la scÈne et la terre

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LA SCÈNE ET LA TERRE QUESTIONS D’ETHNOSCÉNOLOGIE

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Page 1: LA SCÈNE ET LA TERRE

LA SCÈNE ET LA TERREQUESTIONS D’ETHNOSCÉNOLOGIE

Page 2: LA SCÈNE ET LA TERRE

Collection dirigée par Hubert Nyssen et Sabine Wespieser

© Maison des cultures du monde, 1996ISBN 2-7427-0661-5

Illustration de couverture :Louis Soutter, Souplesse (détail), 1939

Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts

INTERNATIONALE DE L’IMAGINAIRENOUVELLE SÉRIE – N° 5

LA SCÈNE ET LA TERRE

QUESTIONS D’ETHNOSCÉNOLOGIE

MAISON DES CULTURES DU MONDE

Page 3: LA SCÈNE ET LA TERRE

SOMMAIRE

Préface par Chérif Khaznadaret Jean Duvignaud...................................................... 9

OUVERTURE....................................................................................... 11Jean-Marie Pradier : Ethnoscénologie : la profondeur des émergences....... 13

Gilbert Rouget :Questions posées à l’ethnoscénologie ....................... 43

Mike Pearson :Réflexions sur l’ethnoscénologie ......................... 55

Patrice Pavis :Analyse du spectacle interculturel ....................... 65

Lucia Calamaro :Ethnoscénologie : notes sur une avant-première...... 81

Rafaël Mandressi :L’ethnoscénologie ou la cartographie de Terra incognita............................................................ 91

Jean Duvignaud :Une piste nouvelle ............................................... 107

TERRITOIRES ............................................................................ 111André-Marcel d’Ans :Imiter pour ne pas comprendre ............................ 113

Mercédès Iturbe :Le théâtre paysan au Mexique ............................ 137

Armindo Bião :Questions posées à la théorie – une approche bahianaise de l’ethnoscénologie .......................... 145

Mel Gordon :Ethnoscénologie et performance studies ............. 153

Françoise Gründ :Le tchiloli de São Tomé (Inventer un territoire pour exister) ........................................................ 159

Aboubakar Njassé N’joya :Fêtes des funérailles chez les Bamum .................. 177

Jacques Binet :Métissages culturels au Gabon ............................ 185

Jean-Pierre Corbeau :Les acteurs du partage alimentaire répètent-ils ? 195

Roger Assaf : Al-hakawati......................................................... 205

Jamil Ahmed :Le Bangladesh, scènes mêlées ............................. 211

Marian Pastor Roches :Le sublik des Philippines .................................... 231

Françoise Champault :Japon et ethnoscénologie, quelques considérations linguistiques ................................ 237

Thomas Richards :Travail au Workcenter de Jerzy Grotowski ......... 245

Piergiorgio Giacche :De l’anthropologie du théâtre à l’ethnoscénologie 249

Farid Paya :L’espace du visible .............................................. 255

Stefka Kaleva :Les médias en question ....................................... 259

L’ACTE DE FONDATION.......................................................... 263Allocutions de Claude Planson, Lourdes Arizpe, IrèneSokologorsky, Jacques Baillon, Chérif Khaznadar

Conclusion par Lourdes Arizpe........................... 281

LA SCÈNE ET LA TERRE

Au fil des siècles, l’Homme, dit-on, a construit plus detombes pour les morts que de maisons pour les vivants.Pas seulement des tombes – des temples pour les puis-sances cachées ou pour un dieu inconnu, des formes,des figures, des sons rythmés et de multiples dramatisa-tions rituelles. Comme si l’imagination répondait d’unemanière chaque fois différente aux énigmes d’un Sphinxmenaçant…

Toutes les cultures esquissent ainsi les scénarios, tan-tôt sommaires, tantôt sophistiqués de l’inquiète conju-ration de la nature, de l’inconcevable, parfois du néant :une théâtralisation collective contre l’innommable.

Ce serait une tâche exaltante que celle de recueillir,de comparer, de comprendre ces multiples représen -tations – d’où germent peut-être ensuite les mythes, leslégendes, les aspects divers de la création artistique.On peut tenter l’étude de ces matrices avec lesquellesl’homme, après tout, devient humain.

CHÉRIF KHAZNADAR & JEAN DUVIGNAUD

Page 4: LA SCÈNE ET LA TERRE

OUVERTURE

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JEAN-MARIE PRADIER

ETHNOSCENOLOGIE :LA PROFONDEUR DES EMERGENCES

Le fonds commun de l’humanité est à la disposition dechacun. Il donne la chance de multiplier les voies de laconnaissance dont aucune à elle seule n’est en mesure deconduire au cœur de la complexité humaine. Aussi,convient-il de ne pas s’arrêter outre mesure à la dénomi-nation de l’ethnoscénologie, cadeau des Grecs évocateurde la dimension organique de l’activité symbolique, et del’extrême diversité de ses formes. Ce néologisme a étéforgé selon les conventions coutumières qui entretiennentl’extension du vocabulaire savant lorsque la nécessitéapparaît de désigner un objet, une méthode, un champnouveaux. Des trois formants qui composent le motethno-scéno-logie, le déterminé central (scéno) est le pluscharnu sémantiquement, et partant, le plus problématique.Il fallait que le signe précise l’objet de la discipline dansune perspective universelle qui transcende les particula-rismes culturels. C’est pourquoi, toute référence à uneforme particulière a-t-elle été rejetée pour garder l’idéecentrale d’incarnation du symbolique, insistant sur le faitque “rien d’humain n’est tout à fait incorporel1”

(Merleau-Ponty). Le terme grec ¨κηνη (skênê) a parusatisfaisant y compris par son histoire qui l’a conduit às’associer à certaines pratiques spectaculaires. A l’ori-gine, il signifie un bâtiment provisoire, une tente, unpavillon, une hutte, une baraque. Par la suite le mot apris parfois le sens de temple et de scène théâtrale. La¨κηνη (skênê) était le lieu couvert invisible aux yeuxdu spectateur, où les acteurs mettaient leurs masques.Les sens dérivés sont nombreux. Le banquet fut l’und’eux, et les repas pris sous la tente. La greffe de lanourriture n’est pas ici sans intérêt si l’on songe à laliaison qu’elle entretient avec le spectacle dans de nom-breuses cultures. L’espace théâtral au Japon ne fut-ilpas celui d’un banquet1 ?

La métaphore engendrée par le substantif féminina donné le mot masculin de ¨κηνο¨ (skénos) : lecorps humain, en tant que l’âme y loge temporaire-ment. En quelque sorte le “tabernacle de l’âme”,l’habitat de la ψυχη (psukhê), le “corps de l’esprit”(Valéry). Ce sens apparaît chez les présocratiques.Démocrite et Hippocrate y ont recours (Anatomie, I).La racine a également donné le mot skhnwma (ské-noma) qui signifie aussi le corps humain. Quant auxmimes, jongleurs et acrobates, femmes ou hommesils se produisaient au moment des fêtes dans desbaraques provisoires ¨κηνωματα (skénomata), équi-valents de nos “théâtres forains” (Xénophon, Hellé-niques, VII, 4, 32).

Εθνο¨ (ethnos) souligne l’extrême diversité despratiques et leur valeur, en dehors de toute référence

à un modèle dominant. Toutefois la banalisation dece formant dans de nombreux composés ne doit pasfaire esquiver l’ambiguïté et les malentendus dont ilest porteur. D’usage ecclésiastique, l’expressionethnie a longtemps dénoté les peuples païens, paropposition aux chrétiens. La laïcisation du termen’a pas effacé les traces d’exclusion dont il est por-teur. L’exotisme restant une valeur sûre, même pourles anthropologues1 (Michel Panoff, 1986), il estnécessaire de préciser : ethnos, dans ethnoscénolo-gie, ne désigne pas les “formes traditionnelles”, niles pratiques des autres. Tout au contraire, le pré-fixe écarte a priori toute tentation ethnocentriste2

pour inclure un corpus universel riche de “l’aventurede milliers de civilisations, de sociétés, de langues,de religions, de coutumes à travers 4 millionsd’années, 70 milliards d’hommes et 200 000 géné-rations3”.

Pour ce qui est du formant “logie” – Λογια (logia) –,les ombres de la compréhension s’effacent dansl’une de ses acceptions courantes qui implique l’idéed’étude, de description, de discours, d’art et descience.

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1. Michel Panoff, “Une valeur sûre : l’exotisme”, L’Homme, n° 97-98, janvier-juin 1986, XXVI (1-2), p. 287-296.2. A laquelle il est difficile d’échapper, comme le montrent les pre-mières définitions de l’ethnomusicologie ou de l’ethnochorégraphie(La Meri, “The Ethnological Dance Arts”, in Walter Sorell [ed.],The Dance has Many Faces, Columbia University Press, NewYork & London, 1951, second edition, p. 3-11.)3. Yves Coppens, Leçon inaugurale au Collège de France, chairede paléoanthropologie et préhistoire, vendredi 2 décembre 1983,Collège de France, 1984, p. 32.

1. Maurice Merleau-Ponty, La Nature, notes de cours du Collège deFrance (établi et annoté par Dominique Séglard), coll. “Tracesécrites”, Le Seuil, 1995, p. 380.

1. Masao Yamaguchi, “La dimension cosmologique du théâtre japo-nais” (Fondation Wenner-Gren, New York, mai 1982), Internatio-nale de l’imaginaire, n° 4, hiver 1985-1986, p. 12.

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Pour en terminer avec ce survol philologique, auxinquiets je donnerai à lire Roberto Juarroz, le poèteargentin qui, à Buenos Aires, vient de mourir :

Chaque mot, chaque fleur, chaque regard sont des bal-butiements. Seul un langage de balbutiements peutrépondre au balbutiement constitutif de la réalité, à sonarticulation incomplète. Il n’y a pas de poésie, dechant, de musique, d’art, qui puissent échapper à cettedislocation essentielle. Il n’existe pas de mot complet,de fleur complète, de regard complet1.

DEFINITION EXPLORATOIRE

L’ethnoscénologie est une perspective nouvelle en vuede l’exploration d’un objet repéré dans sa spécificité,sans qu’il ait été entendu de façon totalement satisfaisantepour autant. Il ne s’agit pas d’introduire une théoriegénérale de plus, ce qui n’est pas souhaitable, mais uneorientation heuristique cohérente, dans un cadre théo-rique ouvert appelé à évoluer au fur et à mesure desconnaissances. On peut dire aujourd’hui que l’ethnoscé-nologie se propose d’être aux pratiques et aux formesspectaculaires humaines ce que l’ethnomusicologie estdevenue pour le phénomène musical. La définition de lamusique donnée par John Blacking – “des sons humaine-ment organisés” –, invite à proposer provisoirement ladéfinition de l’ethnoscénologie comme étant l’étudedans les différentes cultures des pratiques et des compor-tements humains spectaculaires organisés (PCHSO).

Le mot “spectaculaire” [performing, en anglais],dans PCHSO,

1) ne se réduit pas au visuel ;2) se réfère à l’ensemble des modalités perceptives

humaines ;3) souligne l’aspect global des manifestations émer-

gentes humaines, incluant les dimensions somatiques,physiques, cognitives, émotionnelles et spirituelles.

L’adjectif “spectaculaire” est impropre, de mêmeque “vivant” dans la locution “arts vivants”. Le premierdésigne une variable intermédiaire qui se réfère à unmode spécifique de traitement de l’information senso-rielle lorsque l’intensité de l’objet perçu contraste parrapport à l’environnement. En revanche, il a l’avantagede souligner le fait que ce qui importe est la relationqui s’établit entre des individus. Réduire l’ethnoscéno-logie à un inventaire d’exploits serait absurde dans lamesure où le “champion” ne l’est que par rapport à unseuil, une norme, des codes et un public. Aussi, le ské-nos embrasse-t-il le corps de l’auteur – l’actuant deGrotowski –, et le corps du spectateur1. L’humanité esttoujours engagée dans un corps à corps, l’un de ceux-ciserait-il symbolique. La dimension spectaculaire d’unévénement correspond à l’émergence des éléments per-ceptibles. Or, c’est l’événement in toto qui fait sens, etnon pas l’une ou l’autre de ses composantes. L’expres-sion “spectacle vivant” trahit un certain substantialismedans une formule qui accorde à la vie une qualitéadjectivale. Dans la définition exploratoire de l’ethno -scénologie, les mots “comportement” et “pratiques” ne

doivent pas être entendus au sens béhavioriste ni fonc-tionnaliste. La perspective ethnoscénologique s’oppose àla pensée dualiste selon laquelle on conçoit des activitéssymboliques sans corps, et des activités corporelles sansimplication cognitive et psychique. Elle ne se satisfait pasdavantage des imprécisions du holisme, mais doit adopterune approche systémique, susceptible de tenir compte dessous-systèmes mutuellement interactifs qui sous-tendentles activités de l’Homme total, considéré dans sa complé-tude. De ce fait, l’ethnoscénologie comprend :

– la mise en évidence de la diversité et de l’unitédes pratiques spectaculaires humaines ;

– l’étude systémique des éléments (physiques etnon physiques) et de leur organisation qui les fondent ;

– l’approche des stratégies cognitives qui sous-tendentl’émergence des comportements et des pratiques ;

– l’analyse des stratégies relationnelles qui caracté-risent les événements étudiés ;

– l’analyse des modalités selon lesquelles les pra-tiques et les comportements humains spectaculairesorganisés s’insèrent dans leur cadre socioculturel.

– la prise en considération de l’histoire sinueuse etmultiple du corps, porteuse et procréatrice des repré-sentations et des techniques, des codes, des modes etdes modèles qui génèrent et régulent les attitudes et lescomportements de l’individu en société.

Ce qui devrait occuper l’esprit est l’idée du corpshumain comme “symbolisme naturel”, à poursuivre,comme l’envisageait Merleau-Ponty, par l’étude du“rapport de ce symbolisme tacite ou d’indivision, et dusymbolisme artificiel ou conventionnel qui paraît avoirle privilège de nous ouvrir à l’idéalité, à la vérité1”.

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1. La Nature, op. cit., p. 381.1. Roberto Juarroz, Fragments verticaux, traduit de l’espagnol(Argentine) par Silvia Baron Supervielle, Corti, 1994.

1. J.-M. Pradier, “Le public et son corps : éloge des sens”,Théâtre/Public, n° 120, nov.-déc. 1994 (numéro spécial sur lethéâtre et la science), p. 18-33.

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Pour être légitimement novateur, il reste au point devue ethnoscénologique à reconnaître la complexité etl’interactivité des dimensions constitutives de l’êtrehumain : “L’imbrication du physique et du spirituel, duphysiologique et du psychologique, leur réconciliationdans l’acceptation de leurs spécificités respectivescomme de leurs interactions commencent à faire appa-raître un concept qui se révélera riche de bien des pro-messes : le concept d’interdépendance, le raisonnementen termes de lien et non d’opposition, le ceci et le celaet non le ceci ou le cela qui rejette, oppose, exclut”(Confé-rence des lauréats du prix Nobel à Paris, 1988).

BUTS ET PRINCIPES

Discipline nouvelle, l’ethnoscénologie entend ouvrirson champ d’investigation aux pratiques et aux artspropres à des civilisations extrêmement différentes, enles considérant dans leur identité spécifique. La méthoded’approche idéale impliquerait qu’aucune hypothèse apriori sur la nature de ce que l’on observe ne vienneorienter le regard. Un tel principe est loin d’aller de soilorsque les notions-bouées qui servent à repérer ce quel’on étudie émettent des signaux de nature équivoque.Nous en avons parlé à propos de la notion de “specta-culaire”. En conséquence, si la perspective adoptée estpluridisciplinaire par nécessité, elle est interdisciplinairepar choix. Il ne peut en être autrement, même si lesrelations d’échanges entre disciplines distinctes seheurtent à des obstacles d’autant plus pernicieux qu’ilssont masqués par les ignorances mutuelles. De tellesorte qu’il devient plus que jamais nécessaire pourl’ethnoscénologie de pratiquer des études croisées,

combinant les “analyses intérieures” qui partent descritères propres à la culture étudiée, et les “analysesextérieures”, fondées sur les notions et les méthodesscientifiques en usage.

Construire une science purement descriptive ou sim-plement interprétative reviendrait à conforter l’illusionmonomorphique. Toute description, particulièrementdans le domaine qui nous occupe, implique des optionsa priori, des aveuglements, des distorsions inhérentes àl’observation. La diversité des pratiques spectaculaireshumaines, dont certaines ne sont pas encore invento-riées, la complexité de leur organisation et des tech-niques corporelles et mentales qui les sous-tendentobligent à la mise au point de nouveaux outils d’inves-tigation. Il est certain que cette perspective conduira àune remise en question de nombre d’idées reçues surles spectacles, notamment le théâtre.

PERSPECTIVES THEORIQUES

Ces considérations amènent à préciser le caractère“radical” de l’ethnoscénologie. Cette discipline nes’organise pas autour de la description comparativedes spectacles “exotiques” et/ou populaires. Elle neréduit pas son champ aux civilisations dont l’étude aconstitué le domaine traditionnel de l’ethnologie. End’autres termes, l’ethnoscénologie n’est pas un élar-gissement du champ des études théâtrales pouraccueillir des formes jusque-là oubliées et/ou mino-rées. Le propos de cette discipline est de contribuer àune meilleure connaissance de la nature de l’homme àpartir de l’examen des stratégies cognitives, des tech-niques corporelles et mentales qui sous-tendent

l’émergence d’événements auxquels leur dimensionspectaculaire les rendent remarquables pour la com-munauté. Il est évident que la définition proposée sug-gère une perspective sans épuiser son objet, au mêmetitre que pour toute discipline scientifique. En ce sens,l’ethnoscénologie rejoint la démarche de la post-interpretative anthropology, telle qu’elle a été notam-ment définie par Laura Nader (1988), caractérisée parl’abandon des stratégies unidimensionnelles, l’inter-disciplinarité et le dialogue nécessaire entre points devue opposés1.

Si les faits anthropologiques sont transculturels,selon P. Rabinow, précisément parce qu’ils sont faitspar transgression des frontières culturelles, les phéno-mènes “spectaculaires” sont faussement interculturelsen raison de leur immédiateté pour l’observateur. Endépit de leur évidence souvent chatoyante ils ne peuventjamais être appréhendés dans leur totalité en raison dela diversité des apprentissages qui conditionnent leurmise en œuvre – par les acteurs –, et leur perception– par les spectateurs. “(les faits anthropologiques)existent en tant que réalité vécue, mais ils sont fabri-qués au cours des processus d’interrogation, d’observa -tion et d’expérience – processus communs à l’ethnologueet aux gens parmi lesquels il vit2”. Les faits spectacu-laires existent en tant que pics émergents qui nerévèlent rien, ou bien peu, des systèmes complexes,psychobiologiques, culturels, etc. qui en sont le moteur,le foyer ardent. De ce fait, il est fondamentalement

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1. Laura Nader, “Post-interpretative Anthropology”, Anthropologi-cal Quarterly, October 1988, 61 : 4, p. 149-159.2. Paul Rabinow, Un ethnologue au Maroc – Réflexions sur uneenquête de terrain (1977), Hachette, 1988, p. 137.

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nécessaire de multiplier les points de vue, non pourles juxtaposer, mais dans le but d’élaborer des sys-tèmes complexes d’intelligence des phénomènes. Al’opposé du rêve des démiurges philosophes, latâche de l’ethnoscénologue l’écarte de la tentationd’engendrer un monument généraliste qui anticipe-rait sur des résultats encore lointains. Sa disciplineest par nature concertante, interdisciplinaire et inter-nationale.

LES COULISSES DU SKENOS

L’ethnoscénologie s’oppose au préjugé ethnocen -triste, y compris sous sa forme plus subtile et atté-nuée qui “a consisté à reconnaître la diversitéculturelle dès lors qu’elle était hiérarchisée soit logi-quement (la mentalité prélogique), soit ontologique-ment (le primitivisme), soit encore historiquement (lesstades de civilisation), soit enfin rhétoriquement(“sociétés appelées à disparaître”, F.-M. Renard-Case-vitz). De ce fait, l’ethnoscénologie diffère desapproches qui, prenant le théâtre occidental commecritère, le considèrent comme une forme universelle àpartir de laquelle on doit examiner les pratiques spec-taculaires des autres cultures.

La diffusion ethnocentriste de l’idée de théâtrecomme genre universel et critère de civilisation aprovoqué d’étranges malentendus sinon des ravages.“Idée folle, elle a conduit les gens de théâtre às’engager dans des impasses ; elle entraîne certainspeuples jeunes à tourner le dos aux possibilitésauthentiques de leur propre culture pour tenter detraduire à travers la formule européenne de la scène

des situations qui lui sont incompatibles”(JeanDuvignaud1). En quelques lignes, Clifford Geertzépingle Samuel Johnson, le célèbre critique anglaisdu XVIIIe siècle, et Racine pour avoir contribué à for-ger l’illusion universaliste, au profit des hérauts del’Occident. Célébrant la gloire de Shakespeare, celui quel’on appelait le Dr Johnson, assurait que le génie du dra-maturge tenait au fait que ses personnages n’étaient enrien particularisés par les coutumes locales inconnues dureste du monde, ni par leur histoire. La préface d’Iphigé-nie est pour Racine l’occasion de montrer la conformitéde son œuvre avec l’esprit des Grecs : “Le goût de Pariss’est trouvé conforme à celui d’Athènes2.”

Le triomphalisme technologique conduit à la massifi-cation des formes culturelles. Les modèles dominantssont diffusés et donnés pour universels, tandis quel’extrême variété des pratiques ne trouve pas droit decité. Le contact entre les cultures donne souvent lieu à desimples transferts de stéréotypes, sans souci de connais-sance et de compréhension de l’autre. A l’opposé de touthégémonisme culturel aussi bien que de tout rapt simpli-ficateur, l’ethnoscénologie souhaite montrer l’extrêmevitalité et la complexité de l’invention humaine.

La langue donne en spectacle nos préjugés. Voilàplus de soixante-dix ans, le metteur en scène et théori-cien anglais Gordon Craig écrivait :

Il n’y a rien de chimérique, pour peu qu’on y songe unmoment, à espérer qu’un jour quelque grand président,

quelque grand homme d’Eglise, désirant faire un com-pliment de qualité, parle d’une entreprise nationale endisant qu’elle est “théâtrale”. Au temps où noussommes, ces dignitaires haut placés se servent du mot“théâtral” quand ils veulent stigmatiser quelque tare.D’autres suivent leur mauvais exemple1.

Craig répondait sans le savoir, et par un simple vœu,à l’interrogation du chercheur penché aujourd’hui surl’histoire des ethnosciences et qui s’interrogerait sur lesraisons de l’apparition tardive du terme ethnoscénolo-gie, au mois de mai 1995, un siècle après la création dumot “ethnobotanique” par J. W. Harshberger. En 1950on pouvait relever dans la section 82 du fichier établipar George Peter Murdock – Human Relation AreaFiles – une quantité non négligeable de disciplines clas-siques enrichies du préfixe ethno : ethnobotanique,ethnoa natomie, ethnométéorologie, ethnozoologie, etc.Pour Murdock, cette section était destinée “à recouvrirles notions spéculatives et populaires concernant lesphénomènes du monde externe et de l’organismehumain2”. Rien, cependant, n’est dévolu aux innom-brables pratiques spectaculaires qui depuis l’émergencedu groupe zoologique humain manifestent le mystèrequi lie le symbolique à la chair. Rien qui pourrait, au-delà

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1. Jean Duvignaud, “Le théâtre”, Le Théâtre (Jean Duvignaud,André Veinstein), Larousse, 1976, p. 5-6.2. Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures : SelectedEssays, Basic Books, Inc. Publishers, New York, 1973, p. 35.

1. Craig poursuit : “Parmi les écrivains, l’Américain Mark Twain estun des très rares dont le langage implique un sentiment de courtoisie ;par contre, les Goncourt, Nietzsche, Macaulay et bien d’autresemploient le mot «théâtral» comme s’il impliquait honte et déshon-neur.” Edward Gordon Craig, Le Théâtre en marche (The TheatreAdvancing, 1924) Gallimard, 1964, p. 62-63.2. Voir C. Friedberg, “Les études d’ethnoscience”, Le Courrier duCNRS, supplément au n° 67, p. 19-24.

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de l’extraordinaire pluralité des apparences, suggérerque ces épiphanies sont la marque de l’humanitude, et latrace de ses filiations transmillénaires. Rien pour lesvirtuosités somptueuses des corps et les figuresvivantes de l’imaginaire qui, dans toutes les cultures,donnent saveur, sens et connaissance1.

Pourquoi cette si longue absence d’une disciplinequi aurait pu vaille que vaille, même sous la forme laplus ethnocentrique, regrouper en un terme générique,et non normatif, ce que le génie de l’humanité a inventépour célébrer les dieux et la nature, pleurer les morts,glorifier les vivants, se donner du plaisir, provoquer lacrainte ou l’admiration, convaincre, séduire, fêterl’amour, apaiser les instances invisibles, solenniser lesrencontres, rire, tourner en dérision, dire la poésie, gué-rir et qui ont toutes un caractère commun : celui d’asso-cier étroitement le corps et l’esprit, en un événementsocial spectaculaire ? Par “spectaculaire” il faut com-prendre cette physique spécifique de l’esprit dont

l’accomplissement éclôt en une façon d’être, de secomporter, de se mouvoir, d’agir dans l’espace, des’émouvoir, de parler, de chanter et de s’orner quitranche sur les actions banales du quotidien.

Depuis leur fondation, l’anthropologie et l’ethnogra-phie ont porté une attention particulière aux démonstra-tions spectaculaires des sociétés qu’elles ont étudiées.Les usages qui se rapportent à l’étiquette privée oupublique, les manifestations à charge symbolique quesont les fêtes, les cérémonies, les célébrations ont étédistingués des rites. En même temps, ces derniers ontété largement considérés comme le lieu d’enracinementdes “arts du spectacle”. Toutefois, les remarques dePierre Smith sur l’identité des phénomènes rituelsincitent à penser que les bords de l’arc-en-ciel qui porteceux-ci et les arts sont moins nets qu’il n’y paraît1. Lanotion d’ethnic performance avancée par MetteBovin (1974) enrichit notre perplexité. L’anthropo-logue danoise a montré en effet que certaines commu-nautés rurales du Niger pouvaient par des dansesritualisées et improvisées énoncer leur identité devantdes étrangers. Une ethnic performance est plus qu’unedanse, écrit-elle : “C’est une confrontation de plusieurscentaines de participants, une sorte d’exhibition collec-tive de l’identité ethnique dirigée vers chaque membrede la société2.” La notion de rite a vagabondé avec des

auteurs comme Victor Turner, M. Gluckman et T. O. Bei -delman au point de paraître occuper l’ensemble despratiques sociales. Le flirt du rite et du théâtre a engen-dré l’idée de social drama, conçue par Victor Turner1,et la perspective des performance studies développéeaux Etats-Unis notamment par Brooks McNamara etRichard Schechner pour regrouper un ensemble floud’événements et de pratiques. Ce phénomène d’attrac-tion réciproque n’a pas eu pour seul effet de préciserles contours. Il a produit d’étranges confusions querévèle la définition impossible, selon ses auteurs, dumot “performance” dans sa nouvelle acception (1982) :

Performance is no longer easy to define or locate.The concept and structure has spread all over theplace. It is ethnic and intercultural, historical andahistorical, aesthetic and ritual, sociological andpolitical. Performance is a mode of behavior, anapproach to experience ; it is play, sport, aesthetics,popular entertainments, experimental theatre, andmore2.

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1. Les ethnosciences doivent certes faire face à nombre de problèmesépistémologiques et méthodologiques. Ces disciplines ont toutefoisdroit de cité, une histoire, des disputes, des révolutions, et malgré leursimperfections elles ouvrent de nouvelles perspectives pour la compré-hension de l’unité humaine et de l’extrême diversité de ses savoirs et deses inventions. La leçon des ethnosciences, en ce qu’elles ont demeilleur, rejoint celles de l’histoire, de la philosophie et de la sociologiedes sciences qui rappellent que l’entreprise scientifique est aussi uneentreprise culturelle, chaque société engendrant un type de savoir oùs’expriment les structures, les valeurs et les projets de cette mêmesociété (Pierre Thuillier). Pierre Thuillier, D’Archimède à Einstein. Les faces cachées del’invention scientifique, coll. “Le temps des sciences”, Fayard, 1988.

1. Pierre Smith, “Aspects de l’organisation des rites”, in La Fonc-tion symbolique – Essais d’anthropologie (réunis par MichelIzard et Pierre Smith), coll. “Bibliothèque des sciences humaines”,Gallimard, 1979, p. 139-169.2. Mette Bovin, “Ethnic Performance in Rural Niger : An Aspect ofEthnic Boundary Maintenance”, Folk, vol. 16-17, Copenhague, 1974-1975, p. 459-474. “By ethnic performance I understand a public

performance involving a number of ritualized (and non-rituali-zed) activities – such as dancing, singing, shouting, handclap-ping, playing music, playing games, figthing, joking, makinggestures, etc. – on a single stage at a specific time by an ethnicteam of actors, in front of an audience.” 1. Dès les années cinquante. Notamment dans Schism and Conti-nuity in an African Society, Manchester University Press for theRhodes-Livingstone Institute, 1957. Sur les relations de Turner et duthéâtre, voir Turner, From Ritual to Theatre – The HumanSeriousness of Play, PAJ Publications, New York, 1982.2. Performance General introduction to the performance studiesseries, Performing Arts Journal Publications, first volume : VictorTurner, From Ritual to Theatre – the Human Seriousness ofPlay, op. cit.

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Il est possible que le sentiment de la quasi-omnipré-sence du rite et de la théâtralité dans les instances de lavie collective et individuelle procède du même foyer dedifficulté épistémologique avec lequel, précisément,souhaite rompre l’ethnoscénologie : le point de vuedualiste à l’œuvre dans l’approche du spectaculaire.L’exclusion de l’organique du champ de la pensée ; ladifficulté à concevoir la matérialité organique de l’inté-riorité ; l’opposition entre rationalité et irrationalité, rai-son et émotion ; la conception naïve de l’ordre et de lacohérence ; l’image évolutionniste de filiations linéaires.L’obstination à souligner les liens des rites et du théâtreparaît souvent relever soit d’une nostalgie – la quêted’une nature originelle non pervertie par le temps –,soit d’un embarras – admettre que toute pratique humainepossède sa logique propre. Le rite est alors paradisperdu ou archaïsme désordonné qui en se polissantdonne de l’art1.

Les caractéristiques d’une langue sont des bornesfrontières posées sur l’étendue du monde. Elles en pré-cisent les contours et en délimitent la représentation. Ilest significatif que le vocabulaire dont nous disposonspour désigner et décrire les activités humaines quiconstituent l’objet de l’ethnoscénologie soit à ce pointréduit. Si le terme anglais de performance bute sur unedéfinition satisfaisante, il n’est pas possible néanmoinsde le traduire en français. De même, les notionsd’apprentissage par le corps (en japonais le verbe taitoku suru), d’exercice physique ascétique conduisant à

la connaissance (shugyô), de spontanéité acquise parl’entraînement physique (mûshin), ne peuvent être ren-dues que par des périphrases dans les langues euro-péennes. La langue française et la pensée se trouventdans une étrange situation. Si l’adjectif “théâtral”implique honte et déshonneur, le théâtre, qui est l’uneparmi mille des inventions spectaculaires de l’humanité,sert de mètre étalon pour les mesurer toutes. C’est ainsique l’on parle de préthéâtre – inférieur au mètre, maisappelé à grandir –, de para-théâtre (pour Grotowski),de théâtre rituel (pour Barba), de théâtre dansé, etc. Ausurplus, faute d’une théorie convenable de la dimen-sion corporelle et “spectaculaire” de la culture, lessciences humaines empruntent au théâtre sa métaphorepour dépeindre des états et des situations qui lui sontétrangères – “la théâtralité de la vie quotidienne” –, tan-dis que pour se décrire, le théâtre a sollicité les sciencesdu langage dans ce qu’elles ont de plus formel. Cet “artvivant” a de la sorte privilégié le “signe” (abstrait), ennégligeant le “signal” (physique). Il s’écartait par cechoix des propositions d’un Eric Lenneberg soucieuxde prendre en compte les fondements biologiques dulangage, y compris l’étude de l’interaction entre l’héré-dité et l’environnement.

L’invention lexicale a répondu au théâtrocentrisme.Particulièrement attentif à la terminologie, Jerzy Gro-towski prend soin d’éviter la locution “arts du spec-tacle” à laquelle il préfère l’appellation anglo-américainede performing arts. Sans pour autant suivre le fil del’anthropologie évolutionniste qui recourt à des critèreshiérarchiques dans l’analyse et l’estimation des formesspectaculaires, Grotowski compare les performing artsà une très longue chaîne sur laquelle il distingue plu-sieurs maillons : “le maillon spectacle, le maillon répé-

titions pour le spectacle, le maillon répétitions nonexactement pour le spectacle” :

Ceci à une extrémité de la chaîne. A l’autre extrémité,il y a quelque chose de très ancien mais d’inconnudans notre culture d’aujourd’hui : l’art comme véhicule– le terme que Peter Brook a utilisé pour définir montravail actuel (…) qui ne cherche pas à créer le montagedans la perception des spectateurs, mais dans lesartistes qui agissent : les “actuants”. Ceci a déjà existédans le passé, dans les Mystères de l’Antiquité1.

Dans le domaine de la recherche académique, lesnotions d’“arts de la vie” – préférées à “arts du spec-tacle vivant” –, de “système épiphanique” et de “systèmephanique” (Pradier, 1990, 1994) sont nées des paressesdu vocabulaire et des obstructions sémantiques attachésau mot “spectacle” et à ses dérivés2. Il est étonnant, iro-nisait Paul Ekman, que pour évoquer ce qui fait sensdans une relation interindividuelle, sans pour autantque cela passe par le langage, nous soyons dans l’obli-gation de recourir à une définition par négation : “non-verbal communication – la communication non verbale”.Ce manège lexical révèle non seulement l’absence

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1. Sur l’actualité de cette question, voir Michael Hinden, “Dramaand Ritual Once Again : Notes Toward a Revival of TragicTheory”, Comparative Drama, vol. 29, Summer 1995, number2, p. 183-202.

1. Jerzy Grotowski : “De la compagnie théâtrale à l’art comme véhi-cule”, 1993, in Thomas Richards, Travailler avec Grotowski sur lesactions physiques, préface et essai de Jerzy Grotowski, coll. “LeTemps du théâtre”, Actes Sud/Académie expérimentale des théâtres,1995, p. 181.2. “Toward a Biological Theory of the Body in Performance”, NewTheatre Quarterly, vol. VI, 21, February 1990, Cambridge Univer-sity Press, p. 86-98 ; “La scène des sens ou les voluptés du vivant”,Internationale de l’imaginaire, nouvelle série, n° 2, Babel/Maisondes cultures du monde, 1994, p. 13-32.

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d’une théorie fondamentale du “spectaculaire” humain,mais l’ambiguïté d’un terme que j’emploie faute demieux, car je n’en ai pas d’autres dans ma langue, pourdésigner les pics émergents d’un trait fondateur del’humanité. De fait, la situation d’où je pars, personnel-lement, en tant que Français, se situe en quelque sorte àl’opposé de la tradition indienne héritée du sâmkhyaqui ne conçoit pas de coupure radicale entre corporel etmental. A l’opposé aussi, nous dit Nakamura Yujiro, dela tradition japonaise de l’art conçu comme un acte cor-porel. A l’opposé des filles vendas jouant du tambouralto – mirumba – à l’initiation domba. A l’opposé dela tradition fondée au XIIIe siècle par le grand mystiquemusulman Djalâl al-Dîn al-Rûmi. Encore faudrait-ilnuancer, car parlant de ma culture, j’omets de mention-ner certains aspects effacés par les “puissances cultu-relles” dominantes et qu’il nous faut retrouver par delongs cheminements : pensons aux philocalies et leurstechniques de respiration pour la prière du cœur dontJerzy Grotowski souligne l’intérêt pour ses propresrecherches.

L’APORIE SCENIQUE

Lorsque John Blacking propose sa définition de lamusique : “du son humainement organisé”, il a provo-qué l’irritation des tenants d’une hiérarchie des cul-tures. “Comment osez-vous mettre dans le mêmepanier – lui a-t-on dit – les œuvres de Mozart et leschants des Vendas ?” Réaction banalement ethnocen-trique et ignorante, à laquelle il est facile de rétorqueren montrant la complexité des formes musicales lesplus éloignées de nos modèles. Le noyau dur de la

définition reste intact, même si son exiguïté ne permetpas de distinguer les sons organisés musicaux, des sonsorganisés non musicaux, les signaux en morse parexemple (G. Rouget, 1995). Néanmoins, dans les deuxcas, Mozart et les tambours vendas, le son est travailléselon des procédures d’organisation complexes aumoins sur trois niveaux différents : la source instru-mentale, les signaux acoustiques et le comportementdes musiciens. En ce qui nous concerne, l’affaire estinfiniment plus épineuse. Tout d’abord, il n’existe pasdans nos langues européennes l’outil lexical qui auniveau zéro des formes serait l’équivalent pour lecorps/esprit de la notion de “son” dans la musique.Cette carence s’entortille dans l’histoire tumultueusedes représentations scientifiques, philosophiques, reli-gieuses, populaires des relations du corps et de la pen-sée, du biologique et du symbolique. Le philosophe dessciences Mario Bunge n’en dénombrait pas moinsd’une dizaine en psychologie, toutes souffrant à l’encroire d’insuffisances épistémologiques1. Quant au bio-logiste Robert Dantzer, il souligne les errances de lamédecine psychosomatique tiraillée entre les appâts dudualisme et les séductions du holisme2.

Ce qui est au cœur de l’ethnoscénologie est l’unedes questions les plus embarrassantes de nos héritagesculturels. Etrange aporie de civilisation ! Cette difficultérationnelle apparemment sans issue à laquelle s’affrontel’Occident depuis plus de deux millénaires est bien là,dans ce malaise et notre impuissance à admettre que le

corps dansant est un corps pensant ; que la vie doit êtresaisie dans ses dimensions complémentaires, charnelleset spirituelles ; que l’espace de la conscience n’est pashors du corps.

Dans l’un de ses derniers articles Victor Turner, l’undes pères des performance studies, a fort bien confessél’état d’esprit d’une génération d’anthropologues quiestimaient que tout comportement humain est le résul-tat du seul conditionnement social. Le dialogue inter-disciplinaire auquel sir Julian Huxley l’invita à participerà Londres, en juin 19651, n’en eut que plus forteinfluence sur l’évolution de sa pensée, dans la mesureoù il lui permit de découvrir l’enracinement des acti-vités symboliques humaines dans le bios2. Les lin-guistes ont eu un destin parallèle, et l’on ne peutoublier la déclaration d’un Martinet qui dans lesannées soixante assurant que le langage est une “insti-tution humaine”, entendait par là qu’il était une acti-vité purement mentale, a-corporelle3. A la mêmeépoque, novateur, le psycholinguiste américain EricLenneberg concluait un article fondateur sur l’aptitudeà l’acquisition du langage en des termes singulière-ment proches de ceux du musicologue John Blackings’interrogeant sur le sens musical de l’homme et qui

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1. M. Bunge, R. Ardila, Philosophy of Psychology, Springer Ver-lag, New York 1987.2. Robert Dantzer, L’Illusion psychosomatique, Editions OdileJacob, 1989, p. 11-12.

1. Sur Julian Huxley : A Discussion on Ritualization of Beha-viour in Animals and Man, Philos. Transact. Royal Society, Lon-don, series B, n° 772, band 251, 1966. Les actes ont été publiés enfrançais par Gallimard, coll. “Bibliothèque des sciences humaines”,Le Comportement rituel chez l’homme et l’animal, 1971.2. Victor Turner, “Body, Brain and Culture”, Zygon, vol. 18, n° 3,September 1983, p. 221-245.3. André Martinet, Eléments de linguistique générale, ArmandColin, 3e édition 1963, p. 11-13.

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pourraient aujourd’hui participer aux explorations del’ethnoscénologie :

Etant donné qu’il convient de parler du langagecomme d’un comportement spécifique de l’espèce,nous postulons implicitement une matrice biologiquepour le développement de la parole et du langage. Celaéquivaut à supposer que la morphologie généralecaractéristique de l’ordre des primates et/ou des pro-cessus physiologiques universels comme la respirationet la coordination motrice ont subi un certain nombred’adaptations spécialisées qui ont rendu possible lamise en œuvre de ce comportement.

Il ajoutait ce que tout ethnoscénologue ne manquerapas de faire sien :

A l’heure actuelle, nous ne disposons que de preuvestrès faibles relativement à cette hypothèse, car les ques-tions susceptibles de mener à des réponses décisives– soit en faveur de l’hypothèse, soit contre elle – restent àposer. Espérons que les présentes formulations nousaideront à poser ces questions nouvelles1.

Pour John Blacking, qui par ailleurs se réfère à Len-neberg et à Chomsky, la question “A quel pointl’homme est-il musicien ? (How musical is man ?)”, se

rattache à ces questions plus générales : “Quelle est lanature de l’homme ?” et “Quelles limites y a-t-il à sondéveloppement culturel ?”.

Il y a tellement de musique dans le monde qu’on peutraisonnablement supposer que la musique, de mêmeque le langage et peut-être la religion, est un trait spé-cifique de l’espèce humaine. Les processus phy sio -logiques et cognitifs essentiels qui engendrent lacomposition et l’exécution musicales pourraient mêmeêtre hérités génétiquement et donc se trouver chezpresque tout être humain. Si nous comprenions cesprocessus, entre autres, mis en jeu dans la productionde la musique, cela pourrait nous apporter la preuveque les hommes sont des créatures plus remarquableset plus capables que ne leur permettent jamais de l’êtrela plupart des sociétés1.

Paraphrasant John Blacking, je dis à mon tour : Laquestion : “A quel point l’homme pense-t-il avec soncorps ?” se rattache à ces questions plus générales :“Quelle est la nature de l’homme ?” et “Quelles limitesy a-t-il à son développement culturel ?”. Elle fait partied’une série de questions que nous devons nous posersur le passé et le présent de l’homme si nous ne vou-lons pas nous contenter de nous engager dans l’avenir àtâtons, comme des aveugles. Il y a tellement de pra-tiques spectaculaires dans le monde qu’on peut raison-nablement supposer que le spectaculaire, de même quele langage et peut-être la religion, est un trait spécifique

de l’espèce humaine. Si l’étude et l’expérience devaientconfirmer cette hypothèse, nous ne pourrions noussatisfaire des taxinomies hiérarchiques où sont épin-glées les productions humaines dont la spectaculariténous enchante ou nous inquiète, nous trouble ou nousbouleverse. Sachant que tout événement de ce typeimplique des processus cognitifs complexes, il nousfaudrait revenir avec des données nouvelles sur denombreux débats1.

SOURCES, AFFLUENTS ET VOISINAGE

L’ethnoscénologie se distingue des performance stu-dies, en raison de sa dimension culturelle universelle etde ses méthodes. Le champ de recherche de l’ethnoscé-nologie est moins restrictif que celui de l’anthropologiedu théâtre, discipline naissante qui est l’étude anthropo-logique du phénomène théâtral dans son acception tra-ditionnelle avec des genres reconnus. De même,l’ethnoscénologie ne se confond pas avec l’anthropo-logie théâtrale – notion créée par Eugenio Barba pourdésigner un nouveau secteur de recherche : “l’étude ducomportement préexpressif de l’être humain en situa-tion de représentation organisée”. Cependant le corpusde l’ethnoscénologie peut à l’occasion recouvrir celuides performance studies, de l’anthropologie du théâtreet de l’anthropologie théâtrale. Le désir de fonder unediscipline nouvelle vient d’une attente, de l’opposition auxhabitudes, du refus des idées reçues et du plaisir de la

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1. Eric Lenneberg, “The Capacity for Language Acquisition”, in J. A.Fodor et J. J. Katz (ed.), The Structure of Language : Readings inthe Philosophy of Language, Prentice-Hall, Inc., Englewoods-Cliffs, N. J., 1964. Version française in Textes pour une psycholin-guistique, Jacques Mehler/Georges Noizet, Mouton, 1974, p. 65.Voir également d’Eric Lenneberg : Biological Foundations ofLanguage, Wiley, New York, 1967, et “On Explaining Language”,Science, vol. 164, 1969, p. 635-643.

1. John Blacking, How Musical is Man ?, The University ofWashington Press, 1973 ; édition française : Le Sens musical,coll. “Le sens commun”, Editions de Minuit (1980), 1993, p. 15-16.

1. Notamment celui ouvert par les deux courants de l’école vygot -skienne de sociohistorique à propos de la diversité culturelle desprocessus cognitifs.

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découverte. Pour être acceptée, il ne suffit pas qu’uneproposition disciplinaire soit juste. Il faut encore que lecontexte historique s’y prête. L’ethnoscénologie est néeà la façon d’un fleuve, formé patiemment par le ruissel-lement de myriades d’affluents, torrents, ruisseaux,rivières qui façonnent en puissance un maigre filetd’eau. En cascade, en désordre et fort incomplètementrappelons la remise en cause du primitivisme ; l’actiondes artistes, artisans, chorégraphes, danseurs, comé-diens, metteurs en scène, conteurs, gens de la route ; lapensée critique des philosophes sur la nature et le corps ;la découverte des formes spectaculaires autresqu’occidentales, leur réappropriation et leur sauve -garde ; la réévaluation des arts du cirque, du mouve-ment et de la danse, l’irruption de pratiques comme leBioArt, la street dance ; les innombrables travaux desethnologues sur les rites, les rituels, le chamanisme, lescérémonies ; le développement de l’ethnomusicologie ;l’action d’institutions comme l’Unesco, le Théâtre desNations, la Maison des cultures du monde, le Workcen-ter of Jerzy Grotowski ; l’International School ofTheatre Anthropology, le Centre for PerformanceResearch de Cardiff, le Mandapa, l’évolution de l’ethno -logie et des ethnosciences ; l’évolution des étudesthéâtrales avec l’apport fondamental d’anthropologuescomme Marcel Mauss puis de Victor Turner, de socio-logues et écrivains comme Jean Duvignaud, de prati-ciens théoriciens comme Jerzy Grotowski, EugenioBarba, Richard Schechner et bien d’autres ; la rééva-luation du spectaculaire quotidien avec les travauxd’Armindo Bião au Brésil, Michel Maffesoli en France.Déjà, certains départements universitaires ont desenseignements spécifiques – à l’université de Pérouse,l’anthropologie théâtrale, les performance studies à la

New York University, las prácticas espectaculares àMontevideo.

A ces quelques repères, il convient d’ajouter des dis-ciplines longtemps absentes de la réflexion sur lescomportements spectaculaires humains en raison de lafragmentation des savoirs. Les travaux sur l’intelligencesensorimotrice, la neurobiologie de l’apprentissage, lesdivers modes de traitement de l’information par le sys-tème nerveux central – les aspects cognitifs de l’émo-tion – ont considérablement défriché les premièreshypothèses sur la relation corps/mental, non pourconforter la théorie des noyaux fixes innés1, mais toutau contraire en montrant l’extrême variabilité desactualisations à partir des “enveloppes génétiques”caractéristiques de l’espèce. Des points de contact ontété établis entre les neurosciences et l’anthropologie.L’ethnobiologie (J. Ruffié) étudie les incidences biolo-giques de certains faits culturels ; la recherche neuro-culturelle du McLuhan program à l’université deToronto “examine les conditions et les conséquencesdes interactions entre le système nerveux et les envi-ronnements ou les objets culturels qui définissent lesdivers milieux humains2”.

Dans un entretien enregistré en juillet 1970, JacquesMonod, l’un des fondateurs de la biologie moderne,projetait pour l’avenir l’une des questions les plus

passionnantes à laquelle aujourd’hui l’ethnoscénologievoudrait apporter son écot :

En me posant la vaste question : qu’est-ce qui fait quel’homme est homme ? je constate qu’il y a sa cultured’une part et son génome de l’autre, c’est clair. Maisquelles sont les limites génétiques de la culture ? Quelest leur bloc génétique ? Nous n’en savons absolumentrien. Et c’est dommage, car celui-ci est le problème leplus passionnant, le plus fondamental qui soit1.

La biologie moléculaire, apparue dans la deuxièmemoitié du XXe siècle, a apporté des outils d’une impor-tance capitale à l’anthropologue. Non seulement ellelui permet de suivre le mouvement des populationshumaines dans le temps et dans l’espace. En ce quinous concerne, elle a le mérite de préciser le rôle desgènes. Or, nous dit-elle, les gènes conditionnent lecomportement humain, mais ne le déterminent pas.Comme le souligne Michel Morange, les gènes laissentà l’homme et aux schémas culturels qu’il élabore lesoin de guider ses actes2. Le paradoxe humain est bienlà, dans cette formule de biologiste parlant des proces-sus neurologiques de l’apprentissage : apprendre n’estpas une aventure d’avare qui entasse. “Apprendre c’estéliminer” (Changeux). Apprendre revient à stabiliserdans son système nerveux certaines potentialités, cellesqui répondent aux stimulations constituées par un envi-ronnement spécifique.

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1. Théorie selon laquelle les comportements complexes, comme lelangage, sont strictement “programmés” par le génome. Aujourd’hui,il est admis que si le génome propose, l’environnement – expérienceet apprentissage – dispose.2. Derrick de Kerckhove, “La recherche neuro-culturelle”, Unders-tanding 1984 – Pour comprendre 1984, Commission canadiennepour l’Unesco, page documentaire 48, 1984, p. 119.

1. Jacques Monod, repris in De homine, rivista dell’Istituto di filo-sofia, Rome, n° 53-56, septembre 1975, p. 131.2. Michel Morange, “Biologie moléculaire et anthropologie”,L’Homme, n° 97-98, janvier-juin 1986, XXVI (1-2), p. 125-136.

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LE CORPS COMME TOTALITE OUVERTE

Le 17 mai 1934, Marcel Mauss présentait une commu-nication à la Société de psychologie. Le texte fut publiéultérieurement dans le Journal de psychologie, sous letitre “Les techniques du corps1” :

Quand une science naturelle fait des progrès, elle ne lesfait jamais que dans le sens du concret, et toujours dansle sens de l’inconnu. Or, l’inconnu se trouve aux fron-tières des sciences, là où les professeurs “se mangententre eux”, comme dit Goethe (je dis mange, maisGoethe n’est pas si poli). C’est généralement dans cesdomaines mal partagés que gisent les problèmesurgents. Ces terres en friche portent d’ailleurs unemarque. Dans les sciences naturelles telles qu’ellesexistent, on trouve toujours une nouvelle rubrique. Ily a toujours un moment où la science de certains faitsn’étant pas encore réduite en concepts, ces faits n’étantpas même groupés organiquement, on plante sur cesmasses de faits le jalon d’ignorance : “Divers”. C’est làqu’il faut pénétrer. On est sûr que c’est là qu’il y a desvérités à trouver : d’abord parce qu’on sait qu’on nesait pas, et parce qu’on a le sens vif de la quantité defaits.

Si nous ne savons percevoir que ce que nous avonsappris à voir, l’ethnoscénologie doit nous apprendre àouvrir au monde nos sens et notre intelligence : “Cen’est pas l’œil qui voit. Mais ce n’est pas l’âme, écri-vait Merleau-Ponty. C’est le corps comme totalité

ouverte.” Le racisme est une scénophobie. Une exclu-sion de l’autre au vu de son apparence physique. Il estfrappant de voir dans les premiers traités de physiogno-monie combien ont pesé lourd dans le jugement norma-tif et discriminatoire porté sur l’étranger tout ce quirelève des apparences : longueur et forme du nez, cou-leur de la peau, découpe des oreilles. Se sont ajoutéesles façons de marcher, de danser, puis de prier, de célé-brer. Une science de la présence du vivant, une disciplinevouée à la description des comportements émergentsfondateurs de l’identité n’a pas seulement une valeurd’érudition. Elle introduit à la découverte du multipledans l’unité de l’espèce, du subtil dans la diversité, auplus profond de l’énigme de la vie et de son respectamoureux.

