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La praxis dans le Marx de Michel Henry Thèse Mahmoud Baassiri Doctorat en philosophie Philosophiae doctor (Ph.D.) Québec, Canada © Mahmoud Baassiri, 2016

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Page 1: La praxis dans le Marx de Michel Henry · iv Résumé Si le Marx de Michel Henry reconduit plusieurs thèses développées dans les écrits antérieurs et anticipe celles de « la

La praxis dans le Marx de Michel Henry

Thèse

Mahmoud Baassiri

Doctorat en philosophie

Philosophiae doctor (Ph.D.)

Québec, Canada

© Mahmoud Baassiri, 2016

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La praxis dans le Marx de Michel Henry

Thèse

Mahmoud Baassiri

Sous la direction de :

Olivier Clain, directeur de recherche

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Résumé

Si le Marx de Michel Henry reconduit plusieurs thèses développées dans les écrits

antérieurs et anticipe celles de « la trilogie » sur le christianisme, le dialogue qu’il instaure

autour du thème de la praxis lui confère un statut singulier dans l’ensemble de l’œuvre. Parce

que Marx attribue à la pratique de l’individu et aux rapports réels entre les pratiques le

pouvoir de créer les idéalités, notamment celle de la valeur, Henry est lui-même conduit à

déplacer le champ d’immanence qu’il avait jusque-là situé du côté de l’ego et du corps vers

la pratique et le système du travail vivant aux prises avec le monde objectif. Or du point de

vue d’une phénoménologie matérielle, pour autant qu’il renvoie à un point de vue extérieur

à la stricte immanence, le seul usage de la notion d’« individu » manifeste déjà une prise en

compte de « la transcendance », poussant Henry à suspendre pour une part l’approche

phénoménologique. Même si l’acosmisme de L’essence de la manifestation transparait

encore dans le Marx, il est mis en tension extrême avec le monde des déterminations sociales

et économiques et contraint l’auteur à développer la thèse de l’enracinement de ces

déterminations dans l’immanence de la vie et de la praxis. C’est en même temps ce qui fait

la force et l’originalité de la lecture henryenne de Marx. D’un autre côté, quand bien même

elle hérite d’une éthique de la praxis, la trilogie semble perdre de vue la stricte individualité

de la praxis qui apparaît dans le Marx. C’est ainsi que le concept de Vie Absolue qu’elle

promeut est associé à une exigence d’universel que Henry avait préalablement disqualifiée,

notamment à travers sa critique de Hegel. La thèse qu’on va lire cherche ainsi à rendre compte

de l’originalité absolue du Marx dans l’œuvre du phénoménologue français.

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Abstract

Although Michel Henry's book Marx (1976) both revives philosophical

presuppositions that were developed in his previous writings and anticipates several themes

that are central in his later writings (i.e., the Trilogy), Marx nevertheless is a particularly

important moment in his oeuvre due to its elaboration of the concept of "praxis." Given that

Marx locates the genesis of economic value in the individual's practical action, Henry is

forced to shift his attention from his earlier focus on the ego and the body toward a more

careful consideration of living labour, an activity constantly at grips with the objective world.

When viewed from the vantage point of material phenomenology, and particularly given that

such a perspective is external to immanence, the term "individual" (which replaces the term

"ego") allows Henry to take into account transcendence, that is, in Marx we can see a

suspension of phenomenology itself. Even though the acosmism that is defended by Henry

in The Essence of Manifestation (1963) reappears in Marx, it is now presented in a state of

extreme tension with the economic world, a tension that Henry tries to resolve by integrating

socio-economic determinations into the immanence of life. This is precisely what makes

Henry's reading of Marx so powerful and so original. On the other hand, Henry' s trilogy runs

the risk of losing sight of the strict individuality of praxis, an aspect that was emphasized in

Marx. Thus, even though the trilogy inherits an ethics of praxis, it nonetheless seems to us

that Henry's concept of Absolute Life, as developed in the trilogy, requires a type of

universalism that Henry himself had previously disqualified, notably in his critique of Hegel.

The present dissertation defends the idea that there is an absolute originality to Marx in

relation to the complete works of Michel Henry.

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Table des matières

Résumé ........................................................................................................................................................... iii

Abstract............................................................................................................................................................. v

Table des matières ...................................................................................................................................... vi

Table des abréviations des ouvrages de Michel Henry ................................................................. viii

Remerciements .............................................................................................................................................. x

Introduction ...................................................................................................................................................... 1

PREMIÈRE PARTIE: LE PROBLÈME DE LA PRAXIS INDIVIDUELLE DANS LA

PHÉNOMÉNOLOGIE HENRYENNE ................................................................................................ 15

§ 1- LA CRITIQUE DE L’ÉVIDENCE APODICTIQUE ............................................................ 15

§ 2- LE DÉNIGREMENT HUSSERLIEN DE LA SINGULARITÉ ......................................... 18

§ 3- LE RENVERSEMENT DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE HUSSERLIENNE .................. 21

§ 4- LA DÉCONSTRUCTION DU MONISME ONTOLOGIQUE .......................................... 24

§ 5- LE DUALISME ONTOLOGIQUE : IMMANENCE ET TRANSCENDANCE ............. 27

§ 6- AFFECTIVITÉ ET PASSIVITÉ ............................................................................................... 32

§ 7- LE CARACTÈRE INDIVIDUEL DE LA VIE ........................................................................ 35

§ 8- LA FRACTURE DE L’ÊTRE CHEZ HEGEL ...................................................................... 40

§ 9- LA CRITIQUE HÉGÉLIENNE DU CHRISTIANISME ..................................................... 44

§ 10- L’ACTION COMME OBJECTIVATION DE LA CONSCIENCE CHEZ HEGEL .... 46

§ 11- CLARIFICATION DE LA PLACE OCCUPÉE PAR L’APPENDICE ......................... 49

§ 12- MAINE DE BIRAN, PHILOSOPHE DE LA SUBJECTIVITÉ ET DE LA PRAXIS 51

§ 13- CORPS VIVANT ET PRAXIS .............................................................................................. 55

§ 14- LE CORPS INDIVIDUEL ....................................................................................................... 58

DEUXIÈME PARTIE: PRAXIS ET INDIVIDUALITÉ TRANSCENDANTALE DANS LE

MARX.......................................................................................................................................................... 61

§ 15- LA STRUCTURE DU MARX ................................................................................................ 61

§ 16- PRÉSENTATION DU MARX ET DE LA « COUPURE » HENRYENNE ................ 65

§ 17- LA CRITIQUE MARXIENNE DE L’HOMOGÉNÉITÉ DE L’UNIVERSEL ET DU

PARTICULIER ..................................................................................................................................... 73

§ 18- SOCIÉTÉ CIVILE ET CONVERGENCE DES ÉGOÏSMES........................................ 79

§ 19- L’HUMANISME DU JEUNE MARX AU MIROIR DE L’HUMANISME HENRYEN

.................................................................................................................................................................. 83

§ 20- LA CRITIQUE MARXIENNE DE L’INDIVIDUALISME ................................................. 90

§ 21- LA REPRÉSENTATION IDÉOLOGIQUE DE L’INDIVIDU ......................................... 95

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vii

§ 22- PROPRIÉTÉ PRIVÉE ET INDIVIDUALITÉ ................................................................... 100

§ 23- L’ALIÉNATION VÉNALE ..................................................................................................... 102

§ 24- L’ACTION CHEZ HEGEL, STIRNER ET SARTRE .................................................... 108

§ 25- LA DÉCOUVERTE MARXIENNE DE LA PRAXIS ..................................................... 117

§ 26- LA DIVISION DU TRAVAIL COMME DIVISION DE L’IN-DIVIDU ......................... 120

§ 27- LA CRITIQUE DE L’HYPOSTASE DU SOCIAL .......................................................... 130

§ 28- LA GENÈSE DE L’IDÉOLOGIE ........................................................................................ 145

§ 29- L’INCOMMENSURABILITÉ DU TRAVAIL .................................................................... 150

§ 30- TRAVAIL SUBJECTIF ET TEMPORALITÉ................................................................... 155

§ 31- L’ÉCONOMIE COMME ALIÉNATION DU TRAVAIL VIVANT ................................ 164

§ 32- LA FORCE DE TRAVAIL .................................................................................................... 171

§ 33- LA TECHNIQUE : LE PHARMAKON .............................................................................. 173

§ 34- LECTURES EXTERNES DU MARX ............................................................................... 181

TROISIÈME PARTIE: LA PRAXIS AU PRISME DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA

RELIGION ............................................................................................................................................... 191

§ 35- LA GÉNÉALOGIE DE LA DIALECTIQUE HÉGÉLIENNE ........................................ 191

§ 36- LA RÉVOLUTION MARXISTE, UN AVATAR DE LA DIALECTIQUE

HÉGÉLIENNE.................................................................................................................................... 199

§ 37- PHÉNOMÉNOLOGIE ET CHRISTIANISME ................................................................ 205

§ 38- LA POSSIBILITÉ D’UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA RELIGION ...................... 209

§ 39- L’ANTINOMIE DU MONDE ET DE LA VIE ................................................................... 212

§ 40- GÉNÉRATION ET IPSÉITÉ ............................................................................................... 216

§ 41- L’ILLUSION TRANSCENDANTALE ................................................................................ 220

§ 42- L’ACOSMISME HENRYEN ................................................................................................ 224

Conclusion ................................................................................................................................................... 235

Bibliographie ............................................................................................................................................... 247

I- Travaux cités de M. Henry ............................................................................................................. 247

II- Commentaires cités ........................................................................................................................ 249

III- Ouvrages cités de K. Marx organisés par ordre de rédaction .......................................... 251

IV- Autres travaux cités ....................................................................................................................... 252

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Table des abréviations des ouvrages de Michel Henry

EM : L’essence de la manifestation, Paris, P.U.F. (Épiméthée), 1963.

PPC : Philosophie et phénoménologie du corps, Paris, P.U.F. (Épiméthée), 1965.

Marx I : Marx, I. Une philosophie de la réalité, Paris, Gallimard (Tel), 1976.

Marx II : Marx, II. Une philosophie de l’économie, Paris, Gallimard (Tel), 1976.

GP : Généalogie de la psychanalyse, le commencement perdu, Paris, P.U.F. (Épiméthée),

1985.

B : La Barbarie, Paris, P.U.F., Quadrige, 1987.

CC : Du capitalisme au communisme. Théorie d’une catastrophe, Paris, Odile Jacob, 1990.

PM : Phénoménologie matérielle, Paris, P.U.F. (Épiméthée), 1990.

CMV : C’est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme, Paris, Seuil, 1996.

I : Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000.

PV-I : Phénoménologie de la vie. I. De la phénoménologie, Paris, P.U.F. (Épiméthée), 2003.

PV-II : Phénoménologie de la vie. II. De la subjectivité, Paris, P.U.F. (Épiméthée), 2003.

PV-III : Phénoménologie de la vie. III. De l’art et du politique, Paris, P.U.F. (Épiméthée),

2004.

PV-IV : Phénoménologie de la vie. IV. Sur l’éthique et la religion, Paris, P.U.F. (Épiméthée),

2004.

E : Entretiens, Arles, Sulliver, 2007.

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À la mémoire de mon père, qui a toujours été

pour moi une source de savoir intarissable

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Remerciements

Je tiens tout d’abord à remercier mon directeur de thèse, M. Olivier Clain, pour tout

le travail qu’il a accompli dans l’encadrement de cette thèse. Sa rigueur intellectuelle est

sûrement un modèle à suivre, surtout en ce qui concerne sa connaissance de l’œuvre de Marx.

Sans son aide, je n’aurais pu mener à bien ce travail.

Tous mes remerciements aussi à ma mère pour son soutien indéfectible, ma conjointe

qui m’a accompagné et n’a cessé de m’encourager et mon frère qui, dans son domaine, a

toujours été un modèle de rigueur. Un grand merci aux amis avec lesquels les vives

discussions ont nourri ce travail : Tarek, Bob, Pierre, Lens, Karim, Bassam et Sana. Je tiens

également à remercier Jad et Nicole Hatem, mes anciens professeurs à l’Université Saint-

Joseph de Beyrouth, qui m’ont introduit à la pensée de Michel Henry et qui ont toujours été

pour moi une source d’inspiration. Enfin, je remercie l’Université Américaine Libanaise

(L.A.U.) qui m’a fait confiance et m’a permis de faire mon premier pas dans l’enseignement

universitaire, notamment le Professeur Vahid Behmardi.

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Introduction

L’œuvre de Michel Henry tient une place si singulière dans l’histoire de la

philosophie qu’il est difficile, voire impossible, de la ranger sous ces catégories commodes

auxquelles les historiens de la philosophie et les manuels nous ont habitués. On ne peut la

dire ni rationaliste ni empiriste, ni idéaliste ni matérialiste. Sans doute est-on tout de même

en droit à son propos de souligner l’héritage de la philosophie transcendantale. Henry refuse

d’emblée en effet la perspective grecque qui confère à l’étant le privilège de pouvoir se

manifester de lui-même, pouvoir essentiellement indépendant du sujet auquel il se manifeste.

Optant dès le début pour une reformulation de la voie transcendantale, Henry s’est voué à

l’élaboration d’une « esthétique transcendantale » qui conçoit le monde comme le corrélat de

la subjectivité. Cette esthétique ne prend nullement forme dans l’horizon lumineux de la

Grèce inauguré par Parménide1, lequel est un horizon voué à ne rien montrer

puisqu’incapable de rendre compte de la vision qu’il suppose. Cependant, la voie

transcendantale frayée par la phénoménologie matérielle fait droit non à la réflexion du sujet

mais à l’auto-affection de la vie et de la subjectivité vivante2. Autrement dit, si on peut bien

parler de voie transcendantale qui attribue le pouvoir de la manifestation à la subjectivité

plutôt qu’à l’étant qui lui fait face comme objet, il faut immédiatement ajouter que la

1 « […] cette lumière qui est celle du monde et définit depuis Parménide le jour de la présence et son

effectivité ». M. Henry, L’essence de la manifestation, Paris, P.U.F., Épiméthée, deuxième édition en

un seul volume, 1963, p. 549 (désormais cité EM). Cf. à ce sujet l’éclairant article de G. Romeyer-

Dherbey, « Michel Henry et l’hellénisme », in Michel Henry, Pensée de la vie et culture

contemporaine, Actes du Colloque international de Montpellier, Paris, Beauchesne, 2006, pp. 37-49.

Selon Henry, l’aletheia heideggérienne se situe aussi bien dans ce primat de la lumière même si elle

a trait à l’être et non pas à l’étant. 2 On verra qu’il reconnaîtra finalement deux modalités de l’auto-affection, celle de la Vie, qui se

donne l’auto-affection et celle du vivant, qui ne se la donne pas, que parfois il ne distingue cependant

pas. Par exemple : « Contrairement à nos croyances ancestrales, l’être en effet ne réside pas dans la

chose-objet que rencontre notre regard et qui semble se suffire à elle-même- comme ces pierres ou

ces rochers des montagnes- comme la terre de la plaine, comme l’air du ciel ou l’eau des fleuves- tout

ce qui nous semble être par soi-même, en soi, indépendamment de l’homme et antérieurement à lui.

Car tout cela qui est vu, ou entendu, ou senti, ou touché n’est que le corrélat d’un acte de voir, ou

d’entendre, ou de sentir, de toucher et ne serait rien sans eux, sans ces pouvoirs et ces forces qui

appartiennent à notre corps vivant, qui sont ceux de la vie. Ainsi n’y a- t-il rien au monde que dans la

vie et par elle, en sorte qu’elle est l’alpha et l’oméga ». M. Henry, Du communisme au capitalisme.

Théorie d’une catastrophe, Paris, Odile Jacob, 1990, p. 126 (désormais cité CC). Remarquons que

dans ce passage, « ancestral » renvoie aux Grecs.

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dimension transcendantale dont parlera Henry ne sera précisément plus caractérisée par la

réflexion comme celle de Kant et, au contact de Marx, ne concernera bientôt plus l’objet

comme tel, mais la pratique et ce qui la rend possible, à savoir l’auto-affection. À contre-

courant du monisme ontologique de la philosophie Occidentale qui s’enracine dans l’univers

grec, l’immanentisme de Michel Henry pose en effet une subjectivité hétérogène à toute

forme d’objectivité et confère ainsi une signification inédite à la perspective transcendantale.

La perspective transcendantale qui est celle de Michel Henry récuse ainsi le caractère

immédiat de l’objectivité de l’objet en même temps qu’elle récuse l’objectivité universelle

de la réflexion transcendantale kantienne. Qu’est-ce que l’objectivité ? Elle est la propriété

de ce qui est posé devant le regard comme un « ob-jet », comme cela qui est jeté à distance

de soi. Or, la subjectivité du sujet, ce qui fait du sujet ce qu’il est et non pas autre chose, c’est

l’ipséité, cela même qui ne peut être mis à distance de soi. L’objectivité, c’est l’anonymat de

l’universel. Le propre de la Forme platonicienne, si l’on tient Platon pour le philosophe grec

par excellence, est la mise hors-jeu des spécificités individuelles de la chose, la mise hors-

jeu de son eccéité, en vue de la saisie catégoriale, par la médiation du genre et de l’espèce,

de son essence (eidos). « Toute vision accomplit en elle la négation de sa particularité, elle

est ce dépassement qui, au sein d’un point de vue, lui permet d’être une vue, de s’exhausser

au-dessus de celui qui voit, au niveau de ce qui est vu3 » explique Henry. L’« Idée » d’homme

n’est pas tel homme dans sa singularité ; toute universalité est, dans son essence même, dans

son caractère synoptique, négation de la singularité. « Toute subsomption est idéale : la

subsomption n’est pas seulement arbitraire, elle est la source et le fondement de l’arbitraire

comme tel, la source et le fondement de la contingence4. » Pourquoi Henry associe-t-il cette

recherche eidétique à une recherche arbitraire alors que la science, laquelle semble être aux

antipodes de l’arbitraire, est toute entière une tentative d’universaliser les expériences

particulières ?

3 M. Henry, « Le concept de l’être comme production », in Phénoménologie de la vie. III. De l’art et

du politique, Paris, P.U.F. (Épiméthée), 2004, pp. 32-33 (désormais cité PV-III). 4 M. Henry, Marx, t. I. Une philosophie de la réalité, Paris, Gallimard, Tel, 1976, p. 40 (désormais

cité Marx I).

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3

En fait, tant que la pensée n’a pour visée que de réunir sous un même dénominateur

conceptuel les traits communs à diverses singularités, elle passe à côté de l’individualité de

la chose pensée. Que cette activité idéelle soit innocente en ce qui concerne l’appréhension

scientifique de l’étant en général, elle l’est moins lorsqu’il s’agit de penser l’individu vivant.

Car si la pensée ne s’attache qu’à retenir ce qui est commun à tous les individus, elle ne peut

prendre en compte leur individualité, réfractaire à toute assimilation catégoriale5, échappant

à toute tentative de fixation conceptuelle. Les individus, pensés en tant qu’objets,

apparaissent dès lors comme interchangeables. Or, loin d’être l’apanage exclusif de

l’eidétique grecque, l’objectivation est également propre, selon Henry, à tout historicisme

romantique. Si les individus sont présentés comme des médiations dans le déroulement

général de l’Histoire, c’est leur individualité qui se trouve suspendue et niée. Le nominalisme

de la singularité absolue de la vie qualifie ainsi comme irréelle toute sorte de majuscule qui

voudrait hypostasier l’Idée : Société, Histoire, Classe, Économie, Esprit, Politique, Genre.

La majuscule est essentialiste et boulimique : elle voudrait subsumer l’individu, l’intégrer au

concept, le résorber et le dissoudre en son sein.

Se mouvant à l’intérieur du champ phénoménologique, la pensée de Michel Henry se

distingue non seulement de la pensée grecque mais aussi de la phénoménologie historique

inaugurée par Husserl. Quelle est la spécificité de la phénoménologie henryenne au sein du

champ phénoménologique ? Elle tient tout d’abord à sa démarcation du noyau dur de la

phénoménologie husserlienne, l’intentionnalité, noyau jugé incapable de rendre compte de

l’essence de la phénoménalité. Mais si la clef de voûte de la phénoménologie husserlienne

est abandonnée par Henry, pourquoi persévérer dans la voie tracée par la phénoménologie ?

Si l’originalité de la phénoménologie matérielle par rapport à la phénoménologie historique

consiste effectivement dans une rupture plus ou moins radicale avec celle-ci, il convient

cependant de prêter attention à l’esprit de la phénoménologie qui parcourt malgré tout celle-

là. Il faudra donc tâcher de distinguer soigneusement entre ce que Henry disqualifie et ce

qu’il entérine afin de bien caractériser la phénoménologie henryenne.

5 Ce que Henry nomme « subjectivité », mais dans un sens légèrement différent que l’essence

phénoménologique, surtout lorsqu’il établit la thèse de l’incommensurabilité du travail dans le second

tome du Marx. Dans ce contexte, subjectif correspond plutôt à « relatif ».

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4

Quelle est la spécificité de la philosophie de Michel Henry dans le paysage dessiné

par la philosophie française contemporaine ? Le contexte des années 1960 est marqué par

l’ascendance d’une critique radicale du sujet. En effet, s’il y a un motif récurrent que partage

la majorité des élaborations philosophiques qui sont contemporaines à l’activité

philosophique de Henry, c’est la fragmentation et le décentrement du sujet. La transcendance

de l’ego de Sartre6, la mort du sujet chez Foucault, la critique de la présence chez Derrida,

l’anti-humanisme d’Althusser7, l’idée de différence chez Deleuze : autant de projets qui

sonnent le glas de l’individualité du sujet rationnel tel que défini au cours de l’âge classique,

notamment par Descartes. Henry prend acte de cette destitution du sujet, et n’échappe pas à

la nécessité de redéfinir la subjectivité en empruntant le chemin tracé par la critique post-

moderne du sujet. En témoigne sa conception extra-rationaliste de la subjectivité humaine8.

Seulement, la souveraineté du sujet rationnel ne se trouve évacuée de la problématique

henryenne qu’à seule fin de laisser place à une subjectivité vivante qui va de pair avec une

réaffirmation prononcée de l’ipséité. L’auto-affection9, la pierre angulaire de l’œuvre

henryenne, ne désigne-t-elle précisément pas cette pure présence à soi ? « La philosophie

contemporaine a dirigé contre la philosophie du Sujet et de l’Ego-sujet une critique radicale,

elle a seulement oublié que c’est la philosophie du sujet elle-même qui avait produit cette

6 Jean-Paul Sartre soutient que l’idée d’un soi individuel est une chimère puisque la conscience est

toute entière dans l’objet intentionnel. J.P. Sartre, La Transcendance de l’ego, Paris, Vrin, 1966. 7 Qui, soucieuse de dépasser l’anthropologie philosophique du jeune Marx, s’incarne dans une

déclaration comme celle-ci : « On ne peut connaitre quelque chose des hommes qu’à la condition

absolue de réduire en cendres le mythe philosophique (théorique) de l’homme ». L. Althusser, Pour

Marx, Paris, La Découverte, 1986, p. 236. 8 « La vie qui ne dit mot sait tout, en tous cas beaucoup plus que la raison ». M. Henry, C’est moi la

Vérité, Pour une philosophie du christianisme, Paris, Seuil, 1996, p. 68 (désormais cité CMV). Il faut

pourtant nuancer ici en soulignant que la vie jouit d’une forme spécifique de rationalité, ce qui dans

la trilogie sera connu sous le nom d’Archi-intelligiblité. C’est bien ce que suggère Henry : « Mais

si le réel est arbitraire dans l’ekstase de la subsomption, comme objet, il est rationnel en lui-même,

dans l’immanence de son être propre, et le lieu de la raison est trouvé dans et par son identité au réel».

Marx I, pp. 40-41. Notons que cette rationalité henryenne a peu à voir avec une rationalité positiviste

que Henry accuse de faire alliance avec le fascisme. En fait, le principe qui anime ce dernier n’est pas

l’irrationalisme mais précisément le rationalisme. La passion qui l’habite est idéelle avant d’être

affective. Cf. CC, p. 102. Cette qualification du fascisme comme effet pratique du rationalisme rejoint

les analyses menées par Adorno et Horkheimer dans la Dialectique de la raison, où se trouve soutenue

la thèse selon laquelle la dérive totalitaire s’enracine dans l’hyper-rationalisme apathique de

l’Aufklärung. 9 « Ce qui se sent soi-même, de telle manière qu’il n’est pas quelque chose qui se sent mais le fait de

se sentir soi-même, de telle manière que son ‘quelque chose’ est constitué par cela, se sentir soi-

même, s’éprouver soi-même, être affecté par soi, c’est là l’être et la possibilité du Soi ». EM, p. 581.

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5

critique, s’auto- détruisant proprement, et qu’ainsi la critique contemporaine n’en est qu’une

redite inconsciente10 » proclame Henry. En effet, Henry rappelle à maintes reprises que la

philosophie de Kant, pilier de la philosophie moderne, a contribué, par le biais des

paralogismes développés dans la Critique de la raison Pure, à déconstruire la subjectivité

humaine, subjectivité que la philosophie de Hegel et de ses avatars contemporains achève de

dissoudre dans l’Histoire et le Langage. La spécificité de la position philosophique de Michel

Henry, à la différence de l’anti-hégélianisme français des années 1960, ne tient-elle pas dans

la réhabilitation, contre Hegel, de la subjectivité individuelle ? L’opposition de Henry à

Hegel, qui se dessine dès L’essence de la manifestation est réorientée par la découverte de

l’importance que revêt la notion marxienne de praxis. Elle devient omniprésente jusqu’à

C’est moi la vérité. Paul Audi va même jusqu’à faire de la guerre menée contre Hegel le point

de départ intellectuel de L’essence de la manifestation11.

Notre thèse a pour but principal d’articuler le concept de subjectivité, amplement

développé dans l’œuvre de Michel Henry, à un aspect qui nous semble être crucial dans son

Marx, à savoir le caractère singulier de l’expérience de la praxis12 à laquelle il renvoie. Il

s’agit ainsi pour nous de dégager l’originalité du Marx par rapport à l’ensemble de l’œuvre,

car si celle-ci atteste, comme nous le verrons, de la solidarité de la subjectivité et de la praxis

individuelle, c’est dans l’ouvrage qui porte sur l’œuvre de Marx que le concept de praxis

vient selon nous conférer sa signification la plus profonde à la subjectivité. C’est pourquoi il

ne faut pas traiter cet ouvrage comme une parenthèse anecdotique dans la carrière

philosophique de Henry, parenthèse qui témoignerait d’un engouement ponctuel, voire

arbitraire pour la philosophie de Marx, mais comme un point de passage obligé à la lumière

duquel une interprétation globale de l’œuvre henryenne est possible. L’originalité de Henry

dans la tradition phénoménologique nous semble en effet résider dans l’idée qu’une action

10 M. Henry, Phénoménologie matérielle, Paris, P.U.F., Épiméthée, 1990, p. 166 (désormais cité PM).

La déconstruction du sujet n’est-elle pas encore plus ancienne, par exemple dans la théorie de

l’ « an-atman » qu’on retrouve dans le bouddhisme? 11 Selon Paul Audi, l’Appendice qui traite de Hegel aurait été composé avant L’essence de la

manifestation et constituerait l’arrière-fond de la réflexion de Henry plutôt que son résultat. P. Audi,

Michel Henry une trajectoire philosophique, Paris, Les belles lettres, 2006, pp. 77-79. 12 Rappelons que chez les Grecs, la praxis désigne l’action politique alors que la poïesis désigne

l’activité productrice. La praxis chez Michel Henry revêt un sens élargi qui comprend à la fois

l’action socio-politique, l’activité productrice et esthétique, mais aussi tout le champ de l’affectivité.

La praxis, en ce sens, comprend toute les modalités de la subjectivité originaire individuelle.

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ne peut être une action que si elle est strictement individuelle, ce qu’un Sartre, qui, lui aussi,

partit de la phénoménologie historique pour s’engager ultérieurement sur le terrain du

marxisme, « cet horizon indépassable de notre temps 13 », n’a pas su par exemple faire valoir

dans la Critique de la raison dialectique14 (1960). En outre, le recours de Michel Henry à

l’œuvre de Marx en vue de dégager un concept propre de l’individualité n’est pas anodin et

témoigne d’une pensée originale dans ces années 1960-70 où l’antihumanisme althussérien

battait son plein en France. En fait, le Marx de Henry peut être conçu comme la réfutation

progressive de cette proposition d’Althusser : « Les concepts dans lesquels Marx pense la

réalité, vers laquelle faisait signe l’humanisme-réel, ne font plus intervenir une seule fois

comme concepts théoriques les concepts d’homme ou d’humanisme : mais d’autres concepts

tout à fait nouveaux, les concepts de mode de production, de forces de production, de rapports

de production, de superstructure, d’idéologie, etc.15 »

Par ailleurs, il est important de suivre Henry dans sa déconstruction du romantisme

Allemand tel qu’on le voit exemplifié chez Hegel. Car de ce rejet du romantisme où

l’individu apparait comme une fraction négligeable du Tout, se dégage un aspect essentiel de

son interprétation de Marx, celui de l’affirmation de la valeur absolue de l’individu. Dans

C’est moi la vérité, Henry dénonce cette dissolution de l’individu dans la vie universelle,

conçue par le romantisme16 sous les traits d’une vie supérieure aux individus, de la manière

suivante :

C’est ce concept d’une Vie séparée de l’Individu qui a fourni au romantisme ses

thèmes majeurs. Non que le romantisme élimine d’entrée de jeu l’individu. Il le

prend au contraire comme point de départ- comme une apparence pour être plus

exact. Ce qu’il vise, c’est la dissolution de cet individu en quelque sorte

provisoire dans une réalité plus haute que lui, dans le flot de ce fleuve sans rives

qu’est la vie universelle. C’est seulement en faisant éclater les bornes de son

13 J.P. Sartre, Questions de méthode, Paris, Gallimard, 1960, p. 44. 14 Que Henry ne cite curieusement jamais. Sartre, lui aussi, part de la praxis individuelle d’une

conscience individuée, mais conçoit la véritable action dans le groupe en fusion. J.P. Sartre, La

critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960. 15 L. Althusser, Pour Marx, op.cit., p. 255. 16 Romantisme qu’illustre Hegel dans un propos comme celui-ci : « À ce fleuve de la vie est

indifférente la nature des roues qu’il fait tourner ». G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Paris,

Aubier, Éditions Montaigne, 1968, t. I, p. 237.

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individualité que l’individu pourra rejoindre ce fond impersonnel de toute réalité

et se fondre en elle17.

Raphaël Gély, qui s’est donné pour tâche de mettre en rapport la subjectivité radicale

avec les différents rôles pris en charge par les individus dans l’action collective, commente

remarquablement: « En refusant tout rôle pour se fondre dans la sauvagerie d’une vie

anonyme ou, en sens inverse, en se dépossédant de soi-même au profit d’une pure et simple

organisation fonctionnelle des rôles, dans les deux cas, l’individu semble devoir être sacrifié,

ce sacrifice étant en même temps la condition de son salut18. » Ne faut-il pas circonscrire le

lieu de cette « sauvagerie » d’une vie anonyme dans l’indifférenciation affective à laquelle

nous invite une organisation exclusivement fonctionnelle des rôles, et, pour l’exprimer

différemment, dans une « normopathie », c’est-à-dire dans cette normalité imposée à

l’affectivité ? Pour Christophe Dejours, cette normopathie « dépend d’abord et avant tout du

consentement de nos contemporains à apporter leur concours à des organisations du travail

qui déshonorent la vie, et sont fondées sur des contresens aberrants quant aux rapports entre

le travail et la vie19. » Dejours estime que la banalisation du mal (expression empruntée à

Hannah Arendt) provient directement de cette normopathie qui impose à l’individu un

comportement irréfléchi, c’est-à-dire conformiste, dans le cadre du champ moderne du

travail. Certes, Raphaël Gély n’a pas tort de nous mettre en garde lorsqu’il affirme que « ce

n’est pas la capacité de se distinguer des autres par son originalité qui fait l’individualité du

soi vivant, mais le fait pur et simple qu’il est le soi qu’il est, qu’il est donné à lui-même dans

la vie20. » Mais une véritable critique du devenir-anonyme impliqué par un système fondé

sur la distribution fonctionnelle des rôles doit passer par la saisie de la singularité absolue de

17 CMV, p. 153 ; souligné par nous. 18 R. Gély, Rôles, action sociale et vie subjective, Recherches à partir de la phénoménologie de

Michel Henry, Bruxelles, Peter Lang, 2006, p. 61. Il y a dialectique de la communauté et de

l’individualité chez Gély. C’est en assumant des rôles que la vie s’intensifie. C’est en

s’individualisant dans la vie commune à tous les vivants que l’individu éprouve son appartenance à

une communauté. 19 C. Dejours, « Travail et phénoménologie de la vie », in Bröhm J.M. et Leclercq J. (dir.), Dossier

Michel Henry, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2009, p. 357. 20 R. Gély, Rôles, action sociale et vie subjective, op.cit., p. 23. Bien que Henry affirme également

que les « contenus d’expériences qui appartiennent à un individu vivant sont uniques comme sa vie

même ». Marx I, p. 229.

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l’individu, à défaut de quoi subsiste la menace de la normalisation de la négation de

l’individu. Dans son ouvrage Du communisme au capitalisme, Henry ne manque pas de

rappeler l’allergie du fascisme à toute différenciation individuelle : « C’est dans l’individu

son pouvoir de sentir, de vouloir, de comprendre et d’aimer, c’est, plus profondément sa

capacité de se sentir soi-même, cette façon d’être un Soi différent de tout autre que vise le

fascisme21. »

Pour l’organisation de notre thèse, nous sommes partis de la tripartition suggérée par

Gabrielle Dufour-Kowalska22 qui répartit l’œuvre en trois parties principales : L’essence de

la manifestation et la Phénoménologie du corps, le Marx, la trilogie chrétienne23. Seulement,

nous voulons assouplir cette chronologie en fonction des idées traitées et intégrer dans chaque

phase de la pensée henryenne des analyses qui concernent des éléments provenant des deux

autres. Cet assouplissement présente l’avantage de permettre une mise en rapport avec les

racines ou les prolongements des idées que nous analysons. C’est pourquoi nous proposons

de saisir l’œuvre henryenne comme le développement de trois grands projets auxquels

correspondent les trois grandes parties de notre thèse : premièrement, la phénoménologie

henryenne qui est évidemment à l’œuvre dans les deux premiers ouvrages mais dont des

développements majeurs se trouvent également dans Marx (1976), Généalogie de la

psychanalyse (1985), Phénoménologie matérielle (1990) et Incarnation (2000). En second

lieu, le travail sur Marx, qui est aussi bien un travail marxologique que phénoménologique

et qui nécessite, à ce titre, d’être mis en perspective avec les ouvrages mentionnés dans la

première phase. En tant que notre étude du Marx constitue le centre de notre thèse, la

deuxième partie de notre thèse qui correspond à cette phase sera sensiblement plus longue

que les deux autres. Enfin, la philosophie religieuse, qui, en tant qu’elle se réclame de la

phénoménologie, doit mobiliser pour sa compréhension la première phase, mais aussi la

seconde dans la mesure où, en ce qui intéresse le thème principal que nous traitons, le concept

21 CC, p. 94 ; souligné par nous. 22 G. Dufour-Kowalska, Michel Henry. Passion et magnificence de la vie, Paris, Beauchesne, 2003,

p.1. Notons que cet ouvrage a été rédigé avant la publication des Paroles du Christ (2000). 23 Les trois ouvrages qui développent une phénoménologie du christianisme : C’est moi la vérité.

Pour une philosophie du christianisme (Paris, Seuil, 1996), Incarnation. Une philosophie de la chair

(Paris, Seuil, 2000), Paroles du Christ (Paris, Seuil, 2002).

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de praxis individuelle développé dans la dernière œuvre de Henry doit être confronté aux

aboutissements de la seconde phase.

Dans une première partie, nous porterons notre attention sur les prémisses de la

phénoménologie matérielle, tels qu’elles sont exposées dans L’essence de la manifestation et

Phénoménologie du corps. Il s’agira pour nous de chercher à cerner la spécificité de la

phénoménologie henryenne tout en mettant en lumière ce qui prépare le concept de praxis

individuelle tel qu’il se cristallise dans l’ouvrage sur Marx. Se démarquant de la quasi-totalité

de l’histoire de la philosophie, la phénoménologie henryenne peut-elle se suffire à elle-même

comme principe d’explication des phénomènes ? La radicalité de l’approche peut d’abord

sembler incapable de rendre compte de phénomènes aussi divers que la rationalité, autrui et,

cela qui nous importe plus particulièrement, de l’action. En effet, Henry met en avant le

concept d’action comme un concept majeur dans son œuvre, laquelle mérite d’être désignée

comme « praxocentrique », afin de souligner à quel point Henry tient à contrer toute

accusation de quiétisme. Pourtant, comment une phénoménologie qui exclut du champ de

l’immanence radicale toute distance phénoménologique et toute représentation, une

phénoménologie qui prétend que « l’être de l’action est la non-action, sa passivité

ontologique originaire à l’égard de soi24 », peut prétendre exprimer la vérité de l’action ?

Comment, à plus forte raison, une philosophie qui conçoit la vie comme repos peut-elle tenir

un discours intelligible sur la praxis : « C’est pourquoi encore l’essence ne veut rien. Elle est

sans projet et sans désir. Parce qu’elle ne veut rien, parce qu’elle n’a ni projet ni désir, parce

qu’il n’y a rien en elle dont elle soit séparée, tout en elle aussi est repos, elle est, dans cette

absence de trouble, sans rien qui la divise, le calme de son absolue simplicité 25 » affirme

Henry. Le caractère auto-suffisant, presque parménidien, de l’essence chez Henry semble

évacuer tout rapport au monde. L’on voit mal, à première vue, comment l’action est possible

dans ce « calme » de l’essence, dans la totale coïncidence entre soi et soi, dans ce qui

s’apparente plus à la mort qu’à la vie. Seulement, à y regarder de plus près, c’est dans le

milieu affectif et charnel de la vie que Henry situe l’action individuelle, et, par le truchement

de cette inscription de l’action dans ce milieu, qu’il justifie sa prétention à rendre compte du

phénomène de l’action. Le concept d’affectivité transcendantale joue à ce titre un rôle majeur

24 EM, p. 595. 25 EM, p. 353.

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dans la caractérisation de l’action, puisqu’il se trouve intrinsèquement lié à l’idée de

singularité, elle-même cruciale pour caractériser l’action individuelle. Tout affect

transcendantal est singulier, il est un « hapax », cela qui, à la différence de l’objet

intentionnel26 sur lequel il est possible de multiplier les perspectives, ne se produit qu’une

seule fois, est un événement pour le soi singulier qui s’auto-affecte27. Il faudra donc, dans

cette première partie, aussi bien dégager l’accentuation du problème de l’individualité que

celui de l’action dans l’œuvre qui précède le Marx. Il s’agira de cerner la spécificité de la

phénoménologie henryenne quant au traitement de ces concepts mais aussi la difficulté pour

une phénoménologie non-intentionnelle de penser l’action individuelle. Si la radicalité de la

démarche transcendantale interdit toute relationnalité, toute extériorité, toute ekstase,

comment dès lors accéder à une intelligibilité de l’action ?

Dans Philosophie et phénoménologie du corps (1965), Henry rend compte de la

praxis dans le cadre d’une théorie transcendantale du corps qui situe celui-ci dans la sphère

de l’immanence absolue. Il faudra se demander comment un discours qui porte exclusivement

sur l’immanence, qui élimine non seulement toute factualité empirique mais également tout

ce qui a trait au champ noétique, peut rendre compte de quelque chose comme un corps.

Penser le corps, non plus à la lumière du monde, mais à l’aune de la vie, mènerait-il à un

acosmisme incompatible avec la définition même de la corporéité individuelle, en tant que

celle-ci semble d’abord exiger d’être comprise par son action dans le monde ? Ou bien

l’acosmisme, étant le seul caractère de la subjectivité qui subsiste après l’épochè radicale de

Henry, serait-il paradoxalement la seule dimension réelle qui permet de penser l’individu ?

C’est bien ce que suggère Paul Audi :

Certes, Henry accomplit bien, par sa destitution de la primauté du monde, un

crime de lèse-majesté, la phénoménalité du monde, sa ‘vérité’ étant depuis les

Grecs l’instance normatrice de toute autre vérité possible. Mais ce crime ne porte

pas atteinte à l’existence même du monde - comme le ferait peut-être, par

extrapolation, une pensée d’inspiration gnostique. Henry entend au contraire

26 « Par conséquent, il faudra élargir le contenu de l’ego cogito transcendantal, lui ajouter un élément

nouveau et dire que tout cogito ou encore tout état de conscience ‘vise’ quelque chose, et qu’il porte

en lui-même, en tant que ‘visé’ (en tant qu’objet d’une intention) son cogitatum respectif ». E.

Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1966, p. 28. 27 Notons que le sentiment ne singularise qu’en vertu de son appartenance au Soi individuel. Ce n’est

pas le contenu du sentiment qui individue le Soi mais au contraire le Soi qui fait du sentiment un

évènement. EM, p. 581.

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nous aider à redonner au monde ses couleurs véritables, celles d’un lieu pour la

vie subjective absolue, pour l’existence incarnée. Ou pour mieux dire celle d’un

monde habitable. Réellement, concrètement habitable28.

Ce questionnement frayera la voie à la problématisation de l’herméneutique

henryenne de Marx, que nous déployons dans une seconde partie, dans la mesure où la

formulation conceptuelle de la praxis individuelle, telle que Henry la puise dans l’œuvre de

Marx, semble buter contre des difficultés relatives aux concepts de société, de classe,

d’histoire, lesquels semblent étroitement dépendre de l’intentionnalité et de ce que Henry

appelle « monde ». C’est pourquoi notre deuxième partie qui porte sur le Marx tentera de

mettre à l’épreuve les concepts déployés dans la première partie. Une phénoménologie de

l’immanence radicale peut-elle contribuer à tirer au clair le sens philosophique de l’œuvre de

Marx, notamment en ce qui concerne le concept de praxis individuelle ? S’intéresser au

concept d’action individuelle chez Marx dans le cadre d’une phénoménologie radicale peut

sembler absurde à première vue, tant ce concept a été marginalisé par le marxisme, lequel

rejette tout individualisme. Or, il convient tout de suite de se demander : la disqualification

du concept d’individu par le marxisme repose-t-elle sur les écrits de Marx ou seulement sur

des idées reçues par ouï-dire ? Au meilleur des cas, cette disqualification s’inspire

effectivement de textes de jeunesse qui tiennent des propos durs contre l’individu. Mais de

quel individu s’agit-il ? Est-il question de la même réalité que nous concevons avec Michel

Henry, c’est-à-dire d’un être vivant qui s’auto-affecte ? L’on pressent que la réponse à cette

dernière question est négative. Il faut, en effet, prendre soin de distinguer les différentes

acceptions du concept d’individu, notamment entre cette réalité durement critiquée par le

jeune Marx et sa qualification positive dans la phénoménologie matérielle. Ce qui est

congédié par Marx, comme nous le verrons, ce n’est pas l’individu mais l’égoïsme moderne

qui accompagne l’éclosion du capitalisme. Ce n’est nullement l’individu, mais

l’individualisme, ou pour mieux dire le concept idéologique de l’individu, qui constitue

véritablement la cible du jeune Marx. C’est le contenu de la représentation de l’individu qui

est faux en tant qu’il substitue un ersatz idéal à une réalité concrète. La réalité de l’individu

est, quant à elle, indubitable, puisqu’elle n’est rien de moins que ce qui fonde cette

28 P. Audi, Michel Henry, Une trajectoire philosophique, op.cit., p. 41.

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représentation. Henry montre qu’à partir de l’Idéologie Allemande (1845), le concept

d’individu devient pleinement positif dans l’esprit de Marx. Ayant élucidé l’essence de

l’action (praxis) comme action immanente, Marx développe tout d’abord le concept

d’individualité à partir d’une antithèse, en rejetant ce qu’elle n’est pas : l’individu n’est plus

défini par la conscience, sa praxis n’est plus l’objectivation de cette dernière. La praxis est le

produit d’une force immanente et vivante. Aussi, l’individualité n’est-elle pas non plus une

médiation pour le devenir-effectif de l’Idée hégélienne. Elle n’est plus ce qui est posé pour

être ultérieurement nié et, dans cette négation même, réaliser son essence. Aussi, il s’agit

pour Henry d’établir que la critique marxienne de la division du travail, qui va de pair avec

une critique du concept de genre feuerbachien, joue un rôle majeur dans la volonté marxienne

de restituer à l’individu la totalité qui a été projetée dans des sphères transcendantes.

Il est clair que la lecture henryenne de Marx comme de Hegel est une lecture

créatrice29, qu’elle soit au plus près des textes qu’elle pense ou qu’elle s’en éloigne, ne serait-

ce que pour la simple raison qu’elle tire les conséquences philosophiques des analyses

pointues qu’elle déploie et ne se contente pas de paraphraser les points de vue de chaque

auteur dont il est question. Henry a souvent été accusé, notamment par Paul Ricœur, de

projeter les acquis de ses deux premiers grands ouvrages sur la philosophie de Marx.

Pourtant, n’y aurait-il pas quelque chose de radicalement inédit dans l’ouvrage sur Marx qui

serait absent de l’œuvre antérieure ? Henry n’aurait-il fait que reprendre sous une nouvelle

forme les idées qu’il avait développées dans sa thèse de doctorat ? Cela ne peut être le cas,

non seulement en raison de l’étendue du travail sur Marx qu’à elle seule suffit à convaincre

que le dialogue avec Marx n’est pas une « application » des thèses précédentes, application

qui n’a d’ailleurs aucun sens pour autant que la phénoménologie part de la vie pour se

confronter après coup aux textes et non l’inverse, mais aussi et surtout en vertu des

différences majeures qui séparent les deux premiers ouvrages du Marx. S’agit-il, avec Marx,

d’un dialogue qui transforme la phénoménologie matérielle de l’intérieur ou ne serait-ce que

29 Comme de Feuerbach puisque le lecteur ne s’attend pas à ce que ce le matérialisme de ce dernier

soit stigmatisé comme un « avatar », dégénéré et privé de sa substance philosophique, de la

philosophie de Hegel.

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l’occasion pour Henry de joindre Marx à Maitre Eckhart et Maine de Biran qui sont félicités

pour avoir développé une phénoménologie matérielle avant la lettre ? Nous opterons pour la

première réponse, à savoir l’affirmation que dans son travail sur Marx, Henry se trouve

confronté à des phénomènes dont l’apparaitre le contraint à moduler le concept

d’immanence : la réalité sociale du travail, l’histoire, et, surtout, l’activité individuelle qui se

déploie dans le travail, ce qui requiert de penser aussi bien l’activité que la passivité de

l’individu, aussi bien la transcendance que l’immanence. Il y a une continuité avec l’œuvre

qui précède le Marx, dans la mesure où la philosophie de l’immanence qui y est développée

constitue l’arrière-plan qui permet de penser la réalité au sens marxien. Mais il y a également

discontinuité dans la mesure où la phénoménologie henryenne, au contact de l’œuvre

marxienne, modifie ses intuitions à plusieurs moments, parfois jusqu’à exiger l’épochè de la

phénoménologie elle-même, ce qui confère au Marx une certaine autonomie par rapport au

reste de l’œuvre.

Enfin, notre troisième partie portera sur la problématique mise en avant par l’œuvre

publiée après le Marx qui, exception faite de Généalogie de la psychanalyse et de

phénoménologie matérielle, est une œuvre qui développe essentiellement une

phénoménologie de la religion. Cette partie aura pour fonction d’examiner la compatibilité

du concept de praxis individuelle, telle que nous l’aurons dégagé, avec le contenu de la

dernière partie de l’œuvre de Henry. Notre question principale sera la suivante : la dernière

œuvre de Henry peut-elle contribuer au développement du concept de praxis individuelle ?

Si l’immanence radicale qui caractérise les descriptions henryennes telle qu’elles se déploient

dans ces dernières œuvres semble s’accorder avec le statut phénoménologique de la praxis

individuelle, il importera néanmoins de mettre à l’épreuve le concept d’individualité tel qu’il

est exposé dans une phénoménologie chrétienne, surtout si, en dernière analyse, l’action de

l’individu y semble résorbée, un peu à la manière de l’occasionalisme de Malebranche, dans

l’élément de l’action divine30. L’ipséité de l’individu qui est originellement donnée à elle-

même dans l’auto-affection de l’Archi-Fils, celle-ci étant elle-même générée dans l’auto-

30 « Dire paradoxalement que l’action est invisible, c’est lui assigner un mode de révélation radicale,

celui-là même de la Vie, c’est-à-dire en dernier lieu de Dieu lui-même. L’action, le faire, la pratique,

le corps sont arrachés à l’absurdité du positivisme qui croit les réduire à un phénomène objectif

analogue à tous les phénomènes de l’univers ». CMV, p. 219.

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génération de la Vie absolue de Dieu, est-elle la voie royale pour la compréhension de

l’individualité, alors que celle-ci court précisément le risque d’être dissoute dans la Vie

absolue de Dieu ? Certains passages de la trilogie, comme on le verra, peuvent apparaitre

comme le prolongement des résultats du Marx tandis que d’autres semblent entrer

directement en conflit avec les grandes lignes de la conceptualisation de la praxis

individuelle.

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PREMIÈRE PARTIE: LE PROBLÈME DE LA PRAXIS INDIVIDUELLE

DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE HENRYENNE

§ 1- LA CRITIQUE DE L’ÉVIDENCE APODICTIQUE

Si l’ensemble de l’œuvre de Michel Henry se place sous le signe de la

phénoménologie matérielle, il est impératif pour nous de commencer par nous interroger sur

les prémisses philosophiques sur lesquelles elle repose, pour être en mesure d’examiner les

rapports qu’entretiennent l’individualité et la praxis sous la loupe de cette phénoménologie

dans un moment ultérieur. Dans cette première partie de la thèse, nous nous attarderons

surtout à ce qui est essentiel dans L’essence de la manifestation et Philosophie et

phénoménologie du corps pour la saisie du Marx. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous

examinons le rapport du jeune Henry à Husserl qui occasionne l’explicitation de la spécificité

de la phénoménologie henryenne, le rapport du jeune Henry à Hegel qui sera déterminant

pour le rapport à Marx et au concept d’action individuelle, et, last but not least, le rapport

henryen à Maine de Biran qui permet à Henry de construire sa propre phénoménologie de

l’effort, essentielle pour la compréhension du concept de praxis qui se trouve déployé dans

le Marx.

Nous commençons donc par exposer le rapport critique du jeune Henry à Husserl tel

qu’il transparait dans L’essence de la manifestation (1963). Reprenant à son compte le

questionnement transcendantal inauguré par Kant, la phénoménologie s’annonce comme une

explicitation de présupposés que les sciences particulières, ou régionales comme les appelle

Husserl, ne prennent pas en compte. « Avant de prétendre obtenir un résultat quelconque,

toute question doit chercher à se rendre transparente à elle- même31 » affirme Henry. Or, ce

que présuppose toute science comme tout discours qui prétend à la vérité, ce n’est autre que

l’être. La phénoménologie doit donc être une ontologie pour autant qu’elle vise à rendre

compte de l’être. La phénoménologie husserlienne, soucieuse de dépasser le divorce qui

s’institue entre l’être et l’apparaitre, identifie l’être à ce qui apparaît à la conscience. « Autant

31 EM, p. 2.

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d’apparaitre, autant d’être » dit bien Husserl. L’être se manifeste donc dans la conscience.

En tant que phénoménologue, Henry est d’accord pour dire que l’être s’épuise dans son

apparaître et qu’il revient à la phénoménologie de saisir le mode de manifestation originaire

qui fonde toute science régionale. « Qu’est-ce donc, en effet, qui rend possible des

phénomènes, qu’est-ce qui fonde la présence pour nous de ce qui apparait, sinon l’acte même

d’apparaitre, l’essence du phénomène et de la présence en tant que telle ?32 » demande en

effet Henry. Seulement, là où Henry ne suivra plus Husserl, c’est dans l’inscription exclusive

de l’apparaitre dans la conscience. C’est l’être dans son entièreté qui doit apparaître dans la

conscience. Or, Henry rappelle que l’intuition, le remplissement de la conscience, n’est

jamais parfaite puisqu’elle se trouve en permanence entourée par des intentions signifiantes

non remplies. « C’est dire qu’une conscience ne peut jamais se réaliser pleinement comme

conscience intuitive »33. Cette finitude inhérente à la conscience ne peut lui permettre de

recueillir l’entièreté de l’être, c’est-à-dire l’entièreté de l’apparaitre. Husserl, en situant

l’apparaître dans la seule conscience, ou, pour être plus précis, dans l’intentionnalité34, s’est

montré incapable de rendre compte de l’apparaitre et a ainsi condamné l’élucidation de

l’essence de la phénoménalité à demeurer un projet à l’état de vœu. Ce qu’il faudrait en

revanche laisser apparaitre, selon Henry, c’est précisément « l’apparaitre » lui-même,

l’« auto-donation », la « révélation », autant de formulations qui désignent la condition de

possibilité transcendantale qui fonde toute phénoménalisation d’un phénomène. Selon

Henry, l’apparaitre de l’apparaitre est à chercher au niveau de l’ego. Sans doute la tâche qui

consistait à élucider les conditions de l’apparaître a-t-elle été prise en charge par ses

prédécesseurs mais, aux yeux de Henry, elle n’a pas abouti à une élucidation authentique de

la phénoménalité. Le cogito cartésien, par exemple, a tenté de rendre compte de l’apparaitre

en faisant de l’ego, cette res cogitans qui subsiste après le doute hyperbolique, le principe de

tout apparaitre, et, par conséquent, de tout savoir vrai qui porterait sur celui-ci. Le cogito se

32 EM, p. 63. 33 EM, p. 20. 34 Rappelons brièvement la définition de l’intentionnalité chez Husserl. « Nous entendions par

intentionnalité cette propriété qu’ont les vécus ‘d’être conscience de quelque chose’ [...] En tout

cogito actuel un ‘regard’ qui rayonne du moi pur se dirige sur ‘l’objet’ de ce corrélat de conscience,

sur la chose, sur l’état de chose, etc. ; ce regard opère la conscience (d’espèce fort variée) qu’on a de

lui ». E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique

pures (Ideen I), Paris, Gallimard, 1985, pp. 283-284.

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préente dès lors comme un modèle à l’image duquel s’édifie la pensée rationnelle. Or cette

première certitude qui dissipe le doute demeure excessivement dépendante d’un mode de

donation unique, celui de l’évidence apodictique idéale, que Descartes nomme la perception

claire et distincte, laquelle surgit du rapport qui s’institue entre la conscience et son objet,

l’ego. L’évidence est le seul mode de donation possible dans la philosophie rationnelle

instituée par Descartes35. Il s’agit d’une évidence qui est toujours en rapport à un ob-jet, en

rapport à cela qui est jeté devant la conscience dans une distance phénoménologique, laquelle

est jugée par Henry comme étant incapable de montrer le voir en tant que tel. En d’autres

termes, ce qui semble être un fondement, l’évidence apodictique, doit à son tour être fondé.

C’est pourquoi Descartes est accusé de « réduire l’ensemble du réel à des essences

homogènes soumises à l’empire d’un type unique d’évidence36 » et, du coup, de manquer,

dans cette unilatéralisation de l’évidence, l’apparaitre.

Chez Husserl, c’est la structure de la conscience, l’intentionnalité, qui dicte à

l’intuition la manière de sa donation. En effet, c’est comme correspondance entre la

conscience intentionnelle et son corrélat que se donne l’intuition. Or l’évidence que cette

dernière exhibe ne se fait jour qu’à la faveur d’une extériorisation de la conscience vers le

dehors de l’objet intentionnel, vers le cogitatum. Parce qu’elle vise l’étant par la seule sphère

du pouvoir de la conscience, pouvoir ekstatique qui expulse hors de soi, l’intuition se trouve

entachée d’une finitude inhérente au pouvoir de la conscience. Selon Henry, c’est à une

ontologie phénoménologique universelle que doit être confiée la tâche de dévoiler le sens

ultime de l’être. Ceci dit, il faut prendre garde à ne pas confondre cette universalité avec le

concept d’universel tel qu’il se cristallise chez Hegel, en tant que ce concept s’inscrit, selon

Henry, dans le champ de l’irréalité. L’universel cautionné ici garantit plutôt la validité d’une

recherche portant sur l’être en général et non sur une région particulière ; cet universel doit

être saisi comme ce qui désigne l’inconditionné ou l’absolu. L’ontologie phénoménologique

doit d’abord se libérer de l’intuitionnisme rationaliste dont le mode de donation est la

35 Il faut bien noter que la lecture de Descartes évolue au fil des années chez Henry. Dans la

Généalogie de la psychanalyse (1985), Descartes est gratifié pour avoir saisi l’auto- affection dans le

videre videor qui est « un voir qui se sent voir » avant de se perdre dans l’exclusivité de l’évidence

apodictique. Il s’agit d’un voir qui s’auto-affecte et, par le biais de cette épreuve de soi, saisit l’origine

immanente de son voir. 36 EM, p. 10.

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transcendance. C’est parce qu’il demeure prisonnier de la conscience, « ce pouvoir de vision

en tant que tel37 », c’est parce qu’il est sans relâche subordonné à un « voir » qui expulse la

cogitatio de son intériorité, que l’intuitionnisme ne peut accéder à l’être38. Dans cette

visibilité, l’ego se trouve soumis à l’empire de la transcendance et à la finitude qui lui est

consubstantielle. La conscience pose devant soi l’ego dans une distance qui sépare

l’apparaitre de ce qui apparait. Or ce qui permet de voir dans l’intuition, le « milieu de

visibilité39 », cet horizon de lumière qui exhibe l’étant, n’apparait pas dans l’intuition en tant

que tel. L’intuition est inconsciente de cet horizon au moment même où elle s’effectue en

tant qu’intuition puisqu’elle n’a pas son ultime fondement en elle.

§ 2- LE DÉNIGREMENT HUSSERLIEN DE LA SINGULARITÉ

Au § 12 d’Incarnation40, où il reprend des analyses détaillées qu’il avait élaborées

dans Phénoménologie matérielle, Henry reproche à Husserl son inattention à la singularité

de la vie phénoménologique. Posant l’évidence claire et distincte comme mode d’accès

privilégié, voire exclusif, à l’ego, Husserl aurait détourné le cogito cartésien de son origine

vitale, de sa donation comme auto- révélation. Henry n’avait-il cependant pas reproché à

Descartes de demeurer prisonnier de la structure de la conscience ? Oui, mais Henry soutient

aussi, davantage il est vrai dans la Généalogie de la psychanalyse que dans L’essence de la

manifestation, que Descartes était à deux doigts de saisir l’auto-affection de la vie subjective

37 EM, p. 20. 38 Henry s’attachera à montrer dans Phénoménologie matérielle que la réduction opérée par Husserl

dans les Leçons intimes du temps n’est pas suffisante puisqu’ayant qualifié le noème comme irréel,

elle laisse subsister à côté de la hylé, ou la matière impressionnelle, la noèse comme seul moment

réel du vécu. L’impression originaire se trouve ainsi de nouveau infiltrée par l’intentionnalité et par

le « voir » sous prétexte qu’elle est animée par la noèse. Cf. chap. I « Phénoménologie hylétique et

phénoménologie matérielle » dans PM. 39 EM, p. 24. Ces prémisses constituent l’arrière-fond de la déconstruction henryenne de

l’intuitionnisme de Feuerbach ainsi que du concept de sensibilité ontique chez le jeune Marx. 40 M. Henry, Incarnation, Pour une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, p. 103 (désormais cité

I).

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avant d’orienter exclusivement sa recherche vers l’évidence apodictique41. Husserl ne

retiendrait donc que le second moment du cogito cartésien.

Henry stipule que dans le texte de 1912, l’Idée de la phénoménologie, la vie se dérobe

à l’évidence visée par le regard phénoménologique qui scrute l’intentionnalité de la

conscience. Car la vie ne peut apparaitre dans la temporalité de la conscience, temporalité

éprouvée comme un flux héraclitéen fugitif. La rétention et la protention laissent ainsi

échapper l’impression hylétique originaire. Dans Phénoménologie matérielle (1990), Henry

reproche à Husserl de projeter dans l’irréalité noématique le cogito subjectif de Descartes :

Aussi voyons-nous de façon paradoxale, au moment de cette fondation

ontologique de la subjectivité absolue qu’est malgré tout le cogito, Husserl

s’employer à dévaloriser le concept de l’existence dans son rapport à la cogitatio,

c’est-à-dire à ce qu’il comprend lui-même comme la réalité. La cogitatio n’est

pas vraiment une existence, une existence digne de ce nom, apte à fonder la

rationalité, et cela parce qu’elle est ‘singulière’. Que signifie cette épithète qui va

être accolée de façon péjorative aux cogitationes, dans toute la suite de ces

Leçons, de manière à les disqualifier et, finalement, à justifier leur élimination de

la problématique ? Il marque le caractère irréductiblement limité à lui-même d’un

fragment du vécu qui, en tant que ceci-là [Dies-da] est destiné, en sa factualité

plus qu’éphémère, à glisser dans le non-être42.

Henry soutient que Husserl confond la singularité avec la particularité, laquelle

concerne l’individuation spatio-temporelle empirique. La singularité, pour sa part, désigne

l’ipséité radicale. Parce que dans sa singularité, la cogitatio est réfractaire à tout regard

comme à toute transcendance, elle demeure obscure pour le schéma de l’évidence husserlien.

41 Plus précisément, Henry argumente que Descartes saisit la pensée comme l’apparaitre originel et

que c’est cette identification de la pensée à l’apparaitre qui lui permet de déduire son existence dans

le « je pense donc je suis ». Il est donc inexact, selon Henry, de prétendre comme Heidegger, que

Descartes se sert déjà d’une certaine compréhension de l’être pour être en mesure de dire « je suis »

puisque le « je suis » est une conséquence, signalée par le « donc », du « je pense » qui est l’apparaitre

en tant que tel. Henry s’appuie sur un nombre de textes chez Descartes qui établissent l’antériorité du

sentir sur le voir. Dans les Passions de l’âme, le sentiment est indubitable, qu’il soit éprouvé dans la

veille ou dans le sommeil. Or, la dérive de Descartes consiste dans l’affirmation que les passions sont

l’effet de l’action du corps sur l’âme ; cette introduction du corps physique dans la problématique

sape la réduction phénoménologique. Cf. GP, chap. I, « ‘Videre videor’ ». 42 PM, p. 84.

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Parce qu’elle ne parvient pas à circonscrire la vie, cette vie qui « ne saurait être celle

de personne43 », qui ne peut apparaitre incognito, la phénoménologie husserlienne va se

contenter de la dédaigner :

« Et voici que Husserl nous déclare que la singularité de cette vie, de la cogitatio

et de son existence réelle, n’ont aucune importance. Car enfin la phénoménologie

n’est pas un roman voulant nous raconter l’histoire de Pierre ou d’Yvette. Que

le premier ait faim, que la seconde s’angoisse en apprenant qu’elle a une grave

maladie, ne présente aucun intérêt pour le phénoménologue. La phénoménologie

est une science. Ce ne sont pas des faits singuliers, fussent-ils subjectifs et

‘réduits’, qui peuvent avoir une signification à ses yeux. Sur des singularités de

ce genre, sur ce qu’éprouve Pierre ou Yvette, on ne peut fonder que des

propositions singulières. Or la science n’a pas affaire à des jugements singuliers,

mais seulement à des propositions universelles seules capables d’exprimer des

lois, des vérités universelles et comme telles ‘scientifiques’44 ».

En tant qu’elle se veut une science objective, la phénoménologie husserlienne ne peut

s’intéresser à l’idiosyncrasie anecdotique de Pierre et d’Yvette. Comme la faim et l’angoisse

ne peuvent se plier à la rigueur du savoir eidétique, on assiste dès lors à leur mise hors-jeu.

Ce n’est alors rien de moins que la dimension subjective, « prosaïque », qui échappe à

l’entreprise phénoménologique husserlienne.

En revanche, il faut selon nous reconnaitre que Henry atténue son opposition à Husserl

lorsque, dans son second tome du Marx, par exemple, il renoue en partie avec un certain

eidétisme husserlien. Il le fait au moment où il s’agit pour lui de mettre en relief la conception

de l’échange chez Marx :

Voilà pourquoi le Capital ne se limite pas à l’étude d’un système économique

donné, mais se propose d’emblée comme une recherche transcendantale. Sans

doute l’échange est un phénomène transitoire et le système qui repose sur lui est

voué à l’histoire, mais la possibilité de l’échange, n’y eût-il jamais eu aucun

échange sur terre et ne dût-il jamais y en avoir aucun, est une essence pure, la

pensée qui la pense dégage une vérité transcendantale ou encore une vérité

43 I, p. 107. 44 I, p. 107 ; souligné par nous.

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éternelle, elle dépasse la science factice d’une réalité factice et échappe à

l’histoire : elle est philosophie45.

En tant qu’elle est une élucidation transcendantale de l’économie, la philosophie de

Marx suspend la thèse de l’existence des échanges particuliers pour viser l’eidos de l’échange

en tant que tel. Cet eidétisme ne doit cependant pas donner à croire que Marx se désintéresse

de toute particularité au profit de l’universalité des concepts puisque la possibilité même de

l’échange, comme nous le verrons dans notre deuxième partie, est reconduite par Marx à la

praxis individuelle.

§ 3- LE RENVERSEMENT DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE HUSSERLIENNE

Aux yeux de Henry, la phénoménologie husserlienne s’est donc montrée incapable

de rendre justice à la sphère de la subjectivité transcendantale. En effet, l’investigation

phénoménologique de Husserl est une investigation où subsiste l’élément de la représentation

dans la mesure où elle demeure subordonnée à l’exigence d’évidence, à l’exigence d’un faire

voir. Ce faire voir, rendu possible par l’intentionnalité, entretient toujours un rapport à un ob-

jet, à cela qui doit se projeter devant la conscience pour être vu. Or cette inscription du voir

dans le rapport entre une conscience intentionnelle et un objet verrouille l’accès à l’apparaitre

en tant que tel, qui est selon Henry une auto-donation. Autrement dit, ce qui fait voir,

l’intentionnalité, ne peut faire voir qu’en se rapportant à autre chose qu’elle, et demeure ainsi

aveugle quant à l’effectuation de son voir. Au mieux, l’intentionnalité peut voir, après avoir

45 M. Henry, Marx, t. II. Une philosophie de l’économie, Paris, Gallimard, Tel, 1976, p. 140

(désormais cité Marx II) ; souligné par nous. Cela renvoie à la distinction forgée par Husserl entre le

fait et l’essence au début des Idées directrices (§ 2). Henry est donc moins hérétique qu’il n’apparait

même si, comme le dit Ricœur, « la phénoménologie est pour une bonne part l’histoire des hérésies

husserliennes ». P. Ricœur, À l’école de la phénoménologie, Paris, Vrin, 1998, p. 182. Remarquons

que Henry « injecte » de la phénoménologie dans Marx, tout comme il attribue à Marx une pensée

« transcendantale » qui, du moins au niveau terminologique, est propre à Kant.

