que cet essai a été rédigé pendant la Seconde guerre mondiale.29 - Sales resistance en anglais.30 - Doctor Faustus (1588), 77-9031 - Advancement of Learning (1605), 1, v, 11.32 - Filum Labyrinthi, I.

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