L’ethnoscénologie est une discipline émerveillée.

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1. Marcel Mauss, “Les techniques du corps”, Journal de psycholo-gie, XXXII, n° 3-4, 15 mars-15 avril 1936.

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GILBERT ROUGET

QUESTIONS POSÉES A L’ETHNOSCÉNOLOGIE1

DE LA DIFFICULTÉ DES DÉFINITIONS…

En lisant le manifeste du Centre d’ethnoscénologie, j’aiété très touché de voir que pour définir l’ethnoscénolo-gie on avait recours à une définition dérivée de l’ethno-musicologie qui est une discipline qui m’est chère, etnotamment de la définition de la musique par JohnBlacking qui était un grand ami et pour qui j’avaisbeaucoup d’affection. J’ai fait le compte rendu de sonfameux livre How Musical is Man2 ? dans le TLS(Times Literary Supplement) et je dois dire que malgrétoute mon amitié pour John Blacking, sa définition dela musique comme “humanly organised sound” meparaît une très mauvaise définition. Tout d’abord parcequ’il suffit de penser qu’un message en langue morse,c’est du humanly organised sound mais ça n’est pas dela musique. De plus cette définition de l’ethnoscénolo-gie comme étant “la science des comportements specta-culaires humains organisés”, paraphrase de la définition

de John Blacking, ne m’enthousiasme pas car je croisque s’il existe un comportement spectaculaire humainorganisé par excellence qui ne correspond pas à ceque nous avons en vue, c’est bien la guerre. Or laguerre n’est pas notre objet.

Les définitions sont importantes, mon maître Benve-niste m’a appris que les mots n’avaient pas de sensmais que des usages, encore faut-il s’entendre sur lesusages qu’on fait des mots. Si vous me pardonnezd’être aussi immodeste, je vous proposerai comme jel’ai fait pour l’ethnomusicologie un autre genre de défi-nition. Le CNRS m’a demandé un jour de définir l’ethno -musicologie en vue de la publication des travaux demon équipe de recherches. J’ai proposé la définitionsuivante : l’ethnomusicologie est le discours scientifique(logos) sur la musique de l’ethnie. Ça a l’air d’unelapalissade et bien sûr la question reste ouverte desavoir ce qu’est une ethnie et ce qu’est la musique.

Je proposerais donc de dire que l’ethnoscénologieest le discours scientifique sur la mise en scène despratiques de l’ethnie. Là aussi, je crois que si mise enscène est un terme central, il en va de même de celuid’ethnie et il importe de ne pas l’évacuer. Et c’estbien pourquoi toutes les communications qui ont étéfaites au cours de ce colloque tournent autour de ceconcept d’ethnie, que ce soit en le disant ou que cesoit en ne le disant pas, y compris lorsque Jean Duvi-gnaud – provo ca teur comme toujours – dit : “ce n’estpas cela le théâtre, le théâtre c’est bien autre chose”et défend la conception du théâtre de sa propre ethnie.Et je ne vois pas pourquoi l’ethnie de Jean Duvi-gnaud serait mise à l’index, non plus que celle desGrecs, sous le prétexte que les Pygmées qui sont unereprésentation quasi idéale de l’ethnie n’ont pas de

théâtre ou que les Bochimans utilisent dans leursséances de guérison chamaniques un fabuleuxthéâtre de la guérison1.

… A L’UTILITE D’UN NOUVEAU CONCEPT

Et qu’est-ce que la mise en scène maintenant ? J’enarrive aux anecdotes qui m’ont été demandées. Jecommencerai par une anecdote d’actualité. Noussommes en période d’élections présidentielles, j’évo-querai donc le fantôme du général de Gaulle et vousdemanderai de vous reporter avec moi à l’époque oùil venait d’être élu président de la République. A cetteépoque, il existait une école qui s’appelait l’Ecoleuniverselle. Un de ses slogans publicitaires était : “Sivous savez écrire, vous savez dessiner” et un autre :“Je ne regrette qu’une chose, c’est de n’avoir pasconnu plus tôt l’Ecole universelle.” Peu de tempsaprès que le général de Gaulle fut élu président de laRépublique, le célèbre dessinateur Jean Eiffel apublié un dessin où l’on voyait le général de Gaulle,de profil et songeur, disant : “Je ne regrette qu’unechose, c’est de n’avoir pas connu plus tôt le suffrageuniversel.” Et comme le général de Gaulle, je regrettede n’avoir pas connu plus tôt le mot ethnoscé no -logie, parce qu’il m’aurait rendu grand service. Etl’anecdote suivante vous permettra de comprendrepourquoi.

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1. Cf. Gilbert Rouget, La Musique et la transe ; esquisse d’unethéorie générale des relations de la musique et de la posses -sion, Gallimard, Paris, 1980, 497 pages, et en particulier p. 205-216. (N.d.E.)

1. Retranscription de la communication présentée dans le cadre ducolloque de fondation. Le titre et les intertitres sont de la rédaction.2. John Blacking, How Musical is Man ?, University of Washing-ton Press, Seatle and London, 1973.

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Nous nous transportons dans ce qui s’appelait autre-fois le Dahomey1 où j’assistais dans un tout petithameau aux funérailles d’une sœur d’un vieil informa-teur. Il s’agissait de la cérémonie de fin des premièresfunérailles car les funérailles au Bénin ont toujoursdeux phases. Or il se trouve que je viens de publierdans une revue savante, qui s’appelle Systèmes de pen-sée en Afrique noire, un article qui porte le titre suivant :“Casser, brûler, détruire, se réjouir : contribution àl’étude du vocabulaire des funérailles chez les Goun2”.Cette contribution tient à ce que le terme qui désigneces funérailles est un mot extrêmement mystérieux quipose des tas de problèmes aux linguistes, aux ethno-logues, aux historiens et à ses utilisateurs mêmes. Cemot : àgó3, désigne une petite construction en forme detente, une natte repliée en deux que l’on dispose aucentre du lieu des funérailles et qui représente la mai-son symbolique du mort, lequel est vu comme untrépassant, car il est en train de passer de la vie à lamort4. Cet abri est temporaire, or dans un dictionnaireyoruba-anglais, les Yoruba étant voisins des Goun, ontrouve l’explication de ce mot que les Goun ne con -naissent plus : “tent (tente), shead (abri), pavilion (pavil -lon), tabernacle”. Bref, en français : abri provisoire. Orquelle n’est pas ma stupéfaction en lisant hier, dans le

manifeste du Centre d’ethnoscénologie, ceci : “A l’ori-gine, ¨κηνη (skênê) signifie un bâtiment provisoire,une tente, un pavillon, une hutte, une baraque. Par lasuite, le mot a pris parfois le sens de temple et de scènethéâtrale. (…) Partant de l’idée d’espace protégé, d’abritemporaire, ¨κηνη a signifié les repas pris sous la tente,un banquet.” Or le mot àgó est précisément comprispar la plupart des Fon et des Goun comme désignant unbanquet, une grande fête collective, des ripailles. C’estun cas de métonymie tout à fait classique, le mot ad’abord désigné un abri temporaire au point que lafameuse capitale du royaume d’Òyó, capitale du grandroyaume yoruba détruit par les Peuls au XIXe siècle, futreconstruite sous le nom de Àgó Òyó : le “campementde Òyó”, un “abri provisoire pour Òyó”. Et ce mot àgóest donc devenu pour les Goun synonyme de grandesripailles. J’ai donc été vraiment éberlué en lisant cettedéfinition de κηνη, à partir d’un abri provisoire destinéà abriter les masques des acteurs.

THEÂTRE, MUSIQUE : ARTS DU TEMPS…

Mais quel rapport, me dira-t-on, avec l’abri provisoiresymbolisant la résidence transitoire d’un défunt trépas-sant ? Ce rapport est le suivant : il s’agit de deuxconstructions provisoires parce que la mise en scène,centrale dans les deux cas, est par définition un événe-ment provisoire. Le théâtre est, comme la musique, unart du temps. Si je suis aussi passionné par votre entre-prise, c’est parce qu’en tant qu’ethnomusicologue plei-nement convaincu que la musique est une équation dutemps, je pense que le temps est également une dimen-sion essentielle du théâtre.

Musicologie/scénologie, ce n’est pas pour rien quevous avez emprunté la définition de l’ethnoscénologieà un ethnomusicologue (John Blacking), encore qu’ileût mieux valu s’adresser à la musique comme un artdu temps. Et c’est dans cette perspective du théâtre,pris dans son sens large comme la mise en œuvre dudiscours social, que se rejoignent la musique et lethéâtre, tous deux arts de la manipulation du temps. Entant qu’art du temps, le théâtre est un art de la musique,de la danse, de la parole (à condition qu’elle ne soit pasécrite, puisque l’écrit équivaut à une mise en espace dela parole et lui permet de s’évader du temps, voire del’inverser). La musique, le théâtre en action, c’estl’irréversibilité du temps.

… ET DU MOUVEMENT

Partant de là, l’un des points centraux de la relationentre scénologie et musicologie, c’est l’art du temps entant qu’art du mouvement. Et si l’on parle d’art dumouvement on ne peut éviter de faire référence à Mar-cel Mauss et à son fameux article sur les techniques ducorps1. Hier soir, j’ai relu la magnifique introduction àl’œuvre de Marcel Mauss qu’écrivit Claude Lévi-Strauss en 1960 : “(…) Depuis dix ou quinze ans lesethnologues ont consenti à se pencher sur certaines dis-ciplines corporelles mais seulement dans la mesure oùils espéraient élucider ainsi les mécanismes par lesquelsle groupe modèle les individus à son image. Personne

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1. Marcel Mauss, “Les techniques du corps” (1936), réédité inSociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1960, introduction deClaude Lévi-Strauss.

1. Les gens du Dahomey ont eu, pour des raisons qu’il serait troplong d’exposer ici, la très mauvaise idée de débaptiser le Dahomeypour l’appeler Bénin.2. Les Goun sont les petits-cousins des Fon au Bénin.3. Dont la syllabe finale est énoncée sur un ton haut et non pas surun ton bas comme le mot àgó qui a fait faire un grand nombre decontresens à des chercheurs.4. On pense évidemment au Livre des morts des anciens Egyptiens.

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en vérité n’a encore abordé cette tâche immense dontMauss soulignait l’urgente nécessité, à savoir l’inven-taire et la description de tous les usages que leshommes, au cours de l’histoire et surtout à travers lemonde, ont fait et continuent de faire de leur corps.(…) Cette connaissance des modalités d’utilisation ducorps humain serait pourtant particulièrement néces-saire à une époque où le développement des moyensmécaniques à la disposition de l’homme tend à ledétourner de l’exercice et de l’application des moyenscorporels, sauf dans le domaine du sport qui est unepartie importante mais une partie seulement desconduites envisagées par Mauss, et qui est d’ailleursvariable suivant les groupes. (…) On souhaiteraitqu’une organisation internationale comme l’Unescos’attachât à la réalisation du programme tracé parMauss dans cette communication.” Nous sommesaujourd’hui en 1995, j’enverrai ce soir un petit mot àLévi-Strauss pour lui dire que vous avez réalisé lesouhait qu’il formulait il y a trente-cinq ans.

Après avoir rappelé Mauss et Lévi-Strauss qui sont àmon avis l’alpha et l’oméga de l’affaire, je voudraisrevenir brièvement au Dahomey. Dans ces funérailles,il y avait évidemment beaucoup de musique et dedanse. La musique et la danse au Dahomey ont leurspécificité qui est, du point de vue technique, le grandproblème de l’ethnomusicologie. Il y a une spécificitéde la rythmique africaine qui fait que quand on a entenduvingt secondes de musique africaine on ne peut laconfondre avec de la musique japonaise, indienne,amérindienne ou irlandaise. Et quand on la connaît unpeu mieux on peut dire qu’il s’agit de musique yoruba,fon, ghanéenne ou somalie. Et la seule façon derésoudre ce grand problème de la spécificité des styles

musicaux, c’est de passer par l’analyse du corps, lamusique étant le produit d’une activité corporelle (dumoins pour les musiques auxquelles je m’intéresse), demouvements d’un organisme extrêmement compliquédont la cognitivité est centrale pour nous.

C’est pourquoi je me suis beaucoup intéressé aucinéma ethnographique qui permet des analyses trèsfines du mouvement des musiciens. Et avec mon amiJean Rouch, nous avons réalisé au Bénin un film enson synchrone au ralenti afin d’analyser très fine-ment les gestes de la musique et notamment pourélucider le problème de la spécificité de la musiqueafricaine que les musicologues occidentaux, qui ontl’obsession de la division par nombres entiers, nesont jamais parvenus à résoudre. Je crois, en effet,que les Africains ont des notions du temps, de ladurée, beaucoup plus subtiles corporellement et quileur permettent de fonctionner avec des divisionsfractionnelles du temps. C’est ce que font égalementles Turcs et les Bulgares avec ce fameux rythmedécrit par Brailoiu sous le nom d’aksak1. Or le cinémasynchrone permet justement des analyses très finesde ces divisions. Les Africains ne comptent jamais :compter ou ne pas compter en matière de musique,c’est ce qui fait toute la différence entre la rythmiqueclassique européenne et d’autres formes de ryth-mique dans le monde. Et c’est un problème de tech-nique du corps.

THEÂTRE, TRANSE ET POSSESSION

Une des grandes expériences de ma vie, ce fut de metrouver il y a cinquante ans, dans un tout petit campe-ment pygmée en pleine forêt équatoriale, et d’assister àun rituel de chasse au cours duquel je vis tout d’uncoup le chef des chasseurs s’écrouler et tomber en transe.Personne n’a jamais décrit de transe chez les Pygmées,je suis le seul à l’avoir fait et peut-être à l’avoir vu,mais c’est une expérience à couper le souffle1. Orc’était du théâtre, c’était une mise en scène d’une chasse,mais un théâtre sans spectateurs. Voilà une donnée duproblème tout à fait centrale pour nous qui sommeshabitués à une définition du théâtre qui suppose desspectateurs.

Je pense à une autre expérience de transe qui m’afait découvrir pour la première fois la possession àDakar en 1952. Une nuit vers deux heures du matin, jerentrais chez moi et j’entendis du bruit ; j’entrai. C’étaitMama Tindoy qui avait organisé une immense séancede possession car elle était malade et c’était un véri-table théâtre de la possession, pour reprendre le termede Leiris2. Là il y avait du spectacle et il était essentielqu’il y eût des spectateurs. C’est dire que les affaires detranse dépendent de l’ethnie. Mama Tindoy était possé-dée par le génie de la mer. On l’a découvert parce quel’un des griots qui était là a joué l’air qui fallait et tout àcoup Mama Tindoy s’est mise à pagayer comme unefolle et le génie est entré en elle. Ce fut le début d’unelongue thérapeutique du genre de celles qu’a si bien

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1. Constantin Brailoiu, “Le rythme aksak”, in Revue de musicologie,Paris, 1951, p. 5-42, réédité dans Constantin Brailoiu, Problèmesd’ethnomusicologie, Minkoff, Genève, 1973, p. 301-340.

1. Cf. Gilbert Rouget, ibid., p. 215-216. (N.d.E.)2. Michel Leiris, La Possession et ses aspects théâtraux chez lesEthiopiens de Gondar, Plon, Paris, 1958.

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décrites Zempleni dans “La dimension thérapeutiquedu culte des rab chez les Wolof1”.

Ce théâtre qui, pour répondre à Jean Duvignaud estun théâtre à spectateurs bien qu’il ne soit pas occiden-tal, est-il exportable ou non ? Où est l’authenticité ? Ilexiste des théâtres qui sont rigoureusement inexpor-tables. Pour exemple, je prendrai le théâtre le plusfabuleux auquel j’ai assisté il y a déjà plus d’une ving-taine d’années, c’est le fameux sigui des Dogons. LesDogons, qui furent le domaine privilégié de la rechercheethnologique française, font tous les soixante ans unegrande cérémonie qui s’appelle le sigui. Le sigui serépète sept ans de suite pendant une quinzaine de joursen circulant dans tout le pays dogon. On observe là unemise en œuvre très particulière du temps. C’est lethéâtre fabuleux d’un peuple qui se donne en représen-tation à lui-même. Rouch en a fait une série de films etj’ai pu participé au premier, ce qui fut une extraordinaireexpérience.

Voilà le cas d’un théâtre totalement inexportable caril faudrait exporter tout le pays dogon, c’est-à-dire lesfalaises de Bandiagara. De plus, si on en exportait unsimulacre, ça tomberait manifestement dans l’inauthen-tique. Pour conclure sur la possession, avec mon amiVerger2 et avec Bastide3 j’ai vu des rites de candombléqui m’ont beaucoup frappé. Mais du point de vue de

l’authenticité, je prendrai ici à partie mon vieux cama-rade Jean Duvignaud lorsqu’il se fait le prophète incon-ditionnel du métissage. Si le métissage peut marchersuperbement, comme dans le jazz, c’est de temps entemps une catastrophe. Et je dirai que la musique de latranse et de la possession dans le candomblé de Bahiaest de qualité infiniment moins bonne que celle qu’onentend chez les Yoruba au Nigeria, au Bénin, au Togo.Pourquoi ? Parce qu’à mon avis c’est du métissage,mais aussi parce que c’est devenu en partie une activitétouristique.

Enfin, je crois que ce problème du métissage et del’authenticité nous fait directement déboucher sur celuidu désir extrêmement légitime des jeunes créateursappartenant à des cultures où le théâtre ne fait pas par-tie de la tradition, de créer des choses nouvelles. Jedirai à ces créateurs : “Chers amis qui voulez créer deschoses nouvelles, méfiez-vous de deux aspects dumodèle occidental qui est d’un impérialisme culturelimpitoyable, auquel personne n’échappe. Méfiez-vousdu vedettariat et méfiez-vous de l’argent. Ce sont lesdeux véroles du spectacle occidental, évitez de lesattraper !”

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1. Andras Zempleni, “La dimension thérapeutique du culte des rab,ndöp, tuuru et samp ; rites de possession chez les Lebou et lesWolof”, in Psychopathologie africaine, 1966, II-3, p. 295-439.2. Pierre Verger, Notes sur le culte des orisa et vodun (Mémoiresde l’Institut français d’Afrique Noire, n° 51), IFAN, Dakar, 1957. 3. Roger Bastide, Le Candomblé de Bahia (rite nagô), Mouton,Paris, 1958.

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MIKE PEARSON

RÉFLEXIONS SUR L’ETHNOSCÉNOLOGIE1

Quelques faits que je tiens pour évidents :

La performance2 est un mode de communication etd’action, distincte de l’action “normale” ou “quoti-dienne”, se caractérisant par certains types de compor-tement et divers “registres d’ingéniosité”. Elle a lieu leplus souvent, mais point exclusivement, lors d’événe-ments programmés et limités dans le temps et l’espace.Ces événements peuvent être structurés, ordonnés, pro-grammés et sont reconnus par un rassemblement orga-nisé de spectateurs et d’acteurs3 en tant qu’occasionextraordinaire, donc distincte de la vie quotidienne etinduisant des modifications de comportement chezceux qui y participent. Ces événements engendrent unsens de l’attente et de l’opportunité.

La performance n’est pas seulement un ensemblede dispositifs et de techniques opérationnels destiné

à la mise en scène et à la représentation théâtrale, ouà l’illustration d’un texte dramaturgique. Dans la per -formance, l’on peut distinguer le “texte dramatique”,produit pour le théâtre (la pièce), du “texte de la perfor-mance”, c’est-à-dire ce qui est produit dans le théâtre,que nous voyons et entendons devant nous. Le secondn’est d’ailleurs pas subordonné au premier car grâceaux techniques de mise en scène et à l’art de l’acteur, ilest possible “d’écrire” dans le “texte de la performance”.

La performance est spécifique mais point unique.Elle a de nombreux points communs avec tout un fais-ceau d’activités telles que le jeu, le sport et le rite. Toutesces activités contribuent à créer un “monde spécial” quiest placé sous le contrôle des participants et sont sou-mises à des règles implicites ou explicites : accordsmutuels, tabous et interdits, qui jalonnent leur déroule-ment, définissent leur “monde spécial” tout en en ren-forçant la cohérence, l’orientation et le mouvement.Elles utilisent divers jeux de stratégie et de tactiqueainsi que des techniques de préparation et d’improvisa-tion. On y rencontre diverses manières d’organiser letemps – par exemple lorsque toute l’activité doit êtreaccomplie en un temps donné de manière à lui conférersa dynamique – et elles investissent les objets (acces-soires, matériels, jouets) bien au-delà de leur simplevaleur matérielle. La performance peut ressembler, enpartie ou dans sa totalité, à l’une ou à plusieurs desactivités citées plus haut (jeu, théâtre, sport, rite…), desorte que sa matière centrale n’est point le scénariomais un ensemble complexe de règles et d’engage-ments. Enfin, la nature particulière de la performanceréside dans le fait qu’elle n’a de sens que si on y assiste.

La performance implique un ensemble complet decontrats entre deux genres de participants – ceux qui

voient (les spectateurs) et ceux qui sont vus (lesacteurs). Elle implique également trois ordres relation-nels : acteur à acteur, acteur à spectateur (et récipro-quement) et spectateur à spectateur. Ceci ne signifiepas que la performance fasse nécessairement appel àl’extérieur par la reconnaissance explicite de la présencedes spectateurs. Mais elle repose certainement sur lacompétence partagée de tous les participants afind’identifier un type de comportement, inscrit dans lecadre d’une suite de conventions transactionnelles.Pour interpréter cet assemblage partiel d’activités etd’objets – caractérisé par des omissions et des juxtapo-sitions extraordinaires – comme la représentation d’uneentité sociale, le spectateur a besoin d’une compétenceculturelle. Ce qui est significatif, c’est que chacun deces contrats peut être renégocié.

Au-delà du texte écrit, la performance opère surquatre axes : l’espace, le temps, le modèle et le détail.Matériau théâtral et signification peuvent être généréset manipulés à partir de chacun de ces axes. La créationet la délimitation de l’espace de jeu, la disposition desacteurs et des spectateurs, l’architecture, la scénogra-phie et les restrictions de l’espace ont des conséquencessur la nature et la qualité de l’activité ainsi que sur saperception. Des cadres temporels différents peuventêtre investis par les acteurs, en permanence ou épisodi-quement, successivement ou parallèlement, ce qui agitsur la dépense de l’énergie, la nature de l’effort et lemodèle dynamique de l’événement.

La performance est un réseau sophistiqué decontrats, de systèmes signalétiques – kinésiques (mou-vements corporels), haptiques (contact de soi et desautres), proxémiques (distances relatives entre lescorps) – et de manipulations de l’espace-temps. Elle est

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1. Titre original : Reflections on Ethnoscenology.2. Nous conservons à dessein le terme anglo-saxon de performancedont le champ sémantique investit aussi bien le rite, le jeu, lethéâtre, la musique, et n’a pas d’équivalent en français. 3. En revanche, le terme performer est conventionnellement traduitpar acteur (en italiques).

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autonome ; ceci ne signifie pas que le texte verbal enest absent mais qu’il n’est qu’un élément luttant pourse tailler une place au sein de la matrice formée parl’action physique, la musique et la scénographie.

La performance peut être plus que la simple réalisa-tion d’une histoire. Elle existe aussi en tant que scénarioexplicite dans lequel les activités se déroulent successi-vement ou simultanément, déploiement implicited’incidents instigateurs, de crises, de transformations,de changements de trajectoires et de conséquences. Dupoint de vue de l’acteur, elle peut être une successiond’orientations physiques et d’engagements mutuels,une utilisation (soumise à des ruptures) de modesd’expression de types variés et d’intensités diverses,une activité discontinue comprenant des changementsde style, de mode, de matériau, une sorte de comporte-ment incohérent, une expérience sensuelle… L’ergono-mie est la relation entre les hommes et leur milieuenvironnant, vital ou professionnel. L’environnementchoisi pour la performance peut soulever ou résoudredes problèmes ergonomiques – étendant, limitant oucompromettant la libération, la puissance ou la portéed’un mouvement, d’une posture. La substance de laperformance peut parfois n’être que le moyen de traiterdes problèmes ergonomiques. Les méthodes et l’orga-nisation de l’effort, de la flexibilité de la réponse, del’utilisation d’outils peuvent être plus pertinentes quedes concepts tels que la “motivation” qui ont tant impré-gné la théorie de la construction du personnage.

La performance n’est pas dépendante des salles dethéâtre. Elle peut se manifester sur les lieux de travail,de jeu et de culte. Ceux-ci permettent d’abroger, detransgresser les prescriptions et les décrets attachés auxsalles de théâtre, ils autorisent l’utilisation de matériaux

et de phénomènes inusuels, inacceptables, voire dange-reux. Les performances conçues pour des lieux spéci-fiques (site-specific performances) qui rassemblent à lafois un lieu, une performance et un public, n’ont pas decadre naturel pour définir leur identité, point de toile defond sur laquelle leurs contours viendraient se projeteret elles n’ont pas besoin d’un contenant pour affirmerleur identité ou leur intégrité. Elles ne nécessitent pas,pour être vues, un quelconque poste d’observation pri-vilégié. Elles relèvent finalement plus du “terrain” quede “l’objet théâtral”.

La performance peut de plus en plus ressembler à un“monde spécial”, non pas hermétiquement clos, maisun monde “imaginé” d’activité mise entre parenthèsesdont tous les éléments – lieu, environnement, technolo-gie, organisation spatiale, forme et contenu, règles etcomportements – sont conçus, organisés et enfin expé-rimentés par les différents groupes de participants. Celapeut être aussi un monde idéalisé dans lequel on peutcorriger les erreurs, réparer les injustices, établir denouveaux programmes, créer de nouvelles identités…Un monde dans lequel les expériences extraordinaireset les changements de statuts sont possibles, les rela-tions humaines remises en question et renégociées…

L’ethnoscénologie est l’étude de cet organisme com-plexe que l’on appelle la performance, que ce soit d’unpoint de vue interne ou externe et au sein des contextessocioculturels les plus larges. Elle peut avoir pourobjet de trouver les outils qui permettront de décrire cequi se passe dans une performance, en faisant appel àdes “façons de parler” différentes de celles de la cri-tique littéraire. Ceci est particulièrement important– c’est même un projet politique – pour ces traditionsqui se sont elles-mêmes décrites comme “imaginaires”,

“expérimentales”, “physiques”, “site-specific”… Celles-ci ont rarement été recensées et sont généralementperçues comme marginales, éphémères, incultes. L’ethno -s cénologie peut donc les resituer dans le contexte pluslarge des traditions non occidentales avec lesquelleselles partagent un fonds commun.

Selon l’un des dogmes centraux de l’anthropologiedu théâtre, la performance s’appuie d’abord sur lecorps, dans ce qu’elle appelle la “pathologie de l’acteur”.L’acteur peut très bien décider de ne point incarner unpersonnage désigné en tant que rôle dans un texte dra-maturgique, mais choisir d’être un corps fictif, un“corps pour l’art”. Je citerai le cas de mon collègueDavid Levitt, car il permet de mettre en évidence lebesoin d’une approche plus sophistiquée – et interdisci-plinaire – de la relation entre les activités quotidienneset extraordinaires.

A sa naissance, Dave (David) ne respirait pas. Cecicausa des lésions dans les régions motrices de soncerveau. Sur le plan mental, il n’est pas handicapé et– comme l’indique une petite carte accrochée à son cou –il n’est pas sourd non plus. Il y a dix ans on l’auraitappelé un paralysé spasmodique. Aujourd’hui, on leconsidère comme souffrant de paralysie cérébrale.

Dave ne peut se tenir debout sans être soutenu. Cepen-dant, il peut tirer et agripper avec ses bras et pousseravec ses jambes. Au fauteuil roulant électrique qui leconfinerait dans un statut dépendant il préfère le fau-teuil roulant normal qu’il fait fonctionner lui-même ense poussant à reculons avec un pied car il ne peutactionner les roues avec ses mains. Néanmoins, il par-vient avec son pied à se mouvoir avec précision. Ilcommunique en pointant laborieusement des mots ins-crits sur une planche ou sur un alphabet lorsqu’il veut

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épeler des mots plus complexes. Il parle aussi, avec uneintonation gargouillante. Sa voix, avec ses rythmes bri-sés et ses articulations hachées, demande qu’on luiprête attention, elle nécessite qu’on l’écoute, qu’onl’interprète, qu’on reste calme et qu’on accepte l’idéequ’elle est porteuse de sens. C’est un langage qu’ilnous faut apprendre. Comme ses poumons fonctionnentmal, les nuances sont subtiles et les mots sont brefs,quoique clairs. C’est pourquoi il adore les calembours.

Son existence physique est si compliquée qu’on a dumal à l’imaginer. Il ne peut se nourrir, se laver,s’habiller, sortir de son lit, se torcher… Il doit comptersur les autres pour le lever, le porter et l’installer. Encela, il fait preuve d’une grande confiance. Il touche lesautres et il est touché par eux ; il connaît donc lecontact intime avec autrui, brisant ainsi les conventionssociales auxquelles nous sommes conditionnés. Il estnu aussi bien avec les hommes qu’avec les femmes. Ilcommunique ses désirs et ses intentions avec les gesteset les postures les plus subtils : ouvrant la bouche pouraccueillir la cuiller, ou se penchant d’un côté, le brasrigide, prêt à recevoir la manche du manteau.

Il y a trois ans, nous avons commencé à faire duthéâtre physique ensemble. Les techniques de répéti-tions impliquaient une rupture totale et quotidienne destabous. Comment devais-je toucher un infirme ? Com-ment le tenir ? Allais-je le blesser ? Voici trois des pre-miers moments de notre travail dont je me souvienstout particulièrement.

– Je m’appuyais sur mes mains et mes genoux.Dave était agenouillé à mes côtés. Dans son action, ildevait projeter son corps par-dessus le mien. Je me sou-viens de sa main sur mon dos et de son énorme forcede volonté alors qu’il préparait son corps à cet effort

physique. Cette sensation d’organisation du corps estdirectement ressentie par tous ceux qui le touchent oule tiennent pendant la performance.

– Une fois je le lâchai et il tomba comme une pierre.Heureusement, son corps est résistant. Mais il n’aaucune défense, aucun mécanisme de protection. Tra-vailler avec Dave c’est endosser une responsabilitétotale.

– Après la première performance, les spectateursétaient à l’évidence émus, non pas par l’infirmité deDave – il méprise la pitié et l’apitoiement sur soi-même –mais par le fait qu’ils avaient réalisé qu’ils savaient cequ’il voulait dire. Pourtant il ne faisait rien qui pût rap-peler un geste conventionnel, mais plutôt un mouve-ment balancé constitué d’allusions et de suggestionsgestuelles. Pourtant, en fixant notre attention sur lui,isolé sur la scène nue, économe de ses mouvementsmais possédé d’une profonde et extraordinaire concen-tration, pris d’un puissant désir de communiquer, d’êtreentendu, nous comprîmes qu’il “faisait signe”. Exo-tique, fascinant, irrésistible… Nous étions attirés parson humanité, par sa chaleur…

Le corps de Dave est une sorte de rébellion contrelui-même, tantôt tressautant en mouvements spasmo-diques, tantôt dirigeant son impulsion créatrice dans ungeste stéréotypé. Son corps est “décidé”. Alors, il tra-vaille à partir des actions que son corps veut faire.Ainsi, tirer peut devenir embrasser, tenir, agripper,combattre, déchirer. Pousser devient caresser, rejeter,menacer. Il peut aussi se laisser emporter par le hasardet la furie de l’abandon physique – tressautant, secouéde spasmes. Il me dit une fois que la seule chose qui luiest impossible sur scène, c’est mourir, car il y a toujoursune partie de son corps qui demeure en mouvement.

Ses doigts cherchent toujours à tracer les motifs lesplus délicats. Il est une danse d’impulsions. A l’occa-sion seulement, il peut pousser un profond soupir et seplonger dans le plus impressionnant silence.

Pour moi, le travail de Dave pose les questions fonda-mentales quant à la nature de la performance physique.Quelle distinction établir entre capacité et incapacité,quand on constate qu’il peut adopter des positions, enga-ger des actions dont je suis incapable ? Quel est le but etla nature de l’entraînement pour un corps infirme qui nepourra jamais devenir athlétique ? Est-ce que la nature“décidée” d’un corps infirme correspond à ce que Barbaappelle l’état “préexpressif” ? Qu’est-ce qu’une notioncomme la chorégraphie peut signifier pour un acteurinfirme ? Ou le temps et la dynamique lorsque l’actionest le résultat de la chance et de la volonté ? Est-ce quele travail d’un acteur infirme peut être confiné dans desappellations stylistiques telles que le mélodrame ? Laquestion “qu’est-ce que c’est” a-t-elle autant de sens que“qu’est-ce que cela représente” ?

Son travail permettrait de mettre l’accent sur desaspects de la communication qui sont souvent sous-évalués, notamment la proxémie (la proximité desautres) et l’haptique (le contact avec soi et avec lesautres) qui sont au premier plan du travail des acteursinfirmes. Ainsi que la relation souvent déconsidéréed’acteur à acteur, non pas dans leur comportementthéâtral et codé, mais dans ce qui se passe effective-ment. Car quelque chose de réel apparaît ici : Daveapproche et est approché ; il touche et il est touché. Lavidéo n’est pas assez sensible pour saisir la délicatessedes gestes des mains ou les micro-mouvements duvisage et des yeux qui communiquent la précision deson émotion et de son intention dramatique.

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En décrivant une performance réalisée par lesacteurs infirmes, pourrions-nous alors nous concentrersur les expériences sensuelles de ses agents individuels,une performance conservée dans les corps et lesmémoires de tous ses participants ? Comme le contact,la proximité, la texture… Comme une série d’expé-riences extraordinaires, comme la mise entre paren-thèses d’un décorum personnel ? Comme une altérationdes perceptions et des stratégies vitales des ses partici-pants ? Comme un modèle d’orientations corporelles,une chaîne de conduites, comme une suite de tentativescorporelles de dépasser et de s’opposer aux contraintesde l’environnement ?

Traduit de l’anglais par Pierre Bois

PATRICE PAVIS

ANALYSE DU SPECTACLE INTERCULTUREL

Si l’objet de l’analyse anthropologique des spectaclesdoit être sans cesse redéfini et élargi pour qu’on en sai-sisse la complexité culturelle, cela amène à repenser laméthodologie de l’analyse, à savoir à adapter la sémio-logie classique “occidentale” (“fabriquée” en “Occi-dent”) aux traditions non occidentales et aux productionsinter culturelles.

METHODOLOGIE DE L’ANALYSE ANTHROPOLOGIQUE

C’est le moment d’introduire, et même de constituer,une nouvelle notion, celle d’ethnoscénologie ou “étude,dans les différentes cultures, des pratiques et des com-portements humains spectaculaires organisés” (Pradier,1995). Cette discipline s’intéresse aux pratiques cultu-relles (“cultural performances”) et aux pratiques spec-taculaires sans projeter sur elles le modèle trop réducteurdu théâtre occidental (comme le font Burke [1945], Tur-ner [1974] ou Goffman [1959]). L’analyse ethnoscénolo-gique reprend l’objet défini ci-dessus avec la méthodeanalytique exposée ci-après. Elle favorise une pers-pective intégrative et interactionnelle, puisqu’elle s’inté-resse à “l’aspect global des manifestations expressives

humaines, incluant les dimensions somatiques, phy-siques, cognitives, émotionnelles et spirituelles” (Pradier,1995). Le premier réflexe de l’analyse ethnoscénolo-gique sera d’élaborer une ethnométhodologie quiréfléchisse aux moyens de commenter/ analyser/aborderadé quatement le spectacle d’une autre aire culturelle :l’artiste indienne utilise-t-elle une terminologie indiennepour décomposer le mouvement ? La danseuse balinaisedevrait-elle (comme elle le fait parfois) utiliser destermes de danse classique occidentale (“premier plié”),même si c’est pour mieux se faire comprendre de sesstagiaires occidentaux ? Et que se passerait-il si elleappliquait une grille sémiologique pour décrire sadanse traditionnelle ?

La méthode d’analyse fondée sur la sémiologie seprête aux mises en scène occidentales dans la mesureoù elle éclaire la mise en scène, précise le rapport desdifférents systèmes de signes, approfondit l’étude,l’organisation de chacun des systèmes. De manière car-tésienne, elle va du simple au complexe, systématise ladescription des composantes, établit un questionnaireportant sur tous les éléments de la représentation (ou dumoins le plus grand nombre possible), aboutit à l’idée(aujourd’hui battue en brèche) que le spectacle est un“langage”, une “écriture” contrôlés par un “auteur” : lemetteur en scène. Cette rationalisation du sens s’accom-pagne du reste d’un certain impressionnisme mystiquedans la mesure où l’Occident n’arrive pas à théoriserdes notions rhétoriques et magiques comme celles deprésence, d’énergie, de bios, de réel et d’authenticité,autant de concepts flous qui sont comme l’impensé durationalisme.

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DEPLACEMENT DES QUESTIONS

L’analyse des pratiques spectaculaires non occidentalesou interculturelles nous force à repenser l’ensemble desméthodes d’analyse, à adapter le regard sémiologiqueoccidental qui ne peut pas rester purement fonctionna-liste, mais doit tenter de saisir de l’intérieur l’autre cul-ture, ce qui invite l’ethnoscénologue à faire quelquesexcursions-incursions sur le terrain de la pratique. Maiscomment modifier le regard de l’analyse classiqueoccidentale ? Pour plus de clarté, on systématisera lesnouvelles priorités et on indiquera sur quoi devra porteren priorité le nouveau regard. Il s’agit là – insistons-ybien – plus d’un changement d’attitude et d’accent quedu remplacement d’une méthode par l’autre. C’estdonc, dans chaque cas, plutôt à tel aspect qu’à tel autreque l’analyse s’intéressera. L’autre perspective ne sebâtit pas sur la ruine de l’ancienne, mais plutôt sur sacomplémentarité. Notons, de plus, que ces critères nesont pas uniquement formels, mais qu’ils reposent surdes considérations de fond et qu’ils engagent toute unephilosophie, voire une métaphysique.

THEORIE DES ECHANGES CULTURELS

On ne reprendra pas ici, faute de place, le modèle del’échange culturel que nous avons tenté de dessinerpour la mise en scène interculturelle (Pavis, 1990).Soulignons simplement que nous nous situons là dansun modèle interculturel et dans un échange perpétuel etinévitable entre les cultures ; il n’est plus très facile dedistinguer ce qui vient d’une culture source et ce quiparvient à la culture cible ; chaque pôle est comme déjà

infiltré par l’autre, et on ne peut déterminer avec certi-tude un échange linéaire et unidirectionnel entre pôlede la culture source et pôle de la culture cible. Pourdécrire les échanges entre les pôles, il faudrait unmodèle interactif où l’on ne se contente pas d’observercomment une culture, le plus souvent occidentale,s’approprie l’autre, mais comment les autres culturesutilisent elles aussi les propriétés de la culture occiden-tale à leurs fins. (On pourrait ainsi montrer commentdes mises en scène de textes indonésiens contempo-rains s’inspirent d’un genre ou d’une technique de jeuoccidentaux et arrangent cette source d’inspirationselon leurs besoins concrets et locaux.)

L’exemple choisi pour l’exposé des principes rééva-lués de l’analyse du spectacle non occidental est celuide la séquence du tir à l’arc par la danseuse de traditionindienne odissi, Sanjukta Panigrahi. Au-delà de ce casparticulier, on songe ici à tout spectacle interculturel, etmême à toute pratique spectaculaire qui n’a rien à voiravec la mise en scène occidentale centrée sur la penséeunifiante d’un metteur en scène.

REEQUILIBRAGES DE L’ANALYSE ANTHROPOLOGIQUE

– Séries parallèles plutôt qu’unités minimalesA la place d’une recherche d’unités minimales dont

la définition reste problématique, on s’intéresse à desséries de signes dans une séquence entière. Dans celledu tir à l’arc, on observe la position constante de lamain et du bras gauche, celle qui tient l’arc ; le reste ducorps s’organise par rapport à cette constante : lasérie des positions de la main droite structure à elleseule le récit : tenir la flèche, bander l’arc, maintenir

la position, juste avant le départ de la flèche. Ce brasdroit est supporté et armé par le tronc, lequel est ferme-ment ancré au sol par des pieds restant dans la mêmetrace, mais organisant le mouvement et la dynamiquedes jambes. Pour chacune des parties du corps mobili-sables (tête ou pieds ou torse, etc.), on peut constituerune série de positions clés et comparer ensuite lesséries parallèles obtenues. La séquence prend son sens(sa direction) dès lors qu’on est en mesure d’en lireles actions gestuelles parallèles et d’en repérer lesprincipales articulations, au sens propre et figuré duterme.

– Energie plutôt que significationSouvent une séquence ne prend pas de signification

évidente : il n’est pas possible ou peu éclairant de tra-duire un signifiant en son signifié correspondant, dedécoder ponctuellement des signes isolés et statiques.En revanche, le spectateur est souvent sensible à unedépense d’énergie du danseur, à un type d’énergie propreà la tradition étudiée, ou à des changements d’énergiedans une série de mouvements, notamment lorsque lavariation s’effectue selon la polarité force/ douceur,comme c’est le cas dans un grand nombre de traditions.Dans la séquence du tir à l’arc, il conviendrait de rele-ver les moments de forte tension (ce qui est chosefacile avec cette action consistant à tendre l’arc), denoter ainsi les moments où la force et la direction dumouvement changent radicalement. Décrire l’énergieconsiste à montrer en quoi elle est spécifique à unedanse ou un style de jeu (au point qu’un danseur laconservera même s’il s’essaie à une tout autre danse).Décrire l’énergie renseigne de plus sur la manière dontle contexte culturel explique l’usage de telle ou telle

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danse. L’énergie est de la culture vue d’une certaineperspective et concrétisée dans un certain rythme.

Dans des exemples moins linéaires et ciblés, onpourrait s’attacher à reconstituer les flux et les dépla-cements énergétiques, à dessiner la trajectoire d’uneaction physique, à suivre l’acteur dans ce que Barbaappelle “la danse de la pensée en action” (1992,p. 101). Ce recours, voire retour, à la notion d’éner-gie ne vise pas à remplacer un théâtre des signes(une sémiologie occidentale) par un théâtre des éner-gies (comme le réclamait Lyotard, 1973), mais plutôtà (re)concilier sémiologie “cartésienne” et vectorisa-tion “artaudienne”, bref à éprouver le flux pulsion-nel, mais sans passer les bornes d’un dispositifstructuré et localisable.

– Concret plutôt qu’abstraitLa recherche sémiologique du sens aboutit fréquem-

ment à écarter la matérialité scénique ou corporelle, carun modèle abstrait note de manière économique la réa-lité scénique en remplaçant les productions matériellespar des systèmes signifiants abstraits. L’analyste estsouvent tenté de réduire cette matérialité à un signifiéimmatériel. Ce faisant, on perd le sens des actions phy-siques, de la dramaturgie qui est proprement une suited’“actions au travail” (Barba et Savarese, 1995, p. 48-54) qui structurent l’histoire racontée, forment la trameconcrète du spectacle et “agissent directement surl’attention du spectateur, sur sa compréhension, sur sonémotivité, sur sa «cénesthésie»” (1995, p. 48-49). Onvoit ici la culture s’inscrire et s’absorber dans le corpsde l’acteur comme du spectateur, devenir pour euxconnaissance incorporée (incorporated knowledge,Hastrup, 1995, p. 4). Le tir à l’arc nous en administre

une preuve vivante, car le mouvement est proprementcommuniqué de manière esthésique à l’observateur, entant qu’action physique simple, puissante et sûre.Quoique invisible, la flèche atteint immanquablementson but, car elle a été extraite, placée et tirée grâce àdes micro-actions visibles et sensibles. Serait-elle faitede bambou ou de rayon laser, elle ne serait pas plusconcrète et présente que cette flèche invisible que lecorps de la danseuse réussit à décocher sans coup férir.

– Autonomie des éléments plutôt que hiérarchieCertes, c’est bien le corps entier de la danseuse qui

s’est ligué pour accomplir cette action fictive et concrèteà la fois ; mais chaque province du corps – tête, tronc,bras, jambes – joue tour à tour un rôle de premier plan.La hiérarchie entre ces segments n’est jamais fixe, cha-cun pouvant à son tour concentrer les regards et se pla-cer au cœur de l’événement gestuel. Chaque segmentdevient alors le centre du mouvement de l’énergie,comme si, dans une sorte de “démocratie corporelle”(Trisha Brown), tout segment pouvait à un moment ouà un autre prendre la tête de l’Etat.

Ceci vaut, plus généralement, pour l’ensemble d’unereprésentation, laquelle n’est pas hiérarchisée du débutà la fin et de fond en comble, mais reste soumise à desvariations d’intensité (et, comme on le verra, de densité).Certaines attitudes, certains segments, certains momentsforts du spectacle peuvent devenir en danse odissi,comme dans d’autres types de spectacles, le foyerd’une focalisation. Dans cette danse odissi, le geste etla musique se rencontrent fréquemment en des momentsaccentués, arrêts et synthèses, où tout ce qui précédaits’ordonne et prend sens d’un seul coup.

– Perspectives partielles plutôt que centralisationL’autonomie successive des parties du tout entraîne

l’impossibilité de fixer une perspective centrale. Ausein d’une représentation, il faut se garder d’homogé-néiser, d’unifier et de concilier les différentes perspec-tives. Nous sommes dans un polyperspectivismecomparable à cette Vue de Tolède, le tableau du Grecoqu’Eisenstein a pris comme illustration d’un espaceglobal regroupant des espaces et des perspectives spé-cifiques, les unes à côté des autres à l’intérieur demême cadre. Ainsi devrions-nous aborder l’analyse del’espace et des actions d’un spectacle, sans partir del’idée que tout s’organise nécessairement autour d’unpoint de fuite. Le spectateur doit pouvoir retrouver desperspectives partielles et retrouver, dans ce qui auraitpu passer pour homogène, une suite de plans conçus àla manière eisensteinienne d’un montage d’attractions.

On a déjà observé comment la danseuse subdiviseson corps et l’ensemble du corps-esprit en zonescapables de s’isoler comme pour mieux révéler et fairefonctionner la mécanique perfectionnée de l’enchaîne-ment des parties du corps et des épisodes du récit. A for-tiori dans un spectacle interculturel, qu’il soit créoliséou multiculturel, il sera aisé de comparer différentesperspectives et de juger d’un montage en grande partieeffectué par le spectateur.

– Densité différentielle plutôt qu’homogénéitéLa représentation n’est pas toujours taillée dans la

même étoffe, elle n’a pas uniformément la même den-sité. Cette notion de description dense (thick descrip-tion) provient de l’anthropologue Clifford Geertz quis’en sert pour repérer dans une culture des faisceaux defaits particulièrement denses : “Le but est de tirer

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d’importantes conclusions à partir de petits faits d’unetexture très dense ; de fonder des affirmations généralessur le rôle de la culture dans la construction de la viecollective en les mettant en rapport avec des détailsconcrets très spécifiques” (Geertz, 1973, p. 28). L’analyses’inspire de l’anthropologie qui s’efforce de mener defront une analyse locale détaillée et une synthèse glo-bale des forces impliquées. Le local est abordé par desmicroanalyses, des mouvements ou des discours, tandisque le global s’explicite dans le discours général de lamise en scène (le cas échéant) ou dans l’exposé desgrands principes du fonctionnement.

Dans le cas de la séquence de danse odissi, lesmoments denses se situent lors de changements dedirection, de translation de poids, de libération del’énergie, ou d’arrêts. Les différences de densité ne sontpas, là, dans ce cas précis, dues à une hétérogénéité cul-turelle, mais à une “respiration” et une répartition diffé-renciée des énergies.

Dans le cas des spectacles plus complexes, utilisanttoutes les ressources de la mise en scène occidentale,l’analyse repère les moments où plusieurs séries ouensembles se recoupent et densifient leur présence.Ainsi pour l’espace : tout dans le spectacle n’a pas lamême pertinence ; il y a des zones denses, où lemoindre détail prend de l’importance, et des zones neu-tralisées où ni sens ni énergie ne semblent émerger ;pour l’intrigue : aux moments clés où les conflits senouent ou se dénouent succèdent des temps morts ;pour l’acteur : des zones de son corps sont plus oumoins signifiantes, ou bien ses caractéristiques en fontun personnage plus ou moins défini et individualisé.

Dans le cas des mises en scène interculturelles, onperçoit bien les différences de densité, en étant sensible

aux matériaux d’origines diverses, notamment quant àleur provenance culturelle et aux conditions adéquatespour les aborder. Le spectateur doit constamment chan-ger de regard, et donc de mode d’analyse, sans pourtantidentifier à coup sûr les sources et les cultures.

– Syncrétisme plutôt que puretéLa danse odissi ne présente aucun caractère visible

de syncrétisme, au sens d’une créolisation d’élémentsprovenant de cultures différentes. Le syncrétismesemble réservé, mais pas nécessairement, au théâtreinterculturel.

– Refaire plutôt que décrire ?Devant de telles difficultés pour décrire et évaluer le

syncrétisme des cultures, le plus simple ne serait-il pasde demander à l’artiste lui-même de parler de son arten le re-produisant ? Lorsqu’on prie Sanjukta Panigrahid’analyser l’épisode du tir à l’arc, elle le fait en repre-nant les principales attitudes, en les commentant verba-lement, en s’arrêtant pour expliciter un détail, enidentifiant les motifs, les poses et les transitions. Cettemanière de procéder renseigne aussi sur la manière denarrer propre à chaque culture, avec les exemplesqu’elle juge nécessaires et selon l’évaluation des diffi-cultés et des originalités de ses propres manifestations.Cette démonstration de travail, à mi-chemin entre lareconstitution (impossible) et la description (mutilante)révèle bien toute la différence entre la chose et le mot,entre l’action scénique et la réflexion théorique. Remar-quons du reste que cet exercice de commentaire/démons-tration est à l’usage exclusif des Occidentaux : il estréalisé en anglais pour un public d’amateurs occiden-taux qui ignore tout de l’odissi, mais l’apprécie beaucoup

(créditons-le de cette ouverture d’esprit !). Dans sonécole, avec ses propres élèves, S. Panigrahi procéderaittout à fait différemment. Elle ferait faire et refairel’exercice, sans commenter ses buts, avec le seul soucide transmettre physiquement cette danse. A l’Ouest,elle accède à notre demande en tenant compte de notredésir de rationalisation et de mémorisation intellectuellede l’information, de notre obsession de dire plus que defaire.

Tout ceci indique assez que l’analyse n’est pas laseule et bonne méthode pour noter et transmettre unspectacle, et ce d’autant plus si le but n’est pas de noterune mise en scène fraîchement inventée, mais de trans-mettre un savoir-faire aux générations futures, commepour la danse odissi.

Certains acteurs occidentaux ont découvert eux aussila possibilité de conserver et d’analyser leurs rôles pas-sés, en les reprenant ou en les citant au cours dedémonstrations de travail. Ainsi procèdent Iben NagelRasmussen et d’autres actrices de l’Odin Teatret, ouMike Pearson (1994). Ce dernier invente tout un dispo-sitif pour faire revivre un théâtre passé, en en proposantune réplique qui non seulement le remémore et l’analyse,mais aussi le recrée et le prolonge.