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accompli la réduction, l’élément de la représentation où elle se meut, sans soupçonner que le

pouvoir de voir s’enracine ailleurs que dans cet élément.

À la différence de cette cécité du voir intentionnel, la réduction phénoménologique

doit pouvoir dévoiler l’apparaitre de l’ego pur. Henry rappelle que Husserl n’avait pas

dissocié la phénoménologie de l’ontologie au moment où il emprunta le chemin de l’épochè

en vue de saisir l’être de l’ego. Seulement, dit Henry, l’ego ne peut être une simple région de

l’être mais doit être l’être entier. Étant donné que l’être de l’ego englobe tous les types d’être,

l’ego apparait comme constitutif de toute expérience d’être46. « Ce qui ressort d’une telle

situation, c’est que l’ego absolu est l’origine, le fondement, l’Urstruktur de toutes les

structures possibles et de tous les sens possibles de l’être »47 affirme Henry. Husserl a certes

saisi la nécessaire corrélation entre recherche égologique et recherche ontologique, mais la

reconnaissance husserlienne de l’ego comme Urregion demeure cependant soumise à la

lumière de la transcendance. En effet, dans les Méditations cartésiennes, la saisie de l’ego

pur n’apparait comme étant possible que « si je me place au-dessus de cette vie tout

entière48. » Contempler le flux des cogitationes à distance pour saisir leur immanence à la

vie transcendantale, c’est tenter de se soustraire à cette vie transcendantale pour s’en tenir au

champ de l’évidence. Pourtant, la vie singulière n’en demeure pas moins singulière par cette

ouverture à l’universel. Au lieu de nous rapprocher de la vie et de ses diverses modalités,

l’intuition husserlienne finit donc par nous en séparer. Certes, Husserl tente de saisir les vécus

effectifs de la vie transcendantale au moyen d’une mise en place d’une réduction

phénoménologique, « mais il est clair aussi qu’une telle expérience implique l’ouverture

préalable d’un champ de présence à l’intérieur duquel cette vie et ses contenus puissent

précisément surgir devant nous à titre de ‘phénomènes’. L’expérience interne

‘transcendantale’ et phénoménologique à laquelle conduit l’épochè reste ainsi subordonnée

aux conditions de l’évidence et de la réalisation intuitive […]49 » En substituant l’essence

(eidos) de l’ego aux déterminations effectives de la subjectivité, la phénoménologie

husserlienne remplace la chose réelle par une essence idéale, substitution qui échoue, en

46 EM, p. 32. 47 EM, p. 33. 48 Cité par Henry, EM, pp. 36-37. 49 EM, p. 37.

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dernière instance, à rendre compte de la subjectivité. Par son ignorance de la vie qui fonde

tout phénomène, Husserl se désiste de la vocation inaugurale de la phénoménologie qui est

d’être un discours sur le phénomène. La tentative de pallier à cette ignorance en faisant de la

vie un ob-jet, est nécessairement vouée à l’échec, s’il est vrai que la vie ne peut aucunement

être objectivée.

Il existe pourtant des passages de L’essence de la manifestation qui semblent moins

critiques par rapport à la réduction phénoménologique husserlienne. Le § 34, par exemple,

cautionne la caractérisation de la conscience de l’imagination par Husserl comme conscience

sans monde. Selon Husserl, la conscience de l’imagination d’être imagination expulse le

monde de cette conscience alors même que le monde est le corrélat nécessaire de l’acte

d’imagination. « L’exclusion du monde hors de la conscience de l’imagination résulte de la

détermination du mode originaire de révélation de l’imagination comme immanence50. » On

se rappelle que la réduction phénoménologique de Husserl vise avant tout à mettre hors

circuit l’attitude naturelle qui pose l’existence d’un monde indépendant de notre esprit.

Subsiste, après la neutralisation de toute croyance « naïve » concernant le monde, l’ego

transcendantal, c’est-à-dire la conscience dans son mouvement même vers les choses qui

apparaissent. Tandis que le monde présuppose l’existence de la conscience, la conscience

peut tout à fait subsister sans aucun monde car il est « clair que l’être de la conscience, et tout

flux du vécu en général, serait certes nécessairement modifié si le monde des choses venait

à s’anéantir, mais qu’il ne serait pas atteint dans sa propre existence51. » Toute transcendance

trouve donc son ultime fondement dans une subjectivité immanente. Il convient pourtant de

mettre en relief la divergence entre Husserl et Henry lors même que tous deux parlent

d’immanence. Selon Henry interprétant Husserl, l’apparaitre du phénomène est sans relâche

conditionné par la structure ekstatique de l’intentionnalité qui ne se phénoménalise qu’en se

jetant hors de soi. Il ne suffit donc pas de mettre hors circuit le naturalisme qui perçoit le

monde à travers les lunettes de l’empirisme, il faut également dépouiller l’ego transcendantal

de cela qui est encore mondain, de la subordination de l’apparaitre à la distance absolue qui

institue l’être dans l’intentionnalité. La radicalisation henryenne de la phénoménologie

inaugure donc une nouvelle compréhension de l’immanence, purgée de toute dimension

50 EM, p. 328. 51 E. Husserl, Ideen I, op.cit., p. 161.

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« constituée ». Henry juge que la plus grande partie de la philosophie Occidentale a versé

dans ce qu’il appelle le « monisme ontologique », laissant ainsi échapper la dimension

originaire.

§ 4- LA DÉCONSTRUCTION DU MONISME ONTOLOGIQUE

À cet égard, il convient de remarquer que le reproche de ne pas saisir la vie dans sa

dimension transcendantale à l’égard de toute objectivité et dans sa dimension d’absolu en

regard de son auto-affection et donc son auto-révélation ne manque pas d’homogénéiser la

quasi-totalité de la philosophie Occidentale. Que la quasi-totalité des philosophes soient

passés à côté de ces propriétés de la vie ne doit pas nous étonner s’il est vrai que la

philosophie a toujours fait preuve d’un oubli de la vie :

« Si la vie est auto- révélation, si elle est là, comme disait Kafka, point hostile,

mais toujours là, comment peut-elle être cachée, occultée, pour ainsi dire

constamment, et ne nous faire signe, n’apparaître que de loin en loin, chez des

penseurs d’exception dans une sorte de fulguration exceptionnelle ? Je réponds à

cette question de façon massive, à savoir que la vie s’impose constamment à tous

les hommes et que c’est seulement au philosophe qu’elle ne s’impose que très

rarement52. »

De cette maladresse des philosophes, que Nietzsche n’a cessé de dénoncer

préalablement à Henry, L’essence de la manifestation avance une explication philosophique:

la philosophie a oublié la vie car elle s’est déployée dans l’horizon de la transcendance de la

pensée. La pensée, par essence transcendante, réduit toutes les expériences à ce même mode

de donation. D’où, selon Henry, le monisme ontologique de la philosophie occidentale qui

réduit tout à l’être transcendant. Ce monisme comprend toujours la manifestation comme

cela qui se donne à la lumière de la transcendance, c’est- à-dire à partir de la non-coïncidence

entre l’être et lui-même. Se montrer, c’est revêtir la condition d’objet, c’est-à-dire être jeté

52 M. Henry, « Débat autour de l’œuvre de Michel Henry », in Phénoménologie de la vie. IV. Sur

l’éthique et la religion, Paris, P.U.F. (Épiméthée), 2004, p. 210 (désormais cité PV-IV).

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devant soi dans l’horizon du monde. Le monisme ne prend ainsi en compte qu’un seul type

de phénoménalité en faisant abstraction de l’essentiel.

Or, l’essence est oubliée en raison même de la structure interne de l’immanence, ce

qui, pour ainsi dire, atténue la responsabilité des philosophes. Car il est dans l’essence de

l’essence de se dissimuler :

Parce que cette non-appartenance, la non-manifestation de l’essence dans la

manifestation de l’horizon et dans le monde, est incluse dans sa structure, dans

l’acte de l’essence de se retenir originellement en elle, la dissimulation ne

concerne pas seulement l’essence, elle est son œuvre. Pour cette raison aussi elle

n’est ni accidentelle, ni provisoire et ne peut être surmontée. L’idée d’une

manifestation de l’essence dans le monde est par principe absurde. La

dissimulation est inscrite dans l’essence comme ce qu’elle est, elle lui advient de

par sa volonté propre53.

La dissimulation de l’essence, ce n’est autre que son invisibilité au sein du monde. Une

philosophie qui cherche dans le monde ce qui est par principe hétérogène à celui-ci ne

trouvera rien, ou, faudrait-il dire, ne trouvera que la phénoménalité du monde, c’est-à-dire

aussi bien rien, pour autant que cette phénoménalité ne peut s’autonomiser qu’illusoirement,

puisant constamment sa réalité de la sphère de l’immanence absolue. N’est-il pourtant pas

curieux de ranger sous l’enseigne du monisme ontologique des philosophies parmi lesquelles

nombre d’entre elles se présentent comme dualistes ? Nous pensons évidemment à Descartes,

mais aussi à Kant qui, alors même qu’il prétend se borner à l’élucidation du phénomène, ne

s’interdit pas moins de poser l’existence de la chose-en-soi ou noumène. Aux yeux de Henry,

ces philosophies qui se revendiquent d’un dualisme demeurent toutefois monistes dans la

mesure où elles ne s’intéressent qu’à une seule forme de phénoménalité, la phénoménalité

du monde. En prise avec la phénoménalité du monde, la conscience « voit », et elle ne voit

qu’au prisme de la distance phénoménologique qui la sépare d’elle-même et qui fait

précisément d’elle une conscience. Dans le monisme ontologique, c’est l’extériorisation de

53 EM, pp. 479- 480. Que l’oubli appartienne à l’essence même de la vie comme une propriété

positive, c’est ce que Henry débusque chez Nietzsche dans la Généalogie de la morale, où l’oubli

apparait comme une force inhérente à l’accroissement de la vie. M. Henry, Généalogie de la

psychanalyse, le commencement perdu, Paris, P.U.F., Épiméthée, 1985, p. 259 (désormais cité GP).

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l’être en-soi qui permet à ce dernier de se manifester. « Dans cet être- à- l’extérieur- de- soi,

l’être- en- soi devient autre, il s’aliène et, dans cette aliénation se réalisent les conditions

mêmes de sa manifestation. L’aliénation est l’essence de la manifestation54 » déclare Henry

dans une formule magnifique. Pour le monisme ontologique, la conscience n’est autre que

son propre exil et son aliénation, c’est-à-dire le devenir-autre de la conscience compris

comme devenir-effectif de la conscience. La structure de la phénoménalisation de la

subjectivité n’est autre que celle de l’objectivité, c’est-à-dire de l’horizon qui exhibe et donne

l’objet. Cette caractérisation henryenne du monisme ontologique comme position

philosophique qui établit une équivalence entre manifestation et aliénation nous servira à

l’évaluation du concept d’action chez Hegel (négativité) et chez Marx (praxis) que nous

soumettrons ultérieurement à l’analyse. Sur ce chapitre, comment ne pas penser à Sartre, pour

qui la non- coïncidence entre soi et soi est constitutive de la conscience comme pour- soi

dont l’être « se définit comme étant ce qu’il n’est pas et n’étant pas ce qu’il est55. » Henry,

pour sa part, cite ce passage : « la présence de l’être à soi implique un décollement de l’être

par rapport à soi56. » Selon Henry, ce n’est rien de moins que la subjectivité en tant que telle

qui se trouve occultée par Sartre, et cela malgré sa revendication d’un cogito préréflexif.

Dans une philosophie du type de celle de Sartre, la conscience ne prend possession d’elle-

même qu’en se transcendant, ne devient à proprement conscience que dans l’élément de la

différence. La phénoménologie henryenne vise au contraire à montrer que la subjectivité est

pure in-différence, qu’elle n’a aucunement besoin d’un écart qui s’interposerait entre soi et

soi. L’immanence interdit toute division, toute fracture, toute extériorité. Selon cette logique,

c’est parce que le lien indissoluble à soi ne peut être brisé que l’on désespère et non en raison

d’une dissimulation de sa propre liberté comme dans la mauvaise foi sartrienne57. Libérée de

54 EM, p. 87. 55 J.P. Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 32. « Le soi représente (…) une distance

idéale dans l’immanence du sujet par rapport à lui-même, une façon de ne pas être sa propre

coïncidence, d’échapper à l’identité tout en la posant comme unité (…). La présence à soi implique

un décollement de l’être par rapport à soi ». 56 Cité dans EM, p. 87. 57 Cf. EM, § 70 pour le commentaire henryen du traité du désespoir de Kierkegaard. Du Communisme

au capitalisme (1990) fournit l’explication suivante : parce que la vie ne peut être dépassée, celui qui

méprise la vie souhaite que la vie s’autodétruise d’elle-même, que Thanatos surgisse d’Eros même.

En infligeant la souffrance, et, parfois, la mort, le bourreau se sert encore de la vie. Il vise la pulsion

de mort dans la vie même, la possibilité pour elle de ne plus souhaiter la vie. La torture, cette solution

finale visant à soumettre l’individu, se rend compte qu’elle ne peut dépasser la vie, par exemple dans

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toute objectivation, plus particulièrement de la transcendance et de l’intentionnalité, l’auto-

affection de l’ego est donc caractérisée par Henry comme pure immanence.

§ 5- LE DUALISME ONTOLOGIQUE : IMMANENCE ET TRANSCENDANCE

S’il est vrai que la relation de l’ego à lui-même ne peut être calquée sur le modèle de

la relation de la conscience au monde, il convient dès lors de caractériser cette relation à soi,

cette auto-affection, par son hétérogénéité radicale à la dimension intentionnelle. « Ce

phénomène, ou plutôt cette manière d’être un phénomène qui ne brille point dans la lumière

universelle, cette ‘manière’ qui est un être concret, c’est cela qui sera désigné sous le titre

d’ego58. » La phénoménalité originaire est hétérogène à la lumière, elle se dérobe à la

brillance ekstatique pour se révéler dans la Nuit. Aux yeux de Henry, il existe donc bel et

bien une autre forme de phénoménalité que celle qui a été privilégiée par la philosophie

Occidentale, celle qui est propre à l’immanence et qui constitue l’essence de la

transcendance. L’immanence doit être saisie comme le caractère de ce qui adhère

immédiatement à soi, de ce qui coïncide sans écart ni opposition à soi, pure intériorité qui

siège en soi et n’effectue aucune sortie de soi. Cette proximité de l’immanence à elle-même

est la condition de possibilité du rapport à autre que soi, du rapport au monde. Or,

l’immanence n’est pas seulement l’essence de la transcendance mais elle lui prescrit

également sa manière d’apparaitre. « L’immanence est l’essence de la transcendance parce

une « cause » politique supérieure ; c’est pourquoi elle recherche l’auto-négation de la vie. Le

fascisme, cette haine de la vie, souhaite que la vie, éprouvant une souffrance insupportable, renonce

à sa dignité. Seulement, ce n’est pas une vie en général que le bourreau veut amener à se nier. C’est

une vie individuée qu’il s’agit de faire se renier. « En quoi alors le fascisme diffère-t-il de ces

expériences limites où la vie touche à son Fond ? En ceci qu’il ne voit dans cette émotion suprême de

la vie que le moyen de l’amener à se renier elle-même, à accomplir l’œuvre monstrueuse de la

négation de soi en tant que cette négation doit provenir d’elle et être son propre fait- la négation de la

vie en tant que son auto-négation » révèle Henry. CC, p. 96. Seule la coïncidence et la proximité

absolue de l’individu avec la vie rend possible la torture. Si l’individu pouvait interposer un écart

entre lui et cette souffrance, il lui serait loisible de l’ignorer et de faire comme si elle n’était pas. Mais

en réalité il ne peut se détacher de sa souffrance et la regarder de loin. Le pathos de la vie ne peut

aucunement être mis à distance s’il est vrai qu’il est une impression originaire. C’est la proximité

absolue de la vie à elle-même qui constitue la condition transcendantale de la torture. 58 EM, p. 52.

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qu’elle la révèle, mais, plus précisément et plus profondément, parce qu’elle la révèle de cette

manière déterminée qui la rend possible dans son essence59. » Toute affection par le monde

présuppose en effet une auto-affection dans la vie qui en est la vérité et la source première.

En saisissant la différence radicale qui partage l’immanence et la transcendance, l’on saisit

la dépendance de la transcendance à l’égard de la source où elle puise sa force et son contenu.

Ce partage entre immanence et transcendance se trouve le mieux illustré chez Henry dans la

disjonction de l’affectivité et de la pensée. « L’hétérogénéité phénoménologique de

l’affectivité et de la pensée est une détermination éidétique irréductible, détermination qui

résulte du mode de révélation propre à l’affectivité et de son comment60. » C’est parce que

l’on éprouve de la souffrance, par exemple, que l’on peut après coup se la représenter. La

saisie noétique de la souffrance est rendue possible par la souffrance même. C’est parce

qu’elle repose en elle-même, stipule Henry, que l’immanence est capable de servir de

fondement absolu à la transcendance. Dans L’essence de la manifestation, Henry illustre sa

critique de l’autonomie de la représentation par un texte de Marx, ce qui atteste que l’intérêt

pour Marx est déjà fort important dès 1963. En voici un extrait :

« [...] Marx prend soin d’ajouter : ‘mais de ces individus non pas tels qu’ils

peuvent apparaître dans leur propre représentation ou dans celle d’autrui, mais

tels qu’ils sont réellement’. La distinction entre ce que l’existence est en soi et la

façon dont cette existence se comprend est une distinction qu’il importe d’avoir

sans cesse présente à l’esprit [...] C’est ainsi que par conscience Marx entend la

façon dont l’existence se représente ou se comprend elle-même, la ‘conscience’

d’un individu ou d’une époque caractérisant ainsi la manière dont cet individu ou

cette époque comprennent le monde dans lequel ils vivent et par suite se

comprennent eux-mêmes61. »

La critique de l’idéologie est la critique de l’aporie de la représentation dans la mesure

où cette dernière est toujours transcendante par rapport à la réalité, c’est-à-dire

constitutivement incapable d’épuiser la réalité de ce dont elle est représentation. Henry

soutiendra plus tard, dans son Marx, qu’il existe une véritable généalogie transcendantale de

la représentation chez Marx. Il est important de souligner que ce passage que nous

59 EM, p. 312. 60 EM, p. 686. 61 EM, p. 184.

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commentons est le seul de L’essence de la manifestation qui, exception faite de deux autres

allusions62, traite de Marx. Autrement dit, la thèse centrale de ce dernier qu’il isole, dès 1963,

concerne précisément la critique de la représentation. Est-ce un hasard si Henry, pour étayer

sa critique de l’aporie de la représentation, cite ce passage précis de la préface de la

Contribution à la critique de l’économie politique où Marx met en rapport l’individualité et

l’action ? On pressent que l’élaboration henryenne du concept de praxis ne pourra, dans le

Marx, être séparée du concept d’individu, site originel où repose la réalité.

L’une des questions les plus importantes qui a été adressée à la phénoménologie

henryenne est la suivante : comment concevoir un rapport quelconque entre l’immanence et

la transcendance si l’hétérogénéité non-dialectique qui les caractérise est telle qu’elles sont à

jamais séparées ? « Parce que la phénoménalité constitutive de l’être et celle de la

connaissance n’ont entre elles rien de commun, parce qu’elles diffèrent dans leur nature, dans

ce qui fait leur phénoménalité même, l’effectivité de l’une implique chaque fois en elle, dans

le surgissement de son contenu manifeste, la non-effectivité de l’autre. L’opposition

irréductible des essences phénoménologiques a cette signification ultime63 » affirme Henry.

Mais comment concevoir une « sortie » de l’immanence dans la transcendance ? Pour Henry,

il n’y a précisément pas de sortie de l’immanence vers la transcendance mais bien plutôt une

origine immanente de la transcendance. Pour échapper à une opposition manichéenne entre

immanence et transcendance, Henry insiste plutôt sur la relation de fondation qui caractérise

ces deux sphères, faute de quoi les deux sphères concernées seraient si étrangères et

hétérogènes l’une à l’autre que la mise en évidence de leur interaction serait hors de notre

portée.

C’est parce que la transcendance se trouve, pour ainsi dire, incrustée dans l’immanence,

que celle-ci peut agir comme un principe d’explication ultime. Voilà comment Henry établit

le rapport entre l’immanence et la transcendance : « C’est dans la réalité phénoménologique

effective de cette sphère sans transcendance que se phénoménalise et trouve sa réalité la

transcendance elle-même64. » À ce niveau, il est toujours légitime de se demander : comment

62 EM, p. 135 et p. 155. 63 EM, p. 534. 64 EM, p. 332.

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l’immanence phénoménalise- t- elle la transcendance en son sein ? Jean-Michel Longneaux

opte pour le schéma de la transcendance dans l’immanence65. L’argument est le suivant : le

videre videor (« il me semble que je vois ») cartésien récupéré par Henry est une expérience

subjective du voir, qui, bien qu’ayant éliminé l’ensemble du contenu du voir par le doute

hyperbolique, conserve néanmoins l’épreuve immanente de ce même voir. En effet, Henry

dit bien : « Descartes pose que cette vision, si fallacieuse soit-elle, à tout le moins existe66. »

Le voir peut très bien être orienté vers le monde, sans pour autant démentir l’inscription de

l’accomplissement de ce voir dans une pure sphère d’immanence. L’auto-affection de la

semblance (videor) est à proprement parler le « comment » de la donation de la transcendance

du voir (videre).

La réduction radicalisée de Henry, séparant abruptement l’immanence de la

transcendance, serait donc paradoxalement la seule à même de rendre compte de l’irruption

de la transcendance. Cette réduction qui trace une ligne de partage entre la transcendance et

la vie éclaire la fondation unilatérale de la première par la seconde ; c’est justement parce

que la vie n’a rien à voir avec la transcendance qu’elle peut fonder celle-ci. Il ne s’agit pas

d’un mixte, d’une action indistincte des deux sphères, mais d’un rapport de fondation qui

« possibilise » la transcendance. La condition transcendantale de la transcendance, cette

immanence radicale qui sous-tend toute représentation, Henry l’appelle, simplement, la vie.

S’éprouvant elle-même sans aucune médiation67, passive dans l’étreinte pathétique de soi,

rivée à elle-même sans possibilité de se défaire de soi, la vie est étrangère à toute ekstase,

c’est-à-dire à toute objectivation de soi, à toute division entre soi et soi : elle est in-dividuelle,

65 J. M. Longneaux, « D’une philosophie de la transcendance à une philosophie de l’immanence », in

Revue philosophique de la France et de l’Etranger, 126/3, 2001, p. 308. Cf. aussi F. Khosrokhavar,

« La duplicité du paraître. Sur la double lecture de Michel Henry », Revue philosophique de la France

et de l’Étranger, 126/3, 2001, pp. 321-338. 66 GP, p. 26. 67 Comment ne pas voir dans l’auto-affection henryenne comme le contraire absolu de la philosophie

de Hegel qui, discutant des éléments déchainés qui réalisent l’effectivité du Soi, déclare : « Mais cette

dissolution, cette essence négative qui est la leur, est justement le Soi ; il est leur sujet, leur opération

et leur devenir. Cependant cette opération et ce devenir, par lesquels la substance devient effective,

sont l’extranéation même de la personnalité, car le Soi valant en soi et pour soi immédiatement, c’est-

à-dire sans extranéation, est sans substance et est le jouet de ces éléments tumultueux ; sa substance

est donc son aliénation même, et l’aliénation est la substance, ou les puissances spirituelles

s’ordonnant en un monde et se maintenant par là même ». G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit,

t. II, op.cit., p. 51.

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c’est-à-dire pure de toute division. « Ce qui se sent soi-même, de telle manière qu’il n’est pas

quelque chose qui se sent mais le fait même de se sentir ainsi soi-même, de telle manière que

son ‘quelque chose’ est constitué par cela, se sentir soi-même, s’éprouver soi-même, être

affecté par soi, c’est là l’être et la possibilité du Soi68. » La mise hors-jeu de toute altérité doit

être reconduite à la sérénité de l’essence que la réduction phénoménologique henryenne, à la

suite de Maitre Eckhart69, a débusquée en deçà de toute transcendance : « C’est pourquoi

encore l’essence ne veut rien. Elle est sans projet et sans désir. Parce qu’elle ne veut rien,

parce qu’elle n’a ni projet ni désir, parce qu’il n’y a rien en elle dont elle soit séparée, tout

en elle aussi est repos, elle est, dans cette absence de trouble, sans rien qui la divise, le calme

de son absolue simplicité70. » Dans ce passage transparait le caractère auto-suffisant de

l’essence chez Henry. L’essence est une citadelle intérieure (qui n’est pourtant pas, comme

chez les stoïciens, à l’abri du pathos), une auto-affection hétérogène au monde.

Or, l’auto-affection qui coïncide parfaitement avec soi n’est pas une tautologie, comme

le déplore Dominique Janicaud71, puisque, dans cette auto-affection de la vie, il y a

accroissement et intensification, ce qui chez Nietzsche s’appelle volonté de puissance.

« S’éprouvant soi-même, la vie s’empare de soi, elle s’accroit d’elle-même, s’enrichissant de

sa propre substance et comme submergée par elle. S’éprouver soi-même n’a donc rien à voir

avec l’égalité formelle et vide du A = A, égalité qui ne se montre que dans la différence de

ces termes72. » En affirmant que la vie s’auto-éprouve, il ne s’agit donc pas simplement de

signaler que la vie est identique à soi, et que, dans cette identité non-dialectique à soi,

68 EM, p. 581 69 Cf. S. Laoureux, « La référence à Maitre Eckhart chez Michel Henry », Revue philosophique de

Louvain, 2001, vol. 99, pp. 220-253. 70 EM, p. 353. 71 D. Janicaud, La phénoménologie dans tous ses états, Paris, Gallimard, 2009, p. 111. Janicaud fait

observer que la « structure interne » de l’immanence n’a rien d’une structure s’il est vrai que celle-ci

est d’habitude relationnelle. « La structure de l’immanence est donc sa pure autoréférence. Mais,

soulignons-le, ce n’est pas une structure ; c’est une intériorité tautologique ». 72 M. Henry, « Phénoménologie matérielle et langage », in PV-III, p. 334. Henry écrit également :

« Ce qui demeure n’est donc pas comme une substance inchangée au milieu de l’universel

écoulement, comme une pierre au fond de la rivière ― c’est l’historial de l’absolu, l’éternel venue en

soi de la vie. Parce que cette venue ne cesse d’advenir, ce qui demeure est le changement, non pas la

déhiscence et l’échappement hors de soi à chaque instant mais ce qui, au contraire, dans l’épreuve de

soi et comme l’implosion de cette épreuve, parvient en soi, s’empare de soi, s’accroit de son être

propre. Ce qui demeure est l’accroissement. L’accroissement est le mouvement de la vie qui

s’accomplit en elle en raison de ce qu’elle est, de sa subjectivité ». PM, pp. 54-55.

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d’indiquer seulement qu’elle se rapporte à soi. Il s’agit surtout de faire valoir que, se

rapportant à soi, la vie, ivre d’elle-même, est essentiellement dynamique, qu’elle est auto-

accroissement dans et à travers son auto-éprouver, qu’elle est auto-capitalisation, étant à elle-

même sa propre plus-value. La vie outrepasse ses propres conditions, est en excès sur soi, est

ivresse. Explicitant phénoménologiquement la force de travail, Henry ne manquera pas de

rappeler que pour Marx, seule la vie est capable de transmettre plus de valeur qu’elle n’en

n’exige pour son maintien73.

§ 6- AFFECTIVITÉ ET PASSIVITÉ

Henry situe le lieu de l’immanence absolue dans le sentiment éprouvé par l’ego.

Celui-ci se révèle avant tout à soi, il est une auto- révélation pure de toute transcendance.

« Le sentiment, tout sentiment possible en général, ‘se révèle’ de telle manière que ce qu’il

révèle dans cette révélation qui le constitue, c’est lui-même et rien d’autre74. » L’épreuve du

sentiment est une auto-épreuve absolue qui ne dépend pas du cours favorable ou défavorable

des évènements, qui échappe à l’affection du dehors. Cette auto-affection est non-liberté,

passivité absolue : « L’expérience de soi de l’être comme originairement passif à l’égard de

soi est sa passion75 » déclare Henry.

L’épreuve de soi de l’ego exclut toute agentivité quant à sa propre épreuve, c’est-à-

dire toute possibilité pour l’ego de se défaire de soi et de rompre le lien inextricable qui le lie

à lui-même, un cordon ombilical qui ne peut être rompu. « La passivité est la détermination

ontologique structurelle de l’essence originaire de la révélation, c’est-à-dire de l’être lui-

même considéré dans sa réalité interne comme fondamentalement déterminé en lui par

l’essence de la non-liberté76. » La passivité de l’ego par rapport à lui-même, c’est-à-dire sa

passivité à l’égard de sa propre épreuve de soi est doublée d’une passivité à l’égard de ce

73 Marx II, p. 286. 74 EM, p. 693. 75 EM, p. 586. 76 EM, p. 366.

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qu’il éprouve. En d’autres termes, l’ego ne choisit pas d’éprouver ce qu’il éprouve mais subit

l’épreuve du sentiment. L’individu peut dissimuler son état affectif mais la tentative de

modifier ce dernier est vouée à l’échec. Car modifier, c’est agir sur une cause ; il est pourtant

impossible d’agir sur ce qui n’a pas de cause, concept qui ne convient qu’à des objets.

L’affect est comme la rose de Silesius qui est « sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit,

n’a souci d’elle-même, ne désire être vue77. » S’il est bien possible, par exemple, de simuler

par le langage un amour fictif pour le substituer idéalement à une haine réelle, cette

substitution imaginaire laisse pourtant intacte l’indéniable présence de la haine qui se

manifeste à travers le logos pathétique de la vie. On peut verser des larmes de crocodile, en

régime de duplicité de l’apparaitre, mais ces larmes ne changeront rien à l’auto- révélation

du sentiment. Si bien que la représentation mensongère manifeste une impotence totale

devant la passio constitutive de toute chair vivante.

Au § 68 de L’essence de la manifestation, Henry postule une impossibilité d’action

sur l’affect. La radicalisation de l’épochè husserlienne ayant supprimé le moment noétique

de la conscience, voire la conscience elle-même, l’intentionnalité ne doit plus être comprise

comme constitutive de l’expérience de l’ego. L’affect ne renvoie à rien, échappe à toute

référence extérieure, à tout évènement objectif du monde. Rivé à soi, il se soustrait à la

lumière du monde. L’affect est acosmique, pur de toute représentation et n’est, par

conséquent, aucunement susceptible d’être modifié de l’extérieur. Aucun écart qui

s’interposerait entre l’ipséité et l’affect ne permettrait de maitriser l’affect. « Que

l’impossibilité d’agir sur le sentiment résulte de son appartenance intérieure au moi et de sa

profondeur, que, bien plus, elle soit proportionnelle à celle-ci, cela veut dire, de toute

évidence, elle résulte de son immanence, de l’immanence de l’affectivité et lui est

identique78 » affirme Henry.

Étant donné que la volonté de modifier l’affect puise sa possibilité dans l’arsenal de

l’affectivité, elle est, en vertu de cette généalogie, tributaire du mode de phénoménalisation

de l’affectivité, c’est-à-dire par essence passive. Comme antithèse de l’impossibilité d’action

77 A. Silésius, Le pélerin chérubinique, traduit et présenté par Roger Munier, Paris, Arfuyen, 1993, p.

39. 78 EM, p. 822.

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sur l’affect, Henry donne l’exemple du stoïcisme, lequel représente pour lui le prototype grec

de la philosophie intellectualiste. L’ataraxie visée par le stoïcisme présuppose une maitrise

de l’affect qui est impossible dans un régime de pure immanence, impossibilité saisie par le

christianisme par son acceptation de la souffrance79. Henry soutient que le christianisme

prend le contrepied de la pensée grecque et se présente comme une philosophie de

l’immanence.80 Il est intéressant, à cet égard, de comparer la distinction Grecs/christianisme

établie par Henry comme par Kierkegaard. Tandis que le premier perçoit dans le

christianisme le passage à une intériorité, le second y voyait un passage à l’extériorité, plus

précisément à une conception d’une révélation positive apportée de l’extérieur. Pour

Kierkegaard, en effet, le savoir glisse de l’intérieur (théorie platonicienne de la réminiscence,

savoir comme ressouvenir) à une révélation évangélique apportée de l’extérieur81. À ce titre,

l’intériorité n’est pas un concept dont la signification va de soi. Il est bien possible de

concevoir, comme Kierkegaard, une intériorité représentationnelle et objectivante et, donc,

non-vraie82.

La radicalisation de l’intellectualisme est portée à son comble par le philosophe que

l’on pourrait désigner, après Hegel, comme le plus grand adversaire de L’essence de la

manifestation, c’est-à-dire par Jean-Paul Sartre83. Henry se réfère au philosophe de

l’existentialisme en ces termes : « Il est vrai de dire en ce sens que je ne puis chercher en moi

79 Cf. EM, p. 695. L’idée de la conscience malheureuse de Hegel n’est pas sans influencer cette

dépréciation du stoïcisme, qui serait une philosophie détachée du réel. Ceci dit, l’aspect pratique,

voire performatif, de la philosophie grecque, aucunement réductible à un exercice spéculatif abstrait,

vigoureusement souligné par un Pierre Hadot, ne s’accorde-t-il pas avec le caractère praxique de la

philosophie marxienne que Henry s’attachera à mettre en lumière, d’autant plus que Marx a fait son

premier pas de philosophe dans le champ de la philosophie grecque ? G. Romeyer-Dherbey

diagnostique chez Henry, en plus de la disqualification de la Grèce comme philosophie de « la lumière

de l’être », comme philosophie de l’objectivité, une allergie au stoïcisme qui souhaite maitriser

l’affect, chose impossible chez Henry. G. Romeyer-Dherbey, « Michel Henry et l’hellénisme »,

loc.cit., pp. 37-51. 80 Et cela dans le Marx même, cf. Marx II, p. 445, note 1. 81 S. Kierkegaard, Les miettes philosophiques, Paris, Éditions du Seuil, 1967. 82 Cf. N. Hatem, « Michel Henry lecteur du concept d’angoisse de Kierkegaard », in Revue

philosophique de la France et de l’étranger, 2001/3- Tome 126, pages 339 à 357, qui montre que

Henry ne voit pas que la subjectivité est la non-vérité chez Kierkegaard. 83 C’est ce que Henry révèle dans son entretien avec Olivier Salazar-Ferrer. Henry, Entretiens, Arles,

Sulliver, 2005, p. 71 (désormais cité E).

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l’état ou le sentiment qui me pousse à agir, et cela non pas parce que ce sont mes actes qui

feront ce sentiment mais parce qu’il n’y a dans le phénomène décrit aucune dualité, parce

que le sentiment est la réalité même de l’acte84. » Henry fait évidemment référence à ce

passage dans L’Existentialisme est un humanisme où Sartre raconte qu’un jeune homme, en

proie à l’indécision, était venu lui demander s’il devait s’engager dans la Résistance ou

demeurer auprès de sa mère pour l’aider à vivre. Pour Sartre, le sentiment se construit, il n’y

a guère d’intériorité qui présiderait à l’action ; c’est plutôt l’action qui construit quelque

chose comme une émotion85. Nous sommes tout entiers dans l’extériorité, dans le pro-jet.

Pour Henry, en revanche, le sentiment ne peut être ni modifié, ni construit. Si on considère

qu’il est construit, cela laisserait entendre qu’il n’existait pas antérieurement à cette

construction. Or il existe, dans toute sa force, dans sa parousie, dans son auto- révélation.

L’action est déjà accomplie dans le sentiment pour Henry. Car il y a indissociabilité, unité

fondamentale, identité inobjectivable entre le sentiment et l’action. Ce ne sont deux réalités

séparées que pour la représentation. Il y a un « faire » originel dans le sentiment qui précède

toute décision de l’ego, un soi qui s’auto-affecte, qui précède et fonde l’insertion de l’ego

dans le monde social, économique ou historico-politique. La lutte, l’aliénation et la guerre se

sont déjà produits dans l’individu, au sein d’une alchimie intérieure des tonalités affectives.

§ 7- LE CARACTÈRE INDIVIDUEL DE LA VIE

Cette pure coïncidence à soi de l’affectivité transcendantale est monadique et

étrangère au monde. C’est pourquoi elle est caractérisée par la solitude. « La solitude est

84 EM, p. 811. 85 Dans Esquisse d’une théorie des émotions, Sartre entend rendre compte de l’émotion dans le cadre

de la théorie de l’intentionnalité husserlienne. Souhaitant, à l’instar d’Husserl, dépasser les bornes de

la psychologie qui se focalise sur le fait positif, Sartre conçoit l’émotion comme une organisation

finalisée. Ne pouvant agir sur le monde pour l’agencer à son profit, la conscience se modifie elle-

même pour équilibrer magiquement la situation, et ce, en créant un désordre dans le corps censé

pouvoir agir sur le monde. L’émotion est une comédie, la forme « magique » de l’être-au-monde,

jouée plutôt qu’éprouvée. Ceci est bien entendu un non-sens chez Henry pour qui l’affect n’entretient

aucun commerce avec le monde, et ne peut donc constituer un moyen d’action sur le monde. « Tous

les sentiments chez Sartre sont des sentiments irréels » dit Henry. EM, p. 799.

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l’essence de la vie. Parce qu’elle est l’essence de la vie, la solitude n’est pas un moment de

celle-ci, une détermination intervenant dans son histoire qui lui écherrait par suite des

circonstances ou qu’elle serait susceptible de se donner librement, elle ne résulte pas d’un

choix en rapport avec des préoccupations d’ordre moral, d’un impératif86. » La solitude n’est

pas un mode de vie pour lequel opterait l’amoureux de la vie théorétique afin de se retirer du

monde. Elle n’est pas non plus l’apanage du misanthrope qui préfère demeurer à l’écart de

ses semblables ou même de l’artiste qui se retire du monde pour mieux déployer sa créativité.

Bref, la solitude n’est pas une catégorie psychologique mais se réfère à la singularité absolue

de toute auto-affection. La solitude est l’essence de la vie pour autant que la vie repose en

soi, dans une immanence radicale, et n’a recours à rien qui lui soit étranger dans son auto-

épreuve, n’a pas besoin de la lumière de la transcendance dont elle est l’archi-fondement

sous-jacent87. La solitude est une catégorie ontologique, elle décrit l’être de la vie qui est un

être-seul. Si chez un philosophe comme Schopenhauer, l’individuation « phénoménale » par

l’espace-temps arrache l’homme à la communion originelle avec la Volonté et fait ainsi

apparaitre l’être-seul comme un mode illusoire de l’être-avec88, chez Henry, l’être-avec se

présente comme une modalité de l’être-seul originel de la vie. À cet égard, certains

commentateurs, soulignant que Henry fait l’impasse sur la question capitale d’autrui, taxent

la philosophie henryenne de solipsisme89. Au sens de Henry, l’accusation convient pourtant

mieux à la phénoménologie historique s’il est vrai que celle-ci n’aborde le phénomène

d’autrui que sous l’angle de l’intentionnalité et de la constitution. Dans ses « Réflexions sur

la cinquième méditation cartésienne de Husserl90 », Henry soutient que l’échec d’une

élucidation de l’intersubjectivité par la phénoménologie historique est dû à son incapacité à

86 EM, 354- 355. 87 Selon Henry, l’un des rares à avoir saisi cette immanence radicale de la vie et sa passivité est Maitre

Eckhart qui déclare : « Dieu s’engendre comme moi-même », cité par Henry, CMV, p, 133. 88 Cf. GP, p. 184. C’est parce que Schopenhauer ne connaissait que l’individuation spatio-temporelle,

soutient Henry, qu’il jugeait nécessaire d’en délivrer l’homme. 89 En guise d’exemple : « On peut aussi déplorer que cette philosophie si hautement spirituelle semble

parfois se déployer dans un climat de solipsisme ; ce qui est parfaitement sensible là où l’auteur veut

définir l’affectivité et le sentiment en dehors de toute référence à un objet. Il n’est guère question en

tout cas, chez Michel Henry, et il se peut que cette omission soit significative, de la relation à l’autre,

de la connaissance d’autrui, de la réciprocité des consciences, de l’intersubjectivité ». J. Racette, « La

philosophie du corps de Michel Henry » in Dialogue, Vol. VII, 1968-69, p. 408. Cité par O.

Ducharme, Michel Henry et le problème de la communauté, Pour une communauté d’habitus, Paris,

L’Harmattan, 2013. p. 11. 90 PM, pp. 137-159.

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saisir une individuation en dehors de l’intentionnalité de la conscience. Privilégiant le voir

au détriment du sentir impressionnel, Husserl réduit autrui à un noème constitué par la

conscience. Aux yeux de Henry, seule l’immanence radicale est à même de rendre compte

du phénomène d’autrui dans la mesure où seul un vivant peut reconnaitre un autre vivant au

sein de la communauté pathétique du monde de la vie. Il existe en effet chez Henry une

véritable intersubjectivité communautaire qui ne contredit en rien le narcissisme monadique

de l’individuation principielle de la vie comme condition transcendantale de son effectivité.

Une remarque s’impose ici sur l’emploi du vocable « monade ». Henry emploie, à

l’instar de la cinquième méditation cartésienne de Husserl91, le terme leibnizien de

« monade » pour désigner la subjectivité individuelle. Le terme « monade » est-il plus

adéquat pour désigner l’individualité que celui d’« atome »? L’atome, semble de prime abord

présenter une tare manifeste : c’est une entité privée de vie, un étant incapable d’auto-

affection, ne pouvant donc désigner la praxis92. Bien entendu, l’atome connote aussi

l’isolement. De son côté, la monade (terme qui dérive du monos grec) ne semble pas se

soustraire à cet isolement, s’il est vrai qu’elle désigne une substance indivisible sans

« fenêtres » chez Leibniz. Désignant une individualité insulaire, la monade apparait, de prime

abord, comme étant assez peu compatible avec une pensée de l’intersubjectivité. Une

remarque husserlienne de Paul Sereni ne manque pas d’atténuer l’isolement de la monade :

« Il y a, enfin, une idée seulement suggérée par M. Henry, mais qui ne me paraît pas du tout

extérieure à son intention et qu’on peut souligner. Leibniz écrivait que chaque monade était

le miroir de l’univers ; de manière analogue, la subjectivité selon Marx doit pouvoir contenir

la totalité des rapports sociaux93. » La monade peut donc être conçue comme ce qui renferme

en soi l’ensemble des rapports sociaux.

91 Le terme monade apparait sous la plume de Husserl pour désigner l’ego en tant qu’il accède à

l’intersubjectivité par empathie. 92 Dans la mesure où il est insécable, l’atome apparait comme étant adéquat pour désigner l’in-

dividu. D’un point de vue strictement matériel, il est pourtant erroné d’affirmer que l’individu est

insécable puisque le corps est constitué de cellules qui constituent en elles-mêmes des totalités

vivantes. Henry est néanmoins réfractaire à toute philosophie biologique de l’individu comme en

témoigne cette citation : « La biologie ne rencontre jamais la vie, ne sait rien d’elle, n’en a même pas

l’idée […]. Dans la biologie, il n’y a pas de vie, il n’y a que des algorithmes ». CMV, p. 51-52. 93 P. Sereni, « Marx selon Michel Henry : Essai d’un compte rendu critique », in Revue internationale

Michel Henry, Lectures du Marx de Michel Henry, n°1, 2010, p. 88. Selon Michel Ratté, la

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Quoi qu’il en soit, selon Henry, la vie est strictement monadique au sens où elle est

strictement individuelle : « S’il y a un être, il est vivant, et la vie est le contraire de

l’anonymat. Elle est l’extrême singularité, l’extrême individualité, l’intensité, le

sentiment94. » Chaque vie individuelle soulève la question du Qui pour autant qu’elle est

essentiellement une ipséité et non une simple identité à soi désignée par une référence

identifiante95. L’ipséité ne s’est pas donnée à elle-même mais prend naissance dans le procès

de la vie, avec laquelle elle fait un. En contrepartie, l’unité essentielle de l’individu et de la

vie qui fait de l’individu le débiteur de la vie, en tant qu’il est donné à lui-même par la vie,

est aussi celle de l’impossibilité pour la vie de se manifester sans des individus. Non

seulement il n’y a pas de vivants sans la vie : il n’y a de vie que dans des vivants96. La vie

s’incarne dans des individus ; il n’y a de vie sans individu, sans ipséité monadique qui rend

effective une vie qui, sans cela, serait équivalente à une abstraction, du moins resterait

potentielle. Écoutons Henry :

Toute vie […] est individuelle et ne s’actualise que de cette façon, sous la forme

d’un individu vivant. C’est pourquoi cette actualisation de la vie dans ce qui est

à chaque fois un individu obéit à la loi de la réitération indéfinie, donnant

naissance à des individus innombrables. C’est pourquoi aussi on ne trouve que

très rarement le terme de ‘vie’ – utilisé isolément dans les textes de Marx mais

plutôt celui ‘d’individus vivants’, individus qui, précisément parce qu’ils sont

l’unique mode possible de réalisation de la vie, seront reconnus comme

fondement unique de toute réalité97

Si la dépendance de l’individu à l’endroit de la vie est un rapport d’origination (ou de

génération comme on le verra dans notre troisième partie), celle de la vie à l’égard de

thématisation de la pluralité des individus impliquée par une monadologie est totalement absente des

écrits antérieurs au Marx. C’est pourquoi la monadologie qui apparait abruptement dans le Marx fait

état de l’incapacité de Henry à pouvoir concilier sa phénoménologie de l’immanence avec la

philosophie de Marx. Autrement dit, au contact de la pensée de Marx, Henry est obligé de thématiser

la question de la pluralité des individus, sans pouvoir l’asseoir phénoménologiquement. M. Ratté, La

signification et l’enjeu de l’ouvrage sur Marx dans l’œuvre de Michel Henry, in O. Clain (dir.), Marx

philosophe, Québec, Éditions Nota Bene, 2009, pp. 339- 415. 94 M. Henry, « La subjectivité originaire. Critique de l’objectivisme » in Auto-donation. Entretiens et

conférences, Paris, Beauchesne, 2004, p. 83 ; souligné par nous. 95 Cf. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 50. 96 « Pas de Vie sans un Vivant. Pas de Vivant sans la Vie » dit Henry. CMV, p. 80. 97 CC, p. 31 ; souligné par nous.

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l’individu est un rapport de phénoménalisation. L’individu phénoménalise la vie pour autant

que celle-ci ne se manifeste que dans une ipséité. Pour Henry, la vie « s’actualise » dans des

vivants ; elle est, dans son immanence même, principe d’individuation. Ceci dit, il faut

aussitôt prendre garde à ne pas confondre celui-ci avec l’individuation spatio-temporelle qui

caractérise les objets :

« Ce qui fait d’une chose ce qu’elle est à la différence de toute autre -ce qu’on

appelle le principe d’individuation- dépend de la manière dont cette chose se

montre dans le monde, c’est-à-dire dans l’espace et dans le temps. C’est la place

qu’elle occupe dans l’espace et dans le temps qui l’individualise. Ainsi, selon

Husserl, deux phases sonores identiques d’une même note sont-elles cependant

différentes parce que l’une succède à l’autre. L’ennui, c’est que dans cette

conception l’individualité d’un homme est du même ordre que celle d’un

caillou98. »

En fait, l’individualité des individus vivants n’est en rien comparable à l’individualité

spatio-temporelle des étants intramondains. Notons que Paul Ricœur s’est également fondé

sur cette distinction dans Soi-même comme un autre (1990). Selon Ricœur, l’individuation

spatio-temporelle ne peut rendre compte de l’ipséité mais seulement de la mêmeté (idem)99.

Alors que l’identité-idem mobilise un questionnement sur le Quoi, l’identité-ipséité

s’interroge sur le Qui, affirme Ricœur100.

Il faut à présent passer à l’examen de l’interprétation henryenne de Hegel dans

l’Appendice de L’essence de la manifestation. Cet examen doit se faire à la lumière des

acquis de la phénoménologie de Michel Henry et doit préparer le terrain pour la répétition

henryenne de sa propre interprétation de Hegel dans l’ouvrage sur Marx (1976). Dans ce

dernier, il élève la mise hors-jeu de l’hégélianisme au rang de conditio sine qua non de la

saisie intellectuelle de l’œuvre de Marx, et, plus précisément, au rang d’antithèse des

concepts d’individu et de praxis. Ceci dit, nous tenterons de spécifier, ici comme plus tard,

son rapport à Hegel en fonction du contexte de l’ouvrage et de ses enjeux.

98 M. Henry, « Difficile démocratie », in PV-III, p.177-178. 99 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, op.cit., p. 45. 100 Notons que P. Ricœur s’appuie ici sur les analyses menées par P.F. Strawson.

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§ 8- LA FRACTURE DE L’ÊTRE CHEZ HEGEL

Dans son Marx, Henry affirme la chose suivante : « La question qui a motivé le

présent travail et déterminé toute notre recherche était la suivante : quel est le sens ultime de

la critique par Marx de l’hégélianisme ? 101 » S’il est vrai que le problème soulevé par le

rapport entre Hegel et Marx a motivé toute l’entreprise marxologique de Henry, l’intelligence

positive de l’interprétation henryenne de l’hégélianisme s’avère pour nous cruciale, d’autant

plus qu’elle ne s’éloigne nullement de la critique du monisme ontologique entreprise dans

L’essence de la manifestation. Cette interprétation figure dans l’Appendice de L’essence de

la manifestation, et a pour titre « Mise en lumière de l’essence originaire de la révélation par

opposition au concept hégélien de manifestation ». C’est de ce texte que nous voulons

dégager les principes herméneutiques qui ne cesseront d’opérer dans le Marx102. Ils seront

d’une valeur inestimable pour la détermination du concept de praxis, étant donné que celui-

ci est décisivement conçu à contre-courant de l’hégélianisme. Aux yeux de Henry, en effet,

l’individu se trouve indûment éclipsé dans la philosophie de Hegel. Non que ce dernier,

imprégné par l’esprit du protestantisme, lequel, rappelons-le, a joué un rôle majeur dans le

rejet de la nécessité d’une médiation institutionnelle entre l’individu et Dieu, ait préconisé

une mise à l’écart de l’individu, seul véritable sujet de droit103. Mais le principe

philosophique ultime qui préside à toutes les élaborations de son système opère la dissolution

de la réalité immanente de l’action individuelle dans l’Universel. L’action de l’individu

apparait alors comme un moment idéel du processus totalisant du devenir-effectif de

l’Esprit104. Il est, par conséquent, susceptible d’être appréhendé à titre de moyen en vue de la

réalisation idéale de l’Esprit. Ce principe, c’est l’objectivation, l’opposition de soi à soi qui

101 Marx I, p. 326. 102 Il faut noter que Henry ne renvoie le lecteur à son appendice qu’à la page 307 de son premier

volume du Marx. 103 Cf. B. Bourgeois, « Le sujet du droit selon Hegel », in Archives de philosophie du droit, tome 34,

1989. L’auteur identifie les tensions qui caractérisent le concept d’individu chez Hegel. 104 Il est clair qu’il y a une inspiration kierkegaardienne dans la caractérisation henryenne du système

hégélien comme écrasant l’existence singulière de l’individu. Le vécu de celui-ci est irréductible,

indépassable, à la différence des moments du processus dialectique de Hegel, qui sont conservés et

dépassés dans l’Aufhebung.

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ouvre la dimension de la réflexivité. Cette mise à distance, cette différence ontologique qui

fait apparaitre l’objet, voile l’immanence de l’action individuelle par l’écran du procès de la

conscience. Et l’histoire d’apparaitre comme un théâtre où se succèdent les figures de

l’absolu dans la dramaturgie de l’objectivation :

La vérité de l’histoire est l’objectivation de l’être où l’être parvient à lui- même

dans l’effectivité de sa condition d’objet. La vérité de l’histoire est le déploiement

de l’objectivité et le surgissement du monde comme tel. L’histoire est un avant-

plan de lumière, la scène où vient s’expliquer et se développer ce qui ne peut

rester enveloppé dans la nuit de la virtualité. L’histoire est un théâtre, le théâtre

du monde. Sur la scène de ce théâtre, les possibles tour à tour viennent jouer leur

rôle, ce sont les figures de l’absolu, les formes successives dans lesquelles il se

réalise105.

Comme l’histoire est la phénoménalisation de l’être, toutes les figures qui apparaissent

sur le théâtre de l’histoire ont pour fonction d’objectiver l’être et leur vérité est cette

objectivation même. Il faut rappeler qu’en s’attaquant à Hegel, l’Appendice vise du même

coup à rejouer la critique du monisme ontologique, horizon à l’intérieur duquel se meut la

philosophie Occidentale et dont la philosophie de Hegel est la meilleure illustration.

Henry entame son interprétation en soulignant le monisme ontologique de la

philosophie de Hegel, monisme qui refoule la vérité du dualisme ontologique de l’apparaitre.

L’être doit s’aliéner, devenir autre, s’extérioriser pour se manifester. Le monisme hégélien,

ce n’est autre que l’homogénéité des sphères qui se déploient à partir de l’Esprit. Car les

objectivations successives de l’être ne sont en rien différentes de cet Esprit même. Il ne faut

donc pas entendre par Esprit ou Concept quelque chose qui se tiendrait au-dessus de la réalité,

quelque chose comme une représentation qui ne serait que le pâle reflet de la réalité, mais la

réalité elle-même en tant qu’elle est, précisément, Esprit. Celui-ci est manifestation à lui-

même de telle sorte que le dualisme qui oppose le sujet de la connaissance à l’objet connu

s’estompe. Étant donné que l’Esprit se connaît lui-même, le sujet connaissant ne court pas le

105 Marx I, p. 173.

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risque de déformer l’objet par le truchement de sa connaissance. Quelle est l’essence de la

manifestation chez Hegel ?

Selon Henry, l’essence de la manifestation chez Hegel est la scission de l’Être qui

rend possible l’émergence de la conscience. C’est parce que l’Être est traversé par « l’élément

de la différence106 » qu’il peut devenir étranger à soi et, en vertu même de cette étrangeté à

soi, se connaître et se manifester. Cette auto-connaissance, ce qu’il est également possible de

désigner par le terme « réflexion », souvent utilisé dans les textes de jeunesse de Hegel pour

désigner la division, est ce qui permet à l’être de se manifester. La réflexion n’est pas une

prédilection hégélienne pour l’intellectualisme mais constitue la « rupture qui vient briser

l’identité de l’être107. » Pour Hegel, ne se manifeste que ce qui s’oppose à soi, ce qui, dans

cette scission et cette différenciation, forge la distance phénoménologique nécessaire à toute

manifestation. Le Logos johannique (« au commencement était le verbe ») est cette auto-

différenciation divine qui permet à Dieu de se manifester. Henry ramasse le tout dans une

phrase magnifique : « La différence est l’événement ontologique d’où jaillit la lumière par

laquelle le Logos éclaire l’être divin »108. Le Logos ou la pensée arrache l’être à la nuit de

l’inconscience et le philosophe ne fait que recueillir cet absolu.

L’opposition de soi à soi est l’œuvre de la négativité qui est à la fois immanente et

différente de l’être. Immanente puisqu’elle est l’essence même de l’être, désormais compris

comme Sujet. « Dans l’acte par lequel elle scinde l’identité de l’être absolu, la négativité

institue la distance qui permet à cet être d’apparaitre, elle est son laisser-être phénoménal109 »

déclare Henry. La négativité rend possible le mouvement interne de l’être110, son mouvement

106 EM, p. 864. 107 EM, p. 865. 108 EM, p. 886. 109 EM, p. 867. 110 Rupture nécessaire pour toute action s’il est vrai, comme dit Hegel qu’« innocente est donc

seulement l’absence d’opération, l’être d’une pierre et pas même celui d’un enfant ». G.W.F. Hegel,

Phénoménologie de l’Esprit, t. II, op.cit., p. 35. Car comme le dit Méphistophélès : « L’activité de

l’homme peut trop aisément faiblir. Il s’accorde bravement le repos absolu ; c’est pourquoi je lui

donne volontiers le compagnon qui stimule et agit et doit se comporter en Diable ». Goethe, Faust,

Paris, Folio Gallimard, 2002, vers 340- 343. Comme le rappelle Jad Hatem, Méphistophélès est le

symbole de l’histoire hégélienne par excellence. « La formule de la négativité historique est donc

celle-là même de Méphistophélès : ‘Tout ce qui existe mérite de périr’ ». J. Hatem, Marx philosophe

du mal, L’Harmatan, 2006, p. 151.

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dialectique et, du coup, la phénoménalisation de l’être, c’est-à-dire sa manifestation. « La

négativité est l’essence de la manifestation111 » explique Henry. La négativité est également

une détermination de l’être en tant qu’elle nie l’être à l’intérieur même de l’être. « Le n’être-

pas l’être du négatif constitue l’être même de l’être112. » Cette détermination n’est rien

d’autre que le caractère phénoménal de l’être, c’est-à-dire sa prédisposition à se manifester.

C’est paradoxalement dans la négation de l’être que l’être apparait, c’est dans sa finitude

qu’il peut désormais se manifester positivement. En tant qu’inhérente à l’être, la négativité

propulse celui-ci dans la présence et lui octroie la transcendance.

La négativité est la différence qui s’introduit dans l’être. Mais en tant qu’inhérente à

l’être, elle est la différence qui permet à l’identité de se manifester. « La différence est le

fondement de l’identité113 » dit Henry. Sous l’optique de la Totalité, l’identité et la différence

(négativité) apparaissent désormais comme des moments. « La négativité n’est pas une

essence, mais une catégorie de l’être. À ce titre, elle concerne, il est vrai, l’être de la réalité

humaine. Mais le fait d’être fondé sur la négativité ne confère, en réalité, à l’être humain

aucun privilège. L’homme n’a pas dans l’hégélianisme d’être propre114 » précise Henry.

Parce que l’être est total, il enveloppe aussi bien la Nature que l’homme. Alexandre Kojève

aurait donc tort de privilégier le moment humain au sein de la Totalité. Henry critique en

effet le geste philosophique de Kojève qui, pour tenter de rétablir un dualisme au sein de la

philosophie hégélienne, oppose la nature saisie comme identité à la dialectique qui caractérise

le rapport entre l’homme et l’histoire115. En somme, Kojève aurait excessivement

« anthropologisé » la conscience chez Hegel et, dirions-nous, l’aurait par trop éloigné de la

réhabilitation schellingienne de la nature. Le débat implicite avec Kojève est crucial ne serait-

ce que parce que ce dernier, rappelons-le, a médiatisé le rapport des intellectuels français à

Hegel, notamment de 1933 à 1939, période pendant laquelle les cours qu’il dispensait à

111 EM, p. 868. 112 EM, p. 868. 113 EM, p. 869. Au § 115 de la Logique, Hegel stipule que la véritable identité inclut la différence.

Seule une identité formelle conçue par l’entendement exclut de son sein la différence, oubliant ainsi

la différence de l’identité et de la différence. 114 EM, p. 871 ; souligné par nous. Anti- humanisme qui se cristallise chez Heidegger dans la mesure

où la question de l’être dépasse le souci métaphysique de l’homme, étant parmi les étants, c’est-à-

dire qui « est ». Certes, l’homme s’ouvre à l’être mais demeure un étant. 115 Marx I, p. 138, note 1.

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l’École pratique des Hautes Études atteignaient une très large audience. Dans le Marx, Henry

ramènera la dialectique de Hegel, entre autres origines que l’on verra dans notre troisième

partie, à Jacob Böhme, soulignant ainsi la centralité de la nature à l’intérieur du système de

Hegel. Chez Böhme, Dieu porte en lui un corps éternel qui réfléchit sa lumière. Cette

immanence de la Nature en Dieu est considérée par Henry comme un aveu de l’insuffisance

de l’objectivation apportée par la seule création du monde, celle-ci devant être complétée par

l’immanence de la matière en Dieu. Autrement dit, l’Esprit a besoin de se mirer dans ce qui

est différent, dans l’étant et que c’est à la faveur de cette opposition à soi que la manifestation

divine se produit. Ainsi, dans la philosophie du droit de Hegel, la lumière rationnelle de l’État

doit se réfléchir au moyen de la société civile et de la famille. Ceux-ci apparaissent dès lors

comme de simples moments de l’auto-objectivation de l’Idée. Parce que la manifestation de

l’être est rendue possible par la division exercée par la négativité, la subjectivité se trouve

destituée de tout être propre, la subjectivité n’étant plus que la subjectivation de l’être. « Il

résulte des analyses qui précédent que la subjectivité n’a pas dans l’hégélianisme aucun être

propre. L’essence subjective n’est, en réalité, que l’aspect subjectif de l’essence116. » Il ne

suffit pas que Hegel veuille que l’absolu devienne sujet117 et non seulement substance comme

chez Spinoza ; il faut que la subjectivité du sujet coïncide avec l’ipséité, dont l’occultation

par le procès de la négativité n’est que trop évidente aux yeux de Henry. Comme le dit

Henry : « Hegel peut bien affirmer l’identité de la substance et du sujet, mais c’est la nature

de la subjectivité qui importe. Aussi longtemps que la subjectivité est l’ekstase, elle laisse

être ce qui est dans l’extériorité comme extérieur118. »

§ 9- LA CRITIQUE HÉGÉLIENNE DU CHRISTIANISME

Henry rappelle la critique de l’« Intérieur » que fait valoir Hegel contre le christianisme.

En effet, le christianisme se propose à Hegel comme une « limitation de la vie ». Repliée sur

soi, l’intériorité christique renonce au monde et, du même coup, à l’objectivité qui désigne

116 EM, p. 873. 117 « Selon ma façon de voir, qui sera justifiée seulement dans la présentation du système, tout dépend

de ce point essentiel : appréhender ct exprimer le Vrai, non comme substance, mais précisément aussi

comme sujet ». G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, t. I, op.cit., p. 17. 118 Marx I, p. 52.

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chez Hegel le concret. C’est pourquoi le Christ est dans la « pauvreté ». Or, comme on vient

de le constater, la subjectivité n’a pas d’existence propre chez Hegel. Séparée de l’être auquel

elle appartient par principe, elle est vide, au même titre que la négativité. La subjectivité que

le christianisme oppose à l’objectivité ne serait, en dernière instance, rien d’autre qu’un

moment de l’objectivité. Parce que le jeune Hegel n’attribue aucune consistance ontologique

à l’intériorité, il en vient à caractériser le christianisme comme un désespoir du monde, ce

qu’une appréhension authentique de l’invisible devrait pourtant être en mesure de réfuter :

Parce que la découverte de l’invisible comme constituant l’essence originelle de

la révélation et son effectivité est celle de la réalité, la critique dirigée contre le

christianisme par le jeune Hegel et si souvent reprise après lui, l’idée que, le

Royaume de Dieu tel qu’il le comprenait n’ayant point place sur terre, Jésus, ne

pouvant vivre en lui mais seulement le porter dans son cœur, le transféra au ciel

et, cherchant en celui-ci un refuge contre le monde, constitua ainsi dans l’idéalité

une vie déçue, est seulement absurde119.

Pour Hegel, la séparation de la subjectivité du milieu auquel elle appartient est

impossible. Éliminer l’objectivité, c’est rejeter la détermination et se vouer à une vanité

insignifiante. Parce qu’une telle tentative est impossible, le christianisme projette dans le Ciel

l’objectivité qui lui manque. Un autre élément permet aussi la réconciliation avec

l’objectivité : l’incarnation du Christ, c’est-à-dire le devenir visible de l’invisible. Cela

montre qu’on ne peut faire l’économie de l’objectivité à laquelle la négativité est rivée. Il

faut que l’Intérieur s’extériorise dans l’objectivité, à défaut de quoi il tombe dans le néant.

« Devenir pour soi, se réaliser, se manifester, c’est entrer dans la lumière de la transcendance,

c’est se produire dans cette lumière sous la forme d’une détermination objective120 » dit

Henry. L’objectivité n’est en rien différente de cette lumière, elle est le mouvement même

de la transcendance. C’est pourquoi le Concept est constamment en devenir. Il est une

production et c’est pourquoi il faut dire : « L’objectivité ne peut se comprendre que comme

119 EM, p. 565. En effet, Hegel écrit : « Le rapport de Jésus au monde : en partie fuite, en partie

réaction, lutte contre lui. Dans la mesure où Jésus n’avait pas changé le monde, il devait le fuir ».

G.W.F. Hegel, L’Esprit du Christianisme et son destin, Paris, Vrin, 1948, p. 80. C’est ce que

Nietzsche nomme ressentiment. Notons que la critique impitoyable que formule Henry à l’égard des

idées du jeune Hegel, développées entre autres dans l’Esprit du Christianisme et son destin (1799) se

reproduit trente années plus tard dans le treizième chapitre de C’est moi la vérité. 120 EM, p. 879.

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objectivation121. » En tant que brillance, l’objectivation projette l’être dans la présence.

Henry rappelle que l’action chez Hegel n’est concevable que sur le fond de l’objectivation.

Cette corrélation jouera un rôle crucial dans le Marx dans la mesure où Henry mettra en

lumière la compréhension de l’action à titre d’objectivation dans le marxisme.

§ 10- L’ACTION COMME OBJECTIVATION DE LA CONSCIENCE CHEZ HEGEL

« L’action, explique Henry, est le passage de l’en-soi dans le pour-soi, c’est-à-dire dans

l’objectif. Il ne faut pas entendre ce passage comme la simple entrée d’un contenu dans la

lumière de l’être transcendant. Ce qui s’historialise dans l’action, c’est la lumière elle-

même122. » C’est la transcendance en tant que telle qui se manifeste dans l’action, non pas

un contenu particulier qui serait le produit d’un motif psychologique. En tant qu’elle est la

donation de la transcendance, l’action est un savoir et non une expérience. C’est dans cette

perspective qu’il convient de comprendre le désir de reconnaissance par une autre conscience

de soi selon Henry. Ce désir doit être compris comme le désir de la transcendance de se

manifester. « L’action est l’action de la transcendance »123. L’action ne peut être qu’objective

chez Hegel dans la mesure où elle constitue le procès de l’être compris comme production :

Le lien originel de l’action et de l’objectivité réside dans l’être même de l’action

compris comme identique à l’essence de l’être, compris comme objectivation.

L’être pour Hegel, c’est ce qui est là et se propose comme un objet, comme une

objectivité, c’est l’objectivité elle-même comme telle. L’être comme production

de lui-même est la production de cette objectivité. Telle est précisément l’essence

de la production. C’est comme instauratrice de l’horizon d’objectivité où réside

l’être de tout être possible qu’intervient et se définit originellement l’action dans

l’hégélianisme124.

121 EM, p. 880. 122 EM, p. 881. 123 EM, p. 882. 124 Marx I, p. 335.

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À ce titre, l’action de l’homme se trouve réduite à un moyen terme instrumentalisé par

le déploiement de l’Esprit, par l’avènement de l’universel. L’objectivation est identique au

Concept chez Hegel explique Henry. Le Concept désigne le rendre-présent de l’essence, la

manifestation. Mais ce qui rend présent doit lui-même s’évanouir, doit disparaitre pour faire

apparaitre ce qui apparait. « Le Concept est lui-même l’évanouissement125 » affirme Henry.

Cet évanouissement de la production du produit lui confère une pauvreté ontologique qui est

intrinsèque à l’essence même de l’objectivité. Puisqu’il s’enracine dans la transcendance, le

Concept échappe à l’être-là. Le Concept est le mode de présence phénoménologique du

Temps, lequel consiste en une succession des « maintenant » qui s’évanouissent126. Le

Temps ne peut être séparé de l’être-là auquel il se réfère tout comme la négativité ne peut

être séparée de l’être dont elle rompt l’identité. Et cela parce que le Temps n’est autre que la

négativité même qui consume tout dans son passage. Le Temps doit se réaliser dans

l’Histoire, qui est le pour-soi du Temps. C’est un temps vorhanden, c’est-à-dire un temps

déchu127. L’Esprit, identifié au temps originaire, est le mouvement même par lequel la réalité

se réalise, c’est-à-dire se dresse en face de soi en tant que réalité historique128. Le Temps

originaire, qui n’est autre que le Concept, s’estompe au profit de l’être-là, c’est-à-dire au

profit de la réalité historique. Or l’être-là se trouve de même consumé dans son apparition

qui est en même temps disparition.

L’objectivation qui rend possible la manifestation, soutient Henry, ne se manifeste

pas en tant que telle. « Ce qui se cache dans l’opération de l’acte qui fait surgir la lumière,

c’est cet acte lui-même, c’est le fait d’opérer en et pour soi. L’essence de l’essence est de se

manifester. Mais Hegel comprend l’essence de telle manière que cette essence ne se

manifeste pas129. » Que le Concept doive se perdre pour se manifester, c’est ce qu’il convient

125 EM, p. 882. 126 Henry regroupe sous la même catégorie de l’objectivation les diverses conceptions du temps de

Hegel, Husserl et Heidegger. Cf. notamment Marx I, p. 206, en ce qui concerne son interprétation de

la temporalité heideggérienne comme objectivation. 127 Henry oppose à la conception de l’histoire comme temps déchu, la condition apriorique et

atemporelle de toute histoire. Parce qu’elle est atemporelle, la vie est une répétition et une réitération,

une dynamique permanente qui fonde le consumer du temps historique. 128 EM, p. 887. 129 EM, p. 888.

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de caractériser comme aliénation. Hegel tente une dernière fois de pallier à cette déficience

d’apparaitre par un recours à l’objectivité du langage. Le mot fait surgir la permanence dans

le flux évanescent des sensations. « L’optimisme de Hegel, sa foi dans la puissance de

l’Esprit, reposent sur l’affirmation, souvent formulée, qu’il n’y a rien qui ne soit susceptible

d’être dit, et que le langage de l’homme est capable de tout exprimer130 » soutient Henry. Ce

qui n’est pas susceptible d’être articulé et véhiculé dans le langage, n’a aucune existence.

L’ineffable est le nom de la non-pensée chez Hegel. Le langage a pour fonction d’objectiver

l’Intérieur, de le médiatiser, de conférer à l’impression fugace une existence durable. Pour

Henry, c’est pourtant la perte de l’intériorité qui se produit dans cette aliénation131. Que le

langage ne soit pas en mesure de tout exprimer, voilà une idée que Henry a en vue lorsqu’il

réfute Hegel mais aussi au moment où, en 1990, il dénoncera l’assujettissement de

l’individualité vivante au joug de l’abstraction132. La tentative d’envelopper la singularité par

le concept est vouée à l’échec s’il est vrai que la vie, et par conséquent l’individualité,

échappe par principe à toute objectivation. Pour reprendre à notre compte la terminologie de

Jean-Luc Marion, la vie est le phénomène saturé par excellence, l’évènement par excellence,

le phénomène inépuisable où l’intuition déborde le concept, où se présente, comme le déclare

Henry « l’exténuation du contenu théorique133 ». La vie n’est pas indicible au sens où on ne

pourrait rien en dire et que, devant elle, il faudrait se réduire à un discours apophatique. La

130 EM, p. 889. 131 Henry oppose, et cela dès le Marx même, à ce langage mondain, défini par la conscience, la parole

de la vie, ancrée dans l’immanence : « Le dire religieux retentit au milieu des nuées, dans l’effacement

de l’univers objectif, en des circonstances douteuses ou mal assurées ». Marx I, pp. 364- 365. Si

l’Occident est accusé de demeurer dans l’horizon de la conscience, on ne voit pas de prime abord

comment Marx peut s’y soustraire. Marx, et Henry à sa suite peuvent-ils même écrire, en effet, sans

faire usage de « représentations » ? Leurs écrits échapperaient-ils au règne de la représentation par

leur seule ambition de dénoncer son autonomie illusoire ? Henry répond : « La pensée chez Marx est

la vision de l’être dont la structure interne est irréductible à celle de cette vision, est irréductible à la

théorie, est praxis ». Marx I, p. 32. Au cinquième chapitre du tome I, Henry argumente que la

généalogie échappe à la théorie en tant que son contenu n’est pas produit par la structure de la

représentation mais par la vie. En d’autres termes, la philosophie de la praxis obéit exclusivement à

la structure interne de la praxis et ne fait qu’élucider le rapport de fondation qu’elle entretient avec

les catégories idéelles. Cf. Marx I, pp. 429-432. 132 Cf. CC, p. 52. Il est légitime de se demander si toute la critique du langage menée par Henry n’est

pas une réaction au caractère totalisant que la conception logocentrique du langage revêt non

seulement chez Hegel, mais aussi chez le dernier Heidegger, la philosophie analytique, et la nébuleuse

structuraliste. 133 Marx I, p. 364. « La philosophie est seconde par rapport à la vie, il doit cependant exister un mode

de philosopher qui ne porte point préjudice à l’essence ». EM, p. 56.

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vie, alors même qu’elle échappe à l’étreinte verbale, peut être verbalisée, mais le langage en

tant que tel ne saurait épuiser son essence, ne saurait la codifier dans un système clos. Malgré

cette finitude du langage conceptuel, l’auto-affection de la vie est bel et bien présente : on ne

peut l’éluder et la faire passer pour rien. Loin de là, elle est au contraire ce qui est saisi par

tout un chacun, dans une saturation telle qu’elle rend superflue son inscription dans le

processus de la négativité comme chez Hegel.

§ 11- CLARIFICATION DE LA PLACE OCCUPÉE PAR L’APPENDICE

Il s’agit maintenant pour nous de justifier cette dernière exploration, un peu longue,

dans l’Appendice de L’essence de la manifestation. Il faut également en tirer les

conséquences tout en essayant de montrer en quoi elle constitue une base aussi bien pour le

développement de la phénoménologie matérielle que pour la saisie de la pensée de Marx,

surtout en ce qui concerne le concept de praxis individuelle. Il faut tout d’abord souligner,

encore une fois, que la pensée de Hegel sert en quelque sorte d’antithèse ou de repoussoir à

Henry. C’est ainsi que l’immanence est conçue par opposition à la dialectique, à la mort du

sujet, et à l’action comme objectivation.

L’interprétation de l’essence de la manifestation de l’Esprit chez Hegel comme

opposition à soi doit évidemment être contrastée avec la thèse henryenne selon laquelle la

vie repose entièrement en soi, thèse qui a amené Henry à caractériser l’essence de la vie par

une immanence qui exclut de son royaume toute altérité, c’est-à-dire toute transcendance. Si

Henry veut venir à bout de la dialectique, c’est en raison de sa disqualification du schéma de

l’opposition à soi comme moment du processus dialectique, celui-ci étant conçu comme la

négativité du réel qui, moyennant l’action de la négation même, produit le réel et possibilise

sa manifestation. La pensée henryenne est résolument anti-dialectique. Non seulement en

tant qu’elle se situe aux antipodes de la dialectique comme méthode de pensée mais aussi et

surtout en ce qu’elle rejette la réduction du réel à un mouvement dialectique. D’où un

dualisme ontologique radical chez Henry qui sépare absolument la pensée, où il est permis

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de ranger la dialectique, de l’affectivité, qui est le véritable fondement invisible du faire-voir

de la pensée.

La pensée est une modalité de l’auto-affection, et en tant qu’elle est fondée par celle-

ci, ne peut se prévaloir d’épuiser l’essence de l’être. En tant que l’objectivation est celle de

l’être en général, le processus dialectique est rendu impersonnel. Aux yeux de Henry, il n’y

a guère de subjectivité chez Hegel. Car la subjectivité suppose une ipséité qui s’auto-affecte,

qui se trouve absente de l’Esprit hégélien, puisque celui-ci est en permanence affecté par

autre chose, précisément par la négativité qui le constitue et le donne à être. D’où un monisme

ontologique qui ne reconnait que la sphère de la transcendance, c’est-à-dire que le lieu où ce

qui se montre ne se montre qu’en s’opposant à soi, et, dans cette opposition se trouve en

mesure d’agir. À ce titre, l’action conçue par Hegel est une objectivation, un processus

impersonnel où l’individu ne constitue qu’un moment, où l’affectivité individuelle n’est que

l’instrument du déploiement objectif de l’Esprit. D’où une méconnaissance véritable de la

vie, qui, répétant l’occultation husserlienne de la vie par sa focalisation excessive sur

l’intentionnalité, substitue l’odyssée spirituelle de la conscience à la vie réelle. Il s’agit, bien

au contraire, pour Henry, de soutenir que toute objectivation s’enracine dans la coïncidence

de la vie à elle-même, dans la passivité radicale de l’affectivité de l’ego et dans l’être

individuel de l’action qui n’est autre que le travail vivant tel que compris par Marx.

L’ouvrage sur Maine de Biran va consolider ces thèses et s’engager dans une recherche qui

accorde un primat à la subjectivité originaire, effective et, surtout, incarnée. La thèse centrale

de Michel Henry peut alors s’énoncer ainsi : il n’y a pas de Sujet, si l’on entend par là une

conscience désincarnée qui, dans un mouvement dialectique, s’objective pour devenir elle-

même, mais une subjectivité charnelle qui donne l’ego à lui-même.

Rappelons que l’ouvrage sur Maine de Biran constitue, comme l’indique Henry lui-

même dans l’avertissement qu’il écrit en 1987, un pilier majeur pour la compréhension de

son Marx : « Aujourd’hui je n’ai rien à changer à ce texte. C’est sur ses acquis essentiels que

se sont développées mes recherches ultérieures. Le lecteur qui aura la patience de me suivre

jusqu’à la conclusion y découvrira notamment le projet d’une réinterprétation de la pensée

de Marx à la lumière de cette philosophie du corps, que l’auteur des Grundrisse appelle à

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maintes reprises une ‘subjectivité’134. » Ceci dit, l’ontologie du corps ne trouve pas de

véritable écho dans le Marx sauf au moment où dans ce dernier ouvrage Henry entreprend

d’établir la généalogie des catégories. S’il est essentiel de se pencher sur les acquis de cet

ouvrage en tant qu’il constitue une passerelle entre L’essence de la manifestation et le Marx,

il ne faut pas espérer y trouver toutes les clés de l’interprétation henryenne de Marx. Pour

notre part, il ne s’agira pas pour nous de retracer en détail les arguments de l’ouvrage mais

de tenter de montrer que la conception de l’action corporelle qu’on y trouve préfigure celle

de la praxis dans le Marx.

§ 12- MAINE DE BIRAN, PHILOSOPHE DE LA SUBJECTIVITÉ ET DE LA

PRAXIS

Achevé en 1949, Philosophie et phénoménologie du corps est le premier ouvrage

rédigé par Michel Henry, bien que publié en 1965 après L’essence de la manifestation (1963).

Cet écrit présente Maine de Biran comme un des rares penseurs qui échappent au monisme

ontologique et qui fait preuve d’une véritable saisie de la subjectivité135 , et, plus précisément,

de la subjectivité incarnée, du corps subjectif (auquel Henry réservera plus tard le terme de

« chair136 ») que la tradition philosophique grecque a laissé dans l’ombre. En effet, la scission

séparant la chair et l’esprit est un dualisme généré par le culte grec du logos, par la conception

de l’homme comme animal rationnel, conception qui opère l’occultation de la dimension

incarnée. Chez les Grecs, « en tant que corps, l’homme n’est qu’un animal, c’est l’esprit qui

l’élève à la dignité proprement humaine. À cet esprit, on demande seulement d’avoir en

quelque sorte le libéralisme de ne point mépriser le corps. Parce que ce dernier est tenu pour

une réalité objective, il demeure quelque chose de contingent, de périssable, d’inférieur137. »

Henry prétend que seul le christianisme compris phénoménologiquement (et cela dans

134 M. Henry, Philosophie et phénoménologie du corps, Paris, P.U.F., Épiméthée, 1965, édition de

1987, vi (désormais cité PPC). 135 Sont également soustraits au marteau henryen Maitre Eckhart (EM), Marx (Marx I et II), et

Nietzsche (GP). 136 Il faut noter que Henry hérite de Husserl la distinction entre chair (Leib) et corps (Körper). 137 PPC, p. 289.

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l’ouvrage même sur Biran, bien avant ce qu’on appelle le tournant théologique de l’œuvre

henryenne !) est à même de rendre compte du phénomène du corps. C’est pourquoi la mise

en cause nietzschéenne du christianisme, compris comme platonisme pour le peuple, doit être

reconduite à sa source gréco-humaniste138.

Commençons par présenter brièvement Maine de Biran avant d’aborder l’ouvrage de

Henry. Maine de Biran, philosophe français du XVIIIe- XIXe siècle, vise avant tout à prendre

le contrepied des philosophies issues de la tradition empiriste de Locke mais aussi de la

philosophie sceptique de Hume et l’idéalisme de Berkeley. Son projet en général peut être

rangé sous la rubrique de la psychologie philosophique ; Henry le met plutôt au compte d’une

recherche qui s’inscrit dans la mouvance du champ phénoménologique139. Précisons que Sur

l’habitude (1803) est le seul ouvrage publié du vivant de l’auteur.

Le premier chapitre de Philosophie et phénoménologie du corps développe le sol

ontologique sur lequel s’élève la pensée biranienne. Maine de Biran établit une distinction

entre une connaissance obtenue par représentation et une connaissance obtenue par réflexion.

Selon Henry, le terme « réflexion », hérité de Locke, doit être compris comme l’exact

contraire de ce que nous entendons coutumièrement par réflexion, c’est-à-dire observation.

Il doit être compris comme ce mode de connaissance qui n’entretient précisément aucun

rapport avec la réflexion, comme une expérience interne transcendantale à même de rendre

compte du mode de donation de la phénoménalité originaire de l’ego incarné, c’est-à-dire du

corps subjectif: « Par expérience interne transcendantale, nous entendons dans ce livre la

révélation originaire du vécu à soi-même, telle qu’elle s’accomplit dans une sphère

d’immanence radicale, c’est-à-dire encore conformément au processus ontologique

fondamental de l’auto-affection140 » affirme Henry. Nous ne sommes donc pas loin de

L’essence de la manifestation où s’était fait jour un strict partage entre immanence et

transcendance. Il y a pourtant une différence, sinon de contenu, du moins de modalité de la

description phénoménologique de l’immanence. On pressent qu’avec le dialogue entamé

138 PPC, p. 290. 139 « Pour Biran, la vraie métaphysique est une psychologie. Sa pensée, pourtant, ne sombre pas dans

le psychologisme, puisque la psychologie qu’elle promeut est en réalité une phénoménologie

transcendantale, science absolue, pourvue d’un caractère de certitude apodictique ». PPC, p. 28. 140 PPC, p. 21.

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avec Maine de Biran, Henry s’attaque de plus près au problème de la genèse de la

transcendance, ainsi que de l’existence individuelle, que la question du corps n’est plus en

mesure d’éluder.

Le site de l’expérience interne transcendantale est le corps subjectif et non pas l’ego

compris comme pouvoir de représentation que Kant attribuait à une aperception pure. À ce

titre, les catégories de l’entendement qui, dans le cadre de la philosophie transcendantale de

Kant, opèrent la synthèse entre l’intuition sensible et le concept, doivent être comprises

comme les pouvoirs de l’ego incarné. Une fois la réduction phénoménologique accomplie,

les catégories sont déduites, par tâtonnement pour ainsi dire, de l’immanence de la

subjectivité, ce qui permet de dire que le « sujet connait les catégories141 », c’est-à-dire de

montrer qu’il les connait vraiment, ce dont Kant a été incapable. La catégorie de causalité,

pour ne faire appel qu’à cette catégorie majeure, s’enracine dans le pouvoir de l’ego de faire

mouvoir son propre corps, dans la répétition de l’effort142, n’est que l’auto-épreuve de ce

mouvement, l’auto-épreuve d’un « je peux » charnel. Puisant leur source dans l’immanence

de la vie, les catégories n’ont donc pas leur source en elles-mêmes mais en autre chose. Pour

employer la terminologie de Spinoza, elles sont des modes d’une substance autarcique, la

vie, laquelle, dans son auto-épreuve, se révèle à soi avant de rendre intelligible pour la pensée.

L’auto- révélation de la vie est l’incontournable condition de possibilité réelle du

surgissement d’une idéalité irréelle. En dehors de la vie, point de causalité. Seul un vivant

peut attribuer une cause à un effet quelconque, peut s’intéresser au principe de raison.

Maine de Biran établit une équivalence entre ego, corps et mouvement143, tout en les

opposant à l’horizon de la transcendance : un véritable dualisme ontologique aux antipodes

141 PPC, p. 31. 142 Le cinquième chapitre du Marx réactive la détermination de la catégorie par la subjectivité. Dans

une de ces rares pages où il se réfère à Maine de Biran, Henry énonce clairement sa conception de la

généalogie des idées : « Comment la vie fonde le contenu spécifique des catégories, cela est donc très

clair : elle le fonde en tant qu’elle est elle-même ce contenu. Ou encore : les catégories originelles ne

sont pas des idées mais des déterminations réelles et les modalités mêmes de la praxis ». Marx I, p.

431. 143 « Ego, corps, mouvement, moyen ne sont qu’une seule et même chose, et celle-ci est très réelle,

elle ne se dissout ni dans la nuit de l’inconscient, ni dans le vide du néant, elle est un être, et cet être

est celui de tout ce qui nous est donné dans une expérience interne transcendantale, il est l’être même

de l’ego » affirme Henry. PPC, p. 83. Notons qu’à partir des années 1990, Henry cessera d’assimiler

l’ego et l’ipséité : « l’ipséité n’est pas du tout une égologie, on ne peut pas confondre ipséité et ego,

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du dualisme cartésien âme/corps, ce dernier n’étant qu’un monisme ontologique selon lequel

la vérité n’est susceptible de surgir qu’à l’intérieur de l’horizon de l’extériorité, de la

représentation et de l’objectivation. Que la philosophie de Descartes soit désignée par Henry

comme un monisme peut surprendre, d’autant plus que Descartes se revendique d’un

dualisme substance pensante/étendue corporelle. En fait, Henry reproche à Descartes la

dévalorisation de l’affectivité au profit de la pensée, dévalorisation que l’on voit surtout à

l’œuvre dans les Passions de l’âme144. Si le corps est une substance « étendue » et si

l’affectivité, par l’effet des « esprits animaux », s’enracine dans ce corps-étendue, il faut alors

tenir l’affectivité pour un affaiblissement de la pensée. Certes, Descartes s’estime dualiste,

mais ce qu’il pose véritablement, selon Henry, c’est la priorité absolue de la pensée sur

l’affectivité. Le cogito cartésien, se soustrayant à la dimension corporelle en se posant tout

d’abord comme l’activité d’une substance immatérielle, n’est donc pas suffisant. Maine de

Biran en est conscient ; c’est pourquoi il montre que le cogito cartésien ne peut, stricto sensu,

« déduire » le sentiment du moi car ce dernier, saisi par aperception interne, est la base même

du cogito. C’est ce sentiment primitif du moi qui est proprement identifié comme immanence

absolue par Maine de Biran.

Ce savoir primordial de l’ego est l’ipséité même, c’est-à-dire le sentiment d’être un

ego et c’est pourquoi le « je peux » est aussi un cogito en tant que tel, c’est-à-dire une

certitude absolue de l’ego. Au « je pense » du cogito cartésien qui se meut dans le champ de

la représentation, tout comme au « Je transcendantal » kantien qui accompagne et unifie

formellement les représentations du sujet, il faut substituer un « je peux », une praxis de

l’effort subjectif de l’ego incarné, atteint par aperception interne. Le « je peux » est la

condition de possibilité immanente de toute action transcendante. Or, c’est paradoxalement

dans la passivité originelle de la vie que s’enracine l’action. Contrairement au Dasein de

Heidegger qui est originairement être-au-monde, l’ego vivant henryen est d’abord dépourvu

de monde. Ce n’est pas parce que la chaise est privée de monde, comme dit Heidegger,

qu’elle ne peut pas toucher le mur mais parce qu’elle est privée de la vie. « Seul ce qui se

creuse en soi-même comme un soi, l’entité absolue qui est le sentiment de soi, l’essence de

parce que l’ego n’est un ego que sur le fond d’une ipséité qui le donne à lui-même et dans lequel il

n’y est pour rien ». M. Henry, « Art et phénoménologie de la vie », in PV-III, p. 300. 144 Cf. PPC, chapitre IV.

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l’affectivité est, peut être affectée »145 dit Henry. L’ego est d’abord sans monde : le

« d’abord» n’est pas ici chronologique mais désigne l’antériorité ontologique du fondement

absolu qui échappe à la transcendance.

Parce que des philosophes comme Fichte et Schelling ont d’ores et déjà insisté sur le

problème de l’activité, l’originalité de Biran ne réside pas dans l’opposition d’une

philosophie pratique à une philosophie théorique mais dans l’identification du sentiment de

l’effort à un cogito, c’est-à-dire à un savoir de soi146. Henry explique :

Nous rejoignons nos mouvements, nous ne les quittons à aucun moment lorsque

nous les accomplissons, nous en sommes constamment instruits, d’un savoir dont

nous avons montré, il est vrai, l’originalité et le caractère exceptionnel, parce que

nous nous confondons avec ces mouvements, parce que leur être,

phénoménologiquement déterminé selon le mode de son paraitre, qui est celui de

l’expérience interne transcendantale, est l’être même de la subjectivité147.

Aucun écart entre l’ego et le mouvement qu’il exerce, aucune différence qui permettrait

à l’action de l’ego de parvenir en elle-même mais une stricte adhérence à soi, une étreinte

pathétique qui « possibilise » l’action.

§ 13- CORPS VIVANT ET PRAXIS

S’il est établi que le corps subjectif est absolument distinct de l’étant intramondain, il

n’est pas d’emblée clair comment l’ego est en mesure de distinguer entre son propre

mouvement et celui d’un corps étranger. En d’autres termes, quel est le processus par lequel

le mouvement s’éprouve comme ipséité ? Comment l’ego sait- il que tel mouvement lui

appartient tandis que tel autre lui est extérieur ? Maine de Biran s’est attaqué au problème en

se heurtant à la philosophie sensualiste de Condillac. Pour ce dernier, les sensations sont

145 EM, p. 613. 146 PPC, p. 74. 147 PPC, p. 75.

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morcelées et ne trouvent leur unité que dans la sensation de solidité dont la main est l’organe.

Car la sensation de solidité nous fait apercevoir la résistance que se font deux corps et trace

ainsi les contours de l’objet. C’est le toucher, dont l’organe est la main, qui peut nous indiquer

la forme réelle de notre corps, et c’est pourquoi notre main est l’instrument de la connaissance

de notre corps148. Or, comme l’a signalé Destutt de Tracy avant Maine de Biran, la sensation

de solidité présuppose la sensation de mouvement. Le problème de savoir comment le

mouvement est reconnu par l’ego comme lui appartenant n’est pas résolu par la seule

sensation de solidité. « Où peut bien résider le principe d’une distinction entre un tel

mouvement, entre le mouvement de ma main qui trace par exemple ces caractères sur le

papier, et celui de la pluie que je regarde tomber dehors ?149 » C’est dans la résistance que

l’objet oppose au mouvement subjectif affirme Destutt de Tracy. Or Maine de Biran se

montre plus précis en opérant la distinction entre la résistance relative du corps propre et la

résistance absolue des corps étrangers. Il affirme que la résistance offerte par les corps

étrangers se fonde sur la résistance offerte par le corps propre. Cette résistance immanente

est un continu résistant immanent à la subjectivité. Jules Lagneau, philosophe français de la

fin du XIXe siècle, maitre d’Alain, largement tributaire de la philosophie biranienne,

s’approche de la solution en refusant de réduire le mouvement à une sensation kinesthésique,

par exemple la sensation musculaire. Mais, au lieu de reconduire la conscience du

mouvement à une expérience transcendantale, il réduit le sentiment du mouvement à une

idée. Henry rétorque : « Je n’agis pas parce que je juge que j’agis, mais je juge que j’agis

parce que j’agis effectivement150. » C’est parce que nous faisons un avec nos mouvements

que nous pouvons les accomplir sans les préméditer à l’avance, au prisme de l’expérience

d’un savoir absolu qui ne présuppose aucune pensée, comme par exemple quand nous

saisissons spontanément une boite d’allumettes. Comment le corps subjectif peut-il toutefois

entrer en contact avec le transcendant ? S’il est vrai que « toute conscience est conscience de

quelque chose, l’expérience interne transcendantale est toujours aussi une expérience

transcendante151 », comment penser le rapport qu’entretiennent l’immanence et la

transcendance au sein du corps ? C’est que le mouvement est la révélation de l’intentionnalité

148 PPC, p. 81. 149 PPC, p. 89. 150 PPC, p. 95. 151 PPC, p. 98.

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à elle-même, bien qu’il faille désormais définir l’intentionnalité différemment dans ce

contexte152. Henry est ici au plus proche d’une reconnaissance de la transcendance au sein de

l’immanence.

Il convient de distinguer le corps subjectif du corps organique transcendant qui se

présente comme une résistance relative (à distinguer d’une résistance absolue qui caractérise

l’expérience des corps étrangers) sur lequel l’effort se dirige. La constitution du corps

organique, c’est la première ouverture de transcendance au sein de l’immanence, ouverture

qui trouve son fondement et son unité dans le corps subjectif même. Le corps organique

apparait comme l’unité des organes rendue possible par le corps subjectif. Sur ce corps

organique (deuxième corps) s’élève la possibilité d’un corps objectif (troisième corps), c’est-

à-dire d’un corps représenté, le corps étudié par la science, susceptible d’être disséqué par un

chirurgien153. Le corps organique est connu à travers le continu résistant. Mais dira- t- on que

le terme résistant échappe désormais à la réduction phénoménologique dans la mesure où il

révèle le corps organique à lui-même ? Sébastien Laoureux souligne à juste titre la singularité

du statut du corps organique : « le statut du corps organique est cependant particulier. Il est

comme à la frontière de l’immanence et de la transcendance. Il est comme retenu dans l’unité

de la vie absolue et tout à la fois premier élément dans la constitution de la transcendance154 ».

Or, la déduction des catégories à partir de la subjectivité absolue n’avait-elle pas consacré la

primauté de l’immanence sur toute transcendance ? Et voilà que cette immanence est réputée

« contenir » une partie de l’être transcendant dans la constitution du corps organique. Il y a

donc, comme le remarque bien Laoureux155, une tension entre une dualité subjectivité/terme

résistant et l’absoluité de la subjectivité originaire qui donnerait tous ses pouvoirs à l’ego, et

parmi ces pouvoirs, celui de constituer un corps organique. Même si le continu résistant

apparait comme ce qui permet à l’immanence absolue de s’ouvrir sur l’être transcendant,

l’ouvrage de 1965 insiste sur la primauté de la subjectivité en refusant au corps organique la

même « dignité ontologique156 » que celle du corps subjectif. Dans Incarnation (2000), où

152 PPC, p. 103. 153 PPC, p. 179. 154 S. Laoureux, L’immanence à la limite, Recherche sur la phénoménologie de Michel Henry, Paris,

Cerf, 2005, pp. 131-132. 155 Ibid., pp. 135-136. 156 PPC, p. 175.

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Henry pose une continuité entre terme résistant et immanence à l’intérieur même de la

subjectivité, la résistance est plutôt conçue comme une résistance interne au « je peux »

originaire. Le continu résistant biranien n’est autre, dans ce cadre, que le procès qui réconcilie

la transcendance à l’immanence au sein même de l’immanence. Ceci dit, il ne faut pas perdre

de vue que, quand bien même elle est relativisée, l’immanence a toujours le dernier mot dans

le cadre de la phénoménologie henryenne.

§ 14- LE CORPS INDIVIDUEL

Après cette première prise de vue de l’ensemble de l’ouvrage sur Biran, nous sommes

maintenant en mesure de passer à l’analyse du troisième paragraphe du chapitre III intitulé «

l’individualité de la réalité humaine comme individualité sensible » qui contient, croyons-

nous, une réfutation de l’idéalisme philosophique toute entière fondée sur la construction

inédite de la catégorie d’individualité. Si Henry posait le Soi transcendantal comme un

universel abstrait, comme une nouvelle hypostase, en quoi pourrait-il démarquer sa

philosophie de la masse des écrits philosophiques qui prétendent divulguer la vérité de la

nature humaine dans sa généralité ? Certes, Henry n’est pas en faveur d’un empirisme qui ne

connaitrait que la vérité de l’ici et du maintenant car, s’il a bien hérité quelque chose de Biran,

c’est bien du double rejet de l’empirisme et du rationalisme. Il n’est pas non plus

perspectiviste au sens où il affirmerait que la vérité est relative au point de vue de chaque

individu. C’est plutôt une expérience individuée que Henry nous invite à méditer,

l’expérience individuée de chaque Soi vivant en tant qu’il est ce soi singulier qui, tout en

partageant la vie avec tous les vivants, n’en demeure pas moins singulier dans le procès de

son ipséité vivante. Henry fait sienne la thèse qui veut que le corps soit principe

d’individuation. Mais il insiste sur le caractère non empirique de cette individuation, que la

philosophie a occulté en concevant l’individuation par l’espace et le temps. Le corps

n’individue pas parce qu’il est ce corps donné à ce moment-ci dans le temps. À ce niveau,

l’on procède encore à une investigation empirique, qui, par ailleurs, peut être fort utile pour

une science régionale ayant une visée factuelle précise, mais qui n’intéresse pas Henry dans

le cadre d’une théorie transcendantale de l’individuation. D’ailleurs, demande Henry, si le

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corps empirique est compris comme cela qui doit être surmonté par la conscience universelle,

l’individualité ne se trouve-t-elle pas alors condamnée à figurer comme cela qui doit être

anéanti pour que jaillisse la lumière de l’universel ? Henry précise sa position :

Or la théorie ontologique du corps nous interdit tout d’abord de voir en lui un

principe d’individuation empirique. Si l’individualité ne se rencontre pas sur le

plan de la subjectivité absolue, si elle n’est pas une individualité transcendantale,

ce n’est pas la mise en rapport d’une telle subjectivité avec le corps qui pourra

apporter à celle-ci le principe d’individuation dont elle a besoin, puisque le corps

lui-même est, dans son essence, subjectivité absolue et ne porte en lui, par

conséquent, aucun principe d’individuation empirique157.

Il faut que l’individuation aie déjà lieu dans la subjectivité, dans une antériorité

ontologique absolue, avant que l’empirique puisse être réputé individuant, en un sens dérivé.

Parce que le corps est un corps transcendantal, parce qu’il est un corps sensible, il est

individuant. Henry précise : « l’individualité sensible n’est pas une individualité empirique,

parce qu’elle n’est pas une individualité de la sensation, mais une individualité du sentir158. »

Bien qu’il ait discrédité l’intellectualisme de la philosophie de Lagneau, Henry lui accorde

néanmoins le mérite d’avoir souligné le caractère sensible de l’individualité par opposition à

la vie théorique : il n’y a de vie que sensible. Lagneau pose la relativité du sentir par

opposition à l’universalité de la pensée. Or, ce qui pourrait sembler comme une

dévalorisation du sentir est en réalité la reconnaissance de l’enracinement du jugement dans

la vie sensible car il n’existe pas de jugement sans le sentir qui le fonde. C’est ainsi que Henry

peut dire que l’individuel « définit le mode primitif de la vie même de cette conscience »,

faisant ainsi de l’individualité un principe ontologique consubstantiel à l’auto-épreuve du

Soi ! Puisque l’ego est la vérité de la subjectivité et que cet ego est incarné, c’est-à-dire qu’il

coïncide avec le corps même, il convient alors de dire que l’individualité est une individualité

sensible, qu’il faut toujours prendre soin de distinguer d’un principe d’individuation

empirique159. Tout effort trouve son site dans l’immanence de la subjectivité, dans l’ipséité,

157 PPC, p. 143. 158 PPC, p. 144. 159 Dans Incarnation, on retrouve cette même singularisation de la chair. « Pas de soi qui, dans la

passibilité de son effectuation phénoménologique charnelle, ne soit celui-ci ou celui-là, le tien ou le

mien. Pas de chair par conséquent qui ne soit celle d’un Soi particulier ― la chair de personne, la

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bref dans l’individu. Le néo-kantisme dont hérite Lagneau se trouve contraint de reconnaitre

l’irréductibilité de la vie sensible et individuelle à la vie théorique160. La vérité intellectuelle

se fonde sur la vie sensible. Or cette vie sensible est dans son essence monadique ; les

jugements ne sont que l’expression de l’individualité et du corps, seuls supports d’une

spontanéité qui s’auto-affecte. D’où un rapport unique avec le monde qui atteste de la non-

interchangeabilité de la subjectivité singulière des individus :

Être un individu, c’est avoir avec le monde un rapport absolument original, et

cela non pas en vertu d’une décision éthique, au terme d’un effort délibérément

entrepris, mais partout et toujours, dans l’exaltation romantique comme dans la

banalité quotidienne […] Je suis l’unique, non pas parce que j’ai décidé de l’être,

parce que, dans mon esthétisme, je ne goûte qu’à l’exceptionnel des sensations

rares et, comme Keats, au parfum des violettes fanées, mais tout simplement

parce que je sens. ‘On’ ne sent pas [...] Sentir, c’est faire l’épreuve, dans

l’individualité de sa vie unique, de la vie universelle de l’univers, c’est être déjà

‘le plus irremplaçable des êtres’161.

L’individu est irremplaçable, non pas en vertu de son originalité, mais du caractère

« originel » de sa capacité à s’auto-affecter. On voit maintenant pourquoi on peut dire de

cette capacité qu’elle est transcendantale. En ce sens, même l’individu le moins original est

irremplaçable puisqu’il s’auto-éprouve originairement. Comment lire cet extrait sans songer

à la dénonciation marxienne du caractère interchangeable de l’individu induit par le système

capitaliste ? La pensée de Henry dans cet ouvrage de 1965 ne préfigure-t-elle justement pas

son ouvrage de 1976 par rapport à cette question de l’individualité ? Car il s’agira bien pour

Henry, en 1976, d’établir une stricte individuation de la praxis des individus vivants.

chair du monde ―, une chair anonyme et impersonnelle, inconsciente, ne sentant rien et ne se sentant

pas soi-même, une chair impassible ! De sorte que, en écorchant Marsyas ou Barthelemy, on ne ferait

encore de mal à personne […] ». I, p. 178. C’est donc la chair impressionnelle qui individualise, et

non l’être-pour-la-mort comme chez Heidegger. 160 PPC, p. 146. 161 PPC, p. 148.

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DEUXIÈME PARTIE: PRAXIS ET INDIVIDUALITÉ

TRANSCENDANTALE DANS LE MARX

§ 15- LA STRUCTURE DU MARX

Avant d’aborder, dans cette deuxième partie qui constitue le cœur de notre thèse,

l’ouvrage de Michel Henry sur Marx, nous allons tout de suite dégager la structure de

l’ouvrage en résumant schématiquement les douze chapitres qui le constituent.

Le premier chapitre est en grande partie consacré à la Critique de la philosophie du

droit de Hegel, le premier travail théorique de Marx où ce dernier formule ses réserves par

rapport au système hégélien. Dans le manuscrit de 1842, Marx accuse l’idéalisme hégélien

de renverser le rapport entre l’abstrait et le concret en faisant de l’abstrait, l’État, l’hypostase

qui génère le concret, l’individu. L’activité de celui-ci apparait alors comme l’ombre de

l’auto-objectivation de l’Idée dans la réalisation de l’État. Réelle, pourtant, n’est que

l’activité individuelle enracinée dans la vie. Car aux yeux de Marx, l’État s’enracine dans

l’activité concrète des individus, activité inobjectivable dans une représentation et qui, au

contraire, fonde une représentation comme celle de l’État. Le second chapitre étudie la phase

humaniste de Marx telle qu’elle se dessine dans les Manuscrits de 1844. Aux yeux de Henry,

la phase humaniste de Marx constitue une régression par rapport à la première construction

philosophique de 1842. Les Manuscrits de 1844 tentent de se libérer du joug de Hegel en

pactisant avec l’anthropologie philosophique de Feuerbach. Mais cette nouvelle alliance,

censée émanciper Marx de l’emprise de Hegel, n’est en réalité que de l’hégélianisme déguisé

en tant que le concept fondamental de Feuerbach, le genre, se meut dans l’élément de la

représentation et de l’objectivation. À son insu, Marx ne fait que récupérer des concepts

hégéliens. À ce titre, Henry s’attache également dans ce chapitre à démontrer que les

concepts produits en 1844 sont des sous- produits de l’hégélianisme. Henry affirme : « En

tant que le concept feuerbachien du genre est l’équivalent, sous une pure modification de

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terminologie, du concept hégélien d’esprit, l’humanisme du jeune Marx est une simple

réédition camouflée de l’hégélianisme162. »

Le troisième chapitre, consacré à la « réduction des totalités », tire des conclusions

qui ruinent les nombreux stéréotypes véhiculés par les lectures militantes de Marx. Henry

montre que la conception marxiste de l’histoire est la transcription profane de la notion

théologique de la kénose. Le prolétariat, chargé de libérer la société du joug qui l’accable,

doit être sacrifié pour remettre sur la bonne voie la marche de l’histoire. On reconnait

l’influence secrète de Hegel selon lequel l’aliénation est une étape nécessaire dans le devenir

de l’absolu. La révolution rend alors possible l’histoire véritable qui doit éclore de cette

aliénation. La révolution n’est que l’aliénation portée à son comble. Et la dialectique qui

préside à ce jeu de contraires, de dire Henry, n’est que la reprise de la kénose christique,

c’est-à-dire de la nécessité pour le sauveur d’endurer la plus grande souffrance en vue

d’expier le péché des hommes. Le quatrième chapitre poursuit la marche marxienne vers la

réalité, cette fois en exposant la transition entre les Manuscrits de 1844 et l’Idéologie

Allemande. L’individu est la réalité de la réalité, et dans le troisième manuscrit de 1844, Marx

le décrit comme « étant de nature ». Or Marx se sert encore du concept d’intuition de

Feuerbach dans cette expression. L’idéologie Allemande change complètement la donne en

faisant de la praxis l’essence de la réalité. Seuls les individus vivants constituent la réalité et

l’histoire. Tandis que la dialectique hégélienne pose les individus vivants comme le produit

de l’histoire, l’Idéologie Allemande va poser l’histoire comme le produit de l’activité des

individus. Dès lors, c’est l’activité individuelle qui figure au centre de la réflexion marxienne,

l’individu qui travaille pour satisfaire ses besoins. Les individus déterminent l’histoire, non

en vertu d’un prétendu libre-arbitre dont ils jouiraient, mais parce que les individus

constituent la condition de possibilité de l’histoire, ce sans quoi l’histoire ne serait pas. La

vie individuelle est le fondement métahistorique de l’histoire. Au cinquième chapitre du

Marx, le lieu de l’idéologie, Henry opère une distinction fondamentale entre la théorie et la

pratique au sein de la théorie philosophique de Marx. Pour Henry, l’idéologie désigne pour

Marx « l’ensemble des représentations de la conscience humaine dans le sens des

représentations simples ». Ce qui caractérise la représentation, c’est son inégalité ontologique

162 Marx I, p. 84.

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par rapport à la réalité immanente. La « simple représentation163 » est une copie de la réalité ;

tout comme l’art est essentiellement mimétique pour Platon, la représentation ne fait

qu’imiter le mouvement de la réalité chez Henry et ne peut prétendre l’épuiser. La

représentation dépend de la réalité tout comme le tableau d’un paysage dépend du paysage

peint. En tant qu’elle est foncièrement tributaire de l’original dont elle est la copie,

l’autonomisation de la représentation est qualifiée d’irréelle par Henry. Enracinée dans la

praxis de l’individu vivant, la représentation est une catégorie générée dans la chair

impressionnelle des individus vivants. L’individu, animé par le souffle brûlant de la vie, fait

l’épreuve du besoin, véritable source des représentations. Ces dernières ne sont que l’effet

d’un processus transcendantal et l’économie, définie comme ensemble de représentations,

doit, en dernière instance, être saisie comme la projection idéelle de la vie.

Le chapitre VI, les dernières présuppositions, inaugure le second tome164. Henry y

revisite Marx comme le philosophe de l’individu, de la vie immanente et de la détermination.

La conception de l’individu se trouve définitivement établie dans l’Idéologie Allemande et

cela par opposition à Stirner qui définit l’individualité par la pensée. Pour Stirner, l’individu

s’affranchit du joug social en modifiant ses représentations à sa guise, une véritable

aberration pour Marx qui met en évidence la passivité qu’éprouve l’individu à l’égard de ses

besoins. Ce qui caractérise l’individu vivant, c’est une immanence radicale dont les

déterminations sont vécues comme irrépressibles. Les tonalités affectives de la vie,

totalement étrangères au milieu de la représentation, marquent l’individu du sceau de la

passivité ontologique. Au septième chapitre, l’économie comme aliénation de la vie, Henry

entame son herméneutique des écrits économiques de Marx en définissant le concept

d’aliénation comme l’inversion du rapport entre la vie et la représentation. Le capitalisme

subordonne la valeur d’usage à la valeur d’échange, fait de la vie une médiation au service

de l’accroissement du capital. Le travail subjectif se trouve ainsi improprement soumis à la

163 Henry précise que la simple représentation est polymorphe : « Les modalités selon lesquelles

s’accomplit cette simple représentation sont multiples : image, souvenir, concept, signe, mot, indice

de toute sorte, symptôme, trace, sans parler des modalités proprement négatives comme l’oubli ».

Marx I, p. 371. 164 Dans la mesure où le premier tome, « une philosophie de la réalité », en appelle à l’explicitation

de l’aliénation de la réalité dans l’économie, le second tome, intitulé « une philosophie de

l’économie» constitue un exposé transcendantal de l’aliénation de l’effort subjectif dans l’idéalité

économique.

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régulation objective des lois économiques, aliénation qui n’est rien de moins que l’inversion

de la téléologie vitale. Cette inversion est identiquement la distorsion de l’harmonie qui

caractérise le rapport du corps subjectif à la nature dans une activité exclusivement destinée

à la production de la valeur d’échange. Le huitième chapitre, la genèse transcendantale de

l’économie, pose que l’échange est un problème philosophique pour Marx. Quelle est la

condition transcendantale de l’échange ? Selon Henry, la conception marxienne de l’échange

est liée à celle du travail qui ne pose pas d’abord l’existence du travail en général mais celle

de la multiplicité des travaux concrets. Le travail doit être envisagé du point de vue de

l’activité individuelle, irréductible à l’universalité abstraite. Henry fait observer que le

communisme et l’économie de marché sont tous deux basés sur le même principe, à savoir

le principe de l’échange. Marx remet en cause toute théorie économique fondée sur le concept

de droit égal et cela en vertu du vécu unique de chaque individu. Le travail en tant qu’épreuve

de la vie interdit toute objectivation, non en raison d’un principe éthique, mais en vertu de

l’immanence radicale de l’effort subjectif, lequel échappe à toute tentative de mesure.

Le chapitre IX, la réalité de la réalité économique, montre que pour Marx, la réalité

n’est pas initialement économique puisque l’économie ne peut être à elle-même son propre

fondement. La réalité est la réalité de la praxis, source ultime de toute valeur, notamment de

la plus-value sur laquelle repose l’ensemble du système capitaliste. La praxis vivante a cette

propriété particulière de pouvoir créer plus de valeur qu’elle n’en consomme. Or la vie n’est

pas seulement un pouvoir de création mais également un pouvoir de conservation des valeurs

car le travail humain est toujours un travail utile. Au chapitre X, Henry vise à établir que la

distinction capital variable/capital constant, qui supplante la distinction capital fixe/ capital

circulant chez Marx, est plus à même de rendre compte du pouvoir créateur du travail humain.

Si le capital variable varie, s’il est plastique, c’est en raison de la possibilité pour la praxis

d’accroitre la valeur, ce dont sont incapables les machines et les matières premières, dont la

valeur passe toute entière dans le produit sans créer de surplus. La thèse radicale de Marx

selon laquelle c = 0 (où c désigne le capital constant) est une hypothèse de travail qui met en

évidence l’incapacité du capital constant à accroitre sa valeur. Le chapitre XI s’attache à

expliciter la notion de baisse tendancielle du profit chez Marx. Alors que la plus-value

renvoie au travail, le profit est la différence entre ce que le capitaliste a avancé et le prix de

la marchandise produite. Or cette différence résulte de la création de plus-value par la praxis.

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Marx constate que la plus-value, et a fortiori le profit, est menacée du fait de la réduction du

capital variable au profit du capital constant au sein de la composition organique du capital.

Le capitalisme contient en lui les germes de sa propre destruction : cherchant à augmenter la

productivité par l’emploi de machines plus sophistiquées, il dévalorise l’apport du travail

vivant, lequel est pourtant la seule source de valeur. À partir du moment où le mort l’emporte

sur le vif, la création de valeur est suspendue. Enfin, le chapitre XII qui clôt l’ouvrage porte

sur l’apparente hétérogénéité des descriptions humanistes de Marx et de la sobriété

scientifique de ses analyses économiques au sein du livre I du Capital. Ces descriptions

seraient-elles un résidu idéologique de jeunesse comme dirait Althusser ? Ou bien s’agit-il

de descriptions qui prolongeraient la rigueur de l’analyse économique en l’illustrant par des

exemples ? Pour Michel Henry, la description de l’existence concrète des travailleurs n’est

ni l’expression d’un humanisme désuet ni une simple illustration des répercussions

inexorables des lois économiques sur les individus. Ces descriptions sont en fait

phénoménologiques pour autant qu’elles donnent à voir la réalité qui fonde toute loi

économique, la réalité du travail vivant, dont l’économie n’est que la projection idéelle.

§ 16- PRÉSENTATION DU MARX ET DE LA « COUPURE » HENRYENNE

Dans cette deuxième partie consacrée à l’ouvrage sur Marx, nous ne nous priverons

pas de références à d’autres ouvrages de Henry lorsqu’ils vont dans le même ordre d’idées

que le Marx en prenant soin de bien marquer les différences qui peuvent apparaitre. Souvent,

ces références s’inscrivent dans le même sillage que le Marx, l’œuvre henryenne étant

caractérisée par une unité organique, étant toute entière commandée, voire obsédée, par la

question abyssale, reprise à la toute dernière ligne du Marx : « qu’est-ce que la vie ?165» Les

intuitions centrales qui jaillissent aussi bien de l’œuvre complète de Henry que du Marx, sont

évidemment celles de la vie, de l’immanence et de l’auto-affection. Toutefois, il y en a

165 Marx II, p. 484. Formule qui, selon G. Jean et J. Leclercq, ne constitue pas pour Henry une manière

élégante de clôturer son ouvrage mais pose la nécessité d’une ontologie de la passivité originelle de

la vie qui ne se trouve pas à proprement parler dans le Marx. G. Jean et J. Leclercq, « Sur la situation

phénoménologique du Marx de Michel Henry. Étude de ‘notes’ inédites », in Journal of French and

Francophone Philosophy, Vol. XX, n° 2 (2012), pp 1-18, p. 8.

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d’autres qui ont reçu moins d’attention : la négation de l’individu par des schémas à priori,

son aliénation dans des abstractions réductrices, la conception d’un individu hors-monde,

pour ne nommer que les grandes lignes de notre propos. Nous ferons nôtre la thèse que le

Marx n’est pas une répétition de concepts anciens sous une forme nouvelle. Mais nous

souhaitons aussi montrer que c’est le concept d’individu, associé à celui de praxis, plus que

celui d’activité, qui constitue la spécificité du Marx au sein de l’œuvre henryenne. En ce qui

concerne les éditions des textes de Marx, nous avons essayé, autant que faire se peut,

d’utiliser les mêmes éditions que celles utilisées par Henry, à l’exception de celles auxquelles

nous n’avions pas pu avoir accès. Pour le texte henryen, nous avons préféré utiliser l’édition

du Marx en deux tomes à celle qui a récemment paru en un seul (2009), bien que cette

dernière souligne plus, à notre sens, l’unité du discours henryen. Mais comme la littérature

secondaire utilise la première édition, il était préférable de s’en tenir à elle.

Commençons tout de suite par planter le décor en identifiant au moins trois enjeux

visés par Henry dans sa réinterprétation de Marx. Si Marx s’est dépris de la philosophie

spéculative de Hegel, il n’a pas pour autant abandonné toute philosophie. Il demeure

philosophe, même lorsqu’il se livre à des analyses économiques. C’est le premier enjeu, il

concerne le sens général de l’œuvre et du Capital en particulier. Ensuite, l’intelligibilité du

discours marxien suppose la suspension de tout discours marxiste. La différence essentielle

entre le jeune Marx et celui de la maturité est à saisir dans la conquête progressive du champ

de l’immanence, non pas dans un tournant positiviste de sa pensée, croyance qu’il faut mettre

au compte de la naïveté de l’attitude naturelle qu’adopte à son tour le marxisme, ni dans le

classement de son œuvre sous l’enseigne du matérialisme dialectique/historique. Le second

enjeu est donc celui du rapport de Marx au marxisme. Enfin, pour Henry, il est possible de

repérer une véritable conceptualisation de l’individu chez Marx. Car s’il est vrai qu’il critique

la représentation de l’individu, il n’évacue pas pour autant l’individu en tant que tel. Il s’agit

de retrouver l’individu en deçà des hypostases qui le submergent et de tirer parti du concept

de praxis pour son propre compte, pour ses propres élaborations.

L’œuvre philosophique de Marx a été trop vite réduite par le marxisme à un modeste

prélude à son œuvre économique, ou, pire, à un faux pas juvénile dont l’auteur se serait

ensuite repenti. Le mot d’ordre de la XIe thèse sur Feuerbach n’est pas sans avoir contribué,

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entre autres, à cette minimisation du rôle de la philosophie dans l’ensemble de l’œuvre

marxienne en tant qu’il énonce : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de

diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer166. » S’il faut substituer à la

spéculation abstraite un agir effectif, ancré dans la pratique, à même de favoriser une

transformation réelle du monde, il semble autorisé d’annoncer la mort de la philosophie,

dénoncée comme une activité stérile et inefficace. Ernst Bloch fait remarquer que Marx ne

peut à la fois inaugurer un nouveau matérialisme (Thèse X) et éliminer la philosophie (Thèse

XI), ce qui serait contradictoire. Derrière le pragmatisme apparent167 de cette XIe thèse se

dissimule donc la volonté de s’appuyer, non plus sur une interprétation, mais sur une

philosophie qui serait véritablement à même de transformer le monde168. Pour Henry, « les

philosophes » auxquels se réfèrent la XIe thèse est en réalité un philosophe précis, Hegel,

lequel représente, à l’époque où Marx écrit cette formule, toute la philosophie169. Il ne s’agit

donc pas d’un désaveu de toute philosophie mais de celle de Hegel en particulier. La belle

âme qui se contente d’interpréter le monde, dans la formule de Marx, ce ne serait autre que

Hegel lui-même. Il y a, il est vrai, une raison moins idéologique à la dépréciation de la

philosophie marxienne. Elle tient à la facticité de l’histoire qui a voulu que le corps doctrinal

du marxisme (ainsi que la révolution politique de 1917 qui en est issue) soit déjà amplement

constitué avant la publication de la Critique de la philosophie du droit de Hegel, en 1927, et

de l’Idéologie Allemande ainsi que des Manuscrits de 1844, en 1932. La prise en compte

exhaustive de ces derniers, leur analyse, leur interprétation minutieuse, ainsi qu’une

réévaluation d’ensemble de l’œuvre de la maturité fournissent dix ans de labeur à Michel

166 Marx, Thèses sur Feuerbach, Philosophie, Paris, Gallimard, 1982, p. 235. En 1996, Henry soutient

que ce credo marxiste s’enracine dans la critique hégélienne de la belle âme. CMV, p. 296. 167 Que Heidegger impute indirectement à Marx dans un entretien télévisé en 1969, bien qu’il

reconnaisse à Marx d’être en possession, à son insu, d’une certaine interprétation du monde, laquelle

échappe à une position purement pragmatique. À propos de la thèse XI sur Feuerbach, il dit la chose

suivante : « En citant cette phrase et en l’appliquant, on perd de vue qu’une transformation du monde

présuppose un changement de la représentation du monde et qu’une représentation du monde ne peut

être obtenue qu’au moyen d’une interprétation suffisante du monde. Cela signifie que Marx se fonde

sur une interprétation bien déterminée du monde pour exiger sa ‘transformation’, et cela démontre

que cette phrase est une phrase non fondée. Elle donne l’impression d’être prononcée résolument

contre la philosophie, alors que dans la deuxième partie de la phrase l’exigence d’une philosophie est

même, tacitement, présupposée ». M. Heidegger « Entretien du professeur. R. Wisser avec M.

Heidegger », in M. Haar (dir.), Martin Heidegger, Paris, Éditions de l’Herne, 1983, p. 94. 168 E. Bloch, Principle of Hope (Vol I), Cambridge, MIT Press, 1995, pp. 275-281. 169 Marx I, p. 327.

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Henry, si l’on tient à adopter une attitude naturelle et mesurer le travail vivant par le temps

des horloges. Entreprise intempestive et singulière au moment où le diamat marxiste est, au

mieux, dogmatique, lorsqu’il n’est pas franchement stalinien, l’ouvrage monumental et

hérétique de Michel Henry rompt avec les militantismes de l’époque et les modes

intellectuelles dominantes pour proposer une lecture créatrice de Marx. Il ne s’agit pas pour

Henry, en effet, de faire de l’histoire de la philosophie mais de réinterpréter

philosophiquement l’œuvre marxienne au prisme d’une démarche transcendantale, c’est-à-

dire d’une recherche des conditions qui rendent possibles les réalités auxquelles renvoient

les concepts forgés par Marx. Alors seulement, les concepts dérivés thématisés par le

marxisme pourront être reconduits à leur source véritable.

« Le marxisme doit être considéré non seulement comme une idéologie mais encore

comme la plus extravagante mythologie que l’esprit ait jamais produite » lance Henry170.

L’épochè démythologisante du marxisme est la condition sine qua non de cette exploration

qui vise à tracer une ligne sans partage entre l’apport philosophique réel de Marx et ce qu’il

faudrait désigner, à la suite de Raymond Aron, un « marxisme imaginaire ». Il faut pourtant

se demander, ne serait-ce qu’en avocat du diable : ces concepts dérivés, hypostasiés par le

marxisme, n’ont-ils pas été, en fin de compte, dégagés à partir de l’œuvre de Marx ? Si, mais

à la lumière de textes historico-politiques, de dire Henry, le plus souvent rédigés à toute

vitesse, comme le 18 brumaire de Louis Bonaparte, par exemple, lequel a été écrit pour un

journal américain, ou le Manifeste Communiste, rédigé en plein milieu des révolutions de

1848. Pourtant, ces textes ne sont-ils pas plus à même d’exprimer l’affectivité de Marx,

d’autant plus qu’ils n’ont pas eu le temps de se refroidir dans l’élément de la

représentation? C’est bien, par exemple, ce que soutient Jacques Derrida dans Spectres de

Marx lorsqu’il souligne le caractère performatif du Manifeste du parti communiste171. Cette

marginalisation des textes politiques serait-elle le symptôme d’un élitisme méprisant pour la

facilité et la simplicité ? Nullement, car Henry n’écarte ces textes que parce qu’ils « ne portent

pas leur principe d’intelligibilité en eux-mêmes172 », qu’ils ne sont pas des textes fondateurs

mais des textes qui doivent eux-mêmes être fondés. Tous les textes ne sont pas égaux du

170 Marx I, p. 160. 171 J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 170. 172 Marx I, p. 10.

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point de vue de leur portée théorique et la discrimination entre eux s’avère nécessaire pour

qui souhaite saisir l’apport proprement philosophique de Marx. Fait partie des préjugés

entretenus par le marxisme la réduction de l’œuvre de Marx à un matérialisme. Tel est le cas

par exemple du « matérialisme » de Marx qu’il convient de mettre au compte de l’attitude

naturelle d’Engels. « C’est à Engels qu’on doit le contresens fondamental selon lequel la

réalité serait définie par Marx comme matière. C’est donc à celle-ci qu’il revient de produire

les idées et elle le fait par l’intermédiaire du cerveau, car dans les constructions fantastiques

des mythologies, quand il s’agit de réduire l’un à l’autre des termes irréductibles, il y a

toujours un mixte magique qui assume cette fonction, qui est l’unité posée des

incompatibles 173 » lance Henry. Le « matérialisme dialectique » est un nom trompeur

imparti à la philosophie de Marx, laquelle n’est ni matérialiste ni dialectique174. Le

matérialisme d’Engels est en fait tributaire du matérialisme du XVIIIe siècle. Rappelons que

Sartre, quoique pour d’autres raisons que celles qui motivent l’entreprise henryenne, ne

pouvait admettre un matérialisme réductionniste (ou mécanique) chez Marx puisqu’un tel

matérialisme serait foncièrement incompatible avec une agentivité historique de l’homme

ainsi qu’avec le rôle actif joué par la praxis dans la détermination du monde matériel175. Outre

le caractère praxique de la matière souligné par Sartre, Henry insiste sur l’aspect charnel qui

transparait de l’usage de la catégorie de matière par Marx : « Par ‘matériel’, Marx entend

cette réalité que nous sommes et dont nous faisons en nous l’épreuve immédiate, la vie

173 Marx I, p. 407. Dans cet esprit, Henry rejoint Rubel pour qui « le marxisme n’est pas venu au

monde comme un produit authentique de la manière de penser de Karl Marx, mais comme un fruit

légitime de l’esprit de Friedrich Engels ». Rubel, « la légende de Marx ou Engels fondateur » in Marx

critique du marxisme, Paris, Payot, 1974, pp. 47-48. Engels serait donc le véritable fondateur du «

marxisme », c’est-à-dire le responsable de la déformation de la pensée de Marx. Rubel raconte dans

sa préface comment, lors d’un colloque consacré à Engels à l’occasion du 150ème anniversaire de sa

naissance, des marxistes soviétiques avaient menacé de se retirer si Rubel insistait à soutenir cette

thèse. 174 Marx I, p. 14. Point de vue en harmonie avec l’optique d’Étienne Balibar : « Le matérialisme de

Marx n’a rien à voir avec une référence à la matière – et cela restera le cas pendant très longtemps :

jusqu’à ce qu’Engels entreprenne de réunifier le marxisme avec les sciences de la nature de la seconde

moitié du XIXe siècle. » É. Balibar, La philosophie de Marx, La Découverte, Paris, 2001, p. 24. 175 Dans ce cadre, la Critique de la Raison dialectique (1960) de Sartre représente une tentative de

réconcilier l’existentialisme de l’Être et le Néant avec le marxisme, c’est-à-dire la liberté subjective

et le déterminisme historique.

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phénoménologique individuelle, ce besoin irrécusable dont nous subissons la pression et qui

se change spontanément en l’activité qu’il déploie en vue de se satisfaire176. »

Dans l’ombre de cette herméneutique, un dialogue latent, le plus souvent

polémique177, est engagé avec Althusser. Qu’il soit nécessaire d’opérer une coupure entre

l’œuvre du jeune Marx et celle du Marx de maturité, Henry en convient178: on ne peut, en

effet, réduire l’apport original de Marx aux élaborations philosophiques de jeunesse sur

l’aliénation, à l’inversion de la dialectique de Hegel fut-elle un renversement179, ou à

l’adoption de l’humanisme matérialiste de Feuerbach. Mais tandis que pour Althusser, c’est

la science économique qui permet à Marx de prendre congé de l’horizon hégélien, Henry

situe ce dépassement dans l’intelligence philosophique du plan de l’immanence et de la praxis

individuelle. De fait, la coupure épistémologique d’Althusser idéologie/science, empruntée

à l’épistémologie de Bachelard (La philosophie du non), est, pour le moins, problématique,

puisque d’une part, la « science » n’est pas moins constituée de représentations que

l’idéologie180, qu’elle n’est donc non moins idéologique en tant que naturée par la praxis, et,

d’autre part, l’objet sur lequel elle porte, l’économie, n’est pas une réalité en tant que telle

mais suppose, bien au contraire, l’individu, injustement identifié comme « idéologique » par

176 Michel Henry, « La vie, la mort : Marx et le marxisme », in Le socialisme selon Marx, Paris,

Sulliver, 2008, pp. 45-69. 177 Par exemple, Henry affirme qu’Althusser procède à l’« élimination de la pensée philosophique de

Marx au profit des thèses dogmatiques du matérialisme dialectique ». Marx I, p. 21. L. Althusser (et,

moins explicitement, G. Lukacs) est l’adversaire marxiste par excellence du Marx de Henry. 178 À contraster avec la position de Gérard Granel, selon lequel c’est le même Marx philosophe qui

va poursuivre l’œuvre entamée dans les Manuscrits de 1844 dont l’ontologie de la production guidera

Marx jusqu’au Capital. G. Granel, « L’ontologie marxiste de 1844 et la question de la ‘coupure’ » in

Traditionis traditio, Essais, Paris, Gallimard, 1972. 179 Pour Henry, Marx aurait totalement rompu avec la dialectique après 1845. Ce n’est pas l’avis

d’Olivier Clain qui, bien qu’il souligne également l’aspect analytique de la démarche de Marx, écrit:

« Henry me paraît cependant s’éloigner de la vérité lorsque, sur la base de cet éclaircissement décisif,

il tente de soutenir que la pensée de Marx, certes maintenant indéniablement en décalage avec celle

de Hegel, est devenue résolument non dialectique. Cela le contraint à interpréter chaque marque

hégélienne du Marx de la maturité comme une résurgence malheureuse de l’hyperhégélianisme de

jeunesse. En 1846, Marx a définitivement rompu avec la conception hégélienne de la dialectique, qui

fait de celle-ci un absolu, à la fois créateur et reproducteur du réel. Mais il n’a pas pour autant

abandonné toute pensée dialectique. Dans l’œuvre de maturité, il retrouve Hegel, au moment

précisément où il a coupé avec lui sur un certain nombre de points essentiels ». O. Clain, « La

dialectique de la marchandise dans le premier chapitre du capital. Sur Hegel et Marx », in O. Clain

(dir.), Marx philosophe, Québec, Éditions Nota Bene, 2009, pp. 101- 211, p. 106 ; souligné par nous. 180 « Loin de pouvoir s’opposer à l’idéologie, la science en est partie intégrante et représente l’une de

ses formes tardives » écrit Henry. Marx I, p. 374.

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Althusser, lequel fait équivaloir « individu » et « essence humaine » et les tient pour

idéologiques181. Pour Henry, il s’agit d’un concept idéologique de l’idéologie qui, ayant

dénié toute lucidité à la conscience, se croit en sus autorisé à disqualifier par le même geste

l’individu, étant donné qu’il définit ce dernier par la conscience :

C’est pourquoi- nous le comprenons dès maintenant- on ne peut circonscrire le

rôle de l’individu dans la production économique à partir de sa conscience.

Disqualifier l’individu sous prétexte que sa conscience se tient à la surface des

choses, est erroné, n’est qu’idéologie, c’est définir l’individu par cette

conscience, c’est présupposer un concept idéologique de l’individu. Est-il besoin

de faire remarquer que c’est précisément ce concept idéologique qui est à

l’origine de la tentative d’élimination de l’individu par le structuralisme ?182

Henry pose plutôt une coupure ontologique idéologie/réalité qui sépare les textes

écrits avant 1845 de ceux qui lui sont postérieurs. Nous aurons souvent l’occasion de

souligner que cette coupure est plus souple qu’elle ne parait, et beaucoup moins

chronologique, puisqu’elle fait souvent la part des choses à l’intérieur d’un même texte183.

C’est à ce titre que les Manuscrits de 1844, par exemple, qui sont saisis par Henry à titre de

sous-produit de l’hégélianisme, apparaissent à maints endroits comme enveloppant

épisodiquement une véritable intelligence de l’individualité et de la vie, et cela non seulement

dans le troisième manuscrit. En sens inverse, les textes rédigés après 1845 contiennent

souvent, même trop souvent (ce qui a appauvri la validité même de la coupure henryenne aux

yeux de certains critiques184), des thèmes hégéliens qui font fi de la praxis, et, en ce qui nous

181 Cf. L. Althusser, Pour Marx, op.cit., p. 235. 182 Marx I, p. 379. 183 Ceci dit, Domenico Jervolino n’a pas tort d’affirmer que le changement d’optique dans l’œuvre de

Marx doit plutôt être saisi comme une « conquête progressive » que comme une coupure. D.