Le syncrétisme est le plus évident dans la mise enscène contemporaine occidentale qui se trouve, depuisson apparition, influencée, infiltrée et régénérée par despratiques et des regards étrangers. La mise en scèneoccidentale n’est-elle pas à présent un peu chinoise(effet d’étrangeté), indienne (union du corps et del’esprit), balinaise (depuis Artaud et son écriture ducorps), japonaise (antipsychologisme), etc. ? L’ancienneconception de la mise en scène comme maîtrise centraledu sens s’est effritée, et avec elle la prétention globalisante

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et puriste de l’analyse du spectacle. Le même spectaclepourra être reçu différemment par des groupes diffé-rents, l’œuvre scénique s’adapte au regard de l’autre, serecompose à l’infini, propose souvent autant des nota-tions culturelles spécifiques que des universaux, sedonne tour à tour à voir comme un bien consommableexotique ou comme un accès réfléchi à la culture del’autre.

L’interculturel est aussi quelque chose qui peut exis-ter à l’intérieur de l’intraculturel. Ainsi, la “culturefrançaise” n’est-elle pas la résultante d’une série decultures particulières héritées de l’histoire ? Apprenonscertes à respecter les cultures, mais n’oublions pasqu’elles sont déjà des constructions hétéroclites à partirde différents matériaux culturels. Reconduit de l’analyseà la pratique, du regard à l’objet regardé, nous voiciaussi ramené à notre point de départ : à la question del’utilité de l’approche anthropologique dans le domainedu théâtre interculturel et de l’ethnoscénologie.

Mais qu’est-ce qui a au juste changé depuis quenous nous méfions de notre regard naturellement ethno -centrique ?

1. L’approche anthropologique semble s’imposer dèslors que l’on est appelé à se prononcer sur un spectaclequi véhicule nécessairement des valeurs culturellesautres que les nôtres. Il n’est ni possible ni souhaitablede séparer strictement les spectacles appartenant à la ouaux culture(s) de l’analyste et les spectacles pour nousétrangers ou interculturels. Le regard anthropologique,proche et éloigné à la fois, est la règle générale toutcomme l’est le spectacle ouvert au pluralisme culturel.Il convient donc d’aborder et d’analyser les spectacles

avec le sens du relatif, en adaptant, voire en contredi-sant les procédures d’analyses habituellement utiliséespar la sémiologie occidentale.

Que peut alors l’anthropologie ou l’ethnoscénologiepour l’analyse du spectacle ? Seulement et simplement :changer notre regard sur le spectacle, lequel nous appa-raîtra, mais au sens positif du terme, comme un “corpsétranger” : regard étranger, neuf, non conventionnel,mais aussi regard qui engage tout le corps. Nous nepouvons certes pas sortir de notre culture, de ses préju-gés, de ses insuffisances, mais nous savons du moinsque notre regard est embué, mais aussi enrichi par toutenotre expérience culturelle.

2. Soupçon soudain : l’expression “sémiologie occi-dentale” n’est-elle pas déjà en soi ethnocentrique ? Pasnécessairement, si l’on considère que la sémiologie desspectacles s’est surtout développée (à notre connaissance)en Europe et aux Amériques, et qu’elle a pris pourobjet (pour cible ?) des mises en scène occidentales. Ilest donc compréhensible que sa perspective soit partielleet qu’il faille l’aménager pour d’autres formes. C’est cequ’on a tenté d’ébaucher ici.

3. Ce faisant, on a vite pu constater qu’il s’agit plu-tôt d’une adaptation et d’un regard différent que d’unecontre-méthodologie. On a maintes fois insisté surl’imbrication des cultures, notamment sur la constitu-tion souvent multiculturelle des spectacles, à l’Ouestcomme dans le reste du monde. L’observateur doitconcevoir l’objet spectaculaire comme le même etcomme l’autre. Il n’a pas à rougir de la sémiologiefonctionnaliste qui a beaucoup contribué à l’élucidationdes productions culturelles, qui est d’une rigueur inéga-lée et qui a paru à un moment donné le courant de pen-sée dominant. L’observateur doit seulement corriger les

effets déformants d’un théâtre et d’une théorie fondéssur le texte ou sur l’idée d’un auteur du spectacle. Il luiappartient de faire un bout du chemin vers l’autre cul-ture, mais pas le chemin tout entier.

4. Sur le chemin de Damas du théâtrologue charita-blement guidé par l’anthropologue, bref de l’ethnoscé-nologue (puisqu’il faut l’appeler par son nom) sedressent bien des embûches, dont la moindre est peut-être qu’il disparaisse lui aussi, corps et biens, dansl’objet de sa recherche. On se souvient que l’anthropo-logue, ayant quitté son pays pour découvrir l’autre cul-ture, “pratique l’observation intégrale, celle après quoiil n’y a plus rien, sinon l’absorption définitive – et c’estun risque – de l’observateur par l’objet de son observa-tion” (Lévi-Strauss, 1973, p. 25). L’ethnoscénologuequi déserte ses positions assurées de critique et desémiologue, pour s’immerger dans le spectacle et dansl’univers qui l’a produit, ne court pas un risquemoindre. Parti pour régler une banale question d’épis-témologie et d’analyse des spectacles, il risque de setransformer en un dramaturge, un metteur en scène,voire en un acteur : il est des destins tragiques. Certesson observation participante abolit les frontières entreobjet et sujet, je et tu, il est dans la même situation quela science anthropologique, la seule “à faire de la sub-jectivité la plus intime un moyen de démonstrationobjective” (ibid., p. 25), mais en plus il a perdu sesrepères occidentaux, sa confiance en une méthodologied’analyse efficace, sa croyance en l’utilité sociale de samission. La désorientation est totale, mais salutaire, carl’autre de l’analyse, c’est la fabrication du spectacle – etqu’est-ce que cette fabrication sinon une anticipation desa réception, une analyse avant la lettre de ce qui n’estpas encore ?

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5. Ce regard anthropologique sur le théâtre intercul-turel, proche et éloigné à la fois, finit par profiter à lathéorie et à la pratique occidentales. Il les aura en effetobligées à reconsidérer les méthodes d’analyse, àprendre acte du métissage culturel et à s’inscrire dansun monde plus complet et complexe qu’elles ne l’ima-ginaient1.

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LUCIA CALAMARO

ETHNOSCÉNOLOGIE : NOTES SUR UNE AVANT-PREMIÈRE

FONDATEURS

Voilà déjà plus de deux décennies, le musicologuenord-américain John Blacking lançait du haut du titred’un ouvrage une sorte d’invitation à considérer unequestion fondamentale : How Musical is Man ?demandait Blacking, non sans ambition1. L’interroga-tion abrite en réalité tout un programme de recherche etvise à établir si la musique est une dimension de basede l’homme. Mettre la question sur le tapis est en soisuffisant pour que le livre de Blacking ait gagné saplace parmi les travaux qui peuvent à juste titre êtreconsidérés fondateurs.

Le même adjectif peut être appliqué à Eric H. Len-neberg et à son ouvrage Biological Foundations ofLanguage, qui a marqué, dans les années soixante, unpoint d’inflexion dans la linguistique2. Il s’agit, dansles deux cas, de travaux qui posent des problèmes tropvastes et complexes pour être traités dans à peine

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1. John Blacking, How Musical is Man ?, University of Washing-ton Press, Seattle, 1973.2. Eric H. Lenneberg, Biological Foundations of Language, JohnWiley & Sons, New York, 1967.

1. Ce texte est un fragment d’une étude, à paraître en 1996 chezNathan, Introduction à l’analyse des spectacles.

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quelques dizaines de pages, et il ne faut pas par consé-quent attendre des conclusions définitives, mais plutôtdes indications, des orientations nouvelles, des hypo-thèses, des intuitions. Blacking et Lenneberg essaientd’enfoncer leurs scalpels dans des zones mal connues dece que l’on appelle, faute de mieux, la “nature humaine”.

Un pareil élan fondateur peut être perçu dans lavolonté de constituer une discipline qui se propose nonseulement d’ajouter une rubrique à l’inventaire desétudes spécialisées et de fournir un point de repère ins-titutionnel aux chercheurs dans le domaine des spec-tacles vivants, mais surtout de poser en termespertinents, dans ce domaine, une question semblable àcelle de Blacking : à quel point l’homme est-il “spectacu-laire” ? La taille et la nature de la problématiqueannule, comme pour la musique ou le langage, touteillusion d’obtenir des réponses simples ou à courtterme, mais en tout cas l’antécédent de Lenneberg sug-gère une voie possible à parcourir, à savoir : se penchersur les fondements biologiques des arts vivants duspectacle.

L’idée d’une base biologique de la culture n’est pasnouvelle ni dépourvue de risques. Trop de détermi-nismes aux conséquences néfastes ont engendré uneméfiance généralisée envers les propositions qui pos-tulent, souvent dans la croyance d’accéder à des degréssupérieurs de scientificité, des explications biologiquesdes phénomènes sociaux et culturels. Le terme explica-tion est en fait celui qu’il faut écarter pour échapper au“biologisme”, dont Antoine Danchin a dénoncé lesméfaits1, et lui substituer, à l’instar de Lenneberg, celui

de fondements. Ainsi, l’ethnoscénologie, loin de sediriger vers une espèce de “biologie du spectacle” àlaquelle seraient tentés de la pousser des esprits enthou-siastes et friands des choses simples, a face à elle unetout autre tâche : installer une pensée qui se détachenettement des conceptions dualistes et des querellesréductionnistes qui lui sont consubstantielles. C’estfacile à dire, c’est long et complexe à mettre en œuvre ;l’acte de fondation est bien plus qu’un geste.

LE SEUIL

Selon le manifeste de l’ethnoscénologie, celle-ci “sepropose d’être aux pratiques et aux formes spectacu-laires humaines ce que l’ethnomusicologie est devenuepour le phénomène musical. La définition de la musiqueque donne John Blacking – «des sons humainementorganisés» – conduit à proposer la définition de l’eth-noscénologie comme étant l’étude, dans les différentescultures, des pratiques et des comportements humainsspectaculaires organisés – PCHSO.” Le lien entre lesdeux définitions présente pourtant un hiatus qui consti-tue, en fait, l’espace où se joue la construction d’une“théorie fondamentale du spectaculaire” au sein de lanouvelle discipline. Le “son” chez Blacking se trans-forme, dans l’ethnoscénologie, en une entité qui n’estpas encore définie : le “spectaculaire”, dont l’allusionindique implicitement l’endroit où l’on doit creuser à larecherche du trésor-concept central. Le nom n’est pourl’instant que la croix sur la carte du pirate.

Les précisions supplémentaires apportées par lemanifeste tendent à limiter la confusion et à encadreravantageusement l’attitude intellectuelle requise pour

avancer dans le sens de donner de l’épaisseur et desystématiser la notion1. Le manifeste pose, en somme,un seuil épistémologique, une base sur laquelle il fau-dra travailler. Les démarches possibles sont multiples etpour la plupart restent à établir, mais deux sortes d’opé-rations préalables peuvent d’ores et déjà être mention-nées, et correspondent en quelque sorte aux intitulésdes deux premières parties du colloque de fondation duCentre international d’ethnoscénologie tenu à la Mai-son des cultures du monde à Paris : l’état des lieux etles modes d’approche.

Malgré l’écart que les principes de base de la nou-velle discipline suggèrent vis-à-vis des études théâ-trales et de l’ensemble des théories existantes sur lesspectacles vivants, il ne semble pas prudent de ne pasen tenir compte, ne serait-ce que pour établir une cri-tique rigoureuse de leurs perspectives et des résultatsdes recherches entreprises. Rien n’autorise à supposer apriori que ce qui a été fait dans le domaine desapproches anthropologiques, historiques, sociologiqueset même sémiologiques du théâtre est globalement sansintérêt. De plus, bien des chercheurs concernés parl’ethnoscénologie viennent des études théâtrales tradi-tionnelles, et leur propre opération de révision – oureconversion – fait partie d’une transition, d’un proces-sus dont l’ethnoscénologie a tout à gagner en termesméthodologiques.

Pour ce qui est des modes d’approche, plutôt que de

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1. “Le mot «spectaculaire» (performing, en anglais), en PCHSO, 1)ne se réduit pas au visuel ; 2) se réfère à l’ensemble des modalitésperceptives humaines ; 3) souligne l’aspect global des manifesta-tions expressives humaines, incluant les dimensions somatiques,physiques, cognitives, émotionnelles et spirituelles.”

1. Antoine Danchin, “Le pilote fantôme”, Le Débat, n° 20, mai 1982,p. 123-130.

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dresser l’inventaire des disciplines susceptibles d’êtreintégrées à la constellation de l’ethnoscénologie, ilparaît préférable de s’interroger sur les mises en rap-port des différentes approches et d’insister sur l’aban-don des hiérarchies usuelles à l’heure de les mettre àprofit. La balance penche habituellement du côté dessciences humaines, mais celles-ci se révéleront certai-nement insuffisantes pour donner corps à une définitiondu spectaculaire qui non seulement puisse rendrecompte de dimensions autres que la symbolique, maissurtout des intimes liaisons entre elles. Jacques Drou-lez, chercheur au laboratoire de physiologie neurosen-sorielle du CNRS, signale par exemple que “les capacitésplus «élaborées», telles que la perception, la mémoire,l’imagination ou même le raisonnement et le langageque l’on peut observer chez l’homme (et pour une partchez les autres mammifères supérieurs) portent encorela marque des mécanismes sensorimoteurs élémen-taires dits de «bas niveau», par opposition aux fonc-tions cognitives supérieures. Réciproquement, uneétude plus détaillée des réflexes élémentaires, considé-rés à tort comme innés, rudimentaires et immuables,montre en réalité leur caractère variable, ajustable etsensible aux représentations cognitives supérieures1.”Ce genre de considérations et les recherches sur desphénomènes pareils se situent au cœur même des pro-blématiques générales énoncées dans le manifeste.Cependant, la physiologie neurosensorielle est absentedu paysage disciplinaire majoritaire concernant lesspectacles vivants. Il ne s’agit pas, bien entendu, deprôner tout simplement l’incorporation de Droulez ou

de ses collègues à la recherche en ethnoscénologie ; ilimporte davantage de savoir quels sont les ajustementsque devront – et/ou pourront – subir les scienceshumaines dans le cadre d’une interdisciplinarité élargie.

ETHNOS

Les remarques rapides et fragmentaires qui précèdentrelèvent, si on découpe le nom de la nouvelle discipline,de ce que l’on pourrait appeler scénologie, c’est-à-diredes aspects relatifs aux notions et aux hypothèses quise réfèrent à l’objet en tant que catégorie généraled’activités humaines. Le préfixe ethno désigne, commeil est d’usage, l’introduction d’une composante cultu-relle, entendue aussi bien comme variabilité, reconnais-sance de la diversité humaine, que comme unedimension constitutive de l’espèce en tant que telle.Cette deuxième acception indique, au moins pour cequi nous intéresse, qu’il ne peut pas y avoir de scénolo-gie tout court à laquelle on ajouterait, suivant la procé-dure traditionnelle, le préfixe ethno pour donner lieu àune branche spécifique de la discipline.

Cela étant dit, il est vrai que parler d’ethnoscénolo-gie renvoie à deux démarches complémentaires maisnon superposables, dont une est plus étroitement liéeaux recherches de type ethnographique sur le terrain,visant “l’inventaire et la sauvegarde des formes et destechniques propres aux pratiques et aux comportementshumains spectaculaires organisés qui constituent lepatrimoine de l’humanité, en dehors des modes et deshégémonies politiques, économiques et culturelles”, telqu’il est dit dans le manifeste de l’ethnoscénologie.Cette démarche se rattache aussi directement aux

quatre opérations mentionnées par Jean Duvignaud lorsdu colloque de fondation : enquêter, enregistrer, com-parer, comprendre.

La tâche est indispensable, mais elle comportequelques dangers. En premier lieu, l’attention préféren-tielle éventuellement portée à l’enquête et à l’enregis-trement, en dépit de la réflexion sur les conditionsd’établissement d’une théorie fondamentale, peut nuiregrandement à la compréhension et déboucher sur unesorte d’encyclopédisme du spectaculaire, mince résul-tat par rapport aux objectifs posés. De plus, dans uncollectif de recherche international, la mise en commund’un certain nombre d’outils conceptuels – labeur cer-tainement plus aride et moins attrayant que le contactavec l’immense richesse des formes spectaculaires –s’avère capitale à l’heure des échanges ; pour que lesmalentendus productifs prospèrent, il faut au moinsavoir le sentiment de se comprendre.

Un deuxième danger est celui, peut-être encore plusimportant, du préjugé ethnocentrique. Il est aussi leplus évident, et il suffit donc apparemment de rappelerqu’il faut le refuser, car nul ne saurait briser le consen-sus à cet égard. Seulement, cette unanimité trop viteobtenue se borne souvent à la formule et cache desvisions du problème bien diverses. Il faudrait distin-guer, en premier terme, le refus de l’ethnocentrismeentendu comme une opération épistémologique visant àdémonter un des obstacles les plus redoutables à lacompréhension des faits culturels, du même refusexprimé en termes idéologiques. Ce dernier n’estd’habitude qu’un succédané, orné de mots savants, dutiers-mondisme le plus élémentaire, consistant à faire leprocès de l’Occident. Ce point de vue, qui peut s’expliqueren termes politiques et/ou historiques – et que beaucoup

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1. Jacques Droulez, “Le mouvement à l’origine de l’intelligence ?”,Science & Vie, n° 177, décembre 1991, p. 52.

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d’Occidentaux semblent partager avec enthousiasme oucontrition, d’ailleurs –, est d’autant plus irrecevablequ’il est lui-même ethnocentrique, car il revient à affir-mer que le seul ethnocentrique est l’Autre.

La question ne va donc pas de soi et mérite de s’yarrêter sans faire confiance aux sous-entendus et auxcoïncidences de surface. Le risque est grand, autre-ment, de retrouver des consignes à la place d’unedémarche intellectuelle. Un bon point de départ seraitla lecture attentive du passage de l’article de France-Marie Renard-Casevitz1 cité dans le manifeste de l’eth-noscénologie. On y trouve des éléments intéressantssur une forme d’ethnocentrisme que l’auteur qualifie desubtile et atténuée. D’autres formes aussi subtiles ontété exprimées dans le colloque tenu à la Maison descultures du monde.

L’ethnomusicologue Gilbert Rouget manifestait,dans son intervention au colloque, son désaccord avecla définition de la musique donnée par John Blacking– “des sons humainement organisés” – et citée dans lemanifeste. Le code morse est un son humainementorganisé ; est-il pour autant de la musique ? demandaitRouget, et il est vrai que cet exemple traduit une objec-tion non négligeable. Elle ne revêt cependant pas uneimportance majeure pour l’ethnoscénologie, car cequ’il faut retenir de la définition de Blacking est, mesemble-t-il, le concept d’organisation. Il constitue la cléde voûte, en quelque sorte, d’une théorie fondamentaledu spectaculaire qui tienne compte, à l’instar de Lenne-berg, des fondements biologiques de la culture, à partir

de laquelle il permet également de faire face au préjugéethnocentrique dans une perspective qui n’est pasexclusivement fondée sur des valeurs, mais aussi etsurtout sur des bases épistémologiques consistantes.

Les dramaturgies, dit Jean-Marie Pradier à ce pro-pos, “résultent de l’organisation culturelle des activitésspectaculaires humaines sous-tendues par des traitshéréditaires communs à l’espèce, et apparentés à ceuxque l’on retrouve dans d’autres espèces animales. (…)Sur un fond «spectaculaire» commun à l’espèce quiconstitue une sorte d’armature bioesthétique (…), sesont montés les édifices proprement culturels1.” Lecorollaire est que la notion d’organisation contenuedans celle de PCHSO “se réfère à la dimension inten-tionnelle de l’objet. Elle offre l’avantage de sous-entendre une multiplicité de systèmes, évitant par là delaisser croire à l’universalité absolue d’un genre histo-rique (le théâtre, en l’occurrence) à l’aune duquelseraient mesurés tous les autres2.” En d’autres termes,la notion d’organisation rend compte, entre autres, de ladiversité culturelle dans le domaine des spectaclesvivants dans un cadre qui exclut toute sorte de qualifi-cation hiérarchique des formes particulières et de leurscontextes.

On peut se demander, à la lumière de ce qui précède,si au-delà de la définition de Blacking il est utile et

même souhaitable d’établir un parallélisme entre ce quel’ethnoscénologie se propose d’être vis-à-vis des pra-tiques spectaculaires et “ce que l’ethnomusicologie estdevenue pour le phénomène musical”. En effet, en fai-sant appel à ce que Gilbert Rouget lui-même entendpar ethnomusicologie – la musicologie des civilisationsdont l’étude constitue le domaine traditionnel de l’ethno -logie1 –, on peut constater que l’ethnocentrisme n’y estpas complètement évacué : le domaine traditionnel del’ethnologie s’est constitué, dit France-Marie Renard-Casevitz, à partir du préjugé ethnocentrique “subtil etatténué”, repris par “les sciences humaines naissantesau XIXe siècle” et devenu “par un curieux renverse-ment, l’un des principes de base de la démarche ethno-graphique2”.

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1. Jean-Marie Pradier, “Espaces de relation entre les dramaturgies àportée limitée et les dramaturgies majoritaires : approche neurocul-turelle”, Congresso Internacional de Teatra a Catalunya 1985 –Actes, vol. IV, seccions 7, 8, i 9, Instituto del Teatro Diputacio deBarcelona, p. 159.2. Jean-Marie Pradier, “Anatomie de l’acteur”, Théâtre/Public, n° 76-77, juillet-octobre 1987, p. 35.

1. Cité par Simha Arom et Frank Alvarez-Péreyre, in Pierre Bonteet Michel Izard, op. cit., p. 248.2. France-Marie Renard-Casevitz, op. cit.

1. France-Marie Renard-Casevitz, “Ethnocentrisme”, in PierreBonte et Michel Izard, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthro-pologie, PUF, Paris, 1991, p. 247.

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RAFAËL MANDRESSI

L’ETHNOSCENOLOGIE OU LA CARTOGRAPHIE DE TERRA INCOGNITA

Nul ne s’étonne guère désormais de trouver associésles termes anthropologie et théâtre. Dans la cacopho-nie disparate des études théâtrales la voix del’anthropologie résonne de plus en plus fort depuisquelques lustres, donnant lieu à des approchesdiverses “appliquant le vocabulaire et les outils del’anthropologie à l’analyse du phénomène théâtral,ou bien dégageant des confluences entre certainsconcepts centraux de l’anthropologie (plus spéciale-ment dans l’analyse des rituels) et certains conceptsdu théâtre. C’est le cas en particulier, aux Etats-Unis,de Victor Turner, du côté de l’anthropologie, et deRichard Schechner du côté du théâtre, qui tous deuxdéveloppent une réflexion autour des relations entrerite, théâtre et performance1.” Dans un autre registre,l’anthropologie théâtrale d’Eugenio Barba, qui visedes objectifs différents et suit une démarche n’entre-tenant parfois avec l’anthropologie que des rapportslointains, a produit un corpus volumineux – quoiqueirrégulier – et jouit d’une large diffusion qui déborde

les marges de la théorie stricto sensu pour aller nour-rir le jargon d’une pratique épigonale1.

Dans ce contexte, l’introduction d’un nouveau terme– ethnoscénologie – peut à première vue semblersuperflue et venir apporter de la confusion dans undomaine encore mal défini et déjà encombré de nomen-clature. Or l’acte de nommer n’est jamais sans consé-quences. Lorsque la tranquille et séculaire démocratieuruguayenne se refit une santé après avoir été brisée en1973 par un coup d’Etat militaire, le lourd héritage àgérer comprenait, outre des atrocités innommables, lestraces grotesques de la symbolique du régime. Parmices dernières se comptait, à Montevideo, la place de laNationalité, une immense esplanade conçue dans unstyle apprenti fasciste et vouée à la célébration, entreautres, des fastes du 14 avril, le “jour des héros ducombat contre la subversion”. La place de la Nationa -lité devint, le lendemain du départ des militaires, placede la Démocratie. Le 14 avril, à son tour, fut rebaptisécomme “jour des héros du combat pour la démocratie”.Tout en demeurant la même place, elle est devenuedepuis lors une autre. Si nommer revient à doter d’exis-tence le regard que l’on veut porter, le mot “ethnoscé-nologie” traduit, autant que celui de “place de laDémocratie”, l’irruption d’un regard spécifique et, par-tant, d’un nouvel objet (ou, si l’on préfère, d’un objet

renouvelé). Loin de prôner l’adhésion à un nominalismeabsolu, mon propos entend simplement montrer que cegeste épistémologique primordial suffit à établir, dansune première étape, le bien-fondé de la création d’unenouvelle discipline.

OUVERTURES

Plus important que l’argument précédent est, toutefois,la forte présomption que ce domaine prétendument sur-chargé – celui des tentatives de mise en rapport duthéâtre et de l’anthropologie – ne correspond que par-tiellement à celui que l’ethnoscénologie commence àpeine à dessiner. Il ne s’agit ni de l’analyse transcultu-relle des principes de base du travail de l’acteur, ni desapproches culturalistes plus ou moins révisées appli-quées aux arts du spectacle, ni de l’étude des relationsentre rituel, théâtre et/ou performance. Toutes ces per -spectives, en introduisant peu ou prou une dimensionculturelle, ont certes ouvert des horizons plus larges àune théorie théâtrale saturée et manquant de souffle.Mais leurs limites sont vite atteintes : la plupart desrecherches entreprises ont très rarement dépassé leconstat de la diversité et les modélisations générales inspi-rées de conceptions anciennes1. La tentation est souventtrop forte de dresser d’impossibles inventaires qui don-nent lieu à une sorte d’entomologie des formes spectacu-laires ou à la prolifération des études monographiques quese doit de produire une ethnologie comme il faut.

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1. Ce phénomène se manifeste – et fait des ravages – notamment enAmérique latine, où il est fréquent que l’on puise dans le discoursd’Eugenio Barba de quoi fonder la légitimité d’une pratique théâtraleengagée dans la quête de l’identité culturelle. On a pu assister ainsià l’accouchement d’un tiers-théâtre muni d’une rhétorique solennelle,ramollie et millénariste, appelée à justifier une production de piètrequalité.

1. Les travaux de Victor Turner – en particulier ses derniers écrits –doivent être rangés du côté des remarquables exceptions.

1. Monique Borie, “Anthropologie théâtrale”, in Michel Corvin,Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Bordas, Paris, 1991, p. 45.

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Si cette première ouverture – la “découverte” des cul-tures par les études théâtrales – a permis d’y installer unrelativisme bien tempéré et de déstabiliser un théâtrocen-trisme aveugle, elle s’est révélée insuffisante pour avancerdans un terrain qui n’a connu jusqu’à présent que desfracassants échecs : celui de la spécificité des spectaclesvivants. Pourtant, une approche anthropologique est aumoins en mesure de mettre au clair que la question de laspécificité ne renvoie pas forcément à la vétuste quête del’essence du théâtre et aux présupposés idéalistes qui s’yrattachent. Il existe, aussi bien pour le théâtre que pourn’importe quelle autre forme spectaculaire, une spécificitéd'ordre culturel, c’est-à-dire définie par rapport aux sys-tèmes culturels auxquels ils appartiennent. Paradoxale-ment, cette démarche ne recèle rien de véritablementspécifique ; elle pourrait être suivie exactement dans lesmêmes termes à propos de n’importe quel objet. L’ouver-ture anthropologique de la théorie théâtrale n’est en faitqu’une perspective – parmi d’autres : historique, sémiolo-gique, sociologique, et passim – appliquée à un objet(théâtre, performance, spectacles vivants). L’enjeu del’ethnoscénologie est tout autre : il s’agit de constituer unediscipline propre à cet objet, qui puisse rendre comptenon seulement de la diversité de ses manifestations, maiségalement de leurs fondements communs.

On arrive ainsi à la deuxième ouverture, que j’appel-lerai, à l’instar des participants au colloque sur l’Unitéde l’homme : invariants biologiques et universauxculturels, tenu à l’abbaye de Royaumont en 19721,“ouverture bioanthropologique”. La dénomination entend

traduire une réponse théorique à la délimitation et à lacaractérisation contenues dans l’expression “spectaclesvivants” : c’est de la vie qu’il s’agit, du vivant à l’œuvredans des pratiques culturelles qui en font leur support. Onpourrait dire, sans manquer de pertinence, que la spécifi-cité ne doit pas être cherchée ailleurs et qu’il suffit doncd’introduire une approche biologique. Ce serait cependantse cantonner à nouveau dans une interdisciplinarité plusou moins confortable, faite de la juxtaposition de perspec-tives, alors que le problème de fond qui est posé est celuide l’articulation de l’organique et du symbolique, du bio-logique et du culturel, celui de l’imbrication intime ducorporel et du cognitif. En fait, cette deuxième ouverturedoit, pour l’être véritablement, conduire à élaborer uneépistémologie qui échappe aux conceptions hiérarchiquesdéveloppées à l’intérieur d’une pensée de l’étanchéité1.L’enjeu central de la nouvelle discipline se situe à ceniveau, et le manifeste2 l’exprime clairement : “L’ethno -scénologie reconnaît la complexité et l’interactivité desdimensions constitutives de l’être humain.”

Paraphrasant le titre de l’ouvrage du musicologueJohn Blacking – How Musical is Man ? – Jean-Marie

Pradier se demande à son tour : “A quel point l’hommepense-t-il avec son corps1?” Fil rouge de la construc-tion d’une “théorie fondamentale du spectaculaire”,cette interrogation vise le cœur même d’une dimensionà définir mais dont “on peut raisonnablement supposerque (…) de même que le langage et peut-être la reli-gion, est un trait spécifique de l’espèce humaine2”. Orcomment penser cette problématique ? Disposons-nousdes concepts pour la formuler dans un cadre de perti-nence différent de celui relevant de ce que CorneliusCastoriadis appelle la “pensée héritée3” ? Une voie pos-sible est celle de comprendre et de pratiquer l’interdis-ciplinarité de façon à tirer des approches en jeu desleçons épistémologiques, au lieu d’emprunter – etaccumuler – des modèles achevés et leurs terminolo-gies. L’anthropologie historique est bien plus quel’irruption d’objets propres à l’anthropologie dans larecherche en histoire, elle implique un mouvement intel-lectuel de plus vaste portée consistant à concevoir lepassé comme ayant “pour fonction de signifier l’altérité4”.De même, la notion d’auto-organisation s’est développée“au sein de l’archipel scientifique dans ces passages

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1. “Les capacités plus «élaborées», telles que la perception, lamémoire, l’imagination ou même le raisonnement et le langage (…)portent encore la marque des mécanismes sensorimoteurs élémen-taires dits de «bas niveau», par opposition aux fonctions cognitivessupérieures. Réciproquement, une étude plus détaillée des réflexesélémentaires, considérés à tort comme innés, rudimentaires etimmuables, montre en réalité leur caractère variable, ajustable etsensible aux représentations cognitives supérieures.” (JacquesDroulez, “Le mouvement à l’origine de l’intelligence ?”, Science &Vie, n° 177, Le Cerveau et l’intelligence, décembre 1991, p. 52).2. “Ethnoscénologie, manifeste”, Théâtre/Public, n° 123, mai-juin 1995.

1. Communication à la séance d’inauguration du colloque de fondationdu Centre international d’ethnoscénologie, 3 mai 1995, Unesco, Paris.2. Jean-Marie Pradier, id.3. Le Cornelius Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe, Le Seuil,Paris, 1978.4. “Même si l’ethnologie a partiellement relayé l’histoire dans cettetâche d’instaurer une mise en scène de l’autre dans le présent – rai-son pour laquelle ces deux disciplines entretiennent des relationstoujours très étroites –, le passé est d’abord le moyen de représenterune différence” (Michel De Certeau, L’Ecriture de l’histoire, Gal-limard, “Bibliothèque des histoires”, Paris, 1975, p. 100).

1. Edgar Morin et Massimo Piattelli-Palmarini (sous la directionde), L’Unité de l’homme, 3. Pour une anthropologie fondamen-tale, coll. “Points”, Le Seuil, Paris, 1974.

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improbables où l’on navigue entre physicochimie,biologie et cybernétique1”, mais elle n’appartient pas àla thermodynamique des processus irréversibles et dessystèmes loin de l’équilibre, ni à la biologie moléculaire,ni aux sciences de l’information, ni à l’intelligence artifi-cielle : elle répond à des problèmes logiques et épistémo-logiques rencontrés sous diverses formes dans toutes cesdisciplines, donnant lieu à une sorte de “science de l’auto-nomie” dont les échos résonnent dans les scienceshumaines.

“La nouvelle biologie en cherchant l’Inde avait trouvél’Amérique”, dit Edgar Morin2 en allusion à l’un desparcours qui ont mené à la formulation du principed’auto-organisation. La recherche en ethnoscénologiedevrait, à mon sens, reprenant la métaphore de Morin,s’inspirer d’Amerigo Vespucci : reconnaître un nou-veau continent là où d’autres ont déjà mis le pied peut-être sans s’en apercevoir, interpréter les cartes d’uneTerra incognita pour en dessiner d’autres au fur et àmesure que l’on accomplit une trajectoire théorique.Trajectoire qui s’annonce passionnante, mais nondépourvue d’obstacles à surmonter. Je m’arrêterai surdeux d’entre eux.

AUTHENTICITE

Le souci de l’“authenticité” fut exprimé à plusieurs

reprises au cours du colloque de fondation du Centreinternational d’ethnoscénologie, tenu en mai 1995 àParis ; en particulier, aussi bien Claude Planson lors dela séance d’inauguration que Gilbert Rouget le lende-main ont mentionné dans leurs interventions l’impor-tance que la discipline naissante devrait accorder à laprésence de cette qualité chez les formes spectacu-laires. Le concept est pourtant difficile à accepter, car ilne paraît pas aisé de distinguer avec précision, dansune perspective anthropologique, l’“authentique” du“faux”. Cette démarche correspondrait plutôt aux pré-occupations des antiquaires, des marchands d’art oudes notaires, dont on sait que les critères s’appliquentmal à des entités plastiques et mouvantes comme lesphénomènes culturels.

La question rappelle certains débats de l’anthropolo-gie de la première moitié du siècle autour des consé-quences que le contact avec les Européens avaitentraînées chez les peuples “natifs”, dits aussi “sanshistoire”, supposés immuables jusqu’à leur rencontreavec l’“Occident”. Le prétendu problème de l’authenti-cité dérive en réalité de croire à l’existence de culturesvierges dénaturées par l’action des Européens.L’authentique serait, selon cette conception, ce quin’aurait pas été, par effet d’on ne sait quel miracle, abâ-tardi par ce contact pervers. Or les cultures vierges nesont que des chimères, et rien n’autorise à établir desdifférences essentielles entre l’expansion européennedes derniers siècles et d’autres entreprises précédentesou concomitantes du même genre menées par d’autresprotagonistes.

Vue par un Uruguayen, l’exigence de l’authenticitérevêt par ailleurs des connotations assez déprimantes :que faire dans un pays dont l’impureté culturelle est

exempte de tout soupçon et où il suffit de peu pourdissiper la naïveté qui de temps en temps fait croirequ’on est en présence de manifestations “authentiques” ?Il faudrait, si la tentation de le déplorer est trop forte,relire Lauro Ayestarán, un des pères fon dateurs dela musicologie en Uruguay. Dans un petit ouvrageécrit peu avant sa mort en juillet 1966 et consacré àla musique et aux danses afro-uruguayennes, Ayes-tarán rappelait que “lorsqu’on assiste au fait folklo-rique (…) la première chose qui frappe l’attention estla présence simultanée de faits étrangers à sa proprenature. L’assistant non averti s’aperçoit alors avecune certaine désillusion que l’authentique fonctionneavec la même force que le postiche ou le conven -tionnel et qu’ils fonctionnent ensemble.” Or il estimportant de tenir compte, remarque Ayestarán, dufait que ce que l’on considère aujourd’hui commeauthentique est le fruit du postiche ou du conven tion -nel d’hier : tous les chroniqueurs de la première moi-tié du XIXe siècle racontent, par exemple, que “le roides Candombes empruntait à son maître la casaquemilitaire ou le frac”. Conclusion (qui devrait être adop-tée, à mon avis, par l’ethnoscénologie) : “Ne poursui-vons pas l’ombre l’insaisissable d’une pureté limpidedu fait folklorique. Plongeons sans crainte et sanspréjugés – mais sans confusion – dans cette contra-dictoire humanité1.”

La poursuite de l’authenticité mène tôt ou tard à desimpasses. Si on suit sa logique jusqu’au bout, il fau-drait remonter jusqu’aux faits culturels primordiaux,non contaminés, dont on sait que la trace se perd très

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1. Lauro Ayestarán, El tamboril y la comparsa, Arca, Montevideo,1991 (1966), p. 14.

1. Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy (sous la direction de),L’Auto-organisation – De la physique au politique, Le Seuil,Paris, 1983, p. 13.2. Edgar Morin, Le Paradigme perdu : la nature humaine, LeSeuil, “Points”, Paris, 1973, p. 28.

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vite, probablement parce que de tels faits n’ont jamaisexisté. Ceux qui voudraient retrouver les racines“authentiques” de la musique et des danses afro-uru-guayennes devraient être en mesure, souligne le musi-cologue Coriún Aharonián, de déterminer ce qu’il yavait en Afrique du XVIe au XIXe siècle. “La musicolo-gie n’a pas trop avancé dans ce sens, et l’on continue àécrire des théories naïves”, dit Aharonián, et citel’exemple d’expressions musicales fortement influen-cées par des modèles latino-américains que nombre dechercheurs étrangers s’étonnaient de trouver en Afriquenoire tout au long du dernier demi-siècle. Le mystèrefut dévoilé lors d’un congrès de musicologie tenu enjuillet 1989 à Paris : pendant la Deuxième Guerre mon-diale la propagande des Alliés en Afrique noire com-portait une dose importante, notamment à travers lesémissions en ondes courtes de la BBC, de musique afro-cubaine. Résultat : à la fin de la guerre l’Afrique noireavait connu une forte pénétration, involontaire, demusique populaire cubaine1. L’espoir que d’aucunsavaient pu abriter sur l’existence de preuves ethnogra-phiques tangibles de la filiation africaine de certainsrythmes latino-américains s’écroula aussitôt. Les faitsculturels voyagent, certes, mais dans tous les sens. Lemetteur en scène zaïrois Juss Mabussa M’Pia meconfiait, lors du colloque à la Maison des cultures dumonde, que parmi ses trésors personnels il gardait auZaïre une collection de plus de trois cents disques derumba et de danzón. Celia Cruz et Tito Puente étaientpour lui une véritable passion…

METISSAGE

“Défiez-vous du métissage !” disait Claude Plansonle 3 mai à l’Unesco, lors de la séance d’inaugurationdu colloque. Mise en garde qui semble parfaitementcohérente avec la valeur “authenticité”, précieuse etfragile qualité que le mélange est à même d’altérerirréversiblement. L’eau limpide peut facilementdevenir rose : il suffit d’y verser de l’encre rouge. Enrevanche, rebrousser chemin jusqu’à l’état initial estimpossible. L’eau et l’encre ne se sépareront plusjamais. Si l’authenticité n’était pas un leurre, laméfiance de Planson vis-à-vis du métissage seraitpleinement justifiée, à condition toutefois de savoirpourquoi l’eau limpide est préférable à l’eau rose.Tant qu’une réponse convaincante ne sera pas four-nie, on demeurera dans le domaine de l’arbitraire,voire du préjugé ou de ce que l’on pourrait appelerl’“effet mulet”.

Engendré comme on sait d’un âne et d’unejument, le nom de ce quadrupède désigne de façongénérique, dit Littré, le “produit d’accouplement dedeux individus d’espèce et de race différentes ; ilest synonyme de métis et d’hybride”. Détail signifi-catif : le mulet est stérile. On ne manquera pas de sesouvenir de la première phrase de l’intervention deJean-Marie Pradier sur l’ethnoscénologie, ce même3 mai à l’Unesco : “La langue donne en spectaclenos préjugés.” Peut-on songer à un plus magnifiqueexemple que ce mulet stérile synonyme-de-métis-et-d’hybride ? Malheureux animal qui a prêté sonnom aux individus les plus méprisés du systèmede castes de l’empire colonial espagnol, les mula-

tos, terme que la langue française a fait sien auXVIe siècle1 – “mulâtre”, quelqu’un qui est “né d’unNègre et d’une Blanche, ou d’un Blanc et d’uneNégresse”, toujours selon Littré. La méfiance de ClaudePlanson vient de loin.

Une abondante littérature anthropologique et detrès belles pages, dont celles de Jean Duvignaud surla “contamination2”, empêchent de croire que l’onpeut se pencher sur les faits culturels avec la mêmeattitude des amateurs de chiens de race, hantés par lapanique de voir ruiné le plus irréprochable pedigreepar quelques minutes de chaleur. Les habitués dekennel clubs n’ignorent pas, en tout cas, que plu-sieurs de leurs plus beaux exemplaires appartiennentà des races issues du métissage. Or le terme neconvient pas. Depuis des décennies les contacts cul-turels ont donné lieu à d’innombrables concepts :acculturation, transculturation (Ortiz), hybridation,fusion de cultures, interpénétration de civilisations(Bastide), syncrétisme, créolisation (Chaudenson).Insuffisants, théoriquement faibles, mais infinimentmoins dangereux, lorsqu’il s’agit de l’Amérique latine,que celui de métissage. Encore une fois, c’est lalangue espagnole qui a donné son sens spécifique àun terme qui, convenablement réinvesti, fut transforméde stigmate en revendication et permit de gagnerquelques batailles idéologiques. Le risque est grand,en l’acceptant, de valider par défaut un cumul de

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1. Coriún Aharonián, “La música del tamboril afrouruguayo”, Bre-cha n° 271, 8 de febrero de 1991, Montevideo, p. 17.

1. Albert Dauzat, Jean Dubois et Henri Mitterrand situent la premièreattestation du mot en 1544, chez Fonteneau (Nouveau Dictionnaireétymologique et historique, Larousse, 1989).2. Jean Duvignaud, “La contamination”, Internationale de l’imagi-naire, nouvelle série, n° 1, Le Métis culturel, p. 11-18.

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points de vue lourds de lieux communs et maigresen substance, de pamphlets sans valeur ornés derelativisme facile1. “Défiez-vous des pseudo-intel-lectuels du Tiers Monde !” disait aussi Claude Plan-son. On ne saurait le lui reprocher.

Derrière le discours savant du métissage – dans laplupart de ses versions – se cache en fait l’absence d’unethéorie satisfaisante du contact culturel, qui serait enmesure de contribuer à dissiper aussi le mythe del’authenticité. On dispose de nombreux termes, parfoisaccompagnés de modèles théoriques plus ou moins éla-borés mais pour la plupart vétustes. Ni les typologiesculturalistes dépassant à peine le stade descriptif, ni lestravaux d’“anthropologie appliquée” des Britanniques etdes Français, conçus à partir de problèmes posés dans uncadre colonial, n’ont permis, comme le constate Jean-François Baré, de développer une “heuristique des pro-cessus de changement sur lesquels l’anthropologiesouhaitait attirer l’attention2”. Le Cubain Fernando Ortiza proposé une idée intéressante et dépourvue de l’ethno-centrisme sous-jacent des théories majoritaires : lessituations de contact donnent lieu à la création de phéno-mènes culturels nouveaux. Or cette hypothèse n’occupeque quelques pages dans un petit ouvrage de 19403 et il

faudrait la développer pour la rendre vraiment utile.En ce qui concerne les spectacles vivants le terrain

n’est quasiment pas défriché. Les recherches de NicolaSavarese1 et quelques communications présentées aucongrès Teatro Oriente/Occidente tenu à Rome en19842 se comptent parmi les rares travaux qui, mêmepartiellement, se sont occupés du problème. Parler desavantages d’une perspective ethnoscénologique de laquestion peut paraître quelque peu excessif, du momentoù la nouvelle discipline se trouve encore dans un stadeembryonnaire. Cependant, quelques orientations quel’on peut déjà entrevoir sont en mesure d’éclairer d’unnouveau jour l’approche des phénomènes de contactculturel. En tout cas, l’“ouverture bio-anthropologique”qu’il est souhaitable d’envisager vis-à-vis des spec-tacles vivants trouve un champ d’application particuliè-rement apte dans les processus d’émergence de formes

nouvelles à l’issue des situations de contact3.Réciproquement, si les contacts culturels assurent et

expliquent le surgissement et la variabilité des formesspectaculaires, ils devraient être inclus au premier rangdes préoccupations de la recherche en ethnoscénologie,étant donné que les conséquences à en tirer pour l’opé-ration épistémologique de constituer une théorie fonda-mentale du spectaculaire sont, à mon avis, d’uneimportance capitale. Face à une conception essentia-liste des cultures qui leur confère le statut d’entitéstranscendantes, l’idée des contacts culturels commemécanismes morphogénétiques producteurs de nou-veauté suggère au contraire une extrême plasticité,compatible par ailleurs avec la notion de “pseudo-spé-ciation” d’Erik H. Erikson1. L’intervention d’André-Mar-cel d’Ans à la clôture du colloque de Paris devrait, ence sens, être très particulièrement retenue ; l’ethnie doit

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1. La nébuleuse du métissage comprend aussi, naturellement, descontributions importantes comme celles de José María Arguedas.On pourra à leur égard tirer profit du sage conseil français sur lebébé et l’eau du bain.2. Jean-François Baré, “Acculturation”, in Pierre Bonte et MichelIzard, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, PUF,Paris, 1991, p. 2.3. Fernando Ortiz, Contrapunteo cubano del tabaco y el azúcar,Ariel, Barcelona, 1973 (1940), p. 134-135.

1. Nicola Savarese, Teatro e spettacolo fra Oriente e Occidente,Laterza, Roma-Bari, 1992.2. Antonella Ottai, (a cura di), Teatro Oriente/Occidente, univer-sità degli Studi di Roma “La Sapienza” – Centro Teatro Ateneo,Bulzoni, Roma, 1986.3. Ces pages ne sont pas le lieu pour s’étendre sur cette assertion. Jeme bornerai par conséquent à signaler l’intérêt de se tourner vers laneurobiologie de l’apprentissage et en particulier vers la théorie destabilisation sélective de synapses en cours de développement, due àJean-Pierre Changeux, Danchin Antoine et Philippe Courrège (cf. Jean-Pierre Changeux et Antoine Danchin, “Apprendre par stabilisationsélective de synapses en cours de développement”, in Edgar Morinet Massimo Piattelli-Palmarini, L’Unité de l’homme, 2. Le cerveauhumain, Le Seuil, Paris, 1974, p. 58-88 ; Jean-Pierre Changeux,L’Homme neuronal, Fayard, Paris, 1983). Cette théorie apportede précieux éléments en vue d’une modélisation de l’émergence dunouveau, et permet d’y intégrer des aspects qui n’appartiennent

pas à ce que l’on appelle “culture matérielle” ni aux expressions plusévidentes dans le domaine du symbolique. Modèles corporels,proxémiques, rythmiques, vocaux : tout un réseau qui constitue leprofil “invisible” d’un système culturel dont on peut aisément perce-voir l’impor tance dans la configuration des formes spectaculaires(Rafaël Mandressi, Transculturation et spectacles vivants en Uru-guay, 1870-1930, thèse de doctorat en cours, université de Paris VIII.Cf. aussi “El reino de Cocoliche : Transculturación y sainete en Uru-guay”, Gestos, n° 17, University of California, Irvine, avril 1994,p. 181-197 ; “Inmigración y transculturación – Breve crítica del Uru-guay endogámico”, in Gerardo Caetano (comp.), Uruguay hacia elsiglo XXI : Identidad, Cultura, Integración, Representación, Trilce,Montevideo, 1994, p. 29-45).1. Erik H. Erikson, “Ontogénie de la ritualisation chez l’homme”, inJulian Huxley (sous la direction de), Le Comportement rituel chezl’homme et l’animal, Gallimard, Paris, 1971, p. 139-158.

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être pensée, dit d’Ans, non en termes de culture maisen termes d’histoire1. Le développement d’une approchehistorique, l’introduction de la temporalité, permet deconcevoir les ethnies comme des condensations provi-soires et labiles ayant lieu au long d’un incessant bras-sage de populations et de formes. N’importe quelleethnie et/ou culture est susceptible de voir complètementréaménagés les cadres qui la définissent – ce qui revient,d’une certaine façon, à disparaître. L’ethnoscénologie aentre les mains des objets fragiles ; ne doit-elle pas s’inté-resser à la dynamique de leurs trans formations, à la pro-miscuité des formes qui engendre partout et sans répitdes fils naturels ?

JEAN DUVIGNAUD

UNE PISTE NOUVELLE

Les initiateurs de ce projet nous entraînent vers unerégion mal défrichée, que Paul Virilio appelle “l’infra-ordinaire”. Une région de l’expression humaine qui nese confond pas avec celle de la “mise en scène de la viequotidienne” ni avec les formes de l’imaginaire duthéâtre…

On se demande, d’ailleurs, si l’on peut encore admettrela fiction d’une “conscience collective” dont les com-portements, les mentalités, les utopies composeraientune totalité homogène. Les historiens ont fait justicede cette trop calme vision de la vie sociale : il y adiverses manières d’habiter l’existence, que ce soitl’enracinement d’un groupe ou d’un peuple dans letemps ou l’espace, quelles que soient sa taille et l’imageque voudrait en imposer, momentanément, un pouvoirdominant. Est-ce que l’unité de l’homme ne serait pasun postulat jamais démontré ?

Notre expérience paraît se déployer sur des registresdifférents dont les formes, les pratiques, les rites, lescroyances – l’“intentionnalité” – sont chaque fois origi-naux. Ce n’est pas la même part de “nous” qui, sur unmarché, achète et vend, conduit une machine, s’accouplepour se reproduire, donne figure magique ou sacrée àl’invisible, fait l’amour pour le simple plaisir, ou

compose un chant, un récit, un poème. Notre activitéest une partition où les vivants contemporains jouentdes exercices parallèles sur plusieurs plans, plusieursniveaux dont aucun n’est inférieur ou supérieur, maissimplement enchevêtrés, contingents entre eux, parfoisaffrontés, parfois complémentaires.

A cette polyphonie de l’expression sociale, nous par-ticipons simultanément – sauf si la maladie, l’âge, unecatastrophe guerrière, économique ou politique nousconfine dans une seule de ces régions de l’être. Et l’ondevrait évoquer le plaisir qu’on éprouve à jouir de cessociabilités possibles. N’est-ce pas cela qu’on appelledémocratie, la liberté d’assumer librement plusieursrôles ?

Si la trame de la vie sociale est issue d’autantd’imprévisible que d’inéluctable, de règles et de trans-gressions, de fonctionnel, de structurel, de ludique, lelangage ne saurait être le simple reflet, le seul instrumentde connaissance, le seul support de cette expérience infi-niment plus riche et complexe que ne le disent les motset les images. Une “nouvelle donne” de l’anthropologieet de la littérature s’ouvre à ce “nouveau monde”.

Le domaine de l’“infra-ordinaire”, s’il n’est pas celuides représentations institutionnelles – qui impliquent laseule conservation des sociétés – ni celui des dramatisa-tions poétiques – expression d’une contestation des règleset des lois –, est celui des réponses, parfois innom-mables, qu’un groupe de quelque importance apporteaux instances naturelles, celles qui imposent à l’espècedes limites incontournables – la faim, la sexualité, lamort, l’obsession de l’invisible ou du sacré.

Ces répliques peuvent être observées et décrites,pour peu qu’on “mette entre parenthèses” les croyances,les idéologies, les théories, les stéréotypes imposés par

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1. Anne-Christine Taylor, qui adopte un point de vue analogue,signale que “cette vision substantiviste, qui fait de chaque ethnie uneentité discrète dotée d’une culture, d’une langue, d’une psychologiespécifiques – et d’un spécialiste pour la décrire –, va longtempsdominer l’anthropologie, et continue jusqu’à présent de modeler sonorganisation institutionnelle et professionnelle”. Le terme “ethnie”,dit-elle par la suite, “ne désignerait en définitive qu’un certainniveau d’organisation sociale dont rien ne justifie l’exorbitant privi-lège épistémologique et encore moins la réification” (Anne-ChristineTaylor, “Ethnie”, in Michel Izard et Pierre Bonte, Dictionnaire del’ethnologie et de l’anthropologie, op. cit., 1991, p. 243. Cf. aussidu même auteur : “Les modèles d’intelligibilité de l’histoire” in Phi-lippe Descola et al., Les Idées de l’anthropologie, Armand Colin,Paris, 1988, p. 151-192).