Jervolino, « Sur le Marx de Michel Henry », in A. David et J. Greisch (dir.), Michel Henry, l’épreuve

de la vie, Paris, Éditions du Cerf, 2001, p. 241. En effet, c’est graduellement que Marx s’acheminerait

vers la saisie de la réalité selon Henry, d’abord à partir de Hegel, puis à partir de Feuerbach, enfin à

partir de lui-même : « La réalité, Marx l’a comprise comme universalité idéale ensuite comme objet

sensible et enfin comme l’action ». Marx I, p. 368 ; souligné par nous. Hegel et Feuerbach sont des

« moments » nécessaires de la découverte de soi de Marx, pour parler comme Hegel. 184 Ainsi s’exprime Jacques Texier : « Cette ‘lecture’ ne peut pas rendre compte de tous les textes ; et

il ne s’agit pas ici de textes antérieurs à 45-46 mais de textes ultérieurs, et appartenant à toutes les

périodes successives ». J. Texier, « ‘Étude critique’. Autour du ‘Marx’ de Michel Henry (II) Marx

est-il marxiste ? », in Revue de métaphysique et de morale, 82 :3 (1977 : juil.- sept.), p. 391.

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importe, de l’individu. En somme, la coupure henryenne est semblable au yin et yang du

taijitu taoïste où dans chaque élément subsiste quelque peu une part de l’autre.

Fallait-il couler autant d’encre, non moins de mille pages, sur une interprétation, aussi

cruciale fut-elle ? Le projet d’une restitution de la philosophie marxienne, laquelle se trouve

occultée par le marxisme, peut, en effet, paraître comme une querelle académique byzantine

pour l’exalté pressé de sauver un monde en péril. Henry en est conscient. En clôturant son

introduction, il écarte cette maladresse de l’urgence : « À quoi bon tant de dissertations

savantes quand des hommes meurent de faim ? Mais le drame du XXe siècle ne résulte pas

seulement de la persistance de la misère dans un monde évolué. Il frappe aussi ces régimes

qu’on a construits en se réclamant de Marx et, paraît-il, à la lumière de sa pensée185. » Au

marxisme est imputée la responsabilité de la misère des pays communistes, à cet « ensemble

de contresens qui ont été faits sur Marx186 », un ensemble doctrinal qui favorise la négation

de la vie individuelle. Seulement, cette mise entre parenthèses de la réalité individuelle ne

s’obtient qu’au prix d’une dénaturation totale de la pensée de Marx, s’il est vrai, comme

Henry a pour ambition de montrer, que Marx est le penseur de la subjectivité individuelle par

excellence. Dans cette restitution de la philosophie marxienne, recouverte, on l’aura compris,

par le marxisme187 dont il faudra désormais radicalement suspendre les thèses, dans ce

dialogue qu’engage l’auteur de L’essence de la manifestation avec l’un des plus grands

philosophes du XIXe siècle188, une philosophie inédite émerge devant nous. C’est une

philosophie à contre-courant de la philosophie, qui philosophe à « coups de marteau » pour

reprendre à notre compte l’heureuse expression de Nietzsche, dans la mesure où les thèmes

qu’elle déploie font table rase des « principes qui dominent, depuis la Grèce, la philosophie

185 Marx I, p. 33. 186 Marx I, p. 9. 187 Marx disait lui- même : « Tout ce que je sais, c’est que moi je ne suis pas ‘marxiste’ ». Propos

rapportés dans une lettre d’Engels destinée à Paul Lafargue, Folkestone, le 27 août 1890, Friedrich

Engels, Paul et Laura Lafargue, Correspondance, II, 1887-1890, trad. par Paul Meier, Paris, Éditions

sociales, 1956, p. 407. Il est néanmoins possible de soutenir, avec Henry, que le jeune Marx a été peu

ou prou « marxiste ». 188 Le dialogue constant avec autrui marque le caractère foncièrement intersubjectif de la pensée

henryenne. Pour ne citer que les interlocuteurs les plus sollicités : Maitre Eckhart, Descartes, Maine

de Biran, Hegel, Feuerbach, Kierkegaard, Schopenhauer, Nietzsche, Stirner, Husserl, Heidegger,

Scheler. La liste n’est nullement exhaustive. Le dialogue avec Marx est cependant le seul à se

maintenir pendant dix ans.

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occidentale189 ». La subjectivité vivante que Marx fait valoir ne doit plus grand-chose, en

effet, à l’objectivité promue par le logos grec, objectivité qui se conjugue, selon Henry, à un

mépris de l’individu :

Alors, il est vrai, se découvre à nous la place singulière qu’occupe la pensée de

Marx dans l’histoire de la philosophie occidentale. Celle-ci, depuis que l’apport

grec, véhiculé par les Arabes, y développa, de façon exclusive, la téléologie de

l’universel, cultive son rationalisme. Le culte de la science, le mépris de

l’individu, qui n’est qu’une ombre, ne sont pas des inventions récentes, mais le

résultat d’une histoire et son résumé190.

Il ne faut pas voir derrière la critique henryenne de l’horizon Grec une quelconque

dénonciation de l’esclavage grec, ou une stigmatisation de l’exclusion des « barbares » ou

des femmes de la sphère politique. C’est la « téléologie de l’universel », ce « meurtre

ontologique191 », qui est responsable de la négation de l’individu, c’est-à-dire de la

subordination constante de la subjectivité, et par conséquent de l’individualité, à

l’universalité méta-individuelle qui la transcende.

§ 17- LA CRITIQUE MARXIENNE DE L’HOMOGÉNÉITÉ DE L’UNIVERSEL ET

DU PARTICULIER

Le premier chapitre du Marx est consacré à la critique marxienne de la philosophie

politique de Hegel. Le principe qui préside à l’élimination de la subjectivité, dans le cadre

de la philosophie politique de Hegel, est celui de l’homogénéité du particulier et de

l’universel. Henry définit ce principe à l’occasion de son commentaire du manuscrit de 1842

189 Marx I, p. 35. 190 Marx II, p. 442 ; souligné par nous. Est-ce parce qu’elle est hellénisante que Henry s’abstient

d’intégrer dans son interprétation, qui est par ailleurs une interprétation totale, la thèse de doctorat du

jeune Marx, Différence entre la philosophie de la nature de Démocrite et celle d’Épicure (1841),

véritable prélude au renversement marxien du primat de l’universel ? Cf. François l’Italien, Praxis et

subjectivité, Québec, Université Laval, 2004, chapitre I. Dans sa thèse de doctorat, Marx soutient que

chez Épicure, le clinamen (la déviation dans la chute de l’atome) permet à l’atome de préserver son

individualité qui n’est pas entièrement soumise à la loi d’un déterminisme implacable. 191 M. Henry, « La vie et la république », in PV-III, p. 162.

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de Marx, manuscrit qui lui-même commente les paragraphes 261 à 313 des Principes de la

philosophie du droit de Hegel et que Henry considère comme le point de départ d’une

philosophie marxienne de la praxis :

Que la réalité ontologique de l’État constitue la réalité de la société civile et de

la famille, c’est là ce qui ce qui s’exprime, en termes hégéliens, comme

homogénéité du particulier et de l’universel, homogénéité qui rend possible et

définit seule la liberté concrète, c’est-à-dire l’identité du système de l’intérêt

privé, qui se déploie dans la société civile, avec le système de l’intérêt général,

qui n’est autre que l’État, -homogénéité qui doit être comprise toutefois dans le

sens qui vient d’être posé comme une détermination radicale du particulier par

l’universel192.

L’on sait que dans les Principes de la philosophie du droit, Hegel rend compte de la

vie éthique en trois moments dialectiques : la famille, la société civile et l’État. L’amour unit

les membres de la famille qui apprennent à subordonner leurs désirs individuels au bien

commun. Éventuellement, les enfants quittent la vie familiale et entrent dans ce que Hegel

appelle la société civile, qui est une société conflictuelle où l’amour disparait pour laisser

place à la division du travail qui dicte à chacun sa place. Seul l’État est à même de rétablir le

sens de la solidarité dont jouissait l’individu au sein de la vie familiale, tout en permettant à

chacun de poursuivre ses propres intérêts. Le jeune Marx, soutient Henry, ne se reconnait pas

dans cette dialectique car il juge que l’État ne se montre pas capable de réaliser la vie

générique de l’homme, c’est-à-dire d’élever l’individu à une vie politique qui outrepasse ses

intérêts particuliers. Comme le note bien Henry, le jeune Marx s’attaque ainsi à la conception

bourgeoise de l’individu égoïste, et, comme il n’a pas encore élaboré sa philosophie de

l’action individuelle, s’en prend au concept même d’individu193. Son attachement à la vie

générique se heurte cependant à la réalité, où les individus sont effectivement séparés.

Le § 261 des Principes de la philosophie du droit de Hegel caractérise l’État à la fois

comme la fin immanente aux sphères privées que sont la société civile et la famille et leur

nécessité extérieure :

192 Marx I, p. 36. 193 Marx II, p. 10.

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En face des sphères du droit privé et de l’intérêt particulier, de la famille et de la

société civile, l’État est, d’une part, une nécessité externe et une puissance plus

élevée ; à sa nature sont subordonnés leurs lois et leurs intérêts, qui en dépendent,

mais d’autre part, il est leur but immanent et a sa force dans l’unité de son but

final universel et des intérêts particuliers de l’individu, unité qui s’exprime dans

le fait qu’ils ont des devoirs envers lui dans la mesure où ils ont en même temps

des droits194.

L’Esprit s’extériorise d’abord dans la finitude de la famille (en-soi) et de la société

civile (pour-soi), puis dépasse cette finitude dans la réalisation effective de l’État, moment

rationnel en-soi et pour-soi. L’État est la finalité de la vie concrète des individus ; l’État

assure concrètement la liberté de tous en assignant une limite au caprice arbitraire des

individus. « À la place des passions confuses et contradictoires des individus, l’univers

politique est la lumière bienfaisante qui les apaise et, dans cette paix, leur permet de se

réaliser195 » affirme, non sans une pointe ironique, Henry. C’est la lumière apollinienne de

l’État qui arrache l’individu à l’obscurité dionysiaque des passions qui l’enivrent. Il faut

sublimer ces passions et les orienter vers un but supérieur196. Ce devoir-être politique où tout

ce qui est doit participer à l’essence politique n’est pas sans opérer la négation de

l’individu selon Henry :

Si le peuple a sa réalité dans l’individu, la négation de celui-ci est en vérité une

autonégation, le temps du politique est celui du désespoir, le moment où la vie,

où l’individu, cessant de croire en eux-mêmes et voulant se fuir eux-mêmes, se

jettent hors d’eux-mêmes dans tout ce qui pourra motiver cette fuite et

notamment l’existence politique, une existence vouée à la chose publique, à

l’Histoire, à la Société et à leurs problèmes, à tout ce qui permet à l’individu de

ne plus vivre de sa vie propre et de s’oublier lui-même197.

194 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard, 1940, p. 278. 195 Henry, « La vie et la république », in PV-III, p. 154. 196 À cet égard, Rolf Kühn établit une connexion intéressante entre la lumière de l’État hégélienne et

la lumière du Marché. R. Kühn, « Lecture de Marx et critique de l’économie chez Michel Henry »,

in Revista Portuguesa de Filosofia, T. 65, Fasc. 1/4, (Janeiro - Dezembro 2009), pp. 87-111, p. 97. 197 M. Henry, « La vie et la république », in PV-III, p. 162. C’est la même critique que dirige Marx

contre Bruno Bauer, lequel affirme que les juifs doivent dépasser les bornes étroites de leur

particularité dans l’unité politique de l’État. Cf. Marx, La question juive, op.cit.

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Pour étayer la thèse d’une coïncidence parfaite entre la singularité et l’universel, la

métaphysique de l’universel de Hegel sacrifie l’individu sur l’autel de l’Histoire :

« L’authentique courage des peuples cultivés consiste à être prêts à se sacrifier pour l’État,

de telle sorte que l’individu n’est plus qu’un entre beaucoup. L’important n’est pas le courage

individuel, mais l’intégration dans l’universel198 » dit en effet Hegel. La subordination de la

singularité individuelle à l’universalité de l’État établit une interchangeabilité des individus,

chaque individu étant « un parmi beaucoup ». L’individu prend conscience de son

appartenance à un peuple, comprend son individualité comme une fraction insignifiante de

la totalité (Volk). Henry, pour sa part, se méfie volontiers du culte du peuple, et implicitement,

du Volksgeist hégélien : « Ce dernier (le peuple) laisse paraître l’inquiétante parenté qui lie

d’entrée de jeu totalitarisme et démocratie. Car le peuple n’est personne, en lui le trait le plus

décisif de la vie, à savoir le fait qu’elle est chaque fois celle d’un individu particulier et

n’existe que comme telle, est subrepticement aboli199. » Privé de la rétro- référence aux

individus vivants et particuliers qui le composent, le peuple se transforme en une abstraction

idéale. L’État politique éclipse l’activité réelle des individus vivants, qui aux yeux du

philosophe spéculatif, apparaissent désormais comme des moyens qu’instrumentalise le

devenir- effectif de l’Idée. L’individu se découvre dès lors comme simple médiation en vue

de la réalisation effective de l’universel, et se trouve irrémédiablement absorbé par la sphère

politique, cette dernière étant solidaire de l’idéalité de l’affaire générale. Commentant la

subordination spéculative des sphères de la société civile et de la famille à l’État, Marx

énonce : « Le but de leur existence est non pas cette existence elle-même ; c’est bien au

contraire l’Idée, qui sépare ces fondements d’avec elle-même ‘pour devenir, à partir de leur

idéalité, Esprit réel infini pour soi’200. » Ces sphères privées représentent donc l’objectivation

nécessaire de l’Esprit, lequel, à son tour, ne trouve son effectivité qu’au prisme de leur

médiation. Leur opacité réfléchit la lumière idéale de l’Esprit, lequel ne s’objective qu’en s’y

mirant. Marx juge donc artificielle et abstraite l’unité du particulier et de l’universel telle que

Hegel prétend l’établir, c’est-à-dire l’immanence de l’État dans les sphères de la famille et

198 Cité par A. Philonenko, Essais sur la philosophie de la guerre, Paris, Vrin, 1976, p. 56 ; souligné

par nous. Alexis Philonenko rappelle également comment Hegel décrit l’arme à feu comme ce qui

provoque une mort universelle, indifférente et impersonnelle. 199 M. Henry, « La vie et la république », in PV-III, p. 161 ; souligné par nous. 200 K. Marx, Critique de la philosophie de l’État de Hegel, Œuvres III (Philosophie), Paris, Gallimard,

coll. « La Pléiade », 1982, p. 876.

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de la société civile. Si l’État était véritablement immanent à la famille et à la société civile,

comment se fait-il que cette harmonie ne se traduit pas dans la réalité ? Faut-il toujours que

derrière l’apparent antagonisme phénoménal se dissimule une harmonie nouménale

insoupçonnée par l’œil non dialectique ? En fait, c’est une antinomie non résolue dans la

réalité où l’on constate que les intérêts de la famille, de la société civile et de l’État ne

coïncident aucunement, où le règne de l’argent-roi établit « la confusion et la perversion

universelle des choses201. » Soulignant la réalité effective de la société civile et l’abstraction

de l’État, Marx vise plutôt à rendre compte de l’universel, l’État, à partir des individus et des

relations qu’ils entretiennent, non pas à partir d’une loi idéale et extérieure. Si l’État est

engendré par la société civile, s’il tient son être absolu des individus qui le fondent et le

soutiennent, on ne peut réduire les seconds à un prédicat du premier. « Famille et société

civile, dit Marx, sont les fondements de l’État ; c’est elles qui agissent vraiment ; mais la

spéculation inverse ce rapport202. » Hegel inverse le rapport du naturant au naturé de telle

sorte que le naturé apparait illusoirement comme un fondement ontologique, alors qu’il a lui-

même besoin d’être fondé. Ainsi, Marx dénonce la projection du concret dans l’idéal,

projection que Feuerbach avait préalablement invalidée dans sa réfutation de l’idéalisme.

Feuerbach avait en effet préparé le terrain pour Marx : il voulait « faire du prédicat le sujet,

et de ce sujet l’objet et le principe ». Et Marx de lui faire écho : « La substance mystique se

change donc en sujet réel, et le sujet réel apparait comme étant autre, tel un élément de la

substance mystique203. »

Marx a donc mis le doigt sur l’inversion spéculative du sujet et du prédicat opérée par

la philosophie de Hegel, inversion propre à l’idéalisme qui fait apparaitre l’abstrait comme

le démiurge du concret. Pourtant, si Henry salue Marx pour avoir dénoncé, dès 1842,

l’abstraction hégélienne qui présente une fausse généalogie de la réalité politique, et pour

avoir mis en lumière l’individu vivant comme le véritable substrat de toute vie politique, il

le considère comme étant toujours un hégélien, voire un « hyperhégélien » en tant qu’il vise

à subordonner l’individualité vivante à l’universel. Loin de se désintéresser de l’homogénéité

201 K. Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Garnier- Flammarion, 1996, p. 210. 202 K. Marx, Critique de la philosophie de l’État de Hegel, op.cit., p. 875. En 1845, Marx dit : « Il est

donc déjà évident que cette société civile est le véritable foyer, la véritable scène de toute histoire ».

K. Marx et F. Engels, L’idéologie Allemande, Paris, Éditions sociales, 1968, p. 65. 203 K. Marx, Critique de la philosophie de l’État de Hegel, op.cit., p. 894.

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du particulier et de l’universel, Marx reproche en effet à Hegel de ne pas pouvoir établir

jusqu’au bout cette homogénéité. « Marx veut l’identité du particulier et de l’universel, et ce

qu’il reproche à Hegel c’est d’affirmer cette identité sans être capable de l’établir, ainsi que

le fait apparaitre son discours même204. » C’est dans la démocratie, qui assure la participation

de tous les individus à l’affaire générale, que cette identité se présente concrètement à Marx.

Dans la démocratie, stipule Marx, le contenu coïncide avec la forme. « Alors que l’extériorité

a été reconnue comme la forme de l’affaire générale, comme constituant son être, Marx

prétend vaincre cette extériorité, vaincre la transcendance du politique et exige que la

substance de l’État devienne la vie même des individus205 » explique Henry. L’individualité

serait conçue comme étant immédiatement politique et ne nécessiterait pas les médiations

(ordres, bureaucratie, majorat) qui assurent l’unité de l’intérêt particulier et de l’intérêt

général, de la société civile et de l’État. C’est ce primat du politique que Henry dénonce et

qu’il considère comme un contre-chemin à la véritable compréhension de l’individualité.

L’anthropologie feuerbachienne, héritée par Marx dans les deux premiers manuscrits

de 1844 ne fait que répéter la nécessité de la coïncidence entre la singularité et l’universel.

Le concept de genre effectue cette coïncidence, parce que les qualités que possède l’individu

particulier doivent être comprises, selon Feuerbach, comme de simples déterminations du

genre. Pourtant, soutient Henry, en sa qualité de catégorie qui prétend envelopper la

multiplicité réelle mais qui se tient pourtant dans un au-delà extérieur à l’individu, le genre

de Feuerbach n’est pas moins abstrait que l’État hégélien et des médiations qu’il utilise. Au

lieu de permettre à Marx de subvertir l’hégélianisme, Feuerbach l’y reconduit à son insu.

204 Marx I, p. 36. « Ainsi se retourne la critique du politique : elle n’est plus la critique du politique

mais plutôt la critique de ce qui n’est pas politique, pas encore politique et doit le devenir.

L’opposition à Hegel- la philosophie de l’immanence- aboutit à un hyper- hégélianisme, au

totalitarisme politique ». Marx I, p. 57. 205 Marx I, p. 55.

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79

§ 18- SOCIÉTÉ CIVILE ET CONVERGENCE DES ÉGOÏSMES

Le principe de l’homogénéité du particulier et de l’universel joue un rôle crucial dans

la justification hégélienne de l’égoïsme qui caractérise la société civile. C’est parce que

l’intérêt particulier converge avec le développement de l’économie marchande que l’égoïsme

joue un rôle positif dans la société civile, ce que Hegel appelle la « ruse de la raison ». Marx

nie cette convergence entre le particulier et l’universel au sein de la société civile, ce qui le

conduit à dissocier le citoyen, membre de l’État, qu’il n’élimine pas, de l’homme abstrait des

droits de l’homme, qu’il décrit sous les traits d’une monade repliée sur ses propres intérêts.

Clarifions : la société civile est le fondement réel de l’État, mais il faut préciser que cette

société civile ainsi qualifiée n’est pas celle décrite pas la charte des droits de l’homme, qu’elle

n’est en fait qu’une agrégation d’individus-atomes.

Dans les Principes de la philosophie du droit206 de Hegel, le système des besoins de

la société civile, caractérisé par un individualisme compétitif et impitoyable, est décrit

comme une fragmentation des communautés en individus, confinés à la recherche de leurs

intérêts particuliers dans la propriété privée. La société civile, c’est la guerre économique de

tous contre tous qui laisse à elle-même une classe pauvre malgré le développement

économique suscité par la révolution industrielle. Car « malgré son excès de richesse, la

société civile n’est pas assez riche, c’est-à-dire que dans sa richesse, elle ne possède pas assez

de biens pour payer tribut à l’excès de misère et à la plèbe qu’elle engendre207. » Seul

l’universalisme de l’État peut arracher l’individu à l’égoïsme individualiste et le hausser au

niveau de l’universel. C’est pourquoi l’appartenance à l’État est le nécessaire devenir-objectif

de la subjectivité individuelle :

Si on confond l’État avec la société civile et si on le destine à la sécurité et à la

protection de la propriété et de la liberté personnelles, l’intérêt des individus en

tant que tels est le but suprême en vue duquel ils sont rassemblés et il en résulte

qu’il est facultatif d’être membre d’un État. Mais sa relation à l’individu est tout

206 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard, 1940, § 183-199, p. 218. 207 Ibid., § 245, p. 262.

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autre ; s’il est l’esprit objectif, alors l’individu lui-même n’a d’objectivité, de

vérité et de moralité que s’il en est un membre208.

Ce caractère divin de l’État représente une aberration pour Marx, lequel fait observer

que l’État n’est en réalité qu’un instrument entre les mains de la classe dominante. Le

gommage de la réalité induit par la méthode spéculative hégélienne est dû à l’élection de

l’Idée comme point de départ pour en arriver ensuite à la réalité. Si Marx a bien conscience

de la coïncidence des intérêts égoïstes dans le développement du marché, il ne conçoit pas

pour autant cette convergence comme une incarnation de l’Idée. La poursuite de la

satisfaction de mon besoin particulier sert à assouvir celui des autres dans la mesure où mon

travail produit aussi pour les autres. Mais c’est un processus purement fonctionnel qui n’a

rien d’ontologique, qui, en tous cas, ne favorise pas l’avènement de la liberté, étroitement

solidaire de la conscience de soi de l’Esprit chez Hegel. Par exemple, l’action d’un criminel

peut indirectement présenter des bénéfices à la société dans la mesure où, pour la contrer,

elle rend nécessaire la profession de l’avocat, du policier, du serrurier et d’autres encore qui

s’accommodent bien avec le capitalisme209. Ce sont là des idées répandues au XVIIe siècle,

par exemple chez un Mandeville, dont la fable des abeilles présente le vice comme le moteur

du développement économique et du coup favorise le développement du bien public. Dans

l’exégèse des droits dits formels de l’homme consacrés par la révolution française, Marx fait

ainsi sien le constat de l’atomisation, mais pas celui de l’universalisme :

[…] l’homme comme membre de la société civile, savoir un individu replié sur

lui-même, sur son intérêt privé et son caprice privé, l’individu séparé de la

communauté. Bien loin que l’homme ait été considéré, dans ces droits-là (droits

de l’homme), comme un être générique, c’est au contraire la vie générique elle-

même, la société, qui apparaît comme un cadre extérieur aux individus, une

entrave à leur indépendance originelle. Le seul lien qui les unisse, c’est la

nécessité naturelle, le besoin et l’intérêt privé, la conservation de leur propriété

et de leur personne égoïste210.

208 Ibid., p. 271. 209 Cf. K. Marx, « Bénéfices secondaires du crime », in Déviance et criminalité, Paris, Librairie

Armand Colin, 1970, pp. 84-85. Il s’agit en fait d’une parodie de Mandeville. 210 K. Marx, La question juive, Philosophie, Paris, Gallimard, 1982, p. 73.

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En tant que les droits de l’homme subordonnent la socialité à l’égoïsme, ils ne sont,

en réalité, que les droits du propriétaire dont ils garantissent l’intérêt. Il ne peut donc y avoir

d’universalisme dans une société dominée par un tel égoïsme féroce. Qu’en est-il d’un

universalisme inconscient, comme celui qui opère dans la ruse de la raison ? À supposer que

les actions individuelles concordent dans un système économique qui leur échappe, il n’est

pas nécessaire que ce système soit bénéfique pour tous, ou même pour le plus grand nombre,

surtout quand l’on constate, la plupart du temps, qu’il n’est profitable que pour quelques-uns.

La mise en cause marxienne de l’égoïsme solipsiste passe donc par l’adoption du concept

d’être générique de Feuerbach, concept qui lui permet d’asseoir la critique d’un

individualisme abstrait tel qu’il se présente dans les droits de l’homme. Au lieu de modeler

son existence en fonction du genre, l’égoïste tient à subordonner le genre à ses désirs211. C’est

donc armé du genre de Feuerbach que le jeune Marx entreprend effectivement la critique

radicale de l’égoïsme212. On ne peut qualifier les droits de l’homme comme universalisme

que si par le même geste, on sous-entend une critique implicite de cet universalisme, que

pour peu qu’on puisse le saisir comme un ersatz d’universalisme. La société civile n’est pas

un prélude à la liberté de tous. Si un État émerge de ce système, c’est un État qui garantit la

liberté et le droit bourgeois, un État qui consacre un état des choses où tout est sens dessus

dessous, où règnent « la confusion et la perversion universelle des choses213. » Le politique

accomplit la négation de l’individu, de dire Henry, lorsque, prétendant subsumer les

individus sous l’affaire générale, il devient l’affaire et le monopole de quelques-uns :

Et c’est ainsi que l’affaire de tous devient politiquement celle de quelques-uns,

que l’affaire générale, au moment même où elle est traitée comme telle, comme

politique, comme l’universel, tombe sous la détermination contraire d’être

réservée à une caste, à la ‘classe politique’. Ce n’est pas lorsqu’elle était l’affaire

privée d’un individu enfoncé dans son effort, sa peine ou sa joie qu’elle était

particulière (elle était l’affaire de la vie), c’est précisément lorsqu’elle se fait

211 L’Essence de l’argent (1843) de Moses Hess a certainement exercé une influence sur le jeune

Marx. L’être générique (communautaire) se subordonne à l’être égoïste (privé). Cf. Marx II, p. 137

où Henry rappelle l’idée d’inversion par l’argent chez Hess. 212 Henry s’attache à montrer que ce « feuerbachisme » de jeunesse, alors même que Marx souhaite

rompre avec l’hégélianisme, demeure un avatar de celui-ci : « Parce que l’essence générique est la

transposition immédiate de l’universel, l’humanisme du jeune Marx, qu’il s’oppose illusoirement à

Bauer ou qu’il suive explicitement Feuerbach, répète en tout cas des thèmes hégéliens ». Marx I, p.

484. 213 K. Marx, Manuscrits de 1844, op.cit., p. 210.

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politique qu’elle se mue en l’affaire de quelques-uns, qui la présentent et ne

cessent de la présenter comme l’affaire de tous214.

La république, la res publica, c’est-à-dire la chose publique, n’est en réalité que la res

privata, la chose privée, pour autant que les individus de la communauté se confient tout

entiers à des délégués politiques chargés de délibérer à leur place. De telle sorte que ce qui

se donne à nous comme un universel n’est que particularité et contingence tandis que l’affaire

privée que l’on croyait être particulière et contingente, était bel et bien l’affaire de la vie.

Certes, l’affaire privée demeure particulière dans la mesure où elle est au plus près de l’auto-

affection de l’individu dans une ipséité monadique, mais elle n’est pas une déficience que le

politique viendrait combler.

La caractérisation de la société civile comme égoïsme aveugle vaut-elle comme le

discrédit définitif de l’individu par le jeune Marx ? Henry postule que les déclarations de la

Question juive qui condamnent l’individu, tout comme d’autres, semblables, dans d’autres

textes antérieurs à l’Idéologie Allemande, gravitent encore autour de l’orbite hégélien et en

déduit un discrédit de l’individu : « De la description de celle-ci (la société bourgeoise) et de

sa ‘vie égoïste’, le concept d’individu recevait un nouveau discrédit215. » L’on peut toutefois

tempérer ce jugement porté sur ces textes en raison du rôle joué par la représentation au sein

de la société capitaliste, représentation qui entretient l’illusion de l’autonomie par rapport à

autrui et qui, du coup, innocente l’individu d’un éventuel solipsisme indifférent à autrui.

214 « La vie et la république », in PV-III, p. 163. La critique de l’hypostase du politique apparait en

outre nettement dans ce passage : « L’hypostase du politique, l’abaissement corrélatif de la vie et de

l’individu ont pour conséquence le totalitarisme. Celui-ci ne désigne pas un régime politique parmi

d’autres et opposé à eux : il dresse sa menace sur tout régime concevable dès que le politique passe

pour l’essentiel, dès que l’occultation de la vie en son apparaitre propre étend son règne parmi les

hommes, déterminant une phase de leur histoire ». CC, p. 196. Cf. aussi le passage suivant : « La

tentative d’opposer l’une à l’autre la communauté et l’Individu, d’établir entre eux un rapport

hiérarchique est un simple non-sens, elle revient à opposer à l’essence de la vie ce qui est impliqué

nécessairement par elle. Lorsque certains systèmes politiques ou autres prônent, sinon l’élimination

de l’individu, du moins sa subordination à des structures, à des totalités plus essentielles que lui, voire

à une communauté plus haute que lui, cette communauté n’en n’est pas une, cette totalité est une

abstraction, par exemple bureaucratique, qui a pris la place de la vie, prétendant parler et agir en son

nom. Car dans la vie l’Individu n’est jamais de trop ou subordonné, étant le propre mode

d’actualisation phénoménologique de cette vie ». PM, p. 163. 215 Marx II, p. 10.

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L’individualité serait masquée par la représentation et une mise à jour de celle-ci rendrait à

l’individu sa valeur. Henry lui-même reconnait que, dans les textes de jeunesse, derrière la

dénonciation marxienne de l’intérêt privé et son opposition à l’universel, se dissimule

secrètement la « défense de l’individu216. »

§ 19- L’HUMANISME DU JEUNE MARX AU MIROIR DE L’HUMANISME

HENRYEN

Dans L’Essence du christianisme (1841), Feuerbach soutient que les hommes

projettent dans un ciel intelligible les qualités inhérentes à leur sensibilité : ils créent des

dieux sensibles à leur image. Rappelons que la thèse de l’anthropomorphisme se trouvait à

cette époque propulsée au-devant de la scène allemande avec le livre de David Strauss, la Vie

de Jésus (1835), qui soutient que les perfections attribuées au Christ ne sont intelligibles qu’à

la lumière du développement historique de l’humanité. Les attributs anthropomorphiques

accordés à Dieu, explique Feuerbach, sont l’objectivation mirifique des qualités inhérentes à

l’homme. Dieu est la totalisation des prédicats humains, c’est-à-dire la représentation qui

regroupe toutes les qualités humaines dans une seule subjectivité : l’intelligence humaine se

cristallise comme omniscience divine, l’amour humain comme charité christique, la

sociabilité humaine comme intersubjectivité trinitaire. Il s’agit de reconduire la théologie à

l’anthropologie pour désaliéner les prédicats humains et les réintégrer dans l’immanence

humaine. « Je montre donc que le vrai sens de la théologie est l’anthropologie, qu’il n’y a

pas de différence entre les prédicats de l’être divin et les prédicats de l’être humain […] et

donc qu’il n’y a pas de différence non plus entre le sujet ou l’être de Dieu et le sujet ou l’être

de l’homme, qu’ils sont identiques217 » explique Feuerbach. Cette réduction du théologique

à l’anthropologique a au moins le mérite de ne pas déduire l’homme réel d’un système idéel.

Marx en hérite ainsi : « Voici le fondement de la critique irréligieuse : c’est l’homme qui fait

216 Marx II, p. 13. En un certain sens, on voit Marx renouer avec la morale kantienne que Hegel avait

invalidée. 217 L. Feuerbach, L’Essence du christianisme, Paris, Maspero, 1982, p. 105. Feuerbach reprend-il des

thèmes du jeune Hegel ?

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la religion, et non la religion qui fait l’homme218. » Ce n’est pas la conscience religieuse qui

produit l’homme religieux mais l’homme religieux qui produit la religion.

Selon Feuerbach, le rapport au genre est dépassement de l’individualité. C’est le

genre, non pas son individualité, qui constitue l’essence de l’homme. La differencia specifica

de l’homme consiste à nouer des rapports intersubjectifs. « L’homme est à lui-même

simultanément Je et Tu. Il peut se mettre à la place de l’autre, précisément parce qu’il a pour

objet non pas son individualité, mais son espèce générique, son essence219. » Or, selon Henry,

cette relation privilégiée que l’homme entretient avec le genre ne se déploie pour Feuerbach

que dans le milieu « ekstatique » de la conscience. C’est la conscience de sa vie générique

qui différencie l’homme de l’animal, non sa capacité pratique à nouer des relations

intersubjectives réelles. Pour adopter le langage de l’Appendice de L’essence de la

manifestation, il convient de dire que c’est le pouvoir d’objectivation de la conscience qui

permet l’émergence de cette intersubjectivité Je-Tu, qui arrache l’individu à sa particularité

idiosyncrasique. Pourtant, le genre humain équivaut à un concept abstrait selon Henry, une

idéalité produite par la conscience spéculative. Le genre, en effet, désigne l’homme en

général et fait fi de l’individu ; cela transparait nettement chez Feuerbach lorsqu’il oppose

l’individualité au genre : « Et notre tâche est précisément de démontrer que l’opposition du

divin et de l’humain est illusoire, c’est-à-dire qu’il n’y a qu’opposition entre l’essence

humaine et l’individu humain, partant que l’objet et le contenu de la religion chrétienne sont,

eux aussi, totalement humains220. » Le genre est la collection des prédicats potentiels ;

l’individu n’en réalise que quelques-uns. Or le genre est une totalité vide s’il est vrai que le

prédicat n’est réel, de dire Henry, que s’il appartient à un individu réel. Le genre est une

représentation idéale qui fait abstraction des individus réels. Attribuer au genre la totalité des

attributs humains, c’est répéter la subsomption illégitime de l’individualité sous l’universel

opérée par l’ontologie de l’universel de Hegel. Faire de l’individu le réceptacle de prédicats

qui figurent dans une totalité transcendante, c’est recopier le schéma hégélien qui réduit

l’individu à une incarnation de l’universel. « Mais entre le genre et l’individu ce n’est pas

218 K. Marx, Critique de la philosophie de l’État de Hegel, op.cit., p. 382. 219 L. Feuerbach, L’Essence du christianisme, op.cit., p.118. 220 Ibid., p.131 ; souligné par nous.

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d’un choix éthique qu’il s’agit, c’est l’ontologie qui prononce la sentence si la réalité réside

dans l’individu et seulement en lui221 » affirme Henry.

Une remarque s’impose ici sur le statut de l’humanisme du jeune Marx. Si celui-ci

consomme sa rupture avec Hegel en s’alliant à Feuerbach, il s’agit, selon l’interprétation de

Henry, d’une alliance provisoire, de la nature de celles que l’on tisse dans une guerre

intellectuelle, prête à être renversée grâce à une alliance avec celui que l’on avait au départ

combattu. L’alliance est à la fois à son apogée et à sa fin dans les Manuscrits de 1844 où le

concept de genre figure comme une arme anti-hégélienne. Elle est à son apogée car « plus

encore que l’anthropologie feuerbachienne, l’humanisme des Manuscrits de 44 n’est qu’un

écho de l’ontologie hégélienne, son ‘matérialisme’, un sous-produit de l’idéalisme222 » ; elle

est à sa fin puisque cet humanisme selon lequel l’homme est pour l’homme l’être suprême

ne fait que vénérer l’Homme en général, l’homme en soi, un être fictif qui ne coïncide

nullement avec l’individu réel223. Un tel humanisme voue l’individu à n’être qu’un membre

du genre humain. Marx est donc provisoirement feuerbachien, jusqu’en 1845, où il met à jour

le concept de praxis, lequel élucide la relation de l’individu au monde. Après cette date, il

procède au rejet de l’humanisme feuerbachien comme une abstraction qui fait fi de l’individu.

Est-il pour autant juste d’estimer Marx antihumaniste comme le fit Althusser224 ? Il est peut-

être plus judicieux de distinguer entre un humanisme pratique et concret et un humanisme

théorique et abstrait qui place le sujet conscient au cœur de l’histoire ; là, Althusser et Henry

sont du même avis même si c’est pour des raisons différentes. C’est aussi ce qui apparait

chez Marx lui-même dans l’Avant-propos de la Sainte Famille : « L’humanisme réel n’a pas

en Allemagne d’ennemi plus dangereux que le spiritualisme ou idéalisme spéculatif, qui, à

221 Marx II, p. 495. 222 Marx I, p. 103. 223 Il faut du moins savoir gré à Feuerbach d’avoir renversé le primat hégélien de la connaissance sur

l’être, fût-il au profit d’un humanisme abstrait : « La philosophie nouvelle prend pour principe de

connaissance et pour sujet, non pas le moi, ni l’esprit absolu […] mais l’être réel et total de l’homme

[…] Alors que l’ancienne philosophie disait : seul le rationnel est le vrai et le réel, la philosophie

nouvelle dit au contraire : seul l’humain est le vrai et le réel ». L. Feuerbach, Manifestes

philosophiques, Paris. P.U.F., 1960, pp. 193-194. 224 L. Althusser, Pour Marx, op.cit., pp. 236-238. L’approche structuraliste d’Althusser, qui présente

une histoire sans sujets, place au cœur de son interprétation le passage de la préface au Capital où

Marx, assujettissant l’individualité au mode spécifique de production, réduit l’individu à une «

personnification de catégories économiques ». Henry se donne pour tâche explicite de montrer que

ce passage de la Préface du Capital ne résume en rien l’approche marxienne. Marx I, p. 240.

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la place de l’homme individuel réel, met la ‘Conscience de soi’ ou l’‘Esprit’ et enseigne avec

l’Évangéliste : ‘C’est l’esprit qui vivifie tout, la chair n’est bonne à rien’225. » C’est également

le sentiment de Henry, même s’il ne manque aucune occasion pour fustiger l’héritage

feuerbachien dont relève l’humanisme marxien: « L’ambiguïté de l’humanisme du jeune

Marx se laisse reconnaître jusque dans le vocabulaire, quand il apparaît que le terme

d’homme ne désigne plus l’essence qui domine ses manifestations particulières, l’Homme

qui accomplit l’Histoire, l’humanité qui totalise les qualités humaines, mais l’individu

concret, celui en qui cette totalité de prédicats doit exister, qui ne peut se réduire à l’un d’eux

et, par exemple, à n’être qu’ouvrier226. »

Il est, en effet, plus approprié d’associer Marx, surtout en raison de ces passages

remarquables du Capital où Marx défend les individus contre le capital, à un humanisme

concret qu’à un antihumanisme. Ces passages, qui aux yeux de Henry constituent une

monadologie phénoménologique, ne se contentent pas d’illustrer la théorie économique, mais

forment plutôt le point de départ de Marx sur lequel s’édifie sa théorie économique. C’est

dans son chapitre la structure du livre I, que Henry attire l’attention sur la description

phénoménologique de la vie des travailleurs menée à bien par Marx. Henry prononce son

verdict sur les descriptions du livre I du Capital en ces termes :

On se tromperait du tout au tout si on croyait qu’il ne s’agit là que d’exemples

destinés à mettre en lumière des corrélations générales et des lois […]. Edward

Taylor, Jeremiah Haynes, Wilhelm Wood, Mary-Ann Walkey [les prolétaires

dont les vies sont évoquées par Marx dans le livre I] sont bien des exemples, mais

en un tout autre sens, ce sont des individus qui renvoient, non à une réalité d’un

autre ordre, conceptuelle ou idéale, à une connaissance ou à une science, mais à

d’autres individus, semblables à eux, et qui, comme eux, valent pour eux-mêmes.

Le cas particulier, l’individu, n’est pas l’indice d’une loi, mais la loi est l’indice

de toutes ces vies qui seules importent. Et cela, non parce que nous aurions décidé

qu’il en est ainsi, en vertu d’une appréciation axiologique, mais […] parce que

c’est à eux que l’analyse théorique du système renvoie comme à son naturant227.

225 K. Marx et F. Engels, La Sainte Famille, Paris, Éditions sociales, 1972, Préface. 226 Marx II, p. 16 ; souligné par nous. 227 Marx II, p. 443. Propositions en harmonie avec les propos d’Engels dans La Situation de la classe

laborieuse en Angleterre où il écrit : « je voulais vous voir dans vos demeures, vous observer dans

votre existence quotidienne, parler avec vous de vos conditions de vie et de vos souffrances, être

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Si ce n’est pas à titre d’illustration d’une théorie économique que ces exemples

jaillissent, ce n’est pas non plus en raison d’une sorte de sentimentalisme de la part de Marx,

mais ils apparaissent bien comme « mise à jour inexorable du fait que le capital est, par

nature, le ‘vampire’ de la chair humaine, c’est-à-dire l’exploitation du besoin charnel sous la

forme de l’aliénation économique228 » comme le dit très bien Rolf Kühn.

Certes, il faut bien admettre que Marx n’accorde aucune valeur à l’auto-détermination

consciente du sujet, à cette liberté abstraite héritée de la philosophie des Lumières, et affirme

que la conscience individuelle n’est pas à l’origine de ses actes et pensées. Aussi, le concept

de genre hérité de Feuerbach n’est plus à même de définir l’homme. Mais cela ne saurait

consacrer l’adhésion de Marx à un antihumanisme, surtout si l’est établi que l’individu vivant

est au cœur de l’entreprise marxienne. Certains textes du Marx témoignent pourtant d’une

hésitation herméneutique concernant le statut de l’humanisme marxien, surtout que cet

humanisme peut sembler solidaire d’une philosophie de la conscience que Henry s’était

donné pour tâche de montrer qu’elle part justement en miettes chez Marx. Cela apparait

explicitement dans ces passages du Marx où Henry, un peu à la manière de Nietzsche, veille

à ce que le lecteur ne réduise pas la recherche ontologique à un moralisme caduc qu’une

compréhension profonde de la praxis et de ses exigences a eu pour ambition de dépasser229.

témoin de vos luttes contre le pouvoir social et politique des oppresseurs ». Engels, La situation de la

classe laborieuse en Angleterre, Paris, Éditions sociales, 1975, avant-propos. 228 Rolf. Kühn, Lecture de Marx et critique de l’économie chez Michel Henry, loc.cit., p. 95. Sur la

thématique du vampirisme, cf. aussi J. Hatem, Marx, philosophe du mal, Paris, L’Harmattan, 2006. 229 Pour ne fournir que quelques exemples représentatifs, tirés du tome II du Marx : « Il ne s’agit pas,

encore une fois, d’une exigence éthique, d’un jugement venu d’ailleurs » (p. 63). « Il s’en faut

beaucoup cependant qu’il s’agisse là de simples considérations d’ordre axiologique ou

anthropologique » (p. 83). « Traiter le travail comme une marchandise n’est pas d’abord quelque

chose de répréhensible, c’est ouvrir la dimension ontologique où l’activité se propose comme réalité

économique et se trouve comme telle susceptible de revêtir des déterminations économiques » (pp.

93-94). « On manquerait le sens de ce texte si l’on voulait y voir l’œuvre d’un moraliste » (p. 96). «

L’indifférence du travail à l’égard de l’individu qui l’accomplit ne peut être comprise comme une

appréciation d’ordre éthique » (p. 158). « Le regret provoqué par le déclin du rôle de l’individu dans

la production capitaliste n’est pas l’expression nostalgique d’un humanisme dépassé » (p. 462). On

pourrait multiplier les exemples, qui regorgent également dans le premier tome du Marx, de cette

ontologie henryenne qui évite à tout prix d’être perçue comme un moralisme naïf, comme ce que

Nietzsche appelait la « moraline », ou, au mieux, comme une forme renouvelée de l’impératif

catégorique de Kant.

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Nous avons l’impression que Henry hérite de l’intransigeance de la distinction

existential/existentiel forgée par Heidegger dans Être et Temps. On se rappelle aussi

comment Heidegger a refusé, dans sa Lettre sur l’humanisme, d’être rangé parmi les

existentialistes en tant qu’il considérait la problématique instaurée par ceux-ci comme étant

extérieure au projet d’une analytique existentiale. La traduction par Henry Corbin de Dasein

par réalité-humaine, et sa reprise telle quelle par Sartre, aurait-elle joué un rôle majeur dans

l’anthropologisation de la problématique de l’être-là heideggérien ? C’est ce que donne à

croire ce passage où Henry écrit :

Mais pourquoi cette chute se produit-elle, et cela non seulement chez les épigones

défaillants des grands philosophes, chez Feuerbach et Bauer incapables de

maintenir la visée ontologique de l’hégélianisme, comme plus tard chez les

existentialistes français, oublieux de la pureté de la problématique

heideggérienne ? [...] L’anthropologie n’est pas seulement le déplacement

immotivé et absurde de l’essence et son insertion dans un autre lieu, dans

l’individu. En celui-ci c’est une autre essence qui s’annonce, c’est la structure

monadique de l’être comme constituant la possibilité ultime et la réalité de l’être

lui-même230.

La trahison de la pureté initiale de la recherche que discute Henry dans ce texte, est, on

l’aura deviné, celle dont se serait rendu coupable par Sartre, lequel réduit les existentiaux

heideggériens à des analyses existentielles. Elle concerne aussi, du côté de l’ontologie

hégélienne, l’anthropologisation par Kojève de l’esprit hégélien. Or, comme nous l’avons vu

dans l’Appendice, pour Henry, la subjectivité n’a aucun être propre dans l’hégélianisme de

Hegel.

Dans ces passages du Marx où il refuse de réduire l’apport marxien à un humanisme

désuet et anachronique, dans sa disqualification de l’anthropologisation kojévienne de

l’hégélianisme, tout comme dans sa dénonciation implicite de l’infidélité sartrienne à

Heidegger, Henry refuserait-il, dans cette répétition du geste heideggérien, de considérer

l’homme comme étant au centre de la problématique marxienne et, pour autant qu’il adhère

à cette dernière, au centre de sa propre philosophie ? Adopterait-il une position anti-

230 Marx II, p. 18.

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humaniste231? La réponse fournie par Henry est, nous semble-t-il, claire et nette : Marx rompt

avec l’humanisme de Feuerbach mais ne souscrit pas à une philosophie de la mort du sujet.

« Dans les textes de la maturité, Marx ne parlera plus jamais de l’homme ni de l’essence de

l’homme, mais seulement et toujours de l’individu vivant232 » affirme Henry. C’est l’essence

abstraite de l’homme qui est désormais mise hors-jeu, non pas l’individu vivant qu’au

contraire la problématique marxienne ne cessera de situer au cœur de la recherche :

L’abandon par Marx du concept feuerbachien du genre, de l’espèce humaine, de

l’universel comme sujet de l’histoire et comme trouvant sa réalisation

progressive par son objectivation en elle, l’abandon de la Gattungswesen ne

signifie nullement l’abandon corrélatif du concept d’individu mais bien au

contraire son émergence, son installation consciente, délibérée et explicite au

centre de la problématique comme concept directeur de la recherche et d’abord

de la compréhension et de l’élaboration du concept d’histoire233.

Pour autant que Henry refuse d’attribuer à Hegel une véritable conception de la

subjectivité, et ne cesse de porter un jugement négatif sur la disparition du sujet dans le

système hégélien, l’individu vivant apparait comme l’antithèse de ce système à laquelle il

faut rendre toute sa dignité. Certes, le sujet henryen, tout comme le sujet marxien d’ailleurs,

n’est pas soumis à une normativité formelle telle que la met en place l’humanisme de la

philosophie de la conscience, mais il demeure au centre des préoccupations philosophiques

de Henry en tant qu’il est indissociable de la phénoménologie de la vie qui est la sienne.

En dépit de ces passages du Marx, cités plus haut, qui témoignent d’une hésitation

herméneutique par rapport à l’humanisme marxien, il convient de prendre garde à ne pas

faire de la philosophie henryenne un amoralisme au-delà de toute axiologie ou une morale

provisoire qui se concilierait avec une phénoménologie radicale allant de pair avec un anti -

231 Position antihumaniste qu’il adopte bien plus tard au chapitre II des Paroles du Christ (2000)

intitulé : « Décomposition du monde humain par l’effet des paroles du Christ ». Dans ce dernier

ouvrage se trouve en effet récusée la représentation de l’homme comme principe et fin de l’éthique

(pp. 29-40). Mais il faut remarquer que la problématique de ce dernier ouvrage est ouvertement

théologique et fort différente. L’antihumanisme qui se fait jour dans ce dernier ouvrage concerne

plutôt le primat qu’accorde Henry à la relation verticale des fils à Dieu sur l’horizontalité des rapports

intersubjectifs des fils. La relation des fils à Dieu est caractérisée par une non-réciprocité qui échappe

à la logique calculatrice de l’échange. 232 Marx I, p. 92. 233 Marx I, p. 193.

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humanisme, surtout quand l’on sait que Henry a composé deux ouvrages passionnés qui

concernent directement l’éthique de la vie individuelle, à savoir la Barbarie et Du

communisme au capitalisme. Dans ce dernier ouvrage, Henry dénonce le déni de

l’individualité qui caractérise toute pensée totalitaire, déni qui émerge aussi bien dans

l’abstraction mortifère du marxisme soviétique que dans celle de l’hyper- capitalisme

« démocratique ». Si la pensée henryenne était véritablement amorale, le Marx aurait suffi :

pourquoi reprendre les analyses patientes de ce dernier dans le cadre de l’actualité de

l’effondrement du communisme en 1990 ?234 L’éthique n’est pas un événement qui

adviendrait de l’extérieur à la vie ; c’est l’auto-savoir de la vie qui veut s’accroitre, c’est ce

que nous nommerions une orthopraxie immanente à la vie, irréductible à une orthodoxie

prescrite par la conscience. L’éthique est même parfois sans ambages identifiée à la praxis et

comme seule alternative de la théorie : « La pratique et elle seule, parce qu’elle constitue la

dimension originelle de l’être, peut révéler en elle et dans l’effectivité de son faire ce qu’il

en est de l’être. C’est pourquoi il ne faut pas trop se hâter de rejeter l’impératif éthique, le

moralisme, les prescriptions dont on entourait autrefois la vie, si la prescription est le

mouvement par lequel la théorie se dépasse vers le lieu le plus originel de l’être235. » La

dualité ontologie/anthropologie, fondée sur la distinction entre l’être en général et l’être de

l’homme n’est plus de mise puisqu’il n’est aucunement possible de dissocier le souci de

l’individu vivant de la vie que l’ontologie phénoménologique a cerné. Sera donc réputé

immoral ce qui nie la vie, les puissances mortifères qui opèrent sa négation, comme l’a pu

l’exercer les systèmes totalitaires.

§ 20- LA CRITIQUE MARXIENNE DE L’INDIVIDUALISME

Il s’agit pour Henry de mettre hors-jeu l’objectivation qui se trouve à l’origine de

l’hypostase du social dans le marxisme, c’est-à-dire de cette vision sociologisante selon

234 On peut nous faire observer que l’ouvrage est une simplification didactique du Marx destiné à un

grand public. Mais la série de conférences publiées sous le titre « Le socialisme selon Marx » remplit

déjà cette fonction. Si l’on admet que Henry ne se complait pas dans la répétition des thèses du Marx,

il faut reconnaitre à l’ouvrage Du communisme au capitalisme une portée éminemment éthique. 235 M. Henry, « Le concept de l’être comme production », in PV-III, p. 39.

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laquelle la société détermine entièrement l’individu. Pour Henry, l’immersion de l’individu

dans le social, assez soulignée, il faut l’admettre, par Marx236, n’annule pas pour autant le

caractère individuel de l’action. Le souci de la réalité chez Marx est-il pourtant à ce point

solidaire d’une valorisation de l’individualité ? Ne croisons-nous pas des textes où Marx

présente l’individualité comme une illusion qui est radicalement étrangère à la réalité, des

textes qui, en somme, constituent un démenti flagrant des thèses henryennes ? C’est ainsi que

Marx s’exprime dans son Introduction générale à la critique de l’économie politique (1857),

texte que Jacques Texier oppose massivement à l’interprétation henryenne237:

L’homme est, au sens le plus littéral du terme un zôon politikon, il est non

seulement un animal social, mais un animal qui ne peut s’individualiser que dans

la société. L’idée d’une production réalisée par un individu isolé, vivant en

dehors de la société - fait rare qui peut bien arriver à un homme civilisé égaré par

hasard dans une contrée sauvage et qui possède virtuellement les forces de la

société - n’est pas moins absurde que l’idée d’un développement du langage sans

qu’il y ait des individus vivants et parlant ensemble238.

On croirait lire Aristote s’il n’était question d’individualisation et si la seconde phrase

n’établissait une analogie entre la production matérielle et le langage humain. En effet, cette

citation est d’inspiration aristotélicienne239 pour autant qu’elle sanctionne la conception de

l’homme comme un animal politique qui puise son être dans l’espace de la Cité. S’ajoute

néanmoins à l’anthropogenèse aristotélicienne, à cette dimension humanisante de la Cité hors

de laquelle l’homme n’est pas humain, le rôle individualisant du social. Le social ne fait pas

236 Surtout dans les Manuscrits de 1844, la phase typiquement feuerbachienne de Marx. Dans ces

textes, Henry fait ressortir la marque de la dialectique de Hegel : « La ‘société’ n’est rien d’autre en

fin de compte que ‘l’esprit objectif’. Elle est le lieu où l’universel devient objectif, où l’essence de

l’homme est là pour tous et pour chacun ». Marx I, p. 119. L’individu apparait comme la

subjectivation de l’être générique social. Ainsi, l’abstraction religieuse fait place à l’abstraction de la

société. 237 Dans une discussion de vive voix qui a eu lieu entre Henry et Texier, celui-ci reproche à Henry la

naturalisation de l’esseulement : « L’indépendance, l’isolement, l’atomisation des individus est le

produit d’un système de rapports sociaux. Voilà à mon avis, ce qui est le propre de la pensée de

Marx ». M. Henry, « Préalables philosophiques à une lecture de Marx », in PV-III, pp. 66- 71. 238 K. Marx, Critique de l’économie politique, Œuvres I (Économie), Paris, Gallimard, coll. « La

Pléiade », 1963, p. 236 ; souligné par nous. 239 Marx et Aristote divergent néanmoins sur la portée du travail. Alors que le travail apparait souvent

chez le premier comme la différence spécifique de l’homme, il ne possède pas un caractère

anthropogène chez le second.

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qu’envelopper l’individu mais, à proprement parler, l’individue, c’est-à-dire lui accorde la

possibilité de s’enrichir et se différencier au sein du processus de socialisation. Dans la

seconde partie de la citation, Smith et Ricardo sont accusés, de par leur individualisme

méthodologique, de penser l’individu isolé, coupé de ses rapports avec la société. Or, pour

autant que la production matérielle est au contraire une production sociale, inconcevable à

partir d’individus isolés les uns des autres, elle ne peut être pensée qu’à partir des rapports

sociaux concrets qui la constituent.

Dès lors, la subjectivité se découvre plutôt comme un processus que comme une

donnée initiale qui ne serait redevable en rien à une socialisation240. Olivier Clain se réfère à

un passage du premier chapitre du Capital où Marx, explicitant le rapport entre la forme

relative et la forme équivalente de la valeur, et, après avoir établi que la forme relative (toile)

trouve son expression dans la valeur d’usage de la forme équivalente (habit), écrit dans une

note : « Sous un certain rapport, il en est de l’homme comme de la marchandise. Comme il

ne vient point au monde avec un miroir, ni en philosophe à la Fichte dont le moi n’a besoin

de rien pour s’affirmer, il se mire et se reconnait d’abord seulement dans un autre homme.

Aussi cet autre, avec peau et poil, lui semble-t-il la forme phénoménale du genre homme241. »

Si l’on suit Clain, c’est la dialectique de la reconnaissance de Hegel que Marx prend comme

modèle dans cette note. En effet, autrui est ici « l’équivalent » dans lequel se mire le soi.

Cette dialectique fait du soi le fruit d’une construction qui dépend des rapports entre les

individus plutôt qu’une donnée initiale. Autrement dit, dans cette conception, le moi ne

devient une instance psychique que parce qu’il fait abstraction de la singularité du soi au

240 Olivier Clain retrouve cette dialectique de la subjectivité et de la socialité dès le premier chapitre

du Capital : « La dialectique du miroir est la logique générale de la socialisation primordiale. Marx

vise donc une dialectique qui est celle de la socialité en formation. Plus généralement encore, tous

ces passages, qui foisonnent maintenant, où l’on pourrait croire qu’il fait de la rhétorique en parlant

de la sociabilité des marchandises, préparent en fait d’ores et déjà la théorie du fétichisme mais

découlent de la dialectique de la reconnaissance analysée par Hegel. Dans une note cruciale, la plus

importante de tout ce chapitre, note de la page 582, Marx anticipe la thèse lacanienne du stade du

miroir et annonce très clairement que la dialectique qu’il décrit ne vaut pas seulement pour la

marchandise mais également pour la genèse du ‘Moi’ de l’homme. Lacan a nommé ‘stade du miroir’

le moment où la subjectivité se transforme radicalement par le fait d’une identification primordiale,

par le fait qu’elle assume l’image d’un autre corps que le sien comme sienne. » O. Clain, « La

dialectique de la marchandise dans le premier chapitre du Capital. Sur Hegel et Marx », in O. Clain

(dir.), Marx philosophe, Québec, Éditions Nota Bene, 2009, pp. 173-174. 241 K. Marx, Le Capital, Œuvres I (Économie), Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1968, p. 582,

note a ; souligné par nous.

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moment même où ce dernier se reconnait dans l’autre et où, ce faisant, il abstrait la

reconnaissance de l’autre de tout contexte pour en faire sa structure intime : le moi est

reconnaissance de soi, mais ce qui est alors reconnu par lui n’est plus le soi vivant initial. En

psychanalyse on insistera plutôt sur le procès d’identification du soi lui-même : le désir

procède d’une identification au désir de l’autre qui assure au soi un mode singulier de jouir

de l’existence en même temps qu’il nie précisément cette singularité. Le désir est à la fois

pensé alors comme pure singularité et en même temps comme porté par des signifiants

universels qui doivent eux-mêmes être investis affectivement. Mais précisément, cet

investissement affectif demeure ce qui singularise le soi.

Marx nomme « robinsonnades » les élaborations conceptuelles de l’individu isolé qui

ne font pas référence à la dimension sociale de l’individu. Ces robinsonnades sont dénoncées,

entre autres, dans Misère de la philosophie moyennant la critique adressée à Proudhon. Celui-

ci part en effet de l’individu isolé pour expliquer la transformation de la valeur d’usage en

valeur d’échange, le point de départ de la production sociale. Marx passe en revue des

problèmes économiques successifs et imagine, ironiquement, la même chanson de

Proudhon : « Mettez qu’une personne ait proposé à d’autres personnes, ses collaborateurs

dans des fonctions diverses…. 242. » Pour Marx, il est vain de chercher à expliquer des

phénomènes sociaux à partir de la proposition d’un individu, censée guider les moments d’un

mode de production. En isolant le producteur et le consommateur et en décrivant leur rapport

comme celui de contractants libres, Proudhon gomme la dissymétrie réelle qui caractérise

leur rapport, refoule l’expropriation du premier243, sa privation de ses moyens de production,

et l’accumulation du capital qui favorise le comportement du second. En outre, dans l’horizon

de l’économie marchande, le producteur est contraint d’écouler sa marchandise de même que

le consommateur est contraint de consommer pour subvenir à ses besoins vitaux. Enfin, la

production est elle-même une consommation de matières premières et la consommation est

historiquement conditionnée par la production244. Il n’est donc pas possible de dissocier le

242 K. Marx, Misère de la philosophie, Paris, Éditions sociales, 1947, p. 33. 243 Ainsi les physiocrates naturalisent la rente foncière : « Enfin, les physiocrates, si supérieurs à tant

d’égards, n’ont-ils pas imaginé que la rente foncière n’est pas un tribut arraché aux hommes, mais un

présent fait par la nature même aux propriétaires ? ». K. Marx, Le Capital, op.cit., p. 618. 244 Ce qui n’est pas le cas du besoin qui présente pour Marx certains caractères fixes. « Chaque besoin

qui est à la base d’un ‘désir’ est pareillement quelque chose de ‘fixe’, et saint Max ne réussit pas,

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producteur du consommateur. Ce que Marx reproche à Proudhon, c’est de ne concevoir

qu’une contradiction idéale, privée de toute référence aux contradictions réelles qui

parcourent l’histoire. En réalité, les catégories son enracinées dans l’histoire. C’est pourquoi

on ne peut comprendre les sociétés passées à la lumière des catégories de la société actuelle,

ce qui serait commettre un anachronisme245.

Comment ne pas penser, de nos jours, à cette représentation abstraite de l’Homme ou

de la Femme, idéalement isolés l’un de l’autre, qui fait abstraction des rapports réels entre

l’homme et la femme. Tout se passe comme si l’homme existait sans la femme et inversement

tandis que, dans la réalité, l’un et l’autre, leurs comportements, la prédominance de l’un ou

de l’autre, ne se définissent que dans leur interaction réelle et effective. Toutes ces

conceptions de l’Homme ou de la Femme partent, en somme, d’archétypes imaginaires, de

représentations idéales n’ayant aucun correspondant dans l’histoire réelle de la production et

des rapports sociaux. Henry souligne le fait que Marx met en cause la représentation de

l’individu et non sa réalité : « La critique des robinsonnades se situe tout entière sur le plan

de la représentation, elle n’a comme telle aucun rapport avec une problématique de l’individu

dont la réalité se trouve au contraire présupposée par tous les concepts possibles de l’individu,

et cela précisément comme ce qui les fonde chaque fois246. » Il ne faut donc pas confondre

les « robinsonnades » dénoncées par Marx avec les individus réels et vivants !

Il va s’agir pour Henry de relativiser la portée philosophique de ces textes cités ci-

dessus où le social se découvre comme une dimension constitutive de la subjectivité, non pas

pour lui opposer une subjectivité qui n’entretiendrait aucune relation avec le social, mais pour

ancrer tout rapport social dans l’immanence de la vie. De fait, Henry reconduit à la pensée

de Hegel la prédominance de l’universel qui règne dans ces textes. Cette prédominance de

l’universel se reproduit aussi bien, comme nous l’avons vu, dans le genre de Feuerbach,

concept à partir duquel le jeune Marx va penser la société civile, que dans la conscience

malgré tous ses efforts, à lever cette ‘fixité’, à en venir par exemple au point de ne pas devoir manger

à intervalles ‘fixes’. Les communistes non plus ne songent d’ailleurs nullement à supprimer cette

fixité de leurs désirs et de leurs besoins, comme Stirner, dans son univers chimérique, leur en prête

l’intention ». K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 289. 245 Marx I, p. 451. 246 Marx II, p. 37.

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stirnérienne, laquelle fournit à Marx une puissante arme contre Hegel, quoique pour se

trouver au final rejetée en raison de son idéalisme.

§ 21- LA REPRÉSENTATION IDÉOLOGIQUE DE L’INDIVIDU

Dans les sociétés précapitalistes traditionnelles, la place occupée par l’individu, le

métier qu’il exerce, lui sont imposés par les conditions sociales dans lesquelles il s’inscrit.

Ainsi, dans la société féodale où l’individu est soumis à un « ordre », il y a coïncidence entre

l’activité personnelle et l’activité sociale : « un noble reste toujours un noble, un roturier

toujours un roturier, abstraction faite de ses autres rapports ; c’est une qualité inséparable de

son individualité247. » L’idéologie individualiste issue des pratiques bourgeoises, dont le

libéralisme du XVIIIe siècle constitue le point d’orgue, conçoit, par contre, l’individu comme

une entité autonome indépendante du groupe dans lequel elle s’inscrit. « C’est ce concept

idéologique de l’individu, non l’individu réel, que rejette Marx lorsqu’il met en question la

représentation que l’on pouvait se faire de l’individu au XVIIIe siècle, à savoir celle d’un

individu isolé, ‘dégagé des liens naturels’ et à partir duquel il serait possible de reconstruire

la société civile et la société politique248 » précise Henry.

C’est au moment où les déterminations sociales se séparent des déterminations

personnelles, c’est dans leur décalage qu’émerge la contingence qui caractérise le rapport de

l’individu à ses conditions sociales. Contingence qui se déguise en liberté alors qu’elle n’est

en réalité que le produit de l’histoire. « La différence entre l’individu personnel opposé à

l’individu en sa qualité de membre d’une classe, la contingence des conditions d’existence

pour l’individu n’apparaissent qu’avec la classe qui est elle-même un produit de la

bourgeoisie. C’est seulement la concurrence et la lutte des individus entre eux qui engendrent

et développent cette contingence en tant que telle249 » affirme Marx. Contrairement à une

société de castes, une société de classes, rendue possible par la concurrence accompagnant

l’essor du libre marché, permet la mobilité sociale, ouvre la possibilité de changer de classe

247 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 94. 248 Marx II, p. 36. 249 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 94.

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et établit un rapport de contingence entre l’individu et sa fonction sociale. « Pour que se fasse

jour au contraire l’idée d’une opposition entre les déterminations sociales et les

déterminations ‘personnelles’ il faut que l’activité du métier apparaisse comme contingente

à l’individu qui l’accomplit, il faut qu’il se représente la possibilité d’exercer une autre

activité que celle qu’il exerce actuellement250 » explique Henry, suivant Marx.