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quelque pouvoir dominant, voire l’idée qu’on se fait destraditions qui en détournent le sens. Cela, Nietzsche,Freud et quelques autres l’ont déjà pressenti et suggéré.Des investigations récentes – du genre de celles quenous avons conduites avec J.-P. Corbeau pour la Planètedes jeunes, les Tabous des Français ou la Banque desrêves – nous apprennent que l’homme “moderne” n’estjamais indifférent au sort de sa chair défunte, ni à cettesorte d’archéologie des goûts, des plaisirs, des souf-frances, parfois, qui ne sont pas encore transposés pardes codes, des fantasmes ou des mythes.

C’est sur cette route, peut-être, que peuvent s’enga-ger les aventuriers de l’anthropologie…

TERRITOIRES

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ANDRE-MARCEL D’ANS

IMITER POUR NE PAS COMPRENDRE

L’étrange clairière des Yaminahuas et autres scénifications de la méfiance

Amazonie péruvienne, décembre 1975. Bientôt Noël etle vrai début de la saison des pluies. De premièresaverses l’ont annoncée depuis la mi-novembre. Atten-tion donc : d’ici peu, on ne pourra plus remonter lescourants sans prendre le risque de voir débouler sur soiles redoutables palizadas. Quelquefois gigantesques,hautes comme des collines pouvant barrer toute la lar-geur du fleuve, ces entrelacs de troncs et de branchagesauraient tôt fait, dans leur dérive, de happer notreesquif pour l’engloutir dans leur immense digestion dedébris forestiers. Pour l’instant – mais pour fort peu detemps sans doute –, toujours blotties dans les méandresoù les ont entassées les crues de l’année précédente,ces cathédrales d’arbres morts sont encore au repos,continuant d’offrir dans leur superstructure le meilleurd’elles-mêmes : du bois bien sec, prêt à servir dans nosbivouacs. (Jamais pourtant nous n’allons en cherchersans un pincement au cœur, anxieux d’éviter le plon-geon dans l’eau croupie qui luit sous ce fouillis debranches, où de surcroît l’anaconda peut se trouverlové…)

Ainsi, pour quelques jours encore, si l’on veut, ilreste possible de remonter jusqu’à leur source les pluspetits cours d’eau, dans les meilleures conditions de

rapidité et de confort. Autrement dit : pas à pied avecson barda sur le dos, comme c’est le cas en été quandles rivières sont au plus bas ; mais en bateau, si l’onpeut appeler ainsi la frêle embarcation dans laquellenous nous trouvons : une étroite pirogue à fond plat,qu’actionne un minuscule moteur dont le nom répète letoussotement : peque-peque. Greffé sur ce chétif deux-temps, un long dard en métal, presque à l’horizontale,permet de maintenir une hélice plongée dans un mini-mum d’eau.

Or justement, de l’eau, il y en a : les premièrespluies ont un peu fait remonter le niveau du courant,mais pas encore au point de faire redouter l’imminencede crues dévastatrices. Telles sont les circonstancesmétéorologiques qui m’ont convaincu d’entreprendrecette excursion improvisée, dont maintenant qu’elle estengagée, je me demande quelquefois si elle ne l’a pasété un peu à la légère…

Par le tempétueux rio Urubamba nous sommes arrivésjusqu’à l’embouchure de l’Inuya (calme affluent origi-naire de l’est, en provenance des mystérieux parages duPurus et de l’énigmatique frontière avec le Brésil). Là,nous avons amarré solidement à la berge, en la dissi-mulant du mieux que nous pouvions sous les fourrés, lagrande barque à moteur qui nous avait amenés. Dufond de celle-ci, nous avons alors extrait, pour la mettreà l’eau, l’embarcation légère dans laquelle maintenantnous poursuivons notre voyage.

Dans un premier temps, nous avons remonté le rioInuya jusqu’à son confluent avec un plus petit fleuveencore, le Mapuya, dans lequel nous voici à présentengagés. Le plus souvent, à tout le moins dans les

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segments qui sont en ligne droite, les frondaisons déjàse referment en ogive au-dessus de nos têtes, de sorteque c’est dans une sorte de demi-jour que nous avan-çons de méandre en méandre : longs virages où le fleuveélargi permet encore d’apercevoir le ciel. Là, dérangéspar notre intempestif passage, d’innombrables caïmansabandonnent sans hâte les grèves paresseuses, pours’enfoncer dans l’onde avec un bruit soyeux.

Jamais peut-être je n’ai vu autant de crocodiles quesur ce fleuve abandonné, où nous amène en fait unesombre histoire d’Indiens : la guerre se serait ranimée,paraît-il, là-haut dans la région des sources, entre lesAmahuacas et les Yaminahuas, “tribus” que les métis,bûcherons et négociants en bois (madereros), ontl’habitude de présenter comme “ennemies”. Personnel-lement, j’ai du mal à y croire : ce qu’on sait de la viesociale en haute Amazonie rend en principe invraisem-blable qu’y puissent exister des entités politiquementassez élaborées pour que se déchaîne entre elles uneguerre ethnique. Par ailleurs nul n’ignore que, fausse-ment bonasses, les madereros n’hésitent pas à en rajou-ter sur la prétendue “sauvagerie” des indigènes, neserait-ce que pour rendre acceptable – peut-être mêmeà leurs propres yeux – le fait qu’en ces lieux écartés ilsarrivent à les faire trimer sans relâche, coupant et flot-tant du bois à longueur d’années avec pour tout salaire,au bout du compte, une savonnette et une serviette debain…

Si cette fois-ci la curiosité me pousse tout de mêmeà aller m’enquérir sur place des fondements de larumeur, c’est que celle-ci ne m’est pas parvenue par leseul canal des madereros. A quelque temps de là eneffet, sur une île de l’Urubamba, j’avais également ren-contré un groupe d’Amahuacas désemparés, fuyant

tout paniqués loin de leurs demeures de l’Inuya. Inter-rogés sur les raisons de leur effroi, ils évoquaient, pêle-mêle, des différends impliquant les Indiens d’une part,mais également le personnel de la compagnie françaiseTOTAL, laquelle était alors en train de mettre un terme àune campagne – d’ailleurs infructueuse – de prospec-tions pétrolières dans ces lointains parages de l’Inuya-Mapuya.

Quelques mois plus tôt, ne lésinant visiblement passur les moyens, cette compagnie, opérant au moyend’hélicoptères et d’avions, avait littéralement “parachuté”en plein cœur de la haute Amazonie une base ultra-moderne à partir de laquelle, pendant des mois, avaientrayonné ses ingénieurs, ses trocheros (traceurs de che-mins) et autres dinamiteros faisant retentir dans la forêtles explosions de leurs “explorations sismiques”.

Préméditant de me rendre en ces lieux rarement visités etencore inconnus de moi, je m’étais alors dirigé vers lamission catholique de Sepahua afin d’y recruter commeaccompagnateur un Amahuaca du nom de Bonangué,catéchiste-instituteur de son état, et auxiliaire habitueldes bons pères dans leurs rapports avec les indigènesvivant encore en liberté au fond de la forêt. Ayant déjàeu précédemment l’occasion de recourir aux services dece bonhomme taciturne et sérieux, je le savais uni pardes liens familiaux aussi bien aux Amahuacas de l’Inuyaqu’aux Yaminahuas vivant sur le haut cours du Mapuya.Je ne doutais donc pas qu’il serait ravi, en acceptant lesalaire que je lui proposais, de saisir cette occasiond’aller rendre visite à ses lointains parents.

Pas plus que moi, Bonangué ne jugeait vraisem-blables les racontars qui circulaient concernant la reprise

de la guerre entre ces deux “tribus” qu’étaient censésconstituer ceux que l’on nomme respectivement Ama-huacas et Yaminahuas, groupes indigènes ethnographi-quement fort similaires et au surplus linguistiquementapparentés. Hélas, les imaginations s’enfiévrant, cer-tains journaux et magazines de Lima s’étaient déjàimprudemment fait l’écho de cette prétendue guerre, desorte que les militaires – prompts à s’énerver dès qu’ilse passe quelque chose dans une “zone de frontières” –menaçaient maintenant d’y aller voir avec leurs grossabots.

Autant que possible il importait d’éviter cela. C’estpourquoi nous avions décidé de les devancer en nous ren-dant sur place, afin de nous informer de ce qui s’était réel-lement passé. Placide et indispensable, mon motoristeHumberto (ce “Blanc” d’Atalaya ayant la particularité deposséder des frères “indiens” – de même père, et parfoisaussi de même mère – dans presque tous les villages cam-pas de la région !) s’était fait fort de nous y conduire,comme toujours, d’une main sûre.

A nous coincer les hanches entre les bords exigus denotre petite pirogue, il y avait donc cette fois-là : outreBonangué et Humberto postés respectivement à la proueet à la poupe, ma femme Linette et moi. Soit donc quatrepersonnes – ou alors cinq, si l’on veut estimer que notrefille Luz, à naître au mois de mai suivant, était déjà elleaussi du voyage.

Au confluent du Mapuya avec le haut Inuya, nousavions fait une halte pour jeter un coup d’œil sur labase désaffectée de “la TOTAL”. Celle-ci se trouvaitperchée sur une sorte de promontoire séparant les deuxfleuves. Les bâtiments s’y alignaient, comme une escadre

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de vaisseaux fantômes amarrés à la piste d’atterrissage,où déjà le chiendent repoussait : vastes hangars peuplésd’équipements abandonnés, qu’il aurait assurémentcoûté cher d’emporter au lieu de les laisser ici, impec-cables quoique à jamais perdus, bientôt promis àl’embrassement des lianes, mais délaissés depuis si peude temps qu’en l’espace de quelques minutes, il sem-blait qu’il aurait encore été possible de tout remettre enmarche.

Mal à l’aise, nous avons erré là quelque temps, avecle sentiment de commettre une indiscrétion en vaquanten ces lieux jusqu’alors interdits, naguère jalousementgardés. Autour de nous, de hauts miradors continuaientà surveiller la brousse, comme pour nous rappeler qu’iln’y a pas si longtemps, à fureter ainsi à gauche et àdroite, nous n’aurions pas volé notre balle dans le dos !

Néanmoins, au moment de partir, nous n’avons paspu nous défendre d’une mauvaise tristesse, commecelle qu’on éprouve en verrouillant la porte d’une mai-son vendue. Car, c’était évident, plus personne jamaisne reviendrait ici : sur l’aérodrome l’herbe est déjà trophaute pour qu’on puisse y réatterrir ; même si la bouedurcie conserve encore, bien nettes en bout de piste, lestraces de pneus qu’y ont creusées les tout derniersavions… Mieux même : sous un auvent de tôle, devantun bar au sol jonché de capsules de bière, se pressaitencore une foule d’empreintes de bottes en caoutchouc,si animées que je me surpris à tendre l’oreille, commesi l’air ensoleillé pouvait soudain restituer les braille-ments virils que proféraient ici, il y a si peu de temps,les gueules éméchées des porteurs de ces bottes…

Entre-temps, nous avions vérifié ce qui nous impor-tait : alors que foisonnait partout la trace du Blancenfui, rien en revanche ne décelait l’intrusion de

l’Indien. L’œil aux aguets de Bonangué avait eu beaus’écarquiller en quête du plus petit indice, rien n’indi-quait le passage des siens dans la base désertée.

Et pas davantage à l’endroit où nous sommes main-tenant : plus s’écoulent les heures depuis que nousavons repris notre remontée du rio Mapuya, alimentantl’écho de la forêt des hoquets de notre peque-peque,toujours rien sur les berges ni dans le lit du fleuve nerévèle la présence d’Indiens proches.

Soudain, sur notre gauche, au sortir d’un méandre, ungrand coup de lumière ! Comme si une main invisibletout d’un coup déchirait le vert paravent de la forêt,nous éblouit l’inattendue béance d’une clairière insolite,indécente et muette ; trop vaste, et absurdement neuve.Dressés, rigides et calcinés, des troncs témoignentencore, debout, noirs et muets, de ce qu’a dû être laviolence de l’incendie qui a taillé ce vide…

Inquiets, nous accostons, un peu n’importe comment :raclement de la quille sur le gravier de la berge. Depuisque, de surprise, Humberto a calé son moteur, ardem-ment, nous avons écouté le silence : seulement strié debruits d’insectes et de clapotis d’eau. Tendus, commequand un orpailleur fait peser son butin par le négo-ciant qui, forcément, le gruge, nous sommes restéscomme en suspens entre le désir, la peur et le soupçon,avec dans le cerveau un tourbillon de pensées effiléesoù s’insinue l’imminence de la mort. Puis comme tou-jours dans ces cas-là, après qu’il ne s’est rien passé,chacun respire profondément. Dans cette clairière, eneffet, tout indique qu’il n’y a personne : pas un mouve-ment, pas un bruit, pas une odeur en provenance du ter-rain qui nous surplombe ; pas une empreinte non plus

dans la boue près du fleuve… Seuls quelques groslézards nous ont fait sursauter en reprenant leur chasseaux moucherons, quelques instants après l’avoir inter-rompue, en raison de notre arrivée.

Presque entièrement rassurés, voici que nous escala-dons le sentier pentu qui, de l’embarcadère, mène à laterrasse sur laquelle s’étend le brûlis. L’immense surfacede celui-ci, impossible à apercevoir depuis le niveau dufleuve, se révèle soudain à nos yeux. Dans la blancheurde l’après-midi, nous ne distinguons tout d’abord quedes huttes alignées, recouvertes de feuillages. Devantelles, la disposition des foyers éteints ne nous laisseaucun doute : ce sont bien les Yaminahuas qui ontséjourné ici. Et pourtant mille questions se pressent surnos lèvres : pourquoi cette clairière est-elle si vaste ?Pourquoi n’y a-t-il pas de plantations ? Pourquoi setrouve-t-elle si imprudemment offerte aux regards deceux qui arrivent par le fleuve ? Pourquoi, au reste, lestraces de réelle occupation y sont-elles à ce point parci-monieuses ? Et ces huttes, justement, ce ne sont pas desmaisons, mais de simples abris, comme les Indiens ontl’habitude d’en construire sur les plages du fleuvequand ils vont y pêcher, ou à la chasse, ou encore dansles plantations quand ils décident d’y passer la nuitsans rentrer au village…

Tout à coup, nous restons interdits. Au point qu’onne sait plus qui le premier a eu l’œil attiré par cetteinvraisemblable blancheur. Et puis, plus on regarde etplus on en découvre ! Il y a là sous nos yeux le meilleurdu catalogue de chez Darty : des gazinières, des lessi-veuses, des essoreuses, à l’endroit, à l’envers, sur le solcalciné, raviné, inégal, de cette clairière surréaliste !Bonangué en suffoque : comment, au prix de quelsefforts, ses paisanos ont-ils réussi à coltiner jusqu’ici

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ce matériel, visiblement récupéré au campement de laTOTAL ? Et pour quoi faire ?

Pendant qu’interloqués, mes compagnons passent enrevue cet électroménager en parfait état de marche (etqui à Lima coûterait une fortune), ma perplexité seconcentre sur quelque chose que, jusqu’alors, le clin-quant excessif de ces tôles émaillées nous a fait négli-ger : c’était une sorte de… clôture, faite de lianesminces attachées bout à bout, reliant de hautes perchesplantées un peu de guingois, mais néanmoins intention-nellement alignées. Qu’était-ce donc ? Un fil pour fairesécher le linge ? Non, c’est trop haut placé. A plus forteraison, pas davantage une clôture… Humberto, dont lacuriosité a été entraînée dans le sillage de la mienne, setrouve à mes côtés, scrutant la chose. Soudain, il énoncel’évidence : “C’est leur ligne électrique !”

Un bref éclat de rire nous secoua, vite réprimé parl’impression lugubre que nous causait, au bout ducompte, cet espace trop nu et trop ensoleillé, dontl’intuition d’Humberto venait de nous livrer le sens :cette clairière n’était qu’un décor, un espace découpédans la forêt, non pour y vivre, mais pour constituer lascène d’un drame dont les Indiens ne possèdent pas letexte : celui de leur confrontation avec le mondemoderne.

Nous avons rembarqué. Quelques méandres plus haut,enfin nous découvrîmes les Indiens. Le premier quenous aperçûmes, émergeant des fourrés de la rive pourse rendre visible à nous, fut un Amahuaca. Il revenaitdu Brésil, où il était allé rendre visite à sa famille, surla rive du rio Yuruá. Pour l’heure, il regagnait à pied levillage de Yaminahuas où justement nous allions

arriver. Comme lui, d’autres Amahuacas y habitaient,paisiblement mariés avec des femmes yaminahuas. Onétait loin, bien entendu, de la prétendue “guerre”.

Quelques minutes plus tard, nous étions au village.Il s’y trouvait peu d’hommes : à une heure de là, ilss’affairaient dans la gaieté, coupant tout le bois qu’ilspouvaient avec les tronçonneuses pétaradantes que leuravait fournies le maderero Villacrés, d’Atalaya, pour lecompte de qui ils turbinaient dans l’enthousiasme. A lafin de la saison des pluies, ils lui livreraient un plantu-reux lot de grumes, flottées par leurs soins jusqu’aubord du grand fleuve, à l’embouchure de l’Inuya.

Oui, proclamèrent en rigolant ces grands gaillardspleins de santé : c’étaient bien eux qui avaient taillé laclairière où nous avions été, et transbahuté sur leur dosà travers la forêt les appareils que nous y avions vus. Etde fait, cela n’avait pas été une petite affaire que de lestraîner jusque-là ! Sans doute oui, il y avait eu des ten-sions avec les pétroliers de la TOTAL. Pour quelles rai-sons exactement ? Probablement parce que les Indiensavaient usé les nerfs des Blancs en les épiant intermina-blement depuis la lisière de la forêt environnante, avantde finalement réussir à aller chaparder chez eux ce quileur faisait envie. Leur était-il arrivé d’essuyer descoups de feu de la part des gardes ? C’est à croire, oui.Bien qu’il paraisse peu vraisemblable que ce soit avantle départ des pétroliers qu’ils avaient réussi à leur fau-cher tant de gazinières, et tant de lessiveuses…

En tout cas, les Yaminahuas s’affichaient convaincusd’avoir eu la bravoure d’aller voler les Blancs, puisd’avoir réussi à les “vaincre en s’enfuyant”, selon lesbonnes vieilles méthodes de la guerre indienne. D’ailleursquelle importance ceci revêtait-il encore puisque, deleur côté, les Blancs aussi s’étaient enfuis ? Visiblement,

pour les Yaminahuas, tout cela déjà était de l’histoireancienne, dont justement ils ne conservent d’autremémoire que celle de l’anecdote, déjà prête à se fondredans le mythe. De fait : dans le récit que faisaient lesIndiens de leurs démêlés avec les pétroliers, l’impor-tance des faits se dissolvait déjà dans l’insistance amu-sée qu’ils apportaient à relater tel détail pittoresque,absorbant à lui seul tout le sens de l’événement, telqu’il nous aurait plu, à nous, de l’établir…

Il reste que je suis convaincu que le patron Villacrésétait loin d’être blanc-bleu dans toute cette affaire. Lesrumeurs en tout cas étaient bien parties de lui, agré-mentées de broderies sanglantes et dramatiques bienfaites pour flanquer le blues aux pétroliers de la TOTAL,et pour dissuader tout indiscret d’aller fourrer son nezsur place. Il n’y eut d’ailleurs qu’à voir la gueule qu’ilme tira par la suite. Dans le cercle de ses semblables, iln’était pas le dernier à grommeler sur mon passage quece serait, en somme, une bonne action que de jeter aurío tous les gringos comunistas de mon espèce. Il estvrai que pour donner une apparence de résultat à mafolle équipée sur le haut Mapuya, au retour de celle-cij’avais fait porter plainte contre lui pour extraction illi-cite de bois dans une zone réservée, et contrat de travailléonin avec les indigènes.

A cette fin, lors de notre retour (précipité par l’arri-vée des pluies, qui nous firent craindre pour le sort dela barque que nous avions laissée à l’embouchure del’Inuya), laissant Bonangué sur place, j’avais ramené àAtalaya le jeune Amahuaca que nous avions rencontréjuste avant d’arriver au village. Avant de le renvoyerchez lui, nanti de cette incomparable expérience, nous

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lui fîmes solennellement apposer son gros pouce bar-bouillé d’encre au bas d’une dénonciation grandilo-quente sur grand papier timbré, qu’un fonctionnaires’empressa par la suite de garder bien au chaud au fondde son tiroir.

Cela ne servit à rien, évidemment. De sorte qu’àmoins qu’ils ne disparaissent entre-temps – ce qu’àDieu ne plaise, bien entendu ! –, les Yaminahuas duhaut Mapuya continueront d’être exploités par lespatrons d’Atalaya pendant bien plus longtemps qu’iln’en faudra à la rouille pour dissoudre dans la moiteurtropicale cette collection d’appareils ménagers qui,dans le village-musée où elle est étalée, constitue leurdérisoire trésor de guerre.

Il me reste un regret : s’il m’avait été possible, cettefois-là, de séjourner plus longuement sur le hautMapuya, j’aurais tout fait pour tenter de cerner la naturede l’étrange passion qui avait poussé les Yaminahuas àrapporter chez eux, à si grand-peine, ces volumineusesreliques. De fil en aiguille, sans doute aurais-je fini parme faire raconter – ou mieux encore : montrer – les sin-guliers ébats que peut-être ils allaient accomplir danscette grande clairière-décor qu’ils avaient édifiée enaval du village. Dans cette sorte de temple à cielouvert, vaste théâtre à l’échelle du réel, on peut en effetsupposer qu’ils se réunissaient pour d’étonnants sab-bats, rites et divertissements tout à la fois, dans lesquelsils traitaient les dangereux délires qu’inspire la fascina-tion pour ce qu’il est convenu d’appeler “la culturematérielle de l’Occident”.

Mascarade ou conjuration, théâtre ou exorcisme,peut-être leurs jeux dans la clairière ressemblaient-ils à

ce que les colons de Nouvelle-Guinée nommèrent en1919 la “folie de Vailala” ? Celle-ci s’inscrivait dans lecadre des innombrables manifestations du “culte ducargo”. Convaincus que leurs ancêtres jouissent auparadis d’une béatitude sans mélange, en tout pointcomparable au mode de vie mené par les Européens,certains Papous de la Nouvelle-Guinée orientale, augrand ébahissement de leurs colonisateurs du temps,s’étaient mis tout à coup à organiser des repas funé-raires où leurs ancêtres défunts se trouvaient conviés àdes tables dressées à l’européenne, devant lesquellesleurs descendants, accoutrés tant bien que mal à lamanière occidentale, s’attablaient cérémonieusementen prenant place sur des espèces de chaises1 !

Par de telles mises en scène, les ethnologues expli-quent que les indigènes, un peu déboussolés par l’irrup-tion de la modernité, et travaillés au corps – ou plusexactement à l’âme – par la prédication des mission-naires, espéraient obtenir de leurs ancêtres qu’ils per-suadent Dieu d’envoyer aux Papous le même “cargo”que celui par lequel Il approvisionnait si généreuse-ment les Blancs…

Un pataquès semblable dans la réception du messagecivilisateur se retrouve, mais sous d’autres couleurs,chez les Kalash du Pakistan, lesquels sont les dernierskafirs (infidèles) des montagnes du Cachemire. Obsti-nément, bien que cernés de toutes parts par des voisinsmusulmans ardemment prosélytes, ce peuple chamanisteperpétue jusqu’à nos jours ses antiques traditions,pleines de guérisseurs et de transes extatiques.

Seulement voilà : la suffisance, les sarcasmes et lemépris des voisins musulmans sont lourds à supporter. Etparticulièrement leur ironie concernant l’inexistence duLivre dans la religion des Kalash, “argument d’impiétérabâché qui a fini par créer un sillon obsessionnel dans lesesprits kalash”, notent Viviane Lièvre et Jean-YvesLoude, incontournables spécialistes de la culture de cepeuple, avant de nous exposer comment les Kalash s’ysont pris pour faire pièce à la déconsidération danslaquelle les tenaient les célébrants du Livre1.

Au début de ce siècle, un célèbre chaman kalashnommé Tanuk décida tout bonnement de se doter decet accessoire indispensable. Ce qui n’était pas unemince affaire, si l’on veut bien considérer que la pra-tique chamanique est en complète contradiction avecl’écrit. Qu’à cela ne tienne ! Car le livre de Tanuk, pré-cisément, on ne peut pas le lire : directement reçu desmains des fées, il relève d’un “langage surnatureléchappant au commun des mortels”.

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1. Cf. A. C. Dero, in A. Dorsinfang-Smets et al., L’Océanie, his-toire et culture, éditions Meddens, Bruxelles, 1977, p. 85-86. Cetauteur ajoute qu’à la même époque, non contents de singer les offi-ciers d’occupation en faisant hisser des drapeaux sur leurs cases, leschefs de ces mêmes Papous, quand il s’agissait de remplir leur rôletraditionnel d’intermédiaires vis-à-vis des défunts, s’étaient mis à lefaire en s’adressant à eux non plus en leur parlant papou, mais envociférant dans une langue inintelligible, censée être de l’anglais oude l’allemand !

1. Viviane Lièvre et Jean-Yves Loude, Le Chamanisme des Kalashdu Pakistan. Des montagnards polythéistes face à l’islam, édi-tions du CNRS/Presses universitaires de Lyon/éditions Recherche surles civilisations, 1990, 558 p. Concernant le livre des Kalash, voirles pages 380 à 386. Les photos prises par Peter Snoy sont repro-duites aux pages 384 et 385.

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Depuis 1956, date à laquelle l’ethnologue PeterSnoy réussit à le voir et à le photographier page parpage, on sait exactement en quoi consiste cet objet.C’est une assez grossière imitation d’un livre de 20 x 15centimètres environ, mais en bois, sommairement reliépar deux bandes de cuir, et contenant une douzaine defeuillets, dont quatre en bois, épais de presque 1 centi-mètres, les autres étant en écorce de bouleau, donc plusminces : 2 millimètres à peu près. Les graphismes quirecouvrent ces pages, loin de s’attacher à figurer untexte quelconque, consistent en dessins abstraits, entout point similaires à ceux qu’on trouve gravés sur lescolonnes des sanctuaires kalash. Ceci n’empêche toute-fois pas les Kalash de croire dur comme fer que “dansce livre sont inscrites les histoires de leurs dieux1”.

Quand Peter Snoy obtint d’avoir ce livre entre lesmains, Tanuk venait à peine de décéder. Depuis lors,l’objet est devenu invisible, dissimulé paraît-il dans unecavité de la montagne, “enveloppé dans un étui d’écorcede bouleau pour le protéger de l’humidité, des écoule-ments d’eau”. Viviane Lièvre et Jean-Yves Loude sedemandent si en agissant de cette manière, les Kalashen fait ne protègent pas leur “livre” contre son inévi-table démystification par les mollahs, lesquels en effetse régaleraient en démasquant son innocente “super-cherie”.

Le livre des Kalash est-il pour autant à jamais dis-paru ? Ce n’est pas sûr : avant de mourir, un autregrand chaman aurait prophétisé qu’un descendant de

Tanuk, trois générations après celui-ci, serait à nouveaucapable de se servir du Livre et le ressortirait de sacachette, pour la plus grande revanche du chamanismekalash face à l’islam !

Voyons maintenant comment, selon la tradition, Tanuktirait parti de son livre. Pas en le lisant, bien entendu.Mais en le manipulant en tant qu’objet de divination etd’exorcisme, à la façon – disait-il – que lui avaientenseignée les fées.

Le chaman s’asseyait sur un tabouret, posé sur le toitd’une étable, lieu réputé particulièrement “pur” par lapensée kalash. Là, après avoir renvoyé tout le monde(car Tanuk ne consentait pas à ce qu’on reste auprès delui quand il utilisait son livre), l’officiant ouvrait levolume, restait plongé dans sa contemplation pendantde longues minutes. Enfin, il l’embrassait, le portait àson front, le posait tout ouvert sur sa tête. Et tout àcoup le livre aux ailes déployées s’envolait, dit-on,“comme un corbeau”, pour venir décrire trois cerclesau-dessus de l’endroit où était enterré le sort que Tanukdevait conjurer ce jour-là. Après quoi, le livre revenaitse poser sur la tête du chaman. Celui-ci, ayant repris levolume, le refermait, le portait à sa bouche, l’embras-sait, le ramenait à son front, et enfin le rangeait contresa poitrine. C’est alors qu’il faisait signe aux gens derevenir, pour les envoyer creuser à l’endroit qu’avaitdésigné l’oiseau-livre.

Qu’allait-on donc déterrer là ? Eh bien, des“charmes” consistant en bouts de papier écrits, censésêtre de la fabrication “des mollahs, des fakirs gujurs etautres gens de même type” qui, peu à peu au cours del’histoire récente, étaient venus “polluer” la pureté

rituelle des vallées kalash, y apportant en même tempsque l’écriture toute une série de “maux étrangers” quel’art ancestral des chamans n’était plus en mesure deguérir. C’est pourquoi il avait fallu que Tanuk, pourcompléter son arsenal de remèdes valables contre lesmaux traditionnels, se dote de moyens nouveaux, luipermettant de lutter contre le livre par le livre.

Ce qui frappe dans ce cas-ci, c’est que le livre deTanuk n’est pas seulement un faux livre ; c’est un anti-livre inventé pour rejeter la lecture, pour faire barrage àl’idée même du texte. En cela, la réaction “théâtrale”des Kalash, peuple de pure oralité, diffère profondé-ment de celle des Mayas, lesquels étaient en possessiond’une préécriture dès avant la Conquête. Sitôt aprèscelle-ci, en un laps de temps extraordinairement bref,on vit les érudits indigènes s’emparer de l’écritureapportée par les Espagnols pour consigner dans la hâtetoute une série de textes (le Popol Vuh, le Chilam-Balam, les annales des Cakchiquels, etc.), récupérantainsi une part de la matière des volumes glyphiques,qui partaient alors en fumée dans les autodafés. Enagissant ainsi, les Mayas faisaient de leurs nouveauxlivres des instruments de résistance ; d’autant que pou-vaient parfaitement s’y inscrire par ailleurs de sombresprophéties condamnant l’Espagnol, assimilé à l’Anté-christ, à être balayé, le moment venu, par le courrouxde son propre Dieu, lequel saurait en temps voulu réta-blir dans leurs droits les autorités indigènes !

La transgression ici est dans le texte, non pas contrelui. Et si dans les deux cas les livres furent cachés (lePopol Vuh, par exemple, ne fut retrouvé, dissimulédans une sacristie, qu’un siècle et demi après sa rédac-tion !), c’est pour des raisons parfaitement opposées :alors qu’en le dérobant aux regards, les Kalash escamotent

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1. Peter Snoy, “Das Buch der Kalash”, in Sonderdruck aus“Ruperto-Carola” Mitteilungen der Vereinigung der Freundedes Studentenschaft der Universität Heidelberg e.V. XVII Jahr-gang Band 38 (Frankfurt am Main, 1965), p. 158-162.

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le fait que leur livre n’en est pas vraiment un, lesMayas au contraire, en enfouissant leurs textes, avaienten vue d’en préserver l’efficacité textuelle, cernée pareux avec exactitude. De même, si la démarche desMayas présentait superficiellement, en commun aveccelle des Mélanésiens du culte du cargo, la volonté deretourner contre l’envahisseur la puissance de sonpropre Dieu, cette résistance dans leur cas ne se limitaitpas à une simple théâtralisation de la méfiance cher-chant à conjurer le danger par le pastiche ; elle apparaîtcomme une réplique opérant de plain-pied sur le terrainoccupé par l’adversaire. Bref, il ne s’agit plus d’exor-cisme : c’est de la guérilla.

Cérémonies du “cargo”, faux livre des Kalash : cesréactions “scénographiques” venues de peuples sansécriture mettent en lumière le sens de la clairière desYaminahuas. Dans ce que nous proposons d’appelerdes “scénifications de la méfiance”, imiter ce n’est pascomprendre, contrairement à ce que dit l’adage. Eneffet, dans les simulations qu’opèrent les peuples,assaillis sans l’avoir demandé par une modernité dévo-rante, si on “fait comme”, c’est justement pour ne pasfaire. Cette modernité imposée, on ne cherche pas à lacomprendre (c’est-à-dire l’adopter dans toutes sesimplications) ; on fait tout, au contraire, pour la tenir àprudente distance de ce qui, pour soi, fait sens.

Ceci n’implique pas que l’on méprise les avantagesmatériels, et notamment les objets, au demeurant si fas-cinants, de la modernité. L’illusion au contraire consiste às’imaginer qu’il pourrait être possible de s’en emparersans se plier aux règles de vie qu’insidieusement lesditsobjets portent en eux et importent avec eux. Hélas,

cette implacable logique qui fait que les artefactstechniques tendent forcément à reproduire chez l’utili-sateur les formes sociales dans le cadre desquelles ilsont été conçus, personne ne la perçoit a priori : elle nese dévoile qu’à l’usage.

Alors, pour échapper à cette étreinte que l’on pres-sent mortelle, mais qu’on ne peut analyser que sur leseul registre de la magie, les peuples qu’assaille lamodernité s’efforcent de la combattre par la dérision etpar la mise en scène. Mais déjà, c’est trop tard : ladébâcle n’est plus conjurable. Pas même en appelant àson secours le Dieu des envahisseurs, comme nousl’avons vu faire par les Papous, comme le firent égale-ment les Mayas dans le Chilam-Balam…

Un dernier exemple, celui d’un autre village-décor,achèvera de donner des repères pour l’interprétation del’étrange clairière des Yaminahuas. Nous le tirons del’ouvrage que Christian Geffray a consacré à une ana-lyse anthropologique de la guerre au Mozambique1.

On sait que dans ce pays, les autorités gouvernemen-tales, d’inspiration marxiste, avaient concentré la popu-lation rurale en de grands villages communautaires.Mais une guérilla réactionnaire, financée par la Rhodésiepuis par l’Afrique du Sud, n’avait pas tardé à détruire cesvillages collectifs, poussant la population (qui d’ailleursne demandait que cela) à se redéployer en habitat dis-persé, à proximité des parcelles cultivées dans labrousse. Ceci n’empêcha pas les forces gouvernementales

de reprendre le contrôle de la région ; sans disposertoutefois des moyens nécessaires pour faire réoccuperles villages détruits.

On vit alors les villageois ne reconstruire, sur le planconservé de leur village communautaire, que de minus-cules “maisons de poupée”, “répliques fantomatiques”,dit Geffray, de leurs anciennes demeures :

Faites d’herbes sèches, elles sont trop petites pour qu’unadulte puisse y tenir debout : elles sont vides, sans cloisonà l’intérieur, dépourvues de palissade à l’extérieur, sanscour, sans grenier : nul récipient de terre n’a été oubliésous la minuscule véranda, aucun lit, aucune natte ne traîneà l’ombre, aucune odeur n’est perceptible que celle venuede la brousse voisine, aucun bruit hormis celui desmouches et de l’air sous les feuilles, sur la terre que per-sonne ne balaie – personne ne vient manger ni dormirdans les cabanes, personne ne passe, nulle âme qui vive ences endroits.

Le seul usage de ce décor est donc cérémoniel :chaque fois qu’une autorité quelconque pointe le boutdu nez, les habitants quittent leurs demeures de labrousse pour venir s’assembler sur la place de leurancien village collectif, face à la cabane du parti, afind’exécuter les rites de la particratie ! Evidemment, noteChristian Geffray, “nul n’est dupe de la fonction véri-table de ces alignements de maisonnettes factices etdésertées” qui constituent le “village de poupées” : ils’agit bien d’un simple décor, dressé aux seules finsd’interpréter une comédie politique où chacun trouveson compte.

D’une part, explique l’anthropologue, la populationparvient ainsi à marquer tout aussi bien son allégeanceau pouvoir d’Etat et son désir de demeurer sous sa

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1. Christian Geffray, La Cause des armes au Mozambique.Anthropologie d’une guerre civile, éditions Karthala, 1990,p. 175-182.

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protection, que son refus de se plier aux exigences de lavillagisation. Quant aux autorités, de leur côté, elles esti-ment sans doute que dès lors que la population consent àrevenir au village collectif chaque fois que l’exige le rituelcivique, se trouve préservée “à moindres frais” la réellefonction desdits villages, qui est essentiellement d’ordrepolitique. De part et d’autre, par conséquent, il s’agit bien– ici encore – de simuler pour ne pas faire : soit qu’on nele veuille pas (les paysans), soit qu’on n’en possède pasles moyens (le pouvoir d’Etat).

Ce qui est inédit dans ce dernier exemple, c’estqu’en l’occurrence la comédie est double, pouvoirmoderne et réticences traditionnelles jouant cette fois lacomplicité dans une mascarade mutuelle qui, à défautd’exprimer la sagesse, présente au moins les avantagesde la tolérance1.

Pour conclure cette analyse menée par superpositionsd’images, revenons une dernière fois à l’étrange clairièredes Yaminahuas. Il est remarquable qu’étant allés déro-ber à grands risques ce qu’ils trouvaient de plus fasci-nant dans le campement des pétroliers, les Yaminahuasne l’ont pas ramené chez eux, dans leur cadre de viequotidien, mais au contraire déposé en lisière de chezeux, dans un village-décor situé en aval, c’est-à-direvers l’extérieur, sur la route menant à – ou venant de –l’étranger. Ceci démontre éloquemment qu’il n’y a pasici appropriation mais acte de défense. Cette clairière-musée – ce temple, si l’on veut – est donc en fait unleurre, une conjuration, produit de la double passion del’attirance et de la répulsion pour la quincaillerie dumoderne : on ne s’est emparé des choses que pourmieux esquiver ce qu’elles signifient. Dans ce cas, nonseulement imiter ce n’est pas comprendre, mais faire àcontresens. Comme dans les exorcismes, ou les messesnoires.

Pour qu’imiter soit comprendre, il faut aimer cequ’on imite. Au point d’éprouver le désir de se fondreen lui, et de le recréer en le reproduisant. Dansl’enthousiasme et dans la liberté. C’est cela justementque la modernité n’a jamais su offrir aux peuplesqu’elle assiège.

POST-SCRIPTUM

Le 3 mai 1995, inaugurant à l’Unesco le colloque defondation du Centre international d’ethnoscénologie(au cours duquel le texte ci-dessus devait faire l’objetd’une communication), Jean Duvignaud définit lethéâtre comme étant “ce qui commence lorsque le ciel

se vide” : quand, les dieux étant mis en congé en tantque donneurs de sens, les hommes se voient soudainconfrontés au défi de trouver en eux-mêmes uneréponse à ce que Jean Duvignaud encore appelle“ces insupportables déterminismes” : la naissance, lasexualité, la faim, et puis surtout : la mort. Pour nepas fuir, il faut alors inventer. Par exemple : des per-sonnages.

Mettant l’accent sur ce qui sépare une scénificationd’une véritable théâtralisation (cette dernière suppo-sant la création d’un “texte” : littéraire, ou à tout lemoins chorégraphique), ces propos contribuent àéclairer le sens des anecdotes rapportées dans monarticle : pures scénifications, la clairière des Yamina-huas, tout comme l’imitation du livre des Kalash, etles miniatures de villages africains sont dépourvues depersonnages aussi bien que de texte. C’est en celaqu’elles ne s’élèvent pas au-dessus de l’expressiond’une perplexité, de l’aveu d’une inquiétude, peut-êtred’une fascination.

Pour qu’intervienne une théâtralisation proprementdite de l’interculturel, il eût fallu bien davantage quecette simple mise en présence matérielle, concrète,avec un monde extérieur inquiétant : ce qui fait défautici, c’est l’élaboration féconde d’un sens, par le biais dela production d’un texte, et de la mise en scène d’acteurscapables de le prendre en charge. On sait – les débatsdu colloque l’ont montré – que ceci peut parfaitementintervenir, dans d’autres situations que celles décritesici, qui malheureusement sont de pure méfiance, enceci qu’elles n’expriment que le manque de confiance,en l’Autre aussi bien qu’en soi-même.

Notons que tout ceci met bien en évidence l’intérêtd’un concept comme celui d’ethnoscénologie qui, se

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1. Un de mes étudiants en doctorat, M. Boniface Gbaya Ziri, traitantd’un sujet similaire (les efforts du pouvoir colonial français en vue deregrouper en villages les Bété de Côte-d’Ivoire), est tombé, dans lesarchives de Côte-d’Ivoire (cote 1EE [2/3/b]), sur un délicieux documentdaté du 2 juillet 1924 et intitulé : “Rapport sur la situation politique.”Son auteur, un commandant de cercle, au retour d’une tournée dans larégion bété, s’y exprimait de la façon suivante, où l’on reconnaît la luci-dité, mais également la complaisance scénologique dont feront preuve,beaucoup plus tard, les commissaires politiques mozambicains : “Tousces excellents sauvages vivent en camps volants, écrivait-il. Lorsqu’unchef blanc doit passer dans un village, reconstruit par force, le chef devillage, directeur de la mise en scène, place quelques figurants dûmentstylés et sachant leur rôle, dans les cases du village, afin de faire croireque celui-ci est habité. On offre le poulet étique traditionnel (…) puis, àpeine le Blanc a-t-il disparu au premier détour du sentier, que les comé-diens s’empressent de reprendre leur véritable rôle et rejoignent les cam-pements situés en pleine forêt.”

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situant à leur charnière, permet de réunir sous une mêmeattention critique autant les scénifications muettes queles théâtralisations actives qui s’instaurent dans l’inter-culturel. Et de mesurer ainsi l’écart de créativité quisépare les unes des autres.

MERCEDÈS ITURBE

LE THEÂTRE PAYSAN AU MEXIQUE

Au cours de la période préhispanique, le théâtre mexi-cain est parvenu à une connotation rituelle et spirituellesi forte qu’il arrivait à réunir des milliers de personnespendant les fêtes religieuses.

Lorsque les missionnaires comprirent le poidsqu’exerçait le théâtre de masse sur le peuple, ils l’adop -tèrent comme instrument pour certains buts précis.

Le théâtre, la musique et la danse en Nouvelle-Espagne, furent, au cours du XVIe siècle et une partie duXVIIe, des instruments au service de l’évangélisation. Lesmoines espagnols, ayant le ferme objectif de diffuser lesidées chrétiennes, surent très bien canaliser le profondsentiment religieux des Indiens ainsi que leur attirancepour les rituels de grand apparat et leur amour de ladanse en tant qu’acte directement lié au culte.

Les conquérants et les moines assistèrent à de nom-breuses représentations et spectacles de danse indi-gènes, la possibilité d’en conserver une partie ne leurdéplut pas, que ce soit pour servir d’entraînement auxIndiens ou pour les adapter et les intégrer au processusd’évangélisation.

Après la grande importance que prend le théâtreavant la conquête, le Mexique connaît d’autres formesqui n’ont rien à voir avec la première.

L’héritage du théâtre préhispanique a conservé l’exis-tence des pratiques, des rites religieux et civiques queles peuples célèbrent à l’air libre.

Ensuite nous avons un genre de théâtre de boulevardqui remonte au XVIIIe siècle. La liberté des comiques,leur critique illimitée, provoquèrent de sérieuses répres-sions et le gouvernement réussit presque à l’éliminermais, malgré tout, ce théâtre ressuscita.

Nous avons enfin le théâtre d’héritage métis qui com-mence au XVIe siècle, en espagnol, et qui est considérécomme “le théâtre mexicain”, celui-ci oublie volontiersses deux autres essences. Il s’agit d’un théâtre européaniséqui s’adresse à la classe moyenne et aux classes plus éle-vées, c’est-à-dire à un secteur réduit de la population.

Le théâtre dans des espaces ouverts s’est joué auMexique depuis l’époque préhispanique, comme nousl’ont décrit les chroniqueurs des Indes.

Pendant l’évangélisation, ce théâtre se faisait dansde vastes espaces et était très spectaculaire. Mais auXXe siècle, il devient théâtre de masse, constitué d’es -tampes illustrées par la musique et la danse.

En 1983, s’initie au Mexique une expérience théâ-trale qui reprend les trois essences et rompt avecl’idée des quatre murs du théâtre, lui ouvrant ainsi leciel et la terre. Il s’agit du laboratoire de Théâtrepaysan, fondé et dirigé par Maria Alicia MartínezMedrano.

Il existe des antécédents, qui ont eu peu de suc-cès, de théâtre rural et de missions culturelles dont lesobjectifs étaient très positifs. Cependant ces tentativesprovoquèrent leur propre échec didactique et esthé-tique en offrant des œuvres élémentaires et de théma-tique immédiate aux communautés, mais surtout enessayant d’apporter une culture théâtrale et politique

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à des gens qui ont leur propre culture et lecture dumonde. Il s’agissait d’un accès au théâtre absolumentbilatéral.

La principale stratégie du laboratoire de Théâtrepaysan et indigène n’est pas de transporter les spec-tacles dans les villages mais de vivre avec le peuple etde faire le théâtre avec le peuple et pour le peuple. Leslaboratoires basent leur théorie et leur pratique sur Sta-nislavski. Cependant, leur esthétique est très ouverteaux stimulations des autres arts des autres faiseurs dethéâtre, mexicains ou universels, et surtout aux contri-butions de la communauté concernée, lesquelles se sonttraduites par des rythmes, des tonalités, des façons demarcher, de s’habiller ou de s’alimenter.

Les laboratoires reçoivent également la stimulationdes fleurs et de la nature en percevant les liens étroitsentre la vie et le théâtre. Toutes les œuvres ont l’aird’être une grande symphonie de paroles et de couleurs.

Les étudiants, sans se déraciner de la terre, sansavoir d’expectatives de vedettariat commercial, saventque leur principale mission artistique s’accomplit enversleur peuple. Les matières étudiées sont : le jeu, la voix,la diction, l’analyse de texte, le genre, la dramaturgie,la danse, la pantomime, le maquillage, le costume, laproduction, la musique, l’histoire du théâtre, l’histoirerégionale et nationale ainsi que d’autres cultures indi-gènes en plus de la leur.

Dans les laboratoires de Théâtre paysan, les élémentsthéâtraux se métamorphosent en végétation : les bords del’avant-scène sont des pousses d’arbustes, les piliers sontdes arbres, le décor est une montagne avec ses arbres etses sentiers, une rivière ou l’esquisse d’un village.

Les caractéristiques du théâtre de Maria AliciaMartínez Medrano ont été adaptées et adoptées par ses

élèves sans pour autant être fidèlement copiées, les étu-diants ont même apporté des innovations. Le montagedu spectacle n’est pas travaillé de manière orthodoxe ;les participants s’emparent de l’espace, l’adoptent, letransforment, le rendent quotidien et sacré.

Par ses valeurs esthétiques, éthiques, sa naturalité,simplicité et complexité, chaque mise en scène nousplace au centre de la toile de fond de la culture indigèneet paysanne. Elle rompt avec tous les clichés et les dis-criminations. Elle nous fait prendre conscience du faitque tout le théâtre est multiple, et du fait que les ves-tiges du théâtre préhispanique, du théâtre syncrétique,sont plus importants que ce que l’on croit.

Les laboratoires ont pris ce chemin qui les transformeet nous transforme. Ils réalisent un travail d’ouverture debrèches et une véritable expérimentation. Connaître leslaboratoires est une leçon esthétique et ontologique.

Il s’agit aussi d’une revalorisation globale de la culturepopulaire comprise comme une manière de vivre en har-monie avec le milieu et fondée sur un savoir ancien maistoujours en vigueur pour ceux qui continuent de vivre encontact intime avec la terre et les marécages.

Les laboratoires sont un projet culturel créé par levillage, et c’est précisément ce qui le rend fondamental.L’art s’incorpore à la vie des paysans. L’espace natureldevient espace scénique, et tout se traduit par une nou-velle syntaxe dramatique d’une qualité d’expressiondes plus réussies.

L’on démontre ainsi la possibilité de former desacteurs, qui, sans aucun antécédent, se donnent pas-sionnément au jeu de scène, et confirment la séduc-tion qu’exerce sur tous les êtres humains cette “autrescène” qui dédouble magiquement la vie de tous lesjours.

L’on prouve également la possibilité de convoquerun public qui n’est pas exclusivement urbain, ni préparéauparavant pour assister à une pièce de théâtre. Lespaysans de cultures indigènes participent en tantqu’acteurs, en tant que spectateurs et même en tant quedramaturges, avec un enthousiasme qui génère desespoirs bien fondés sur la possibilité d’un surgissementd’un théâtre rendu à ses origines populaires et ancrédans son lien avec la terre et ses racines, lien qui tientbeaucoup de l’expérience religieuse, du besoin des’attacher au sacré.

L’intégration des professeurs, presque tous d’originepaysanne, aux conditions de vie de la communauté, estfondamentale. L’identification entre les professeurs etla communauté représente un principe sans lequel cephénomène ne pourrait exister. Leur mimétisation leurpermet d’être acceptés comme partie intégrante et noncomme des étrangers. C’est pour cela qu’ils vivent surleur lieu de travail et sont immergés dans les douleurset les joies de tous.

L’un des buts essentiels du laboratoire est d’entraî-ner les participants afin qu’ils soient capables de sauverles valeurs culturelles des diverses communautés, enprenant les éléments de la culture nationale et univer-selle qu’ils considèrent les plus riches.

Il y a quelques années, le laboratoire a réalisé lamise en scène de Bodas de Sangre, Noces de sang, deGarcía Lorca, cette pièce dépassa toutes les attentes. Laforce tempétueuse de sa tragédie paysanne fut reprisepar les gens du village d’Oxolotán qui l’ont convertieen une interprétation passionnée de grande intensité.

La mise en scène de Bodas fut reçue par la commu-nauté comme un miroir dans lequel elle pouvait sereconnaître. Il y avait des femmes allaitant des enfants

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qui répétaient les tirades de mémoire, et des enfantsaccompagnés de vieillards qui ne se lassaient pas derevenir voir la pièce plusieurs fois de suite.Bodas de Sangre, en version oxolotèque, semblait

avoir été pensée pour ce théâtre naturel, avec un décorde végétation forestière et un soleil de plomb, ou biendes nuages annonçant l’orage.

García Lorca n’était pas étranger à nos paysanssinon ils n’auraient pas pu se l’approprier de manière siviscérale, comme si ce drame avait surgi organique-ment de leurs propres biographies.

Les mises en scène du laboratoire de Théâtre paysanont été nombreuses et ont été réalisées dans différentsendroits du Mexique avec des indigènes de culturesdifférentes, aussi bien du sud, que du centre ou du norddu pays. Bodas de Sangre, Roméo et Juliette et la Tra-gédie du jaguar ont été les pièces les plus remar-quables.

L’Institut de culture de Morelos participera à partirdu mois de mai à une nouvelle mise en scène du labo-ratoire ; La Visite de la vieille dame, de Frédéric Dür-renmatt. Son but est de faire participer un grandnombre de paysans et d’acteurs de Morelos dans unprojet théâtral d’intégration et de revalorisation cultu-relle.

L’œuvre a été adaptée à la vie des indigènes et despaysans de la région pour les raisons suivantes :a) Cette région fut un centre de cérémonie indigène.

La canne à sucre fut la culture qui a produit dans cetterégion des gains exorbitants et, par conséquent, faitmultiplier les haciendas qui enrichirent les conquérantsà travers le travail d’esclaves indigènes.

A l’époque de la révolution, les haciendas produc-trices de canne à sucre ont souffert des crises extrêmes.

b) La Visite de la vieille dame parle d’un villagedont l’économie est en ruine. La vie d’un village dansla misère et dont la source de production agricole estépuisée.

La tâche de réunir la population qui participera etapportera les aspects essentiels de la communauté com-mence ce mois de mai, les répétitions et la productionau mois de juillet, et l’inauguration aura lieu à la mi-septembre. Notre intention ainsi que notre intérêt est deprésenter le résultat de cette mise en scène dans lecadre du colloque et festival que le Centre internationald’ethnoscénologie organisera à la fin de l’année 1996ou au printemps de 1997.

J’ai la certitude que le travail réalisé au Mexique parle laboratoire de Théâtre paysan pendant plus de dixans s’intègre dans les schémas et les objectifs duCentre international d’ethnoscénologie.

Il s’agit très probablement de l’expérience théâtralemexicaine la plus étroitement liée, ces dernièresannées, à la définition exposée par ce Centre de créa-tion nouvelle auquel nous prédisons le plus grand suc-cès à l’occasion de ce colloque de fondation.

Traduit de l’espagnol par Anne Labrousse

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ARMINDO BIAO

QUESTIONS POSEES A LA THEORIE

Une approche bahianaise de l’ethnoscénologie

LE CONTEXTE

Ce n’est pas un hasard si le terme “ethnoscénologie”puise ses racines dans la langue grecque. Celle-cidemeure toujours la référence des codes linguistiquesdominant l’univers intellectuel dans le monde.

D’une part la critique de l’ethnocentrisme, qui s’estdéveloppée dans le milieu intellectuel européen cesderniers temps, les conflits interculturels, notammentavec les immigrants d’origine maghrébine en France,l’importance et la violence des mouvements d’affirma-tion ethnique et religieuse, d’autre part la banalisationdes nouvelles technologies de communication etl’expansion d’un marché de consommation mondial,forment le contexte qui a donné naissance à cette nou-velle discipline.

De pair avec l’air du temps et sa mise en causedes paradigmes de la science moderne, l’ethnoscéno-logie se constitue sous le signe du paradoxe. Il s’agitbien d’une discipline mais qui se veut interdiscipli-naire.

QUESTIONS

Le terme ethnologie correspond en France à cequ’on appelle habituellement aux Etats-Unis anthro-pologie culturelle et en Angleterre anthropologiesociale. Il s’agit de la discipline scientifique quis’attache à étudier un groupe racial (une ethnie), unpeuple, une nation. Sa méthode privilégiée est l’ethno -graphie, c’est-à-dire la description des phénomènessociaux de la population choisie comme objet derecherche.

Ethnobotanique, ethnolinguistique et ethnomusi-cologie sont des dérivés de cette discipline quis’occupent des différents aspects (linguistiques oumusicaux, par exemple) du patrimoine réel et du pa -trimoine imaginaire d’une ethnie, et par extensiond’un groupe culturel donné s’exprimant par des habi-tudes, des usages relevant de la commu nication etdes rituels.

L’ethnoscénologie s’inscrit dans la même perspectiveet partage les mêmes problèmes épistémologiques.

1. Tout d’abord, ressort la difficulté de bien circon -scrire l’objet de la recherche.

Selon le manifeste du Centre international d’ethno -scénologie, la di versité culturelle comprend, du point devue des pratiques spectaculaires organisées, des façonsd’être, “de se comporter, de se mouvoir, d’agir dansl’espace, de s’émouvoir, de parler, de chanter et de s’ornerqui tran chent sur les activités banales du quotidien ou lesenrichit et fait sens”.

Dans quelle mesure, le théâtre, la danse, la musique,les rituels reli gieux, les compétitions sportives, lesmanifestations politiques, les défilés, ainsi que d’autrescélébrations collectives, s’inscri vent dans cet ensemble ?

Est-ce que les habitudes partagées par les gens deBahia lorsqu’ils fré quentent la plage presque quotidien-nement, par exemple, y ont leur place ?

2. Se pose ensuite la question de l’ambiguïté de laméthodologie.

En s’opposant au préjugé ethnocentriste afind’essayer de résoudre un des plus importants pro-blèmes de ses disciplines-sœurs, l’ethnoscénolo giepropose la réalisation “d’analyses intérieures” et“d’analyses exté rieures” et d’abandonner les notionstelles que “mentalité prélogique”, “primitif” et “socié-tés appelées à disparaître”. Elle propose également lacréation d’un inventaire des pratiques spectaculairesorganisées.

Comment établir les conditions de la recherche, lesrelations entre le chercheur et l’objet de son étude, letrajet qui va du sujet à l’objet ? Comment la sympathieet l’empathie1 y sont prises en compte ? Quoi faire dela capacité de juger ? Comment décrire les rites d’exci-sion, par exemple ?

Quelles limites fixer entre l’éthique et l’esthétique ?Maffesoli2 parle de l’éthique de l’esthétique, du sentirensemble qui fait lien.

Lorsque le chercheur est (ou devient) partie prenantede son objet d’étude, comment juge-t-il le préjugé ethno -centriste ?

Comment traduire (traduttore, traditore) dans deslangues et donc des façons de penser et d’être diverses,des phénomènes semblables mais différents ?

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1. Scheler, Nature et formes de la sympathie, 1971.2. Michel Maffesoli, Temps des tribus ; le déclin de l’individualismedans la société de masses, Le Livre de Poche, Paris, 1986 (rééd.1991), 288 pages.

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Pour tenter de répondre à ces questions, il faudradécider de l’ampleur et de la diversité de l’objetd’étude. Un critère peut être l’appétence du chercheurqui lui donnera cette “compétence unique” dont parlentles ethnométhodologistes nord-américains. Grâce auconcours des cher cheurs des différentes “ethnies” de laplanète, l’ethnoscénologie pourrait construire son inven-taire des pratiques spectaculaires.

D’autre part, le chercheur devra assumer son impli-cation dans l’objet de son étude, soit avec l’ethnie soitavec le groupe social qui l’intéresse.

3. La dernière question concerne l’affirmation dumanifeste suivante : “le triomphalisme technologiqueconduit à la massification des formes culturelles. Lesmodèles dominants sont diffusés et donnés pouruniver sels, tandis que l’extrême variété des pratiquesne trouve pas droit de cité.”

Or, la caractéristique spectaculaire de l’exotique est deplus en plus explorée par les médias, l’industrie culturelleet l’industrie du tourisme. L’appel commercial de l’exo-tique devient, en quelque sorte, une tarte à la crème.

Les modèles culturels dominants, marqués principale-ment par la façon de vivre et de penser aux Etats-Unis eten Europe occidentale, sont des piliers du marché mondialet de l’expansion des nouvelles technologies. L’attractionet le rejet de l’étranger y trouvent simultanément droit decité. Pourtant, nombre de chercheurs contemporains yvoient une ten dance différente de la “massification” expri-mée par le manifeste. Maffesoli, par exemple, parle de lasociété de masses mais aussi de l’af firmation croissante dulocal et du tribal. Le triomphalisme technolo gique peut-ilêtre un allié de l’ethnologie ? Je crois que si l’on parvient àrelativiser ce triomphe, on peut répondre affirmativement.

UN ETAT DES LIEUX DANS LES ETUDES THEÂTRALES ABAHIA

La “nation” bahianaise est unique du fait qu’elle résulted’un mélange d’ethnies d’origines native, européenneet africaine. En cela, elle est comparable à certaines“nations” antillaises et nord-américaines.

Par ailleurs, les traditions et les nouvelles technolo-gies y semblent faire bon ménage. C’est ce que j’aicherché à montrer dans mes re cherches sur les transfor-mations dans la vie quotidienne et le théâtre au coursdes années 1968-1980 à Bahia1.

L’industrie du tourisme et l’industrie culturelle sefondent (comme ail leurs) sur la tradition. Ville portuaire,marché et forteresse, Salvador de Bahia a été capitaledu Brésil et la plus importante ville de l’hémisphèresud pendant près de deux siècles. La vocation bahianaiseà affirmer tout à la fois sa singularité, ses traditions etune sympathie envers les nou veautés s’exprime notam-ment dans l’invention du trio elétrico (depuis 1950) :un gros camion qui circule lors du carnaval ou d’autrescélébra tions collectives, transportant des musiciensbien équipés qui jouent, pour la danse, une musiquefortement influencée par les percussions africaines surdes paroles à dominante portugaise avec des instru-ments originaires des trois continents.

L’industrie phonographique connaît à Bahia un essorconsidérable de puis une dizaine d’années. Le showbusiness en général et le théâtre en particulier en tirentprofit. Les manifestations religieuses, les fêtes popu laireset les habitudes quotidiennes, qui servent d’assise à ce

bouillonne ment, connaissent une croissance remar-quable, contrairement aux intui tions de certains intel-lectuels, notamment Roger Bastide. On pensait en effetque le développement industriel de la région de Bahiadepuis une vingtaine d’années ferait disparaître parexemple le candomblé, rite religieux fondé sur la transeet la possession.

C’est une tout autre réalité qui se dessine aujourd’hui,si l’on en juge d’après les travaux des historiens, socio-logues, anthropologues, ethnologues, folkloristes, etd’après les témoignages d’artistes et de curieux engénéral.

Le théâtre professionnel, en tant qu’activité perma-nente et régulière, apparaît comme un événement dansles années quatre-vingt ; le théâtre universitaire, quantà lui, célébrera l’année prochaine son quarantièmeanniversaire.

C’est au début du XIXe siècle que les élites bahia-naises commencèrent à fréquenter les salles de théâtrede la ville. Celles-ci étaient apparues au XVIIIe mais nefonctionnaient alors que de manière épisodique.

Entre le XVIe et le XVIIe siècle, afin d’éduquer lespopulations indigènes et les colons, les jésuites avaientutilisé les techniques théâtrales européennes dans lesécoles et les places publiques en les associant auxmythes et aux matériaux locaux.

Parallèlement, des Portugais : aventuriers, fonction-naires, exilés, parmi lesquels un bon nombre de juifsconvertis, ainsi que des esclaves africains, avaientapporté des formes musicales et des rites collectifs quise sont mélangés aux musiques et aux rituels indigènes.Cette capacité à échanger des codes avec ceux de laculture théâtrale catholique a permis l’élaboration d’unpatrimoine qui permet aujourd’hui de considérer Bahia

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1. Armindo Bião, Théâtralité et spectacularité, une aventure tribalecontemporaine à Bahia, thèse de doctorat, Sorbonne, Paris, 1990.

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comme le cadre d’un ensemble de “danses dramatiques1”et de formes de “théâtre populaire” original, bref commeun foyer de culture et partant, un terrain d’une grandefertilité pour l’ethnologie.

Simultanément à l’émergence du théâtre bahianaisprofessionnel, on peut assister à une utilisation crois-sante des signes de la culture traditionnelle et des thé-matiques locales, allant de pair avec l’usage des acquistechnologiques les plus récents. Ceci se remarque éga-lement dans les médias.

Toute cette problématique n’a pas encore étésérieusement explorée. Néanmoins, à part des étudesrécentes sur le candomblé2, nombre de recherches sesont développées ces dernières années à Bahia, que cesoit sur le théâtre, sur les relations entre tradition,imaginaire et télécommunication, sur l’industrie musi-cale, ou les groupes de carnaval à dominante afro-américaine. D’un point de vue ethnoscénologique, tousces travaux mériteraient de faire l’objet d’une biblio-graphie commentée.

CONCLUSION

Les perspectives de travail proposées lors du colloquede fondation du Centre international d’ethno scénologiesont très positives. Elles devraient permettre de déve-lopper une connaissance mutuelle des divers groupes

culturels dans le monde et de constituer une mémoirede leurs pratiques spectaculaires organisées, en suggé-rant la mise en place de recherches communes selonune méthodologie relativiste et comparative.

MEL GORDON

ETHNOSCENOLOGIE ET PERFORMANCE STUDIES1

Je voudrais vous narrer quelques anecdotes qui montre-ront que, premièrement, le fait de faire du théâtre et demontrer son corps semble être quelque chose d’instinctif,une caractéristique normale du comportement hu main, etdeuxièmement, les modes de représentation spec taculaireschangent en permanence selon les cultures et lesindividus.

Il y a deux jours j’essayais en vain de trouver desactivités divertissantes à Pigalle quand, à la station demétro Stalingrad, les dieux m’ont souri. Sur le quai enface il y avait deux ivrognes, un vieux et un jeune. Ilscommencèrent à se disputer d’une manière très réjouis-sante. D’abord ils se sont installés dans le coin de lastation le mieux éclairé et leurs voix étaient claires etdistinctes. Ils semblaient se disputer à propos de café.Alors que le vieux se préparait à partir, le jeune a pro-féré une grossièreté. Surpris, le vieux a ôté sa veste ets’est approché du jeune. Je regardais tous les gens quiobservaient cette confrontation et il semblait que ça

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1. Retranscription de la communication présentée dans le cadre ducolloque de fondation. Traduit de l’américain par Pierre Bois.

1. Selon l’expression de Mário de Andrade.2. Dont une des cérémonies publiques a été décrite en tant quespectacle par Michel Simon dans un article paru dans l’Histoiredes spectacles, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, Paris,1965, 2038 pages.

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allait tourner au pugilat. Au dernier moment, ils ont faitun bras d’honneur et ils sont partis. Etait-ce du théâtreformel ou du théâtre brut ? Fallait-il interroger les ivro -gnes et les spectateurs pour le savoir ? Cette consciencedu corps, de l’espace et de la voix, voilà justement ceque je souhaiterais enseigner à mes étudiants.

Dans l’étude des cultures étrangères, nous, leschercheurs, avons très souvent une grande influencesur les acteurs et les spectacles que nous observons. Jepense ainsi à ce professeur réputé qui reçut une bourseconséquente pour partir en Nouvelle-Guinée. Une foislà-bas, il se rendit à l’intérieur des terres avec sa femmequi était photographe. Mais, à cause du décalage horaire,ils manquèrent le spectacle qu’ils étaient venus obser-ver. Le professeur paniqua. Accompagné de son tra-ducteur, il alla trouver le chef du village et lui demandas’il était possible de voir quelque chose se rapportantau spectacle afin de prendre des photos. Mais le chefdu village dit que ça coûtait très cher de remonter cettereprésentation. Désespéré, le professeur lui dit : “Jevous paierai autant que vous le voudrez si vous accep-tez de reconstituer cette représentation.” Le chef du vil-lage accepta.

Le professeur rédigea des textes sur cette représenta-tion, les photographies furent publiées et de plus enplus de touristes affluèrent vers le village. La corrup-tion de ce milieu fut presque immédiate. Quand jel’appris, cette histoire me fit beaucoup de peine. Quelquechose d’authentique avait été détruit. Mais dans les rap-ports anthropologiques qui parurent ensuite, il appa-raissait que la qualité des représentations ne cessait des’améliorer. Les gens du village attendaient qu’il y eut

suffisamment de touristes payants pour monter leurspectacle. Ainsi quelque chose a été détruit et le spec-tacle a changé de mode de représentation.

Parfois, pourtant, il résiste. Alors que j’enseignai à l’université de New York,

j’eus moi aussi l’occasion de changer les modalitésd’un spectacle. Chez les juifs hassidim de New York, lethéâtre n’est autorisé que le jour de Pourim. D’ailleurs,ce jour-là comme pour Mardi gras tout est permis : lesenfants fument et s’habillent comme des souteneurs etdes prostituées, les étudiants en théologie boivent duvin doux et vomissent dans les cabines de téléphone,très excités d’avoir, ce seul jour de l’année, le droitd’aller au théâtre. Les synagogues sont bondées aupoint que, dans cette presse, on a l’impression de rede-venir un enfant.

Les spectacles commencent à minuit et finissent àsix heures du matin. Ils sont joués par les gens les plusstupides de la communauté, mais comme ils attendenttoute l’année pour se donner en représentation, le résul-tat est extraordinaire. Ces spectacles sont organisés dela manière suivante : ils commencent par un spectaclede vingt minutes qui est suivi d’une heure de répétitiondu spectacle suivant.

J’ai donc demandé au metteur en scène : — Pourquoi faites-vous une répétition au beau

milieu de la représentation ? — Et vous, comment faites-vous ? Je lui expliquai alors que nous avions des semaines

de répétitions avant la représentation. — Mais mes acteurs sont trop idiots pour se souve-

nir de leurs rôles pendant si longtemps !

Intelligent, l’homme vérifia pourtant autour de lui sice que je lui avais dit était vrai et il constata que c’étaitle cas.

L’année suivante il modifia sa méthode de directiond’acteurs. Comme presque tous les comédiens por-taient des lunettes, il y fit fixer de petits écouteurs quilui permettaient de transmettre ses instructions depuisla régie et de pouvoir en même temps surveiller lesréactions du public. La seule chose que les acteurs maî-trisaient vraiment, du fait de leur culture, c’était lechant. Le metteur en scène remarqua qu’à certainsmoments le public s’ennuyait et qu’à d’autres il étaittrès excité. Alors, tantôt il disait à ses acteurs : “Coupez !Coupez la chanson !” ou au contraire : “Reprenez-la !Reprenez-la !”

Du point de vue technique, la représentation s’avéraun désastre. L’année suivante, le metteur en scène décidadonc de revenir à l’ancienne méthode. Voilà donc unetradition que je n’ai pas détruite !

Je souhaiterais maintenant dire quelques mots de larelation entre les études sur le théâtre et les technolo-gies qui sont à leur disposition. Curieusement, c’est en1925 à Paris, qu’on élabora la méthode la plus sophisti-quée d’enregistrement des rituels du monde entier.C’était une tentative scrupuleuse de notation exhaustivedu texte et du jeu des acteurs. Mais la notation desmouvements et des processus internes ne fut pas ungrand succès.

Dans ce projet il n’y avait pas de distinction entrethéâtre formel, rites et processions. Mais une généra-tion plus tard on introduisit une séparation entre lethéâtre “professionnel” et les théâtres rituels. Il fallut

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quarante ans, de 1920 à 1960, pour définir ce qui devaitêtre considéré comme faisant partie du théâtre internatio-nal. Il est en effet difficile parfois, notamment en Afriqueet en Asie, de distinguer les formes chorégraphiques desformes théâtrales. Au début des années 1970, les perfor-mance studies se proposèrent de résoudre ce problème, enpartant du principe que puisque le théâtre repose avanttout sur un texte et sur une architecture particulière, lecomportement corporel et la représentation du corpsdevaient devenir l’objet central de leur recherche.

Le comportement humain était alors envisagé soustrois angles : le jeu, le rite et le travail. Dans l’activitérituelle, la répétition du mouvement rend ce dernierplus important qu’il n’y semble de prime abord. Dansl’activité ludique au contraire, les événements sontmoins importants qu’ils ne le paraissent. Ces deux acti-vités s’opposent à l’activité professionnelle en ce qu’ellesatténuent le stress et c’est de leur superposition que naîtle spectacle. Partant de là, les performance studies ontessayé de mettre de nouveaux sujets en rapport avec lethéâtre. Par exemple, on s’est mis à comparer l’élevagedes pigeons sur les toits des maisons avec le théâtre, ona étudié les rodéos homosexuels au Texas… Et évi-demment, on n’y enseigne plus Shakespeare ni Molière.

Les performance studies posent donc un problèmeaujourd’hui, que j’espère voir résolu ici, c’est la tendanceà l’analyse et au jugement immédiats alors que dans laméthode scientifique, la première chose à faire, c’est ras-sembler du matériau. C’est essentiel car quand on parle dethéâtre, on est trop souvent obligé d’imaginer à quoi res-semble le spectacle. J’espère donc que la première mis-sion que se donnera le Centre d’ethnoscénologie sera derassembler du matériau en profitant des nouvelles techno-logies qui nous sont aujourd’hui offertes.

FRANCOISE GRUND

LE TCHILOLIDE SAO TOME(Inventer un territoire pour exister)

Pour le tchiloli, curieux spectacle joué par des pêcheurset des cultivateurs noirs, j’éprouve une attirance qui necesse d’augmenter et c’est pourquoi, depuis six ans et àla suite de plusieurs voyages à São Tomé, je rédige denombreux articles sur cette expression, quasi inconnue,de l’île africaine ; des articles pour les journaux dethéâtre, les magazines de danse, pour les revues litté-raires ou de poésie, des articles sur l’esthétique et desarticles ethnographiques.

Voici qu’apparaissent le mot et le concept d’ethno -scénologie, et je ressens immédiatement une sorte desoulagement, car dans chacun de mes écrits j’éprouvaisauparavant une espèce de malaise à privilégier tel outel aspect du tchiloli aux dépens des autres et surtout defaire entrer cette forme inclassifiable, le tchiloli, dansune catégorie. A l’exception peut-être du terme-outil de“théâtre total” (qui, à l’expérience se révèle singulière-ment réducteur), il n’existait pas de moyen de l’ana -lyser dans son ensemble.

L’ethnoscénologie offre ce caractère souple et cespossibilités de ramifications innombrables autorisantune exploration plus objective (par rapport à l’Occident)

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et plus complète des formes spectaculaires peu con -nues. En outre, elle va permettre de mettre l’accent surles articulations entre les pratiques corporelles d’unemicrosociété très particulière, dans sa volonté d’écha-fauder un système d’illusion qui se révélera vital et unepensée symbolique.

L’instrument existe à présent et il va falloir chercherà s’en servir et à exploiter ses possibilités. Les pre-mières études feront probablement apparaître uneimpression de foisonnement, peut-être de saturation etle trop-plein sera à écumer. Pour le moment, l’enthou-siasme guide la main des chercheurs. Va-t-il toujoursde pair avec l’intuition ?Tchiloli, d’après le linguiste Jean-Louis Rougé,

serait une altération du mot teoria (théorie), dont le afinal atone serait tombé avec l’usage. Ce mot auraitpu être véhiculé par les prêtres présents sur l’île quiassistaient à une manifestation dramatisée proces -sionnaire ; en effet, en grec, teoria signifie “proces-sion” ou “députation”. Il sera aisé de constater, par lasuite, combien ces deux hypothèses se justifient parrapport à la signification du terme. (Députation dumarquis de Mantoue à la cour de Charlemagne etprocession des participants, de la case du saint localjusqu’au cimetière, puis jusqu’à l’aire de jeu propre-ment dite.) Le mot tchiloli, créole, marque la volontéd’un groupe social de posséder sa propre langue.“Nommer c’est d’abord et avant tout prendre posses-sion”, dit Rougé1.

Le tchiloli possède la force d’une peinture populaireà la fois ingénue et pleine de symbolisme. Les partici-pants, hommes du peuple, présentent le tchiloli à cer-taines occasions bien précises. Pour ce faire, ils serassemblent en sortes de confréries (celle de BoaMorte, de Caixão Grande, de Cotta Barro, etc.).

La partie spectaculaire et publique du tchiloli (tou-jours précédée d’un rituel) se déroule de la façon sui-vante :

Dans une clairière rectangulaire, régulièrement net-toyée, et décorée d’arceaux de feuilles de palmier et defleurs fraîches d’hibiscus, à l’occasion de la représenta-tion, au milieu des bananiers, des cacaoyers ou des éry-thrines, prend place un ensemble de musiciens quiressemblent à ceux d’une fanfare d’un village d’Europe :casquette de garde champêtre, veste d’inspiration mili-taire, tambours africains à deux peaux, flûtes de bam-bou et socaleirhos (poches de vannerie emplies depetits cailloux faisant office de maracas).

En file mobile, et se dandinant, ils commencent àjouer des airs dansants, dont le rythme peut s’apparen-ter à des branles ou à des menuets. Ils viennent s’instal-ler sur le côté de la longueur de la clairière.

Bientôt les arbres remuent dans le voisinage et, ducouvert de la jungle, sort un singulier cortège quis’approche, à pas dansés, de la clairière1. Ni les pas, niles costumes ne semblent appartenir à l’environnement.Le personnage qui marche en tête porte un bicornerecouvert de miroirs, de cabochons de verre et de fleursfraîchement cueillies, une veste cintrée d’où part unflot de rubans bariolés, une culotte de “petit marquis”,des bas blancs, des souliers cirés, des gants blancs et

une canne à pommeau scintillant. Son visage est cachépar un petit masque blanc, en fin grillage. Il s’agit deGanelon, pair de France et proche de Charlemagne.

Il conduit ceux qui le suivent vers une estrade dres-sée sur une des largeurs de la clairière : personnagesmasqués de blanc eux aussi et entièrement vêtus denoir ; redingote du XIXe siècle pour l’homme et pour lesfemmes, larges jupes de taffetas à volants, châles etchapeaux surmontés de mantilles de dentelles noires.Ce sont : le marquis de Mantoue, sa sœur Ermelinde etsa nièce Sibylle. La famille Mantoue, en grand deuil,gagne la “cour basse” et s’assied sur de simples chaisesdevant une tenture.

Un danseur caracolant, dont l’allure vive contrasteavec le rythme lent des personnages dont les entréesont précédé la sienne, avance devant deux porteursd’une boîte. Le personnage est coloré, entouré de rubansflottants, et les porteurs vêtus de noir. Dans une choré-graphie préstructurée, ceux-ci déposent le petit cer-cueil, de la dimension d’une boîte à chaussures, aucentre de l’aire de jeu, puis viennent se ranger auxcôtés de la famille Mantoue.

Bientôt un autre cortège se devine dans la pénombrede la ramure. Derrière des porte-étendards, arrive Char -le magne, flanqué de son ministre de la Justice en indé-finissable uniforme de garde-chasse ou de militaired’un pays imaginaire. Après que l’empereur a graviles marches de la “haute cour” et arrangé sa longuetraîne cramoisie et sa couronne de papier de choco-lat doré, débouchent les secrétaires et les greffiers ins -tallant sur l’estrade, un peu plus élevée que celle dela “cour basse”, juste en face, téléphones et machinesà écrire. La distance entre les deux “cours” est de vingtmètres.

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1. Jean-Louis Rougé, Internationale de l’imaginaire, n° 14, numérospécial sur le tchiloli, éd. MCM, Paris, 1990. 1. Françoise Gründ, “La danse du tchiloli”, Danser, Paris, mai 1992.

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Puis paraît le fils de Charlemagne, Carlotto Magnoou Charlot, accusé de meurtre et qui va être jugé.

Pendant trois heures, les harangues, les gestes codés,les danses, les entrées et les sorties chorégraphiées vontse succéder, tandis que le public de la brousse, qui,pourtant, connaît l’œuvre par cœur, reste tendu et hale-tant, manifestant sa participation par des cris, des mou-vements de recul et des rires.

L’œuvre consiste en une trame simple : Au coursd’une chasse, le prince Charlot, fils de Charlemagne,tue son cousin Valdevinos appartenant à la familleMantoue. (Le marquis de Mantoue est en fait Ogier leDanois, un compagnon de Charlemagne et un pair deFrance.) Il commet ce meurtre parce qu’il convoiteSibylle, la jeune épouse de Valdevinos. Avant d’expi-rer, ce dernier a eu le temps de murmurer le nom deson assassin. Le marquis de Mantoue jure de vengerson neveu Valdevinos, héritier de son titre et de sesterres, et envoie une députation à Charlemagne pourdemander justice. L’empereur exige des preuves etcommence la mise en place d’un véritable procès avecles avocats, les greffiers, le personnel procédurier ana-chronique, les tentatives maladroites de défense duprince et les larmes de l’impératrice. Enfin, la culpabi-lité de Charlot est reconnue, et l’empereur, la mort dansl’âme, condamne son fils à être décapité.

Les São-Toméens ont, dès les premiers jours, déchif-fré le récit de la façon suivante : Charlemagne est le roidu Portugal, lointain, mais juste. Carlotto Magno est legouverneur portugais de l’archipel de São Tomé et Prín-cipe, un dictateur inique. Le marquis de Mantoue et safamille représentent la communauté des filhos da terra(fils de la terre) ou métis défenseurs d’une identitéembryonnaire, d’une Afrique rêvée loin des terres

métropolitaines. Magnifique contresens fécond pour lastimulation à créer1 !

São Tomé c’est l’Afrique… et ce n’est pas l’Afrique !Pour les esclaves importés du continent à partir dudébut du XVIe siècle, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle,cette île vierge, avant le premier débarquement portu-gais en 1493, leur paraissait aussi hostile que le Brésilet les terres des Amériques. Et ce n’est pas la courtedistance entre le continent et l’île (environ quatre centskilomètres) qui change la dureté d’arrachement dû àl’exil ni la nécessité de reconstruction d’une identité2.

L’histoire, dans ce cas, peut faciliter la compréhen-sion d’un comportement qui a mené les Noirs à la créa-tion d’une forme spectaculaire hybride, anachroniqueet évolutive qui constitue aujourd’hui un ancrage dansune fluctuante réalité. (Il ne faut pas oublier quel’archipel de São Tomé e Príncipe n’est indépendantque depuis 1973, et que c’est à la fin des années quatre-vingt qu’il a réussi à s’affranchir d’un régime prosovié-tique.)

Les Portugais, premiers occupants du petit archipelsitué sur l’équateur, en face des côtes du Gabon, jettentl’ancre parce que l’île constitue un point d’eau provi-dentiel pour les navires faisant route vers l’Inde. Trèsvite, les esclaves razziés parmi les populations descôtes du golfe de Guinée, ainsi que du Gabon, d’Angolaet du Congo, sont mis à la tâche dans les premières

plantations de canne à sucre. Prospères et souventoisifs à partir du XVIe siècle, les maîtres sucriers, séden-taires, qui ont remplacé les marins, font venir du Portu-gal, pour se distraire, des acteurs ambulants qui nejouent que deux sortes de drames : le mystère de laPassion et les divers épisodes du cycle de Charle-magne. (Dans le monde hispanique et lusophone,l’épopée de Charlemagne connaît à cette époque untrès vif succès.)

Au cours des occasions – rares – où le travail peuts’arrêter, les esclaves osent regarder de loin et furtive-ment les Blancs jouer l’épopée carolingienne. Très vite,ils tirent profit de ce privilège passager, pour mémori-ser des fragments de texte, en portugais (la seulelangue commune à la population servile ; à ce propos,il faut se souvenir que les esclaves sont volontairementséparés, en groupes non homogènes du point de vueethnique et linguistique, pour éviter la formation deregroupements d’opposition). Ils récupèrent aussi deslambeaux de tissu, des déchets rutilants susceptibles deconstituer des accessoires possibles. Ils fabriquent desinstruments de musique (percussions et flûtes) avec desmatériaux de fortune et des ingrédients locaux. Et ils semettent en devoir d’imiter les Blancs. Imiter ?… pastout à fait ! A vrai dire, il s’agit même d’une tout autredémarche, qui, avec le temps, devient de plus en plusconsciente et volontaire.

Issus de différentes régions, de différents peuples,parlant différentes langues et pratiquant différentes reli-gions, les esclaves ne possédaient en commun, jusque-là, que le travail. Avec l’un des épisodes du cycle deCharlemagne, qu’ils choisissent parmi les autres – et cechoix du thème va se révéler très significatif pour laprise de conscience de leur future identité –, ils vont

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1. Françoise Gründ, “Le tchiloli”, Notre librairie, éd. Clef, Paris,1990.2. Claude Rivière, Le Mythe de l’Afrique chez le Noir américain,Bastidiana, n° 9, Centre national du livre, Paris, 1995.

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trouver le moyen de se rassembler autour d’une œuvrecommune, une œuvre ludique : le jeu dramatisé. Ce jeu– plus ou moins toléré – deviendra le point de départd’un imaginaire où tous les interdits locaux et liés àleur condition pourront être transgressés. Et pour lesmaîtres, quoi de plus anodin que le mimétisme de leurloisir favori ?

Or, sous l’apparence du jeu banal, les esclaves vontaccumuler, petit à petit, les éléments d’un puzzle, pourdonner le change et construire le simulacre d’un diver-tissement portugais. En réalité, et par la mise en placed’une illusion d’existence, ils vont recourir au proces-sus de création du mythe de l’Afrique. En cela, ils agissentde la même façon que les Noirs convoyés au Brésil oudans les Caraïbes. Comme eux, ils font preuve d’une“capacité d’intervention et d’adaptation, face aux défisque représentent l’asservissement, la transplantation etla nécessité de s’adapter à un milieu inconnu1”.

Par quels détours, les esclaves puis les affranchis, lesmétis filhos da terra (fils de la terre ), puis les ouvriersdu cacao et du café vont-ils s’approprier un empereureuropéen et le métamorphoser en chef africain ?

Dans le contexte são-toméen, le territoire est partagéentre plusieurs communautés, et la part revenant auxNoirs se trouve limitée et dévalorisée. Il s’agit alorspour eux de dresser des frontières imaginaires à l’inté-rieur desquelles le désir d’abord de communauté anti-portugaise, puis le désir d’Afrique pourra se matérialiseret prendre une intensité grandissante. Une clairière enbrousse suffit à représenter un Portugal de pacotille etune Afrique des racines.

Le marquage au sol, par élagage, brûlis, décoration,terre imbibée d’alcool de palme avant chaque représen-tation, équivaut à une réappropriation territoriale à uneéchelle infinitésimale où l’Afrique entière jaillit avecses innombrables formes et sa résistance à la colonisa-tion portugaise.

Le marquage des corps – Noirs jouant les Blancs,vivants jouant les morts, pauvres jouant les puissants,volonté d’utiliser une gestuelle de l’étrange (pas de danseau code double, révérences répétées, jets de pétales defleurs sur les épaules de l’impératrice ou bien époussetageavec un plumeau de palmier aquatique de la couronne del’empereur, essuyer des lunettes avec une feuille d’hibis-cus, mouvements précieux des personnages fémininsjoués par de solides gaillards [car aucune femme ne prendune part active dans le tchiloli], s’éventer avec une palettede raphia en guise d’éventail, etc.) – possède la mêmetransparence pour la population de São Tomé.

Il faut noter que les marquages sont d’autant plusforts que les habitants noirs de São Tomé ont perdu latranse, probablement très vite après leur implantationsur l’île. Ne possédant même plus ce continent secretqu’est la métamorphose de la conscience comme ceuxdes Caraïbes, il leur a fallu faire un effort encore plusgrand d’invention.

Les participants “échappent à l’espace pour mieuxinvestir la temporalité1”. Le spectacle A tragedia domarquês do Mantua e do imperador Carlotto Magnooffre à la territorialité “la possibilité de transparaîtrepour un temps où tous les signes africains sont exacer-bés avant de décroître et de s’effacer, lorsque l’universenvironnant se réinstalle1”.

Comment, à distance, déceler ces signes africains ?Tout d’abord, l’acteur noir assume un rôle double,

tout à la fois comme un homme de spectacle et commeun ritualiste. Son jeu scénique recouvre deux réalités :celle d’un drame historique étranger réapproprié etcelle d’une cérémonie de funérailles africaines. Celles-ci se trouvant interdites par les maîtres, mettant ainsi unterme à toute velléité de reconnaissance des ancêtres etde fabrication de nouveaux lignages, il fallait imaginerun subterfuge pour qu’elles puissent quand même sedérouler de façon innocente. Le choix de A tragedia domarquês do Mantua e do imperador Carlotto Magno,dans le cycle carolingien, ne constitue pas un hasard,puisqu’il s’agit de pouvoir, de justice et de mort… lamort d’un chef.

La difficulté consiste donc à forger un nouveau coderituel pour les esclaves (très peu éduqués dans cedomaine). Une masse sans cesse grandissante, faited’agglutination de détails extraits des mémoires, sup-plée aux repères manquants de la transmission.

L’exemple le plus frappant est celui du petit cercueilplacé au centre de l’aire de jeu. Actuellement, les infor-mations manquent pour connaître le dispositif scéniquedans lequel jouaient les comédiens portugais, mais ilsemble peu probable qu’ils aient placé un cercueil aucentre du podium et se soient déplacés autour, sanstenir compte de la position du public portugais et de savision frontale.

En revanche, plusieurs peuples de l’Afrique procheutilisent un petit cercueil au cours de la cérémonie defunérailles. C’est le cas des Kouyou au Congo. EnCôte-d’Ivoire, chez les Hattié, le petit cercueil, qui estun substitut d’enfant Néné Wi Chi, se place à l’embran-chement d’une piste. Au Bénin, lorsque ses conseillers

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1. Françoise Gründ, “Tchiloli ou la subversion du passé”, Echangesn° 10, septembre 1990. 1. Voir note précédente.

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sentent qu’un roi ou qu’un chef va mourir, ils préparentson petit double pour le jeu des funérailles1. Au Gabon,chez les Téké, Roger-Alain Mikoko signale lui aussil’existence d’un petit cercueil pour les cérémonies defunérailles.

Autre signe africain : la ritualisation de l’espace.Avant la représentation du tchiloli, les pêcheurs et lesagriculteurs transportent l’image de leur saint localjusqu’au cimetière qui se trouve distant souvent de plu-sieurs kilomètres. Après avoir salué les ancêtres et lesavoir invités à assister au spectacle, ils retournent versle village, répandent sur le sol des libations de vin depalme, et viennent s’adresser au saint, patron del’endroit. Dans la plupart des roças (plantations) ou desgroupements de cases, un saint catholique, mais quipossède des fonctions magiques, protège la population.Ainsi, à Boa Morte, les libations sont versées à la foissur la terre devant la maison de “la Mère” et devant lacase de bois qui sert de chapelle à são sant Joao (saintsaint Jean).

En outre, au cours de la représentation proprementdite, il ne faudrait pas considérer la clairière rectangu-laire comme un espace vide que les acteurs rempli-raient, mais plutôt comme un traçage au sol de chemins(invisibles pour certains et évidents pour d’autres) quise croisent au centre. Le chemin de la “haute cour” à la“cour basse” ou du Portugal à São Tomé, le chemin del’Afrique “vraie” à l’Afrique “reconstituée”, le chemindes vivants vers les morts, le chemin des féticheursvers les coupables, le chemin des initiés vers les non-initiés. Cette carte géographique, quand elle se perçoit,

constitue le lieu où tout peut arriver en Afrique ; lacroisée des chemins si importante pour toute commu-nauté.

Un autre fait indique encore la restructuration d’unrituel ou d’une partie d’un rituel africain. La danse decertains personnages copie les mouvements raides etsaccadés des marionnettes. Or, sur la côte du continent,les poupées, les fétiches et les marionnettes sont por-teurs de pouvoirs et gardiens de menaces redoutables.Souvent, les féticheurs ou les hommes chargés de lamise en scène de la mort les bourrent de “médicament”.Le “médicament” (os pillé, sang, plantes, viscères macé-rés) à l’intérieur de la marionnette porteuse, peut avoirplusieurs fonctions : une fonction d’envoûtement, maisaussi une fonction de révélateur ou d’ordalie. Unhomme supposé coupable et qui touche une de cesmarionnettes pourrait, en cas de faute non avouée,devenir brusquement malade ou tomber foudroyé. Dansle tchiloli, seuls les personnages suspects prennent l’allurede marionnettes. C’est le cas de Carlotto Magno et desavocats de la défense, porteurs d’attachés-cases.

Le personnage du capitaine de Montauban marqueun autre repère africain. I1 saute et danse presque sansinterruption au cours des trois heures que dure la tragé-die. Lui, qui semble n’avoir qu’une fonction décorative,ou tout au plus comparable à celle d’un M. Loyal, pos-sède les mêmes caractéristiques que le capitaine Congodans le danço congo. Or, le danço congo, interditjusqu’à l’indépendance de São Tomé, mais pratiqué ensecret, est une cérémonie africaine destinée à l’exor-cisme (à Príncipe, elle viendrait du Congo, commeson nom l’indique, mais, en fait, elle aurait été com-posée de bribes de plusieurs origines). Dans le tchi-loli comme dans le danço congo, le costume, les

accessoires, la danse et le rôle sont similaires. Ils indi-quent que le personnage, un chef, un guerrier, peutconvoquer les féticheurs et leur ordonner soit de tuer,soit de ressusciter les morts.

Le personnage de Renaud de Montauban, violent,agressif, chargé de crucifix accrochés dans le dos, maisaussi de petits sacs de cuir servant de talismans, joue,lui, le rôle d’un véritable féticheur. Aujourd’hui, il estun des rares personnages du tchiloli à ne plus porter demasque, mais d’après un informateur (Carlos Wallen-stein de la fondation Gulbenkian à Lisbonne), il atta-chait – voici encore une dizaine d’années – un long nezpostiche en bois sur son visage. Et cet accessoire luidonnait un air particulièrement méchant. Aujourd’huiencore, lorsque l’homme qui joue le rôle de Renaud deMontauban se déplace à grandes enjambées sur lepourtour de l’aire de jeu, les femmes reculent d’un paset les enfants crient de terreur.

Plusieurs détails soulignent l’origine africaine – lesmasques, les miroirs et les flots de rubans – dans lescostumes, qui, par leur allure générale, ressemblent àdes habits de cour des XVIIe-XVIIIe siècles, et à des vête-ments bourgeois du XIXe et du début du XXe siècle, sanstenir compte de la chronologie ou d’une certaine cohé-rence historique.

Les masques, en fin grillage, plus petits que le visageet posés sur le menton, sont peints en blanc1. Or, dansde nombreuses régions d’Afrique, le blanc est la cou-leur de la mort. (Les acteurs de tchiloli ne portent lesmasques que pour les représentations qui ont lieu lejour. La nuit, ils jouent avec le visage nu. “Il ne faut

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1. Ces informations m’ont été fournies par Olenka Darkowska, de laMaison des sciences de l’homme.

1. Voir cahier de photographies dans “Le tchiloli”, numéro spécial del’Internationale de l’imaginaire, n° 14, printemps 1990.

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pas provoquer les ancêtres !” disent-ils. Cette informa-tion a été recueillie au cours de mon dernier voyage àSão Tomé, en mars 1995, dans le village de CaixãoGrande.)

Les petits miroirs ronds, achetés dans les Prisunic deLibreville, les marchés de Luanda ou parfois les bou-tiques de Lisbonne, et cousus sur les chapeaux et lesjaquettes n’ont pas qu’une fonction décorative. Ils serventà retourner le mauvais œil sur le jeteur de sort et assu-rent ainsi à l’acteur une protection efficace. En effet,celui-ci prend une grande responsabilité en endossantun rôle et en devenant un simulateur.

Les rubans accrochés aux jaquettes du marquis deMantoue, du capitaine de Montauban, de Ganelon, deCharlot ont certes une origine portugaise, puisqu’ilsornaient les épaulettes et les chapeaux des étudiantsportugais, mais également une origine africaine, car ilsoffrent la représentation symbolique des territoiresconquis. Ils représentent donc une sorte de registre decomptabilité, et leur nombre ainsi que leur couleurindique le code hiérarchique du porteur. En Afrique tra-ditionnelle, les pièces à compter les victoires sont por-tées soit à la ceinture, soit sur la poitrine, soit encouronne autour de la tête. Elles consistent en lanièresde cuir, en peaux de chats de brousse ou en peaux decivettes, quand ce ne sont pas des fourrures de léopardsentières ou en fragments.

Les couronnes de papier de chocolat, les tiares delaiton, les cabochons de verre, les galons de doublesrideaux, les gants, les lunettes de soleil sont là pourdonner le change, et font partie d’un appareil de paco-tille car il ne s’agit que d’un jeu. Mais c’est toutl’ensemble qui confère à l’œuvre sa valeur embléma-tique. Et la réflexion d’Ariano Suassuna à propos des

jeux spectaculaires au Brésil vient à l’esprit : “Quandnous parlons de blasons d’or et d’argent ou même depierres précieuses, nous nous référons à la verroterie,aux paillettes et aux métaux peu chers dont le peuple sesert pour orner ses habits princiers dans les autos deguerriers, par exemple. Ces métaux et ces broderiespopulaires, bien que peu coûteux, ont plus de prix queles «vrais», portés par les riches, parce qu’ils sontdavantage chargés de rêve humain et que, de la sorte,ils ouvrent à notre peuple les portes de la grandeur1.”

Le tchiloli ne cesse de se modifier, d’évoluer depuisles premières représentations furtives de la fin duXVIe siècle. La langue a subi des altérations. Le textede A tragedia comporte deux parties : l’une est en por-tugais du XVIe siècle, versifiée (transmise dans l’île àpartir du XVIIe siècle sous formes de feuillets volantsfaisant partie de a literatura de cordel dont la majeurepartie est éditée à Porto), l’autre est en portugaiscontemporain, en prose, et s’appuie sur le langagepopulaire. A l’intérieur de cette partie, s’insèrent cer-taines expressions en forro ou créole local. Le textemoderne est assez mobile. Il date du début du sièclemais il a été remodelé vers les années cinquante aumoment où le tchiloli a cessé d’être interdit (une périodede près de vingt-cinq ans de silence, due aux contraintespolitiques, a certainement causé des pertes).

En quelques années, les expressions changent. Parexemple, au cours de mon second voyage à São Toméen 1986, le ministre de la Justice concluait le procès parla phrase : “C’est une affaire réglée !” et disait : “Esta fix !”Au cours de mon troisième voyage en 1995, le même

personnage disait : “Esta OK !” Bien que le texte apo-cryphe, comme le texte en vers, soit écrit (travail réaliséau début du siècle), les acteurs modifient le premier etchangent l’ordre des répliques du second. Ils nerésistent pas à la tentation de glisser des phrases soitsubversives, soit humoristiques qui font réagir lepublic. Par exemple, un des accusateurs appartenant àla famille Mantoue demande au prince Carlotto Magnopenché sur le petit cercueil de Valdevinos : “Qui estresponsable de cette mort ?” L’acteur qui joue le rôledu prince détourne rapidement la tête et jette à la foule :“La police de la route !” (faisant référence aux nom-breux accidents survenus ces derniers temps dans l’îleoù pourtant ne circulent que quelques dizaines de voi-tures). La Maison des cultures du monde est respon-sable d’une modification de la durée de l’œuvre. Eneffet, au moment de l’invitation du spectacle à Paris enmai 1986, j’avais travaillé avec les acteurs pour pou-voir éviter les lenteurs et les redites repérées dans laprésentation locale (par exemple, entre l’installation deCharlemagne à la “haute cour” et l’accusation du princeprovenant de l’avocat de la famille Mantoue, une desfemmes du village apportait une marmite pleine debananes plantains bouillies, et les acteurs se mettaient àmanger en prenant tout leur temps. Autre exemple,l’avocat de l’accusation lisait trois fois le texte de lalettre saisie sur la page du prince). A tragedia présentéeà Paris durait environ une heure quarante. Lorsque jesuis retournée en 1995, j’ai eu la surprise de constaterque les cinq groupes de tchiloli avaient tous travaillé auniveau de la durée de l’œuvre et présentaient un spec-tacle d’une heure quarante. “Nous avons trouvé celamieux, et l’expérience du groupe de Formighinha deBoa Morte à Paris a servi à tous !” Ce groupe avait

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1. Ariano Suassuna, “La peinture armoriale”, Brésil naïf (catalogued’exposition), éd. MCM, Paris, 1986.

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également profité de son passage à Paris pour faire uneprovision de tissus et d’accessoires. Depuis, les acteursde Boa Morte portent en guise de bas des collantsblancs de femme, en mousse acrylique.

A São Tomé, la seule œuvre du répertoire du tchiloli(A tragedia do marquês do Mantua e do imperadorCarlotto Magno) représente un triomphe permanentsur les forces d’oppression et de contrainte quellesqu’elles soient. Elle constitue le pivot d’une résistancesourde, ciselée par les apports au cours des siècles. Lesparticipants comme les spectateurs considèrent le tchi-loli comme un chef-d’œuvre auquel chacun peut, en finde compte, apporter une contribution. Plus qu’un rituelréinventé, il reste un élément de lutte contre la mort,contre le déchirement d’avec la terre-mère, l’Afriqueen face qu’ils ne connaissent plus. (A São Tomé, j’aiconstaté que la morbidité était présente dans le quoti-dien, et que les villages portent en général des nomsqui la reflètent : Boa Morte [Bonne Mort], CaixãoGrande [Grand Cercueil], Cotta Barro [Tombe d’Argile],etc. Il est possible que par dérision en même temps quepar désespoir, les premiers esclaves aient donné cesappellations à leurs groupes de cases.)

Des champs d’investigation restent ouverts en ce quiconcerne le statut – très variable avec le temps – desacteurs, le rôle du “chef du récit” (autrement dit, met-teur en scène et garant de la rigueur de l’œuvre), larécente influence du deve, croyance en des esprits peu-plant la nature et jetant des interdits sur de nombreuxfaits quotidiens.

Cependant, dans la mesure où les São-Toméenssavent qu’ils demeurent dans le processus d’invention

d’un système qui leur permet de faire jaillir quand ils leveulent une terre mythique et qui leur appartient toutentière, ils demeurent les maîtres de leur avenir ludiqueet de leurs rêves. Le tchiloli équivaut à un apprentissagepermanent de la liberté.

ABOUBAKAR NJASSE N’JOYA

FÊTES DES FUNERAILLES CHEZ LES BAMUM

Ce récit est le fruit d’une longue recherche sur les résis-tances des croyances ancestrales locales aux religionsmonothéistes en pays bamum.

Nos enquêtes entraient dans le cadre d’un vaste pro-gramme de recherche qu’avait initié l’Institut dessciences humaines de Yaoundé sur les traditions localesdes populations camerounaises au début des annéesquatre-vingt.

Je vais raconter une histoire de funérailles danslaquelle j’étais personnellement impliqué en tant quepetit-neveu du défunt.

En 1979, Munchili Usmanu, fils de Mupe, est décédéà Maghet, laissant trois grands enfants et une fille, tousdéjà mariés.

Tetndap Issah, le troisième, âgé de vingt-six ans,était désigné comme héritier par testament secretcomme le veut la tradition locale. Il succédait doncofficiellement à son père et devenait ainsi le chef decette famille.

Trois années passèrent après la clôture officielle dudeuil selon le rite islamique malikite du septième jour,quand, en 1982, le nouveau chef de famille convoquaune grande réunion familiale.

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Je devais prendre part à cette réunion en tant quepetit-neveu chargé de l’animation culturelle du palais desrois bamum. Mon oncle Tetndap Issah nous dit ceci :

“Peu après la mort du père, je travaillais beaucoupsans gagner suffisamment d’argent. Quand bien mêmej’en trouvais, je perdais cet argent très vite sans m’enrendre compte. Je faisais du transport clandestin enbrousse, je vendais du poisson fumé, mais l’argent detoutes ces activités ne me rapportait rien.

Par la suite, j’ai rêvé une nuit : je dansais avec beaucoupde vieillards quand je vis parmi eux mon père feu Mun-chili. Quelque temps après, j’ai eu presque le même songeet je me suis adressé à certains vieux sages du village, amisde mon père, pour avoir une explication. Ils m’ont tousconseillé de «verser le vin de mon père»Kit Nzu’.

J’ai négligé ces conseils et je n’ai rien fait. Maistrois ou quatre mois après ces premiers rêves, chaquefois que je m’endormais le soir, le lendemain je meréveillais couché par terre sans savoir quand est-ce quej’étais tombé du lit. Cette chose m’est arrivée trois foisen quelques semaines. Mon épouse qui partageait sou-vent le même lit ne m’entendait ou ne me voyait jamaistomber du lit.

Telles sont les raisons qui m’ont poussé à convoquercette réunion de famille pour vous annoncer mon inten-tion de célébrer les funérailles du père et demander vosavis.” L’entente fut trouvée de faire cette fête les 24 et25 mars 1983.

LES PRÉPARATIFS

Chaque membre de la famille devait apporter unecontribution en argent ou en nature. Les beaux-fils

devaient, en plus des cadeaux qu’ils offraient à lafamille, construire des huttes pour l’accueil des sociétéssecrètes et des invités.

La première date fixée a été reportée parce que lesmoyens financiers étaient insuffisants. C’est quandTetndap a gagné sa tontine de cinquante mille francsCFA qu’il a convaincu les autres membres de la famillede faire un ultime effort pour que la fête des funéraillesde son père ait lieu les 24 et 25 mars 1983. On étaitalors en janvier, soit à trois mois de la fête.