Le régime bourgeois entend donc libérer l’individu de la fixité de sa position sociale

dans les sociétés traditionnelles. Mais cette liberté est fictive pour autant qu’elle voile

l’assujettissement réel de l’individu à l’objectivité matérielle. « Par conséquent, dans la

représentation, les individus sont plus libres sous la domination de la bourgeoisie qu’avant,

parce que leurs conditions d’existence leur sont contingentes ; en réalité, ils sont

naturellement moins libres parce qu’ils sont beaucoup plus subordonnés à une puissance

objective251 » fait observer Marx. La bourgeoisie produit donc, dans des conditions sociales

et historiques déterminées, une représentation idéologique illusoire d’un individu autonome,

affranchi du lien social et auto-suffisant. La contingence, c’est cette possibilité qui s’offre à

la représentation de pouvoir se soustraire aux déterminations matérielles. Loin de constituer

une véritable liberté qui rompt le déterminisme matériel, la contingence est le produit d’une

représentation idéologique, une liberté seulement formelle ancrée dans l’appartenance à une

classe. L’individu isolé apparait dès lors comme une création historique dont il est possible

de retracer la genèse concrète. « La différence entre l’individu personnel et l’individu

contingent n’est pas une distinction du concept, mais un fait historique252 » précise Marx.

Notons que l’individu personnel et l’individu contingent désignent un seul et même individu,

selon deux perspectives : celle où il apparait comme déterminé par ses conditions sociales et

celle où il apparait comme affranchi de cette même sujétion. L’individu n’est pas plus libre

avec l’émergence de l’individu contingent ; il est seulement moins conscient de la force qui

le détermine.

Il faut cependant prendre garde à ne pas confondre l’individu et la représentation de

l’individu. C’est pourquoi il convient de dire avec Henry : « C’est à l’idée de l’individu qu’on

250 Marx I, p. 244. 251 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., pp. 94-95 ; souligné par nous. 252 Ibid., p. 97.

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peut chercher à assigner une date de naissance dans l’histoire, en aucune façon aux individus

eux-mêmes dont le matérialisme historique a montré que l’histoire commence avec eux253. »

Si l’idée de l’individu se fait jour dans des conditions matérielles précises, il reste que seul

l’individu réel constitue le support archaïque de toute forme de production matérielle et, par

conséquent, de toute représentation qui en serait solidaire. Si, comme le formule Michel

Foucault, « l’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément

la date récente »254, l’individu réel a, pour sa part, toujours existé. Sinon, « c’est comme si

l’on disait que les Pyramides se sont construites toutes seules sous prétexte que le concept de

l’individu n’est pas encore né en Égypte255. » C’est la même illusion de l’atomisme que fait

ressortir Marx dans la Sainte Famille :

À parler avec précision et au sens prosaïque du terme, les membres de la société

bourgeoise ne sont pas des atomes […] L’individu égoïste de la société

bourgeoise a beau, dans sa représentation non sensible et son abstraction sans

vie, se gonfler jusqu’à se prendre pour un atome […] l’infortunée réalité sensible,

elle, ne se soucie pas de l’imagination de cet individu ; [...] et il n’est pas jusqu’à

son profane estomac qui ne lui rappelle chaque jour que le monde hors de lui

n’est pas vide, qu’il est au contraire ce qui, au sens propre, remplit [...] Ce qui

assure la cohésion des atomes de la société bourgeoise, ce n’est donc pas l’État,

c’est le fait que ces atomes ne sont des atomes que dans la représentation, dans

le ciel de leur imagination — et qu’en réalité ce sont des êtres prodigieusement

différents des atomes : non pas des égoïsmes divins, mais des hommes

égoïstes256.

La pensée qui fait abstraction du caractère social de l’individu n’est pas seulement

réprouvée du fait de l’égoïsme moral dont elle est le prolongement théorique. Cela, Bauer

l’avait déjà fait, suivant en cela Hegel, souhaitant remédier à l’égoïsme par le pouvoir

253 Marx II, p. 36. 254 M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, pp. 397-398. 255 Marx II, p. 37. 256 K. Marx et F. Engels, La Sainte Famille, op.cit., p.146 ; souligné par nous.

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unificateur de l’État. En fait, c’est le contenu même de l’individualisme qui s’avère être faux

pour Marx dans la mesure où il ne s’accorde pas avec la réalité. Les individus croient être

des atomes mais leurs besoins les ramènent à la réalité. Le besoin, le véritable moteur de

l’association et de la coopération entre les hommes, ce premier fait métahistorique qui

conditionne la production matérielle de la vie, rappelle à l’égoïste son être-avec autrui. Les

hommes ont toujours produit ensemble dans des conditions matérielles données qu’ils n’ont

pas choisies : « Les individus sont toujours partis d’eux-mêmes, naturellement pas de

l’individu ‘pur’ au sens des idéologues, mais d’eux-mêmes dans le cadre de leurs conditions

et de leurs rapports historiques donnés257 » dit bien Marx.

Selon Henry, c’est bien cette production commune, à proprement parler une

coopération inscrite dans un environnement social, qui constitue l’intersubjectivité originelle,

ultérieurement pervertie par la réification apportée par l’organisation industrielle :

Depuis qu’il y a des hommes la production des biens nécessaires au maintien de

leur vie est une production en commun. Tel est justement le fondement de la

communauté. C’est parce que le travail prend nécessairement la forme d’une

collaboration de plusieurs individus et se présente ainsi comme un co-travail,

c’est parce que pour vivre, les individus agissent de concert, qu’ils vivent

ensemble. L’Être-avec est un faire-ensemble et repose sur lui. Comme l’être,

l’intersubjectivité trouve son essence originelle dans la praxis258.

L’idéologie est à la fois un savoir et une mystification. Elle représente bien le réel des

pratiques mais elle le représente comme autre que lui et il s’agit là d’une nécessité de

structure : « Et, si, dans toute l’idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent

placés la tête en bas comme dans une camera obscura, ce phénomène découle de leur

processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine

découle de son processus de vie directement physique » nous dit Marx259. L’idéologie

représente les pratiques et leurs rapports mais l’idéologie ne reflète pas celles-ci pour autant

qu’elles ont pour contenu ce qui se substitue comme représentation déterminée à la réalité

257 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 94. 258 Marx II, p. 119 ; souligné par nous. 259 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., pp. 50-51.

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des rapports entre pratiques qui déterminent en fait le contenu représenté. L’idéologie

représente le monde mais à l’envers ; les pratiques qui sous-tendent l’idéologie font que celle-

ci représente le monde, mais l’idéologie ne reflète pas celui-ci pour autant que le contenu

qu’elle véhicule n’est pas en adéquation avec la réalité mais bel et bien en décalage. Cette

conception qui figure dans l’Idéologie Allemande est plus complexe que celle qui surgit en

1859 dans la Critique de l’économie politique260. Que les conditions dites « matérielles »

expliquent en « dernière instance » les représentations, comme disent les marxistes à la suite

d’Engels, cela semble juste à condition de préciser la manière dont cette représentation

surgit : elle le fait en inversant la réalité. Ainsi s’exprime Marx :

À l’encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c’est

de la terre au ciel que l’on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les

hommes disent, s’imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu’ils sont dans

les paroles, la pensée, l’imagination et la représentation d’autrui, pour aboutir

ensuite aux hommes en chair et en os ; non, on part des hommes dans leur activité

réelle ; c’est à partir de leur processus de vie réel que l’on représente aussi le

développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital261

Si les membres de la société bourgeoise sont atomisés, cela ne signifie pas qu’ils

vivent comme des atomes, puisqu’ils ne le peuvent. Cela signifie plutôt qu’à travers

l’immixtion de l’idéalité économique dans les conditions matérielles, les individus

deviennent moins individualisés, laissant place à l’illusion de l’autarcie. De là provient cette

représentation de l’individu-atome. Elle est vraie au sens où elle reflète ce mouvement

d’atomisation dû à l’idéalité économique. Mais elle est fausse, voire l’inverse de la réalité

dans la mesure où elle prétend que l’homme vit comme un atome, chose impossible. La

représentation ne peut émerger de la réalité que si elle décrit un mouvement, celui de la

désindividualisation, plutôt qu’un état de fait, permanent et fixe. C’est la représentation,

amplifiée et inversée, de pratiques sociales qui ne sont pas éternelles et qui peuvent changer.

Amplifiée puisque l’individu n’est jamais un atome. Inversée dans la mesure où, l’idéalité

260 Voilà ce que dit Marx en 1859 : « L’ensemble de ces rapports forme la structure économique de

la société, la fondation réelle sur laquelle s’élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent

des formes déterminées de la conscience sociale ». K. Marx, Critique de l’économie politique, op.cit.,

p. 272. Rappelons que l’essentiel de cette idée figure également dans le Capital. 261 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 51.

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économique, quand bien même elle opère au niveau de la réalité, n’en est pas moins une

idéalité qui recouvre l’interdépendance naturelle entre les hommes pour la travestir en

autarcie. L’individualisation authentique de la société communiste doit se substituer à la

fausse individualisation (atomisation) du faux universalisme (ruse de la raison). Nous avons

d’une part, une société prétendument « individualiste » qui lie ses membres par leurs besoins

et fonctionne dans l’élément de l’idéalité (qui n’est donc pas, de ce fait, individualiste), de

l’autre une société prétendument collectiviste qui, en réalité, libère l’individu de la division

du travail et lui donne la possibilité d’épanouir ses talents (donc au fond individualiste, mais

au sens de l’individualisation cette fois). En somme, ce n’est pas l’individu que Marx

souhaite abolir mais l’individu bourgeois comme il l’exprime dans le Manifeste : « Or

l’abolition de cet état de choses, la bourgeoisie l’appelle fin de la personnalité et de la liberté !

Elle n’a pas tort. Il s’agit bel et bien de supprimer la personnalité, l’indépendance et la liberté

bourgeoises262. »

§ 22- PROPRIÉTÉ PRIVÉE ET INDIVIDUALITÉ

Si l’égoïsme féroce qui caractérise la société civile n’est pas, dans la réalité, adouci

par l’État, il faut dès lors se tourner vers les conditions réelles de l’exploitation de l’homme

par l’homme. C’est la propriété privée, à l’origine des rapports de dominant/dominé, qui doit

être remise en question. Si la propriété privée, jalousement conservée par l’égoïsme, se trouve

dépendre de l’individualité, c’est cette dernière qui ne pourra plus bénéficier d’une

appréciation positive dans l’œuvre marxienne, disent les marxistes. Or, en est-il

véritablement ainsi ? L’on pourrait croire que Marx fait équivaloir propriété et individualité.

Or il suffit, comme le prescrit Henry263, de se tourner vers l’Idéologie Allemande pour assister

à une dissociation des deux concepts qui fait ressortir leur hétérogénéité. En effet, la propriété

privée n’est pas l’expression de l’individualité selon l’Idéologie Allemande. Un passage

éclairant de la troisième partie de l’ouvrage nie explicitement cette corrélation moyennant la

262 K. Marx, Manifeste du parti communiste, Philosophie, Paris, Gallimard, 1982, p. 418. 263 Marx II, p. 40.

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réfutation de la confusion stirnerienne de la propriété et de l’individualité. De fait, Stirner

s’était opposé à la prescription communiste de l’abolition de la propriété en exploitant la

parenté étymologique entre « propriété » et « propre » (selon la méthode des appositions

dénoncée par Marx264). Pour Stirner, est propre tout ce qui appartient à l’individu, son corps,

ses pensées, etc. À moins de renoncer à soi, il n’est donc pas possible, selon Stirner, d’abolir

la propriété. Or, l’examen du terme « propriété », de répondre Marx, ne révèle rien sur la

propriété privée réelle. En réalité, seul ce qui peut être cédé dans un marchandage peut être

considéré comme une propriété privée. L’individualité ne saurait être « bazardée » à moins

de s’aliéner ; si l’individualité est aliénée dans la propriété privée, celle-ci n’est alors pas ce

qui est « propre » mais bien au contraire ce qui est étranger et c’est seulement en l’abolissant

que l’individualité peut s’épanouir. Marx étend même le pouvoir aliénant de la propriété aux

choses pour autant que, sous l’angle de la propriété privée, elles apparaissent uniquement

comme rentables. « Le sol n’a rien à voir avec la rente foncière, la machine rien de commun

avec le profit265 » affirme Marx. La rente repose sur des rapports sociaux qui la rendent

possibles, aucunement sur l’individualité du sol en tant que tel ; elle n’est pas une propriété

naturelle du sol. La rente est une notion économique artificielle, tributaire d’un système idéel

qui n’est pas inscrit dans la nature de la terre. La propriété privée, la possibilité pour une

chose d’entrer dans des rapports sociaux et de produire un profit, sa « réalisation » dans

l’échange, n’est, au bout du compte, d’aucune manière apparentée à l’individualité du sol.

L’individualité de l’individu vivant ne dépend pas de l’appropriation de la propriété

privée. C’est ainsi que Henry use d’un argument ad absurdum : « si c’est la propriété qui fait

l’individualité, ceux qui ne possèdent rien n’existent pas266. » En réalité, la propriété, c’est

justement ce qui aliène l’individualité, ce qui la refoule pour faire éclore une qualité

imaginaire. Comme Shakespeare l’avait bien exprimé dans Timon d’Athènes (acte IV, scène

III), l’alchimie vénale dispose du pouvoir de transformer une qualité en son contraire.

« Shakespeare savait déjà mieux que nos petits bourgeois férus de théorie combien l’argent,

forme de la propriété la plus générale de toutes, a peu à voir avec les particularités de la

264 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 306. 265 Ibid., p. 262. 266 Marx II, p. 40.

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personne, combien même il lui est, en fait, opposé267 » estime Marx. « Les particularités de

la personne » sont recouvertes par le masque social, par la persona qui fait passer la qualité

individuelle dans son contraire. L’argent est l’élément idéel où s’abolissent toute les

différences réelles, d’où leur transsubstantiation en leur contraire. Voici le commentaire de

Henry : « L’individu est ce qui ne peut être séparé de soi. Pareille impossibilité ne qualifie

pas seulement les contenus inhérents à l’individu comme ses contenus propres, au sens

métaphysique, elle constitue bien plutôt en tant que telle, comme impossibilité principielle

de se séparer de soi, comme immanence radicale de la subjectivité, l’individualité elle-même,

l’ipséité du moi268. »

§ 23- L’ALIÉNATION VÉNALE

C’est dans les Manuscrits de 1844 que le concept d’aliénation fait sa véritable entrée

en scène dans l’œuvre de Marx. Aliénation définie péjorativement, comme chez Feuerbach

et à la différence de l’Entäusserung de Hegel. « C’est chez Feuerbach en effet que le concept

d’aliénation manifeste une mutation décisive. Aliénation ne veut plus dire réalisation mais,

au sens ordinaire du mot : perte, privation269. » L’aliénation désigne la perte de la vie

générique, et, en tant que cette vie générique ne se manifeste que dans la conscience

proprement humaine, la subordination de l’activité de la conscience à la vie naturelle de

l’homme, c’est-à-dire à l’obligation de satisfaction de ses besoins. Plus concrètement, lorsque

l’ouvrier est dépossédé du produit de son travail, c’est du pouvoir de sa conscience qu’il est

dépossédé pour autant que les lois génériques de la conscience ne s’objectivent que dans cet

objet. C’est la différence spécifique de l’homme avec l’animal, la conscience, qui se trouve

ainsi perdue.

267 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 262. « Le romantisme shakespearien est la

vérité transcendantale de l’économie marchande » écrit éloquemment Henry. Marx II, p. 207. 268 Marx II, p. 39. 269 Marx II, p. 70.

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En dépit de cette identification des Manuscrits de 1844 à un sous-produit de

l’hégélianisme, Henry reconnait pourtant que la dépossession dénoncée par Marx concerne

l’individu et non pas le genre : « Mais cet être étranger n’est pas la simple objectivité de

l’objet produit, l’homme qu’il désigne n’est pas l’objectivation de soi du genre. C’est parce

qu’un autre individu lui a pris l’objet de son travail et ce travail lui-même que le travailleur

est aliéné270. » Et c’est à ce titre que Henry peut justement thématiser la question de l’individu

dans les Manuscrits de 1844, assouplissant du coup sa coupure herméneutique : « L’individu

a justement remplacé le genre pour définir la réalité et la condition du travailleur aliéné

présuppose l’extériorité métaphysique des monades271. »

Toutefois, une question urgente se pose : si les idéalités sont jugées incapables de

modifier la vie puisqu’irréelles, comment dès lors attribuer à l’économie le pouvoir de la

transformer ? Si l’objectivation hégélienne doit être définitivement mise hors circuit, si

« quand elle qualifie la subjectivité, l’aliénation ne peut plus désigner le processus

ontologique de l’objectivation272 », comment rendre compte de l’aliénation de la vie des

individus par l’économie?

Cette aliénation ne peut se produire au sein de l’affect henryen, dans cette coïncidence

de soi à soi. Aucune mise à distance, en effet, ne permettrait à l’argent de modifier l’affect

car ce qui est de l’ordre de l’extériorité est sans pouvoir à l’égard de la vie. Si l’aliénation

comprise comme objectivation a été mise hors-jeu, le problème reste de savoir comment

l’aliénation, cette altération de l’affect dans une hétéro-affection, est rendue possible. Est-ce

dans la réalité ou dans l’imagination que l’argent exerce ce pouvoir alchimique qui consiste

à convertir la représentation en réalité et l’inverse ?

On retrouve cette aliénation de l’individualité par la puissance vénale dans les

Manuscrits de 1844. À son insu, Marx prend le contre-pied du genre de Feuerbach en

récusant la conception d’une totalité générique qui compense les tares d’un individu par les

qualités de l’autre et cela, au prisme de la nature fantastique de l’argent. S’appuyant sur un

passage remarquable du Timon d’Athènes de Shakespeare, Marx caractérise l’argent comme

270 Marx II, p. 14. 271 Marx II, p. 14. 272 Marx II, p. 130.

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inversion de la réalité et de la représentation. L’argent prête son assistance à l’individu qui

lui demande sa faveur : « Ce que je ne puis en tant qu’homme, donc ce que ne peuvent toutes

mes forces essentielles d’individu, je le puis grâce à l’argent273. » L’argent distribue les

qualités que l’individu ne possède pas et dissout toute différenciation individuelle réelle dans

l’universalité vénale.

L’argent est le pouvoir de perversion par excellence, c’est-à-dire un pouvoir

d’inversion dialectique et kénotique qui fait de l’individu le simple prédicat du sujet-argent.

Le monde vénal est un monde à l’envers qui subordonne la réalité à la représentation.

L’argent est un principe d’inversion dans la mesure où l’occultation de la qualité réelle se

conjoint à la présentation de la qualité imaginaire comme une réalité. En vertu de sa force, la

laideur se transforme en beauté, la maladie en santé, etc. Au fait, l’argent répond au schéma

de la kénose pour autant qu’il réalise la qualité conférée à travers la perte de la qualité réelle.

Nous assistons à une kénose vénale qui est « le monde à l’envers, la confusion et la

permutation de toutes les propriétés naturelles et humaines274. » Les propriétés naturelles ou

acquises de l’individu sont gommées par l’anonymat de l’argent, désormais seul acquéreur

de qualités.

Pourtant, si l’individu malhonnête, par exemple, devient honnête aux yeux d’autrui,

cette alchimie laisse intacte la qualité réelle. Dans le milieu de la représentation, la valeur est

indifférente aux déterminations réelles. « La Logique, c’est l’argent de l’esprit, la valeur

pensée, spéculative, de l’homme et de la nature, leur essence devenue irréelle parce que

complètement indifférente à toute détermination réelle275. » L’image de chacun est ainsi

façonnée à la mesure de ce qu’il possède de telle sorte que l’apparence de l’honnêteté

extérieure peut avoir pour cause réelle la malhonnêteté intérieure réelle. C’est à partir de son

contraire idéal que la valeur se produit pour l’individu. Serait-il avisé d’affirmer que ce texte,

tiré des Manuscrits de 1844, exprime l’essence de l’individualité en tant qu’il définit cette

dernière comme l’élément qui subsiste après la réduction de la transcendance de l’inversion

opérée par l’argent ? Il est au moins sûr qu’il met en avant le caractère abstrait de l’économie,

273 K. Marx, Manuscrits de 1844, op.cit., p. 210. 274 Ibid., p. 211. 275 Ibid., p. 162.

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qu’il présente l’économie comme l’aliénation de la vie. Or, n’est-ce pas le genre qui rend

possible ce transfert de qualités d’un individu à un autre ? L’argent, ce médiateur absolu,

n’est-il pas comme le genre de Feuerbach, que Henry définit comme « cette puissance

supérieure aux individus et qui échange arbitrairement entre eux les prédicats de l’être, qui

les possède réellement lui-même, tandis que l’individu n’est que le lieu de leur actualisation

toujours provisoire et toujours partielle276 » ? L’argent est l’équivalent général, non

seulement des marchandises, mais aussi des qualités humaines. Pour faire accéder à l’être la

valeur chez l’un, il faut qu’il la dépouille de sa réalité chez l’autre. À la différence de la

religion, qui, pour Feuerbach, constitue la réalisation imaginaire d’un potentiel humain réel,

l’argent convertit la représentation imaginaire en réalité.

La critique du capitalisme et du fétichisme de l’argent qui lui est corrélé doit donc se

concilier à une critique du concept de genre car l’universalité illusoire de l’argent suppose

l’universalité fantastique du genre. C’est parce que le genre est anonyme et impersonnel,

qu’il unifie et fédère toutes les différences, que l’argent peut exercer son pouvoir. Seul un

anonymat sans visage permet à une qualité mensongère d’apparaître, rend possible

l’affabulation, ce qui serait impossible dans la différenciation et l’individuation. L’élément

du genre est l’élément dionysiaque qui abolit les différences, où, pour user du mot de Hegel

à l’endroit du système de l’identité de Schelling, toutes les vaches sont noires277. Le genre

est la collection de tous les prédicats humains ; or, aux yeux de Henry, ce sont des prédicats

imaginaires, c’est une représentation de prédicats sans rapport avec l’activité individuelle

telle qu’elle s’éprouve subjectivement et qui pourtant assure la réalité de ces prédicats278.

Seul l’élément fantastique du genre permet l’éclosion de qualités fantastiques.

L’on dira, en somme, que ce texte fait valoir l’opposition individu/abstraction même

s’il est rédigé avant 1845. L’abstraction passe par une aliénation, similaire à celle de la

religion, de la réalité. Seulement, là où la religion convertit la réalité en représentation,

l’argent possède ce pouvoir occulte de convertir la représentation en réalité, non pas au sens

ontologique établi par Henry qui veut que seule la réalité fonde la représentation, mais au

276 Marx II, pp. 15-16. 277 G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, op.cit., t. I, p. 16. 278 Marx I, p. 80.

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sens d’une persona sociale qui extériorise socialement des vœux intérieurs, lesquels

demeureraient potentiels sans cette aliénation.

Dans le second tome du Marx, Henry analyse rétrospectivement ce texte des

Manuscrits de 1844 qui renvoie au Timon d’Athènes de Shakespeare, et le comprend à partir

de la genèse transcendantale de l’économie qu’il y a établie. L’aliénation de la subjectivité

dans l’argent est identique à l’aliénation du travail subjectif dans la marchandise soutient-il.

Seulement, ce qui est spécifique dans cette aliénation, c’est qu’elle concerne les « modalités

de la vie individuelle elle-même, les déterminations de la subjectivité279. » Ce sont des

qualités individuelles qu’elle échange. Pour qu’une telle aliénation soit possible, il faut

cependant que les déterminations individuelles apparaissent comme les déterminations de

l’argent même. Est réel ce qui peut être réalisé par le pouvoir de l’argent. La représentation

est ici comprise comme ce qui ne peut être réalisé, ce qui demeure à l’état de souhait. L’argent

apparait donc comme l’échange, non pas des marchandises, mais des déterminations

subjectives.

Si l’immanence radicale de la force de travail ne peut, à l’instar de l’être hégélien,

s’opposer à soi en vertu de la force du travail du négatif, et, dans cette opposition, s’objectiver

devant soi, s’aliéner et se perdre dans cette objectivation pour rejaillir et se retrouver, ce n’est

rien d’autre que le schéma de la kénose qui ne peut plus prétendre expliquer, sauf peut-être

par voie de métaphore, le vécu de l’ouvrier. « Précisément la praxis n’est pas susceptible de

s’objectiver, et c’est pourquoi le schéma de la kénose est définitivement hors-jeu280 » conclut

Henry. Si l’objet que le travailleur cède à autrui est avant tout sa propre force de travail, cette

force immanente dont il ne peut se défaire, ce site originaire d’où il ne peut être exproprié,

comment aliéner l’inaliénable, la subjectivité ? Si aucune différence ne peut surgir au sein de

l’immanence de la subjectivité, comment concevoir l’aliénation sinon comme un événement

ontologique inhérent à la subjectivité ? C’est bien, en effet, cette définition de l’aliénation

que Henry recouvre chez un Marx purgé de l’ontologie hégélienne : « L’aliénation est une

modalité de la vie et lui appartient. C’est précisément parce qu’elle se produit à l’intérieur de

la sphère de la subjectivité, comme une modalité de la vie, non comme son impossible

279 Marx I, p. 205. 280 Marx II, p. 137.

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objectivation, que l’aliénation est réelle au premier sens qui a été reconnu par la

problématique, qu’elle concerne et peut concerner la réalité281. » L’aliénation réelle, estime

Henry, ne peut être réduite à la dépossession du produit du travail ni même à la vente du

travail subjectif au capitaliste. L’aliénation réelle, c’est l’impossibilité même de se défaire

de son propre travail qui interdit à la subjectivité de se distancier de celui-ci au moment

même où elle l’effectue. En tant qu’elle répond à des exigences extérieures à la vie, la praxis

produit sous la contrainte et devient souffrance. C’est cette tonalité pathétique qui lui confère

l’immanence malgré l’extériorité à laquelle elle répond. « L’aliénation se définit par

l’affectivité. Elle est la tonalité spécifique de la vie en tant que celle-ci vit dans la souffrance,

comme un sacrifice, ce qu’elle ne fait plus à partir d’elle-même et de son vouloir le plus

intérieur282. »

Dans le Capital, soutient Henry, l’aliénation ne désigne plus l’objectivation de la

subjectivité mais le devenir-autre des choses dans l’objectivité même. « L’aliénation ne

désigne plus l’objectivation, mais un procès inhérent à l’objectivité283. » L’ouvrier vend sa

force de travail, mais ne peut réellement l’objectiver, ce qui est tout à fait autre chose. Car

l’ouvrier ne peut se séparer de la force de travail qu’il vend à son patron. Il ne peut se séparer

de sa « marchandise » pour la simple raison que cette marchandise, c’est lui-même, c’est sa

force de travail dont il ne peut se défaire. « Mais, lorsqu’il vend son travail, l’ouvrier ne se

sépare pas de lui, il ne reste pas dehors devant l’usine, laissant son travail entrer seul dans

l’atelier et attendant qu’il revienne à la fin de la journée. C’est donc là ce qui différencie le

travail d’une marchandise ordinaire, le fait que le vendeur ne se sépare pas de ce qu’il a

vendu, le fait que le travail est subjectif284 » dit bien Henry. Il n’est possible de se séparer de

son travail car il n’y a aucune distance phénoménologique qui permettrait à ce travail

subjectif de cesser de coïncider avec soi et de se constituer comme un objet face à l’individu.

Le travail n’est pas « aliénable » au sens juridique du terme car la force de travail que

l’individu prête au capital a son siège dans le corps vivant de l’individu. En substituant à

l’action imaginaire de l’argent le travail concret d’une individualité agissante, Marx jette

281 Marx II, p. 132. 282 Marx II, p.133. 283 Marx II, pp. 129- 130. 284 Marx II, p. 130.

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ainsi les bases d’une théorie transcendantale de l’action. Or, il convient de se pencher sur la

spécificité d’une telle théorie de l’action.

§ 24- L’ACTION CHEZ HEGEL, STIRNER ET SARTRE

Quelle nouveauté apporte Marx, revisité par Henry, au concept hégélien d’action ?

Contrairement à ce que laissent entendre certains marxistes, Hegel est le penseur de l’action

par excellence. En effet, pour Hegel, l’Idée n’est réelle que si elle trouve son point d’ancrage

dans la réalité, que si elle devient effective par sa concrétisation. Il y a chez Hegel un véritable

primat de l’action sur la théorie. Hegel n’avance-t-il pas que « l’oiseau de Minerve ne se lève

qu’au crépuscule » signifiant par-là que la pensée, par essence vespérale, vient toujours après

l’événement pour le récapituler rétrospectivement285? L’être lui-même est action ; il est

fondamentalement dramatique. Hegel peut très bien substituer, comme Faust, un « au

commencement était l’action » à « au commencement était le verbe ». La belle âme, cette

volonté qui ne veut pas s’engager, est expulsée de la loi de l’être car une volonté qui ne se

détermine pas est vouée à demeurer formelle et vide. Il n’est donc pas aisé de comprendre de

prime abord pourquoi Hegel constitue la cible de la thèse XI sur Feuerbach (que nous avons

analysée au début de notre présentation) si l’on ne comprend pas comment il a manqué

l’essence de l’action.

C’est le travail, dans la première philosophie de l’esprit, que Hegel retient comme

l’action par excellence. Le travail, plus que le langage, assure une maitrise réelle sur la nature.

Du langage au travail, nous passons de la théorie à la pratique. Nous voyons donc que la

philosophie de Hegel n’est pas étrangère au primat de la praxis sur la théorie. Or l’action telle

que la conçoit Hegel est une action objective et cela pour quatre raisons. D’abord,

l’instrument joue le rôle de médiation et confère au travail, et donc à l’action en tant que telle,

285 Henry reconnaît, pour une fois, le mérite de Hegel, certes provisoirement avant de le disqualifier

à nouveau, pour avoir compris que la conscience est en retard par rapport à la réalité, qu’elle la

reproduit, qu’elle en est une copie. Cf. note 1 en bas de page, Marx I, p. 332.

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son caractère objectif286 : « Dans l’instrument ou dans le champ cultivé, fertilisé, je possède

la possibilité, le contenu en tant que contenu universel ; c’est pourquoi l’instrument est un

moyen plus excellent que le but visé par le désir qui est singulier ; l’instrument embrasse

toutes ces singularités287 » remarque en effet Hegel. En second lieu, le travail doit se

conformer à des règles qui garantissent la coordination des différents travaux. La méthode

qui préside à l’effectuation du travail lui octroie une universalité qui lui permet d’être

reconnu. Troisièmement, le travail ne vise pas seulement la satisfaction du besoin du

travailleur mais contribue en outre à la satisfaction des besoins de tous288. Enfin, l’œuvre

produite est l’être extérieur des individus, une réalité qui dépasse les individus en tant qu’elle

est objective.

La connexion de l’action et de l’universalité a cependant une raison plus profonde :

l’action est, en somme, objective, parce qu’elle est identique à l’être, qui, en son essence, est

auto-objectivation. C’est en sa condition d’objet que tout objet est l’action de l’être289. Ce

n’est donc pas l’individu qui agit mais l’auto-objectivation de l’être qui agit à travers lui.

Toute action n’a pour but que de mettre à nu l’être. C’est ainsi que, pour Hegel, l’individualité

doit se rendre conforme à la substance : « La force de l’individu consiste dans le fait qu’il se

rend adéquat à la substance, c’est-à-dire aliène son Soi et se pose donc lui-même comme la

substance objective dans l’élément de l’être290. » L’action de l’individu n’est pas la sienne,

mais, comme action de l’action, l’individualité s’efface au profit de l’exhibition de l’être.

L’action transpose le sujet dans l’objet ; l’objectivité libère l’individu de sa subjectivité. Et

286 Les Grundrisse inversent directement le rapport entre le travail vivant et l’instrument qu’avait

établi Hegel et, du coup, résolvent le problème de la conservation de la valeur des instruments de

travail, conservation nécessaire au profit engendré par le procès de production. « Ce n’est plus

l’instrument qui confère l’être au travail, c’est le travail vivant qui le dispute à la rouille et au rebut.

Le texte des Grundrisse s’oppose terme à terme à celui des manuscrits que Hegel écrivit à Iéna (dont

Henry traite dans l’Appendice) en 1803-1804 comme aux Manuscrits de 44 de Marx » dit Henry

(Marx II, p. 275). Le travail vivant apparait comme l’antithèse parfaite de l’objectivation. C’est

seulement au contact du travail vivant érotique (Eros) que l’instrument, ainsi que tout travail

objectivé, sont tonifiés et soustraits à l’emprise de Thanatos. « Rien n’existe ni ne subsiste si ce n’est

tenu dans la main de la praxis, au contact du feu brûlant de la vie. Que celle-ci relâche un instant son

effort, les ports s’ensablent, on l’a dit, tout dépérit et la mort s’installe partout ». M. Henry,

« Préalables philosophiques à une lecture de Marx », in PV-III, p. 61. 287 G.W.F Hegel, Philosophie de l’Esprit, trad. G. Planty-Bonjour, Paris, P.U.F., 1982, pp. 31-34. 288 C’est, en effet, ce que l’on avait vu au § 199 des Principes de la philosophie du droit. 289 Marx I, p. 335. 290 G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, t. II, op.cit., p. 57.

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c’est l’Esprit qui, du coup, prend conscience de soi à au prisme de l’objectivation de l’action.

En fait, il n’y a pas de différence entre la théorie et la pratique chez Hegel puisque l’action

est le voir de la conscience, à savoir le devenir-effectif de l’Esprit. « Lorsque l’action se laisse

reconnaître dans le fond de son être et de son faire comme productrice de la conscience,

lorsque, comme objectivation, elle est très exactement la production de l’objet, la formation

de l’objet, et, par suite, la vue de l’objet qu’elle aperçoit dans l’acte même par lequel elle le

forme, alors il faut dire : ce que fait l’action, c’est voir. L’opposition de la praxis et de la

théorie s’effondre dans l’hégélianisme où elle devient proprement leur identité291 » estime

Henry. Ce que l’on croyait être passage de la théorie à la pratique n’est en fin de compte que

variation sur le même thème de l’objectivation.

Le processus d’objectivation apparait, au dire de Henry, dans toute sa clarté dans le

schéma hégélien de la lutte pour la reconnaissance. Henry disqualifie l’instrumentalisation

de l’individu par l’universel de la manière suivante :

Car, à y regarder de près, la dialectique des consciences telle qu’elle trouve sa

présentation fameuse dans la lutte pour la reconnaissance, ne s’institue nullement

entre des individus et ne peut être prise pour une description phénoménologique

de leurs rapports concrets. C’est à l’intérieur de l’individu lui-même, en réalité,

qu’elle se produit en même temps qu’elle se donne clairement à entendre comme

ce qu’elle est, comme une dialectique de la vie et de la conscience. En affrontant

l’autre, l’individu veut faire la preuve qu’il est autre chose et plus qu’un vivant,

à savoir une pure conscience, et c’est pourquoi il met en jeu cette vie et ne craint

pas la mort. Mais la conscience est la pensée même, l’universel comme tel.

Quand l’individu prétend se faire valoir et se faire connaître comme conscience

et comme esprit, c’est l’universel lui-même qui prétend se faire valoir et se faire

reconnaître. La vie cependant qui habite l’individu est déjà l’universel292.

Ce ne sont pas les individus qui s’affrontent dans ce monologue de l’histoire

hégélienne, où, pour évoquer Lévinas, il n’y a aucun visage et par conséquent aucune

véritable intersubjectivité ; ce ne sont pas les intérêts de la société civile qui entrent en conflit

et dégénèrent dans la guerre, ce ne sont pas les contradictions réelles qui animent ces mêmes

conflits. Non, c’est l’Idée, prenant conscience de soi, dans une déchéance et une finitude

291 Marx I, p. 337. 292 Marx I, p. 105 ; c’est nous qui soulignons.

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provisoires, qui s’oppose à soi dans le jeu de la conscience intentionnelle et de la vie. Ce

n’est donc pas seulement le prestige qui peut sembler abstrait pour qui ne veut pas être réduit

à l’opinion de l’autre et ses oscillations capricieuses, mais c’est en outre le prestige comme

gratification de l’individu qui est rendu caduc dans la mesure où ce n’est pas l’individu, en

son immanence, qui s’affirme mais une universalité noétique et désincarnée qui se

phénoménalise à travers lui. L’universel se déguise dans un face-à-face occasionné par une

pseudo-altérité, dans une semblance de lutte intersubjective où l’individu n’est que le nom

de la particularisation du devenir-effectif de l’universel. En dehors de ce rôle d’illustration

qu’il joue, l’individu n’existe pas.

La vie que risque l’individu n’est pas sa vie mais la Vie en général ; sa mort n’est pas

sa propre mort mais une mort qui fait partie intégrante du processus de l’universel293.

L’individu est de ce fait doublement privé du prestige : d’une part parce que c’est la Nature,

et non pas sa vie, qu’il met en péril ; de l’autre parce que c’est l’Universel, non pas son

individualité, qui s’affirme dans ce danger. Remarquons que tout ceci se produit seulement

en apparence car l’abstraction de l’universel ne peut instrumentaliser quoi que ce soit dans la

réalité. L’anonymat de l’universel ne peut, en effet, affronter autrui et mener de lutte. C’est

l’individu qui mène luttes et combats, et cela, dans l’immanence invisible de son faire

concret. Henry ramène ce procès de l’universel à un jeu de représentations :

Ce n’est pas la vie qui explique la lutte des vivants, ni l’origine de cette lutte ni

sa finalité ne réside en elle-même, dans ses modalités propres, dans ses besoins.

C’est le jeu des représentations de la conscience qui la motive comme une

médiation inévitable bien que contingente, et la destination de la lutte est

seulement d’établir l’adéquation de ces représentations, de celle de l’autre à la

mienne. Que je sois le Maître signifie : que l’autre me considère comme tel,

qu’une représentation naisse en sa conscience qui me représente comme une

conscience, comme ce que je suis pour moi. Mon être de Maître, ma Maîtrise ne

tient qu’à cette représentation qu’il a de moi et s’effondrerait avec elle. Bien plus

cette représentation qu’il a de moi et qui fait de moi le maître n’a cette

signification et ce pouvoir que pour autant que je me représente cette

293 Cette mort que Hegel juge édifiante pour la communauté politique. « Grâce à cette dissolution de

la forme de la subsistance, l’esprit réprime l’engloutissement dans l’être-là naturel loin de l’être-là

éthique ; il préserve le Soi de la conscience, et l’élève dans la liberté et dans sa force. L’essence

négative se montre comme la puissance propre de la communauté, et comme la force de sa

conservation d’elle-même ; la communauté trouve donc la vérité et le renforcement de son pouvoir

dans l’essence de la loi divine et dans le royaume souterrain ». G.W.F. Hegel, Phénoménologie de

l’Esprit, t. II, op.cit., p. 23.

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représentation de l’autre comme faisant de moi et pouvant faire de moi le maître,

pour autant que je lui confère cette signification294.

La maitrise apparait ainsi comme une représentation de la conscience du maitre. Il

suffit que cette représentation s’évanouisse pour que la maitrise se trouve vouée au néant.

Pourtant, n’est-il pas faux de réduire des relations réelles à des représentations ? Suffit-il

vraiment de se dépouiller, de manière stoïcienne, de sa représentation afin de se délivrer de

sa servitude ou d’être dépossédé de sa maîtrise réelle par la perte de la représentation

subjective de la représentation d’autrui de sa propre maîtrise ? Henry n’avait-il pas, faisant

écho à Marx, ridiculisé le geste stirnérien qui prétendait s’émanciper de la servitude en

chassant sa représentation dans la conscience ? Oui, mais Henry ne tient pas ce jeu de

représentations pour la réalité, ce qui n’est pas évident dans une première lecture, surtout que

Henry ne signale pas toujours au lecteur qu’il est en train d’exposer le point de vue de

l’adversaire. C’est pourquoi il faut comprendre cette réduction de la lutte des consciences à

un jeu de représentations comme l’aboutissement logique des prémisses intellectualistes qui

sous-tendent la présentation de la lutte pour la reconnaissance comme une lutte réelle. En

d’autres termes, le raisonnement est le suivant : si l’on continue à croire que la lutte des

consciences est réelle, il faudrait alors envisager la maitrise et la servitude comme des

représentations, ce que Henry ne cautionne pas et ce que Hegel ne dit point, d’où la

clarification qui a précédé.

C’est de cette conception hégélienne de l’action que Marx demeure prisonnier dans

les Manuscrits de 1844 lorsqu’il tente d’élucider l’essence du travail. Le travail humain s’y

propose comme l’objectivation de la conscience du genre dans le produit du travail. Marx dit

bien en effet : « L’objet du travail est donc l’objectivation de la vie générique de l’homme,

car il ne se dédouble pas lui-même de façon seulement intellectuelle, comme c’est le cas dans

la conscience, mais activement, réellement, et il se contemple ainsi dans un monde qu’il a

lui-même créé295. » À la différence de l’animal qui est rivé à son instinct, le genre humain est

294 Marx I, p. 397. 295 K. Marx, Manuscrits de 1844, op.cit., p. 116. Marx reconnait la pertinence même de l’approche

hégélienne, avant de la réfuter ultérieurement : « La grandeur de la Phénoménologie et de son résultat

final, à savoir la dialectique de la négativité comme principe moteur et créateur, consiste donc, d’une

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capable de se rapporter à l’universel, c’est-à-dire aux lois du genre. Le produit apparait

comme un miroir qui renvoie à la conscience sa propre image et la forme qu’elle a conférée

à l’objet. Pourtant, dans ces mêmes manuscrits, plus précisément dans le troisième, Marx

reproche à la pensée de l’objectivation de Hegel de ne pouvoir rendre compte d’un être réel

en tant que celui-ci, compris à la suite de Feuerbach, est toujours un être sensible et

individuel, réfractaire à toute abstraction. C’est pour avoir fait abstraction de la réalité

sensible que Hegel ne parvient à saisir la réalité selon Marx : « Et comme la pensée s’imagine

qu’elle est immédiatement l’autre de soi-même, à savoir la réalité sensible, comme par

conséquent elle s’imagine que son action est une action réelle sensible, elle croit aussi avoir

effectivement dépassé ce qu’elle a dépassé par la pensée tandis qu’en fait ce dépassement

laisse son objet intact296. » Or, si pertinente que soit cette critique de Hegel développée par

Marx, Henry juge que ce dernier situe encore l’action dans l’extériorité de la pensée, dans la

mesure où l’être singulier qu’il oppose à la pensée, l’intuition sensible qui accueille l’étant

au lieu de le produire comme chez Hegel, est encore marquée par la structure de

l’objectivation: « En tant que la structure de l’intuition réside dans le processus

d’objectivation où s’objecte l’objectivité, elle n’est pas différente de la structure de la pensée

telle que la comprend Hegel297. » Sans le savoir, l’intuition que Marx veut opposer à la pensée

de Hegel rejoint l’objectivation qui caractérise cette dernière en tant qu’elle demeure un

principe ontique et n’a toujours pas effectué le saut ontologique.

part, en ceci, que Hegel saisit la production de l’homme par lui-même comme un processus,

l’objectivation comme désobjectivation, comme aliénation et suppression de cette aliénation ; en ceci

donc qu’il saisit l’essence du travail et conçoit l’homme objectif, véritable car réel, comme le résultat

de son propre travail ». Ibid., p. 165. Le travail est identifié purement et simplement à la négativité et

à la structure de l’être comme objectivation. L’homme, à l’instar de la conscience hégélienne, se crée

par le travail qui extériorise son essence, c’est-à-dire par une objectivation de sa conscience. K. Marx,

Manuscrits de 1844, op.cit., p. 132. Cf. Marx I, p. 111. Henry est l’un des rares à ne pas lier d’emblée

l’auto- création de soi par le travail à la dialectique du maitre et du valet de Hegel, que d’ailleurs

Marx ne cite jamais dans les Manuscrits de 1844. Cf. H. Marcuse, Reason and Revolution, Hegel and

the rise of social theory, London, Routledge, 1941, p. 115. Marcuse ramène l’aliénation du travail

chez Marx à la dialectique du maitre et de l’esclave chez Hegel. Il nous semble que le marxisme a

par trop été influencé par la lecture kojévienne de Hegel ainsi que de Marx. Cf. C. Arthur, « Hegel’s

Master-Slave Dialectic and a Myth of Marxology », in New Left Review, November-December 1983,

pp. 67–75. 296 Manuscrits de 1844, op.cit., p. 177. 297 Marx I, p. 305.

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Max Stirner a éprouvé un malaise devant le logicisme hégélien et souhaitait délivrer

l’individu du joug de la transcendance des abstractions qui l’aliènent. Mais la solution qu’il

propose, quand bien même « elle a du moins permis à Marx de prendre conscience de ce qu’il

voulait dire298 », consiste en dernière instance dans la modification formelle de la conscience

individuelle. Stirner situe l’origine de ces abstractions dans la pensée qui, parce qu’elle les

tient pour « saintes », s’y soumet. Il faudrait alors désacraliser ces abstractions, par le biais

d’une évaluation critique du pouvoir de la conscience. Modifier la manière de se représenter

le monde, modifier son évaluation du monde, c’est du même coup changer et transformer ce

monde. Il faut « tenir pour rien », néantiser par la conscience les puissances qui accablent

l’individu pour que leur pouvoir s’atrophie. Après Descartes mais bien avant Sartre, Stirner

attribue à la conscience la possibilité de conférer un sens ou non à ce qui se donne comme

sacré : « Devant ce qui est sacré, on perd tout sentiment de force, tout courage ; on devient

impuissant et humble. Et cependant aucune chose n’est sacrée en moi, mais parce que je l’ai

décrétée sacrée ; elle l’est par la sentence, par le jugement que je porte, par mes génuflexions,

enfin par ma conscience299. » Une chose est sacrée car la conscience l’a décrétée telle, il suffit

de la désacraliser mentalement pour s’en délivrer. Il n’y a rien de plus absurde pour Marx.

Car la volonté, comprise comme pouvoir d’inaugurer quelque chose, est jugée illusoire par

Marx et n’est rendue possible dans l’imagination de Stirner que moyennant un cercle logique

qui oscille entre la production spirituelle et l’esprit : « Notre saint escamoteur commence par

poser que l’esprit produit du spirituel, pour en déduire qu’il se produit lui-même en tant

qu’esprit, et, d’autre part, il le pose en tant qu’esprit, pour pouvoir l’amener à des créations

spirituelles300. »

Voilà une pseudo-solution, une nouvelle phraséologie aussi vide, et peut-être même

plus vide, que celle qu’elle éclipse. Car Stirner ne mesure pas la gravité de l’idéologie : si ces

représentations que l’on vise à extirper s’enracinent et se ressourcent dans la vie, une simple

modification cognitive de la conscience, une « démystification », manque absolument son

but s’il est vrai que la représentation est sans pouvoir à l’égard de la vie et qu’elle ne jouit

d’aucune autonomie. On ne peut se défaire, par exemple, de la catégorie de la causalité parce

298 Marx I, p. 188. 299 M. Stirner, l’Unique et sa propriété, Paris, La Table Ronde, 2000, p. 83. 300 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p.172.

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qu’elle est fondée dans la corporéité vivante et constitue son effectuation subjective301. «

Voilà pourquoi on ne change pas d’idéologie comme de manteau, pourquoi la conscience est

sans pouvoir à l’égard de ses propres représentations, parce que ce qu’elle se représente dans

sa représentation ne trouve pas son principe dans cette représentation et n’est pas produit par

elle [...]302 » explique Henry. Parce que l’aliénation est si facilement surmontée par Stirner,

il faut en conclure que l’aliénation, pas plus que son antidote, n’est réelle, qu’elle n’est en

fait qu’un jeu de représentations qui porte sur des significations idéales. Stirner n’a donc

qu’un concept idéologique de l’idéologie, c’est à dire une vision de l’idéologie qui ne

s’accorde guère avec la genèse réelle de l’idéologie. Marx écrit en effet : « Il (Stirner) aurait

compris que ce qu’il prend pour un produit de la pensée était un produit de la vie303. » Les

marxistes opposent à ce pseudo- pouvoir de la représentation, défendu par Stirner, une

conscience qui serait un produit social. La conscience serait le fruit de lois sociales qu’elle

ne peut contourner. Par exemple, la propriété et ses lois sont des choses à l’égard desquelles

la conscience ne peut rien. À ce titre, le marxisme retombe dans la dichotomie sujet/objet en

assignant à l’objet, et non plus au sujet comme dans l’idéalisme, un pouvoir ontologique.

Pour Henry, le sentiment d’être « impuissant » et « humble » décrit par Stirner, n’est

que pure épreuve de soi et ne peut aucunement être mis à distance par la représentation. Marx

rappelle, dans l’Idéologie Allemande, que Stirner avait, dans sa description des âges de la

vie, recopié la troisième partie de l’Encyclopédie de Hegel304. L’enfant est réaliste,

l’adolescent idéaliste et l’adulte comme une tentative de synthèse. Marx dénonce la réduction

du vécu à un processus cognitif : « La vie de l’individu, c’est donc ici les différences de son

degré de conscience305. » L’individu apparait ainsi comme étant « déterminé par la façon

dont il se représente lui-même, par une modalité de sa conscience qui définit dès lors et

301 Marx I, p. 431. Henry s’appuie sur son interprétation de Maine de Biran dans son ouvrage

Philosophie et phénoménologie du corps. 302 Marx I, p. 418. 303 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 278. 304 Ibid., p. 151. Quatre âges, logiques plutôt que chronologiques, se succèdent chez Hegel : l’enfant

qui s’identifie à ses parents, l’adolescent qui nie ses parents, l’adulte qui devient lui-même parent et

le vieillard qui redevient enfant. Notons que Henry est un des rares à avoir établi l’influence

hégélienne sur Stirner, lequel est généralement écarté comme un petit-bourgeois. 305 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 150.

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constitue sa vie même306. » Il s’agit, en somme d’une reconstruction dialectique de la vie

concrète de l’individu.

Pour Henry, la phénoménologie du regard chez Sartre307 est la répétition radicalisée

du schéma de la lutte des consciences hégélienne ainsi que du geste stirnérien :

Dans l’exemple fameux de l’individu surpris en train de regarder par le trou d’une

serrure et qui va faire, sous le regard de l’autre, l’expérience de la honte, ce qui

suscite le surgissement en lui de celle-ci, ce n’est pas cet acte indiscret mais le

fait qu’un autre le regarde. D’emblée la problématique se trouve déplacée du plan

de la pratique à celui de la théorie. Tandis que chez Hegel, l’élément réel de la

vie, même s’il est immédiatement investi par le jeu complexe d’une série de

significations qui valent pour elles-mêmes, et dont il n’est finalement que

l’occasion, est du moins présent, c’est son élimination pure et simple qui situe

l’analyse de Sartre à son vrai plan : celui de la pure représentation, de la

conscience, du regard. La lutte des consciences est devenue en effet la lutte des

regards. Mais cette simplification arbitraire est à bien des égards la vérité de la

dialectique hégélienne, elle nous permet de comprendre une dernière fois que

cette dialectique n’est pas une dialectique réelle, mais une action fictive, dont

l’intelligence nous conduit au concept idéologique de la pratique308.

C’est l’élément réel de la vie qui se trouve liquidé de la problématique sartrienne pour

autant que le regard qui réduit autrui à un voyeur est une conscience qui juge une autre

conscience, laquelle, à son tour sait qu’elle est jugée par la première. Or, le sentiment du

voyeur, s’incarnant dans ce cas dans la honte, n’est-il pas caractéristique de l’auto- affection?

Le voyeur fait l’expérience de la honte, mais d’une honte, nous semble-t-il, résultant d’une

hétéro-affection, d’une hétéropathie occasionnée par le regard d’autrui. Le voyeur prend

conscience du fait qu’il n’est qu’un voyeur. C’est parce que la manière de sentir imposée par

Autrui est une hétéro-affection qu’elle contraint le voyeur à se sentir comme voyeur alors

que dans son auto-affection singulière, il donnait libre cours à sa curiosité, à l’exemple d’un

Gygès qui a obtenu d’un anneau magique le pouvoir de devenir invisible au regard d’autrui.

Henry est conscient de l’épineux problème de l’interaction affective des subjectivités

soulevé par Sartre mais il juge que ce dernier présente le jeu des consciences comme un jeu

306 Marx II, p, 23. 307 Cf. J. P. Sartre, L’Être et le néant, op.cit., p. 305. 308 Marx I, p. 398.

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à l’origine des sentiments, et non pas comme il se doit, c’est-à-dire comme un épiphénomène.

Qu’il y ait une subjectivité qui s’auto-éprouve, cela est clair, mais, tandis que Sartre

caractérise la subjectivité par la conscience, Henry la caractérise par une non-représentativité

originaire qui conditionne tout regard et tout voir. En somme, l’intersubjectivité proposée par

Sartre est existentielle et s’éloigne visiblement de l’ontologie. Puisant son modèle dans la

philosophie de Hegel, la dialectique sartrienne se situe toujours dans l’horizon de la

conscience. La lutte des consciences, comme modèle intersubjectif abstrait, doit être

remplacée par une intersubjectivité fondée sur la praxis. Telle est la pensée de Marx : « C’est

pourquoi une telle pensée écarte dès l’abord le concept d’une intersubjectivité reposant sur

la lutte des consciences et, par la médiation de celle-ci, sur le déploiement transcendantal de

l’objectivité309. »

§ 25- LA DÉCOUVERTE MARXIENNE DE LA PRAXIS

À partir de 1845, Marx prend finalement conscience de l’hétérogénéité ontologique

radicale entre la praxis et le concept d’intuition qu’il avait auparavant hérité de Feuerbach,

lequel est lui-même inspiré par Hegel. Le renversement auquel se résout Marx philosophe se

produit dans la toute première thèse sur Feuerbach qui énonce : « Le grand défaut de tout le

matérialisme passé (y compris celui de Feuerbach), c’est que la chose concrète, le réel, le

sensible, n’y est saisi que sous la forme de l’objet ou de la contemplation, non comme activité

humaine sensible, comme pratique ; non pas subjectivement. Voilà pourquoi le côté actif est

développé abstraitement, en opposition au matérialisme, par l’idéalisme : celui-ci ignore

naturellement la réelle activité sensible comme telle310. » Le réel ne doit pas être saisi sous

la forme de l’objet, c’est-à-dire ne doit pas être objectivé. Que signifie «ne doit pas être

objectivé » ? Pour Henry, ne pas être objectivé signifie ne pas être défini par un voir. L’action

peut certes être « vue », c’est-à-dire peut attirer sur elle le regard intentionnel, mais en elle-

même, elle n’est pas un voir. C’est pourquoi il faut saisir l’action « subjectivement », c’est-

309 Marx II, p. 119, note 1. 310 K. Marx, Thèses sur Feuerbach, Philosophie, p. 232 ; souligné par nous.

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à-dire en tant qu’elle exclue toute trace d’objectivation. Dans cette première thèse, Marx

semble pourtant incertain quant à la manière dont il va asseoir son concept de réalité. « La

première thèse semble se mouvoir dans un cercle311 » explique Henry. Pourquoi ? En fait,

Marx reproche à Feuerbach de saisir le réel comme objet et non comme activité humaine ;

l’aspect actif serait donc développé par l’idéalisme hégélien. Du même souffle, Marx estime

que l’action est saisie abstraitement chez Hegel et non dans son caractère sensible, ce qui le

ramène à Feuerbach. Marx renvoie ainsi dos à dos matérialisme et idéalisme, critiquant

chaque position par le biais de l’autre. Il corrige l’intuition matérialiste de Feuerbach par

l’aspect actif de l’action hégélienne et l’abstraction de l’action de l’idéalisme hégélien par

l’intuition sensible de Feuerbach. Voilà le cercle.

Marx vise à conceptualiser ce qui échappe tant à Hegel qu’à Feuerbach, à l’idéalisme

comme au matérialisme. Quel est le concept qui surgit dès lors ? Henry répond :

Qu’est-ce qui n’est plus théorie et, à ce titre, est véritablement, est l’être ? Les

Thèses sur Feuerbach le disent non moins explicitement : c’est l’action. La thèse

des Thèses sur Feuerbach surgit alors avec la brutalité de son évidence

incoercible. Feuerbach s’est trompé parce qu’il a cru saisir l’essence de la réalité

dans l’intuition et par suite l’être comme un objet, alors que la réalité de cet être,

la réalité de la réalité, réside au contraire de façon originelle et exclusive dans la

pratique qui ne désigne elle-même rien d’autre que l’activité, la pure activité

comme telle312

La praxis subjective est le véritable lieu de la réalité. La praxis exclut toute

objectivation et toute transcendance. Elle ne s’objective pas comme l’intuition dans un ob-

jet devant elle pour le contempler. Si l’intuition ne se déploie que dans l’extériorité, la praxis

quant à elle trouve son lieu d’effectuation dans l’invisibilité de l’immanence. « Lorsque

l’action se laisse reconnaître dans le fond de son être et de son faire comme productrice de la

conscience, lorsque, comme objectivation, elle est très exactement la production de l’objet,

la formation de l’objet, et, par suite, la vue de l’objet qu’elle aperçoit dans l’acte même par

311 Marx I, p. 343 ; souligné par nous. 312 Marx I, p. 321.

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lequel elle le forme, alors il faut dire : ce que fait l’action, c’est voir313. » L’action n’est pas

un voir, elle ne se meut pas dans le champ de la théorie mais dans celui de la pratique.

Or, si dans nos vies quotidiennes, l’action n’est ressentie comme possible que sur la

base du dépassement de l’idiosyncrasie de nos sentiments, comment pourrait-elle viser un

but qui la transcende si elle coïncide parfaitement avec soi-même ? C’est la non-coïncidence

entre soi et soi, cette différence qui ouvre l’horizon de la conscience, qui, de Hegel à Sartre,

s’est présentée comme le fondement de l’action et c’est à la lumière d’une telle différence

que s’institue la possibilité même de l’action. Or, il n’y a rien d’analogue chez Henry puisque

tout écart qui s’interposerait au sein du soi est estimé illusoire. Tout écart est ekstatique et

relève de la sphère de la transcendance. Comment dès lors penser l’action ?

C’est dans la subjectivité immanente que l’action réelle se produit, dans une pratique

individuelle concrète qui n’entretient aucun lien avec un « voir », une contemplation, une

intuition d’objets, une conscience ekstatique, avec tout rapport d’objectivation. L’action est

de part en part pratique et ne contient pas un atome de représentation. Henry offre un exemple

tiré du quotidien : « C’est de cette façon d’ailleurs que nous agissons le plus souvent, que

nous accomplissons la plupart des mouvements de notre vie quotidienne. Lorsque nous

conduisons une voiture, par exemple, nous ne regardons pas ce que nous faisons, nous n’en

avons aucune intuition et c’est à cette condition que nous savons conduire, à la condition que

de cette conduite il n’y ait aucune représentation sensible ou intellectuelle314. » Pure activité

purgée de toute théorie, de tout voir315, de tout regard, l’action est dans son essence même

nocturne : elle est absolument hétérogène à la lumière de la théorie et à sa patence. Une

question se pose pourtant : si la praxis et la théorie sont hétérogènes, comment est-ce que la

313 Marx I, p. 337.

314 Marx I, p. 323.

315 Faut-il voir dans l’exclusion henryenne du voir l’aboutissement logique d’une philosophie anti-

totalisante s’il est vrai que toute vision est, en son essence même, totalisante ? C’est la vision

synoptique, pan-oramique, totale, ne laissant rien échapper à son emprise, qui subordonne la

multiplicité à l’Un chez Platon, et qui, du même coup, fait scintiller la vérité. S’il y a détotalisation

chez Henry, c’est bien détotalisation de l’extériorité qui dénonce une constante sortie de soi dans un

voir diurne, aboutissant au désespoir. L’objet technique par excellence qui est tout entier dans le voir,

voire dans le voyeurisme, est la télévision, devant laquelle le voir est caractérisé par une curiosité

nomade qui, d’une image à une autre, demeure foncièrement insatisfait. Le voir qui se déploie ainsi

est une fuite de l’auto- épreuve de soi. Or ce divertissement pascalien ne peut rompre l’immanence

du soi.

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théorie procéderait-elle de la praxis ? La réponse fournie par Henry invoque la révélation,

terme qui a, faut-il le rappeler, des affinités avec le christianisme : « Ce n’est plus une

proposition théorique, dès lors, qui peut nous éclairer et, par sa signification transcendante,

porter sur l’être un témoignage véridique, une parole susceptible de dire ce qu’il est. Le

pouvoir de révélation appartient désormais et de façon exclusive au faire, seul celui qui fait

sait, par ce faire toutefois et en lui, ce qu’il en est de l’être, qui est ce faire lui-même316. »

L’orthopraxie de la vie se substitue à une orthodoxie de la conscience. Le savoir n’est plus

un faire comme dans la performativité de l’intellectualisme317 mais l’expérience du faire est

elle-même un savoir. C’est dans la nuit de l’auto-affection que se révèle la vérité du faire.

Cette nuit est la lumière du faire, elle est son auto-compréhension immédiate. La thèse XI

énonce : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, mais ce

qui importe c’est de le transformer ». Nous sommes maintenant en mesure de traduire : les

philosophes ont improprement attribué à la conscience le pouvoir de modifier la réalité ; or

celle-ci est totalement soutenue par la praxis individuelle.

§ 26- LA DIVISION DU TRAVAIL COMME DIVISION DE L’IN-DIVIDU

Le progrès technique donne lieu à la séparation de la campagne et de la ville, et, du

coup, à la division du travail matériel et intellectuel. La division du travail s’accroit avec le

passage graduel de l’artisanat à la manufacture et de la manufacture à l’industrie. La

manufacture sépare producteurs et commerçants, attribuant aux uns l’échange de ce qu’a

produit les autres. Enfin, la révolution industrielle achève la parcellarisation du travail. Par

ce, la division du travail devient une puissance étrangère à l’homme et sa volonté, écrase

l’individu par sa force extérieure. « Cette fixation de l’activité sociale, cette pétrification de

notre propre produit en une puissance objective qui nous domine, échappant à notre

contrôle, contrecarrant nos attentes, réduisant à néant nos calculs, est un des moments

316 Marx I, p. 364. 317 Par exemple dans cette déclaration d’Adorno : « La pensée est un faire, la théorie est une forme

de la praxis ». Cité par J. Spurk, Critique de la raison sociale : l’École de Francfort et sa théorie de

la société, Québec, Presses de l’Université Laval, 2001.

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capitaux du développement historique jusqu’à nos jours318 » affirme Marx dans l’Idéologie

Allemande. La division du travail s’autonomise jusqu’à devenir une puissance étrangère aux

travailleurs, une hypostase qui les excède319. Cette aliénation n’échoit pas à l’Esprit mais à

l’individu ; c’est l’aliénation concrète des hommes et non l’auto-réalisation de la conscience

de soi320. Pour Hegel, l’Esprit se déploie, s’objective, se mire dans l’Histoire afin de prendre

conscience de soi et parcourir son trajet de « pour-soi ». L’aliénation occasionnée par la

division du travail emprunte ici le chemin inverse en ce qu’elle part des puissances

personnelles inscrites dans la vie de l’individu pour se déployer et s’égarer dans des

puissances objectives étrangères générées par la division du travail. L’individu condamné à

demeurer cantonné dans la monomanie d’un métier, et, par conséquent, de n’actualiser

qu’une seule de ses puissances subjectives, est privé de l’épanouissement de la pluralité des

potentialités constitutives de sa vie monadique.

Selon Henry, la critique de la division du travail n’est pas seulement une

condamnation de l’aliénation des individus mais l’élucidation du sol ontologique sur lequel

repose la généalogie des classes sociales : « […] la division du travail se propose comme le

lieu ultime à partir duquel s’opère cette généalogie, comme le fondement de toutes les classes

sociales, passées, présentes, et éventuellement à venir. C’est pourquoi la critique de la

division du travail n’a rien à voir avec une simple critique de nature éthique ou même

existentielle parce qu’elle est le dévoilement de l’origine dans l’ordre de l’être des

déterminations fondamentales qui constituent à leur tour les déterminations sociales, les

classes321. » La critique de la division du travail n’a pas d’emblée une portée éthique puisqu’il

arrive que Marx en fasse l’éloge ou déplore son absence, comme chez ces paysans

parcellaires qui ne développent pas la richesse des rapports sociaux qu’une division du travail

318 K. Marx et F. Engels, L’Idéologie Allemande, op.cit., p. 63. 319 Rappelons que la division du travail joue un rôle positif dans la cadre de la société civile chez

Hegel dans la mesure où, à partir de travaux apparemment sans lien, elle aboutit à une production

organisée par des lois économiques objectives, condition de la richesse sociale. Marx concède à la

division du travail d’avoir révolutionné l’industrie. Toutefois, le travailleur, cantonné à une tâche

restreinte, ne cultive qu’une seule de ses potentialités, celle sélectionnée par le mode de production.

La division du travail lui apparait comme une puissance étrangère. 320 Ceci dit, Il faut quand même concéder à Hegel d’avoir mesuré l’ampleur de la dépossession réelle

(à la fois matérielle et spirituelle) du travailleur allant de pair avec l’accumulation de la richesse

sociale. Cf. §243 des Principes de la philosophie du droit, op.cit. 321 Marx I, p. 254.

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favoriserait322. La critique marxienne est surtout une reconduction de la division du travail à

la subjectivité individuelle qui seule lui octroie son effectivité phénoménologique et sa

réalité. Selon Henry, l’individu, éprouvant dans sa subjectivité amputée la force

contraignante de la division du travail, se trouve ontologiquement divisé et éprouve la

division du travail comme une force étrangère, alors même que cette épreuve ne trouve sa

possibilité que dans sa subjectivité. C’est ainsi que Marx dépeint le travail dans la

manufacture : « Ce n’est pas seulement le travail qui est divisé, subdivisé et réparti entre

divers individus, c’est l’individu lui-même qui est morcelé et métamorphosé en ressort

automatique d’une opération exclusive323. » Condamné à la répétition sisyphienne d’un

même geste, l’individu voit toutes ses puissances subjectives s’atrophier, à l’exception de

celle qui lui sert de gagne-pain. C’est alors la totalité monadique qui est divisée, qui voit son

unité fragmentée et réduite à l’exercice d’une seule potentialité subjective.

Ce qui est gagné à un niveau purement fonctionnel est perdu sur le plan des forces

individuelles puisqu’en effet, c’est toujours aux dépens de l’individu que le capital prospère:

« Dans la manufacture, l’enrichissement du travailleur collectif, et par suite du capital, en

forces productives sociales, a pour condition l’appauvrissement du travailleur en forces

productives individuelles324 » dit Marx. Comment l’individu peut-il néanmoins éprouver la

division du travail comme une force étrangère, comme une nécessité, voire une fatalité, si

elle est intra- subjective ? En fait, si l’individu ne cultive qu’une seule de ses potentialités

subjectives, c’est comme non épanouies que les autres potentialités apparaissent, ou comme

réalisées dans d’autres subjectivités, d’où le sentiment subjectif de l’étrangeté de la division

de travail. Il n’est plus possible d’aborder les potentialités individuelles sous le seul angle de

leur fonctionnalité en vue d’un Tout social qui les dépasse. La complémentarité des qualités

humaines dans cette totalisation abstraite qu’est le genre feuerbachien se trouve désormais

répudiée par Marx. « Il est visible alors que le concept de genre a d’ores et déjà perdu chez

Marx la signification qui est la sienne chez Feuerbach : ce n’est plus la collection des

322 Marx I, p. 277. En outre une spécialisation pertinente des forces productives peut permettre le

déploiement sain des potentialités subjectives. Elle peut surtout conjurer l’interchangeabilité

impliquée par le machinisme capitaliste qui liquide le facteur individuel de la production. Cf. R. Gély,

Rôles, action sociale et vie subjective, op.cit., p. 76. 323 K. Marx, Le Capital, op.cit., p. 903. 324 Ibid., p. 905.

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prédicats humains se réalisant dans la somme des individus ou humanité qui est visée, mais

précisément la totalité des potentialités incluses dans une seule subjectivité 325 » affirme

Henry. Marx ne vise rien de moins que « l’omniréalisation des potentialités de la subjectivité

individuelle326. » C’est ainsi que Henry est en mesure de déclarer au terme de son ouvrage :

« La philosophie du développement radical de l’individu et de l’individu total, n’est donc pas

un reste de l’anthropologie humaniste de la jeunesse, elle est, au terme de l’analyse

économique, son résultat en même temps qu’une prophétie327. » Prophétie messianique qui

appelle de ses vœux la transformation du caractère aliénant de la technique en condition de

libération de l’individualité. L’individu affranchi de la production matérielle pourra alors

vaquer à ses besoins spirituels.

Marx rappelle que la philosophie de Feuerbach reproduit la fragmentation de

l’individualité par la division du travail en tant qu’elle dissout l’individu concret dans

l’hypostase abstraite de l’Homme. « Les individus qui ne sont plus subordonnés à la division

du travail, les philosophes se les sont représentés, comme idéal, sous le terme ‘d’Homme’, et

ils ont compris tout le processus que nous venons de développer comme étant le

développement de l’Homme : si bien qu’à chaque stade de l’histoire passée on a substitué

l’Homme’ aux individus existants et on l’a présenté comme la force motrice de l’histoire328. »

Aux hommes réels se substitue, chez Feuerbach, l’hypostase fictive de l’Homme, invention

qui prétend mettre en marche l’histoire. C’est ce même essentialisme chez Stirner qui

constitue la cible de la critique marxienne ; au lieu de partir des individus réels, Stirner les

déduit de la conscience universelle.

La division du travail n’est-elle pourtant pas ce qui confère à l’individu son

individualité du fait qu’elle lui procure un métier auquel il s’identifie ? En fait, soutient

Henry, si Marx propose un projet de totalisation du potentiel humain en encourageant la

diversification des activités individuelles, la totalisation ne peut cependant avoir lieu qu’au

sein de la subjectivité vivante, aucunement dans un milieu d’extériorité hétérogène à

l’individu. L’identification à un métier est extérieure, c’est-à-dire qu’elle se meut dans la

325 Marx I, p. 274. 326 Marx I, p. 273. 327 Marx II, p. 465 ; souligné par nous. 328 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 104.

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représentation. L’activité individuelle, par contre, est purement immanente. Il faut donc

admettre qu’il y a totalisation mais que cette totalisation opère au niveau de l’individu même

et ne contredit en rien une individualisation immanente.

Le chapitre qui inaugure le deuxième tome du Marx henryen élucide le concept

d’individu chez Marx en fonction de la progression conceptuelle de ce dernier. Marx apparait

à ce titre comme le penseur de l’individu en devenir. Henry commence par montrer que le

jeune Marx, malgré son attachement à Hegel et Feuerbach, est déjà en voie de leur

dépassement philosophique, notamment en ce qui concerne le concept d’individu. Si dans

l’article concernant le vol des bois, Marx déplore, à la suite de Hegel, la subordination de

l’État à la propriété privée, la dénonciation marxienne de la subordination du domaine public

à celui du privé n’en a pas moins pour but de servir à la défense de l’individu, de tous les

individus, lesquels seuls constituent la réalité effective du droit universel. Derrière

l’hégélianisme du jeune Marx et sa prescription du règne de l’État, se dissimule donc le souci

réel de l’individu, un souci non seulement moral mais proprement ontologique s’il est vrai

que seuls les individus constituent la réalité de l’État. Ce souci de l’individu se poursuit dans

la phase feuerbachienne de Marx. Dans les Manuscrits de 1844, par exemple, alors même

que Marx est feuerbachien, l’aliénation du produit du travailleur au profit d’un autre individu

est jugée inacceptable et sape la complémentarité métaphysique du genre, c’est-à-dire

l’intersubjectivité qui est censée être nécessairement impliquée par la conscience du genre

chez Feuerbach. Henry résume bien la situation : « Alors que pour Feuerbach le genre est la

totalité dont l’individu n’est qu’une infime partie, de telle manière qu’un autre individu et

encore un autre auront ce que le premier n’a pas, jouiront de l’objet de son travail, de telle

manière encore que ce qui manque au premier et par exemple sa faute ou son péché, sera

harmonieusement complété par les qualités des autres, une telle situation représente pour

Marx, et cela dès 44, le scandale329. »

À partir de 1845, après avoir, comme nous l’avons vu, fait la découverte fulgurante

de la praxis, Marx réduit enfin le concept d’homme, tout comme celui de genre, à l’irréalité

de la représentation. L’Homme, en tant que représentation produite par la conscience, doit

céder le pas au concept positif d’individu. Ce dernier ne peut plus être assimilé à la

329 Marx I, p. 489.

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particularisation du genre, mais doit être saisi comme ce qui définit le réel même. Dans

l’Idéologie Allemande, les individus réels remplacent désormais la Gattungswesen de

Feuerbach. La rupture avec Feuerbach est enfin consommée.

Une nouvelle question se pose à nous concernant la problématisation de

l’individualité dans l’Idéologie Allemande : comment soutenir qu’en 1845, la question de

l’individu occupe une place centrale chez Marx alors que celui-ci consacre la plus

volumineuse partie de l’Idéologie Allemande (intitulée Saint Max) à la réfutation du

philosophe anarchiste ? Comment concilier l’anti-individualisme foncier de Marx avec un

éventuel souci de l’individu, c’est-à-dire concilier l’inconciliable ? Selon Henry, l’opposition

marxienne à Stirner n’est en réalité que la répétition du litige qui oppose Marx à Hegel. Parce

que Stirner reproduit des thèmes hégéliens, son individualisme génère de nouvelles

abstractions. Ce dont Stirner se préoccupe, ce n’est autre que de la représentation de

l’individu, de l’action objectivante de la conscience. Certes, pour Stirner, cette représentation

est une appropriation du monde ; elle est ce qui fait du monde la propriété de l’individu. Mais

il s’agit pour Marx d’une illusion qu’il s’agit de démasquer : « Il appréhende le monde

comme ce qu’il est pour lui, c’est-à-dire comme il est contraint de le prendre, et, ce faisant,

il s’est approprié le monde, il en a fait sa propriété ; c’est une forme d’acquisition qu’on ne

trouve pas sans doute chez les économistes, mais dont ‘ le Livre’, par contre, va nous révéler

la méthode et les succès avec d’autant plus de luxe. Mais, au fond, ce qu’il ‘prend’ pour sien

et s’approprie, ce n’est pas ‘le monde’, mais les ‘hallucinations’ qu’il lui cause330. » Stirner

commet le même péché philosophique que Hegel en accordant à l’homme le pouvoir

d’autoposition de soi à partir de l’esprit. Or, le véritable individu pour Marx n’est plus défini

par sa relation à l’universel et à la pensée. Ni, par ailleurs, par sa relation à la volonté.

Comme le rappelle Henry, Stirner hérite de Hegel la conception essentialiste d’une

volonté que rien ne peut lier331. Il faudrait étendre cet héritage à Épictète, ainsi qu’au

stoïcisme en général, d’après lequel la volonté de l’individu est à tel point invincible que

Zeus lui-même ne peut la contrarier. D’une part, Marx élimine la conception classique d’un

individu libre. De l’autre, il rejette le caractère universel de la volonté, tel qu’il se cristallise

330 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 148. 331 Marx I, p. 502.

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chez Hegel et chez Stirner dans leur conception d’une volonté universelle qui constitue la vie

politique. Il ne suffit pas de retirer sa volonté particulière pour que l’État disparaisse comme

le veut Stirner. L’impuissance de la volonté n’est pas dû à son caractère individuel mais au

fait même qu’elle est volonté abstraite, c’est-à-dire un désir d’auto-création inconscient des

déterminations matérielles qui façonnent effectivement l’individu. La critique qui prend pour

cible la volonté ne recouvre donc pas la réalité de l’individu, laquelle est précisément cernée

dans son hétérogénéité à la volonté.

L’Idéologie Allemande vise précisément à faire de l’individualité le point de départ

et le point d’aboutissement de l’enquête, l’alpha et l’oméga de la recherche transcendantale:

« Ce sont les individus réels, leur action et leurs conditions d’existence matérielles, celles

qu’ils ont trouvées toutes prêtes, comme aussi celles qui sont nées de leur propre action332. »

La totalisation des prédicats humains dans le genre de Feuerbach apparait dès lors comme

une totalisation abstraite qui prétend combler le défaut de l’un par la qualité de l’autre, quand

en réalité, le capitalisme-vampire draine toute qualité pour son compte et ne permet à

l’ouvrier d’actualiser qu’une seule potentialité, celle qui correspond à la tâche qui lui a été

dévolue dans la division du travail.

L’omniréalisation des potentialités subjectives, préconisée dans l’Idéologie

Allemande, l’affranchissement de la mutilation occasionnée par la division du travail, doit

libérer l’individu de la limitation imposée par la professionnalisation des activités333.

L’individu indivisé, l’individu authentique, apparait comme l’antithèse de l’individu réduit à

exister comme force de travail indistincte ; il redonne à voir les puissances subjectives se

déployant dans leur activité productrice véritable. Ainsi s’exprime le souhait utopique de

Marx, préparant le terrain pour la description, dans les Grundrisse, du développement de la

libre individualité favorisée par le socialisme : « […] tandis que, dans la société communiste,

où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche

332 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 45. 333 Il est intéressant de noter que cette actualisation prométhéenne parcourt le chemin inverse de la

volonté hégélienne qui agit en se limitant dans une détermination particulière. Pour Hegel, la liberté

qui contemple les possibles est une liberté formelle et vide. Elle ne devient effective qu’à travers le

moment de la particularisation, dans une certaine déterminabilité, donc dans son exclusion des autres

possibles. Marx renverse le stade éthique (au sens de Kierkegaard) et revient au stade esthétique, le

stade des possibilités. L’individuation est contraction chez Hegel, expansion chez Marx.

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qui lui plait, la société réglemente la production générale, ce qui crée pour moi la possibilité

de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-

midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir,

sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique334. » La finalité suprême de la société est

l’épanouissement et l’enrichissement des potentialités subjectives de l’individu ; celui-ci est

la raison d’être de l’organisation sociale. Il est donc proscrit de sacrifier l’individu au nom

d’un groupe social, d’en faire le bouc émissaire de l’abstraction. Du coup, c’est la ruse de la

raison historique, l’histoire-vampire qui ne progresse qu’en vertu du sang versé qui est

disqualifiée dans ce texte. De même en va-t-il de la ruse de la raison économique où la

richesse de la société passe par la misère de certains individus. La fin ultime est

l’omniréalisation des potentialités subjectives de l’individu.

L’accomplissement de cette fin doit néanmoins passer par un changement réel et non

seulement spéculatif. Seule de la pratique réelle peut jaillir la désaliénation. « La

transformation par la division du travail des puissances personnelles (rapports) en puissances

objectives ne peut pas être abolie du fait que l’on s’extirpe du crâne cette représentation

générale, mais uniquement si les individus soumettent à nouveau ces puissances objectives

et abolissent la division du travail335. » Puisque l’aliénation par la division du travail est un

processus non pas idéel mais réel, une simple prise de conscience ne suffit pas à y remédier.

Ce n’est pas par la modification de la conscience que l’aliénation réelle peut être abolie mais

par un changement social fondé sur les déterminations subjectives de l’individu.

La division du travail, stipule Henry, n’est autre que la réalisation sur le plan pratique

du genre idéal de Feuerbach, c’est-à-dire la dissolution d’une potentialité subjective dans un

ensemble supérieur où les potentialités sont supposées se compléter. La critique de la division

du travail est donc du même coup la critique de la complémentarité des qualités conçue par

Feuerbach. À ce titre, si Marx formule une critique de la division du travail, c’est parce qu’il

souhaite que toutes les potentialités humaines soient réalisées dans une seule subjectivité, du

334 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 63. 335 Ibid., pp. 93-94.

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moins que la subjectivité réalise toute l’extension des puissances personnelles de son

conatus. Henry commente :

C’est seulement en effet si on pose la partie, l’élément, comme l’absolu et

l’individu lui-même comme le tout, que tout ce qui se réalise hors de lui signifie

aussitôt une atteinte à son être propre, n’est plus rien d’autre que ce dont il est

privé. À ce titre, l’accomplissement de toutes les potentialités de la vie, la

réalisation de l’universel ne peut plus se faire par la médiation des divers

individus, l’un actualisant l’une de ces potentialités, l’autre une autre, chacun

s’intégrant ainsi dans une totalité comme membre de celle-ci, comme un organe

dans un organisme. Les existences ne se complètent plus et ne peuvent plus

trouver au-delà d’elles, dans un ensemble plus grand qu’elles où elles auraient à

s’intégrer, un monde où et dont elles devraient vivre, leur réalisation comme

moment de la réalisation de ce grand Tout, comme moment d’une réalité qui les

dépasse. Le bel idéal de la Cité antique a vécu quand l’Idéologie Allemande

expose au contraire celui du communisme336.

L’aspect organique du genre réduit l’individu à une simple fonction d’un processus

objectif qui le dépasse. Tout au contraire, l’individu doit être compris comme la finalité du

social. Mais peut-on véritablement poser l’irréductibilité de l’individu sans se heurter à la

description de celui-ci comme un moment du développement de l’humanité ? N’est-il pas

sentimentaliste de poser la valeur absolue de l’individu ?

Afin de mettre à l’épreuve, en avocat du diable, notre intérêt pour la thématique de

l’individu chez Marx, nous citons ce texte de Marx qui consacre le primat de l’humanité sur

l’individu :

Si l’on voulait prétendre, comme des adversaires sentimentaux de Ricardo l’ont

fait, que la production en tant que telle n’est pas une fin, on oublierait que la

production pour la production ne signifie rien d’autre que développement des

forces productives humaines, donc développement de la richesse de la nature

humaine comme fin en soi. Si l’on oppose à cette fin, comme Sismondi, le bien

de l’individu, alors on soutient que le développement de l’espèce doit être arrêté

pour garantir le bonheur de l’individu, que, par exemple, on ne doit pas faire de

guerre dans laquelle, de toute façon, périssent des individus337.

336 Marx I, p. 271 ; souligné par nous. 337 K. Marx, Théories sur la plus-value, t. II, Paris, Éditions sociales, 1975, p. 125 ; souligné par nous.

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Le « sentimentalisme » de Sismondi, cette loi du cœur qui déplore l’abime

infranchissable qui se creuse entre l’universel et le singulier, équivaudrait, aux yeux de Marx,

à une mécompréhension profonde de la nécessité de l’élément négatif dans l’avènement de

l’universel. Le développement des forces productives dépasse la particularité des individus

au même titre que la guerre qui transcende cyniquement le bonheur des individus. Outre la

voix de Hegel qui perdure derrière la plume de Marx, il y a évidemment la résurgence du

concept de genre dans l’éloge du développement des forces productives, développement qui,

de toute manière, se fait forcément aux dépens d’individus particuliers. On voit cette même

idée transparaitre dans le Capital où la division du travail propre à l’industrie est

passagèrement vantée pour sa capacité à convertir les puissances individuelles en puissances

sociales, favorisant ainsi l’épanouissement du genre humain : « En agissant conjointement

avec d’autres à des fins communes et d’après un plan concerté, le travailleur efface les bornes

de son individualité et développe sa puissance comme espèce338. »

Or, il est possible de penser que Marx ne fait que décrire le processus du capitalisme

plutôt qu’il ne prescrit le primat ontologique du développement général de l’humanité sur

l’individu : si l’individu doit être sacrifié, c’est le capitalisme qui en a voulu ainsi. Il s’agit

donc de conditions historiques contingentes qui ne consacreraient en rien le primat de

l’humanité universelle sur l’individu particulier. C’est dans cet esprit que Henry rejette la

conception de l’histoire comme « lutte des classes ». « L’histoire de toute société jusqu’à nos

jours, c’est l’histoire des luttes des classes339 » énonce le Manifeste Communiste. Henry

signale que Marx a pris soin de préciser que cette conception a seulement prévalu jusqu’à

nos jours, ce qui laisse entendre qu’il pourrait en être autrement : « rien ne prouve, aucune

condition apriorique ne fait qu’il doive en être ainsi340 » affirme Henry. On voit que Henry

fait bien la différence entre la prescription éthique et la simple description d’un état de fait

dans les paroles de Marx.

338 K. Marx, Le Capital, op.cit., p. 867. 339 K. Marx, Le Manifeste communiste, op.cit., p. 399 ; souligné par nous. 340 Marx I, p. 200.

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La description de l’indifférence du développement de l’humanité à l’égard de

l’individu se fait aussi négative, entre autres, dans ce texte issu du livre III du Capital : « En

fait c’est seulement par le gaspillage le plus énorme du développement d’individus

particuliers qu’est assuré et réalisé le développement de l’humanité en général341. » La

richesse sociale ne s’accroit qu’en raison inverse et aux dépens du développement individuel.

Remarquons que le mot « gaspillage » indique une appréciation négative de ce sacrifice.

§ 27- LA CRITIQUE DE L’HYPOSTASE DU SOCIAL

S’il est vrai que « la détermination de la réalité est le thème central de la pensée de

Marx, sa préoccupation première et exclusive ou, pour mieux dire, sa grande obsession342 »,

il faut alors se demander : la réalité originaire se situe-t-elle au niveau de la singularité de

l’activité individuelle ou au niveau de l’universalité de la totalité socio-historique ? « La

question est de savoir ce qui est réel, de ce milieu (social) ou des individus vivants qui le

composent343 » demande le philosophe, hanté par la même question que le poète, Hölderlin,

qui affirmait : « Il n’existe au monde qu’un seul litige, celui de savoir si c’est le tout ou le

particulier qui prédomine344. » Ce litige, qui est à vrai dire un des problèmes éternels de la

philosophie, s’enracine dans le débat qui oppose Aristote à Platon, pour se prolonger dans la

querelle scolastique des universaux qui opposa les nominalistes aux réalistes (XIIe siècle).

Alors que les réalistes accordent une réalité au concept qui existe antérieurement à la chose,

les nominalistes, pour leur part, considèrent que le concept est une création post rem, qui

s’élabore après le contact avec la chose. Nous sommes d’accord avec Raphaël Authier pour

dire que l’interprétation henryenne de Marx relève d’une position nominaliste, même si

l’aspect généalogique qui y transparait semble parfois s’éloigner, à bien des égards, de

341 Cité par L. Sève, Une introduction à la philosophie marxiste, Paris, Éditions sociales, 1980, p.

226. 342 Marx I, p. 280. 343 CC, p.76. 344 J.C.F. Hölderlin, Lettre à Karl, 1801. Cité par J.P. Sartre, Cahiers pour une morale, Paris

Gallimard, 1983, p. 92.

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l’alternative réalisme/nominalisme345. Si le primat ontologique est accordé par le geste

généalogique à l’individu, à l’individu ipséisé par la vie, le Tout social apparaît dès lors

comme une dérive idéelle de cette réalité première, un Tout endetté vis-à-vis de cet individu

vivant et de sa vie si l’est vrai qu’il n’y a de vie que dans des vivants. S’effondre alors toute

tentative de sacrifier l’individu au profit de la société, de considérer la souffrance des

individus comme l’ingrédient du bonheur général, le sacrifice comme prélude aux

lendemains qui chantent. En réalité, si l’individu est sacrifié, il ne l’est que dans l’intériorité

radicale de l’inextinguible feu brûlant de la vie. Comme le précise Gabrielle Dufour

Kowalska : « Le consentement à l’être ne peut signifier chez M. Henry qu’un abandon à la

vie immanente, il n’implique par conséquent aucune subordination de l’homme à un pouvoir

extérieur, il exclut toute forme négative et mutilante d’acceptation et de sacrifice, car il n’est

rien d’autre en définitive que le mouvement de cette vie346. » En revanche, si le primat

ontologique est accordé à la société, nous ne serions pas seulement en train de soutenir que

l’individu est « influencé » par le contexte social qui lui imprime ses déterminations, ce qui

va de soi, mais nous serions en outre en proie à l’illusion selon laquelle la réalité des individus

dérive de la réalité sociale, que leur être leur est donné par la réalité sociale, qu’ils sont

submergés par cette réalité totale347. Dans cette vision des choses, « c’est la société qui agit

et fait agir, c’est elle qui porte tout et les individus ne sont que des bouchons flottant à la

surface de la mer348. » Si l’individu est la réalité ontologique primordiale, le marxisme a tort

de justifier l’instrumentalisation de l’individu vivant par une fin qui lui serait supérieure et le

transcenderait. On ne peut crucifier l’individu sur la croix de la totalité, non seulement par

souci moral, mais parce que l’individu est lui-même la totalité : « L’affirmation que

l’individu constitue lui-même la totalité n’est-elle pas une simple postulation, une

revendication d’ordre éthique ? Elle a pour Marx, répétons-le, une signification

345 « La position qu’adopte Michel Henry est très nettement celle d’un nominalisme, déterminant la

réalité comme uniquement composée d’une multiplicité d’individus particuliers, et n’attribuant aux

termes généraux qu’un caractère abstrait et vide, ou, dit autrement, ne reconnaissant d’existence

qu’aux individus ». R. Authier, « le problème des universaux chez Marx. Michel Henry critique de

Louis Althusser », in Le philosophoire, 2012/1 - n° 37, pp. 235- 259, p. 239. 346 G. Dufour Kowalska, Michel Henry philosophe de la vie et de la praxis, Paris, Vrin, 1980, p. 250 ;

souligné par nous. 347 Henry rappelle que cette pression insoutenable de la société n’est pas seulement thématisée par la

sociologie, comme on sait, mais aussi par la psychanalyse pour autant que le surmoi freudien est

l’intériorisation des normes sociales. Cf. CC, p. 57. 348 CC, p. 59.

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ontologique349. » Notons que c’est sa conceptualisation du besoin qui permet à Henry de

concevoir l’individu comme une totalité : « Le besoin est la vie elle-même, la totalité

monadique de toutes ses potentialités subjectives »350 affirme Henry.

On a souvent cité Kierkegaard comme l’une des sources de la pensée de Heidegger,

surtout dans la formulation de l’existential du « On », ce processus en troisième personne qui

intervient au § 27 d’Être et Temps. Il faut rappeler que l’influence du Danois ne s’exerce pas

moins sur Henry dans son élaboration du concept d’individu. Dans sa dédicace à l’individu,

Kierkegaard disqualifie, à sa manière, l’hypostase de l’essence sociale :

La foule, non celle-ci ou celle-là, actuelle ou de jadis, composée d’humbles ou

de grands, de riches ou de pauvres, etc.. mais la foule envisagée dans le concept,

la foule, c’est le mensonge ; car ou bien elle provoque une totale absence de

repentir et de responsabilité ou, du moins, elle atténue la responsabilité de

l’individu en la fractionnant […] La politique n’a rien à faire avec la Vérité

éternelle. Une politique qui voudrait sérieusement introduire dans la réalité la

Vérité éternelle en ce sens strict, se révélerait à la même seconde et au plus haut

degré comme la plus contraire à la politique qu’on pût concevoir351.

Dans son élaboration de l’être-seul de l’individu, Henry est largement tributaire de

cet anti-mimétisme kierkegaardien qui assimile la grégarité de la foule au mensonge. Si la

politique, l’art de gouverner, est l’art du mensonge par excellence, ce n’est pas seulement en

raison d’une contagion affective des foules qu’un Gustave Le Bon avait mise en lumière,

c’est parce qu’elle refoule l’être-seul ontologique de l’individu. « Les concepts de ‘société’

et d’’histoire’ sont solidaires d’une métaphysique de l’universalité idéale, ils reposent sur

l’ontologie hégélienne et ne font qu’exposer et développer l’essence qui la sous-tend352 »

affirme Henry, déconstruisant à sa manière, après Kierkegaard, la logique de l’universalité

objective. Pour autant que l’individu soit réduit à un citoyen de l’État chez Hegel353, les

Principes de la philosophie du droit sont à l’origine d’une conception d’une détermination

349 Marx I, p. 272. 350 Marx II, p. 64. 351 S. Kierkegaard, « Point de vue explicatif de mon œuvre » (Dédicace à l’individu), in Œuvres

complètes, t. 16, 1849, trad. P-H Tisseau, Éditions de l’Orante, 1971, pp. 81- 87. 352 Marx I, p. 184. 353 Marx I, pp. 226-227.

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totale par le social. L’individu se trouve donc absorbé dans sa classe selon la loi du primat

de l’universel sur le particulier. La réfutation marxienne de Stirner répète la critique dirigée

contre Hegel dans l’Idéologie allemande354 où se trouve dénoncée la préexistence de la classe

chez les philosophes. « La phrase qu’on rencontre fréquemment chez saint Max : ‘chacun est

tout ce qu’il est grâce à l’État’ revient au fond à dire que le bourgeois n’est qu’un exemplaire

de l’espèce bourgeoise, phrase qui présuppose que la classe des bourgeois doit avoir existé

avant les individus qui la constituent355. » L’individu n’est pas un exemplaire de la classe

sociale à laquelle il appartient et qui lui prescrit son être, il n’en est pas une simple illustration.

La VIe thèse sur Feuerbach, laquelle entend que « l’essence de l’homme n’est pas une

abstraction inhérente à l’individu isolé » mais est « l’ensemble des rapports sociaux356 » se

trouve ainsi soustraite à un sociocentrisme. Aussi, Henry interprète l’expression « individu

isolé », qui figure dans cette VIe thèse, non pas comme ce qui désigne l’individu, mais

précisément comme l’hypostase de l’Homme telle qu’elle se produit chez Feuerbach, Stirner

et Proudhon, hypostase dénoncée par Marx. C’est pourquoi la VIe thèse est inintelligible une

fois séparée de son contexte, ce dont se rendent coupables certains marxistes lorsqu’ils

réduisent l’individu à un produit des rapports sociaux. En effet, Henry affirme :

Isolée cependant de la problématique globale de L’Idéologie Allemande, qui peut

seule lui donner la signification qu’elle a pour Marx, l’expression ‘l’ensemble

des rapports sociaux’ ne peut, on l’a vu, qu’hypostasier une nouvelle abstraction

en lieu et place de la réalité, à savoir les individus vivants qui ont entre eux de

telles relations. Pourquoi l’hypostase des ‘rapports sociaux’ entraîne-t-elle la

falsification complète de la réalité, de la réalité des ‘individus vivants’ et seuls

‘concrets’, c’est ce que les Thèses sur Feuerbach portent en pleine lumière357.

L’activité individuelle concrète ne serait-elle pas exclue de ce concept de « rapports

sociaux » ? En fait, à condition de saisir phénoménologiquement l’individualité monadique

comme subjectivité transcendantale possibilisant une ouverture au monde et à la

354 Marx I, p. 132. 355 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 92. 356 Ibid., p. 33. 357 Marx I, p. 318.

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transcendance, l’individualité apparait comme étant centrale chez Marx, et n’est plus

comprise comme un rapport d’objectivation.

Marx dénonce le sociocentrisme de Hegel, de Bauer, de Feuerbach et de Stirner qui

hypostasient la société. L’individu n’imite pas la société, il n’est pas à son image, il n’incarne

pas une idée au sens ou une idée transcendante prendrait chair en lui358. C’est au contraire la

société qui imite l’individu, qui lui emprunte ses attributs qui y sont projetés. La Société est

irréelle au sens où elle est une simple représentation. Si une détermination est partagée par

une multiplicité d’individus, elle n’est pas pour autant une entité sui generis, un fait social

avec ses lois propres, comme l’entend Durkheim, qui transcende les lois des individus

particuliers. Il y a parenté et non identité entre les différentes expériences subjectives. C’est

la généralisation qui les identifie et les homogénéise359. Il n’y a pas de classes sociales en soi

puisqu’elles procèdent des individus et des modalités de leur vie personnelle. Marx dit bien:

Tant que la contradiction n’est pas apparue, les conditions dans lesquelles les

individus entrent en relations entre eux sont des conditions inhérentes à leur

individualité ; elles ne leur sont nullement extérieures et, seules, elles permettent

à ces individus déterminés et existant dans des conditions déterminées de

produire leur vie matérielle et tout ce qui en découle : ce sont donc des conditions

de leur manifestation active de soi, et elles sont produites par cette manifestation

de soi360.

Selon la « réduction des totalités », le Tout doit son être aux parties, et non comme

l’entend le holisme selon lequel le Tout oriente et détermine les parties361. « Le vrai est le

tout362 » proclame Hegel dans une formule emblématique qui synthétise sa conception d’une

totalité organique où se résorbent toutes les contradictions. Ou encore, plus précisément :

« Le tout est un équilibre stable de toutes les parties, et chaque partie est un esprit dans son

élément natif, qui ne cherche plus sa satisfaction au-delà de soi, mais la possède au-dedans

de soi-même, parce qu’il se trouve lui-même dans cet équilibre avec le tout363. » Selon Henry,

358 Marx I, p. 228. 359 Marx I, p. 230. 360 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 98. 361 Cf. CC, p. 54. 362 G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit (Préface), t. I, op.cit., p. 18. 363 G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, t. II, op.cit., p. 28.

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loin d’être l’auteur d’une philosophie holiste, Marx est plutôt le philosophe de l’analyse :

« la pensée de Marx est une pensée de l’analyse, une pensée qui décompose le Tout en ses

éléments, qui n’explique pas les éléments par le Tout mais celui-ci au contraire par ceux-là.

Ainsi est posé, contre toute problématique structuraliste, que la totalité n’est pas un principe

d’intelligibilité, non plus d’ailleurs que de réalité, mais une apparence et ce qui masque le

phénomène réel364. »

Henry juge que la question de la détermination de l’individu par la société est posée

en faux termes dans la mesure où la « Société », pas plus que le « Genre », n’existent aux

yeux de Marx, lequel refuse « de définir la réalité comme générale, c’est-à-dire transcendante

à la réalité individuelle365. » Du coup, se trouve disqualifié tout rapport de causalité entre la

société et l’individu : c’est le principe de raison même qui n’est plus opératoire lorsqu’il

s’agit de saisir ce qu’est un individu. La IIIe thèse sur Feuerbach est à cet égard éclairante :

« La doctrine matérialiste de la transformation par le milieu et par l’éducation oublie que le

milieu est transformé par les hommes et que l’éducateur doit lui-même être éduqué. Aussi

lui faut-il diviser la société en deux parties, dont l’une est au-dessus de la société366. »

L’individu ne peut toujours se déresponsabiliser en accordant à la société le pouvoir de le

façonner. Le faire, ce serait aussi placer une partie de la société « au-dessus de la société ».

Concevoir une détermination extérieure de l’individu par la société, c’est, outre

l’erreur consistant à méconnaitre la subjectivité, concevoir une société hypostasiée et déifiée,

indépendante des individus qui la composent. L’autonomie de la sphère sociale, incarnée

dans l’autonomie des classes vis-à-vis des individus, est mise hors-jeu par Marx, et cela à

travers la critique dirigée contre Proudhon367. Henry déduit de cette critique un strict anti-

universalisme marxien : « Le rejet de la société - personne a une signification ontologique

rigoureuse, il récuse explicitement l’universel, le tout, l’organisme, l’ensemble, la structure,

tous les modes et toutes les déclinaisons du général comme tel, dans leur prétention de

364 Marx II, p. 294. 365 Marx I, p. 227. 366 K. Marx, Thèses sur Feuerbach, op.cit., p. 233. Cité par Henry, Marx II, p. 22, note 2. 367 Dans Misère de la philosophie, Marx relate comment Proudhon, incapable d’expliquer comment

l’individu est susceptible de créer un excédent de valeur par rapport à ce qu’il consomme, imagine

une « société-personne » qui expliquerait cet excédent. À ce titre, il personnifie la société et lui

attribue des caractères humains, notamment une « intelligence propre ».

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constituer en eux-mêmes et par eux-mêmes la réalité368. » Toute idéalité qui prétend résumer

la multiplicité des actions individuelles, et par cela pétrifie la dynamique du vivant, est

considérée comme une illusion qu’il s’agit de démasquer. Henry rappelle le rôle positif qu’a

joué le nominalisme stirnérien dans la genèse du rejet marxien de toute hypostase qui

transcenderait l’individu et, d’une certaine manière, l’écraserait par sa présence insoutenable.

« On voit ici clairement que si la pensée de Stirner n’a nullement déterminé celle de Marx ni

motivé en dernier lieu le rejet de la philosophie de l’universel et de ses catégories, elle a du

moins permis à Marx de prendre conscience de ce qu’il voulait dire369 » dit Henry. Au moyen

de sa critique des hypostases de la société et de l’État, Stirner aurait permis à Marx de

parvenir à une compréhension de sa propre pensée, mais ne l’aura pas déterminé « en dernier

lieu ». Pourquoi ? C’est que Stirner, en se vouant à la défense de l’individu contre la société

a fini par hypostasier cette dernière. En dénonçant l’éclipse de l’individu par la totalité

sociale, en plaçant l’individu au-dessus de la société, il n’en a pas moins accordé à cette

dernière une consistance ontologique dont elle est en réalité dénuée. L’anarchiste égoïste,

réclamant sa « propriété », a beau vouloir instrumentaliser la société pour ses propres fins, il

reconnait toujours son poids. Sa réaction indignée face au poids de la société confirme la

force de celle-ci, du moins la force imaginaire qu’il croit combattre. Or, la « société » de

Stirner n’existe pas plus que le « genre » de Feuerbach aux yeux de Marx : « Au moyen de

quelques guillemets, Sancho transforme ici ‘Tous’ en une personne, la société en tant que

personne, en tant que sujet = la société sacrée, le sacré370. »

Henry débusque cette même hypostase de la société dans le marxisme, c’est-à-dire

dans l’inversion de la pensée de Marx. Dans le marxisme, le fait social se présente comme

une entité sui generis, une totalité irréductible à la somme de ses parties, un principe naturant

qui jouit de ses propres lois, tout à fait distinctes de celles qui régissent les actions

individuelles. « Sur le plan théorique la thèse selon laquelle la société constitue une réalité

spécifique, différente de celle des individus, signifie que, passant de ceux-ci à ceux-là, on

change nécessairement de plan, on saute en quelque sorte d’un niveau qualitatif à un

368 Marx I, p. 185. Henry s’appuie sur l’affirmation de Marx selon laquelle Proudhon imagine une

société avec ses lois propres, transcendante aux individus qui la composent. 369 Marx I, p. 188. 370 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 233.

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autre371. » Une telle idéologie sociocentrique nie la singularité de la subjectivité individuelle,

laquelle est réduite à l’appartenance à une classe sociale. Or la vie n’est justement concevable

que comme expérience singulière des individus ; elle ne peut être qu’individuelle, si bien

que, quand bien même une détermination se trouve partagée par plusieurs individus dans

l’appartenance commune à une classe sociale, elle ne perd rien de son individualité. Une

condition personnelle est une détermination d’une ipséité qui s’éprouve dans une structure

monadique : « Une condition personnelle ne cesse pas d’être personnelle au moment où elle

devient générale, ce devenir lui est totalement extérieur et ne l’affecte en rien, ne change rien

à la structure monadique de l’expérience avec laquelle elle se confond ni au contenu

spécifique de cette expérience372. »

Au lieu de projeter, à l’instar de l’anthropomorphisme dénoncé par Feuerbach, la

subjectivité dans la religion, le sociocentrisme de l’idéologie des classes projette le mode de

vie de l’individu sur une entité transcendante qui dicte sa loi aux individus. Il y a

anthropomorphisme dans la mesure où la société est hominisée, couplé à un sociomorphisme

pour autant que l’individu est présenté comme l’intériorisation des structures objectives.

Intériorisation qui laisserait croire que la « société » produit sans l’intervention des individus.

Ce n’est pourtant pas la « société » qui travaille mais bel et bien l’individu ! La

personnification de la société est à plus forte raison absurde lorsqu’elle prétend assigner à

celle-ci une productivité dont l’individu vivant seul est capable : « Que toute vie soit

individuelle et par conséquent son pouvoir aussi- une praxis à la fois subjective et

individuelle- on l’observe à ceci que ‘le peuple’ n’a jamais rien fait et ne fera jamais rien: on

ne l’a jamais vu en train de creuser une tranchée ou de construire un mur; la société elle-

même n’a jamais été surprise en pareille posture: pour faire tout cela, comme le dit Marx, ‘il

371 CC, p. 56. Henry signale que la sociologie instaurée par Durkheim est la méthodologisation de

cette hypostase. Il faut cependant remarquer que Henry ne nuance pas beaucoup en faisant équivaloir

sociologie, holisme et scientisme anti-individualiste. Le père de la sociologie avait pourtant écrit un

article, à tendance plutôt néo-kantienne il est vrai, en faveur de l’individualisme, non pas comme

égoïsme mais comme doctrine qui pose l’individu comme fin en tant que telle. La solidarité de

l’approche sociologiste avec le marxisme ne va pas toujours de soi. Cf. É. Durkheim,

« L’individualisme et les intellectuels », in Revue bleue, 4e série, t. X, 1898, pp. 7-13. Pour Henry,

voir aussi Marx I, pp. 17-18. Henry privilégie la sociologie de Gabriel de Tarde en tant que sociologie

de la vie individuelle, en tant que « sociologie dynamique et vivante ». M. Henry, La Barbarie, Paris,

Grasset, 1987, pp. 193-194 (désormais cité B). Cf. également E. p. 76. 372 Marx I, p. 229.

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faut des hommes’373. » C’est toujours l’individu qui produit, jamais des catégories idéales. A

fortiori, c’est toujours l’individu qui, déterminé par ses besoins, consomme. Production et

consommation n’échoient qu’à l’individu social, non pas au social individué, c’est-à-dire

personnifié. Pas moins absurde la conception d’une praxis sociale à partir de cette société

hypostasiée : « il n’y a que des actions individuelles : la praxis n’existe pas. La praxis sociale

n’est que la représentation de toutes les actions individuelles qui interviennent et

s’entrecroisent sans cesse dans la société et font d’elle ce qu’elle est374. » L’action

commune est le fruit d’une opération intellectuelle, de la « théorie », se mouvant dans le

champ de la représentation, étrangère à l’immanence de la praxis individuelle, qui confond

en une seule action toutes les actions particulières qui s’enracinent en réalité dans la

subjectivité individuelle du travailleur. Afin de circonscrire la praxis, il ne suffit pas d’écarter

Feuerbach et Hegel, encore faut-il écarter la praxis sociale édifiée par le marxisme. La

« praxis sociale » des marxistes est l’action commune destinée à transformer la société. Or

pour Henry, « il n’y a que des actions individuelles : la praxis n’existe pas. La praxis sociale

n’est que la représentation de toutes les actions individuelles qui interviennent et

s’entrecroisent sans cesse dans la société et font d’elle ce qu’elle est375 ». La « praxis

sociale » des marxistes ressemble trop à « l’Histoire » dont le déploiement instrumentalise

les individus. Elle substitue à ce titre un processus d’objectivation à la réalité. Or, comme

nous l’avons vu, toute praxis est individuelle. Le substrat de cette action commune n’est autre

que la praxis subjective de l’individu vivant, l’alpha et l’oméga de toute action possible. En

fait, ce sont des conditions sociales précises, favorisées par l’irruption du capitalisme, qui ont

réduit l’action individuelle à un rouage fonctionnel d’un système qui la transcende, ce dont

l’action sociale des marxistes n’est qu’une redite.

Le fondement de cette action commune n’est pourtant rien d’autre que la praxis

subjective des individus vivants. Voilà pourquoi la « classe » sociale ne peut engendrer une

révolution, non pas parce que l’ordre social dont elle fait partie et auquel elle s’oppose est

éternel, mais parce que l’action est strictement l’action des individus vivants. L’hypostase du

social n’est pas sans affecter jusqu’à la conception du socialisme dans la pensée marxiste qui

373 M. Henry, « La vie et la république », in PV-III, p. 161. 374 Marx I, p. 358. 375 Marx I, p. 358.

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comprend celui-ci comme l’avènement du règne salvateur du social, arrachant les individus

à leur égoïsme mesquin pour tourner leurs regards vers une réalité substantielle digne de

canaliser leur énergie. « De même que la production n’est plus individuelle mais sociale,

consistant dans la mise en œuvre d’une immense force collective, de même la vie des

individus devrait s’exhausser au-dessus de leur particularité insignifiante, leur activité se

fondre dans une activité à laquelle tous participent et qui est justement celle de tous, dans la

‘praxis sociale’376. » Dans une telle vision socialiste, l’individu doit fusionner avec le Tout

social, orienter ses actions vers des buts qui transcendent sa particularité infime et dérisoire.

Pour transformer l’individu, il faut commencer par transformer la société, et le reste

s’ensuivra. Les individus sont créés à l’image de la société, ils sont la subjectivation de ses

qualités propres. Ainsi l’homme corrompu est l’image d’une société corrompue.

En fait, la détermination n’est jamais extérieure à la vie des individus. « C’est

précisément parce que les déterminations sociales sont subjectives qu’elles frappent

l’individu au cœur de sa vie et de son être et, comme on dit, le ‘déterminent’377 » dit Henry.

Seule une subjectivité vivante est susceptible d’être déterminée ; la détermination appartient

donc avant tout à la subjectivité puisque c’est en elle qu’elle trouve sa condition de possibilité

et surtout, c’est en elle que la contrainte sociale s’éprouve comme effective.

L’appartenance à une classe est donc une appartenance générée par la vie. Les

individus ne forment pas ces classes volontairement mais elles les concernent car ils sont

porteurs de la vie. Henry fait allusion au coup d’État napoléonien du II Décembre 1851 et sa

réussite due à la mobilisation de paysans parcellaires. La division du travail chez ces paysans

en est encore au stade familial ; ils se connaissent à peine puisque dispersés sur un grand

nombre de parcelles, et ne sont pas unis sous l’enseigne d’une même communauté politique

ou d’une idéologie militante. « Et pourtant ces paysans pensent à peu près la même chose,

l’identité de leurs vues se traduisant par exemple sur le plan politique par l’appui qu’ils ont

apporté à Louis Bonaparte, rendant ainsi possible son coup d’État »378. Ces paysans partagent

un mode de vie similaire et produisent donc des idées parentes ; c’est l’activité individuelle

376 Marx II, p. 467 ; souligné par nous. 377 Marx I, p. 242. 378 Marx I, p. 424.

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qui fonde la pensée et non l’inverse. Pour Henry, cela réfute l’idée d’un primat ontologique

de la classe politique sur l’individu. « La réalité originelle de la classe n’est donc ni une

communauté ni une organisation ni une unité, elle ne peut être comprise comme une totalité,

comme une réalité générale, concrète et réelle par elle-même, autonome, intérieure à ses

membres, elle se réduit au contraire aux individus qui la composent déjà en dépit de leur

dispersion absolue379. » Ce n’est pas parce qu’ils ont des idées communes que les individus

font la même chose, c’est parce qu’ils font la même chose que les individus ont des idées

communes. Ils sont ce qu’ils font et font ce qu’ils sont. Plus loin, Henry écrit : « L’individu

trouve les conditions de son activité, il trouve son activité elle-même comme une activité

déjà accomplie par d’autres et qui s’offre à lui pour qu’il l’exerce à son tour ; il la trouve

justement en tant qu’il l’accomplit lui-même, en tant qu’elle est sa propre vie, rien, par

conséquent, qui lui serait extérieur, qui la déterminerait de l’extérieur380. » L’individu entre

dans un monde déjà constitué, mais, en tant qu’il y entre comme ipséité vivante, en tant qu’il

accomplit subjectivement l’activité qui lui est dévolue, la détermination par l’activité n’est

qu’une auto-détermination dans et par la vie.

Pour notre part, nous nous demandons : quelles sont les conséquences pratiques d’une

telle affirmation ? Si l’appartenance à une classe n’est en réalité que l’appartenance à la vie,

qu’ajoute le dialogue avec Marx à l’intuition centrale de Henry qui veut que la vie soit le

fondement suprême et ultime de toute transcendance ? Si les individus ne sont pas

« déterminés » par leur classe, sont-ils d’autant plus responsables du contenu de leur vie et

de leurs actions? Henry cite un passage de l’Idéologie Allemande qui dénonce un certain

sociologisme socialiste qui tient à tout reconduire aux déterminations sociales et qui, par cette

hypostase de la société, déresponsabilise les individus : « Nous apprenons que la société est

devenue une jungle et que de ce fait les individus qui forment cette même société souffrent

de toutes sortes de tares. La société est séparée de ces individus, elle devient une entité

autonome, elle se transforme en jungle comme cela, toute seule, et ce n’est qu’à la suite de

cette transformation que les individus souffrent381. » La société se présente dans cette

hypostase idéaliste comme ce qui enveloppe l’individu, lui dicte son mode de vie et le

379 Marx I, p. 234. 380 Marx I, p. 251. 381 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., pp. 510-511.

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détermine foncièrement. Si l’on dénonce cette hypostase et si l’on ramène la détermination à

la vie, dirait-on que les individus sont responsables de leurs propres souffrances ? Selon la

perspective henryenne, la réponse est négative puisque la condition de l’individu vivant est

celle d’une passivité absolue à l’égard de la vie382. La non-liberté de la subjectivité à l’égard

de la vie ne responsabilise pas plus l’individu que la « Société » qui a été reconnue irréelle.

Henry n’atténue pas les déterminations sociales en vue de défendre une liberté métaphysique

comme celle de Sartre. « Les individus sont toujours partis d’eux-mêmes, naturellement pas

de l’individu pur au sens des idéologues, mais d’eux-mêmes dans le cadre de leurs conditions

et de leurs rapports historiques donnés »383 postule Marx dans l’Idéologie Allemande. Les

individus partent d’eux-mêmes en ce sens qu’ils partent de leur vie mais d’une vie qui est

conditionnée par des facteurs historiques précis dont on ne peut faire abstraction. L’individu

est en « situation » comme dirait Sartre et sa solitude ontologique compose avec des

circonstances extérieures. Si un philosophe de la liberté absolue comme Sartre reconnait le

poids décisif des circonstances avec lesquelles doit composer l’individu, comment un

philosophe de la passivité absolue ne les reconnaitrait-il pas ? Henry ne manque pas, il est

vrai, de décrire l’homme comme déterminé, mais à condition que cette détermination soit

intérieure, hétérogène à une extériorité qui se situerait hors de la subjectivité individuelle.

La réalité phénoménologique de la détermination ne contredit pas le poids des circonstances

mais le fonde et le soutient. C’est la hantise de l’extériorité qui conjoint la description de

l’individualité à une description de la solitude coupée du monde dans L’essence de la

manifestation.

Ce que la phénoménologie henryenne tient à établir, c’est une généalogie, c’est-à-dire

la mise à jour de la matrice transcendantale des déterminations sociales. Pourquoi cette

explicitation de l’origine devait-elle néanmoins passer par la lecture attentive de Marx ? Afin

de mettre en évidence l’enracinement des idéalités, par exemple le concept de classe, dans la

vie, dira-t-on. Certes, mais il ne faut pas manquer de souligner le fait que Henry comprend

la détermination dans un sens fort. Lorsque les marxistes disent que les individus sont

382 Il faut rappeler, avec Grégori Jean et Jean Leclercq que cette passivité est rarement thématisée

dans le Marx. G. Jean et J. Leclercq, « Sur la situation phénoménologique du Marx de Michel Henry.

Étude de ‘Notes inédites’ », loc.cit., p. 4. Ce qui nous amène à observer que c’est le concept faible de

l’auto-affection qui se présente dans le Marx. 383 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 94.

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déterminés par leurs rapports sociaux, ils ne veulent pas signifier par-là que l’individu est

« produit » par la société, que sa vie lui est donnée par la société. Le marxisme entend la

détermination dans un sens moins fort, comme une force concrète qui s’exerce sur l’individu

et que ce dernier ressent comme extérieure. Si Henry ne réduit pas cet extérieur à un intérieur

pour asseoir une liberté métaphysique comme celle de Sartre, force est de remarquer qu’il

étend la notion de détermination.

Parce que l’action est strictement subjective et individuelle, l’Histoire ne peut rien ;

en tant que concept abstrait, elle atteint un niveau d’abstraction encore plus élevé que celui

de classe sociale et achève la dissolution de l’individu dans des entités idéales qui le

dépassent. C’est ainsi que la conception hypostasiante de l’histoire est récusée par Marx :

« L’histoire ne fait rien, elle ne possède pas ‘d’énormes richesses’, elle ne livre pas de

combats. C’est au contraire l’homme réel et vivant qui fait tout cela, qui possède tout cela,

qui livre tous les combats ; ce n’est pas l’histoire qui se sert de l’homme comme moyen pour

réaliser ses fins, comme si elle était une personne à part ; elle n’est que l’activité́ de l’homme

qui poursuit ses fins à lui384 » affirme Marx dans la Sainte Famille (1845). L’histoire ne se

« sert » pas de l’individu étant donné qu’elle n’est que la systématisation conceptuelle ou la

résultante ou encore le produit des déterminations effectives des individus concrets et

vivants. La personnification de la société, sa transsubstantiation en sujet métaphysique se

substituant aux produits des actions des sujets réels, est une projection anthropomorphique

qui prête à l’histoire des caractères humains, notamment une volonté qui vise un dessein.

Cette entité personnifiée ne se contente pas d’imiter l’homme. Elle prétend aussi se « servir

» de lui et le manipuler. En réalité, l’histoire n’est rien en dehors de la pluralité des activités

individuelles qui poursuivent leurs fins immanentes.

Dans le procès historique hégélien qui est un procès total, l’individu pense lutter pour

soi mais lutte en réalité à la réalisation de l’Esprit. Les passions individuelles sont les moyens

utilisés par la Raison universelle pour la réalisation de ses fins. L’individu apparaît comme

un simple moyen, ne trouvant plus en lui-même sa raison d’être. Aux antipodes de cette

conception, l’Idéologie allemande pose qu’« il n’y a pas d’histoire, il n’y a que des individus

384 K. Marx et F. Engels, La Sainte Famille, op.cit., p. 116 ; souligné par nous.

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historiques385. » L’histoire, c’est l’histoire des individus, de leur vie, de leurs besoins et de la

production matérielle qui s’y rattache. « La condition première de toute histoire humaine est

naturellement l’existence d’êtres humains vivants386 » écrit en effet Marx. Ce qui apparait

dès lors, c’est la praxis de l’individu vivant comme condition transcendantale de l’histoire :

En donnant comme présupposition de l’histoire les individus vivants, Marx situe

explicitement dans la vie phénoménologique individuelle et dans sa nécessité

propre, dans la vie qui veut vivre et qui pour vivre doit satisfaire ses besoins et

qui pour les satisfaire doit travailler, dans ce qu’est cette vie par conséquent et

dans son essence, le principe de tous les phénomènes économiques, sociaux,

politiques, culturels qui se ‘déroulent dans le monde’ et que nous appelons

l’’histoire’387.

La vie est besoin et se fait travail : voilà le premier fait historique qui se reproduit

inlassablement. L’histoire rendue possible par la vie est une histoire effective, irréductible au

processus d’opposition à soi de l’esprit universel, irréductible à une Histoire réifiée. Elle est

l’histoire concrète des individus qui travaillent afin d’assouvir leurs besoins : c’est l’histoire

de la production de la vie par les individus vivants. C’est seulement parce qu’il y a des

individus vivants qui vivent leur vie, éprouvent dans leur chair impressionnelle des besoins

et travaillent en vue de les accomplir, qu’il y a quelque chose comme leur histoire :

Ne pas appartenir à l’histoire veut dire : cette condition de toute histoire n’est pas

quelque chose qui puisse lui être soumis, qui serait emporté et aboli par elle, n’est

pas un état historique, c’est-à-dire justement un état de choses en voie de

transformation et finalement de disparition. La répétition semblable à elle-même,

sur le fond de son essence propre, de la vie phénoménologique individuelle et de

ses déterminations fondamentales, la réitération indéfinie du désir, du besoin et

du travail, c’est cela qui, comme condition toujours nouvelle et toujours présente,

fait qu’il y a une histoire388.

C’est la récurrence de la satisfaction des besoins de la vie phénoménologique

individuelle qui constitue l’étoffe de l’histoire, sa condition de possibilité transcendantale et

385 Marx I, pp. 195-196. 386 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 45. 387 Marx I, p. 195 ; souligné par nous. 388 Marx I, p. 198.

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méta-historique. Il faut pourtant souligner que cette répétition n’en est pas vraiment une s’il

est vrai que chaque vécu est unique en tant qu’il est viscéralement affectif. La

méconnaissance du caractère individuel de la vie consacre le règne absolu des hypostases,

un totalitarisme spéculatif aveugle à la vie :

Si seuls doivent être reconnus à titre d’étants véritables l’Histoire, la Société, leur

automouvement, il n’est d’autre salut pour l’individu que de se fondre à ces

totalités qui le dominent, de se dépasser en elles afin de coïncider avec elles et

avec leur destin. Seulement toute vie est par essence individuelle - toute peur,

tout désir, toute joie, tout amour. Le dépassement de l’individualité n’est pas

l’Aufhebung qui la conserve et la transfigure, il est sa suppression. Ou plutôt,

comme cette suppression est impossible, comme l’ipséité de la vie est

consubstantielle à son essence et la définit, l’autonégation de l’individu signifie

l’autonégation de la vie elle-même, et l’intentio politique en sa signification

radicale rejoint le projet galiléen et en répète l’absurdité389.

Toute prétention de « dépassement » de l’individualité, que ce soit dans une idéalité

objective dématérialisante qui fait abstraction de la sensibilité à la manière de la

géométrisation galiléenne de la nature390, ou dans une idéalité politique qui établit une

interchangeabilité entre les actions individuelles en vue de l’Universel à la manière du

marxisme, est vouée à mépriser l’individu et, par le même geste, la vie, puisque la vie ne peut

se manifester qu’en s’ipséisant dans des individus vivants. Toute doctrine qui prétend

exhausser une totalité au-dessus des individus vivants, toute tentative systématique d’abolir

la vie individuelle est « barbare ».

Pourtant, Marx n’autonomise-t-il pas les classes sociales dans certains de ses textes ?

Henry rappelle à juste titre comment la description de la division du travail avait établi chez

Marx une certaine objectivité de la classe. Marx parle en effet de puissances personnelles qui

se transforment en puissances objectives391. Ce qui contraint Henry à se demander : « La

problématique qui place dans la vie individuelle l’origine et qui plus est la réalité des relations

389 B, p.134. 390 L’incapacité des idéalités mathématiques à rendre compte de la subjectivité est une idée que Henry

puise dans la Krisis (1937) de Husserl de même que dans un texte de 1939 intitulé Expérience et

jugement. Totalement détachée de la réalité sensible, la nouvelle géométrie se revendique de lois

universelles qui transcendent le divers sensible et individuel. 391 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 93.

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sociales ne se trouve-t-elle pas devant une difficulté insurmontable ? 392 ». Si la réalité

s’enracine dans la vie, il faut alors dire que les individus vivants sont déterminés par la vie,

dont la « condition abyssale393 » est une passivité absolue qui ne peut se soustraire à

l’irrépressibilité de ses besoins. L’épreuve de soi est une passivité ontologique radicale à

l’égard de la vie. Elle exclut tout rapport avec un libre-arbitre qui échapperait aux

déterminations de la vie : l’individu ne peut pas ne pas être soi, ne peut manquer d’être lui-

même394. Henry retrouve, entre autres, cette passivité de l’ipséité dans la réfutation

marxienne de Stirner, lequel définit en permanence l’individu par la conscience.

§ 28- LA GENÈSE DE L’IDÉOLOGIE

Comment rendre compte du surgissement des représentations à l’aune de

l’immanence de la vie ? Au cinquième chapitre du Marx, la généalogie des idées mise en

place par Henry établit une inégalité ontologique entre la réalité immanente et la

représentation395. Comment surgit la représentation à partir de la réalité ? La représentation,

392 Marx II, p. 240. 393 Marx I, p. 242. Il faut noter qu’à cette page, comme le remarquent Jean Leclercq et Grégori Jean,

Henry distingue nettement sa propre voix de celle de Marx. 394 Henry retrouve l’indissolubilité du lien qui noue la vie à elle-même dans le Traité du désespoir de

Kierkegaard. Le désespoir est désespoir de soi qui veut ne plus être soi mais qui ne peut manquer de

l’être. L’impossibilité de rompre ce lien caractérise la passivité de soi à l’égard de la vie. L’individu

ne s’est pas posé lui-même dans son individualité mais par la vie qui n’est que dans des individus. «

L’incapacité du moi de se détruire lui-même, de rompre la relation à soi qui le constitue, l’impuissance

de principe où il se trouve de briser le lien qui l’attache à lui-même, est dans le désespoir ce qui fait

de celui-ci une expérience ». EM, p. 853. En même temps, c’est en vertu de la positivité du « subir »

d’une telle passivité que le déploiement de l’action est rendu possible. Dans C’est moi la vérité

(pp.135-136), Henry établit une tension entre deux conceptualisations de l’auto-affection : l’auto-

affection de l’individu qui revêt un sens faible de celle de l’auto-affection de l’individu par la vie à

laquelle il faut conférer un sens fort. Celui-ci marque la dette de l’individu, qui ne s’est pas posé lui-

même, à l’égard de la vie. C’est la thèse à la fois de Marx et de Kierkegaard soutient Henry (Marx II,

p. 27). Pour être plus précis, il s’agit surtout de la thèse d’un Marx qui critique l’auto- position de

l’individu chez Stirner (Marx I, p. 92). Henry en déduit : « Dans la vie de l’individu se manifeste la

passivité originelle de l’être. Mais la passivité ontologique originaire est le texte de la religion », ce

qui justifie notre renvoi à Kierkegaard. 395 Michel Ratté note que l’intentionnalité qui avait prise en charge dans l’ouvrage sur Biran est

maintenant, à tort, complètement évacuée de la problématique. M. Ratté, « La signification et l’enjeu

de l’ouvrage sur Marx dans l’œuvre de Michel Henry », loc.cit.

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dit Henry, est une copie de la réalité qui n’exprime que partiellement celle-ci. Pourquoi

qualifier la représentation d’irréelle si elle s’enracine dans l’immanence ? Car elle est

incapable de produire le réel de rappeler Henry, alors même qu’elle est en proie à cette

illusion sont le système hégélien n’est que la systématisation. En réalité, il n’y a de formation

d’idées que sur la base de la praxis individuelle. S’appuyant sur son élucidation de la

philosophie de Maine de Biran de 1965, Henry affirme que les catégories sont produites par

le mode de vie des individus vivants qui se représentent leurs activités. C’est dans la praxis

que les catégories s’enracinent. « Les catégories originelles ne sont pas des idées mais des

déterminations réelles et les modalités mêmes de la praxis396. » Sans cette référence à la

praxis, les catégories semblent surgir et disparaitre de manière autonome, selon le rapport

idéal qui les gouverne. Cette généalogie des catégories est en même temps une généalogie de

l’idéologie, s’il est vrai que l’idéologie n’est autre que la complexification des catégories

dans le champ théorique. C’est bien cette généalogie de la représentation qu’expose Henry

lorsqu’il déclare : « Mais ce que L’Idéologie allemande donne à entendre, en fin de compte,

c’est que toute idéologie est à la fois vraie et fausse, réelle et illusoire. Illusoire dans son

contenu représentatif immédiat et patent, réelle dans la généalogie397. » Le processus

génétique de l’idéologie est réel puisqu’il s’enracine dans l’activité singulière des

individus vivants : « Que l’origine de l’idéologie réside dans l’activité réelle des individus,

c’est là le thème constant de L’Idéologie allemande398. » L’idéologie est vraie parce qu’elle

est générée par la vie, parce qu’elle est la « langue de la vie réelle399 », une parole produite

par la vie réelle. En revanche, l’idéologie est fausse quant à son contenu, lequel est une copie

dégradée de la réalité. Autrement dit, s’il n’y a aucune adéquation entre le contenu idéal de

la représentation et la réalité, cela n’exclut pas pour autant le fait que l’acte de la

représentation est lui-même un moment réel. Pourtant, comment la généalogie de l’idéologie

de Michel Henry échappe-t-elle à la théorie ? Pour cela, dit Henry, il suffit que la généalogie

396 Marx I, p. 431. 397 Marx I, p. 435. 398 Marx I, p. 403. 399 « L’idéologie, comme devait le dire Marx avec tant de profondeur, est ‘la langue de la vie réelle’,

c’est-à-dire la production de la vie par elle-même, de son activité ». M. Henry, « Le concept de l’être

comme production », in PV-III, p. 11.

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ne doive pas son origine à une genèse conscientielle mais soit une auto-référence de la praxis

à elle-même étrangère à toute théorie400.

Après la mise en lumière par la généalogie du rapport entre la vie immanente et

l’idéologie comme fondation de la seconde par la première, Henry établit un rapport simple

entre la représentation et le besoin, rapport dépendant de la transparence du besoin401. C’est

ainsi que « l’individu qui a faim se représente la nourriture qui comblerait son besoin402. »

La représentation est, dans cet exemple, générée par le besoin qui, cherchant à être assouvi,

dirige son attention vers l’objet qui pourra convertir la faim en satiété : la nourriture. Cette

transparence du processus par lequel la représentation émane de la vie mérite d’être comparée

avec la transparence du processus par lequel le besoin s’exprime dans les rêves simples tels

que décrits par Freud. Dans les rêves simples, le contenu manifeste est identique au contenu

latent, il n’y a pas de « travail du rêve403 ». Le rêveur voit sans détours l’objet de son désir404.

C’est ainsi qu’un nourrisson qui suit une diète, observe Freud, voit dans son rêve les aliments

dont il est privé. Parallèlement, l’idéologie émerge de la vie sans le « travail du rêve » chez

Henry, sans mécanismes psychiques inconscients qui demanderaient à être déchiffrés, dans

une immédiateté et une transparence qui interdisent tout écart entre ce qui se manifeste et ce

dont il procède. Henry dit :

Depuis que les hommes sont sur terre ils produisent leur vie, c’est-à-dire les

subsistances nécessaires à leur entretien. Depuis que les hommes produisent leur

vie, ils se représentent cette production en des représentations qui occupent

400 Marx I, p. 429. Cette solution est loin de satisfaire Michel Ratté qui note, à juste titre, que Henry

avait disqualifié tout mouvement de la représentation, disqualification qui entre en contradiction avec

la conception de la généalogie de l’idéologie comme auto-révélation antécatégoriale. M. Ratté, La

signification et l’enjeu de l’ouvrage sur Marx dans l’œuvre de Michel Henry, loc.cit. 401 Nous reprenons le terme à Michel Ratté qui montre judicieusement que la transparence est plus

apte à rendre compte de l’auto-affection que l’invisibilité. La signification et l’enjeu de l’ouvrage sur

Marx dans l’œuvre de Michel Henry, loc.cit. Notons que cette transparence du besoin est déjà

soulignée dans PPC. Le besoin, écrit Henry, « est subjectif, il a le poids, la gravité de l’existence

infinie qui le porte, la simplicité aussi et la transparence de la vie absolue au sein de laquelle il se

révèle ». PPC, p. 306. Le besoin se renouvelle sans cesse et soutient l’accomplissement de l’histoire.

La temporalité propre de la production de la vie est le présent vivant, l’omniprésence de la vie à elle-

même, non pas l’ekstase de la protention et de la rétention dans la conscience temporelle husserlienne. 402 Marx I, p. 410. 403 S. Freud, Le rêve et son interprétation, Paris, P.U.F, 1967. 404 Principe de plaisir et principe de réalité seraient équivalents, dans ce rapprochement, à la joie et la

souffrance qui sont les deux pôles de l’affectivité immanente de Henry. Le besoin (souffrance)

devient activité pour se satisfaire (joie).

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presque totalement leur esprit, précisément parce qu’elles se rapportent à leur

activité quotidienne, à la condition de leur vie et de leur survie. Si nous appelons

idéologie l’ensemble de ces représentations, alors nous devons dire : l’idéologie

est la pensée de l’essentiel405.