Les premières invitations verbales étaient lancées.Des messagers allaient annoncer la nouvelle du décèsde Munchili à Njinogha, Njimonda, Njimogna et Mfo-parain. Ceci avec un coq qu’il offrait aux grands-parents, car ceux-ci viendraient avec les sociétéssecrètes de la famille. Les deux premiers avec Kuna,les deux derniers avec Menchuep, Kanu et Mbara.

Le roi des Bamum, qui est un beau-fils, était égale-ment prévenu d’une façon officielle, mais sans bêteparce que Munchili n’est pas un notable (dans ce cas, ilaurait fallu offrir une chèvre d’annonce des lamenta-tions au roi). De plus, c’est même le roi qui, en tant quebeau-fils, leur doit de rendre la politesse.

Tous les amis de la famille et parents ont été avertispar le bouche à oreille. Il faut noter que ceux qui ontles moyens n’hésitent plus à utiliser les faire-part etmême la presse écrite ou la voie des ondes pour annon-cer la fête des lamentations.

LA FÊTE PROPREMENT DITE

La veille du jour J, on note une animation particulièredans le village, car tout le monde parle de l’événement

à quinze kilomètres à la ronde. La concession est net-toyée et les routes débroussaillées.

Les huttes pour l’accueil sont prêtes. Une dizaine.Quelques chèvres, des bœufs et des paniers de volailleset de céréales sont nombreux. Les points cuisine deplein air sont créés et les femmes et les enfants s’agitentautour.

La délégation royale, beau-fils le plus important,arrive vers seize heures avec deux groupes de danseprofane chargés d’animer les funérailles, Ndange etMendou. Elle est forte de soixante-dix personnes trans-portées par deux véhicules. Le roi a envoyé un bœuf,deux grands sacs de farine, une quantité importanted’huile et de sucre, et une enveloppe de cent millefrancs CFA.

Les musiciens du roi font de l’animation dès leurarrivée en attendant que les choses sérieuses commencentà la tombée de la nuit.

Vers dix-neuf heures effectivement, apparaît un per-sonnage à l’accoutrement bizarre à l’entrée de laconcession. Il pousse des cris à la fois stridents etmélancoliques.

C’est le premier Nshi Nku – gardien d’objets sacrésd’une société secrète qui n’est pas loin ; elle a déjàquitté sa cache pour le suivre.

Tout s’arrête ici comme par enchantement : le NshiNku va sur la tombe réveiller le mort et lui parler ences termes : “Munchili nous voici – tes parents sontvenus avec les esprits de nos ancêtres pour «te chanter»(se lamenter à la suite de ton changement d’état).” Iljette certaines poudres tout autour du caveau familial.

On le conduit ensuite à sa hutte où l’on cachera“Kop Nyam” la bête ou les objets sacrés. Il y mangecopieusement – un poulet. S’il est mal servi, tout peut

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se passer mal car il empêcherait la société secrèted’entrer dans la concession – ne vient-elle pas pourbénir, apporter la paix aux âmes et la prospérité ? Aucours des cérémonies, la pression des sociétés secrètesest lourde car elles exercent une sorte de chantage etmenacent chaque fois de retourner à leur temple si onne les accueille pas correctement.

Une heure plus tard (vingt heures) des chants et descoups de fusils annoncent l’arrivée de la société Kuna– la délégation d’accueil chargée par la famille vientchercher le Nshi Nku pour le conduire à l’entrée de laconcession. Quand le groupe du Kuna arrive, toutes leslumières sont éteintes, et les femmes et enfants enfer-més dans les cases où il règne un silence mêlé de crainte.

Mfokuna tient des conciliabules avec son Nshi Nkupour savoir si tout se passe bien. Il lui dit oui !

Alors qu’on apporte les produits du Kuna :— Une poule, une calebasse de vin, un œuf pondu

là en principe, les noix de kola.Mfokuna dit en recevant le poulet : “Comment s’appelle-

t-il ?” Mengop pié manjé – poulet d’accueil du Kuna.— Aviez-vous déjà apporté mengop rie wu – poulet

d’annonce du décès ? Non ! Alors faites vite, sinonnous partons.

— Où est le mengop mfonyam ? Le poulet du chef deKuna ? Il reçut de l’argent posé sur une plume de poulet.

On chante et on danse pendant un moment. Puis onse déplace au cimetière où le tam-tam est posé sur lapierre tombale et est joué.

On y pose des morceaux de kola que les compa-gnons prennent après avoir dit un njuom – formuleimprécatoire.

Le groupe accompagne les objets sacrés à la hutte, etla fête continue dans la grande cour.

Menchuep, Kanu et Mbara arriveront selon le mêmeprincipe à tour de rôle jusque vers deux heures du matin.

CLÔTURE DU DEUIL OU SU WU

Tôt le matin les enfants se laveront la face avec del’eau après avoir prononcé un njuom. Ils verront plusclair désormais. On porte ses plus beaux habits pour“laver le deuil” à partir de dix heures. Chaque danse estinvitée à partir de sa hutte sacrée et l’on revient à la fileindienne derrière le chef. On danse et la chèvre est atta-chée au pied du tam-tam. Ainsi de suite. Des noix dekola sont posées sur le tam-tam pour les joueurs quidoivent utiliser douze baguettes jusqu’à ce qu’elles sebrisent toutes avant que la danse cesse.

Le Mbara fait une sortie spectaculaire avec seslances et la corde qui le relie au porteur du paniercontenant les douze baguettes. Il danse pendant près dequarante minutes sur les vingt mètres qui séparent lahutte de la cour.

La fête des funérailles de Munchili prend fin ainsi.Un grand déjeuner est offert à tous les invités.

QUELS ENSEIGNEMENTS POUVONS-NOUS TIRER DE CERECIT ?

En réalité, on célèbre des centaines de fêtes de funé-railles de ce genre chaque année au Cameroun. Cer-taines manifestations rituelles comme le nguon chezles Bamum ou le ngonde chez les Douala sont desgrands événements nationaux aux cours desquels onne se contente plus de se souvenir des morts. Ces

cérémonies dites “culturelles” embrassent finalementtous les aspects de la vie politique, économique et reli-gieuse de la nation. De ce fait, elles doivent être abso-lument préservées et même développées parce qu’ellesreprésentent les éléments fondamentaux du patrimoineculturel de nos peuples.

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JACQUES BINET

MÉTISSAGES CULTURELS AU GABON

Tout d’abord, je voudrais faire deux remarques :1. La première est relative au mot eurocentrique et à

la pensée qu’il véhicule. Notre civilisation occidentalemoderne est née certes de la culture gréco-latine, maisbien d’autres courants ont contribué à édifier le mondedont nous avons hérité. Toute la Méditerranée s’y retrouve,de l’astronomie chaldéenne à l’architecture égyptienne,de l’écriture phénicienne aux spéculations métaphy-siques d’Aménophis IV. La Bible a apporté un fermentthéologique, mystique et poétique. Si Athènes a fournides doctrines démocratiques, la Perse du grand roi aapporté d’autres notions politiques. C’est sur un troncdéjà pluriculturel et pluriethnique qu’a été effectuée lagreffe hellénistique.

Rejeter des techniques, des institutions ou des idéesparce qu’elles sont “occidentales” est donc vain. Toutce qui est humain est nôtre. Soucieux, comme tous lesartistes de cette fin de siècle, d’innovations, certainspeintres africains veulent se ressourcer en utilisant lesmatériaux, colorants, enduits, colles ou autres de leurcontinent. Mon pays, me dit un Sénégalais, est assezriche et assez mystérieux pour fournir des matériauxinconnus. Cette volonté nationaliste lui chatouille lecœur et l’imagination. Très bien. Mais il ne faut pas

oublier les leçons de l’expérience. La peinture occiden-tale a expérimenté bien des techniques depuis quelquesmillénaires. On ne peut raisonnablement négliger cetteexpérience accumulée depuis les tombeaux royauxd’Egypte, depuis les peintures romaines ou les icônesbyzantines jusqu’à la peinture à l’œuf ou à l’huile.

2. D’autre part, certains pensent que théâtre ou jeuxde scène ne peuvent naître qu’en dehors d’une emprisereligieuse. Le théâtre grec était consacré aux dieux. Lesmystères du Moyen Age aussi. Le drame est né de laliberté humaine aux prises avec un monde inquiétant.C’est pourquoi dans ces réflexions sur les jeux de scèneinterviendra le bwiti des Fang. Catholicisme, croyancestraditionnelles fang et mitsogo se mêlent pour fournir àce culte religieux dogmes, rites et chants. Le sacré jouedonc un rôle essentiel.

Chez les Fang du Gabon, j’ai observé, élémentairesou complexes, les éléments divers d’un théâtre nais-sant.

Mitzic, une petite ville gabonaise, m’a fourni un caslimite de théâtre sans public, sans vêture, avec un motifdramatique quasi inexistant. Je promenais ma curiositésur un terrain de football. C’était une rencontre sanséclat, entre deux équipes de la région. Il n’y avait pasgrande assistance. Un peu à l’écart, un homme seul par-lait dans un micro dont ne sortait pas grand-chose. Ques-tionné sur l’original qui essayait de commenter ce quechacun voyait fort bien sans lui, un voisin m’expliquaitque ce “speaker” improvisé – qui n’était raccordé à rien,sans téléphone, ni magnétophone, s’amusait souventainsi. Son commentaire au haut-parleur lui permettait dejouer un rôle. Théâtre à un seul personnage, sans public.

Un autre exemple de la vénération de la parolepublique m’a été donné par des bwitistes. Les tenants

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de ce culte célèbrent des cérémonies chantantes et dan-santes, absorbent une drogue et voyagent ainsi au paysde Dieu. Dans ce culte, sans hiérarchie ni dogmecontraignant, chaque maître de chapelle a ses visionspersonnelles. S’il est dynamique, il les fait partager auxfidèles qui l’entourent. Avec la musique, le rythme desdanses ou des percussions, avec le feu qui brille et lafumée des torches de résine, les fidèles ont des halluci-nations visuelles ou auditives. Ils entendent les parolesque l’on prononce chez Dieu. Certains ont noté dessonorités qui n’existent pas dans les langues locales. Ilsappellent par exemple cadroyal la maison de Dieu,dérivé de cathédrale. Le metroyal est un escalier quipermet de mesurer “en mètres” la sainteté.

Un prophète bwitiste me dessinait ainsi sa métaphy-sique : l’esprit divin était représenté comme un enfantporté sur le dos de sa mère. Diverses traditions afri-caines évoquent une création en plusieurs temps, aban-donnée puis reprise. On peut ainsi comprendre Dieu etsa mère. Mais, à portée de la bouche divine, un micro-phone va lui permettre de faire entendre sa voix à lacréation.

Un autre élément théâtral m’est apparu dans lebwiti. Les salutations y sont importantes. Des fidèlesvont montrer leur affiliation. Ils vont vers l’officiantprincipal, passent sous la jambe qu’il lève, mimantainsi la naissance. Puis ils lui présentent des mainsouvertes. Il y souffle. Après avoir ramené les mainsainsi bénites à leur visage, les arrivants touchent lataille du prêtre.

La salutation peut apparaître comme du temps mort.Ici elle est chargée de sens.

Dans la danse enyege des Boulou du Cameroun, lechœur des danseuses mime quelques exercices militaires

pour montrer la force et la discipline du groupe. Mais,sur une sollicitation de la maîtresse du jeu, des person-nalités sont invitées à sortir de la masse des spectateurset à prendre la parole. Salutations, compliments, récitsdes difficultés vaincues pour former et entraîner legroupe.

Cette dramatisation par l’évocation des difficultésest marquée fortement à propos de la danse. Akwa, undignitaire, m’explique qu’il a fallu construire un nsekAkwa (fétiche d’Akwa), une poupée en sparterie, quiest supposée contenir le crâne d’un ancêtre. Jadis, lescrânes des ancêtres étaient conservés pour recevoir dessacrifices. Mais ces byeri sont maintenant rejetés parl’opinion ; ils serviraient, pense-t-on, à fortifier lesmangeurs d’âmes, les vampires. Mon informateur, unhomme instruit expliquait que le nsek Akwa n’était pasun vrai byeri mais un simulacre. En effet, à ses débuts,la compagnie de danse était poursuivie par la malchance(ou plutôt, pensait-on, par la jalousie et le pouvoirmagique des concurrents ; l’éclairage tombait enpanne, les retards s’accumulaient, l’orage éclatait. Ilfallait lutter).

Dans le corps même de certaines danses, on voitpoindre le théâtre. La danse enyege doit glorifier unayong (clan) mais, à côté des manœuvres militaires, ony insère quelques vers anecdotiques sur la dure condi-tion des femmes, sur leurs maris ou leurs amantsvolages. Une scène représentait la maladie d’un enfant.Un berceau est amené au milieu du chœur. La mèrechante sa tristesse et se fie à ses prières. Mais une amieva ressusciter l’enfant par une magie quelconque. Toutest exposé en trois phrases, suggéré plutôt que dit. Letexte n’a donc pas l’importance que suppose le théâtreoccidental.

Le cas d’eko de Gaulle est intéressant. L’associationchorégraphique organise la danse, prépare les lieux,amène les instruments et les musiciens. Les dignitairesportent des titres de ministres et ont des rôles corres-pondant de façon dérisoire à leur fonction. Le ministredes Finances et les douaniers font payer les entrées, leministre de la Santé vérifie la propreté, lave le cou àcelui-ci, met du parfum à celui-là, et distribue des aspi-rines s’il y a quelque mal de tête. C’est tout un socio-drame qui se joue.

Fiction et réalité se mêlent. Jusqu’en 1960, un groupedonnait de la représentation une version historique. Ungroupe de marins avait un camp séparé et dansait àpart. Souvenir évident des événements de 1940. Cer-tains territoires entraînés par l’appel du général deGaulle avaient rejeté le régime de Vichy. A Libreville,une unité de la marine nationale avait imposé sa puis-sance, quelques escarmouches avaient eu lieu. C’estcela qui était représenté par le camp des marins. Lesdanses évoluent avec le temps. L’incident des marinsparaît oublié. De Gaulle reste. Il sera probablementremplacé par un président. Pour l’heure il est assezauréolé des légendes pour subsister. Mais, revanche del’historicité, il a toujours en main une canne quicontient un fétiche assurant prestige et autorité. Or, cen’était pas de Gaulle qui avait une canne, mais Leclerc.Et c’est Leclerc qui rallia Cameroun et Gabon au gaul-lisme.

Le président du groupe, le “général de Gaulle”, estchoisi pour sa taille. Dans son discours, il joue lesgestes et reprend les intonations de son modèle. Maispersonne ne cherche à faire croire à l’authenticité. Ici,le de Gaulle a un képi, ailleurs il a un bonnet de pluieou une chéchia noire.

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Si dans un village où se tient la danse il y a un autregroupe, la courtoisie exige que le de Gaulle de cet autregroupe apparaisse à côté de celui qui joue. Ce dédou-blement ne gêne personne car personne ne cherche lavraisemblance.

Le vêtement est important. Il permet de séparer leprofane du sacré, le monde quotidien du monde de lafiction héroïque. Nous autres, Occidentaux, ne devrions-nous pas nous en étonner ? Il n’y a pas si longtemps, lagrand-messe était célébrée avec un suisse, hallebardiervêtu d’un uniforme du XVIIIe siècle. En Normandie, leschantres étaient vêtus de chapes brodées. Anachro-nismes et mélanges ne choquaient personne. Lesparoisses voulaient marquer par là une recherche demajesté et un dépassement du monde quotidien.

L’espace joue évidemment un rôle dans les danses etles cultes africains. Souvent, c’est simplement le lieuoù l’on peut évoluer, le cercle qu’entourent lesbadauds. Mais cet espace peut être significatif. Dans ladanse eko de Gaulle, la soi-disant gendarmerie natio-nale délimite un rectangle où on ne doit pas marcher.Qui y pénétrerait serait taxé d’une amende à verser auministre des Finances. C’est la parcelle réservée auxofficiels. Dans la danse enyege, au moment des saluts,la capel (maîtresse de chapelle) amène les notables quivont parler vers une place réservée joignant le symbo-lique et l’utile à l’agréable, d’autres danses font siégerles personnages importants autour d’une table garnie deboissons.

Dans le bwiti l’espace joue un rôle plus complexe ;il symbolise la totalité du monde visible et invisible.Un officiant danse dans le temple avec une torche.Puis, passant ce flambeau dans un trou du poteau cen-tral, il représente la naissance. Dans la cour, il dessine

un circuit qui représente la vie dans notre mondevisible. Rentré, toujours dansant, dans le temple, il estretourné au paradis. En effet, les Fang estiment que lavie de l’homme est un tissu de naissances et de morts.

Le temple lui-même exprime la valeur symboliquede l’espace. Comme dans notre Moyen Age, le plan debeaucoup de temples figure un homme couché sur ledos. Les entrées, des deux côtés du poteau central,représentent les pieds, le poteau le sexe, l’orchestre oùjoue la cithare est la tête. Le feu brûle à l’emplacementdu cœur.

La pensée symbolique a un avantage sur la penséerationnelle. Symboles ou objets permettent des inter-prétations diverses. A l’emplacement du cœur, on peutvoir dans la charpente un morceau de bois percé deflèches, aussi bien qu’une roue de bicyclette. Le boispercé évoque le cœur percé du Christ de certainesimages sulpiciennes. La roue de bicyclette paraît bientriviale. Mais elle illustre bien la métaphysique. Partiesde Dieu qui est au centre de tout, comme le moyeu dela roue, les âmes descendent le long des rayons pours’incarner dans la circonférence du monde. A la mort,elles retournent à Dieu.

Tous les accessoires des rituels méritent réflexion.Au-delà d’un objet de rebut, rouillé et dérisoire, il peuty avoir un sens très profond.

Le temps mérite aussi d’être étudié. Certains bwi-tistes, comme dans l’Eglise catholique, ont établi uncycle temporel avec des fêtes, Pâques ou Noël, liéesaux saisons. Dans la plupart des poèmes ou cantiquescependant, la temporalité apparaît mal. Le système lin-guistique, en effet, n’établit pas clairement passés, pré-sents et futurs. Dans les chants qui accompagnent lesdanses, l’extrême concision, le procédé perpétuel de

l’allusion explique cette gêne face au temps. Dans lesrituels bwitistes il semble que la volonté de chercherpartout des ressemblances et des annonces prophé-tiques amène à mélanger personnages et périodes.Nyingone Melege, la fille de Dieu, est en même tempsla Vierge Marie de notre histoire sainte et l’Eve de laGenèse.

Parfois, lors de cérémonies du bwiti ou de rites ana-logues, des danseurs dépassent le jeu. Sortant d’eux-mêmes, ils revêtent une autre personnalité. L’acteur estpossédé par quelque esprit. Si la crise dure, un officiantest parfois obligé de la faire cesser pour que le patientn’en soit pas traumatisé. Le possédé est amené au piedd’un poteau, des mouvements d’assouplissement ducou permettent d’expulser l’esprit qui sort par le poteauet le toit. Paradoxe du comédien qui a pris son rôle tropau sérieux, au point d’être saisi par son personnage.

Paroles, mimes, dramatisation et sociodrame, vêtureset accessoires, espace et temps, toutes les caractéris-tiques du théâtre sont là.

Il semble que les Fang aient un génie particulier pourtraduire en scènes de théâtre toutes sortes d’activités.

Il y avait jadis des échanges ritualisés qui tenaient lieud’échanges économiques, les bilabas. En effet, dans cettezone il n’y avait pas d’économie d’échange, de colportage,de marché. Chaque famille vivait en autoconsommation.

Les bilabas assuraient la circulation des biens et laredistribution des richesses. Deux chefs de famille selancent un défi ; à qui fournira le plus de cadeaux. Lepremier vient avec les marchandises de prix : tissus,ustensiles de ménage, produits importés, du sel auxalcools. Dans le village de son échangiste, il danse etchante, étalant sa richesse et la somptuosité de sescadeaux. Plus tard, le second ira chez son cocontractant

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avec des cadeaux plus importants : ivoire, viandesfumées… danses, défis orgueilleux. Le premier vareprendre l’offensive, mettant son honneur à donnerencore plus qu’il n’a reçu. C’est le rituel du potlatchamérindien avec la mise en scène des vanités rivalespour étonner le public. La prodigalité fait partie ducaractère des chefs. La générosité permet d’imposerson autorité à des obligés.

Les Fang n’ont pas de stratification sociale évidente.Les migrations récentes ont bouleversé les lieux cla-niques. Aucun clan n’est en possession d’un terroirdéfini. Aucun chef de clan ne sait au juste où sont tousses ressortissants. Les byeri, les crânes d’ancêtres, ontperdu leur valeur sous l’effet d’une sorte d’inflation.Chaque lignage a pu revendiquer ses ancêtres propres,oubliant les ancêtres plus lointains. Perdant leur valeurreligieuse d’instruments d’un culte, les byeri sont deve-nus les outils de la volonté de puissance de leurs déten-teurs. Dans l’esprit du public, ils devenaient desinstruments magiques alors qu’ils avaient été les sym-boles de l’ancestrolâtrie. Jalousie et terreurs de sorciersde la nuit rendaient difficile de les conserver car lesoupçon s’attachait à eux. La richesse ne satisfaisaitpas les ambitieux que si elle permettait de s’assurer uneclientèle. Les sociétés de danses ont permis de recréerdes groupes et d’assurer à leurs dirigeants un prestige.De même, le bwiti acceptant les déviations les plusdiverses a permis aux ambitieux de se manifester et detrouver satisfaction dans l’atmosphère exaltante d’unefraternité religieuse.

BIBLIOGRAPHIE

ALEXANDRE P., BINET J., Le Groupe des Pahouin, PUF, 1958.BINET J., Budgets familiaux des planteurs de cacao, ORSTOM,

1956.Sociétés de danse chez les Fang au Gabon, ORSTOM, 1972.“Drogue et mystique”, Diogène, 1974.Ph. Laburthe Tolra, Les Seigneurs de la forêt, Pub. Sor-bonne, 1981.

JEAN-PIERRE CORBEAU

LES ACTEURS DU PARTAGE ALIMENTAIRERÉPÈTENT-ILS ?

“La tragédie commence quand le ciel se vide1.” Sub-stituons à la tragédie le drame au sens politzerien.Retenons sa théâtralisation. Bref, acceptons-nousacteurs d’une quotidienneté qu’aucun modèle consen-suel ne pourrait prétendre régir dans le contexte ano-mique qui la caractérise. Imaginons-nous comédiensimpliqués dans des interrelations multiples signifiantaux autres nos sympathies ou nos haines, nos désirsou nos craintes, nos goûts et nos dégoûts. Représentons-nous au sein d’interactions induisant par nos pas-sions, nos mimiques, nos comportements corporelset nos propos, les formes de nos sociabilités com-mensales.

Pour appréhender une telle mise en scène des man-geurs, pour en saisir et comprendre le sens, nous propo-sons la construction d’une métonymie imbriquant lathéâtralisation (la forme prise par le drame humain),l’anomie (qui vide la scène sociale comme elle l’a faitpour le ciel, à moins qu’elle ne l’encombre au pointque l’on s’y perde) et l’imitation comme un processusparticipant à l’émergence de nos comportements ali-mentaires et conviviaux.

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1. Jean Duvignaud, in Cahiers Renaud-Barrault.

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Nous souhaitons préciser les diverses conceptionsdu troisième élément de notre métonymie. Il existetrois manières de percevoir les phénomènes imitatifs :

– On peut les concevoir comme des normes aux-quelles on se soumet, auxquelles on obéit, affirmant, àtravers ces différents mécanismes de mimétisme ou dereproduction, son statut d’Homo sociologicus.

– On peut aussi envisager l’échange entre le “Moi-je” et les instances sociales (d’origine diverse), étudierle lien qui les unit, la génèse et le développement desréseaux.

– On peut enfin – et cette conception s’avère compa-tible avec les deux premières – imaginer que les phéno-mènes d’imitation soient créatifs, qu’ils échappent àune simple reproduction et qu’ils participent d’unefaçon essentielle aux interactions construisant le sujetdifférent d’autrui.

La première conception des phénomènes d’imitation– l’imitation passive – présente au moins l’une des troiscaractéristiques suivantes : elle envisage les processusimitatifs au niveau macrosociologique, elle cherche àsaisir des lois. On oublie que les “structures” n’appa-raissent que dans le contexte de données conjonctu-relles, on confond alors explication et prévision enassimilant les catégories idéales et les distinctionsréelles. Enfin, si nous admettons que nous sommesdans la “société des individus” (cf. Norbert Elias), cetteconception valorise le premier terme et ne se place pasdans la perspective de l’acteur social pour développerune démarche compréhensive que nous revendiquons.

En développant sa notion d’“habitus” – illusion despontanéité et de liberté de penser et d’agir, en faitconforme à des régularités objectives –, Pierre Bour-dieu se réfère implicitement à l’idée de phénomènes

imitatifs favorisant une reproduction sociale. Il l’expli-cite dans la Distinction, critique sociale du jugement1 àpropos des goûts alimentaires et des manières de table.

Cette conception est reprise par Claudine et Chris-tian Grignon lorsqu’ils proposent d’appréhender lesconsommations alimentaires à travers le modèle bour-geois gastronomique et le modèle populaire, initiale-ment paysan, mais lui-même “imité” par les catégoriesouvrières qui en sont issues.

Dans les deux cas, l’imitation est envisagée endehors du sens que peut lui conférer l’acteur social.Celui-ci reste écarté de la perception macrosociologiqueet objectivante des auteurs.

Edgar Morin propose aussi une forme d’imitationprivilégiant des modèles prestigieux lorsqu’il évoqueles nouveaux “olympiens”, à la fois inimitables et imi-tables : “Les olympiens, à travers leur double nature,divine et humaine, opèrent la circulation permanenteentre le monde de la projection et le monde de l’identi-fication. Ils concentrent sur cette double nature uncomplexe virulent de projection-identification. Ils accom-plissent les fantasmes que ne peuvent réaliser les mortels,mais appellent les mortels à réaliser l’imaginaire. A cetitre, les olympiens sont les condensateurs énergétiques dela culture de masse2.” Une telle conception de l’imita-tion de modèles prestigieux empruntés à des messagesmédiatisés se retrouve dans les analyses des mangeursproposées par Claude Fischler3. Le fait nouveau ici estla prise en compte d’un imaginaire, mais nous restons

encore au niveau d’une explication macrosociologiquedans laquelle on postule l’idée de modèles préalables(inscrits en nous génétiquement) que l’acteur imite-rait…

L’“imitation-persuasion” constitue la troisième formede cette première utilisation du concept. On songe, bienévidemment, aux travaux de Vance Packard (La Persua-sion clandestine, Les Obsédés du standing), ainsi qu’àtous les mécanismes publicitaires qui cherchent à régiret influencer nos comportements alimentaires. D’uncertain point de vue, Nicolas Herpin1 s’inscrit danscette conception de l’imitation en considérant, à justetitre, l’influence du réseau de distribution et de straté-gies commerciales sur nos types de comportements ali-mentaires.

On ne saurait évoquer l’imitation sans mentionnerGabriel Tarde. Il illustre la quatrième forme prise parl’“imitation passive”, mais se situe à la frontière decette conception (celle que l’histoire a plutôt retenue delui) et d’une autre, plus interactive, qu’il connote encored’un somnambulisme suscité par un “grand hypnoti-seur” : “S’ils finissent (les citadins) pourtant, quelquefois,par devenir exemplaires à leur tour, n’est-ce pas aussipar imitation ? Supposez un somnambule qui poussel’imitation de son médium jusqu’à devenir médium lui-même et magnétiser un tiers, lequel à son tour l’imitera,et ainsi de suite. N’est-ce pas la vie sociale ? Cette cas-cade de magnétisations successives et enchaînées est larègle (…) D’ordinaire, un homme naturellement presti-gieux donne une impulsion, bientôt suivie par des mil-liers de gens qui le copient en tout et pour tout, et lui

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1. Pierre Bourdieu, La Distinction, critique sociale du jugement,éditions de Minuit, Paris, 1979.2. Edgar Morin, L’Esprit du temps, Grasset, Paris, 1962, p. 145-146.3. Claude Fischler, L’Homnivore, éditions Odile Jacob, Paris, 1990.

1. N. Herpin et D. Verger, La Consommation des Français, éditionsLa Découverte, Paris, 1989.

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empruntent même son prestige, en vertu duquel ilsagissent sur des millions d’hommes inférieurs. Et c’estseulement quand cette action de haut en bas se seraépuisée qu’on verra, en temps démocratique, l’actioninverse se produire, les millions d’hommes, à certainsmoments assez rares d’ailleurs, fasciner collectivementleurs anciens médiums et les mener à la baguette. Sitoute société présente une hiérarchie, c’est parce quetoute société présente la cascade dont je viens de parler,et à laquelle, pour être stable, sa hiérarchie doit corres-pondre1.”

Abandonnons la vision quelque peu pessimiste deGabriel Tarde2 imaginant que “l’imposition persuasive”se substitue à l’“imposition autoritaire” – “le citoyendes temps nouveaux se flatte de faire le libre choixentre les propositions qui lui sont faites ; mais, en réalité,celle qu’il agrée, celle qu’il suit, est celle qui répond lemieux à ses besoins, à ses désirs préexistant et résultantde ses mœurs, de ses coutumes, de tout son passéd’obéissance3”. L’imitation peut alors devenir l’un desprincipes de construction des réseaux qu’imagine Nor-bert Elias.

Si l’on accepte la vision de Tarde, on peut la moder-niser en évoquant la fascination exercée par la mode,les systèmes normatifs qu’elle risque de déclencherpour nos comportements alimentaires et nos imagescorporelles. On perçoit alors la fonction hypnotique desmédias, le vide qui risque d’en résulter (puisque le“grand hypnotiseur” n’est qu’un leurre). On pense aux

analyses de Gilles Lipovetsky, et davantage encore auxphénomènes anomiques étudiés par Jean Duvignaud.Cet individualisme “contagieux” n’en reste pas moinsl’aboutissement d’une “cascade”, la manifestation d’unréseau aléatoire mais sociétal dans sa genèse.

La seconde conception, l’“imitation dynamique”,postule et éclaire un échange, une dialectique entrel’identité du “Moi- je” et celle d’un ensemble dans lequelil s’inscrit ou désirerait s’inscrire.

On s’intéresse à la fois à l’acteur, à ses liens sociaux,et aux groupes culturels macro ou microsociologiquesqu’il signifie. On évoque les apprentissages interaction-nels de l’acte culinaire, des manières de table. Oncherche à appréhender les influences des messagesrelatifs à la santé, au corps. On étudie les distorsionsd’une reproduction mythifiée et les filiations qui s’éta-blissent avec des sub ou des sous cultures alimentaireset les symboliques qu’on y associe.

Dans tous les cas, l’idée d’une passivité de l’acteursocial disparaît. Il n’est plus le produit de détermi-nismes, mais l’agent du changement. Les sens de l’imi-tation sont à la fois “centripètes” et “centrifuges1”.Certes, le concept n’est guère nommé, mais n’est-il passous-jacent lorsque l’on évoque la socialisation, l’inté-gration, le conformisme ou l’acculturation ? On envisage

alors l’importance des groupes primaires et des interac-tions qu’ils abritent. Si l’on accepte l’idée d’une“société des individus”, nous dirons que l’on regarde etécoute ceux-ci, qu’on cherche le lien qui les unit (etauquel ils donnent un sens) à une société pouvantprendre des formes multiples. Celle du “nous” familialou du groupe des pairs, celle du groupe d’appartenance,celle du groupe de référence à l’existence effective ourelevant d’un imaginaire traversant l’espace et letemps.

L’imitation s’inscrit ainsi dans la perspective d’unphénomène social total. L’intentionnalité de GabrielTarde rejoint celle de Marcel Mauss : “Tarde insiste surla communication des consciences entre elles, et en celail est proche de Max Scheler et de son idée du Mit-Leben (…) Quand il évoque le «duel logique» qui sug-gère l’affrontement de groupes où s’échangent le «oui»et le «non», ce terme d’échange n’a pas pris la forcequ’il trouvera chez Mauss, mais c’est bien de relationssymboliques ou matérielles qu’il s’agit et qui, pour lui,composent l’existence commune. «L’imitation des idéesprécède celle de leur expression (…) et l’imitation desbuts précis précède celle des moyens.» (…) Ne s’agit-ilpas d’une «conduite magique», comme le dit Sartre del’émotion, et qui agit à distance en modifiant la tramede la vie instituée1 ?” souligne Jean Duvignaud.

Les phénomènes d’imitation renvoient alors à toutesles problématiques du changement social et, surtout,intègrent le point de vue “centrifuge” de l’acteur.

La rupture provient de l’absence de modèle satisfaisantà imiter dans une situation qui s’est trouvée modifiéepar des découvertes technologiques, par des confronta-

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1. Si l’on prend l’acteur social comme référent, les forces centri-pètes correspondent à des déterminismes sociaux, à des contraintestraversant le champ social ou la situation dans laquelle un individus’est inséré, alors que les forces centrifuges recoupent ce que JeanDuvignaud nomme les “passions”, les désirs de subvertir les codesqu’exprime un acteur depuis une trajectoire dont nous devons toutde même admettre qu’elle est le produit d’une interaction collectif -individuel.

1. Gabriel Tarde, Les Lois de l’imitation, Ressources, Genève,1979, p. 51-52.2. Gabriel Tarde, L’Opinion et la foule, PUF, Paris, 1898.3. Ibidem, p. 267. 1. Jean Duvignaud, Le Propre de l’homme, Hachette, Paris, 1985.

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tions culturelles résultant de la fréquentation desmédias ou de la rencontre d’autruis porteurs d’autres“possibles”.

L’imitation d’un modèle jusque-là inconnu, introduitdans le champ, débouche sur le changement. Cette imi-tation n’a rien d’une copie mécanique, elle passe par uncertain nombre de distorsions, d’appropriations.

Enfin, l’imitation déclenche des ruses, sous la formede stratégies, pour pouvoir s’emparer d’objets ou deconduites interdites ou difficilement accessibles. C’estle cas de ces enquêtés économiquement défavorisés quiremplissent des bouteilles vides aux marques presti-gieuses, avec un whisky médiocre acheté à bas prix. Cesont les populations déracinées qui cherchent des ersatzde goûts ou textures rappelant le pays d’origine, oucelles, rationnées, qui imaginent les mêmes prépara-tions avec des aliments différents et qui s’ingénient àimiter des rites dans une clandestinité créatrice desociabilité.

La ruse se combine aussi à l’“imitation dynamique”pour devenir simulacre. Elle se transforme alors en jeupermettant de se protéger d’un ordre plus ou moinscoercitif, de le tourner en dérision, de développer uneutopie derrière le “faisant comme”…

La troisième et dernière conception de l’imitation,celle que nous qualifions de “créatrice”, ne présenteaucune rupture avec la conception précédente, mais cor-respond à notre volonté de considérer ce concept commeun phénomène présent dans la quasi-totalité de nos com-portements alimentaires et des mises en scène que l’onen fait. Il représente alors pour le chercheur/observa-teur un processus l’aidant à saisir et comprendre lesscénarios possibles du manger. Dans le même temps, ilconstitue pour l’individu un principe actif essentiel de

l’appropriation d’un matériel sociétal qu’il signifie enle reconstruisant depuis sa propre perspective, au seinde groupes primaires et dans des contextes sociaux par-ticuliers.

Ceux qui s’inscrivent dans des “reproductionssociales” de la représentation de modèles culturels, demanières de table et de goûts imités résultant de forcescentripètes agissant sur des situations plus ou moinsaléatoires depuis la logique de groupes dominants oudepuis celle d’apprentissages plus concrets au sein desinteractions de la socialisation.

Ceux qui se réfèrent à des persuasions visant à intro-duire des innovations de type gustatif, culinaire, ouconcernant des représentations nouvelles de nos modèlescorporels.

L’imitation joue un rôle essentiel au sein d’un pro-cessus phénoménologique, si l’on partage avec nousl’hypothèse d’une mutation caractéristique de nossociétés et débouchant, au moins ponctuellement, surun temps d’interrogation, d’anomie…

L’imitation intervient alors dans un contexte de transe,tel que Jean Duvignaud1 le définit, se différenciant decelui de la possession. La transe, indissociable del’anomie, entraîne une “déstructuration du soi”, un tra-vail de désocialisation débouchant sur un véritable“nomadisme social” permettant l’“inventaire” des pos-sibles. Parce qu’il y a béance, on investit des modèlesque l’on imite, sans pour autant les reproduire automa-tiquement, machinalement. La transe transgresse lescodes et les modifie. “On cherche, on bafouille, ons’égare, on tâtonne…”

Parce qu’il y a anomie, parce que l’on occupe une

position sociale et temporelle différente de celle desmodèles qu’on emprunte (dialectique des signifiants/signi-fiés), l’imitation ne saurait être un phénomène passif.Elle devient créatrice, que le groupe d’appartenancesoit perpétuellement reconstruit (imitation d’une éti-quette et de rites qui doivent s’incrire dans les muta-tions du temps), ou que le groupe de référence serve dematrice novatrice (lors d’un processus assimilable àcelui de la transe).

La créativité de l’imitation provient aussi des glisse-ments sémantiques : on interprète des informationsvéhiculées par les médias qui sont décodées dans celuidu “Nous” ou du “Moi-je”, laissant libre cours à l’ima-ginaire fantasmatique.

Cette métonymie théâtralisation/anomie/imitationpourrait servir de piste, dans une perspective interac-tionniste, pour appréhender l’ethnoscénologie des mul-tiples phénomènes alimentaires.

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1. Jean Duvignaud, Le Don du rien, Stock, Paris, p. 20-22.

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ROGER ASSAF1

AL-HAKAWATI

“Nous vous avons créés en peuples et tribus pour quevous vous connaissiez les uns les autres.” C’est un ver-set d’une sourate magnifique qui s’appelle la Souratedes cloisons où il est dit par ailleurs : “Ceux qui élèventla voix de derrière des cloisons ne comprennent rien.”

Je crois que nous sommes réunis ici par un mêmedésir de connaissance. Je crois qu’il existe trois sortesd’approches dans la recherche de la vérité : la recherchepar vocation, la recherche par devoir ou métier, et enfinla recherche par nécessité. Je pense appartenir à cettedernière catégorie pour deux ensembles de raisons.

D’abord, banalement, parce que j’appartiens à ungroupe humain où le théâtre est une forme étrangèrequi fut greffée sur un lieu qui ne l’a pas digérée. Et à cepropos je voudrais dire combien les écrits de JeanDuvignaud ont joué un rôle capital dans notre travailcar ils nous ont permis de formuler ce que nous sen-tions confusément et dont nous avions un peu hontecomme si nous étions inférieurs à une forme culturelleet artistique connue dans le monde entier. Aussi, lesformulations proposées dans Spectacle et société ou

dans les Ombres collectives par exemple ont été pournous un formidable apport ; elles nous ont éclairés etnous ont permis de nous lancer dans cette aventure.

Le deuxième ensemble de raisons est plus spécifiqueet appartient à la guerre. Le Liban a eu le triste privilègede devenir célèbre à cause d’une guerre qui a durévingt ans et qui est, dit-on, terminée. Vingt ans, c’estlong, c’est le tiers de la vie d’un homme ordinaire, etcela représente plus de la moitié de ma carrière acadé-mique et artistique. Or, quand la guerre s’étale dans letemps et devient une partie organique de la vie, beau-coup de choses dans la pratique sociale deviennentinutiles, futiles, dont le théâtre. On a d’autres urgences.Et pourtant, quand on vit avec ceux qui subissent laguerre, on redécouvre la nécessité de certaines pra-tiques parmi lesquelles le théâtre a sa place. On découvreque la guerre est l’ennemie de la vie. La guerre n’estpas l’ennemie de la paix, les deux font partie d’unmême ensemble de moyens et de structures qui permettentà certains hommes de dominer d’autres hommes. Laguerre est le contraire de la vie qui n’est pas le contrairede la mort. La mort fait partie de la vie, elle lui permetde se perpétuer, alors que la guerre détruit la vie, ellefait le vide et à la place de ce vide elle construit artifi-ciellement un nouvel ordre, de nouvelles formes quin’existaient pas auparavant.

En face de cette guerre il y a des hommes qui aimentla vie et qui cherchent des moyens de survie ; non seu-lement manger, boire et s’abriter, mais aussi permettreà la vie de se perpétuer. Cette vie est constituée deformes matérielles et invisibles qui forment un tissuvivant. Par exemple quand la guerre détruit un lieu, tuedes personnes, elle fait un trou, comme une bombe. Eten face de ce trou, il y a une émotion ; mais cette

émotion est différente selon ceux qui l’observent. Parexemple, vous qui voyez à la télévision, en photo, oumême sur place, des décombres, des cadavres, vousêtes ému par ce que vous voyez, alors que nous, noussommes touchés par ce que vous ne voyez pas et quenous ne voyons plus. Et c’est cet invisible qui devientpartie de l’imaginaire et qui cherche à s’exprimer carnous voulons que cette chose qui faisait partie de notrevie ne disparaisse pas : cette maison, ce lieu, cette rue,ces personnes, ces formes de vie, ces instants, ces évé-nements deviennent matière d’une culture organiqueque les gens utilisent chaque fois qu’ils se retrouvent.Et c’est en étant à l’écoute de cet aspect de la vie, de lavie que la guerre est en train de détruire, que nousavons redécouvert la forme du hakawati, que l’on peuttraduire imparfaitement par l’art du conteur. Maisattention, il ne s’agit pas d’une forme traditionnelleappartenant au passé mais au contraire d’une formeextraordinairement vivante. Les gens utilisent l’histoirechaque fois qu’ils se retrouvent ensemble. Chaque foisqu’un groupe humain est obligé de vivre en promiscuité,de passer des heures ensemble, il s’en dégage sponta-nément une ou plusieurs personnes qui ont le don deraconter certaines histoires que les autres connaissentsouvent, qu’ils ont vécues, dont ils ont été les témoinsou simplement qu’ils ont entendu raconter. Et ils lesracontent de telle façon qu’il en résulte un plaisir com-mun et que leurs auditeurs en redemandent. Ainsi cettehistoire devient peu à peu vivante, elle entre dansl’imaginaire de la communauté qui l’emploie commeune arme afin de résister à la destruction.

A partir du moment où l’on a redécouvert cette forme,on comprend un grand nombre de choses. La première,c’est que ces textes, cette parole est spectaculaire, elle

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1. Retranscription de la communication présentée dans le cadre ducolloque de fondation.

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n’existe pas en dehors de ceux qui la portent et de sonauditoire. C’est la réunion du conteur et des spectateursqui donne la matière du texte avec sa gestuelle et avecles objets qu’il utilise et qu’il transforme pour créer lespectacle. La deuxième, c’est que le lieu n’a aucuneimportance : ce peut être ici, dans une cour, un salon,une place publique, qu’importe dès l’instant où l’onpeut s’y réunir. La troisième, c’est que ce jeu drama-tique ne connaît pas le masque. Le théâtre dérivant dumasque présuppose qu’au moment du jeu, la personnequi le porte, qu’il soit matériel ou psychologique,devient quelqu’un d’autre et le public disparaît, demême que la réalité extérieure ; seule existe cette fic-tion créée par l’acteur. Ici c’est le contraire, mais celan’a rien à voir avec la distanciation brechtienne. Dansle même temps, le conteur re-présente des personnagesqui incluent sa propre réalité et celle de ses spectateurs.Cette union entre conteur et auditeurs s’opère à traversl’acte dramatique dans un moment présent qui n’est pasocculté par l’histoire qui est jouée.

C’est pourquoi, dans notre pratique courante, notretravail commence toujours avec les gens ; nous nesommes jamais dans un théâtre, mais toujours dans deslieux où ils se réunissent, café, place du village,salon… et nous écoutons leurs histoires. Puis nous lesracontons à notre tour, ailleurs, et elles induisent chezceux qui les écoutent d’autres histoires qui sont en rap-port avec ce sujet. Ces histoires s’enchaînent les unesaux autres, elles appartiennent à la vie collective, petità petit elles prennent une forme que nous n’avons paspréconçue, une forme qui est à l’intérieur de l’histoire.Vous savez qu’un conteur fait de la mise en scène àl’intérieur du texte, nous n’avons donc plus qu’à luidonner une forme plus efficace.

Ce travail n’a pas lieu en répétition mais sous laforme vivante d’un work in progress auquel les gensparticipent. Aussi, quand ils viennent assister à lareprésentation, le spectacle continue : ils viennent voirquelque chose qu’ils connaissent déjà, qu’ils ont vu enpartie, et après le spectacle la parole continue dans lediscours des gens, préparant ainsi le spectacle suivant.Tout cela forme un tissu vivant dans lequel ceux quitravaillent apprennent à se connaître dans leurs rela-tions avec les autres. De même, les personnes qui parti-cipent à ce travail, et qui ne sont pas des professionnelsdu théâtre ou de la culture mais possèdent la cultureorganique, apprennent avec nous tout en nous enseignantun grand nombre de choses qui, au fur et à mesure,deviennent un travail vivant.

Voici cette pratique dont je voulais témoigner dansl’espoir qu’elle apporterait quelque chose à notre dis-cussion.

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JAMIL AHMED

LE BANGLADESH, SCÈNES MÊLÉES

Le jatra, le jya, le kâlî-kanch et le jari

Le théâtre du Bangladesh est issu d’une tradition dereprésentations longue de douze siècles ; l’interactiondu théâtre brahmanique de cour et de temple, des repré-sentations laïques et religieuses inspirées de récitsmusulmans, et du théâtre colonial britannique, véhicu-lés par la langue populaire, a donné naissance à unmode théâtral caractéristique. Aujourd’hui, il existeencore à travers le pays plus de cinquante genres diffé-rents de représentation théâtrale ; quatre de ceux-ci serontsommairement décrits dans les paragraphes suivants.

LE JATRA

Le jatra est joué sur un podium carré, large d’environ5,50 mètres, haut de 75 centimètres et ouvert sur lesquatre côtés. La dimension du podium peut varier enfonction de l’importance de la troupe, du nombre despectateurs attendu ou des contraintes du lieu, mais soncôté doit mesurer au minimum 4,80 mètres et au maxi-mum 7,30 mètres. Parfois, l’espace central est construitdans un rectangle.

Les musiciens sont installés de part et d’autre dupodium, sur des plates-formes attenantes de même

longueur que celle-ci, larges d’environ 75 centimètreset légèrement en contrebas. D’un côté se trouvent lesinstruments de percussion : tabla, dholak, congo etmandira (cymbales) ; de l’autre sont situés les instru-ments à vent et à cordes : cornet à pistons, clarinette,flûte, violon et harmonium. Le joueur d’harmonium esten même temps le chef d’orchestre, on l’appelle habi-tuellement le “maître de musique”. Le troisième côtédu podium est relié aux coulisses, distantes parfois dedix-huit mètres, par une ou deux rampes d’accès enplan incliné, larges d’un mètre, délimitées par descordes attachées à des petits piquets en bambou. Lesartistes entrent et sortent par ces rampes. Aux quatrecoins du podium central, quatre mâts soutiennent unetoiture amovible, conçue pour des raisons d’acoustiqueainsi que pour protéger les artistes d’une expositionprolongée à la rosée et aux brumes nocturnes. A cesquatre mâts sont fixées des lanternes “petromax” (kéro-sène) ; ou bien, lorsque l’électricité est utilisable, deslampes électriques sont suspendues à des barres hori-zontales qui sont elles-mêmes fixées aux mâts verti-caux.

Le podium central est habituellement construit enplanches, posées sur de courts piquets en bambouenfoncés dans la terre. Le podium se situe au centred’un carré plus vaste : l’auditorium (asara) dont la lar-geur peut aller de 25 mètres à 45 mètres. Les specta-teurs entourent l’espace scénique sur trois ou mêmequatre côtés ; une zone séparée est réservée au publicféminin. La disposition des places est répartie selon letarif des billets, les plus chers donnent droit à dessièges, les moins chers à de la terre battue couverte depaille. Tout cet espace est clos par un mur provisoire.Une sorte de vélum sert aussi à protéger le public.

Le jatra est joué aussi bien par des troupes profes-sionnelles que par des amateurs. Dans le cas des pro-fessionnels, l’asara est souvent construite par un grouped’investisseurs locaux (le conseil d’administration) quifait venir la troupe sur contrat pour un nombre déterminéde soirées, avec une rémunération de base garantie, quipeut augmenter si les recettes dépassent un certainmontant. L’asara est construite exprès, pour une courtedurée, avant ou après la mousson. Une asara donnéepeut être utilisée par différentes troupes, puis, lorsquetous les engagements ont été tenus, elle est démontée.Le caractère non permanent de l’asara du jatra est unede ses particularités.

La troupe du jatra, outre les comédiens et comé-diennes, comprend des danseurs, des musiciens, desmachinistes et des cuisiniers ; elle comprend une cinquan-taine de personnes. Le patron est connu sous le nomd’adhikari, il, ou elle, est assisté(e) d’un metteur en scène.La saison publique d’une troupe débute aux environs dumois d’octobre et s’achève en avril. Avant le début desreprésentations, la troupe doit chaque année répéter sonrépertoire pendant deux ou trois mois. Ce répertoire peutcontenir une quinzaine de pièces. Un comédien vedette dujatra peut gagner jusqu’à 50 000 takas (1 250 $ US), etune comédienne, 35 000 takas par saison.

La représentation du jatra commence aux environsde 23 heures. Deux heures avant le début du spectacle,un machiniste fait sonner une cloche pour signifier àtous, y compris les artistes, que la représentation vabientôt commencer. Pendant ce temps, on installe lesinstruments de musique à l’emplacement réservé auxmusiciens. Tout de suite après le signal de la cloche, lesmembres de la troupe se regroupent dans les coulissespour chanter une prière. Puis les artistes commencent à

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se maquiller. Une heure après la sonnerie de la premièrecloche, une deuxième cloche retentit, c’est le signal pourles musiciens de prendre place et de jouer le “concertd’ouverture”, musique au rythme lent qui va durer envi-ron trois quarts d’heure. Le “concert d’ouverture” pré-vient les spectateurs que le spectacle va bientôt commencer,et petit à petit ils s’assemblent dans l’asara. A la fin du“concert d’ouverture”, les musiciens marquent une paused’une quinzaine de minutes, puis une troisième clochesonne, et c’est le début d’une pièce musicale au rythmerapide. Après celle-ci, les danseurs de la troupe chantentun chant patriotique. Le chant patriotique a été introduitdans le théâtre du jatra après 1947 au Bengale/Pakistanoriental ; il a remplacé la tradition plus ancienne du chantreligieux hindou chanté à la gloire d’une déesse ets’achevant sur un tableau. Ce changement est dû au fon-damentalisme islamique inscrit à l’époque dans la poli-tique de l’Etat. Le chant choral patriotique est en généralsuivi d’un spectacle de “variétés”, long d’une heure,comprenant des chansons, des danses et des intermèdescomiques qui dépassent souvent les limites de la bien-séance, mais qui sont faits pour plaire au grand public.Puis, aux environs de minuit, sonne la quatrième cloche,il s’ensuit une sorte de défilé musical au rythme très ra -pide qui dure de trois à cinq minutes et annonce le débutde la partie principale du spectacle. La représentation dujatra, de caractère mélodramatique et déclamatoire, dureenviron quatre heures. Elle se divise en cinq actes et sefonde sur un modèle semblable au modèle européen deconflit et d’action ascendante. Le souffleur, installé dansun coin du podium des musiciens, suit toute la pièce etsonne une cloche pour annoncer la fin de chaque acte,alors des personnages de clowns jouent un intermède dechansons, danses ou farces.

Le cinquième acte s’achève peu avant le lever dujour.