Il n’y a pas d’écart entre la vie et l’idéologie, interstice où pourrait s’interposer la

négation du besoin, ou une quelconque néantisation par l’imaginaire comme chez Sartre. La

négation, si négation il y a, trouve son site dans la représentation qui vise la satisfaction du

besoin et dont l’intentionnalité interne est fondée sur un pouvoir de sentir primitif, non dans

une représentation qui pourrait abolir le besoin, chose impossible puisque le besoin est

justement irrépressible. Alors que l’individu peut se représenter ne pas avoir faim ou en

différer la satisfaction, cela ne change rien à la faim elle-même devant laquelle il est

impossible de demeurer impassible. Passifs à l’égard de leurs besoins, les individus peuvent

imaginer ne pas les éprouver, mais ne peuvent en prendre congé. « C’est pourquoi il est

impropre d’opposer purement et simplement l’idéologie à la réalité. Une fois cette opposition

comprise dans sa signification ontologique rigoureuse, comme opposition du réel et de

l’irréel, c’est une continuité essentielle qui s’établit entre un individu et ce qu’il se représente,

et cette continuité est celle de sa vie même, de ce qu’il est, de ce qu’il s’imagine, de ce qu’il

rêve et de ce qu’il pense406 » écrit Henry. Marx n’avait-il pourtant pas accordé à la

représentation le pouvoir circulaire d’affecter à son tour le besoin dont elle provient ? Et

comment transformer le vécu phénoménologique de l’aliénation du travailleur en libération

sans l’intermédiaire d’un quelconque « travail » onirique ? On peut se demander si on

n’assiste pas à une évacuation du désir de la problématique henryenne qui irait de pair avec

la radicalisation de l’épochè transcendantale, avec l’hypertranscendantalisme qui se focalise

sur le besoin. S’il est vrai que le désir convoite des abstractions, qu’il est, à la différence du

besoin qui se contente de consommer un produit407, dans son essence même à la poursuite de

l’idéel, de symboles, peut-on concevoir un désir privé d’abstractions ? Et si le désir est, pour

405 M. Henry, « Le concept de l’être comme production », in PV-III, p. 11. 406 Marx I, pp. 410-411. 407 La différence ne nous semble pas se déployer au niveau de l’insatiabilité du désir caractérisant le

désir, comme on aime à le répéter, puisque cette même insatiabilité caractérise également le besoin.

En effet, ce dernier ne renaît-il pas constamment, n’étant finalement rien d’autre que l’auto-épreuve

de la vie dans une subjectivité individuelle ?

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ainsi dire, l’étoffe même de l’histoire, comment concevoir une histoire en dehors d’une

problématique du désir ? L’individu henryen, purgé de toute intentionnalité, s’éprouvant dans

une auto-affection serait-il atteint de la même pauvreté que l’Intériorité christique dévalorisée

par Hegel ? Henry s’attarde longuement sur le besoin mais très rarement, sinon jamais, sur

le désir. Ainsi, quand il parle de satisfaction des besoins, il ne tient pas compte de la part de

désir qu’il évacue dans une sorte de détachement eckhartien408.

Or, pour Henry, le désir n’est évacué de la problématique que pour céder le pas à la

vie. C’est ce que Henry débusque chez Marx : « Ce n’est pas la conscience qui détermine la

vie mais la vie qui détermine la conscience409 ». Cette formule emblématique est la terre

promise pour la phénoménologie henryenne qui tient à établir une fois pour toutes le rapport

de fondation qui s’institue entre la vie et la représentation. La représentation représente la vie

au même titre que le jugement représente le désir chez Spinoza : « [...] quand nous nous

efforçons à une chose, quand nous la voulons ou aspirons à elle, ou la désirons, ce n’est pas

parce que nous jugeons qu’elle est bonne ; mais au contraire, si nous jugeons qu’une chose

est bonne, c’est précisément parce que nous nous y efforçons, nous la voulons, ou aspirons à

elle, ou la désirons410. » Ce sont les besoins dictés par la vie qui donnent lieu aux jugements

de la conscience et non ceux-ci qui auraient le pouvoir de déterminer le devenir du flux

phénoménologique de la vie. La représentation est produite dans l’usine nocturne de la vie

où le soi ne peut se défaire de ses besoins et manquer à l’activité visant leur satisfaction.

Henry relève chez Marx l’hétérogénéité de la vie et de la représentation comme suit :

« L’opposition de la réalité et de la représentation est l’opposition de la structure originelle

de l’être comme exclusive de toute transcendance, comme immanence radicale et de cette

transcendance elle-même comme projet de l’objectivité, comme constitutive de l’intuition,

du voir, de la théorie411. » Notons que Henry fait équivaloir la transcendance, l’objectivité,

408 « Comment l’union avec Dieu dépend-elle de la pauvreté, de l’humilité ? En tant qu’elle ne se

réalise que dans l’homme qui renonce au monde et à lui-même de manière à n’être plus rien, car c’est

seulement s’il n’est plus rien qu’il y a place en lui pour l’opération de Dieu, c’est-à-dire pour Dieu

lui-même ». EM, p. 389. 409 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 70. 410 B. Spinoza, Éthique, Partie III, Seuil, 1988, p. 219. 411 Marx I, p. 369. Cette opposition de la vie et de la réalité est nettement préfigurée dans L’essence

de la manifestation où Henry oppose la conscience à l’existence et cite Marx à l’appui. EM, p. 184.

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l’intuition, le voir, la théorie. Le rejet de la représentation, qui, selon le contexte, revêt telle

ou telle appellation, aura des conséquences décisives sur la réception henryenne de la

philosophie de l’économie de Marx pour autant que les idéalités qui constituent l’économie

seront toujours reconduites à leur origine vitale.

Dans l’Introduction à la critique de l’économie politique, Marx rappelle comment la

catégorie de travail simple est produite par le mode de vie particulier dans lequel l’individu

est indifférent à la nature de son travail. « Ce que Marx entend par travail simple, ce que cette

catégorie signifie, c’est un mode particulier de la vie subjective individuelle, ce mode dans

lequel l’individu produit sa vie, travaille, tout en étant parfaitement indifférent à la nature

particulière du travail qu’il doit accomplir, en accomplissant un travail qui n’est plus sa

destination, celui auquel il était lié jusque-là par la naissance, l’éducation, l’apprentissage,

soit enfin par un choix412. » La catégorie de travail simple, laquelle subsume tous les travaux

particuliers, revêt un caractère universel. Ce que Marx donne à comprendre, c’est que cette

universalité n’est pas inhérente à la catégorie, comme le croirait une conception idéologique

de l’idéologie qui attribue une autonomie propre aux catégories, mais doit être ramenée à

l’activité individuelle moyennant une généalogie de l’idéologie.

§ 29- L’INCOMMENSURABILITÉ DU TRAVAIL

Lorsque Marx identifie le travail non aliéné à une objectivation de la conscience dans

les Manuscrits de 1844, il n’a pas encore fait la découverte fulgurante de la praxis413. Ce

qu’apporte cette découverte, c’est le caractère foncièrement subjectif du travail et, du coup,

son individuation. Le travail n’est plus compris par Marx comme l’acte de la transformation

de la nature par la conscience mais comme transformation de la nature par la vie, comme une

transformation qui rend les éléments naturels conformes aux besoins subjectifs des individus.

Comme la vie est subjective, il faut comprendre le travail comme auto-transformation de la

vie dans l’épreuve tonale de la joie et de la souffrance. Subjectif signifie, ici, que seule une

412 Marx I, pp. 438-439. 413 Cf. Marx I, p. 111.

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subjectivité est réputée travailler, qu’elle est la causa efficiens réelle de la production414. À

ce titre, ni la machine ni le capital ne « travaillent » car simplement privés de la vie, seul

fondement absolu de la valorisation. L’argent, cette marchandise spéciale qui fonctionne

comme équivalent général, ne s’accroit pas dans la circulation, contrairement à ce que

pourrait laisser croire le profit415. Puisque le travail vivant est foncièrement subjectif,

qualitativement différent d’autres travaux, que l’effort nocturne qui s’y déploie est

inobjectivable, il est incommensurable. Certes, dans une économie marchande, on « mesure

» le travail et cette objectivation est la condition même de l’économie, laquelle, pour les

utilitaristes, détermine le degré de bonheur des individus. Or, Henry entend montrer que la

mesure du travail demeure inappropriée pour autant que le travail, compris dans toute sa

teneur phénoménologique, est inobjectivable. L’incommensurabilité du travail n’est rien

d’autre que son immanence absolue, son invisibilité qui échappe à toute tentative

d’objectivation quantitative diurne. Ainsi, chaque individu éprouve son propre effort dans

l’hapax d’une expérience singulière qui n’est nullement interchangeable. De sorte que ce qui

est pénible et ennuyeux pour un individu est agréable et récréatif pour un autre :

S’il s’agit par exemple de décharger un camion de charbon et de porter les sacs

jusqu’à l’entrepôt voisin, l’effort d’un ouvrier, son activité subjectivement vécue

diffère fondamentalement, substantiellement et par suite modalement,

‘existentiellement’, de celle d’un autre. Ce qui est vécu par l’un comme

un ’fardeau insupportable’ sera éprouvé par l’autre comme le déploiement positif

de ses pouvoirs corporels et comme l’expression de sa vitalité. Ou encore, ce qui

ennuie l’un sera indifférent ou agréable à l’autre416.

Non seulement les genres de travaux sont différents, et sont donc, de toute évidence,

incomparables, d’où l’abstraction du travail homogène qui refoule à la fois la forme et la

finalité du travail, mais la même tâche, accomplie par des subjectivités différentes, est

éprouvée différemment. C’est dans la Critique du programme du parti ouvrier allemand

414 Cause efficiente dont Heidegger n’aurait pas aperçu le caractère singulier au sein des quatre causes

d’Aristote. M. Henry, « Le concept de l’être comme production », in PV-III, pp. 12-19. 415 Qui, rappelons-le, n’est pas la plus-value qui suppose la valorisation par le travail subjectif. 416 Marx II, p. 144.

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(1875) que Marx souligne le caractère foncièrement subjectif du travail tout en dénonçant un

égalitarisme naïf417 qui ne peut qu’aller de pair avec l’injustice même :

Le travail, pour servir de mesure, doit être calculé d’après la durée ou l’intensité,

sinon il cesserait d’être un étalon de mesure. Ce droit égal est un droit inégal pour

un travail inégal. Il ne reconnait aucune distinction de classe, puisque tout homme

n’est qu’un travailleur comme tous les autres, mais il reconnait tacitement comme

un privilège de nature le talent inégal des travailleurs et, par suite, l’inégalité de

leur capacité productive. C’est donc, dans sa teneur, un droit de l’inégalité,

comme tout droit. Par sa nature, le droit ne peut consister que dans l’emploi d’une

mesure égale pour tous ; mais les individus inégaux (et ils ne seraient pas

distincts, s’ils n’étaient pas inégaux) ne peuvent être mesurés à une mesure égale

qu’autant qu’on les considère d’un même point de vue, qu’on les regarde sous un

aspect unique et déterminé ; par exemple, dans notre cas, uniquement comme des

travailleurs, en faisant abstraction de tout le reste. En outre : tel ouvrier est marié,

tel autre non ; celui-ci a plus d’enfants que celui-là, etc. À rendement égal, et

donc à participation égale au fonds social de consommation, l’un reçoit

effectivement plus que l’autre, l’un sera plus riche que l’autre, etc. Pour éviter

tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal418.

La capacité physique et intellectuelle de l’individu, la pénibilité de son travail, sa

situation familiale, ne sont pas les mêmes d’un individu à un autre. Égaliser les travaux

qualitativement différents, enliser les talents inégaux d’individus inégaux, dans un droit égal,

est donc injuste419. L’égalisation par le droit égal est seulement apparente, car l’inégalité

réelle subsiste. Ce droit égal est donc un droit inégal. La femme, par exemple, entretient un

rapport au travail différent que l’homme. En tant que chaque individu se rapporte

différemment au travail, le droit égal apparait dès lors comme une aberration. Car le droit

417 Égalitarisme dénoncé trente ans auparavant dans les Manuscrits de 1844 où Marx fustige le

communisme grossier de Proudhon, Fourier et Saint-Simon. En visant à niveler les hommes et les

réduire au strict minimum, ce type de communisme nie la personnalité de l’individu. 418 K. Marx, Critique du programme du parti ouvrier allemand, Œuvres I (Économie), Paris,

Gallimard, coll. « La Pléiade », 1963, p. 1420 ; souligné par nous. 419 Dans le cadre de l’ouvrage Paroles du Christ, c’est toute la logique de la réciprocité qui est récusée

par Henry dans la mesure où elle ne concerne que l’échange, « dont le concept ne peut être formé

indépendamment de celui de réciprocité, puisque dans l’échange chaque échangiste attend et reçoit

de l’autre l’équivalent de ce qu’il lui donne ». Henry, Paroles du Christ, Paris, Seuil, 2002, p. 37

(désormais cité PC). Rappelons que l’échange, qui s’inscrit dans l’obligation de la réciprocité, peut

viser à ruiner l’autre dans les prestations totales de type agonistique, comme on le voit dans le

potlatch. Cf. M. Mauss, Essai sur le don, Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques,

Paris, P.U.F., 2012.

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égal ne peut jamais rétribuer l’effort foncièrement subjectif de l’individu420. Aucune

appréciation extérieure de l’effort immanent n’est équitable puisque l’effort est foncièrement

nocturne et ne se prête à aucune mesure objective. Dans le non-voir nocturne de la

subjectivité, la justice apollinienne est une injustice s’il est vrai que la subjectivité ne se prête

à aucune mesure et ne peut non plus servir de mesure, se soustrayant à toute comparabilité.

C’est pourquoi l’humanisme naïf de Stirner, en réclamant l’augmentation du salaire du

travailleur, mise trop sur une justice comparative de l’économie qui n’est, aux yeux de Marx

comme de Henry, qu’imaginaire. Seul le socialisme est à même de remédier à cette inégalité

constitutive du droit et cela dans l’abolition même du droit égal. Il faut, comme le prescrit

Henry, prendre soin de distinguer le socialisme du communisme qui n’est, par sa

revendication d’une équivalence entre ce qui est donné et ce qui est reçu421, que l’application

rigoureuse du droit égal marchand. « Ce n’est donc pas contre le capitalisme où l’usage de

ce concept demeure purement théorique, mais plutôt contre le communisme qui veut le

réaliser, que le socialisme doit être pensé422. » Il faut également indiquer, à la suite de Henry,

que la plus-value indique seulement le degré d’exploitation de l’ouvrier mais ne peut

véritablement le mesurer. Un rappel des éléments qui forment ce calcul s’impose ici. Le

capital investi par le capitaliste peut se résumer à C = c + v où c désigne le capital constant

et v le capital variable. Supposons que le capital constant est de 410 € et le capital variable

de 90 €. Le capital avancé est donc de 500 €. La force de travail engendrant toujours une

plus-value, le capital qui retourne de cet investissement sera supérieur au 500 € avancés. De

telle sorte que C’= c + v + p où p désigne la plus-value. Supposons que l’ouvrier travaille

autant d’heures en plus (surtravail ou travail extra) que celles qui sont nécessaires pour sa

subsistance. Il créera donc une valeur égale à celle qui lui est versée en salaire. On aura donc

C’= 410 + 90 + 90 = 590. Si l’on met hors-jeu le capital constant423, qui ne transmet pas plus

420 Il faudrait aborder cette question dans un cadre féministe. La revendication d’égalité, notamment

en matière de salaire, peut-elle faire l’économie d’un recours à un droit égal ? La subjectivité du

travail ou, pratiquement, la situation du travailleur, surtout ses charges familiales, joue souvent contre

la femme dans le monde du travail car l’homme est souvent réputé avoir plus de charges familiales

d’où l’inégalité générale des salaires. 421 Marx II, p. 146. 422 Marx II, p. 150. 423 C’est ce que Marx suggère de faire au chapitre IX du Capital (le taux de plus-value). K. Marx, Le

Capital, op.cit., p. 767. Cela donne son titre au chapitre X du second tome henryen : « la réduction

radicale du capital à la subjectivité : c = 0. »

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de valeur que le travail qui l’a produit et réapparait tel quel dans le capital final, il ne subsiste

dès lors que le capital variable et la plus-value qu’il a engendré, la différence entre les deux

constituant précisément la plus-value.

Maintenant, si l’on veut mesurer le taux de plus-value, il faut diviser la plus-value par

le capital variable (Marx parle aussi de surtravail et de travail nécessaire). Puisque les deux

valeurs sont les mêmes dans l’exemple choisi ci-dessus, le taux de plus-value est égal à 100%.

La signification du taux de plus-value est le degré d’exploitation qui varie avec ce taux. C’est

là où Henry fortifie son intuition fondamentale qui entend que le travail est incommensurable.

En effet, dans une note corrective, Marx admet que ce taux ne peut véritablement mesurer la

« grandeur absolue » de l’exploitation de l’ouvrier424. Et cela pour la raison suivante : si le

salaire et le temps de travail extra augmentent de 10% (par exemple), le taux restera le même.

Mais en réalité, l’ouvrier travaille gratuitement une heure en plus. Ce qui conduit Henry à

relativiser la portée des calculs qui figurent dans le Capital en soulignant leur caractère

symbolique à travers cette image poétique : « Comme à travers les roseaux qui le bordent on

voit glisser l’immense masse liquide du fleuve, les déterminations symboliques qui veulent

chiffrer la praxis vitale sont emportées par son mouvement et partent à la dérive425. » Un

abime insurmontable sépare le langage de la praxis et la mathématisation du travail vivant

par l’économie. C’est pourquoi le Capital n’est pas une nouvelle théorie économique qui

supplante l’ancienne théorie économique mais la saisie de l’origine de toute théorie, c’est-à-

dire la vie.

Il est intéressant de remarquer qu’un spécialiste éminent de la psychopathologie du

travail, Christophe Desjours, en contact direct avec les souffrances quotidiennes générées par

les conditions contemporaines du travail, a fait sienne la thèse de l’incommensurabilité du

travail, thèse qui est aussi bien marxienne que henryenne si l’on accorde de l’importance à

cette critique du droit égal que nous venons de rappeler :

L’essentiel de la subjectivité est de l’ordre de l’invisible. La souffrance ne se voit

pas. La douleur non plus. Le plaisir n’est pas visible. Ces états affectifs ne sont

424 K. Marx, Le Capital, op.cit., p. 771, note a. Marx corrige donc cette expression, qui figure sur la

même page : « le taux de la plus-value est donc l’expression exacte du degré d’exploitation de la force

de travail par le capital ou du travailleur par le capitaliste ». 425 Marx II, pp. 298-299.

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pas mesurables. Ils s’éprouvent les yeux fermés. Que l’affectivité échappe à

jamais à la mesure ou à l’évaluation quantitative, qu’elle appartienne à la nuit, ne

justifie pas qu’on en dénie la réalité et qu’on rejette ceux qui osent en parler du

côté de l’obscurantisme (…) Nier ou mépriser la subjectivité et l’affectivité, ce

n’est rien de moins que nier ou mépriser en l’homme ce qui est son humanité,

c’est nier la vie elle-même426.

Selon Desjours, la plupart des pathologies engendrées par le travail ont pour origine la

négation de la subjectivité et, plus précisément la non- reconnaissance et le désaveu de la

qualité individuelle du travail. Or, c’est seulement parce que le travail est strictement

individuel qu’un tel désaveu parvient à provoquer l’angoisse. S’il ne l’était pas, il n’y aurait

aucune raison pour que ce désaveu nuise à l’individu. Pour revenir à la thèse centrale de

l’incommensurabilité du travail, posons-nous une question importante : si toute rémunération

d’un travail foncièrement subjectif s’avère être illusoire pour autant que la subjectivité est

incommensurable, comment expliquer que le travail non payé, la plus-value, est dénoncé par

Marx comme une exploitation ? Si la subjectivité ne peut être monnayée, comment

l’exploitation est-elle possible ?

Ici, il faut rappeler que, d’après Marx, le capitaliste achète la force de travail à son juste

prix, c’est-à-dire au prix imposé par le marché. Que cette force soit capable de créer plus de

valeur que ce qu’elle consomme, voilà tout autre chose. En d’autres termes, le capitaliste ne

vole pas l’ouvrier mais produit une plus-value, ce qui est différent. N’empêche que la

subjectivité n’est pas monnayable, qu’elle soit bien payée ou pas, qu’elle produise un

surtravail ou pas, car, comme nous l’avons souligné, avec Henry, le droit égal est d’ores et

déjà réfuté à titre de reflet véritable de la subjectivité monadique.

§ 30- TRAVAIL SUBJECTIF ET TEMPORALITÉ

Il faut pourtant mesurer la valeur des marchandises si l’on compte échanger des biens

dans le cadre d’un mode de production capitaliste. Au seuil du Capital, Marx entérine la

thèse avancée par Ricardo, représentative de l’école anglaise d’économie politique, selon

426 C. Dejours, Souffrances en France, Paris, Seuil, 1998, p. 33.

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laquelle seul le travail confère à la marchandise sa valeur427. Mais à la différence de Ricardo

il va poser la thèse selon laquelle c’est l’échange lui-même qui dicte cette loi. C’est parce

que dans une société marchande les hommes produisent pour échanger et que les produits

qu’ils échangent sont produits du travail qu’ils vont s’échanger dans un ratio qui est fonction

de la quantité de travail affectée à leur production. Dans la mesure maintenant où durant le

même temps moyen une même puissance productive moyenne est mise en œuvre, la

détermination de la valeur par la quantité de travail en moyenne socialement nécessaire est

aussi bien détermination par le temps de travail en moyenne socialement nécessaire. Avec

Marx, la thèse de l’École anglaise cesse de prendre une signification substantialiste ou

métaphysique. Autrement dit jamais la valeur, à savoir ce qu’il y a de commun aux valeurs

d’échange, pure quantité idéale, ne serait déterminée par le temps de travail en moyenne

socialement nécessaire si ce n’était que l’échange généralisé et la production en vue de

l’échange sont à l’œuvre. En fait la thèse de Marx veut que ce soit le rapport réel entre les

pratiques de l’échange et les pratiques de production qui soit représenté idéologiquement

dans la valeur mais représenté comme autre que ce qu’il est, représenté comme pure quantité

idéale, qui trouve dans le temps, quantité idéale mais naturelle, son déterminent effectif, mais

non par le temps effectif mis à produire par un tel, ou tel autre, mais le temps en moyenne

nécessaire, à tel moment. En outre, la valeur est seulement anticipée dans la production et ne

se réalise qu’au moment de la consommation. Enfin, c’est seulement dans l’échange que

l’utilité produite devient accessible à tous428. D’où la nécessité du travail pour la création de

la valeur.

Comment mesurer le travail ? Par le temps de travail en moyenne socialement

nécessaire à la production d’une marchandise. Plus la marchandise a requis de temps pour sa

production, plus elle possède de la valeur. Mais comme ce temps est un temps social, une

chose qui a requis plus de temps à produire qu’une autre qui lui est identique, ne pourra être

427 Le travail n’est toutefois pas créateur de toute richesse comme le rappelle O. Clain, « La

dialectique de la marchandise dans le premier chapitre du Capital », loc.cit., p. 159. La valeur ne se

confond pas avec la richesse, la première étant une idéalité produite par la nécessité pratique de

l’échange alors que la seconde est un ensemble de valeurs d’usage qui peuvent parfois être totalement

produites par la nature. 428 Cf. O. Clain, « La dialectique de la marchandise dans le premier chapitre du Capital », loc.cit., p.

139.

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estimée comme possédant plus de valeur. Marx nous met ainsi en garde : « On pourrait

s’imaginer que si la valeur d’une marchandise est déterminée par le quantum de travail

dépensé pendant sa production, plus un homme est paresseux ou inhabile, plus sa

marchandise a de valeur, parce qu’il emploie plus de temps à sa fabrication429. » Si la valeur

de la marchandise s’accroissait en vertu du seul écoulement temporel, la lenteur l’emporterait

sur la diligence et la paresse deviendrait une aptitude vantée par le capitaliste. Seulement, la

force de travail s’insère dans un cadre social à l’intérieur duquel la concurrence et les lois du

marché imposent un « temps de travail socialement nécessaire » qui correspond à l’état de

développement des moyens de production. En raison des contraintes imposées par ce temps

moyen de production, l’heure de travail du tisserand anglais, par exemple, s’est vue

correspondre à la moitié d’une heure de travail social après l’introduction du tissage à vapeur.

Par conséquent, la temporalité vivante de l’individu, c’est-à-dire le temps qu’il faut à un

savoir-faire subjectif pour mener à bien un ouvrage doit se réifier dans un temps social

mesurable, s’il est vrai que « la réification se réfère secrètement au processus préalable dans

lequel le travail réel a été transformé en travail social430. » Le temps social est l’aliénation

de la temporalité subjective.

Le temps investi dans la production de la marchandise est chronométré et s’oppose à

un temps subjectivement éprouvé où, par exemple chez Rousseau, le temps s’étire et se

contracte au gré de l’affectivité431. « Seul le temps compte, seul le temps en moyenne

nécessaire et non le temps individuel réel du travail réel qui se confond avec le temps

immanent de la vie432 » affirme Olivier Clain. Dans Misère de la philosophie, Marx dénonce

la prédominance de la quantité quant à la mesure de la valeur qui « suppose que les travaux

se sont égalisés par la subordination de l’homme à la machine ou par la division extrême du

travail ; que les hommes s’effacent devant le travail ; que le balancier de la pendule est

429 K. Marx, Le Capital, op.cit., p. 566. 430 Marx II, p. 180. 431 « Quand le soir approchait je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord

du lac, sur la grève, dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes

sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit

me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu » écrit Rousseau dans sa cinquième promenade.

J.J. Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire, Garnier- Flammarion, 1964, p. 100. Signalons

que c’est Paul Audi qui s’est chargé de préciser les liens entre Rousseau et Michel Henry. 432 O. Clain, « La dialectique de la marchandise dans le premier chapitre du Capital », loc.cit., p. 150.

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devenu la mesure exacte de l’activité relative de deux ouvriers, comme il l’est de la célérité

de deux locomotives ». Il ne faut pas dire alors « qu’une heure d’un homme vaut une heure

d’un autre homme, mais plutôt qu’un homme d’une heure vaut un autre homme d’une heure »

pour conclure : « le temps est tout, l’homme n’est plus rien, il est tout au plus la carcasse du

temps433. » Dans les conditions de la production capitaliste, le travail vivant est soumis à un

temps économique hétérogène à la temporalité vivante en tant qu’il est soumis au rythme du

capital qui varie au gré du temps de production et de circulation. Le temps quantifié qui

mesure le travail abstrait, où Chronos dévore ses propres enfants, est un temps abstrait ; c’est

un temps mondain qui se déploie dans l’extériorité, et qui éclipse la spécificité des travaux

utiles et concrets : « Loin de s’identifier à la temporalité immanente de la praxis subjective,

il n’est que le milieu extérieur de sa représentation. Ce qui est mesuré dans un tel milieu,

dans le milieu homogène du temps spatialisé, divisé et quantifié selon les divisions et les

quantifications de l’espace sur lequel il est lui-même mesuré- c’est le trajet du soleil dans le

ciel, celui de l’ombre sur le cadran qui mesure ce temps-, c’est donc le travail représenté, le

double objectif, la copie irréelle de la praxis434. » La temporalité immanente435, ce que

Bergson nommait la durée, est évacuée par un temps spatialisé qui opère en tant que

représentation quantitative d’une temporalité qualitative. C’est le travail représenté, un

noème au bout du compte436, lequel est mesuré par un temps abstrait calculable qui fait

apparaitre la plus-value. « Le travail abstrait est l’ensemble des représentations dont la théorie

a été donnée et qui ont pour but de mesurer ce qui échappe en soi à toute mesure et de calculer

ce qui ne se laisse pas subsumer sous un calcul437. » Marx, quant à lui, est catégorique en ce

433 K. Marx, Misère de la philosophie, op.cit., p. 64. 434 Marx II, p. 162. 435 Temporalité immanente qui apparait comme « l’éternel présent de la vie ». Henry, Incarnation.

Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, p. 91. Il faut rappeler la belle formule de Marx tirée

des Grundrisse : « Le travail est un feu vivant qui façonne la matière, il est ce qu’il y a de périssable

et de temporel en elle, c’est l’information de l’objet par le temps vivant ». Cité par Henry, Marx II,

p. 276. 436 Cf. PM, p. 134. « Lorsque pour la première fois des hommes s’avancèrent lentement les uns vers

les autres, portant des piles de peaux séchées, des sacs de grain ou de sel, ils clignèrent des yeux, car

il leur fallait voir ce qu’on ne voit jamais : le travail inclus dans ces marchandises, le travail vivant.

C’est pourquoi, à défaut de cette praxis subjective invisible, de l’effort et de la peine de chacun, ils

placèrent devant leur regard ce qu’ils imaginaient être les équivalents de cette peine et de cet effort,

leur re-présentation : tant d’heures de travail, difficile ou facile, qualifié ou non, comme on dira plus

tard- bref l’essence noématique du travail, une essence spécifique de la cogitatio en tant qu’essence

transcendante ». 437 Marx II, p. 247.

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qui concerne la connexion entre temporalité et subjectivité : « En lui-même le temps de

travail n’existe que sous la forme subjective de l’activité (…) Subjectivement, cela revient à

dire que le temps de travail de l’ouvrier particulier ne peut s’échanger directement contre

n’importe quel autre438. »

Pourtant, c’est bel et bien parce qu’il est calculable que le temps peut être investi de

manière optimale. C’est cette calculabilité qui, faisant abstraction de l’impression subjective

et individuelle du temps, permet une productivité optimale. Dans l’annexe du chapitre X de

la troisième section du livre I du Capital, le capitalisme apparait comme l’art d’extorquer le

temps subjectif des ouvriers. Marx fait état des rapports des inspecteurs qui montrent

comment le fabricant dérobe aux ouvriers leur temps de repas et les contraint à travailler au-

delà de leur horaire. N’est accordé comme temps de repos que ce qui assure la survie de la

force de travail. Caractérisant l’économie politique, Marx affirme : « Les besoins de l’ouvrier

ne sont donc pour l’économie que le besoin de l’entretenir pendant le travail et seulement

dans le but d’empêcher que la race des ouvriers ne s’éteigne439. » Le temps n’est, en ce sens,

pas naturel mais est une construction sociale. Si nous admettons que le temps est un

phénomène immanent à l’individu, il faut reconnaitre que le temps volé, les minutes

supplémentaires de travail abstrait, est une représentation. Or, l’ouvrier qui travaille sans

relâche éprouve réellement le besoin de se reposer et il faut alors dire que le « ne pas se

reposer » est éprouvé concrètement par lui comme fatigue. Il faut donc comprendre le

phénomène de la temporalité selon le point de vue envisagé. Alors que dans la perspective

étroite du calcul capitaliste, le temps est une représentation, dans l’éprouver effectif de

l’ouvrier, il est l’épreuve du travail ininterrompu.

Si nous sommes d’avis que la représentation du temps repose sur l’épreuve de soi, il

est toutefois légitime de se demander comment la représentation du capitaliste peut prendre

appui sur la praxis subjective de l’ouvrier. Après une discussion portant sur le temps de

rotation du capital, Henry dit la chose suivante : « Sans doute ce temps des horloges n’est

pas le temps originel mais, précisément parce qu’il est constitué à partir de ce dernier, c’est

438 K. Marx, Fondements de la critique de l’économie politique (Grundrisse), Anthropos, Paris, 1967,

t. I, pp. 108-109. 439 K. Marx, Manuscrits de 1844, op.cit., p. 126.

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un temps réel et il a son mode de présentation phénoménologique spécifique, à savoir la

succession des jours et des nuits, des mois et des années, comme succession à laquelle on ne

peut rien changer, dont on ne peut faire qu’elle aille plus vite ou plus lentement440. » Le temps

des horloges est une copie du temps originel ; parce qu’il est une copie, il tire sa réalité du

temps originel. L’on peut alors concevoir que la calculabilité capitaliste repose sur une

épreuve réelle du temps aussi bien chez celui qui souhaite en tirer profit que chez celui qui

est l’instrument de ce profit. Alors que l’écoulement temporel du travail est éprouvé comme

étant trop long par l’ouvrier, il est éprouvé comme trop court par le fabricant. Or

l’inéluctabilité de son écoulement, voilà ce qui confère au temps sa réalité spécifique, ce qui

fait obstacle au désir de son abrégement, comme dans le cas de celui qui vise à s’enrichir le

plus rapidement possible : « la nature du capital implique qu’il parcoure les différentes

phases de la circulation non pas dans la pensée, où chaque notion peut faire suite à l’autre

aussi vite que l’on veut, en un rien de temps, mais dans la succession des faits dans le

temps441 » dit bien Marx. La passivité devant le temps est donc tout aussi bien le lot du

capitaliste qui ne peut accélérer la marche du temps pour abréger le temps de circulation. Il

aurait bien aimé faire du montage cinématographique pour manier le temps à sa guise et

rentabiliser son capital investi au plus vite possible.

Résumons notre parcours : le travail subjectif est incommensurable parce qu’il est

invisible et se dérobe à toute mesure objective. La tentative de mesurer le travail par sa durée

objective n’est pas à même de rendre compte de l’effort individuel déployé dans l’activité

individuelle. Certes, cette objectivation du temps originel permet une production optimale,

mais il reste qu’elle est l’aliénation de la temporalité subjective. Henry va plus loin dans la

subjectivisation du travail. Non seulement, affirme-t-il, le travail individuel ne peut être

représenté, mais l’acte même du travail est, dans sa dimension originelle, pur de toute

représentativité. Au point que la praxis, le pouvoir ontologique sur lequel se greffe toute

représentation, est originellement un non-voir.

Dans un article qui reprend des thèmes majeurs de son Marx, Henry affirme: « Il faut

nous débarrasser décidément des préjugés d’une métaphysique de la représentation qui

440 Marx I, p. 460. 441 K. Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, op.cit., II, p. 43.

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subordonne à celle-ci le phénomène de l’action, qui croit que pour agir, il faut se représenter

des buts, des moyens, évaluer leur rapport, bref, qui confond notre relation à l’action avec

une représentation, alors que c’est seulement si une telle représentation est absente de notre

relation originelle à l’action que celle-ci est possible442. » Nous avons l’habitude de supposer

que l’action doit son existence à la représentation qui préside à son accomplissement. À y

regarder de plus près, Henry estime que l’action est rendue possible, non pas en dépit, mais

plutôt en vertu de l’absence de représentation. Les buts et les moyens représentés ne sont pas

l’action ; le but visé n’est réalisé que par l’action précisément. Le lecteur de cette citation

peut en effet sans difficulté faire l’expérience de l’impuissance de la représentation face au

réel. N’arrive-t-il pas souvent qu’à force de délibérer, nous nous trouvons paralysés ? La

procrastination n’est-elle pas paradoxalement le lot de celui qui veut agir mais passe son

temps à se représenter l’accomplissement de son action ? C’est par l’absence de la

représentation que la puissance de l’action, comme l’oubli nietzschéen, surgit. C’est au

moment où la pensée ne s’est pas immiscée dans la relation originelle à l’action que celle-ci

est encore possible. Pour autant que le transcendantal est la circonscription du véritable lieu

de l’action, le mouvement qui saisit la vérité est un « descendre vers » plutôt qu’un « s’élever

à ».

La conception henryenne de l’immanence absolue de l’action semble toutefois buter

contre la définition du travail comme planification qui se présente dans le Capital. Marx

ouvre en effet sa troisième Section du Livre I par la définition du travail comme acte qui

engage l’homme avec la nature. Modifiant la nature, l’homme se modifie lui-même en

cultivant ses facultés. L’homme est un être privilégié dans la nature : « Une araignée fait des

opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses

cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus

mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête

avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement

dans l’imagination du travailleur443. » L’homme, à la différence de l’animal, « travaille »

aussi bien avec sa conscience intentionnelle qu’avec son instinct. Les Manuscrits de 1844

avaient consacré, on se rappelle, ce pouvoir de la conscience. À l’immédiateté du travail de

442 M. Henry, « L’éthique et la crise de la culture contemporaine », in PV-IV, p. 32. 443 Cf. Marx II p. 171.

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l’abeille s’oppose la médiation de l’organisation planificatrice du travailleur qui se représente

préalablement le résultat escompté. Paul Ricœur semble requérir ce caractère

représentationnel du travail lorsqu’il fait remarquer, à propos du Marx henryen : « Je n’arrive

pas à concevoir une modalité de l’action qui ne serait pas originairement articulée par des

règles, des normes, des modèles, des symboles. La généalogie nous reconduit sans fin de

formations symboliques en formations symboliques, sans jamais nous mettre en face d’un

agir nu, présymbolique444. »

La définition marxienne du travail comme action qui s’articule à un procès idéel

serait-elle incompatible avec la compréhension henryenne de l’action comme absence de

représentation ? Voici la réponse fournie par Henry :

Ce que porte à l’évidence ce texte célèbre, c’est que la définition idéaliste du

travail va de pair avec sa formulation matérialiste et suppose, comme dans la

philosophie classique en général, le démembrement de l’être de l’action, et donc

du travail lui-même, entre la représentation consciente et le processus matériel

objectif. C’est pourquoi cette définition du travail demeure en fait étrangère à la

philosophie de la praxis et ne représente, dans l’œuvre de Marx, qu’une séquelle

du passé445.

Le mot est lâché : à l’intérieur des textes de maturité subsistent des « séquelles »

d’une philosophie idéaliste, dans la marche sinueuse vers la réalité, il y a des faux pas qui

font obstacle à l’intelligibilité de la praxis.

Si Henry nie toute représentativité du travail qui lui indiquerait son itinéraire ainsi

que sa destination, sommes-nous pour autant en présence d’une action inconsciente et

aveugle ? L’on serait tenté de rapprocher la praxis henryenne de l’inconscient freudien si

Henry n’avait pas d’ores et déjà accusé Freud d’être demeuré prisonnier d’une philosophie

de la conscience et d’avoir maintenu un voir dans l’inconscient446. Il n’y a pas, à proprement

444 P. Ricœur, « Le Marx de Michel Henry », in Lectures II, Paris, Seuil, 1978, p. 291. 445 Marx II, pp. 171-172, note 1. 446 Plus précisément, Freud est accusé de demeurer prisonnier de l’univers de la représentation, car

les représentations latentes qui peuplent l’inconscient sont malgré tout des représentations. Ainsi,

l’inconscient constitue le lieu où s’opère le refoulement des représentations. Alors même qu’il croyait

se démarquer de toute philosophie de la conscience, Freud souscrit, à son insu, au cartésianisme.

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parler, un déficit de représentation dans l’inconscient freudien, mais un excès. Pour Henry,

la conception freudienne de l’inconscient, bien qu’à deux doigts d’une philosophie de la

subjectivité avec son concept de pulsion, demeure, en effet, marquée par le primat de la

représentation. Certes, la plupart des représentations ne sont pas conscientes chez Freud et

elles sont d’autant moins toutes-puissantes. Mais la représentation est toujours saisie comme

l’élément qui subsiste après la réduction freudienne. En outre, l’affect se manifeste bel et

bien pour Henry car « l’affect n’est pas inconscient et ne peut l’être, ni par conséquent le

devenir447. » La transparence de la vie à elle-même, par le biais de la transparence du besoin

à lui-même, méconnait, par exemple, la complaisance dans l’illusion entretenue par le désir,

distinct du mensonge auquel nous sommes parfois en proie, tout comme elle interdit une sorte

de dédoublement du sujet dans une mauvaise foi comme chez Sartre.

C’est en deçà même de l’inconscient freudien que Henry ambitionne donc de

remonter afin de saisir adéquatement la vie, laquelle a échappé à Freud dans sa formulation

du concept de pulsion. Pour Henry, la praxis ne contient pas un atome de représentation et

c’est cette position qu’il met au compte de Marx. Si, dans ce passage évoqué du Capital, le

travail est coordonné par la représentation d’un but, cette formulation est à interpréter comme

la résurgence spectrale de la définition du travail comme objectivation de la conscience dans

les Manuscrits de 1844. Rolf Kühn articule remarquablement la passivité du besoin à

l’activité du « je peux », lequel est au fondement de tout travail selon Henry : « Si, dans le

besoin, les individus ressentent leur passivité à l’égard de la vie, ils y éprouvent en même

temps la téléologie intérieure de sa force avant tout but représenté en vue d’une satisfaction

particulière448. » Le besoin est traversé par une téléologie immanente qui ne doit rien à

l’extériorité de la représentation.

447 GP, p. 369. 448 R. Kühn, « Lecture de Marx et critique de l’économie », loc.cit., p. 94.

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§ 31- L’ÉCONOMIE COMME ALIÉNATION DU TRAVAIL VIVANT

La genèse transcendantale de l’économie part d’abord du fait crucial que la réalité

n’est pas en elle-même économique : elle est plutôt méta-économique. Les lois économiques

se travestissent en pouvoir ontologique naturant dans le monde de l’économie marchande :

Si les lois naturelles dont parlent les économistes bourgeois sont un mythe, ce

n’est pas du tout parce qu’elles sont conçues comme éternelles et par suite comme

déterminant un état de choses toujours le même, c’est parce qu’elles sont

comprises comme déterminant cet état de choses, c’est parce que la loi, qui n’est

que la représentation idéale d’un processus réel, est incluse de façon aberrante

dans ce processus et interprétée comme une force réelle agissant en lui pour le

diriger justement, le régler ou le produire449.

Ce n’est pas que la loi puisse sculpter le réel répétitivement qui fait problème, c’est

l’idée que la loi puisse déjà sculpter le réel qui confine à l’absurde. La loi ne possède aucun

pouvoir ontologique qui lui est propre mais tire au contraire son pouvoir de détermination du

processus réel dont elle n’est que la représentation. Ce qui gêne Marx, ce n’est pas tant

l’illusion des économistes qui pose des lois éternelles en dehors de tout cadre historique mais

le fait qu’ils attribuent à ces lois le pouvoir de déterminer les phénomènes réels. Non

seulement les lois économiques ne sont pas éternelles puisque historiques, ce qu’ont manqué

les économistes selon Marx, mais elles sont surtout impuissantes à produire le réel.

Parce que l’économisme est une mythologie qui réduit le réel à une abstraction idéelle

en projetant rétroactivement des déterminations économiques idéales sur la réalité originelle,

il s’agit pour Henry, à la suite de Marx, de donner à voir sa genèse idéale et de lui substituer

la réalité dont procède la réalité économique : « la réalité en elle-même non économique est

la réalité de la réalité économique450 » écrit Henry. La réalité de la réalité économique, c’est

la vie monadique, laquelle se fait effectuation concrète pour produire l’objet de satisfaction

du besoin. C’est seulement dans l’échange et la mesure quantitative qui en découle, que la

449 Marx I, p. 448. 450 Marx II, p. 219.

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réalité s’aliène dans l’économie. C’est l’individu qui s’en trouve atteint : « La négation de

l’individualité, qui est identiquement la position de l’universel, du ‘général’, n’est pas pour

autant, comme chez Hegel, celle de l’être, mais au contraire sa perte et sa privation,

l’instauration d’une dimension bâtarde de l’existence qui est justement celle de

l’économique451. » Alors que la négation de l’individualité avait une fonction positive chez

Hegel, la réalisation de l’être, cette même négation représente ici la perte même de l’être pour

autant que celui-ci ne réside que dans l’individu.

Non seulement l’argent ne peut s’accroitre que s’il est perpétuellement investi et

réinvesti dans des marchandises, c’est-à-dire avant tout dans des valeurs d’usage produites

par une subjectivité vivante, mais la valeur en tant que telle, dont l’argent n’est que le

représentant, ne peut effectivement se maintenir que si elle s’incarne dans la valeur d’usage,

elle-même issue de la praxis. Sans cette rétro-référence à la valeur d’usage, la valeur

d’échange n’est qu’une mesure idéale sans un support réel. Il est évident que le devenir-autre

dialectique de la valeur d’usage (plus précisément de la valeur d’usage du travail qu’il faut

distinguer de la valeur d’usage de la marchandise), dans la valeur d’échange équivaut à une

inversion de la téléologie vitale452, à l’irruption du primat illusoire de l’économique sur la

subjectivité, si l’on se rappelle ce simple fait qu’une valeur d’échange doit nécessairement

être une valeur d’usage, alors qu’il n’est en rien nécessaire pour une valeur d’usage d’être

une valeur d’échange pour coïncider avec son essence. À ce titre, Marx rappelle : « Une

chose peut être une valeur d’usage sans être une valeur. Il suffit pour cela qu’elle soit utile à

l’homme sans qu’elle provienne de son travail. Tels sont l’air, des prairies naturelles, un sol

vierge, etc. Une chose peut être utile et produit du travail humain sans être marchandise453. »

451 Marx II, p. 75. 452 Hervé Touboul nie qu’il y ait chez Marx une chute du qualitatif dans le quantitatif qu’il juge par

trop manichéenne : « Celui-ci ne pose pas, en tout cas, l’’hétérogénéité ontologique’ de la valeur

d’usage et de la valeur d’échange ! En ontologisant ces déterminations et surtout en les

hétérogénéisant, M. Henry ne peut manquer d’occulter la dimension sociale et politique du travail en

tant que tel, mais également la dimension politique de l’œuvre de Marx ». H. Touboul, « Travail,

mesure et temps. Réflexions sur le Marx de Michel Henry », in Revue internationale Michel Henry,

Lectures du Marx de Michel Henry, n°1, 2010, p. 79. Selon Touboul, Henry hétérogénéiserait des

éléments qui, dans le cadre de la dialectique hégélienne (que Marx n’aurait pas totalement

abandonnée), constituent des moments dialectiques. 453 Marx, Le Capital, op.cit., p. 568. À ce propos, le commentaire d’Olivier Clain est éclairant : « Le

monde de l’utilité se confond donc, à l’origine, avec le monde naturel directement accessible aux

hommes. Jusqu’à tout récemment ‘le monde’’ était plein de valeurs d’usage qui n’étaient pas des

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L’utilité d’une chose n’en fait pas forcément une marchandise ; il s’agit donc d’une

dépendance unilatérale, non-réciproque de la valeur d’échange vis-à-vis de la valeur d’usage.

L’économie est l’abstraction qui substitue au travail vivant des idéalités quantitatives.

Ce système de représentations n’est pas nécessairement assimilable au capitalisme mais à

toute économie marchande qui produit en vue de l’échange et non de l’usage (ce qu’Aristote

appelait la chrématistique454). Le travail vivant, c’est le nom que confère Marx aux différents

travaux utiles et concrets impliqués dans des finalités productives différentes. Le travail du

tisserand qui produit la toile n’est pas le même que celui du tailleur qui confectionne l’habit.

En revanche, le travail abstrait est identifié par Marx comme mise hors-jeu de la spécificité

du travail en vue de sa quantification. « Tout travail est d’un côté dépense, dans le sens

physiologique, de force humaine, et, à ce titre de travail humain égal, il forme la valeur des

marchandises. De l’autre côté, tout travail est dépense de la force humaine sous telle ou telle

forme productive, déterminée par un but particulier, et, à ce titre de travail concret et utile, il

produit des valeurs d’usage ou utilités455. » Dans le travail conçu comme dépense de force

de travail indifférenciée sont refoulés, dit Marx, la « forme productive » et le « but particulier

» du travail utile. C’est, du même souffle, la spécificité de l’activité qualitative individuelle

qui est ainsi mise hors-jeu et l’individu s’en trouve réduit à une machine à produire de la

valeur d’échange. C’est le rendement quantitatif de l’individu qui se substitue à son activité

créatrice d’utilité et son savoir-faire qualitatif. Mais quel travail au juste crée la valeur,

demandera un jour Engels, impatienté ? En 1859, dans la Critique de l’économie politique

Marx écrivait encore :

Indifférent à la matière particulière des valeurs d’usage, le travail créateur de

valeur d’échange est par là même indifférent à la substance particulière du travail

lui-même. Les différentes valeurs d’usage sont en outre les produits de l’activité

des différents individus, donc le résultat de travaux individuellement différents.

En tant que valeurs d’échange, elles représentent cependant du travail

marchandises. Mais dans les deux derniers siècles, l’extension du commerce et de l’appropriation

privée, puis la croissance vertigineuse de l’industrialisation, ont considérablement raréfié les valeurs

d’usage qui ne sont pas des marchandises ». O. Clain, « La dialectique de la marchandise dans le

premier chapitre du Capital », loc.cit., p. 121, note 25. 454 Marx rappelle la différence entre l’économique et la chrématistique chez Aristote. Alors que le

premier vise la production de valeurs d’usage utiles à la vie, la seconde poursuit l’accumulation

illimitée de la richesse. K. Marx, Le Capital, op.cit., p. 698, note a. 455 K. Marx, Le Capital, op.cit., pp. 574-575.

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homogène, indifférencié, c’est-à-dire du travail dans lequel l’individualité des

travailleurs est effacée. Par conséquent, le travail qui crée la valeur d’échange

est du travail général abstrait456.

Plus tard, dans le premier chapitre du Capital, en 1867, en même temps qu’il aura

séparé le concept pur de valeur de celui de valeur d’échange il pourra dire autre chose de plus

précis ; si le travail abstrait forme la substance de la valeur, seul le travail réel, le travail

vivant, produit la valeur et la plus-value. Dès 1859 toutefois il a identifié certaines

particularités du travail abstrait. Ainsi, le travail abstrait n’est rien d’autre, au bout du compte,

que la représentation du travail réel et ne peut être réputé constituer la substance de la valeur

que s’il puise ce pouvoir dans le travail réel. Le travail abstrait est si peu indépendant du

travail réel que seul le parasitage du travail vivant empêche le capital, qui est du travail

abstrait accumulé, de sombrer dans la mort : « Le capital est du travail mort qui, semblable

au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant et sa vie est d’autant plus allègre qu’il

en pompe davantage457. » Assoiffé de travail vivant, le capital parasite la vie et, il faut le dire,

l’affect de l’individu pour autant que le travail subjectif est un s’éprouver soi-même dans la

souffrance et la joie458.

Le travail indistinct, le travail compris comme n’importe quel travail qui produit de

la valeur, c’est le travail impersonnel, désubjectivé, coupé de sa racine individuelle. La

catégorie « travail simple », que Marx oppose au travail complexe (skilled labor), est

caractérisée par rien de moins que l’indifférence du travailleur à l’égard de son travail :

« Cette abstraction du travail en général n’est pas seulement le résultat mental d’une totalité

concrète de travaux. L’indifférence à l’égard du travail particulier correspond à une forme de

456 K. Marx, Critique de l’économie politique, op.cit., p. 280 ; souligné par nous. 457 K. Marx, Le Capital, op.cit., p. 788. 458 N’est-ce pas la raison pour laquelle on dit actuellement que le E.Q. (Emotional quotient) est plus

important que le I.Q. (Intelligence quotient) ? C’est, davantage que la force physique, l’affect qui est

exploité de nos jours. C’est de la manière suivante que Michael Hardt et Antonio Negri mettent en

évidence la spécificité de l’âge post-industriel: « In the final decades of the twentieth century,

industrial labor lost its hegemony and in its stead emerged ‘immaterial labor’, that is, labor that creates

immaterial products, such as knowledge, information, communication, a relationship, or an emotional

response». M. Hardt et A. Negri, Multitude, War and democracy in the age of Empire, New York,

Penguin, 2004, p. 108.

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société dans laquelle les individus passent avec facilité d’un travail à un autre et dans laquelle

le genre du travail leur paraît fortuit et par conséquent indifférent459. » Dans le cadre d’une

production où le travail se fait en vue de l’échange et non en vue de la satisfaction des besoins,

le travailleur ne tisse aucun lien affectif particulier avec son métier. Dans cette indifférence

à l’égard de son activité, il y a évidemment une certaine facilité dans le passage d’une activité

à une autre, facilité qui va néanmoins de pair avec un appauvrissement patent de la vie

subjective.

Le travail vivant, réel, concret, est, quant à lui, bel et bien le travail de quelqu’un,

lequel, dans sa souffrance et sa joie, déploie les potentialités que la vie lui a accordé. Aussi,

le travail est un certain travail, qualitativement différent des autres ; il confère au travailleur

une personnalité. Mais l’économie marchande comprend la force de travail abstraitement,

comme une force anonyme, en passant ensuite sous silence le travail particulier de l’individu,

gommé dans le travail abstrait, opérant d’un seul coup une double réduction. Marx énonce :

« L’économie politique ne connait donc pas l’ouvrier sans emploi, l’homme de travail,

lorsqu’il se trouve en dehors de cette sphère des rapports de travail460. » Cette définition

économique de l’individu fait abstraction de tout ce qui, en dehors de son travail, fait de

l’individu ce qu’il est. Réduire l’individu à une force de travail461, et réduire la singularité du

travail dans lequel se déploie cette force à un travail abstrait, voilà la double réduction opérée

par l’économie marchande. Dans les Grundrisse, Marx divulgue l’essence de sa conception

de la négation de l’individualité par l’économie : « Quels que soient la forme et le contenu

particulier de l’activité et du produit, nous avons affaire à la valeur, c’est-à-dire à quelque

chose de général qui est négation et suppression de toute individualité et de toute

originalité462. » Sont supprimés l’individualité et l’originalité, tout ce qui est singulier dans

l’expérience du travail vivant, tout ce qui confère à cette expérience sa personnalité, son

caractère, son empreinte et son irréductibilité.

459 K. Marx, Critique de l’économie politique, op.cit., p. 259. 460 K. Marx, Manuscrits de 1844, op.cit., p. 126. 461 Henry ne trace cependant pas de démarcation entre force de travail (que Marx qualifie parfois de

marchandise) et travail subjectif. Comme la force de travail est du travail potentiel, elle ne peut être

distinguée de la subjectivité. Cf. Marx II, p. 328. Il faut donc entendre « vie » quand on lit « force de

travail » sous la plume de Henry. 462 K. Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, op.cit., t. I, p. 94 ; souligné par nous.

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Le travail humain n’est pas économique en tant que tel. Il ne revêt effectivement une

valeur économique que dans l’optique d’un système marchand. Depuis qu’ils sont sur terre,

les hommes produisent ensemble afin de satisfaire leurs besoins. Ce qui caractérise une telle

production, c’est qu’elle est orientée vers la satisfaction des besoins par des valeurs d’usage.

« Le procès réel ou matériel de production est la transformation de la nature en valeurs

d’usage463 » explique Henry. Cette production obéit donc à une téléologie vitale, c’est-à-dire

à des fins immanentes à la vie subjective des individus. Ainsi, production et consommation

vont de pair dans l’immanence radicale de la vie. À partir du moment où la production, par

contre, ne vise plus à satisfaire les besoins des producteurs mais se destine à ne produire que

des valeurs d’échange, qu’elle n’obéit plus aux lois immanentes de la praxis, mais, dans une

hétéronomie radicale, aux seules lois du capital, alors surgit, dans une inversion de la

téléologie vitale, la dimension idéelle de l’économie, c’est-à-dire le milieu de l’aliénation de

la vie. « Une telle aliénation par laquelle on substitue une idéalité à une réalité, en laissant

échapper celle-ci, qui subsiste cependant intacte là où elle est, c’est ce Marx appelle

l’abstraction. L’Aliénation comme identique à l’abstraction, est l’acte proto-fondateur de

l’économie et, précisément, sa genèse transcendantale464. » Parce que les déterminations de

la vie sont hétérogènes aux déterminations idéales de l’économie, cette dernière est une

aliénation, c’est-à-dire le devenir-autre de la réalité. Puisque cette aliénation procède par

abstraction, elle lui est identique.

Dès lors, dans l’économie marchande, les individus ne figurent plus que comme

détenteurs de marchandises et leurs rapports s’en trouvent du même coup réifiés. « Les

personnes n’ont affaire ici les unes aux autres qu’autant qu’elles mettent certaines choses en

rapport entre elles comme marchandises. Elles n’existent les unes pour les autres qu’à titre

de représentants de la marchandise qu’elles possèdent465 » déplore, en effet, Marx. C’est

l’anonymat de la transaction, son indifférence à l’égard des individus concrets et réels, qui

président aux rapports interpersonnels dans l’horizon de l’économie marchande. Dans ces

relations réifiées, peu importe l’individualité d’un individu, ce qu’il est et ce qu’il fait. Seule

compte la marchandise qu’il a en main, la valeur d’échange qu’il possède. En définitive,

463 Marx II, p. 189. 464 Marx II, 154. 465 K. Marx, Le Capital, op.cit., p. 620.

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l’individu n’est que la personnification de sa marchandise. En dehors de ce rôle

unidimensionnel qui lui est dévolu, il n’est rien. Le rapport de l’acheteur au vendeur est si

peu personnel qu’il est généralement caractérisé par un anonymat qui nie le travail singulier

de l’individu : « Ce sont si peu des rapports purement individuels qui s’expriment dans le

rapport de l’acheteur au vendeur que chacun n’entre dans cette relation que dans la mesure

où son travail individuel est nié, c’est-à-dire devient de l’argent, parce qu’il n’est le travail

d’aucun individu particulier466. »

Henry fait remarquer, à juste titre, que la critique de l’effacement de l’individualité

va de pair avec la mise à l’écart par Marx de l’idée d’un universel qui ne se réaliserait qu’au

profit de l’effacement de l’individualité. Autrement dit, la négation de l’individualité n’est

plus un moment provisoire de l’avènement de l’universel mais une perte regrettable, une

véritable aliénation. Si la négation de la subjectivité procède idéellement à l’instar de la

négativité hégélienne, elle s’en distingue toutefois sur le plan réel dans la mesure où, d’une

part, cette aliénation est, dans la réalité, loin de toute universalité concrète. Réelle, d’autre

part, est cette aliénation puisque contrairement à l’aliénation fictive de l’esprit hégélien, elle

puise son contenu dans l’immanence de la praxis et repose sur elle. La force de travail que

l’ouvrier prête pour un temps restreint et dans des conditions déterminées (sinon, ce serait de

l’esclavage467) au capitaliste, en échange des subsistances nécessaires à son entretien, n’est

rien de moins que le pouvoir de la vie, le seul pouvoir capable de valorisation.

Si la vie ne peut être aliénée comme une marchandise que dans notre propre

imagination, qu’en réalité elle est acculée à demeurer en soi, il faut alors dire que l’aliénation,

le devenir-autre de l’individualité, n’est rien d’autre que l’aliénation de la vie qui s’opère « à

l’intérieur même de la sphère de la subjectivité et sur le plan de son immanence radicale468. »

L’ouvrier éprouve son travail comme étranger, mais cette étrangeté est éprouvée

subjectivement par l’individu qui vend son travail. C’est dans cette intériorité absolue qu’elle

est solidement ancrée. Henry reconduit, derechef, l’apparence de l’objectivité à l’immanence

radicale de la vie.

466 K. Marx, Critique de l’économie politique, op.cit., p. 351 ; souligné par nous. 467 K. Marx, Le Capital, op.cit., p. 716. 468 Marx II, p. 132.

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§ 32- LA FORCE DE TRAVAIL

Le système marchand entre effectivement en scène lorsque, la production visant la

satisfaction des besoins, ce que Marx appelle la forme de circulation MAM (marchandise-

argent-marchandise), est supplantée par une production qui vise l’accroissement de la valeur

d’échange, par le cercle AMA’ (argent-marchandise-argent)469. Le second cercle vise

maintenant à augmenter quantitativement l’argent qui a été investi (A), mesurable dans A’,

lequel désigne l’argent investi grossi de l’excédent provenant de la plus-value (masquée dans

le profit) qui s’est ajoutée dans ce détour. À ce titre, la production de la marchandise est, dans

ce second cercle, un simple prétexte pour l’accroissement du capital. Henry reformule

admirablement : « Dans la première forme l’économie est une médiation pour la vie, dans la

seconde la vie n’est qu’une médiation pour l’économie. C’est la raison pour laquelle, à la

différence de la première forme, la seconde n’a justement aucune signification pour la

vie470. » Alors que dans la première forme, l’individu produit afin de subvenir à ses besoins

et ceux des autres, dans le second, il produit (il serait peut-être mieux avisé de dire « ca

produit » pour renforcer l’idée de l’anonymat) en vue de l’économie, de cet ensemble de

représentations idéelles qu’il est légitime d’assimiler à l’auto-objectivation hégélienne en ce

que, dans l’échange, le capital semble doté d’un pouvoir d’auto-valorisation qui travaille lui-

même en vue de son propre accroissement.

Alors que la machine ne peut créer plus de valeur que le travail qui l’a produite, la

force de travail possède cette qualité hors du commun de pouvoir créer plus de valeur qu’elle

ne consomme pour sa survie. Elle est par conséquent la seule puissance créatrice de valeur et

s’avère incontournable pour l’accroissement du capital. Peu importe la qualité du travail

fourni dans le produit, c’est-à-dire la différence spécifique de celui-ci qui le distingue des

autres travaux. Du point de vue économique, l’essentiel est d’accroitre sa valeur d’échange.

Si cette dernière est la finalité de toute utilité en général, si la finalité ultime de la production

est l’accroissement du capital et non la satisfaction des besoins, ce n’est rien de moins que

l’unité de la production et de la consommation qui est rompue. « La rupture du lien vital

469 K. Marx, Le Capital, op.cit., pp. 694-695. 470 Marx II, p. 85 ; souligné par nous.

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immédiat de la production et de la consommation, l’émergence entre elles de la circulation

des marchandises avec ses lois propres, ne réagit pas seulement sur la consommation

tributaire désormais du cours des choses, mais d’abord sur la production, laquelle se trouve

modifiée dans sa nature même471. »

Henry ne manque pas de rappeler la critique marxienne de l’illusion de l’autonomie

du capital. Ancrée dans des pratiques de séparation du producteur de son produit, l’illusion

de l’autonomie donne à croire, in abstracto, que l’argent « travaille » et s’accroit de lui-même

dans le cercle AMA’, indépendamment de la mise en valeur subjective du capital. C’est bien

à une illusion, voire même à une illusion transcendantale, dirions-nous pour reprendre à notre

compte ce concept de C’est moi la vérité, que l’économie est en proie lorsque, dans son

hubris, elle se croit autonome par rapport au principe ultime qui la fonde, la vie. Or, en réalité,

si l’échange se réalise toujours entre marchandises équivalentes, si la quantité ne peut

s’accroitre d’elle-même, si comme dit Lavoisier « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se

transforme », l’échange ne peut créer, à lui seul, une plus-value. Comme le rappelle Engels,

personne n’est assez bête pour échanger le produit de dix heures de travail contre celui d’une

seule472. La valorisation devra donc puiser sa possibilité en dehors de la circulation, c’est-à-

dire dans une valeur d’usage à même de produire une valeur qui outrepasse celle qu’elle

consomme et que Henry définit limpidement comme suit : « c’est l’inégalité entre les valeurs

d’usage que la force de travail est susceptible de produire et les valeurs d’usage qui sont

nécessaires à son entretien pendant le temps de cette production473. » Cette valeur d’usage

ontologique, propre à l’individu vivant, qu’il convient de bien distinguer de la valeur d’usage

ontique, c’est-à-dire de cette propriété de l’étant de cristalliser en lui du travail vivant, n’est

rien d’autre que la force de travail de la subjectivité individuelle, ce « laboratoire secret de

la production ». Henry signale que la thèse du Capital est tout entière dans ce texte :

471 Marx II, p. 81. 472 Supplément d’Engels au livre III du Capital, cité dans la dernière page du tome I du Marx. Marx

rappelle aussi que le même vendeur est aussi acheteur et que ce qu’il gagne éventuellement d’un côté,

il le perd de l’autre. En outre, si tout le monde vendait plus cher, le rapport entre les prix resterait le

même qu’avant la hausse. K. Marx, Le Capital, op.cit., pp. 707-708. 473 Marx II, p. 258.

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Pour pouvoir tirer une valeur échangeable de la valeur d’usage d’une

marchandise, il faudrait que l’homme aux écus eût l’heureuse chance de

découvrir au milieu de la circulation, sur le marché même, une marchandise dont

la valeur d’usage possédât la vertu particulière d’être source de la valeur

d’échange, de sorte que la consommer serait réaliser du travail et, par conséquent,

créer de la valeur [...] Et notre homme trouve effectivement sur le marché une

marchandise douée de cette vertu spécifique, elle s’appelle puissance de travail

ou force de travail474.

Seule l’actualisation, ou la « consommation » comme dit le texte, de la force de travail

vivante dans des conditions déterminées de la production permet la valorisation, et, partant,

l’accumulation du capital, c’est-à-dire la création d’une valeur supérieure à celle du salaire

versé à cette force de travail. La valeur du salaire est égale à la quantité de travail nécessaire

à l’entretien de l’ouvrier. Produire plus de valeur que ce dont elle a besoin, voilà la force

d’accroissement non tautologique de la vie.

§ 33- LA TECHNIQUE : LE PHARMAKON

Il y a deux moyens d’accroitre le capital : allonger le temps de travail, le capital

variable, ou augmenter la productivité du même temps de travail par l’accroissement du

capital constant, c’est-à-dire par le perfectionnement du dispositif technique de la

production475. Le premier correspond chez Marx à la plus-value absolue, la seconde à la plus-

474 Marx, Le Capital, op.cit., p. 715. 475 Le capital constant est l’ensemble des valeurs engagées dans l’achat des moyens de production

(machines et matières premières). Le capital variable est l’achat de l’usage de la force de travail pour

un temps déterminé et dans des conditions techniques déterminées. La distinction capital

constant/capital variable supplante celle de capital fixe (moyens de production consommés

partiellement dans le procès de production) / capital circulant (matières premières et force de travail

qui « passent » dans le produit) car elle seule permet de rendre intelligible le rôle central du travail

dans la création de la valeur. En effet, le capital variable est « variable », parce qu’il crée un excédent

de valeur alors que le capital constant ne peut transmettre plus de valeur qu’il ne cristallise. La

distinction capital fixe/capital circulant, adoptée par Smith et Ricardo, laisserait croire que la valeur

s’accroitrait d’elle-même.

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value relative. La seconde option constitue l’alliance de l’économie et de la technique.

L’accroissement sans précédent du capital constant476, la partie du capital investie dans les

machines et les matières premières (ce que Marx appelle aussi, dans les Grundrisse, le

« travail matérialisé », le « travail objectivé » ou le « travail mort »), entraine la

subordination grandissante de l’activité subjective à l’ensemble des moyens techniques

développés par le capitalisme. Ainsi, une énorme puissance objective, possédant sa propre

téléologie, s’érige en face de l’individu.

Dans l’ère précapitaliste, la technique, cet ensemble de procédures visant à

transformer la nature pour la rendre adéquate aux besoins de l’homme, était le prolongement

de la subjectivité vivante. Elle avait pour fonction précise de soumettre l’élément résistant à

la subjectivité et de développer l’efficacité de la force de la vie. La technique constituait alors

le moyen employé par le corps organique dans sa maitrise de la nature. Dans ce cadre,

l’instrument de travail figure comme le prolongement du corps organique et de la praxis.

Comme la nature est vécue comme « corpspropriation477 », elle n’est pas étrangère au corps

organique.