Il existe des textes imprimés du jatra. L’intrigues’inspire de récits mythologiques, d’événements histo-riques ou bien de débats sociaux contemporains. Lapeinture des personnages est typée et les questionsmorales sont clairement posées. Les dialogues sont enprose, mais dans les moments d’émotion intense lespersonnages ont recours au chant. Vivek (la Conscience)est un des personnages typiques du texte du jatra. De lamême façon que les qualités abstraites sont révéléespar la morale du Moyen Age, Vivek reflète le conflitmoral auquel sont soumis les principaux personnages.En tant que Conscience, il peut apparaître en tout lieuet à tout moment, il peut intervenir avec un chant,s’adresser directement au personnage concerné ou biencommenter l’action, avant de se retirer au foyer par larampe d’accès. Depuis la seconde moitié du XXe siècle,Vivek est représenté par un personnage de la vie cou-rante, souvent un mendiant Baul ou une personne men-talement dérangée.

Actuellement, le jatra connaît une période de crise,due à la censure imposée par le gouvernement au nomde la morale et de la bienséance.

LE JYA

Dans les collines au sud-est du Bangladesh, il existeune communauté ethnique minoritaire appelée Marma.Cette communauté (parfois aussi nommée Magh), ori-ginaire de l’Arakan, fut contrainte d’émigrer à Chitta-gong Hill Tracks lorsque ses terres furent annexées parla Birmanie (Myanma) en 1774. Quoique de croyance

bouddhique, la pratique religieuse des Marma montreune forte influence animiste. La forme de représenta-tion théâtrale la plus répandue chez eux est celle du jya.Celui-ci est joué dans une cour devant les templesbouddhiques (ainsi que dans tout terrain ouvert). Lejya, non narratif, est à base de dialogues et présente uncaractère très musical. La majeure partie du dialogueest chantée, accompagnée de musique jouée par unorchestre. La représentation est donnée pendant les fes-tivals religieux et les célébrations associées aux périodesde moisson. Elle débute par un chant invocatoire (pui-u),à la gloire de Bouddha et des esprits de la forêt ; ils’ensuit deux danses de groupes (tuicha dunga) et(lechcha-mauing), dont la dernière décrit le processusde la culture. La pièce proprement dite débute après cespréliminaires et se termine sur un chant de bénédiction,chanté par toute la troupe.

La pièce la plus populaire du répertoire du jya et qui,dit-on, reflète le mieux la culture du peuple marma,s’appelle Alang-nabah (littéralement, “Les Cinq Can-didats”). L’histoire en est la suivante : le princed’Anmachh-tempa, nommé Mangsang-kha, a accumuléune grande fortune par le biais du commerce et il est enmême temps réputé pour son âme charitable. Un jour,alors qu’il distribuait des biens aux habitants d’un villagedévasté par le feu, il vient en aide à un ami d’enfance,Ui-ria, lui aussi réduit à la misère, en lui donnant uneimportante somme d’argent, de la nourriture et autresbiens. Mais la roue de la fortune tourne : lors d’unvoyage de commerce, Mangsang-kha perd son naviredans une tempête et se voit contraint d’entrer au servicede son ami d’enfance, Ui-ria. La nouvelle de la tempêteparvient à sa femme, la princesse Ma-sengkha, qui partà la recherche de son mari ; mais elle se fera piéger par

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Ui-ria et sera obligée de l’épouser. Leur fils, sauvé parla grâce divine (de Prajnya-Paramita), accède au trône ;le prince meurt, la princesse parvient à s’enfuir, maiselle apprend peu après que son mari est mort. Cedernier apparaît à la princesse en songe et lui demandede construire des sanctuaires et de creuser des citernesafin que le mérite ainsi gagné serve à le ramener à lavie. A la fin, la princesse retrouvera son fils, Ui-ria serapendu, et le prince reviendra à la vie par la grâce deBouddha.

La pièce Alang-nabah, composée initialement auMyanma, cherche à propager l’essence de la philoso-phie bouddhique, et, en même temps, à en démontrerl’efficacité. Il est intéressant de noter que la piècecontient aussi des éléments d’influence du bouddhismetantrique, par exemple dans la référence à PrajnyaParamita. Des études récentes sur le théâtre boud-dhique au Bengale ont montré qu’il est fort possibleque le jya ne soit qu’un dérivé du zat pwe birman etque le jya et le jatra prennent leur origine tous deuxdans le théâtre bouddhique de cette région entre le IXe

et le XIe siècle.

LE KÂLÎ-KANCH

La représentation du kâlî-kanch se déroule dans unespace circulaire d’environ quatorze mètres de dia-mètre ; les spectateurs sont placés tout autour. L’espacescénique ainsi que les sièges du public se situent auniveau du sol, en général dans la cour de la demeured’un fidèle ou parfois dans la cour d’un temple. Lescoulisses se trouvent habituellement dans une demeurevoisine d’accès pratique, et reliées à l’espace scénique

par un étroit passage. Le chœur et l’orchestre sont pla-cés près de ce passage, à la périphérie de la scène.L’orchestre comprend deux dhanks (de grands tam-bours suspendus par des courroies aux épaules, quel’on bat à l’aide de baguettes), un harmonium et unepaire de judi (cymbales). De l’autre côté, un chœur dehuit ou dix membres accompagne les passages lyriquesdes personnages. L’éclairage se fait au moyen de lan-ternes “petromax” (kérosène) ou de torches (fabriquéesà partir d’une mèche trempée dans un pot de kérosène).Deux porteurs de lanternes ou torches accompagnentde part et d’autre les artistes dans tous leurs déplace-ments. Certains personnages portent des masques (faitsen shola, c’est-à-dire en liège), d’autres sont lourde-ment fardés. Les représentations sont données la nuit,commençant avant minuit et s’achevant avant le leverdu jour. La distribution est exclusivement masculine.La pièce se base en partie sur des textes écrits (récitéssous forme de dialogue), en partie sur la tradition orale(chants) et le reste est improvisé (dialogues en prose),le tout s’inscrivant dans une structure conventionnelle.

Le spectacle du kâlî-kanch débute avec les joueursde dhank qui battent fortement leurs instruments en sedéplaçant tout autour de l’espace scénique. Au boutd’un moment, les dhanks s’arrêtent un instant poursignifier le début du rituel de salutations servant àintroduire les principaux personnages. Kanai (Krishna)et Balai (Balarâma) sont les deux premiers à entrer enscène. Ils ont tous les deux une flûte, portent des clo-chettes aux chevilles, une cape noire (bordée de rougeavec le signe de bénédiction “Om” inscrit au centre),un dhoti (bande d’étoffe servant de culotte) fait d’unsari imprimé et une chemise blanche. Le maquillage deKanai est à dominante bleue, celui de Balai est blanc.

Ils dansent autour de la scène, suivis des deux joueursde dhank, puis ils sortent. Ensuite apparaît le trio com-posé de Shiva et des deux Gouris. Shiva porte un tri-dent et un serpent, les Gouris ont chacun un mouchoir.Ils font également le tour de la scène en dansant encompagnie des dhankis, puis Shiva s’assied au centre,tandis que les deux Gouris continuent à danser autourde lui en saluant. Finalement le trio s’en va, mettant unterme au rituel de salutation. (Il est intéressant de noterque Kâlî n’apparaît pas dans cette partie.) Les deuxdhankis prennent maintenant place parmi les autresmembres de l’orchestre.

La partie principale qui suit est constituée d’unesérie d’épisodes non reliés entre eux, appelés Krishna-Kâlî, Durgâ-Mahisasura, Buda-Budi, Petna-Petni,Bagh-Shikari, Hanumana Nrittya et Baidya-Baidyani.Au début de Krishna-Kâlî, le premier épisode, Krishnaentre en scène seul, il danse tout autour de la scène etchante, accompagné par les chanteurs, un air qui narreson jeu de la flûte dans les bois. Il sort. Entrent Radhaet sa suivante, elles chantent que le son de la flûte deKrishna a contraint Radha à abandonner ses tâchesquotidiennes, et que maintenant elle est à la recherchede son amant. Elles dansent autour de la scène, puis sor-tent. Il s’ensuit encore deux apparitions séparées deKrishna et de Radha avec sa suivante, dans lesquellesKrishna continue à charmer Radha tandis que celle-cicherche désespérément son amant. Puis Ayan (Aihan,le mari de Radha) et sa sœur Kautilla, entrent en scène.Cette dernière informe son frère de la relation amou-reuse de Radha et Krishna. Furieux, il part avec sasœur en quête de sa femme. Aussitôt après, Radha et sasuivante entrent, suivis de Krishna. La scène décritl’union des amants, mais leur joie est de courte durée

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car ils sont découverts par Kautilla. Elle accuse Radhaet se précipite hors de la scène pour revenir en compa-gnie d’Ayan qui brandit son épée. Il s’ensuit une courtescène pendant laquelle Ayan accuse Radha d’infidélité.Kâlî se tient debout derrière Krishna. Dès qu’Ayan lèveson épée pour tuer Radha, Kâlî apparaît, et Krishnapasse rapidement derrière la déesse. Kâlî porte ungrand masque (en noir, rouge et blanc), elle a les yeuxexorbités et une immense langue déroulée, elle porteune longue guirlande, un plastron en bois, un short noirbordé de rouge et des clochettes aux chevilles ; elle tientun kharga (machette). La présence de Kâlî provoque unhululement spontané de la part du public féminin. Aussi-tôt Vivek (personnification de la Conscience) entre enscène ; il souhaite la bienvenue à Kâlî, prévient Ayanqu’il risque de commettre une erreur terrible et demandeà tous ceux présents de vénérer la déesse. La scène sui-vante est brève : Ayan, Kautilla, Radha et sa suivantes’inclinent avec un profond respect devant Kâlî, puissortent. Kâlî reste en scène et exécute une danse éner-gique en brandissant sa machette, plusieurs fois ellecharge en direction des spectateurs qui s’écartenteffrayés. Les joueurs de dhank battent furieusement dutambour pour l’accompagner. Il n’y a pas de chant. Ladéesse semble être à la recherche de sang humain pourapaiser sa soif. Enfin, elle repère un acteur assis à lapériphérie de la scène qui tient à la main une fleur dejoba rouge représentant une tête humaine. Elle essaiede saisir la fleur mais échoue. L’acteur disparaît avec lafleur et elle se précipite hors de la scène. Shiva entre ets’allonge sur le sol. Kâlî revient, danse autour de lascène puis, accidentellement, marche sur Shiva. Immé-diatement, des animaux sauvages (un ours, un chacal etun singe, représentés par des personnages masqués)

ainsi que des dakinis et des yoginis (les serviteurs deDurgâ) entrent en courant et forment une scène immo-bile avec Shiva allongé sous les pieds de Kâlî. Unprêtre arrive pour vénérer Kâlî et accomplir les rituelsd’usage. Ainsi s’achève le premier épisode appeléKrishna-Kâlî.

Le deuxième épisode, Durgâ-Mahisasura commence.Mahisasura entre et effectue quelques pas de danse,puis s’assied par terre pour accomplir des mortifica-tions religieuses dans le but d’atteindre la vie éternelle.Entre Durgâ, qui danse également. Il s’ensuit un brefdialogue : la déesse offre à Mahisasura le don de la vieéternelle, mais en échange elle lui demande de la véné-rer. Mahisasura refuse de s’incliner devant une déesseet invoque Shiva pour obtenir de lui le don convoité.Durgâ s’en va et envoie une apsara (nymphe) pour ten-ter Mahisasura et mettre un terme à ses mortifications.Pendant que l’apsara danse, Mahisasura comprendqu’il s’agit d’une machination de Durgâ et la chasse.Ensuite arrive Shiva qui lui aussi danse. Dans un courtdialogue, il refuse de lui accorder le don et sort.Furieux, Mahisasura attaque la demeure de Shiva sur lemont Kailasa. Shiva entre en courant, pourchassé deprès par Mahisasura, ils sortent. Finalement ils se ren-contrent, Shiva est vaincu dans la bataille. Durgâ vientau secours de Shiva, mais elle aussi est vaincue. Lesdivinités s’en vont, les disciples de Shiva essaient deretenir Mahisasura, mais ils échouent et sortent. EnfinDurgâ réapparaît, cette fois dans sa forme terrible avecdix bras, elle porte un trident et un coutelas. Il s’ensuitune bataille violente entre les deux protagonistes. A unmoment donné, un rideau blanc est tendu devant lescomédiens pour les masquer complètement. Lorsqu’ilest retiré, il dévoile un tableau dans lequel Durgâ aux

dix bras, assistée de Shiva, Kartika, Ganesh, Lakshmîet Sarasvatî piétinent Mahisasura. Entre un prêtre quidanse, selon un rituel sacré, tout autour du tableau,pour finalement s’incliner devant la déesse en mar-quant sa vénération profonde. Tous sortent, c’est la finde l’épisode de Durgâ-Mahisasura. Il faut remarquerque, contrairement au précédent, cet épisode necontient pas de chant, mais uniquement de la danse etdes dialogues en prose (qui sont accompagnés par lesouffleur).

L’épisode suivant n’est pas de nature religieuse ;c’est un épisode comique qui s’appelle Buda-Budi (leVieil Homme et la Vieille Femme), qui n’a ni chant, nidialogue, et où simplement deux personnages masquésdansent et miment. Ils entrent en scène, s’asseyent, laVieille Femme offre une feuille de bétel au Vieil Homme,mais un incident fait qu’elle s’en va, moralement bles-sée. Le Vieil Homme la cherche, la trouve, mais ne par-vient pas à la calmer. A son tour, le Vieil Homme sesent blessé. Pour finir, la Vieille Femme apaise le VieilHomme en lui offrant son sein, et le couple, heureux,part en dansant.

Ensuite, il y a une petite danse du Petna-Petni(esprits mâle et femelle hideux). Les personnages sontnus, hormis des bandes d’étoffe servant de culotte, ilsportent des branches avec des feuilles et sont masqués.Leurs masques sont noirs avec des yeux exorbités etdes lèvres grimaçantes.

Le cinquième épisode est celui de Bagh-Shikari (leTigre et le Chasseur). Le Chasseur entre en premier,masqué, il est vêtu d’un pantalon, d’une chemise, et ades clochettes aux chevilles. Il porte un fusil et sembleêtre à la recherche de sa proie. Le Tigre (lui aussi mas-qué, dans un costume poilu de jute et de chanvre, portant

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des clochettes aux chevilles) se cache, accroupi parmiles spectateurs. Le Chasseur l’aperçoit, ils entamentune danse où chacun essaie de tuer l’autre. Le Tigre ensort vainqueur, il blesse mortellement le Chasseur ets’enfuit. Survient la femme du Chasseur, qui pleure lamort de son mari. Elle n’est pas masquée et porte unsari. Bientôt des animaux sauvages (tous des comé-diens masqués) se rassemblent. Ensuite arrive le Voisinqui appelle le Médecin ; celui-ci entre, ausculte le blesséet envoie chercher l’Assistant qui vient en chantant.Aucun de ces personnages n’est masqué, ils portentleurs vêtements de tous les jours. Le Médecin continueà examiner le patient avec des instruments rouillés,démesurés. Pour finir, le Chasseur guérit et ils quittenttous la scène, heureux. Ici, du début de l’épisodejusqu’à la fuite du Tigre, il n’y a ni chant, ni dialogueen prose ; pendant tout le reste de l’épisode, les dia-logues en prose improvisés sont utilisés librement.

Ensuite vient une danse courte, celle de l’Hanumân.Le roi-singe apparaît assis dans un arbre, en dehors del’espace scénique, masqué et vêtu d’un costume poilufait de fragments de jute et de chanvre. A la grande joiedes spectateurs, il descend de l’arbre, pénètre dansl’espace scénique et se met à danser. Puis il mimel’écorçage du riz. Enfin, il soulève un enfant, pris dansle public, et joue une petite scène de mère et enfant.Cet épisode ne contient ni chant, ni dialogue.

Le dernier épisode s’appelle Baidya-Baidyani (char-meurs et charmeuses de serpents), dans lequel deuxcharmeurs et deux charmeuses de serpents chantent etdansent. Les personnages ne sont pas masqués, et leschansons, de nature érotique, n’ont pas de fil conduc-teur. Lorsqu’ils quittent la scène, le spectacle de kâlî-kanch est terminé.

Le spectacle décrit ci-dessus a été vu dans le villagede Purva Dashara près de la ville de Manikganj. Lesartistes font partie de la communauté rishi (hindous debasse caste). Il est habituellement joué le dernier jourde vaishakh (mars/avril). Sept jours avant la représen-tation, quelques fidèles assument le rôle de sanyasis(ascètes) et accomplissent un court rituel dans lequel ilsdoivent notamment se raser la barbe. Tout individu,appartenant à n’importe quelle caste, peut assumer cerôle provisoire qui dure une semaine. Les ascètesendossent le dhoti rouge, se mettent des clochettes auxchevilles et, pendant sept jours, s’abstiennent de consom-mer de la viande ou du poisson. Toute la semaine, ilsrendent visite aux demeures voisines, où ils chantentl’ashta gaan (chants sacrés qui décrivent huit qualitéssurnaturelles de Shiva) et dansent au son des dhanks.Après quoi, ils collectent auprès des habitants du riz etdes lentilles. La sixième nuit, sous un arbre, les ascètesreprésentent le Hajera Pooja, à la gloire de Mahadeva(Shiva). La nuit du septième jour, c’est-à-dire le dernierjour du mois de vaishakh, ils jouent le kâlî-kanch Lelendemain, ils se regroupent pour un festin lors duquelils consomment le riz et les lentilles offerts par leshabitants ; ainsi ils marquent la fin de leur vie d’ascèteprovisoire.

LE MUHARRAM JARI, LE JARI GAZAL, ET LE BANGLAJARI

Il existe différentes formes de représentation qui s’ins-pirent des thèmes islamiques, notamment chez lespaysans musulmans du Bangladesh. Parmi elles, lemuharram jari, le jari gazal et le bangla jari offrent un

intérêt particulier en ce qu’ils sont étonnammentproches du tazieh que l’on rencontre en Iran et auLiban. Le mot jari est lui-même un dérivé du mot persezari qui signifie “lamentation”.

Les représentations du jari citées ci-dessus font par-tie d’un ensemble de célébrations qui se prolongentpendant douze jours dans les villages de l’est duMymansingh (au nord-est du Bangladesh), pour com-mémorer les événements tragiques de Karbalâ ; ellesdébutent le premier jour de muharram (calendrierlunaire arabe) et s’achèvent le douzième. Les popula-tions qui participent à ces célébrations sont des sunnites(et non des chiites, comme en Iran ou au Liban) et sui-vent un chef religieux (peer) d’Ashtagram (une petiteville à l’est du Mymansingh). On pense que le prédé-cesseur du peer actuel introduisit cette célébrationautour de 1836. A partir du soir de l’apparition de lanouvelle lune de muharram, les fidèles du peer accom-plissent une série de mortifications, notamment ils jeû-nent pendant le jour et s’abstiennent de toute formed’agrément physique. La plupart des villages possèdentun durgâh (sanctuaire) ou un mukam-ghar (maisonsacrée) permanent, édifiés à la gloire de l’imam Hassanet de l’imam Hossain. Il est de coutume de donner enoffrande des chevaux vivants ainsi que des effigies (à lamémoire de Duidul, le cheval préféré de l’imam Hos-sain), des poulets, des pigeons, des bougies ou del’argent, entreposés dans le durgâh ou mukam-ghar,afin de rendre les imams favorables au succès de telleou telle entreprise, de guérir une maladie grave, oumême de faire du tort à un ennemi. Le jari est repré-senté pendant neuf jours d’affilée, suivant l’apparitionde la nouvelle lune. Le soir du neuvième jour, les fidèlesprennent leurs armes et, accompagnés de joueurs de

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dhak (tambour), dhol (tambour), kansi (cloche métal-lique) et shahnai (hautbois), ils défilent et chantent deschants de lamentation à travers la localité. La processions’achève au durgâh le plus important du lieu où l’ondonne des représentations de jari toute la nuit. Des pro-cessions semblables ont lieu le lendemain, le dixième demuharram, avec des représentations de marsiya ainsique de jari. L’après-midi de ce même jour, les fidèles serassemblent en une autre procession : derrière les por-teurs qui soutiennent un tabut (sorte de faux cercueil,fait d’une armature en bambou et rotin, ornée de tissus etpapier décoré, qui peut s’élever jusqu’à vingt-huitmètres du sol) et un tazia (imitation du tombeau del’imam Hassan et de l’imam Hossain, construit égale-ment à partir d’une armature de bambou et rotin, recou-verte de tissus et papier décoré) viennent les chevaux(vivants, ainsi que des effigies), suivis des musiciens etdes hommes armés. Ils défilent à travers toute la localité,en chantant le marsiya ; la procession s’achève au dur-gâh le plus important où le tabut, le tazia et les effigiesde chevaux sont déposés cérémonieusement en offrande.A Ashtagram, où se tient la plus grande célébration de larégion, la procession aboutit dans un champ, connu sousle nom de Karbalâ, que les fidèles quittent à vingt heurespour rentrer chez eux. La croyance veut que des djinns(êtres surnaturels) sortent la nuit pour pleurer la mort desimams, et toute personne qui s’aventurerait au-dehorspourrait être mortellement blessée. Pendant les deuxjours qui suivent (les onzième et douzième jours demuharram) les fidèles s’assemblent devant le principaldurgâh (ou dans le champ de Karbalâ à Ashtagram)pour assister aux représentations de jari qui y sont don-nées durant toute la journée. Les célébrations s’achèventen général la nuit du douzième jour.

Le muharram jari est une des formes de représenta-tion du jari mentionnées ci-dessus. Il est habituellementjoué pendant la journée, du premier au dixième jour demuharram, dans la demeure d’un fidèle à proximité dumukam-ghar. L’espace scénique est de forme circulaired’un diamètre d’environ 14 mètres ; les spectateurssont assis ou debout tout autour ; le public et les artistessont tous au même niveau (au sol). A l’intérieur d’unpetit cercle concentrique de 4,50 mètres de diamètre, sedéplacent environ huit artistes, à la fois chanteurs dechorale et danseurs. Dans un deuxième cercle plusgrand, autour de 9 mètres de diamètre, une vingtaine dechanteurs/danseurs évoluent. Le chanteur-narrateurvedette joue à l’intérieur de ce deuxième cercle. Il n’y apas de costumes particuliers, les artistes portent leursvêtements de tous les jours. On ne joue pas non plusd’instruments de musique pendant la représentation.Les artistes, tous des hommes, sont pour la plupart desamateurs ; ils ne sont pas rémunérés et sont formésdepuis leur plus jeune âge de façon non officielle. Ilexiste des textes écrits du muharram jari. Il s’agit d’uncycle de narrations, écrits de droite à gauche, commedans l’écriture arabe, composé en vers avec rime selonle mètre appelé payar (un vers de sept pieds, avec unecésure après le quatrième). La partie centrale du cycledécrit habituellement les dix jours de muharram pen-dant lesquels l’imam Hossain, sa famille et ses fidèlesont souffert une terrible soif et se sont battus contrel’armée de Yazid dans les plaines de Karbalâ où ils ontété vaincus. Le cycle inclut aussi des épisodes antérieursaux événements de Karbalâ (l’enfance des imams, desanecdotes concernant le prophète et Ali, l’empoisonne-ment de l’imam Hassan, etc.), ainsi que ceux posté-rieurs à la tragédie (la mise en captivité de la famille de

l’imam Hossain, et des anecdotes au sujet d’Hanifa, lefils héroïque d’Ali). Le thème religieux et philosophiquesous-jacent dans tout le cycle peut être résumé de lafaçon suivante : la vertu primordiale se trouve dans lasoumission inconditionnelle à la volonté d’Allah, etelle peut être véhiculée par les sentiments héroïques oupathétiques (rasa).

La représentation du muharram jari s’ouvre en généralsur un chant invocatoire pour saluer Allah, le Prophète,Ali, Fatima, les deux imams, le précepteur du narrateur etles spectateurs. Après le chant invocatoire, la partie prin-cipale du spectacle débute par un épisode du cycle cité ci-dessus, pendant lequel le narrateur chante deux coupletsdu texte en dansant tout autour du cercle extérieur deschanteurs-danseurs. Lorsque le narrateur entame le qua-trième vers des couplets, les chanteurs-danseurs (quijusqu’à présent, dans les deux cercles, étaient restésimmobiles) reprennent le même vers, puis chantent lerefrain en dansant dans le même sens que le narrateur. Ala fin du refrain, le narrateur (qui se repose pendant ladanse de la chorale) reprend sa narration et chante encoredeux couplets, et ainsi de suite jusqu’à la fin de l’épisode.Le spectacle s’achève sur un chant qui invoque la béné-diction d’Allah, du Prophète, d’Ali, de Fatima et des deuximams. Il faut noter que, dans la représentation, chaquevers du texte est chanté dans un rythme à huit temps (lehuitième étant le prolongement de la dernière syllabe duvers), tandis que les pas de danse sont rythmés sur unemesure de quatre temps. La chorégraphie des membres duchœur est un mouvement circulaire avec des pas com-plexes et des balancements des bras. Globalement, elle estvigoureuse et portée par un rythme rapide, et crée un effetvisuel spectaculaire. La chorégraphie ainsi que l’air de lanarration chantée varient d’épisode en épisode.

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Le jari gazal est une autre forme de spectacle du jarique l’on voit dans l’est de la région du Mymansingh,représenté pendant les célébrations des douze jours demuharram, dans les demeures des fidèles et devant lesdurgâhs (ou dans le champ de Karbalâ à Ashtagram).L’espace scénique est toujours de forme circulaire,d’un diamètre d’environ 3,50 mètres. A l’intérieur decet espace, entre huit et quinze hommes ou femmessont assis en cercle, tous sont des amateurs. Il n’y a pasde danse, comme dans le muharram jari. Le chanteurprincipal, debout ou assis, chante deux (ou plusieurs)couplets, puis les autres reprennent le refrain en chœur.Autrement, le jari gazal est semblable au muharramjari.

La troisième forme de représentation du jari, auMymansingh de l’Est, s’appelle le bangla jari qui,comme le jari gazal, est donné tout au long des célé-brations des douze jours de muharram. L’espace scé-nique est également circulaire, d’un diamètre d’environ4,60 mètres. Les chanteurs de la chorale sont assis aucentre, certains d’entre eux jouent de l’harmonium, dujudi (petites cymbales) et du dholak (tambour à deuxfaces). Comme celui du muharram jari, le narrateurchante et danse tout autour des chanteurs-musiciens.Les artistes, des hommes, sont souvent des semi-professionnels. Le bangla jari peut se jouer égalementen dehors de la période des célébrations de muharram.Ces représentations sont données la nuit, l’espace scé-nique est éclairé par des lanternes “petromax”. Parailleurs, il est de coutume d’offrir une rémunérationaux artistes. Dans ses autres aspects, le bangla jari res-semble au muharram jari.

Traduit de l’anglais par Amanda Paquin

MARIAN PASTOR ROCHES

LE SUBLIK DES PHILIPPINES1

Le sublik est un rituel qui pendant près de dix heuresfait appel au chant, à la prière, à la danse et à ladéclamation. Son objectif est de permettre d’entreren communication avec une image, qu’on appelleMahal Napon. Cette image est une croix qui, si elleest reconnue par les autorités catholiques, présente laparticularité de ne point porter de reproduction ducorps du Christ, c’est le bois même de la croix quiest considéré comme sacré. Autrefois, des fragmentsde ce bois étaient prélevés pour être portés commedes talismans jusqu’à ce que l’Eglise décidât de larecouvrir d’une feuille d’argent.

Ce rite est exécuté par des acteurs professionnels.Les textes des incantations sont en tagalog ancien ;certains mots sont si rares que les acteurs n’enconnaissent même plus l’origine et qu’on ne lestrouve que dans un dictionnaire de 1613. Il en va demême de l’origine de la structure heptasyllabiquedes vers. Ceux-ci sont chantés dans un style quirappelle les chants épiques d’autres régions des Phi-lippines.

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1. Retranscription de la communication présentée dans le cadre ducolloque de fondation. Traduit de l’anglais par Pierre Bois.

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Les sublik sont partiellement accompagnés par lerythme obsédant d’une percussion de bois ou d’unepoutre de bambou frappée en ostinato.

Les acteurs qui exécutent le sublik disent qu’ils lefont pour un panata, un serment et la personne quifinance la manifestation est elle aussi liée par un ser-ment. L’objectif recherché est le bien-être de la divinité.

Ces sublik sont assez régulièrement représentés dansla ville où je suis née. Pourtant elle fut colonisée pen-dant quatre cent cinquante ans et la plupart des éruditspensent que toute culture traditionnelle a disparu decette région. Du reste, jamais dans mon enfance jen’avais eu l’occasion d’entendre ces chants, croyantalors que la seule musique valable était l’opéra.

Aussi, pour rendre justice à une forme aussi complèteil nous fallut faire appel à un grand nombre de disci-plines : l’ethnologie, l’ethnomusicologie, la notationchorégraphique, l’histoire de l’art afin d’analyserl’image de la croix et les talismans, la botanique, lapharmacologie car de nombreuses références sontfaites aux plantes et à leurs vertus curatives, la géologieà cause de l’impact des éruptions volcaniques sur laculture, la lexicographie et plus particulièrement l’éla-boration de méthodes permettant de dépasser l’analyseethnocentriste hispanique de la syntaxe et du vocabu-laire. Il fallut enfin mener un travail d’enquête impor-tant sur tous les enregistrements vidéographiques,cinématographiques de ces représentations.

On s’est ainsi aperçu que les exigences structurellesde la traduction, l’utilisation ou le refus des théoriesglobales du XXe siècle, comme par exemple les idées deMarcel Mauss sur la réciprocité et l’échange, peuventou non être appliquées à l’étude de concepts tels quemâle/femelle, lumière/obscurité, etc.

Que ressort-il de tout cela ? D’une part qu’on nepeut pas faire une dichotomie stricte entre le passé et leprésent. A titre d’exemple, voici une strophe assez poi-gnante : Au début le conte était des montagnes et des

champs. Maintenant c’est un lieu de vénération où se tiennent

les novinas. Ces vers semblent marquer la rencontre entre deux

visions différentes du cosmos. Toutes les deux fonc-tionnent sur des registres synchroniques et diachro-niques et semblent indiquer l’émergence d’uneconscience historique, d’un mode de pensée linéaire.Mais elles maintiennent également un sens synchro-nique ou d’imagination mythique. Comme preuve de laconscience qu’ont les autochtones du changement entant que fait paradigmatique, ces quelques vers ont unegrande valeur. Aussi ce qui m’importe, c’est de pouvoirposer l’hypothèse que les mots “syncrétique” ou “hybride”sont trop primaires pour être capables de rendre comptede cette métaphore. Il est peut-être possible d’aller plusprofond que l’idée de mélange, pour explorer la struc-ture d’une période particulière.

J’ai commencé à apprécier le sens de la nuance chezles érudits. Parce que le sublik est l’artefact d’une cos-mologie disparue, cette notion de serment ou panatapeut être comprise comme un manque dans les sys-tèmes idéologiques, politiques, religieux actuels. Dansdes chansons que l’on ne comprend plus, les acteurspeuvent encore concevoir une certaine forme deconnaissance bien plus forte que le visible. Mais cettevision de la nostalgie est une idée moderne. En pour-suivant cette difficile tradition de danses et de chantsavec autant de vitalité, les exécutants se livrent à un

acte de conscience historique de la tragédie et de lamort ; la leur aussi bien que celle d’une autre culture.

Mais certains mots sont aussi compris comme uneautre manière de percevoir la réalité : les acteurs n’ontpas de mot signifiant “art”. Quand on leur demande cequ’ils font ils répondent laro’, ce qu’on peut grossière-ment traduire par “jeu”. Le sublik en tant que laro’ par-ticipe de ces jeux qui demandent une très grandemaîtrise et qui ouvrent des espaces ésotériques pour uncertain type de plaisir. Ce plaisir est appelé tua, délecta-tion. Si le pohon n’est pas enchanté, il ne guérira pas.Si le sublik ne parvient pas à cet enchantement par larigueur, il sera inefficace. Et l’acteur n’atteindra par legahan, la légèreté d’être. Ce gahan ne semble pas reliéà la représentation proprement dite car c’est un étatassez différent de la performance théâtrale qu’on appellepalabas. Le mot palabas vient de la racine labas quisignifie extérieur. Cette extériorisation peut être aussibien du cinéma, du théâtre, une exposition… Ce qui estlabas s’oppose à lohob, l’intérieur. Lohob est leconcept central sur lequel est basée la théorie du Moidans la culture philippine. Quand on remarque la façondont les chants de sublik sont murmurés et les pas dedanse exécutés avec subtilité, on comprend pourquoi ilne s’agit pas de palabas. Peut-être que l’usage du motpalabas pour “théâtre” est une manière assez subtile derejeter le concept du théâtre. Pour montrer les difficul-tés de la traduction, j’hésite à traduire le mot tua par lemot français “jouissance”. Car la construction de cemot par rapport à la théorie du XXe siècle (notammentcelle de Derrida) donne un tel poids à ce mot qu’ilpourrait déformer la notion de légèreté qui y est conte-nue. Un autre mot désignant l’état qu’on atteint, c’estdinhawa. Dinhawa a un sens très étroit de nos jours, le

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bien-être, le confort. Mais les linguistes donnent touteune liste de mots d’autres langues philippines se rappor-tant à celui-ci : cœur, entrailles, serpent mythique, âme,essence vitale, souffle de la vie. Dans le langage proto-austronésien, le mot nawa désigne l’âme. Et dans lelangage proto-philippin tel qu’il a été reconstitué, ilsignifie le souffle de la vie.

Pour conclure, je dirai que cette expérience m’aappris que ce qui est venu de l’extérieur a pu être trans-formé par ce qui était déjà à l’intérieur. Et l’on peutdonc admettre qu’il est possible que des cultures tellesque la mienne aient été capables de préserver leursmécanismes intérieurs afin d’absorber les change-ments. Même si le sens d’un mot se perd dans lalangue, il subsiste la mémoire du corps de l’acteur.

FRANÇOISE CHAMPAULT

JAPON ET ETHNOSCENOLOGIE, QUELQUESCONSIDERATIONS LINGUISTIQUES

Après avoir lu le rapport de travail relatif à la créationdu Centre international d’ethnoscénologie, je me suisdemandé comment on pourrait traduire, en japonais, leterme même d’ethnoscénologie. Il s’agit toutefoisd’une pure question de principe, car plutôt que de créerun néologisme, les Japonais choisiraient certainementd’employer tel quel le mot anglais ethnoscenology.L’on comprendra certainement pourquoi, après que j’aidonné quelques exemples de la terminologie japonaise,exemples qui serviront aussi à illustrer l’intérêt et lebien-fondé de cette nouvelle discipline.

L’élément “ethno” ne soulève pas de difficultés, lesJaponais ayant créé les termes de minzokugaku et dejinruigaku pour traduire respectivement les notionsoccidentales d’ethnologie et d’anthropologie. Mais latraduction de “scéno” (skénos), au sens entendu parl’ethnoscénologie, pose des problèmes difficilementrésolubles.

Bien évidemment, le mot japonais butai, que l’onpeut traduire mot à mot par “plateau”, tai, de “danse”,bu, apparaît comme trop restrictif, car il exclut les pra-tiques n’ayant pas lieu sur une scène.Shibai est un des mots utilisés pour désigner le

théâtre, au sens de pièce de théâtre ; il est écrit avec

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deux caractères signifiant respectivement “herbe” et“être, se trouver”. Il vient des premiers spectacles dekabuki qui eurent lieu le plus souvent dans le lit assé-ché des rivières. Les spectateurs y assistaient assis surl’herbe. Ce terme est lui aussi trop spécifique.Engeki est un terme désignant au sens large le

théâtre, mais un théâtre lié à l’existence d’écrivains,reposant sur l’existence de textes. Le terme sembledonc bien correspondre à la notion occidentale duthéâtre. D’ailleurs, il est probable que si l’on demandeà un Japonais s’il aime le théâtre, en utilisant le motengeki, il pensera en premier lieu au théâtre occidental,ou encore à des formes japonaises de théâtre moderne,et non au théâtre nô ou au kabuki. De même, le termeutilisé pour dire musique, ongaku, évoque avant tout lamusique occidentale et non les différents genres musi-caux japonais, pour lesquels on précise les genres :jôruri, gagaku, ou nagauta par exemple.Misemono, traduit dans le dictionnaire par “spectacle”,

mot à mot les “choses”, mono, que l’on “montre”, mise, asouvent une connotation péjorative. Les acteurs de nôn’aimeraient certes pas que l’on parle d’une représenta-tion de nô comme d’un misemono, mot qui désignait àl’origine les spectacles forains.

Je passerai sur d’autres termes envisageables, afinque la liste ne devienne pas trop longue pour m’arrêterau mot geinô qui est défini de la façon suivante dans ledictionnaire : 1) Art appris avec le corps et que l’onpeut incarner ; compétence dans un art appris. 2) Spec-tacles populaires tels que le cinéma, la musique, lechant, la danse. 3) Art et talent, terme générique pour lapoésie, la musique, la peinture, les arts décoratifs, lacalligraphie, l’art des fleurs, l’art du thé. 4) Synonymed’arts d’agrément (chant, danse, koto, shamisen).

Geinô est employé de nos jours dans la vie quoti-dienne pour désigner les arts du spectacle, et comprendle théâtre, la danse, la musique aussi bien que l’acroba-tie, l’art des imitateurs, etc. Les ethnologues entendenttoutefois par geinô, ou plus précisément kyôdo geinô,ou geinô régionaux, l’ensemble des spectacles rituelsofferts aux divinités au cours de fêtes religieuses. Onparle aussi, par opposition, de koten geinô, ou geinôclassiques, qui comprennent par exemple le nô, le kyô-gen, le kabuki, le bunraku.

Le mot geinô est écrit à l’aide de deux idéo-grammes, le premier, gei, signifie “art”, le deuxième estcelui utilisé pour la graphie du théâtre nô. Nô est unterme difficile à traduire, il désigne à l’origine le talent,les facultés, la capacité d’un acteur, puis il a pris le sensd’art, au sens étroit.

La notion de geinô, en tant qu’“art appris par lecorps et qui peut s’incarner”, même si ma traductionfrançaise de cette définition de dictionnaire est quelquepeu maladroite, me semble très intéressante pour l’eth-noscénologie. Toutefois, elle est encore trop restrictivedans son acception actuelle. Ainsi, les arts de combat,si nombreux et si riches au Japon, ne sont communé-ment pas considérés par les chercheurs comme faisantpartie des geinô, et cela malgré leur dimension specta-culaire manifeste.

En ce qui concerne les notions mêmes d’art ou detechnique au Japon, il est nécessaire d’attirer l’attentionsur le fait qu’elles ont une composante psychologiquemarquée. La technique ne signifie pas techniquecomme simple moyen pour arriver à une fin, maisimplique la présence même de l’artiste en elle. Sentantbien la différence de conception entre technique japo-naise et technique occidentale, les Japonais ont inventé

un nouveau mot, gijutsu, pour désigner cette dernière.Gijutsu, c’est la technique sans âme, différente de lanotion japonaise, wasa.

S’il ne semble pas faux de dire que tout art au Japoncomprend peu ou prou l’idée d’un cheminement, et seprésente donc dès le départ comme un système d’édu-cation et de formation de personnes, il faut aussi seméfier des apparences trompeuses et des amalgameshâtifs. On ne saurait trop insister à ce sujet sur la néces-sité de bien connaître la langue du pays de la pratiqueque l’on étudie. Le nom de nombreuses pratiques auJapon comporte actuellement le suffixe dô, écrit avecun idéogramme qui veut dire le plus souvent “voie,chemin”. Ainsi sadô pour l’art du thé, shodô, pour lacalligraphie, kyûdô pour le tir à l’arc… Il sembleraittentant de conclure que ces pratiques sont dotées d’uneprofondeur spirituelle que d’autres, pour lesquelles onn’utilise pas le suffixe dô, auraient moins. Mais le pre-mier sens de dô, qui se révèle dans le concept boud-dhique des six voies, rikudô en japonais, lieux où lesêtres vivants se rendent après leur mort en fonction deleur karma, est celui de territoire, de monde. Lorsqueles Japonais disent, dans la vie quotidienne, sadô, pourl’art du thé, ou shodô, pour la calligraphie par exemple,dô revêt surtout le sens de monde, monde du thé ou dela calligraphie, plutôt que de signifier quelque très pro-fond et très ésotérique cheminement spirituel. Il est vraiaussi que du premier sens de territorialité de dô estvenu un deuxième sens, celui de loi qui régit ce terri-toire1. C’est cette loi que celui qui apprend tel ou tel artdoit apprendre à comprendre. Pour ne donner

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1. Terada Tôru, Michi no shisô, Sôbun-sha, Tôkyô, 1978, p. 4 etsuivantes.

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qu’un autre exemple de la nécessité de maîtriser lalangue du terrain de recherche, qui ne connaîtrait que lagraphie actuelle du mot kabuki, trois caractères quifont du kabuki des techniques (ki) de chant (ka) et dedanse (bu), pourrait être enclin à imaginer une formethéâtrale orthodoxe, quasi classique dès son origine.Mais le mot kabuki vient en fait du mot verbalkabuku, “faire quelque chose contraire à la normale,avoir une conduite extravagante”, et l’on parla audépart de kabuki-mono pour désigner des personnesaux conduites excentriques, ressemblant un peu à nosincroyables.

Pour Dôgen (1200-1253), fondateur de la sectezen Sôtô, au Japon, l’illumination ne s’atteignait pasavec l’esprit, mais avec le corps1, et d’une manièregénérale les Japonais éprouvent une certaine méfianceenvers les modes de connaissance purement intellec-tuels qui ne sont pas sous-tendus par une expériencepratique, taiken (mot à mot “l’expérience du corps”).De nombreuses expressions employées fréquemmentdésignent l’apprentissage par le corps : mi wo ireru :“mettre son corps” dans le sens de “s’appliquer”, miwo motte shimesu : “montrer avec le corps”, pour“donner l’exemple”, mi wo motte shiru : “connaîtreavec le corps” pour “apprendre par expérience per-sonnelle”. Cet apprentissage se fait par imitation.Maneru, “imiter”, et manabu, “apprendre”, ont lamême racine. Mais l’imitation n’est pas une simpleimitation au sens où nous l’entendons habituelle-ment. Celui qui apprend ou qui s’entraîne doit ensortir transformé. La forme sécrète le fond.

C’est la raison pour laquelle on ne saurait troprecommander aux chercheurs qui veulent faire uneétude sur telle ou telle pratique de s’engager eux-mêmes dans son apprentissage. En prenant garde toute-fois à éviter deux écueils :

– Celui de penser que l’on suit exactement le mêmeapprentissage qu’un Japonais. La qualité d’étrangerbiaise en effet la relation au maître et aux autres élèves.

– Celui de croire que l’on a tout compris, après untemps d’étude très bref de quelques mois, alors que lesJaponais sont souvent engagés eux-mêmes dans descursus qui durent de très longues années.

L’idée de la présence de la personne dans la tech-nique se traduit aussi notamment par la tendance à uti-liser le même mot pour désigner et la technique et lapersonne qui met en œuvre cette technique. Ainsi Take-moto Gidayû donna son nom au mode de récitationqu’il créa pour accompagner le théâtre de marionnettes.Et actuellement le mot gidayû peut être utilisé dans laconversation pour désigner aussi bien le mode de réci-tation qui accompagne le théâtre de marionnettes, quele récitant lui-même.

La technique, nous l’avons dit, a une dimensionmorale de perfectionnement de la personne, ce perfec-tionnement s’inscrit avant tout dans le respect deformes servant de modèles, héritages du passé. Cecitransparaît dans le terme le plus fréquemment utilisépour désigner l’entraînement de l’acteur, keiko, motqui s’écrit à l’aide de deux caractères qui veulent dire :“réfléchir sur le passé”. Je n’ai par ailleurs pas souvenird’avoir entendu un acteur de kyôgen ou de nô parler de“répétition”, inutiles dans le contexte japonais. Enrevanche, lors de tournées à l’étranger, la nouveautédes conditions rend les répétitions nécessaires, et ces

acteurs emploient alors le mot anglais rehearsal, dansune prononciation japonisée, rihâsaru.

Enfin, je voudrais attirer l’attention sur le pointsuivant : on parle souvent de techniques extra-quo-tidiennes pour désigner les techniques du corps surscène. Si cette assertion semble fondée à bien deségards – dans le théâtre kabuki, la façon de se déplacer“dans les six directions”, roppô, sort par exemple évi-demment du registre de la vie de tous les jours –, elleest toutefois à manipuler avec beaucoup de précau-tions. Elle mérite notamment d’être nuancée si l’ons’intéresse au suri-ashi, démarche à pas glissés du nôpar exemple. Ce type de démarche correspond en effetà ce qui est privilégié culturellement au Japon. En cesens, une étude des écoles transmettant les règles de lapolitesse et des bonnes manières à la cour, ou chez lesguerriers, comme l’Ogasawara-ryû, reste à faire. Cetteétude, qui à ce jour n’a pas encore été entreprise, pour-rait donner lieu à d’intéressantes analyses compara-tives, entre ce qui est demandé dans ces écoles et l’artde l’acteur. Cette direction de recherche semble fonda-mentale pour prévenir les conclusions hâtives de cher-cheurs qui ne sont pas des spécialistes du pays surlequel ils travaillent, en l’occurrence le Japon.

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1. Nakamura Hajime, Ways of Thinking of Eastern People, East-West Center Presse, Honolulu, 1964, p. 546.

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THOMAS RiCHARDS

TRAVAIL AU WORKCENTER DE JERZY GROTOWSKI1

Je voudrais vous parler du langage dans les chansonsqui appartiennent à la tradition des Caraïbes, un lan-gage particulier qui ne parle pas directement au mentalmais pénètre le corps en le faisant résonner d’unemanière spécifique. Cette résonance résulte d’une cer-taine énergie qui est rassemblée et qui se trace un pas-sage à l’intérieur et autour du corps. Le chant devientun outil destiné à engager l’être humain vers l’action, àrassembler ses forces, les canaliser à l’intérieur de sonorganisme pour créer une source d’énergie toujoursplus subtile et toujours plus haute avant de la laisserenfin redescendre dans le cadre physique. On peutappeler cela un langage, mais ce n’est pas un langagequi implique la tête et la bouche, c’est un langage quiimplique à la fois le ventre, la partie postérieure de lacolonne vertébrale, le cœur et l’esprit.

C’est sur cela que nous travaillons au centre de JerzyGrotowski, à savoir : développer cette technique dechant que Grotowski a passé des années à étudier dansles Caraïbes et qu’il essaie maintenant de transmettre àses étudiants. C’est un travail long et important car ce

langage que nous rêvons de saisir en Occident nous nepouvons y parvenir sans un travail intense. Parexemple, si un Occidental veut découvrir ce qu’est latranse, il ne peut y arriver que par des voies artistiques :s’imprégner très profondément d’une tradition puis lalaisser le pénétrer. Ainsi, pourra-t-il peut-être en percerle secret.

Pourquoi les gens des Caraïbes chantent-ils de cettemanière ? Cette question nous a posé plusieurs pro-blèmes. La première difficulté lorsque nous avonsessayé de reproduire ces chants était que la texture dela vibration ne parvenait pas à passer par le corps, ellene semblait provenir que de la tête. Nous avons constatéque cela nécessitait en fait des années d’apprentissagede la respiration ; dans notre éducation occidentale, onest assis et on apprend avec la tête tandis que le corpsreste rigide. il nous fallut donc concevoir un entraîne-ment physique particulier afin que le corps devienne uncanal vide, et à cet effet analyser les blocages muscu-laires de chacun de manière à développer des exercicesspécifiques pour chaque membre de l’équipe. D’autrepart, on a développé en Occident une relation entre lecorps et l’esprit dans laquelle l’esprit commande lecorps, entraînant ainsi une perte de la continuité dans lemouvement. Par exemple, si on regarde un fauve enmouvement, il se déplace d’un endroit à un autre eninvestissant chaque point de l’espace qu’il parcourt. ilnous a donc fallu réapprendre à nous mouvoir non pasentre deux limites (commencement/fin), mais selon unflux continu. De même, lorsqu’un animal se met enmouvement, il ne livre pas toute son énergie d’un seulcoup, mais agit toujours dans deux directions à la fois :par exemple, il se dirige vers vous mais en mêmetemps, une force agit dans l’autre sens, il vous donne

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1. Retranscription de la communication présentée dans le cadre ducolloque de fondation. Traduit de l’anglais par Pierre Bois.

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tout en retenant quelque chose. C’est cela que nousessayons de redécouvrir dans notre entraînement. Nouseffectuons tout ce travail dans un cadre précis : desperformances de quarante-cinq minutes dont chaqueaction est strictement définie. On crée ainsi une struc-ture très précise, pas après pas, et il ne s’agit plus sim-plement d’un spectacle mais d’un tissu, d’une toiledans laquelle la personne rassemble ses forces vitales.

PiERGiORGiO GiACCHE

DE L’ANTHROPOLOGIEDU THEÂTRE A L’ETHNOSCENOLOGIE

Plusieurs années de colloques, de séminaires, derecherches, ont permis la création d’un cours d’anthro-pologie théâtrale à l’université de Pérouse, en italie.A ma connaissance, c’est actuellement le seul en Europeet peut-être dans le monde. Toutefois, il eût été préfé-rable de l’appeler anthropologie du théâtre pour le dis-tinguer de la recherche et de la théorie (anthropologiethéâtrale) d’Eugenio Barba qui portent sur les tech-niques du corps de l’acteur. Le travail de Barba estd’ailleurs tout à la fois une provocation et une conquêtedont il convient que l’anthropologue, mais aussi lesociologue, le sémiologue, l’historien…, tiennentcompte s’ils veulent mener des enquêtes nouvelles surle domaine vaste et indéfinissable de la représentationet du spectacle.

En revanche, l’anthropologie du théâtre ne peut pasencore, à mon sens, être considérée comme une disci-pline autonome ; au contraire, elle n’est qu’un terrainnouveau et un détour de l’anthropologie culturelleactuellement engagée dans une vérification de saméthode et une redéfinition de son rôle.

Ouvrir aujourd’hui le chapitre des phénomènes spec-taculaires et des problèmes posés par leurs techniques etleurs effets est non seulement légitime mais indispensable

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et urgent : dans ce contexte, l’analyse culturelle duthéâtre – l’art du spectacle la plus ancienne qui ait sur-vécu jusqu’à nos jours – peut apporter une contributionirremplaçable aux recherches sur le concept même dereprésentation dans la société et dans l’histoire par unélargissement et un approfondissement du problème dela relation entre les arts et les sciences humaines.

De même, on ne peut sous-estimer l’enrichissementsur les plans heuristique et herméneutique qu’apporte-rait une étude anthropologique de la “culture” théâtrale :il suffirait de considérer la question des techniques“expressives” du corps (posée puis négligée par MarcelMauss) ou l’immense héritage des œuvres, des pratiques,des espaces que l’on nomme “théâtre” dans notre cultureet notre société.

Or, même s’il existe une théorie raisonnable et vrai-semblable sur le caractère transculturel du théâtre, lesnombreuses et heureuses comparaisons qui ont étéeffectuées entre les différentes formes du jeu ou du lieuthéâtral ne nous autorisent pas à oublier que “théâtre”est “un mot et une chose” de notre société, ou autre-ment dit un pattern de notre culture. Ce sont la qualitéet la fonction particulières de notre “théâtralité” – ici etmaintenant – qui permettent de mesurer et de maîtrisertoutes les dimensions des manifestations spectaculairesdans le monde.

C’est en ce sens que l’ethnoscénologie m’apparaîtnécessaire dans son invention et correcte dans sa défi-nition. Même si l’anthropologie performative de Vic-tor Turner peut être considérée comme une autresolution terminologique et disciplinaire, dans la mesure oùce concept rassemble les mêmes phénomènes et lesmêmes problèmes, il n’en demeure pas moins que le termeethnoscénologie suggère le voyage anthropologique vers

les autres cultures en nous épargnant toute tentationeurocentriste ou ethnocentriste, et qu’il souligne enprivilégiant le radical scéno-, la centralité du corps( κηνωμα) ainsi que la distinction avec le théâtre et sahiérarchie de modèles et de valeurs.

On peut donc appeler ethnoscénologie le champ desconnaissances, des techniques, des phénomènes, desrelations relevant de toutes les situations spectaculaireset pouvant être l’objet de plusieurs disciplines ou dedifférentes approches. il n’est donc point besoin d’unenouvelle science humaine qui se définisse par son objetplutôt que par sa méthode, mais d’un carrefour discipli-naire où viennent se confronter les résultats et se vérifierles hypothèses des différentes recherches – sociolo-giques, historiques, anthropologiques… – sur les per-formances spectaculaires de toutes les cultures dumonde. Dans ce cadre, l’anthropologie du théâtre vientalors s’inscrire en tant que l’étude d’un genre spectacu-laire particulier – le théâtre – même si les travauxd’Eugenio Barba nous ont montré l’universalité relativedes principes transculturels qui fondent l’art de l’acteur.

A ce propos, il faut se rappeler que l’anthropologiethéâtrale de Barba se veut une sorte de “science duthéâtre” et se conçoit comme l’ensemble des connais-sances sur l’art des acteurs et des danseurs des diffé-rentes cultures. Elle “étudie le comportement de l’êtrehumain en situation de représentation organisée” touten concentrant son attention sur le niveau préexpressifqui précède l’expression artistique. De plus, elleconsacre ses résultats à la formation des acteurs et desdanseurs. Poursuivant le rêve légitime et nécessaired’une autonomie culturelle du théâtre, la recherche deBarba relève donc totalement du théâtre, dont il veutmontrer et développer la “science” – c’est-à-dire le

savoir professionnel. il est certain que l’anthropologuedoit s’approprier les résultats de cette recherche rigou-reuse et innovatrice, qui a d’ailleurs déjà influencé lesétudes de nombreux sociologues, sémiologues et histo-riens du théâtre. Ainsi, pourra-t-il finalement dévelop-per une “véritable” anthropologie culturelle du théâtre.

Signalons au passage que jusqu’ici le théâtre n’ajamais été introduit parmi les objets d’étude et deréflexion de l’anthropologie culturelle. Au contraire, latradition académique a toujours séparé le “théâtre d’art”du théâtre populaire et les formes ou aspects “théâ-traux” de la fête et du rituel.

Maintenant que l’anthropologie culturelle s’autoriseà étudier la culture de la société occidentale contempo-raine, le théâtre commence à entrer de droit parmi lesobjets de la recherche anthropologique, d’autant plusqu’il représente – chez nous – la mine la plus riche denotre imaginaire, la fabrique la plus ancienne de noscomportements et de nos attitudes et le laboratoire desmodes culturels qui ont marqué notre histoire. il n’estpoint besoin d’arriver à Erwin Goffman pour découvrirle rapport entre art scénique et représentation quoti-dienne. Certes, ce rapport a évolué aujourd’hui, et nonseulement Goffman mais aussi nombre de metteurs enscène contemporains nous ont avertis du renversementde rôles qui s’est opéré entre l’art – devenu authentique –et la vie – devenue fausse, artificielle.

Cette “révolution culturelle” – prophétisée par Artaud –a bouleversé la culture théâtrale (tout au moins en partie),que ce soit au niveau artistique ou au niveau politique :l’art de l’acteur a assumé la question existentielle dusens, tandis que le spectacle revendiquait une fonction“autre” à l’égard des différentes performances ou fictionsqui caractérisaient notre “société du spectacle”. D’un

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côté se développe l’exigence artistique d’un “retouraux sources”, de l’autre s’impose la nécessité derépondre à la crise du public dans un marché culturel etspectaculaire dominé par les mass media.

L’anthropologie du théâtre, beaucoup mieux que lasociologie, peut considérer l’ensemble des problèmesqui découlent de ce changement : en effet, sur le plananthropologique peuvent converger les recherches sur latradition de l’acteur et celles concernant l’identité duspectateur. De plus, si l’anthropologie du théâtre obtientdes résultats et respecte les propositions de l’anthropolo-gie théâtrale (une sorte d’anthropologie implicite qui ras-semble les savoirs des “indigènes” du théâtre), on aura lapossibilité de briser définitivement l’attitude ethnocen-trique. Tandis que l’art de l’acteur et du danseur révèleplusieurs principes communs, le théâtre – ou mieux,notre théâtre – redevient un modèle et une institution denotre culture, de notre société, de notre histoire.

Du point de vue artistique et esthétique, voilà long-temps que tout ceci est connu, mais le travail del’anthropologue peut enfin démontrer que le “théâtre”est un façon précise de faire et de voir le spectacle :non plus une règle, mais simplement une manière,parmi des milliers d’autres possibilités, de jouer et dejouir du spectacle.

Quelle manière ? Qu’est-ce que le théâtre ?Cette question peut recevoir des réponses aussi

diverses qu’auparavant. On peut dire par exemple quele théâtre est la combinaison de l’art scénique et de larelation théâtrale, en soulignant que dans la “boîte” quenous appelons “théâtre”, la règle de se faire voir etd’être vu devient si radicale et si absolue qu’il fautdévelopper un art strictement assujetti à cette relationet inversement.

il n’est pas vrai que toute forme de spectacle doivepoursuivre la même correspondance “dramatique” entrel’acteur et le spectateur. On a vu par exemple les vola-dores du Mexique. il y a une situation scénique évidente,une habileté et une virtuosité extraordinaires : des musi-ciens se tiennent assis au sommet d’un mât à quelquevingt mètres de hauteur tandis que des “acteurs” se jettenten bas en tournoyant ou descendent lentement jusqu’ausol. Quant aux “spectateurs”, ils regardent ou pas ; le mâtest un centre autour duquel ils se promènent. Le mêmetype de rapport s’observe lors des feux d’artifice ou aucirque.

il n’est point de spectacle ni de théâtre dans lequel laquantité et la qualité (le degré et le sens) du rapportentre action et vision – entre l’art du performer et leregard du public, entre la scène et la salle… – soient lesmêmes.

Je crois que c’est justement à partir de l’analyse dece rapport, de ce noyau culturel du spectacle, quel’anthropologie du théâtre peut s’élargir jusqu’à seconfronter avec les autres pratiques et les autres formesspectaculaires qui constituent l’objet ou le domaine del’ethnoscénologie.

FARiD PAyA

L’ESPACE DU VISIBLE1

Mon intervention sera le témoignage d’un homme dethéâtre en France. Je parlerai donc de mon travail etnon pas d’un terrain culturel, rituel ou magique qui ali-menterait le théâtre.

Moitié français, moitié iranien, lorsque j’arrivai enFrance, bien qu’aimant l’architecture et la littérature, jerencontrai un théâtre où le texte et le bâtiment m’enfer-maient, étaient des limites à l’espace. Ce qu’ilm’importait c’était de trouver l’espace qui me parais-sait véritable, celui de la relation humaine.

Puisant dans des souvenirs de musiques, venant desquatre coins du monde, sans me soucier de ce qu’ellesvoulaient dire, nous avons travaillé avec mon équipesur des langues que nous ne comprenions pas. Voicitrois exemples de faits étonnants qui sont survenuslorsque nous voulûmes travailler sur ce qui pouvait êtreà l’origine du théâtre, la relation humaine, et sur ce quiétait invisible dans cette relation mais qui prenait sens.

D’une part, on s’est rendu compte qu’un acteur pou-vait inventer des langues qui, si on les analysait d’unpoint de vue sémiotique, avaient toutes les structures

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1. Retranscription de la communication présentée dans le cadre ducolloque de fondation.

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d’une vraie langue. il y avait là une sorte de continentintérieur chez l’acteur. Nous nous en sommes servisdans plusieurs spectacles où nous nous parlions enlangue imaginaire. Cela nous a permis de voyager, decommuniquer avec d’autres peuples qui croyaientqu’on parlait une vraie langue jusqu’au jour ou en Haïtiquelqu’un m’a fait remarquer que nous faisions commedans le vaudou où l’on parle une langue que l’on necomprend pas.

Un phénomène du même ordre s’est produit récem-ment dans un spectacle appelé la Danse siguri. Aprèstant d’années de travail sur les musiques traditionnellesnous avions décidé de faire un spectacle qui fût unvéritable rituel. Mais nous n’arrêtions pas d’échouercar évidemment nous n’avions pas le sens du rituel. Unjour nous vidâmes la salle. Lorsqu’elle fut totalementvide, nous nous donnâmes un secret. Puis nous recom-mençâmes à travailler avec quelque chose auquel nouscroyions vraiment. Je demandais seulement aux acteursde considérer qu’une partie de l’espace était sacrée etl’autre pas. Un acteur s’est alors mis à chanter tout enmarchant et à délimiter un carré. Son chant s’est ter-miné à l’endroit où il l’avait commencé et qui n’avaitpourtant pas été matérialisé. On a répété toute la jour-née dans cet espace invisible, il existait clairement pourtout le monde. Cet espace était la relation des quatrepersonnages. Le lendemain nous l’avons retrouvé. Fina-lement nous l’avons matérialisé par du sel.

Au cours du même spectacle nous avons dégagé untemps qui était notre temps. J’estimais que le spectacle,fait de beaucoup de choses, était trop dense. A titred’exercice je demandais aux acteurs de jouer une partiedu spectacle puis de faire quatre minutes de silence enbougeant dans cet espace, enfin, au bout de quatre

minutes, de se remettre à chanter. Par curiosité j’aienclenché un chronomètre. Lorsque les acteurs ontrecommencé à chanter il s’était écoulé exactement troisminutes et cinquante-neuf secondes. On a joué ce spec-tacle une centaine de fois, personne ne nous a jamaisdit qu’il y avait quatre minutes de silence ni une lon-gueur.

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STEFKA KALEVA

LES MÉDIAS EN QUESTION

L’équivalent d’“ethnoscénologie” pourrait être litse-deistvié en Bulgarie, bien que le mot plus proche de“performance” ne recouvre pas entièrement les nuancesdu terme français. Nous possédons un institut de folk-lore qui se trouve dans la nouvelle université bulgare.Cet institut se penche déjà sur la problématique desarchétypes de la culture bulgare, telle que la culture dela Thrace, la culture slave et la culture des Proto-Bulgares. Des questions restent à poser. il semble quela plupart des problèmes surgissent au niveau de lareproduction des formes. Je voudrais commenter quelquesexemples à partir de mon expérience professionnelle,qui sont en rapport avec l’objet de l’ethnoscénologie.Avec la télévision, il s’agit d’une culture de médias danslaquelle la réalisation et l’acceptation sont toujours pluscompliquées à cause du besoin d’un médiateur. La pre-mière question que cet intermédiaire et arbitre devraitse poser est donc : Est-ce qu’au cours du transfert et dela traduction d’un code culturel dans un autre, la valeurde l’objet reste sauvegardée ou bien perd -elle son sens ?Le fait nouveau et différent qui apparaît au cours del’acte de communication par la télévision est la distanceraccourcie. Par suite de la ressemblance, le degré decomplicité et la fiabilité du contact établi entre l’écran

et le spectateur sont inclus dans les caractéristiques dutéléspectacle. Les critères traditionnels de l’esthétiquesont invalidés une fois appliqués au produit de la télé-vision. Et nous sommes ainsi obligés de prendre enconsidération la différence dans la structure des imageset dans les volumes spacieux. indépendamment de sonniveau d’acceptation, le spectateur auquel s’adresse latélé-œuvre se trouve devant deux mondes, deux espacesde la vie et de l’art.

Le premier exemple est tiré du film Et les deux fillessont parties fêter Lazare. il s’agit d’une des pratiquesd’initiation de la jeune fille à son état de femme. Lefilm est structuré dans deux espaces. D’un côté il y ales épisodes où le rite est présenté. De l’autre ce sontles épisodes où les jeunes filles partagent verbalementleur attitude envers ce rite et leur foi dans sa significa-tion. Nous nous sommes demandé comment différen-cier visuellement les deux réalités pour qu’elles puissenttransparaître dans leur authenticité. En fin de compte,nous avons tourné en plans généraux les épisodes quireflètent les moments rituels et nous les avons disposésdans le contexte de l’ambiance du village, alors que legros plan sur un visage aurait anéanti le sentiment dumythologique contenu dans l’acte cérémoniel. Dansces épisodes, les gros plans n’étaient réservés qu’à cer-tains détails. Au contraire, lorsque les jeunes filles par-laient, la caméra entrait en elles de façon qu’ellescommuniquent directement avec le spectateur.

Voici un autre exemple avec le film le Feu. Ce filmparle du feu de la créativité artistique qui s’est emparédes participants au festival de Koprivchtitsa. Dans undes épisodes, nous avons filmé une vieille femme quiétait une danseuse exceptionnelle. Elle portait son cos-tume national de couleur foncée comme il est d’usage

dans le peuple, et comme il sied aux gens de son âge.Elle dansait sur une estrade au milieu de la foule. Nousavons essayé d’inclure la danseuse dans l’espace, maisles têtes surgissant de toutes parts, les visages en sueur,nuisaient à la sensation que nous voulions suggérer :celui d’être en présence de la danse d’une prêtresseancienne. Nous avons alors concentré l’espace pour negarder que la figure sur fond de ciel et de soleil. Cetteimage d’une silhouette découpée a conféré à l’épisodel’effet exceptionnel d’une fresque. L’espace ne s’ouvrequ’à la fin de la danse, au moment des applaudisse-ments.

Ce sont ces hypologies qui montrent l’importance del’intermédiaire. Dans le premier cas, on entre dans lemonde artistique du personnage, tandis que, dans ledeuxième cas, une personne concrète devient l’incarna-tion du monde artistique.

Ces exemples montrent que l’expression artistiquejaillit au plus profond de l’âme et montre une nécessitécachée : nécessité propre à la vue, à l’ouïe, à la voix, à lapensée, à l’émotion et même au rythme physiologiquede la respiration et du mouvement. L’effet est d’autantplus grand que la capacité individuelle de s’assimiler àce genre d’acte expressif est plus puissante.

Une fois dans ce chemin, l’ethnoscénologue pourraitse révéler un instrument indispensable, car toute l’idéeprend forme dans une structure sémiotique déterminéesans pouvoir exister hors d’elle.

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L’ACTE DE FONDATiONDU CENTRE iNTERNATiONAL

D’ETHNOSCÉNOLOGiE

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CLAUDE PLANSON1

Je vous remercie pour le titre de président d’honneur. Plutôtqu’une nomination personnelle j’y vois un hommage àl’équipe qui, pendant une quinzaine d’années, s’est employéeà découvrir et à faire connaître les manifestations desdiverses aires culturelles dont nous ne connaissions qued’affreuses défigurations dues aux pseudo-flokloristes etimprésarios en mal de “nouveautés”.

Mon rôle ne sera donc pas de diriger les travaux que vousallez entreprendre. Qu’il me soit permis toutefois de vousprésenter quelques observations dictées par une longue expé-rience et par une réflexion approfondie :

a. Défiez-vous de tous ceux qui croient qu’on peut laïciserdes manifestations qui relèvent du sacré. Ces mêmes per-sonnes crieront : “Ce n’est pas du théâtre !” dès l’instant oùces spectacles traditionnels ne s’inscrivent pas dans lesnormes du théâtre occidental des temps modernes dont voussavez, comme moi, que morcelé et émietté en “genres” il estfort éloigné de ce que fut le grand théâtre de l’Occident dontnous voyons encore de superbes traces sur tout le pourtour dela Méditerranée.

b. Défiez-vous de la pseudo-intelligentsia du Tiers Mondequi, la plupart du temps, n’a que mépris pour sa propre culture etn’a qu’un rêve : imiter l’Occident, même dans ses pires erreurs !

Je voudrais, à ce propos, vous citer deux exemples : celuidu Dahomey et celui de Cuba. Dans le premier cas, aprèsavoir refusé fermement tout ce qu’on nous proposait, il nousfallut, passant par-dessus la tête des officiels, prendre contactavec le prince Aho, petit-fils du roi Béhanzin et haute autoritéreligieuse de la côte ouest, et obtenir de lui qu’il vienne enpersonne à Paris accompagné de ses dix-huit femmes et deses féticheurs. Ce fut un immense triomphe, triomphe dontne tinrent aucun compte les autorités locales lorsqu’ellesvoulurent organiser une seconde tournée en Europe. A laplace des princesses et de leurs danses sacrées, on assista auxtrémoussements de demoiselles déguisées par des costu-miers. On voit ce que je veux dire. A Cuba, les choses furentun peu différentes. Nous souhaitions présenter une vraie san-teria, culte africain d’origine yoruba qui est, à la vérité, lareligion populaire du pays. Hélas ! cette cérémonie fut revueet corrigée par un jeune metteur en scène mexicain nondénué de talent mais bien incapable de comprendre ce qui sepassait, d’où un spectacle hybride dont la chaleur s’était éva-porée.

c. Défiez-vous, enfin, de ce qui vous sera présenté commeune culture de métissage et qui, trop souvent, ne sera quel’expression de l’impérialisme culturel de telle ou telle nationvisant non pas à l’amalgame mais à imposer une colorationrelevant de ce que l’on pourrait appeler le politically correct.A la vérité, notre Occident, depuis moins de deux siècles,n’aura connu que deux expressions du véritable métissageculturel : le jazz dans le sud des Etats-Unis et le flamencodans le sud de l’Espagne.

Pour le premier, il s’agit de l’amalgame des rythmes afri-cains et des fanfares anglo-saxonnes en utilisant des instru-ments modernes ; pour le second (le flamenco), un dosagesubtil du kathak indien, des mélopées arabes et du chantsynagogal se superposant sur un fond de danses ibères tradi-tionnelles.

Permettez-moi tout de même d’ajouter un mot : vos tra-vaux ne saurait se concevoir sans un centre opérationnel oùserait rassemblée et sélectionnée la somme de vos efforts.

Centre où, dans le même esprit, seraient présentées de manièreaussi parfaite que possible ces manifestations d’ethnies dont,à la vérité, nous savons peu de chose. Bien entendu, lethéâtre de l’Alliance française est certes un charmant théâtre,mais enfin il est tout à fait insuffisant pour accueillir degrands groupes et pour organiser des expositions et desconférences indispensables à la compréhension de vos tra-vaux. ici, nous nous tournons vers le ministre de la Culture etson représentant le directeur des théâtres. Ne nous dites pasque l’Etat et la ville ne sont pas capables de recommencer cequi fut fait avec succès pendant des années, au temps oùParis se voulait “le rendez-vous des théâtres du monde”. Nenous parlez pas du manque d’argent, je vous prie. N’oubliezpas que, sur le plan culturel, nous sommes les héritiers de laGrèce antique qui dépensa plus pour son théâtre que pour saflotte de galères, ce qui ne l’empêcha pas de triompher àSalamine. Pour le reste vous pouvez faire confiance à l’équipequi, dans une large mesure, nous réunit aujourd’hui. Pour mapart, je considère Chérif Khaznadar comme mon fils spiri-tuel, de même que je considère Françoise Gründ comme mameilleure continuation, sans parler de mon vieil ami JeanDuvignaud qui, bien sûr, est digne de la plus haute confiance.Mesdames et messieurs, tout dépend de vous. Nous avonsfait notre tâche, à vous de jouer maintenant !

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1. Président d’honneur du Centre international d’ethnoscénologie.Ex-directeur du Théâtre des Nations.

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LOURDES ARiZPE1

Lorsqu’une idée nouvelle prend corps et s’apprête à devenirréalité, c’est toute la communauté internationale qui s’enri-chit. Aussi suis-je particulièrement heureuse de vousaccueillir aujourd’hui à la Maison de l’Unesco pour l’ouver-ture du colloque annonçant la naissance du Centre internatio-nal d’ethnoscénologie.

Bienvenue à vous, chercheurs, universitaires, hommes etfemmes qui représentez les arts du spectacle venus d’hori-zons divers, réunis ici à l’initiative de la Maison des culturesdu monde. Je ne doute pas que vous saurez mettre en com-mun vos savoirs et vos expériences afin d’assurer que cecentre international repose sur des bases solides, réalistes etgénéreuses, portes et fenêtres ouvertes au vent des expres-sions culturelles du monde entier.

Permettez-moi à cet égard de rendre un hommage particulieraux initiateurs de ce colloque, à MM. Jean Duvignaud, Jean-Marie Pradier, Chérif Khaznadar et Mme Françoise Gründ quinous démontrent, encore une fois, que l’ouverture aux autresdans un souci de pluralisme est plus saine, créative et dyna-mique que le repli frileux sur soi dans un esprit de nationalismeétriqué. Autant que la Maison des cultures du monde, le Centreinternational d’ethnoscénologie qu’ils vous proposent peutreprésenter une oasis salutaire pour l’appréciation des diffé-rences, pour les échanges d’idées et de pratiques artistiques dansun souci de compréhension et de respect mutuels.

Cette démarche, en harmonie avec les idéaux de l’Unesco,n’est pas l’unique raison de l’intérêt et du soutien que nousapportons à une discipline nouvelle, l’ethnoscénologie, pourla défense et l’illustration de la diversité des comportementset pratiques symboliques des sociétés. En effet, la création dece futur centre nous paraît également aussi opportune quenécessaire.

Nous nous trouvons aujourd’hui déjà dans la situation oùle développement des médias s’accompagne d’une expansiondes techniques et d’images nouvelles sur les réseaux mon-diaux de télécommunication et internet. Ce nouveau langagede représentation peut à la fois offrir des perspectives extra-ordinaires pour les créations esthétiques et symboliques, toutcomme un vide culturel s’il n’est dirigé que vers uneconsommation passive. Voilà le défi que vous, les artistes,devez relever à la fin de ce siècle et à l’aube d’un nouveaumillénaire.

De ce fait, il est impératif, comme le propose le Centred’ethnoscénologie, d’explorer systématiquement et de diffu-ser toutes ces formes de spectacles représentatifs des pra-tiques sacrées et profanes de l’homme, du nô japonais, dukoteba malien en passant par le gambuh de Bali. Certainesde ces pratiques, certains de ces rituels sont en voie de dispa-rition mais doivent renaître, sous des formes différentes, dansle nouveau langage de représentations.

L’ehtnoscénologie constitue ainsi un véritable carrefour dedisciplines, et ce centre international pourra devenir un espaceprivilégié de rencontres et d’échanges entre chercheurs etspécialistes de terrain. L’Unesco est naturellement sensible àcette approche interdisciplinaire et pluriculturelle qui dépassele cadre strict de l’ethnologie et englobe l’anthropologie duthéâtre, la musicologie et la sociologie.

Enfin, il nous paraît que les objectifs du Centre internatio-nal d’ethnoscénologie sont entièrement liés à ceux du pro-gramme de l’Unesco pour la promotion du patrimoineimmatériel – traditions orales, coutumes, langues, musiques,danses, les minorités et les populations autochtones, sourceessentielle d’une identité profondément ancrée dans l’histoire.

A l’aube du troisième millénaire, il est indispensabled’assurer, pour les générations futures, à la fois la diffusion etla connaissance de toutes ces formes d’expressions cultu-relles à travers des études et des manifestations qui soulignentet mettent en valeur la spécificité de chacune d’entre elles.

il est donc réconfortant et rassurant de constater que c’estprécisément la tâche que s’est assignée le centre que vousentendez mettre sur pied.

Je souhaite donc plein succès à vos travaux présents, et unavenir florissant au Centre international d’ethnoscénologie.

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1. Sous-directrice générale pour la culture à l’Unesco.

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iRÈNE SOKOLOGORSKy1

La cérémonie qui marque la naissance d’une discipline nou-velle n’est pas un instant futile. Ce moment, plus ou moinssolennel, plus ou moins public, révèle l’accomplissementd’un patient et long processus. La présentation de proposi-tions nouvelles et leur approbation par la communautésignifie qu’un travail de réflexion critique, de recherche, detâtonnements, de reconnaissance et d’analyse des erreurs etdes insuffisances a été accompli jusqu’à provoquer la modifi-cation du point d’équilibre antérieur.

La réception que l’Unesco réserve à cet événementm’impressionne. Votre assemblée internationale, l’attentionprêtée aux interventions dès l’ouverture de ces deux jour-nées, la personnalité de ceux et de celles qui constituent votrecomité de parrainage, tout cela indique la profondeur d’uneattente et la nécessité d’y répondre.

Dans le cas de l’ethnoscénologie, j’ai le sentiment qu’ils’agit d’une véritable rupture avec des attitudes passées quinous ont conduits à simplifier l’expérience humaine en rédui-sant arbitrairement l’intelligence que nous avons de l’articu-lation de l’extériorité et de l’intériorité. La prise en comptede la diversité culturelle, son étude sans préjugés épistémolo-giques et méthodologiques ne sont pas des démarches facilesà entreprendre, malgré les déclarations de principe qui ser-vent souvent à masquer l’indifférence sinon l’arrogance. La

domination ethnique n’est pas seulement une affaire de pou-voir économique, technologique ou militaire. La diffusiondes formes spectaculaires des cultures dominantes a conduità les considérer comme des universaux. En même temps, despratiques complexes d’une grande valeur pour les commu-nautés humaines ont été ignorées et sous-estimées.

Présidente d’une université vouée dès sa fondation àl’interdisciplinarité et à l’ouverture aux autres cultures, votreinitiative ne me surprend pas. L’association de groupes derecherche et d’institutions culturelles me paraît significative.Pour conserver vivante l’invention humaine, il convient queson approche combine la rigueur de la démarche scientifiqueet l’esprit de l’artiste.

JACQUES BAiLLON1

La Direction du théâtre et des spectacles au ministère (de laCulture), c’est-à-dire mon département, est particulièrementsensible à l’initiative de la Maison des cultures du monde, àcelle du professeur Duvignaud et de Jean-Marie Pradier et àcelle de Claude Planson dont je rappelle qu’il fut le fondateurdu Théâtre des Nations.

Je suis particulièrement sensible à cette initiative dans lamesure où ce sera un effort contre l’ethnocentrisme. Enmatière de théâtre c’est fondamental parce que nous autresEuropéens ici à Paris, nous autres Français, nous avons ten-dance à considérer que le seul modèle existant et observableest celui que nous avons hérité du XViie siècle. L’on oublieque le modèle du XViie siècle en matière de théâtre est aussile fils du monde entier. On l’oublie aisément car il sembleêtre un objet cohérent, autonome. Mais il y a quelque chosequi est absent, et de la part d’un représentant de l’Etat vousseriez peut-être étonné, d’autant plus que notre Etat est répu-blicain et laïque, vous seriez peut-être étonnés de l’absenceque je veux indiquer qui est celle des dieux. On a l’impres-sion que le théâtre est né comme ça, d’une espèce de volontéfonctionnelle, chez nous, volonté fonctionnelle qui, certes,tend vers la perfection, mais il lui manquerait quelque chosequi serait : pourquoi les gens qui font du spectacle – le mot“faire” étant quelque peu vulgaire en l’occurrence, mais c’est

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1. Présidente de l’université Paris Viii-Vincennes-Saint-Denis. 1. Directeur du théâtre et des spectacles, ministère de la Culture.

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celui qui est utilisé – semblent habités. Et le monde, ce qu’ilest convenu d’appeler d’une façon un peu agaçante le TiersMonde, toutes les cultures sont là pour nous rappeler que jus-tement le monde de la scène, le monde de la représentationest un monde habité. Alors il est plutôt habité, certes, en rai-son des rituels de deuil, des rituels de commémoration, il estplutôt habité par une absence. Ce n’est pas une contradiction,même si cela semble être un paradoxe. Mais c’est cela quifonde la plupart du temps la notion de représentation, lanotion de jeu. Oui, les dieux sont repartis ; oui, la personnedont nous parlons n’est plus vivante parmi nous, mais grâceau théâtre (et pas seulement la forme psychologique etrationnelle du théâtre européen et entre autres français), lemonde existe aussi de la communication d’avec les dieux quinous ont quittés, mais qui sont encore parmi nous grâce à lareprésentation et à cette première forme de représentation quiest la possession. Nous oublions qu’une partie énorme denotre travail repose sur un continent qui a été complètementocculté, qui est celui de la possession. On a l’impression quenous sommes là uniquement dans un travail discursif, alorsque nous sommes dans un travail habité. Je voudrais prendreun exemple que vous trouverez bien sûr ethnocentriste puisqu’ils’agit d’un grand penseur européen. Nietzsche nous a rappelédans la Naissance de la tragédie qu’il y avait, pour simplifierparce que c’était dans sa violence également un homme denuances, il y avait un monde apollinien et il y avait un mondedionysiaque. Tout cela s’est un peu effacé pour nous, celareste des mots, et pourtant je souhaite que l’ethnoscénologieétudie l’héritage de cette pensée, car il faut savoir que si uncomédien tout d’un coup se met à nous donner l’impressionqu’il est réellement le personnage ou se met à nous donnerl’impression qu’il se passe quelque chose, qu’il est dans unesituation, il faut bien savoir que c’est l’héritage – certes loin-tain – de ce monde dionysiaque, du cœur dithyrambique, dumonde de la possession. il faut savoir aussi que tout le travailde codification, le travail de domination, de maîtrise qui estfait dans des codes, dans des langages si différents suivant lescultures, c’est un travail apollinien. Et très souvent, dans un

travail de théâtre occidental, tout cela est un peu mêlé,mélangé, et l’on n’arrive plus tellement à en discerner lesfils. Je m’en tiendrai à cette première remarque en formantdes vœux de réussite à cette initiative que le ministère de laculture compte soutenir plus largement dans l’avenir. Mais jevoudrais que nous retrouvions quelque chose qui, encore unefois, peut paraître étonnant dans la bouche d’un représentantde l’Etat, je voudrais que nous retrouvions le chemin desdieux, et je vous remercie de cette démarche. CHERiF KHAZNADAR1

La reconnaissance des cultures autres que la sienne est unedémarche moins naturelle qu’on ne pourrait, entre gens debonne compagnie, le croire. Elle a ceci d’inhabituel qu’elleva à contre-courant de la nature. La nature de l’individu l’a,de tout temps, porté vers l’ethnocentrisme. Tout ramener àsoi, tout réévaluer selon ses propres critères, son mode devie, ses habitudes, son milieu, est l’acte naturel par excellence.

Pascal nous dit : “il y a un certain modèle d’agrément etde beauté qui consiste en un certain rapport entre notre nature,faible ou forte, telle qu’elle est, et la chose qui nous plaît.

Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée : soit mai-son, chanson, discours, vers, prose, femme, oiseaux, rivières,arbres, chambres, habits, etc. Tout ce qui n’est point fait surce modèle déplaît à ceux qui ont le goût bon.”

Remettre en question son langage, sa pensée, ses moules deréférence est un acte d’exception, de révolution. L’individu quis’y livre se met au ban de sa société, s’exclut, se marginalise. ildevient prophète ou démon ou parfois même artiste.

Concevoir aujourd’hui qu’il y a des cultures et non pas uneculture est une démarche qui, si elle devient plus souvent admise,n’est pas encore générale. L’acceptation mutuelle de l’existenced’un pluralisme culturel, du fait que notre univers est composéde peuples et de nations qui possèdent chacun une expressionculturelle qui lui est propre et que ces cultures ont le droit de sedévelopper en toute indépendance selon leur propre gré, cette

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1. Directeur de la Maison des cultures du monde.

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acceptation mutuelle est le principe de base de toute action cultu-relle. il implique l’utilisation du terme culture au pluriel.

Déjà au XViiie siècle, Johann Gottfried Herder soutenaitqu’il fallait parler de cultures au pluriel car il existait, et je lecite, non seulement les cultures spécifiques et évolutives desdifférentes nations et périodes, mais aussi les cultures spéci-fiques et évolutives de chacun des groupes sociaux et écono-miques d’une même nation.

C’est ce principe de pluralité culturelle qui nous a amenés,il y a treize ans, à choisir pour notre institution le titre deMaison des cultures du monde rompant ainsi avec l’élitismedes maisons de la culture.

La notion de pluralisme culturel implique l’abandon detoutes celles prônant la supériorité d’une culture sur lesautres, elle implique aussi, bien entendu, de renoncer à celleeurocentriste qui fait de la culture occidentale la norme et laréférence de base par rapport aux cultures des autres peuplesqui sont reléguées au rang de sous-développées, de barbaresou, dans le meilleur des cas, de folkloriques.

Depuis cinq siècles, il est devenu “normal” entre guille-mets de prendre comme base de référence les valeurs d’undes cinq continents du monde, l’Europe.

Depuis cinq siècles, une terminologie culturelle est forgéeen Europe pour être ensuite imposée au reste du monde.

En arts plastiques, les écoles sont Renaissance (européenne),baroque (européenne), surréaliste (européenne), cubiste(européenne), abstraite (européenne), etc.

La musique est symphonique, baroque, d’opéra, de ballet,etc. Je ne multiplierai pas les exemples avant d’arriver authéâtre dont le concept même est un concept d’essencegréco-romaine, donc européenne. Nous savons tous ici quel’histoire du théâtre s’est singulièrement limitée, jusqu’à cesdernières années, à l’évolution de cet art dans une partie dumonde, et uniquement à partir de cette base gréco-romaine.

Tout ce qui sortait de cette norme avait progressivementdroit au qualificatif de parathéâtral.

Des cultures entières se voyaient nier l’existence mêmed’une forme théâtrale si celle-ci n’était pas occidentale et

ceci, paradoxalement, à juste titre. En effet, longtemps leshommes de théâtre du monde non occidental ont œuvré etlutté afin que leurs formes d’expression patrimoniales soientreconnues dans l’acceptation occidentale du terme théâtre.Aujourd’hui on pourrait considérer que cette lutte s’étaittrompée d’objectif. Mieux que d’être reconnues comme unsous-produit ou un produit apparenté au théâtre, n’aurait-ilpas mieux valu affirmer comme formes à part entière desexpressions aussi importantes et signifiantes dans leur culturemême que le nô qui n’est pas du théâtre mais du nô, que lekathakali qui n’est pas du théâtre mais du kathakali, que lekhayal el Zol qui n’est pas du théâtre mais du khayal el Zol,que le koteba qui n’est pas du théâtre mais du koteba, que lejari qui n’est pas du théâtre mais du jari, etc.

L’initiative que nous sommes quelques-uns à avoir priseaujourd’hui va dans le sens, non pas de rétrécir le champ desétudes et de la création théâtrale mais, au contraire, de l’élar-gir en lui offrant un terrain nouveau d’étude, d’analyse, derecherche et d’inspiration. Qu’y a-t-il de plus passionnantque de découvrir des formes ? Que de les extraire de leurparticularisme local pour les intégrer au patrimoine communà tous les hommes, celui de l’humanité ? Cette initiative n’estpas, comme on pourrait le soupçonner de prime abord, unenouvelle démarche globalisante et récupératrice eurocentriste.Si je dis qu’on pourrait le soupçonner, c’est uniquement enraison du lieu de cette rencontre, Paris, et de la terminologieemployée, l’ethnoscénologie. J’écarterai très vite ces deuxaspects extérieurs et superficiellement déroutants, car cetteinitiative est née en fait d’une vingtaine d’années de contacts,de recherches, de demandes, de volontés exprimées par desdizaines d’amis, de partenaires, de créateurs, à travers lemonde, dont certains sont ici, aujourd’hui, présents.

Jean Duvignaud, Françoise Gründ, Jean-Marie Pradier etmoi-même avons en effet, chacun dans son domaine, menédes réflexions parallèles souvent, communes parfois, avec demultiples interlocuteurs, qui aboutissent aujourd’hui à cetterencontre. Toute rencontre se situe quelque part sur cette pla-nète, celle-ci a lieu, par le hasard des volontés, ici.

il y a plusieurs années, un grand poète qui m’honorait de sonamitié et avec lequel j’avais, pour l’Unesco d’ailleurs, travaillésur un ouvrage sur le pouvoir de la radio (à l’époque, la télévi-sion n’était pas encore aussi répandue qu’elle l’est aujourd’hui)me disait lors d’un déjeuner – ce poète était Jean Tardieu : “ily a des cornichons sur la table parce qu’il faut bien appeler leschoses par leur nom.”

Eh bien, si nous utilisons le terme d’ethnoscénologie c’estparce qu’il fallait bien donner un nom à cette démarche nouvelleet qu’un nom n’est après tout qu’un nom. En français et en fran-cophones, nous aurions dit “jeux scéniques” que le Laroussedéfinit comme des spectacles organisés hors du cadre tradition-nel des salles de théâtre. Nous avons préféré y associer la notionde peuple (ethnos) afin que cette science des arts de la scènesoit celle des peuples… puisqu’il faut bien appeler leschoses par leur nom… N’y cherchons pas d’autre raison etconcentrons-nous sur le concept, sur cette dynamique extraor-dinaire que ce colloque pourrait engendrer.

La présence de Claude Planson, qui a bien voulu accepterla présidence d’honneur de cette aventure, est particulière-ment symbolique si on se rappelle tout ce que cet homme aprovoqué en quelques années d’activité à la direction duThéâtre des Nations. Claude Planson a réveillé chez desgénérations de créateurs la volonté d’affirmer une identité, laleur, mais celle aussi de leur peuple.

Cette aventure est aussi un hommage qu’un certain nombrede ses disciples, ici présents, lui rendons “trente ans après”.Cela rappelle un titre à l’Alexandre Dumas, alors qu’il faudraitévoquer ici Jules Verne, Marco Polo ou ibn Battûta.

Se peut-il qu’aujourd’hui nous ébranlions des dogmes quiont généré la colonisation, le racisme, la purification ethnique ?

Se peut-il qu’aujourd’hui nous mettions en exergue nos diffé-rences afin que nos cultures se fécondent de leurs différences ?

Se peut-il qu’aujourd’hui nous puissions démentir cemême Pascal que je citais au début lorsqu’il écrit, déjà, auXViie siècle : “Nous avons fait l’uniformité de la diversité carnous sommes tous uniformes en ce que nous sommes tousdevenus uniformes.”

Mesdames et messieurs, que l’ethnoscénologie soit.

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CONCLUSiON

Après ce que j’ai entendu, je souhaiterais vous dire combienle sujet de cette discussion est important pour l’Unesco etpour la dynamique que je veux donner au secteur de la culture.Je ne suis ici que depuis quelques mois, et en tant qu’anthro-pologue et que Mexicaine je dois dire que je suis fascinée parvotre discussion.

Très brièvement, je voudrais dire d’abord que j’admire lalucidité et l’intégrité qui font de vous, monsieur Planson, etaussi de vous, monsieur Duvignaud, des maîtres. Et je consi-dère que M. Planson pose le vrai dilemme : comment conser-ver sans pétrifier ? Comment métisser sans dominer ?Comment changer sans trahir ? Comment créer sans fixerdans le temps ce qui préexistait ?

Quand j’étais directrice du musée de la Culture populaireau Mexique, une communauté d’indigènes vint demandermon soutien : un groupe pour développer ses spectacles tra-ditionnels, l’autre pour faire l’acquisition d’une caméra vidéoet produire ses propres documents visuels. Voilà le dilemme.

Et je crois que M. Planson pose la question de base :Qu’est-ce que l’authenticité dans les arts et dans le patrimoine ?L’Unesco s’est déjà posé ces questions notamment l’annéedernière, lors d’un grand colloque à Nara, au Japon, qui por-tait sur le problème de l’authenticité dans le patrimoine maté-riel. Un temple japonais qui a été bâti il y a moins d’undemi-siècle sur un plan millénaire fait-il authentiquementpartie du patrimoine culturel ancien ou non ? Peut-être est-cecela qui est au cœur du débat : quelle est l’authenticité dans

l’art du théâtre ? Et faut-il la définir ou bien seulement direavec Jean Duvignaud : “il importe d’abord que ce soitl’expression d’un sentiment vrai” ? Car, comme l’ont ditMM. Khaznadar et Pradier en annonçant que l’on allaitexplorer le concept d’ethnoscénologie, toute définition doitêtre exploratoire. C’est pourquoi je tenais seulement à insis-ter sur l’importance pour l’Unesco de la démarche adoptéepar le Centre international d’ethnoscénologie.

LOURDES ARiZPE

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ONT PARTiCiPÉ A CE NUMÉRODE L’INTERNATIONALE DE L’IMAGINAIRE

JEAN-MARiE PRADiERProfesseur à l’université de Paris Viii-Vincennes-Saint-Denis, responsable du Laboratoire d’études des comporte-ments spectaculaires humains organisés.

GiLBERT ROUGETDirecteur de recherches au CNRS, responsable du départe-ment d’ethnomusicologie du musée de l’Homme (e.r.), Paris.

MiKE PEARSONMetteur en scène, Cardiff, Royaume-Uni.

PATRiCE PAViSProfesseur à l’université de Paris Viii-Vincennes-Saint-Denis.

LUCiA CALAMAROProfesseur à l’université de Montevideo, Uruguay, membre fon-datrice du Centro de investigación en prácticas espectaculares.

RAFAËL MANDRESSiProfesseur à l’université de Montevideo, Uruguay, membre fon-dateur du Centro de investigación en prácticas espectaculares.

JEAN DUViGNAUDProfesseur des universités (E.), président de la Maison descultures du monde.

ANDRÉ-MARCEL D’ANSAnthropologue, professeur à l’université Paris Vii-Jussieu.MERCÉDÈS iTURBEDirectrice de l’institut de la culture de Morelos, Mexique.

ARMiNDO BiÃOProfesseur et vice-recteur de l’université de Bahia, Brésil,spécialiste des pratiques spectaculaires au Brésil.

MEL GORDONProfesseur à l’université de Californie, Berkeley, Etats-Unis.

FRANÇOiSE GRÜNDDirectrice artistique de la Maison des cultures du monde.

ABOUBAKAR NJASSÉ N’JOyAProfesseur à l’université de yaoundé, Cameroun, spécialistedes théâtres et rituels bamum.

JACQUES BiNETDirecteur de recherches (e.r.) en sciences humaines à l’ORS-TOM, chargé de séminaire à l’université Paris iV-Sorbonne.

JEAN-PiERRE CORBEAUProfesseur d’université, iUT de Tours.

ROGER ASSAFMetteur en scène, professeur à l’université de Beyrouth,Liban.

JAMiL AHMEDMetteur en scène, professeur à l’université de Dhaka, Ban-gladesh.

MARiAN PASTOR ROCHESFondatrice, directrice et conservatrice du musée de la Culturedes Philippines, Manille.

FRANÇOiSE CHAMPAULTProfesseur chercheur, Japon.

THOMAS RiCHARDSAssistant de Jerzy Grotowski au Workcenter of Jerzy Gro-towski, Pontedera, italie.

PiERGiORGiO GiACCHEAnthropologue, enseigne l’anthropologie théâtrale à l’univer-sité de Pérouse (italie).

FARiD PAyAMetteur en scène, directeur du Théâtre du Lierre, Paris.

STEFKA KALEVAEthnologue et musicologue, Bulgarie.

CLAUDE PLANSONPrésident d’honneur du Centre international d’ethnoscénolo-gie. Ex-directeur du Théâtre des Nations.

LOURDES ARiZPESous-directrice générale pour la culture à l’Unesco.

iRÈNE SOKOLOGORSKyPrésidente de l’université Paris Viii-Vincennes-Saint-Denis.

JACQUES BAiLLONDirecteur du théâtre et des spectacles, ministère de la Culture.

CHÉRiF KHAZNADARDirecteur de la Maison des cultures du monde.

Les auteurs des articles présentés dans cet ouvrage ont participéà la séance inaugurale du colloque de fondation du Centreinternational d’ethnoscénologie qui s’est déroulé le 3 mai 1995 àl’Unesco, ainsi qu’aux travaux du colloque qui s’est tenu à laMaison des cultures du monde les 3 et 4 mai 1995.

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L’Internationale de l’imaginaire est un lieu de confron-tations. Comme la Maison des cultures du monde dontelle est le complément, elle cherche à faire connaîtreles multiples figures de la création dans les régions dif-férentes du monde contemporain.

La revue, en dehors des doctrines ou des partis pris,associe la critique indépendante, les témoignages scien -tifiques ou littéraires, la révision des patrimoines, l’in -for mation sur la mutation des formes culturelles. Nes’agit-il pas de révéler l’inlassable fertilité des ressourceshumaines ?

Chaque publication réunit, autour d’un thème, écri-vains, artistes, spécialistes et peuples du spectacle pourune concertation commune : autant de bilans.

Auparavant éditée par la seule Maison des culturesdu monde, la revue est désormais coéditée, pour une nou-velle série, avec Babel. Chaque numéro est donc dispo-nible à un format et à un prix de livre de poche.

iNTERNATiONALE DE L’iMAGiNAiRENOUVELLE SÉRiE – N° 1

LE MÉTiS CULTUREL

SOMMAiRE

iNTERFERENCES

Jean Duvignaud : La contaminationFrançoise Gründ : La limiteCatherine Clément : La culture des autresRoger-Pol Droit : Viveka-nanda entre l’Inde et l’OccidentVadime Elisseeff : Orient-Occident, une fois encoreJean-Pierre Faye : Le sujet dans la nuit mouvante. Résonanceaverroïste en Europe.

ACCULTURATiONS

André-Marcel d’Ans : Langue ou culture : l’impasse identi-taire créoleCarmen Bernand : Métissages du Nouveau MondeSophie Caratini : Dialogues sahariens

CHOSES MÉTiSSES

Kim Jeong Ock : A la recherche du “troisième théâtre”Metin And : La marotte turque et le théâtre de marionnettesFrançoise Duvignaud : Esquisse pour un homme noirJean-Pierre Corbeau : Goûts des sages, sages dégoûts, métis-sage des goûtsClaude Planson : Les trilles de l’oiseau et le chant du bouc

yoon Jung Sun : Poème

Babel n° 109

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iNTERNATiONALE DE L’iMAGiNAiRENOUVELLE SÉRiE – N° 2

LiEUX ET NON-LiEUX DE L’iMAGiNAiRE

SOMMAiRE

Présentation par Chérif Khaznadar et Jean Duvignaud

LE CORPS, UN LiEU

Jean-Marie Pradier : La scène des sens ou les voluptés du vivantDavid Le Breton : Le corps en scèneJean-Marc Lachaud : Sur quelques débordements du corpsdansant

TERRiTOiRES

Pierre-François Large et Didier Privat : Le Forum des Halles, lenon-lieu des non-lieuxFrançois Laplantine : Le merveilleux, l’imaginaire en libertéLea Freitas Perez : Lieu de fêtes au Brésil

NON-LiEUX ?

Rudolf P. Zur Lippe : AmourJean Duvignaud : Le miroir, lieu et non-lieu du “moi”

Taslima Nasrin : Voilà ta vie

Babel n° 119

iNTERNATiONALE DE L’iMAGiNAiRENOUVELLE SÉRiE – N° 3

LA DÉRiSiON, LE RiRE

SOMMAiRE

Présentation par Chérif Khaznadar et Jean Duvignaud

Michel Ragon : RireJean-Pierre Klein : Rire symptomatique, rire thérapeutiqueJacques Lederer : Rire quand on se brûle (colloque sentimental)Jean-Pierre Corbeau : Au rhum, show ou cool : le baba, c’est lemessageAlain Pessin : Figures de la dérision dans le mythe du peupleClaude Liscia : Un théâtre traversé de dérision ?Flann O’Brien : Joyce pas mortJean Duvignaud : Y en a marre de la tragédiePierre-Aimé Touchard : Ce n’était que MolièreFrançoise Gründ et Chérif Khaznadar : Simulacre : hilarité ouconsternation

Babel n° 132

iNTERNATiONALE DE L’iMAGiNAiRENOUVELLE SÉRiE – N° 4

LA MUSiQUE ET LE MONDE

SOMMAiRE

Présentation par Chérif Khaznadar et Jean Duvignaud

Françoise Gründ : La musique et le monde

Laurent Aubert : Les ailleurs de la musique : paradoxes d’unesociété multiculturelle

Habib Hassan Touma : De la présentation des musiques extra-européennes en Occident

Chérif Khaznadar et Michel de Lannoy : Les trois voies de lamusique

Michel de Lannoy : De l’universelle intimité des espaces musi-caux

Pierre Bois : L’anthologie Al-Âla du Maroc : une opération desauvegarde discographique

Hsu Tsang-Houei : La musique des uns, le patrimoine de tous : dela préservation des musiques aborigènes de Taiwan

Bernard Lortat-Jacob : L’art d’un petit pays

Tràn Van Khê : La musique vietnamienne à la fin du XXe siècle

Jean During : Carnets de voyage au Moyen-Orient

Jean-Pierre Estival : Musiques traditionnelles, une approche dupaysage français

Françoise Gründ : Inédit, dix ans d’enregistrement

Tineke de Jonge : Les musiques traditionnelles et le disque

Marie-Claire Mussat : Les chemins subtils d’une régénération

Jean-Claude Eloy : L’autre versant des sons

Babel n° 162

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Extrait du catalogue

148. EMMANUEL ROÏDiSLa Papesse Jeanne

149. LÉONiE D’AUNETVoyage d’une femme au Spitzberg

150. MARLEN HAUSHOFERNous avons tué Stella

151. JACQUES POULiNLe Vieux Chagrin

152. JULES RENARDJournal (1887-1910)

153. JEAN MARTETLes Cousins de Vaison

154. ROGER BASTiDEimages du Nordeste mystique en noir et blanc

155. HERMANN HESSELa Leçon interrompue

156. DENiS DiDEROTLes Bijoux indiscrets

157. ALEXANDRE PAPADiAMANTiSLes Petites Filles et la mort

158. VASSiLi PESKOVErmites dans la taïga

159. JEAN-CLAUDE GRUMBERGLes Courtes

160. PiERRE MERTENSCollision

161. FÉDOR DOSTOÏEVSKiNotes d’hiver sur impressions d’été

162. iNTERNATiONALE DE L’iMAGiNAiRE N° 4La Musique et le monde

163. PAUL AUSTERMr. Vertigo

164. ABBÉ LHOMONDDe viris / Les Grands Hommes de Rome

165. GUy DE MAUPASSANTLes Horlas

166.ÉLiSÉE RECLUSHistoire d’un ruisseau

167. MiCHEL TREMBLAyLe Cœur découvert

168. MiCHEL TREMBLAyLe Cœur éclaté

169. BÉATRiX BECKGrâce

170. RAUDA JAMiSFrida Kahlo

171. HOMÈREL’iliade

172. HOMÈREL’Odyssée

173. RAMÓN CHAOUn train de glace et de feu

174. ROBERT DOiSNEAUA l’imparfait de l’objectif

175. ALEXANDRE DUMASLa Chasse au chastre

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176. JACQUES GAiLLARDBeau comme l’Antique

177. PASOLiNiThéâtre

178. JEF GEERAERTSBlack Venus

179. MiCHEL TREMBLAyLa grosse femme d’à côté est enceinte

180. MiCHEL TREMBLAyThérèse et Pierrette à l’école des Saints-Anges

181. BRAM STOKERLa Dame au linceul

182. LOUiS ÉMiLE EDMOND DURANTyThéâtre des marionnettes

183. EDMOND DE GONCOURTLa Faustin

184. CONRAD DETREZLes Plumes du coq

185. NiCOLAS VANiERTranssibérie, le mythe sauvage

186. NiNA BERBEROVAOù il n’est pas question d’amour

187. DANiEL DEFOERobinson Crusoé

188. ANTON TCHEKHOVLa Mouette

189. ANTON TCHEKHOVL’Homme des bois

COÉDiTiON ACTES SUD – LABOR – LEMÉAC

Ouvrage réalisépar l’Atelier graphique Actes Sud.

Achevé d’imprimeren décembre 1995

par l’imprimerie Darantiereà Quetigny-Dijon

sur papier desPapeteries de Jeand’heurs

pour le compte des éditionsACTES SUD

Le Méjan Place Nina-Berberova

13200 Arles

N° d’éditeur : 2081Dépôt légal

1re édition : janvier 1996N° impr.