Mais voilà que la technique, rendue de plus en plus performante par la science

galiléenne, s’autonomise, subordonne à elle la praxis vivante, et coïncide de moins en moins

avec la subjectivité. La technique remplace l’action subjective, ancrée dans le savoir de la

vie, par des mouvements objectifs, ancrés dans un savoir théorique. Au lieu de suivre le

rythme du corps du travailleur, d’agir en qualité de prolongement de son corps, voilà que

l’instrument s’autonomise, et, dans cette autonomisation, contraint la praxis à se plier aux

normes d’un dispositif objectif. « Les moyens de production se sont transformés

immédiatement en moyens d’absorption du travail d’autrui. Ce n’est plus le travailleur qui

les emploie, mais ce sont eux au contraire qui emploient le travailleur478 » déplore Marx.

Ainsi, dans la fabrique moderne, à la différence de la manufacture où l’habileté joue encore

476 Accroissement qui est corrélatif à la loi tendancielle de la baisse du profit chez Marx. La

minimisation progressive du rôle de la subjectivité (désignée par le capital variable) qui accompagne

le développement du machinisme entraine la baisse de la valeur étant donné que la valeur est

exclusivement générée par la subjectivité. 477 B, pp. 80-85. 478 K. Marx, Le Capital, op.cit., p. 846.

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un rôle, l’entièreté du savoir-faire du travailleur est transférée à la machine dont le travailleur

n’est plus, désormais, qu’un simple surveillant. Les moyens visant à augmenter la production

dégradent l’ouvrier jusqu’à en faire un instrument accessoire au service de la machine. Au

lieu d’être une médiation pour la vie, la machine devient la finalité même du procès de

production et instrumentalise la vie qu’elle réduit à une médiation pour son hyper-

développement. Ce n’est rien de moins que l’individualité du travail qui se trouve perdue

dans cette mise hors-jeu de l’habileté du travailleur car cette habileté constituait, avant

l’irruption d’hyper-machines se substituant à l’activité individuelle, la marque même de

l’individualité du travailleur, la marque de son identité. « Les conditions bourgeoises de

production et de commerce, les rapports de propriété bourgeois, la société bourgeoise

moderne, qui a fait éclore de si puissants moyens de production et de communication,

ressemble à ce magicien, désormais incapable d’exorciser les puissances infernales qu’il a

évoquées479 » proclame fameusement Marx dans le Manifeste du parti communiste. La

sophistication de la technique, favorisée par le commerce bourgeois, est l’apprenti sorcier

prométhéen qui ne peut plus contenir les puissances qu’il a réveillées. Car l’amélioration

technique de la production apportée par la révolution industrielle, ne peut être contournée par

le capitaliste au risque d’être écarté par la rude concurrence. Ce développement sans

précédent des forces productives, il faut l’appeler une révolution, écrit Henry, voire même

« la seule révolution qu’ait connue l’humanité au cours de sa longue histoire480 ». Car le

capitalisme, ce « formidable développement des forces productives de la société481 », ce

mouvement constamment en devenir, ébranle les sociétés qu’il conquiert en étendant son

pouvoir, s’appuyant sur la vie et la multiplication de ses besoins.

Henry n’assimile pas, comme Heidegger, l’irruption de la technique à l’oubli nihiliste

de l’être, mais parle d’ébranlement dans les structures ultimes de l’être. Cet ébranlement,

occasionné par l’incessante innovation technologique, et l’intensification de ses progrès,

n’est-il pas la rupture de l’identité de l’être à soi, c’est-à-dire sa distorsion par son procès

d’objectivation, sa sortie hors de soi dans une objectivité transcendante, le même processus

ontologique de l’objectivité chez Hegel exposé par Henry dans l’Appendice ? Il faut dire tout

479 K. Marx, Le Manifeste communiste, op.cit., pp. 405-406. 480 Marx II, pp. 87-88. 481 Marx II, p. 151.

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de suite : si cette explication vaut au plan idéel, elle ne peut plus rendre compte de ce qui se

produit au plan réel. Car dans la réalité, seule une praxis acosmique peut constituer le

véritable point de départ de cette objectivation.

Seule la théorie, à vrai dire, contemplant de l’extérieur cette autonomisation de la

technique, conçoit la praxis comme étant déterminée par l’objectivité. En réalité, cette

objectivité technique n’est que la « complication historique progressive482 » de la praxis.

Autrement dit, elle n’est autre que l’historial de l’être, historial que seule l’idéologie cherche

à dissocier de son sol ontologique, la subjectivité, et ainsi occulter le fait que l’aliénation par

la technique n’est qu’une aliénation intérieure à l’historial de la vie. « L’objectivité, quand il

s’agit du corps objectif, n’est justement que la représentation, au sens d’une simple

représentation, de ce qui se trouve constitué intérieurement comme une subjectivité, n’est

que l’apparence de la vie483. » Si l’aliénation de l’individu n’est plus idéelle, mais bien réelle,

est-elle exclusivement du ressort de la subjectivité ? N’est-elle, en dernière instance, qu’une

auto-aliénation immanente à l’individu ? Mais comment l’aliénation qui est occasionnée par

ce qui est extérieur à la subjectivité peut-elle en même temps être perçue comme une

aliénation intérieure à la praxis ? C’est parce que la machine est du travail matérialisé, parce

qu’elle n’est, en fin de compte, que le produit de la praxis, que, lorsqu’elle aliène la praxis,

il ne s’agit en réalité que d’une auto-aliénation de celle-ci.

Parce que des caractères anthropomorphiques ont été projetés sur la machine, celle-

ci apparait alors menaçante, susceptible d’aliéner l’individu. Or, quand l’étant se trouve de

manière inattendue animé du souffle brûlant de la subjectivité484, lorsqu’il se met à imiter

482 Marx II, p. 118. 483 Marx II, p. 124. 484 À la différence de Heidegger, Henry ne tient pas l’individu vivant pour un étant privilégié ouvert

à une compréhension de l’être, mais pour un principe ontologique. Certes, Heidegger est lui-même à

la recherche d’une concrétude du Dasein que Husserl n’atteindrait pas dans le « moi pur ». Cf. M.

Heidegger, Être et temps, traduction hors commerce d’E. Martineau, Éditions Authentica, 1985, p.

229. Le vocable « étant » s’étend chez Henry à tout ce qui n’est pas l’ego vivant, à tout ce qui est

dépourvu de la vie. Si cet étant revêt les caractères d’une individualité spatio-temporelle, il n’est pas

pour autant un individu, concept que Henry réserve strictement à l’ego de l’individu vivant. La

conception henryenne de l’étant semble plutôt rejoindre celle de l’en-soi sartrien qui n’entretient

aucune relation avec autre chose que lui-même (la limite de ce parallèle tient cependant à l’abime qui

sépare la vie henryenne de la conscience sartrienne). Par exemple, dans un passage où il distingue,

dans le cadre de la pensée de Marx, le travail subjectif des moyens objectifs de production, Henry

explique : « Moyens et objet du travail appartiennent à la matérialité de l’étant, elle-même comprise

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l’homme, il provoque, non pas la peur, mais l’angoisse, ce sentiment d’étrangeté485. « Tel est

justement le capital fixe, l’immense machine qui emplit l’usine entière de sa masse et de son

bruit486 » affirme Henry. Seulement, l’ontique ne peut imiter l’ontologique que parce qu’une

subjectivité s’est préalablement déployée dans cette « immense machine » en tant que cette

dernière a été forgée par le feu brûlant de la praxis. « C’est parce que l’immense puissance

objective provient cependant de l’activité subjective de l’individu qu’elle est justement

décrite par Marx comme son aliénation487 » déclare Henry.

Or, c’est cette même automatisation de la production, occasionnée par la volonté du

capitalisme de réduire au maximum la part de travail nécessaire dans la production, qui

permettra, dans la phase socialiste, de dissocier le travail individuel de la production générale

et, par conséquent, d’abolir le surtravail, cette portion de travail qui s’ajoute à celle qui est

nécessaire à l’entretien de l’ouvrier et de libérer la praxis488. Automatisation qui ouvre un

rapport désormais différent à la temporalité puisque l’individu ne passe plus le plus clair de

ses journées à subvenir à ses besoins. C’est ainsi que Henry rejoint l’idéal grec classique

d’une vie purgée du travail nécessaire489:

C’est seulement lorsque l’élément objectif formé par le dispositif instrumental et

technologique s’accroît au sein de ces forces au point de se confondre avec elles

par les Thèses sur Feuerbach comme objectivité ; le travail lui-même, ‘proprement dit’, est subjectif».

Marx II, p. 210. 485 On voit ici intervenir la thématique de l’Unheimlichkeit que Freud avait saisie dans l’Homme au

sable de E.T.A. Hoffman. C’est bien « l’automate » qui provoque l’angoisse dans la nouvelle. Cf. S.

Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Folio, 1988. À rapprocher également de l’idée

de Heidegger selon laquelle c’est au moment où l’outil ne fonctionne plus que se découvre à nous,

dans cette adversité même, l’horizon à partir duquel se déploient les étants à portée de main

(zuhanden). Le dysfonctionnement, la non-disponibilité de l’étant perturbe le réseau de renvois et

provoque l’angoisse. M. Heidegger, Être et temps, op.cit., § 16. 486 Marx II, p. 125. 487 Marx II, p. 113. Cette idée atteint pourtant une limite nous semble-t-il. Si l’élément objectif de la

production est un produit (passé) de l’élément subjectif, et, à ce titre, en constitue un prolongement,

comment dès lors hétérogénéiser ces deux éléments ? Car il y a bien hétérogénéité du fait que seul

l’élément subjectif produit de la valeur. C’est la raison pour laquelle, si on veut comprendre la logique

du développement du capital il faut revenir à une certaine conception dialectique de l’unité de la

différence et de l’identité entre les deux. 488 Marx II, p. 458. 489 Similarité partielle seulement car si les Grecs préconisent de se libérer du travail matériel, c’est

pour vaquer aux affaires politiques de la Cité alors que l’émancipation de ce travail pour Henry vise

à épanouir toutes les dimensions subjectives de l’individu, ce qu’il appelle aussi des « besoins

spirituels ». Cf. Marx II, p. 465.

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et de les définir, que la praxis vivante leur est désormais étrangère, est enfin libre,

est stricto sensu une activité de l’individu. Alors se réalise en effet la situation

historique absolument nouvelle dans laquelle la vie des hommes ne se confondra

plus, comme elle le fit pendant des millénaires, avec leur vie matérielle, c’est-à-

dire avec la production des biens nécessaires à leurs besoins. Alors naîtra leur

nouveau besoin, le besoin de leur propre activité elle-même comme telle et

comme activité vivante, comme activité de leur vie490.

Pour Henry, c’est paradoxalement (y aurait-il une résurgence inattendue de la

dialectique chez Henry ?) le devenir objectif total des forces productives, rendu possible et

favorisé par le capitalisme, qui permettra à la force vivante de l’individu de se libérer du joug

de la valeur d’échange et de la valorisation. En effet, comme le capitaliste (pour être plus

précis, il faut dire « les capitalistes », puisque le capital est devenu un capital social et n’est

pas la propriété privée d’une seule personne) ne peut pas prolonger la journée de travail au-

delà d’un certain seuil, il va chercher à augmenter la productivité durant la même quantité

d’heures. C’est pourquoi il investit de plus en plus dans le capital constant aux dépens du

capital variable. Ainsi l’élément objectif remplace graduellement l’élément subjectif de la

production491. Si dans la construction du concept de taux de plus-value à partir du concept de

taux de profit, on doit dire que l’hypothèse statique « capital constant = 0 », qui permet

d’identifier les deux taux et de construire la mesure de la productivité du travail vivant pour

le capital à partir de la rentabilité du travail mort fait place à l’hypothèse dynamique « capital

variable = 0 », qui permet de cerner la dissociation du procès de production et du travail

490 Marx II, p. 482 ; souligné par nous. 491 La machine crée plus de valeurs d’usage mais pas pour autant plus de valeur. Du coup, avec la

mécanisation et plus largement avec la croissance de la productivité, c’est la capacité à créer toujours

davantage de valeur qui se trouve menacée, puisque seuls les individus vivants sont créateurs de

valeur, en même temps que celle qui est encore créée trouve toujours plus difficilement à se réaliser

dans la consommation. D’une part le système tend à diminuer constamment le coût et la valeur de la

force de travail des salariés et d’autre part son expansion repose seulement au bout du compte sur leur

capacité à réaliser dans la consommation la valeur produite. La loi tendancielle du taux de profit est

l’expression pour Marx d’une contradiction encore fondamentale du système de la valeur. Cette fois

c’est la possibilité même de l’extraction de la plus-value qui va diminuant et qui porte avec elle une

tendance à la baisse du taux de profit. On voit bien pourquoi Marx n’est pas d’abord un moraliste

puisque pour lui la logique de reproduction du capital contient une contradiction. Pour une analyse

détaillée de la problématique de la baisse tendancielle du taux de profit dans l’œuvre de Marx, cf. O.

Clain, « L’intensité de variation du taux de plus-value dans la problématique marxienne de la

dynamique du taux de profit général », in Cahiers de recherche sociologique, no 55, Montréal, 2013,

pp. 177-210.

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vivant sur le long terme492. Dans le socialisme, l’activité individuelle n’est plus solidaire de

la production, elle n’est plus dès lors « doublée par un univers économique493. » Comme le

procès objectif de production ne prend plus appui sur la participation du travail vivant,

l’élément subjectif de ce procès, mais exclusivement sur son élément objectif

(machinisation), le surtravail disparait et, du même coup, la valeur. La parole de Marx retentit

alors comme une promesse messianique : « C’est alors le libre développement des

individualités. Il ne s’agit plus dès lors de réduire le temps de travail nécessaire en vue de

développer le surtravail, mais de réduire en général le travail nécessaire de la société à un

minimum. Or cette réduction suppose que les individus reçoivent une formation artistique,

scientifique, etc., grâce au temps libéré et aux moyens crées au bénéfice de tous494. »

Identifiée comme besoin dans le Marx, l’essence apparait comme accroissement de la vie par

le biais de l’auto-transformation du besoin en activité visant à le satisfaire :

Et nous comprenons encore un autre caractère, non moins essentiel, que présente

le besoin aux yeux de Marx, à savoir que, envisagé dans l’effectivité́ de son être

concret, il n’est jamais manque, négativité, mais l’exercice au contraire d’une

potentialité positive de la vie. C’est pourquoi il ne s’agit pas de supprimer le

besoin- la satisfaction n’a rien à voir avec une telle suppression- mais au contraire

de le rendre effectif et de l’effectuer. Telle est justement la satisfaction :

l’effectuation du besoin. C’est pourquoi l’activité́, le travail lui-même, est

besoin495.

492 Cf. Marx II, p. 450. 493 Marx II, p. 465. 494 K. Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, op.cit., t. II, p. 222 ; souligné par

nous. Il faut que cette automatisation soit accompagnée d’une culture scientifique et artistique, tant

soulignée par Lukacs, pour que l’énergie puisse être canalisée et ne se retourne pas contre soi. Sans

quoi l’on succombe au nihilisme qui atrophie les pouvoirs de la vie. « L’ennui est justement la

disposition affective en laquelle se révèle à soi-même l’énergie inemployée. Dans l’ennui à chaque

instant une force se lève, se gonfle d’elle-même, se tenant prête, disposée à l’usage qu’on voudrait en

faire. Mais que faire ? ‘Je ne sais pas quoi faire’. Aucune des voies hautes tracées par la culture et

donnant licence à cette force de s’employer, à l’énergie de se déployer, à la vie de s’accroître d’elle-

même et d’accomplir son essence – aucune de ces voies ne se présente à l’ennui pour que, s’engageant

en elle dans un faire donc et dans l’épreuve de son souffrir, il se décharge de ce que l’inaction a

d’oppressant ». B, p. 158. Le fléau actuel du chômage, de ce sabbat forcé, n’est-il pas la négation

même de la praxis individuelle par sa négation du besoin primordial de travailler ? 495 Marx II, pp. 64-65.

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Le besoin n’est pas manque, comme chez Adam Smith, mais désigne l’auto-épreuve

d’une subjectivité individuelle. En tant qu’il est non-intentionnel, il ne peut être à jamais

assouvi, puisqu’il n’est rien d’autre que la vie dans son auto-déploiement. Le travail est la

modalisation du besoin dans son effectuation, c’est-à-dire il est production culturelle en tant

qu’auto-accroissement de la vie. Par contre, le terme « effectuer » serait-il une résurgence

d’hégélianisme dans la pensée de Henry ? Car chez Hegel aussi, le besoin « s’effectue » dans

la consommation. Au § 59 des Principes de la philosophie du droit, Hegel écrit : « L’usage

est cette réalisation de mon besoin par la transformation, l’anéantissement, la consommation

de la chose [...]496. » L’usage se « réalise » dans la consommation selon Hegel ; le besoin se

« réalise » dans la satisfaction de celui-ci pour Henry. Certes, si la satisfaction est la même

chose que la consommation, l’usage n’est pas le besoin. Il reste que l’usage est mû par le

besoin. Néanmoins, le caractère subjectif du besoin est de toute évidence plus accentué chez

Henry. En dernière instance, Henry tient à purger l’idée d’effectuation, que l’on retrouve

fréquemment dans le Marx, de toute idéalité qui s’immiscerait dans le mouvement de la vie.

Le socialisme est donc la suppression de la valeur économique au profit de l’auto-

accroissement de la valeur de la vie. La praxis est séparée et exclue d’une production

désormais livrée à l’objectivité, soustraite à son procès et rendue à elle-même. Le mode de

vie de l’individu peut enfin se libérer de la tâche exclusive et mutilante qui lui est

généralement confiée dans la production matérielle : la poïesis devient praxis. Enfin, comme

le socialisme est une société de surabondance où existe « une quantité indéfinie de valeurs

d’usage qui n’ont plus aucune valeur d’échange497 », la rareté ne peut plus servir de prétexte

pour la domination du plus grand nombre. Alors, le travail « sera devenu non seulement le

moyen de vivre, mais encore le premier besoin de la vie498 » révèle Marx.

496 Cité par O. Clain, « La dialectique de la marchandise dans le premier chapitre du Capital », loc.cit.,

p. 122 ; souligné par nous. Clain rappelle que Marx a hérité de cette conception hégélienne de l’usage.

La valeur d’usage ne se réalise, affirme Marx, que dans la consommation. 497 Marx II, p. 450. 498 K. Marx, Critique du programme du parti ouvrier allemand, op.cit., p. 1420.

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§ 34- LECTURES EXTERNES DU MARX

Notre objectif dans cette section est de discuter les lectures externes du Marx henryen

à l’aune du concept de praxis. Depuis sa parution en 1976, les commentaires se sont partagés

entre lectures marxiennes critiques (ex : J. Texier, P. Ricœur, M. Ratté) et lectures

henryennes favorables à l’interprétation henryenne de Marx (ex : R. Kühn, J. Leclercq et G.

Jean). Il importe de signaler que les lectures critiques surpassent en nombre les lectures

favorables, probablement en raison des thèses radicales qui surgissent dans le Marx, sûrement

en raison du statut solitaire de la recherche henryenne, qui, non seulement opère la réduction

du marxisme499, mais n’établit en outre aucune alliance avec un courant de pensée

dominant500.

Un des articles les plus anciens de la réception du Marx est celui paru sous la plume

de Jacques Texier501 (1977). Après avoir récusé la trop forte dissociation établie par Henry

entre Marx et le matérialisme historique-dialectique, Texier aborde la conceptualisation de

l’individu chez Marx qui, selon lui, est indissociable du caractère social de l’activité

individuelle. À cet égard, l’introduction de 1857 représente pour Texier un des textes qui

soulignent nettement la socialité de l’individu. Henry aurait donc sous-estimé « l’ontologie

de l’universel » qui perdure après 1845502. Texier affirme que Henry se trouve, en fait,

contraint de passer sous silence cette socialité pour asseoir sa propre conception de l’individu.

499 Selon Dominico Jervolino, il convient de parler de marxismes plutôt que d’un marxisme

monolithique, c’est-à-dire de plusieurs degrés de fidélité au projet de Marx. C’est le seul bémol qui

affecte son appréciation, par ailleurs positive, du Marx. D. Jervolino, « Sur le Marx de Michel

Henry », loc.cit., p. 251. 500 Cette solitude se reflète dans le nombre restreint de publications sur un si grand ouvrage. Indicative

de cette marginalisation est la parcimonie dont fait preuve le grand dictionnaire marxiste dirigé par

G. Labica et G. Bensussan, qui ne mentionne le Marx de Henry qu’à deux reprises, l’une à l’entrée «

ontologie » (p. 815) et l’autre à l’entrée « prolétariat » (p. 927). Les deux références font une ligne

sur un ouvrage de 1256 pages ! G. Labica et G. Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme, Paris,

P.U.F., 1982. 501 Texier, J., « ‘Étude critique’. Autour du ‘Marx’ de Michel Henry (II) Marx est-il marxiste ? »,

loc.cit. 502 À quoi Henry répond, de vive voix : « Cette structure sociale de l’existence individuelle qui fait

que l’individu vit spontanément dans une collectivité, comme dans la « commune primitive », ou

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182

Outre ce déni henryen de la dimension sociale de l’individu, Henry serait également

coupable d’un usage à double sens du terme « économique ». En règle générale, celui-ci,

affirme Texier, renvoie chez Marx à toute société humaine en tant qu’elle doit subvenir à ses

besoins. S’ajoute à ce sens celui qui est propre à la société marchande capitaliste, qui

constitue une forme historique spécifique de socialité. Texier avance que la référence

henryenne à la dimension économique correspond en fait aux rapports de production et

d’échange de la société civile bourgeoisie ; Henry confond le second sens (l’économie

capitaliste) avec le premier (l’économie en général). En outre, Henry étend abusivement la

signification de ce qu’il entend par économique à toutes les formes de socialité humaine, ce

qui le conduit à concevoir toute socialité comme irréelle et aliénante de l’individualité

monadique. Pour Texier, Henry dit au fond la même chose que Jean-Yves Calvez503 mais

sans le savoir et sans assumer une position anti-marxienne. Or, selon Marx, l’aliénation

n’opère qu’à l’intérieur d’une forme spécifique de socialité économique, et ne caractérise pas

l’économique en tant que tel comme le prétend Henry504. Par conséquent, le salut

transcendantal ne réside donc pas dans la libération de l’individu de l’emprise économique.

Aussi, Texier précise que Marx critique la mesure du travail telle qu’elle s’accomplit dans le

système capitaliste et non la mesure du travail par un temps abstrait comme l’entend Henry,

suivant en cela Henri Bergson.

C’est au fond la même conception de l’individu qui ne convainc pas Paul Ricœur dans

son article de 1978. En contestant le bien-fondé d’une conception méta-historique de

qu’il est livré à l’isolement et à l’atomisation dans la société contemporaine de Marx - cette structure

sociale, dis-je, n’explique pas le capital : la plus-value, la rente, l’intérêt, etc., elle n’est pas un facteur

théorique d’explication de la réalité économique. C’est toujours à partir du travail et du surtravail

d’un ouvrier considéré isolément que Marx construit ses analyses, ses calculs et ses démonstrations ».

M. Henry, « Préalables philosophiques à une lecture de Marx », in PV-III, pp. 66- 71. La réponse de

Henry, on le voit, est brève, voire incomplète. Non seulement Henry a bel et bien pris en compte la

résurgence de l’universel après 1845 sous la plume de Marx, mais tout son Marx témoigne d’une

conscience aigüe de la nécessité de dissocier l’individualité de l’individualisme, qui est précisément

l’atomisation impliquée par l’idéologie que combat Marx et que Texier souligne à son tour. À ce

sujet, cf. notre § 21. 503 J.Y. Calvez, La pensée de Karl Marx, Paris, Seuil, 1956. 504 Il faut pourtant dire que Texier se trompe lorsqu’il fait dire à Henry que le social en tant que tel

est l’aliénation de l’individualité monadique. Si par contre, Henry dit bien que l’économie est

l’aliénation de la praxis individuelle, il distingue néanmoins l’économique, qui est précisément le

devenir-abstrait de la socialité pratique, de la socialité interindividuelle qu’il entrevoit à travers la

pluralité des individus.

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183

l’individu chez Henry, Ricœur s’attaque encore une fois à la question de la socialité de

l’individu que Henry ne prendrait pas en compte. Pour Ricœur, les circonstances externes

avez lesquelles doit composer l’agir humain et que Henry interprète comme des

déterminations inhérentes à la subjectivité, doivent être comprises dans leur interaction avec

l’agir et non avec le pâtir, interaction qui rend véritablement compte du poids de l’extériorité

des circonstances sur la subjectivité individuelle. L’agir, dit Ricœur, comprend un moment

d’extériorité que Henry ne prend pas en compte505. Ce sont des circonstances qui sont

véritablement extérieures à l’individu et qui le déterminent, précisément dans son agir. Si

Ricœur salue l’élucidation henryenne de la fonction de la praxis individuelle dans l’économie

de la philosophie de Marx, il reste sur sa faim quant à savoir comment l’intériorité

phénoménologique peut se transmuer en représentation, et du coup comment est possible

l’autonomisation des classes sociales et de la division du travail : « Si la généalogie des idées

fait bien le chemin de la représentation vers la vie, fera-telle aussi bien le chemin inverse de

la vie vers la représentation ? 506 » demande Ricœur. En d’autres termes, si la représentation

est bien enracinée dans la vie, comment penser la rétroaction de la représentation sur la vie,

c’est-à-dire sur la pratique des individus vivants ? Pour être précis, il faut dire que Ricœur

remet en cause l’unilatéralité de la relation entre immanence et transcendance chez Henry

plutôt que l’absence de relation.

L’article de Michel Ratté, « La signification et l’enjeu de l’ouvrage sur Marx dans

l’œuvre de Michel Henry » (2009) reconstruit patiemment la progression conceptuelle qui

aboutit au Marx pour opérer une critique du Marx faite de l’intérieur. Ne se contentant pas,

à l’instar des marxistes, d’indiquer des inadéquations entre l’interprétation henryenne et

l’œuvre de Marx, et poussant l’investigation plus loin que Paul Ricœur, Ratté traite du Marx,

à tort ou à raison, comme d’un ouvrage phénoménologique, pour finalement se rendre compte

que celui-ci ne remplit pas un minimum d’exigences phénoménologiques. Posant la nécessité

d’un retour aux textes antérieurs au Marx, Ratté pose deux voies qui mènent à l’ouvrage de

505 P. Ricœur, « Le Marx de Michel Henry », loc.cit., p. 283. C’est cette même critique que lui adresse,

de vive voix, Ricœur : « Vous dites : la praxis est subjective, et tout l’économique est objectif- alors

que le concept que Marx propose comme l’unique réquisit, c’est, non pas le subjectif, mais l’individu

agissant entrant dans des déterminations qu’il n’a pas posées ». M. Henry, « La rationalité selon

Marx », in PV-III, p. 101. 506 P. Ricœur, « Le Marx de Michel Henry », loc.cit., p. 289.

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184

1976 : une voie courte qui chemine de L’essence de la manifestation vers le Marx et une voie

longue qui passe par l’intermédiaire de l’ouvrage sur Biran.

La voie courte rappelle les résultats principaux de L’essence de la manifestation :

critique de Husserl et de Heidegger ainsi que de l’ensemble de ce que Henry le monisme

ontologique. L’égologie henryenne définit l’apparaitre comme un auto-apparaitre de l’ego.

Invisible, l’immanence se phénoménalise dans la structure interne de l’immanence, c’est-à-

dire dans l’affectivité. Il s’agit d’une auto-affection que Ratté rebaptise « soumission absolue

de l’apparaitre à lui-même ». Ratté fait valoir que le terme de transparence est plus à même

de rendre compte de l’auto-affection que celui d’invisibilité, lequel définit toujours

l’immanence en fonction d’une absence de visibilité, et donc toujours en fonction du voir.

Équipé de cette philosophie de l’immanence, Henry répète la critique marxienne de la

philosophie du droit de Hegel selon laquelle la famille et la société civile constituent les

matières de l’objectivation de l’État, en insistant sur le fait que Hegel ne fait pas que poser

une objectivation illusoire mais masque également la réalité de l’individu vivant. C’est ici

que les voix de Henry et de Marx deviennent indiscernables selon Ratté. Car s’il est vrai que

Marx disqualifie l’objectivation idéelle telle que décrite par Hegel, il n’est nullement évident

qu’il le fasse, comme le prétend Henry, au nom de l’auto-apparaitre de l’ego individuel. Ainsi

la critique marxienne de la théorie hégélienne de la monarchie viserait, selon Henry, à établir

une monadologie qui reconnait la pluralité des individus. Or, cette monadologie que Henry

prête à Marx n’est pas seulement absente chez Marx, ce qui indiquerait une simple violence

herméneutique que l’on impute souvent à Henry, mais est, en outre, incompatible avec les

premiers ouvrages de Henry qui, selon Ratté, sont écrits à l’intérieur du point de vue d’une

égologie pure qui ne s’est nullement intéressée au problème de la pluralité des individus507.

C’est ainsi que la voie courte génère plus de problèmes qu’elle n’en résout et doit pour cette

507 Pour notre part, nous croyons que Michel Ratté insiste excessivement sur la démarche

phénoménologique du Marx en y déplorant l’absence d’une théorie monadologique. M. Ratté, « La

signification et l’enjeu de l’ouvrage sur Marx dans l’œuvre de Michel Henry », loc.cit. En outre, Ratté

présuppose que la pluralité des individus vivants doit être démontrée avant d’être convoquée par

Henry comme un outil pour la compréhension de la critique marxienne de Hegel. Or, la nécessité du

dépassement du solipsisme ne surgit véritablement comme un problème que pour l’idéalisme

philosophique qui demeure prisonnier de l’évidence apodictique apportée par la conscience, schéma

dont Henry prend d’emblée congé. Pourquoi ne pas voir dans la pluralité l’épreuve d’autrui à même

l’immanence ?

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raison faire appel à la voie longue pour espérer pouvoir rendre compte des outils dont Henry

use pour son interprétation de Marx.

La voie longue doit reconstruire le passage de l’ouvrage sur Biran au

Marx. L’ouvrage de 1965 constitue une tentative d’élucidation de la genèse de la

transcendance à partir de l’immanence. Après avoir reconstruit les principaux résultats de

l’interprétation de la philosophie de Maine de Biran, notamment la déduction transcendantale

des catégories, Ratté s’attaque au cinquième chapitre du Marx afin d’y examiner l’éventuel

prolongement du projet génétique de fondation des catégories. Force est de constater,

souligne Ratté à maintes reprises, que l’homogénéité présupposée entre ce projet et

l’interprétation de Marx n’est jamais explicitée, probablement en raison de l’absence

d’homogénéité. Car si l’ouvrage de 1965 ambitionnait de rendre compte de la genèse de la

transcendance à partir du concept de continu résistant, la transcendance est tout simplement

congédiée comme irréelle dans le Marx. En tant qu’elle s’autonomise et oublie sa source, la

représentation est irréelle. Mais comment rendre compte de la spécificité des représentions à

partir du milieu homogène de l’immanence ? En d’autres termes, comment se modalise la

projection de la vie dans la représentation ? Henry ne donne pas suite à ces questions et se

contente de décrire la transparence du besoin en greffant Biran sur Marx. Si Ratté parle de

greffe, c’est parce que Henry aurait selon lui remplacé la vie sensible qui fait l’objet de la

recherche sur Biran par la vie productive au sens marxien. Si toute vie productive est

nécessairement une vie sensible, toute vie sensible n’est pas nécessairement productive au

sens marxien. En outre, si le besoin est invisible, comment peut-elle être expressive ?

L’expressivité ne présuppose-t-elle pas l’extériorisation de la praxis que Henry ne thématise

jamais ? Selon Ratté, l’idée d’une transparence expressive du besoin demeure aporétique

dans le cadre de la phénoménologie henryenne.

Dans son article « Lecture de Marx et critique de l’économie chez Michel Henry »

(2009), Rolf Kühn aborde le Marx comme l’œuvre qui contient en germe les développements

ultérieurs de la phénoménologie henryenne, celle-ci étant ainsi caractérisée par sa profonde

unité. Kühn souligne l’actualité du Marx en tant qu’il constitue un outil précieux pour la

saisie de la négation de la praxis individuelle à l’œuvre dans le monde technique

contemporain. En outre, la déconstruction henryenne de la philosophie européenne permet

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186

un véritable renversement catégorial qui, au lieu de saisir, à l’instar du néo-kantisme, le réel

au prisme de la catégorie, situe plutôt la genèse des catégories dans la réalité effective de la

vie. Puisque toute catégorialité s’enracine dans la vie, ce n’est rien de moins qu’une

possibilité d’une éthique phénoménologique qui s’offre à nous. Passant en revue tous les

moments de la généalogie henryenne qui reconduit chaque hypostase à l’immanence de la

vie, Kühn ne manque pas de rappeler l’allergie henryenne à tout logocentrisme qui cherche

dans un jeu extérieur de représentations ce qui ne peut s’exprimer qu’à l’intérieur du logos

de la réalité catégoriale de la vie. Cette réalité originaire n’est autre que la praxis vivante qui

échappe à l’hypostase de l’économie. Kühn souligne à juste titre le rôle central du besoin à

l’intérieur de la praxis et caractérise le besoin par la passivité508. Kühn fait place à une

libération par l’imaginaire, rendue possible par l’énergie du pathos. « Lorsque le travail

industriel n’est plus une nécessité, parce qu’automatisé, l’imagination n’est plus soumise plus

longtemps à un contrôle réciproque des ‘comparaisons’, mais elle sert uniquement au passage

de l’effort à l’action en leur donnant une forme créative509. » L’ultime leçon du Marx est

d’établir que la richesse réside dans les pouvoirs subjectifs accordés par la vie et non dans un

avoir extérieur. C’est pourquoi, selon Kühn, le concept de seconde naissance est déjà inscrit

dans le Marx510, appelant l’individu à se rendre compte du lieu de la genèse des idéalités mais

508 Passivité jugée insuffisamment transparente dans le Marx par Jean Leclercq et Grégori Jean

comme nous allons voir dans l’article suivant.

509 R. Kühn, « Lecture de Marx et critique de l’économie », loc.cit., p.105. 510 Cf. R. Welten, « From Marx to Christianity and back », in International Journal for Philosophy

and Theology, Vol. 66, issue 4, 2005. Ruud Welten soutient la thèse que le Marx a inspiré la

philosophie henryenne du christianisme et désavoue le tournant théologique dans l’œuvre henryenne.

Quelle est la relation entre la façon dont Henry lit Marx et la phénoménologie henryenne du

christianisme ? En fait, dit Welten, la dualité de la vie et de la représentation traverse aussi bien le

Marx que l’œuvre ultérieure. Cette continuité est rendue possible par une saisie non-idéologique du

christianisme que Marx transmet à Henry. Welten cite ce texte de Marx où celui-ci parle de Luther

comme celui qui a su ouvrir la possibilité d’une religiosité intérieure : « Luther a certes vaincu la

servitude par dévotion, parce qu’il a mis à sa place la servitude par conviction. Il a brisé la foi en

l’autorité, parce qu’il a restauré l’autorité de la foi ». K. Marx, Critique de la philosophie de l’État de

Hegel, op.cit., p. 391. Ainsi, le christianisme doit être saisi comme une expérience intérieure, et non

comme un système de représentations extérieures. Welten rappelle que le concept de praxis n’est pas

abandonné dans C’est moi la vérité et qu’il faut même y voir une praxis marxiste chrétienne. Il faut

toutefois noter que Welten commet un contresens lorsque, se référant à un passage de C’est moi la

vérité où Henry rappelle les critiques adressées au christianisme depuis Hegel, il croit avoir affaire à

la position de Henry. Welten cite ce passage : « il ne s’agit plus de rêver quelque perfection reposant

sur soi, ni même de dresser le tableau d’un système harmonieux d’actions où cette perfection soit

possible ». CMV, p. 296. L’auteur de l’article croit que Henry explicite sa propre position là ou Henry

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aussi et surtout à envisager la production d’un discours social inédit qui soit moins chosifiant

et plus conforme à un « affective turn », semblable au « linguistic turn » qui a déjà pris son

essor, et qui se fait plus que jamais nécessaire dans les sciences sociales.

Pour sa part, l’article de Jean Leclercq et Grégori Jean, « Sur la situation

phénoménologique du Marx de Michel Henry. Études de ‘notes’ inédites » (2012), présente

une mise en perspective du Marx dans l’ensemble de l’œuvre de Michel Henry et constitue

ainsi un outil précieux pour l’étude du Marx. L’article prend son point de départ dans le

constat suivant : la méthode généalogique à l’œuvre dans le Marx présente une parenté avec

le « questionnement à rebours » qui caractérise les démarches de Husserl et de Heidegger.

Pourtant, Henry ne semble pas pouvoir répondre aux exigences de ce questionnement à

rebours, lequel vise non seulement à jeter une lumière sur le fondement transcendantal du

constitué, mais aussi à laisser entrevoir comment le constitué représente une condition pour

le questionnement du fondement. Dans les termes du Marx, la question se pose ainsi :

comment rendre compte de l’insertion du travail vivant (fondement) dans des circonstances

extérieures (constitué) ? Les auteurs rappellent que toutes les critiques adressées au Marx, à

commencer par celle de Ricœur, gravitent, avec des variations plutôt secondaires, autour de

ce problème, Henry étant jugé incapable de rendre compte de la force exercée « en retour »

par les conditions objectives sur la passivité originaire. Selon cette critique, c’est donc toute

la question de l’historialité qui échapperait à Henry.

Les auteurs remarquent à juste titre que la plupart des commentateurs du Marx lisent

celui-ci au prisme des présupposés des ouvrages précédents et déplorent souvent la projection

des concepts qui y sont développés sur les textes de Marx. Pour Ricœur, c’est surtout le

concept de passivité tel qu’il a été développé dans L’essence de la manifestation qui fait

obstacle à la compréhension de la thèse marxienne selon laquelle l’agir de l’individu vivant

compose en permanence avec des circonstances qu’il n’a pas posées. J. Leclercq et G. Jean

soulignent que le concept clé de passivité tel qu’il se trouve exposé dans Philosophie et

phénoménologie du corps et L’essence de la manifestation, se fait pourtant cruellement

expose la position de l’adversaire. Ceci dit, il y a une véritable thématisation de la praxis dans C’est

moi la vérité, qu’il convient toutefois d’illustrer par d’autres citations du texte.

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absent du Marx : « […] ce qui pose problème dans la lecture henryenne de Marx est,

paradoxalement, l’absence radicale de toute théorie de la passivité, lors même qu’elle en

constitue le fondement caché seul susceptible de rendre intelligible la question de

l’historialité511. » Bien que dans ses notes préparatoires512 au Marx, Henry entend présenter

Maine de Biran comme le précurseur de Marx, il n’y a, hormis quelques allusions rares,

aucun effort théorique explicite dans le Marx visant à établir clairement le rapport entre la

philosophie biranienne du corps subjectif et la philosophie marxienne de la praxis513. Les

auteurs rappellent que dans le sixième chapitre de Philosophie et phénoménologie du corps,

Henry avait justement reproché à Biran son inattention à la passivité de la vie de l’ego.

Comment dès lors accuser Henry de « plaquer » Biran sur Marx, vu les réserves de Henry

concernant l’absence de la thématique de la passivité chez Biran ? En ce sens, si Maine de

Biran anticipe Marx, c’est bien dans sa conception de l’activité et non dans celle de la

passivité, laquelle est en réalité inexistante. Si en raison de la critique henryenne de Biran,

Philosophie et phénoménologie du corps ne peut être perçu comme un ensemble de

présupposés qui seront « recyclés » dans le Marx, L’Essence de la manifestation, pour sa

part, ne peut être réputé dessiner le programme du Marx par avance, même si Henry, encore

une fois, souhaite, dans ses notes préparatoires, unifier les deux projets. En fait, la lecture

même de L’Essence de la manifestation, de dire les deux auteurs, risque d’obscurcir la lecture

du Marx. Et cela parce que le Marx ne thématise pas à proprement parler, sauf à quelques

rares occasions, la question de la passivité. Cette absence du concept de passivité dans le

Marx, même si elle provoque un certain malaise chez le lecteur, n’en est pas moins la marque

d’une interprétation rigoureuse de Marx de la part de Henry, et cela tout simplement en raison

de l’absence du concept de passivité chez Marx lui-même. Prenant acte de la critique

marxienne de l’intuition de Feuerbach, Henry revendique à son tour la compréhension de

511 G. Jean et J. Leclercq, « Sur la situation phénoménologique du Marx de Michel Henry. Étude de

‘notes’ inédites », loc.cit., p. 4. La première thèse sur Feuerbach donne raison aux deux auteurs, car,

dans la mesure où on y voit Marx, exiger du matérialisme de développer l’aspect actif de l’idéalisme,

Marx peut très bien avoir fait pencher Henry pour une conception de la praxis comme activité plutôt

que comme passivité. Notons que Marx est lui-même marqué par Kant et Fichte dans cette

revendication de l’aspect actif de la réalité. 512 Notes publiées par le Fonds Michel Henry, dirigé par Jean Leclercq, à l’Université catholique de

Louvain. 513 Remarquons que sous la plume des auteurs, le terme « praxis » apparait au sens qui lui est assigné

dans les catégories d’Aristote comme opposé à la passivité (pathos). Cf. Aristote, Organon, I,

Catégories, Vrin, 1994.

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l’être comme action. Ainsi, au lieu de déplorer, comme Paul Ricœur, que Henry fait passer

en contrebande le concept de passivité dans son interprétation de Marx, force est de constater

que ce concept n’est pas assez explicité pour permettre une continuité entre L’essence de la

manifestation et le Marx. Pour assurer un minimum de continuité avec ses ouvrages

précédents, Henry se trouve contraint de gommer rhétoriquement l’opposition entre passivité

et activité pour les traiter comme s’il s’agissait de la même chose. De plus, il se sent obligé

d’associer le concept de force naturelle, qu’il retrouve chez Marx, à celui de passivité. Selon

les deux auteurs, s’il y a une violence herméneutique à l’œuvre dans le Marx, c’est bien celle

qu’exerce Henry à l’endroit de Marx lorsque, dans certains passages, il présente un

naturalisme marxien teinté d’une philosophie subjectiviste. Or Henry est bien conscient de

l’incompatibilité d’un certain naturalisme de Marx et de sa propre philosophie de la

subjectivité, ce qui n’est pas sans le tourmenter comme il nous est donné de le voir à travers

ses notes personnelles publiées par les deux auteurs. Cette incompatibilité le pousse à réduire

toute formulation naturaliste chez Marx à une maladresse terminologique, c’est-à-dire à un

emprunt au langage du sens commun de mots inappropriés pour exprimer sa pensée.

Or, dans ses notes préparatoires du Marx, soulignent les auteurs, Henry ne cherche

pas toujours à disculper Marx d’une éventuelle proximité avec le naturalisme. À maints

moments, Henry déplore cette proximité et ne manque pas de critiquer Marx sans ambages :

« Marx ignore un corps subjectif »514 écrit-il pour lui-même. En somme, s’il n’existe pas de

théorie de la passivité dans le Marx, c’est parce ce que cette théorie ne se trouve pas chez

Marx lui-même ; Henry se contente dès lors d’une théorie de l’activité de la praxis, qui, pour

compatible qu’elle soit avec l’immanence telle que définie par Henry, glisse tout à fait à côté

de la question de la passivité. C’est pourtant celle-ci, telle qu’elle se trouve développée dans

L’Essence de la manifestation, notamment comme être-situé dans la vie, qui permet

d’entrevoir une solution au problème que les auteurs avaient posé au début de l’article et qui

consistait à savoir comment le travail vivant interagit avec le monde qu’il constitue et qui à

son tour le détermine.

514 Ms A-16-14-12896.

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TROISIÈME PARTIE: LA PRAXIS AU PRISME DE LA

PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA RELIGION

§ 35- LA GÉNÉALOGIE DE LA DIALECTIQUE HÉGÉLIENNE

Notre troisième partie porte sur la dernière phase de l’œuvre de Michel Henry, phase

marquée par un caractère théologique, lequel est souvent perçu comme représentatif du

tournant théologique de la phénoménologie française515. Il s’agit pour nous, avant d’aborder

de front la conceptualisation de la praxis dans la trilogie henryenne, de mettre en évidence ce

qui représente aux yeux de Henry l’antithèse théologique par excellence, sur la réfutation de

laquelle peut s’édifier une véritable phénoménologie de la vie à caractère théologique. Nous

convoquons à nouveau la philosophie de Hegel, qui, comme nous avons eu l’occasion de le

souligner à plusieurs reprises, est abordée par Henry à titre de repoussoir en vue d’une

véritable saisie de la vie et de l’action. Il convient maintenant de saisir la dialectique

hégélienne comme la theoria qui occulte une compréhension véritable de l’immanence

divine, de l’action divine et du rapport immanent qui lie l’homme à Dieu.

Quand en 1949, Karl Löwith entreprend d’examiner la relation entre théologie et

histoire, ce qu’il est convenu d’appeler la querelle de la sécularisation n’a pas encore eu lieu ;

c’est Hans Blumenberg qui la déclenche pour défendre la modernité, celle-ci ayant été jugée

comme un pauvre ensemble de valeurs héritées du champ théologique par Löwith. Ainsi pour

ce dernier, l’idée moderne de progrès, par exemple, doit être saisie comme la sécularisation

de la notion théologique de salvation eschatologique516. S’il est vrai que Henry n’aménage

pas une place centrale à la querelle de la sécularisation dans son œuvre, les questions

envisagées par cette querelle jouent malgré tout un rôle non négligeable dans la réfutation

henryenne de la dialectique de Hegel et préparent, en filigrane, la dernière œuvre de Henry.

En effet, Henry soutient que l’hégélianisme, lequel a donné naissance au marxisme, est un

515 D. Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française, Paris, L’Éclat, 1991. 516 K. Löwith, Histoire et salut, Paris, Gallimard, 2002. C’est surtout dans l’œuvre de Voltaire que

s’est cristallisée la volonté de remplacer une théologie de l’histoire par une téléologie progressiste.

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sous-produit de la théologie chrétienne517. Si l’hégélianisme est une formulation

philosophique de notions théologiques, ce n’est qu’à la faveur de l’élucidation du rapport

entre philosophie et religion que transparaitra à son tour l’origine du marxisme, de même que

celle des écrits hégélianisants de Marx. Si ce rapport s’avère susceptible d’une négation de

l’individu, il faudra dès lors sous-entendre une mise en cause implicite d’un certain

christianisme par Henry, qui est un christianisme kénotique comme nous aurons l’occasion

de le souligner.

Si la dialectique est le mouvement réel des choses, nullement une méthode appliquée

de l’extérieur au réel518, il faut reconnaitre que la Nature est dialectique, étant donné qu’elle

est l’extranéation de l’être originel, c’est-à-dire dialectique à son image. Dérogeant à son

habitude qui consiste à désigner la pensée de Hegel comme une philosophie de la conscience

par excellence, Henry insiste, dans cette longue parenthèse consacrée aux anticipations de la

dialectique hégélienne dans le deuxième chapitre du Marx519, sur l’importance que revêt la

conception de la Nature dans le système hégélien. En effet, sans la Nature, l’être ne peut

accéder à l’effectivité. La Nature est l’ensemble des étants compris comme leur

transformation commune par le mouvement de la contradiction dialectique. Henry invoque

l’alchimie médiévale comme préfiguration de cette conception dialectique de la Nature520.

L’alchimie, bien avant la dialectique de Hegel, comprenait la réalisation de l’étant à travers

sa transformation intérieure. L’étant est cela qui, afin de se réaliser, doit se dépasser en son

contraire. Ainsi, voulant transformer le plomb en or, l’alchimiste considère que l’étantité de

l’étant « plomb » se réalise dans son passage à l’étant « or ». Le plomb « attend » son devenir-

517 Cette sécularisation à l’œuvre dans la modernité ne joue pas seulement, au niveau de la pensée, un

rôle central dans la genèse de l’idéalisme allemand, mais exerce également son influence sur les

pratiques politiques de la modernité. Dans un article intitulé Difficile démocratie, Henry soutient que

l’égalité promue dans la démocratie est la sécularisation appauvrie de la fraternité chrétienne conçue

comme égalité de condition de Fils. Seulement, la démocratie reste formelle en tant qu’elle fait

abstraction de la vie. 518 La dialectique constitue, aux yeux de Hegel, la structure interne du réel et non pas une méthode

appliquée de l’extérieur à celui-ci. D’où le réalisme de Hegel, un réalisme au sens platonicien dans la

mesure où il affirme que l’Idée est ce qu’il y a de plus réel dans l’individu : le singulier est un moment

logique de l’universel. Henry l’interprète ainsi : la pensée de Hegel n’est donc pas la pensée de

l’individu mais celle de l’absolu qui se réalise en lui. Bien entendu le jugement de Henry mériterait

d’être amplement nuancé et innombrables sont les occasions où Hegel se montre parfaitement attentif

à la singularité, ne serait-ce même qu’au niveau ontologique. 519 Marx I, p. 138 et suivantes. 520 Marx I, p. 140.

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autre, son aliénation, pour se réaliser, et cela, d’un seul coup521 . Il se peut que cette

généalogie henryenne soit marquée par l’œuvre de Carl Jung qui présente l’alchimie comme

la science de la réconciliation des contraires522.

Cette conception ontique, poursuit Henry, débouche chez Jacob Böhme sur une quête

ontologique dans la mesure où cette transformation de l’intérieur est comprise comme l’accès

de la chose à l’être. Les choses ne peuvent accéder à l’être que dans la contradiction et son

dépassement ultime dans une étantité synthétique qui est la réalisation de la potentialité du

premier étant incomplet. Alexandre Koyré, le premier à avoir mis en point une étude

systématique de Jacob Böhme, avait bien insisté sur la racine théosophique de la dialectique

hégélienne523. Schelling n’a pas non plus manqué de souligner l’influence exercée par Böhme

sur la dialectique de son ancien ami. Le principe ontique devient donc ontologique et c’est

en ce sens que l’on peut faire remonter la dialectique à Jacob Böhme. Dans son ouvrage

Incarnation, Henry reprend le lien tissé entre le principe phénoménologique hégélien qui

veut que l’Esprit nécessite l’élément de l’altérité pour se manifester et la théosophie de Jacob

Böhme524. En effet, Henry fait observer que Böhme conçoit la création divine comme une

manifestation de soi. Dieu aurait besoin du monde, comme d’un miroir, pour se manifester.

C’est seulement par le truchement d’une objectivation, c’est-à-dire une sortie hors de soi, que

la manifestation est possible. Il faut noter que cette objectivation, bien qu’elle s’aliène dans

ce qui semble autre qu’elle, dans l’étant, ne produit que de l’identique dans ce monisme

ontologique.

Chez Hegel, comme l’avons vu dans notre première partie, l’aliénation de l’Esprit se

présente comme la condition de sa manifestation. Henry ne manque pas de reconduire cette

nécessité de l’aliénation à la théologie chrétienne et convoque l’apport de Georges Cottier

dans son ouvrage l’Athéisme du jeune Marx525. Dans cet ouvrage, Cottier rappelle que

521 Le passage à l’or est un saut qualitatif, un bond, et non un changement graduel. Il correspond chez

Hegel au changement de la quantité en qualité. Pour donner un exemple commun, le passage de l’eau

à la glace se fait d’un seul coup à une certaine température. 522 Cf. C. G. Jung, Psychologie et Alchimie, Paris, Buchet-Chastel, 1970, où la pierre philosophale

des alchimistes est conçue comme l’union des contraires, la réalisation de la totalité. 523 A. Koyré, La philosophie de Jacob Böhme, Paris, Vrin, 1971, p. 506. 524 I, p. 65. 525 Marx I, p. 145.

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l’aliénation ne revêt pas une connotation péjorative, laquelle se présente plus tard dans

l’œuvre de Feuerbach ainsi que de Marx. L’aliénation est principalement le fait de l’Esprit,

son devenir-autre et n’a pas initialement trait à l’homme. En effet, l’Esprit doit s’aliéner dans

la Nature, devenir étranger à lui-même, avant de se réconcilier avec lui-même dans l’Esprit

Absolu526. L’aliénation se présente donc chez Hegel comme un moment de la réalisation de

l’Esprit et n’est aucunement définitive. De même que le Golgotha constitue une étape

nécessaire à la manifestation de la gloire divine, l’aliénation permet à l’Esprit de se connaître

et de manifester sa vérité. L’unité primordiale, la scission et la réconciliation sont donc

directement empruntés à la kénose trinitaire527 par le philosophe qui s’était adonné à des

études de théologie durant sa jeunesse. La kénose est un terme grec qui désigne dans l’Epître

de Saint-Paul aux Philippiens le mouvement d’abaissement par lequel le Christ se vide de

ses attributs divins pour rejoindre l’humanité. Voici le texte dans lequel le terme

apparaît : « Lui, bien qu’il fût de condition divine, il ne tint pas jalousement à son égalité

avec Dieu ; au contraire il se vida de lui-même, prenant la condition d’esclave, et devenant

semblable aux hommes ; et une fois reconnu homme pour son aspect, il s’abaissa en se faisant

obéissant et obéissant jusqu’à la mort sur la croix. C’est pourquoi Dieu l’a élevé au plus haut

et l’a gratifié du nom qui est au-dessus de tout nom528. » Le terme kénose (du grec εκένωσεν)

est traduit aliénation (Entäusserung) par Luther529, vocable récupéré par Hegel pour désigner

l’aliénation de l’Esprit, et repris par Marx. Telle est donc la généalogie du mot aliénation,

généalogie qui en reconstitue l’itinéraire théologique530. G. Cottier souligne que ce qui

pourrait sembler comme un simple héritage langagier chez Hegel constitue en réalité une

véritable imprégnation intellectuelle. Car l’Esprit hégélien, tout comme le Christ, se vide

dans la Nature, sa manifestation de soi étant à la mesure de son aliénation. À partir de la

526 G. Cottier, L’athéisme du jeune Marx, Paris, Vrin, 1969, p. 97. Henry commente ainsi dans

l’Appendice de L’essence de la manifestation : « L’aliénation ne signifie donc pas pour l’essence la

perte de soi-même, elle est l’autodéploiement au sein duquel l’essence constitue son être propre, se

pose soi-même telle qu’elle est et ainsi se retrouve dans son égalité avec soi-même ». EM, p. 901. 527 G. Cottier, L’athéisme du jeune Marx, op.cit., p. 93. 528 Épître de Saint Paul aux Philippiens, 2.7 ; souligné par nous. Henry renvoie au concept théologique

de kénose dans C’est moi la vérité afin de souligner l’idée que le Christ ne peut apparaitre comme

divin dans la lumière du monde puisque privé de toute souveraineté mondaine. 529 G. Cottier, L’athéisme du jeune Marx, op.cit., p. 28. Il désigne plutôt l’extériorisation que

l’étrangeté, mieux rendue par Entfremdung. 530 Notons que la plupart des marxistes s’arrêtent à l’origine hégélienne du terme aliénation, sans

s’interroger sur l’origine du vocable Allemand Entäusserung que l’on trouve chez Hegel.

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conception de la réalisation de la divinité par son aliénation, Hegel reproduit

philosophiquement la théologie luthérienne de l’ironie de Dieu qui fait connaitre son amour

à travers son courroux, sa divinité dans son incarnation humaine, sa gloire dans sa crucifixion.

Henry ne manque pas de soutenir que cette généalogie vaut non seulement pour la

philosophie de Hegel mais également pour l’ensemble de l’idéalisme allemand. Par exemple,

la kénose intervient sous la figure de l’ironie chez Schelling : « Cette manière d’aller au

définitif et au véritable en suscitant d’abord l’apparence contraire, qui est cependant l’être

lui-même dans la première forme de son développement, ce déguisement de ses intentions

profondes et tenues ainsi secrètes jusqu’au dénouement final, c’est là ce que Schelling appelle

l’ironie de Dieu531. » C’est pourquoi dans la vision totalisante de Schelling, « tout le possible

doit arriver532. » Dieu ne choisit pas le meilleur des possibles à la manière de Leibniz (ou de

sa parodie, Pangloss, dans le Candide de Voltaire) mais exige la réalisation de tous les

possibles afin que l’être s’accomplisse pleinement. Le mal et la tragédie ont leur temps. Mais

aussi la farce. Car dans ce théâtre où les figures historiques se succèdent, certains acteurs ne

veulent pas quitter la scène : c’est alors la farce de l’histoire, semblable à l’ironie bien que

sensiblement moins subtile que celle-ci : « Hegel fait quelque part cette remarque que tous

les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a

oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce533 » affirme

Marx. Le lieu de l’accomplissement de l’Être est l’Histoire qui conduit à leur maturité tous

les germes534. Que la graine soit bonne ou mauvaise, l’affaire n’est pas là. L’Histoire doit

épuiser tous les possibles, elle doit intégrer, dirions-nous, l’ombre jungienne, le mal, dans le

procès de son individuation, puisque l’histoire est bel et bien conçue comme un individu dans

ce schéma kénotique.

Dans ce processus ironique, l’individualité n’est en quelque sorte que la contingence,

ce qui est posé pour être nié et surmonté. L’individualité étant provisoire, elle est donc

531 Marx I, p.165. 532 Marx I, p. 169. C’est bien la dunamis aristotélicienne qui est récupérée par l’idéalisme allemand

et le jeune Marx. Le mal, en tant que possible, doit s’actualiser, ce qui explique la conception

chrétienne du péché comme condition de la rédemption. 533 K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Éditions sociales, Paris, 1969, p. 13. 534 Marx I, p. 170.

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susceptible d’être sacrifiée en vue de l’universel. Cette nécessité d’un sacrifice expiatoire535

s’avèrera essentielle dans le marxisme dans la mesure où la souffrance ouvrière par la classe

bourgeoise se présentera comme une étape nécessaire à la réalisation de la société juste,

comme la négativité nécessaire à l’apocalypse révélatrice de la vérité de l’histoire. Il faut

investir la souffrance dans un présent foncièrement injuste pour récolter ultérieurement une

justice méritée, fruit de toutes les afflictions surmontées. Notons que le jeune Marx prend tôt

conscience, par le truchement de Feuerbach, des racines théologiques de la philosophie

hégélienne. C’est ainsi qu’il reconnait à Feuerbach le mérite d’avoir mis en évidence le fait

que la philosophie spéculative n’est rien d’autre que de la théologie sécularisée : « La grande

action de Feuerbach est d’avoir : 1. démontré que la philosophie n’est rien d’autre que la

religion transposée dans la pensée ; qu’elle est donc également condamnable en tant que

forme et mode d’existence de l’aliénation humaine536. »

Introduisant la troisième origine de la dialectique, après avoir identifié ses origines

alchimiques et théosophiques, Henry renvoie la dialectique hégélienne à un luthérianisme

spéculatif : « C’est toute la problématique de Luther, à vrai dire, qui peut passer à bien des

égards pour une préfiguration et une préformation parfois explicite de la pensée

dialectique537. » En effet, Henry reconduit l’aliénation hégélienne aux fluctuations de la vie

intérieure du croyant :

La loi des contraires, le paradoxe et son dépassement, concernent et qualifient

d’abord la vie du croyant, son expérience sur le chemin du salut. Ce qui

caractérise ce chemin, c’est qu’il ne peut en aucune façon être considéré comme

un progrès, comme le perfectionnement continu de la vie morale par l’effet de

l’effort personnel et du vouloir. Bien au contraire, c’est seulement avec la

contrition du cœur, en sombrant dans le désespoir absolu et en s’abandonnant à

la révolte contre Dieu, dans et par cette mort spirituelle, que peuvent naitre la foi

et le salut538.

535 « Le sacrifice n’est autre, au sens étymologique du mot, que la production des choses sacrées ».

G. Bataille, la part maudite, Paris, les Éditions de Minuit, 1967, p. 28. Cf. aussi René Girard selon

lequel le sacrifice du bouc émissaire est la réalisation du sacré. 536 Marx, Manuscrits de 1844, op.cit., p. 160. 537 Marx I, p. 145. 538 Marx I, p. 146.

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Comme le passage du plomb à l’or se fait d’un coup, la foi nait dans le cœur du croyant

à partir du désespoir même. Il ne s’agit pas d’un mouvement graduel mais d’une véritable

révolution intérieure, d’un bouleversement total539. Au même titre que l’alchimie, qui atteste

de la réconciliation des contraires sur le plan ontique, la métamorphose du plomb à l’or se

fait d’un coup, de même, la foi nait dans le cœur du croyant sans préavis. Il ne s’agit

nullement d’un mouvement graduel mais d’une véritable révolution intérieure, d’un

bouleversement total. C’est cette compréhension du désespoir comme condition de la foi qui

conduirait Hegel à concevoir la contradiction comme condition de l’avènement de l’être. Si

la description luthérienne de la vie intérieure du croyant, cette subjectivité exaltée dans la foi,

nourrit la dialectique de Hegel, on peut se demander pourquoi Henry accuse cette dernière

de faire fi de la subjectivité. À cette étape de notre enquête, la raison derrière cette accusation

est claire : la subjectivité chez Hegel n’est que le lieu de manifestation de l’opposition de

l’Idée à soi. Pour Henry, il ne suffit pas de descendre jusqu’à la subjectivité individuelle, il

faut encore restituer à l’individu ce qui lui appartient : un pouvoir d’auto-affection

inassimilable à une hétéro-affection qui serait occasionnée par une contradiction idéelle.

C’est pourquoi Henry tient à reconduire le jeu de la contradiction à la vie (quatrième et

dernière origine de la dialectique, mais nous aurons à revenir sur la troisième, à savoir

l’origine théologique). Désespoir et foi puisent leur origine dans le flux de la vie, dans cette

dialectique immanente, foncièrement subjective, des tonalités de la souffrance et de la joie,

dont la dialectique hégélienne est la transposition catégoriale dans le concept : « L’essence

originelle de la dialectique réside dans la vie pour autant qu’elle enferme en elle la possibilité

apriorique et pure de ses tonalités fondamentales et conjointement celle de leur commune

transformation540. » Henry admet donc le passage d’un contraire à un autre, mais ce passage

539 L’on est tenté de traduire le phénomène de la foi dans la psychanalyse jungienne : c’est seulement

après avoir confronté les affres de l’ombre, la « contrition du cœur », que l’individu parvient à intégrer

la partie sombre de son psychisme. 540 Marx I, p. 142. C’est ce qui est désigné comme l’historial de l’absolu dans L’essence de la

manifestation. « La joie est possible à partir de la peine parce que ce à partir de quoi la peine est

possible peut devenir joie, parce que l’absolu qui s’historialise dans la peine et devient en elle ce

qu’elle est, peut s’historialiser dans la joie. L’histoire de nos tonalités est l’historial de l’absolu.

L’absolu est lui-même le passage, lui-même l’histoire, ce qui, pouvant se tonaliser comme peine et

comme joie, constituant leur commune possibilité, constitue comme tel aussi la possibilité de leur

commune transformation, de leur naissance l’une à partir de l’autre et de leur incessant devenir ».

EM, p. 837.

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se fait au sein même de la vie et non pas dans l’extériorité de la pensée. « S’il peut encore

être question de dialectique, c’est seulement d’une dialectique de la vie, c’est de son

mouvement, celui de la souffrance qui, de par sa nature et en vertu de ce qu’elle est, ‘essaie

de se supprimer soi-même’541. » La dialectique est inhérente à l’expérience de chaque

individu du fait qu’il éprouve la vie, dans l’immanence de son ipséité monadique, comme

souffrance et joie. La vie henryenne est loin d’être « mono-tone » ; en tant qu’affectivité, elle

est non seulement mais l’étoffe effective que tisse le passage de l’un à l’autre : « Ainsi

Kierkegaard pouvait-il concevoir l’extrême de la souffrance, le désespoir, comme conduisant

le moi à l’épreuve la plus radicale de lui-même et de la vie en lui, à plonger à travers sa propre

transparence dans la puissance qui l’a posé542. » Pensée ainsi, la dialectique réelle n’est plus

un phantasme puisqu’elle est éprouvée par tout un chacun dans une auto-affection immédiate.

Hegel aurait transposé sur le plan d’une dialectique idéale le vécu concret de tout un chacun,

c’est-à-dire le passage continuel de la souffrance à la joie et de la joie à la souffrance. C’est

seulement sur les ruines de cette métaphysique de l’universel que peut s’élever la saisie de la

réalité immanente de la subjectivité individuelle.

Ici se fait jour l’origine véritable de l’aliénation chez Marx qui est une contradiction

vécue par l’individu, conçue comme une modalité concrète de la vie subjective :

Que toutes les contradictions qui sont susceptibles d’apparaître dans la société et

que Marx va étudier systématiquement trouvent leur condition et leur seul

fondement dans la possibilité pour les vécus affectifs élémentaires de la vie de

ne plus cohérer à l’intérieur d’un seul flux, de ne plus se produire chez un même

individu, dans les possibilités et les virtualités de la vie phénoménologique

individuelle, c’est ce que dit, dans la simplicité de l’évidence fondamentale, ce

texte décisif de l’Idéologie allemande : ‘la force de production, l’état social et la

conscience peuvent et doivent entrer en contradiction parce que la division du

travail entraîne la possibilité et même la réalité que l’activité spirituelle et

matérielle, la jouissance et le travail, la production et la consommation échoient

à des individus différents’543.

541 Marx I, p. 214. 542 Marx I, p. 143. 543 Marx I, p. 218.

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Nous revenons sur la troisième origine de la dialectique, l’origine proprement

théologique qui remonte au christianisme544, que Henry tient à exposer pour mener à bien la

déconstruction de l’hégéliano-marxisme. Dans cette version du christianisme, l’individu

apparait comme un pion de l’Histoire universelle, comme l’offrande déposée sur l’autel de

la Raison universelle. Cette exigence de sacrifice, différente du simple constat de la

souffrance, n’est pas sans figurer, à son tour, dans certains textes de Marx où la misère

ouvrière est conçue comme l’élément actif de la révolution : à mesure que la souffrance

s’amplifie, la salvation devient plus proche. Cette conception fait néanmoins place, chez

Marx, à une appréhension positive de l’individualité dans l’Idéologie Allemande ainsi que

dans les Grundrisse et dans le Capital.

§ 36- LA RÉVOLUTION MARXISTE, UN AVATAR DE LA DIALECTIQUE

HÉGÉLIENNE

Selon Henry, c’est à partir du même schéma kénotique et téléologique que le jeune

Marx pose la nécessité historique de la révolution et sa négativité créatrice. Ce schéma a

priori se retrouverait dans des textes théoriques antérieurs à l’Idéologie Allemande, bien que

ceux-ci soient également reconnus recéler à maints endroits une véritable compréhension du

plan de l’immanence545. Dans certains passages des textes de jeunesse de Marx, la révolution

est conçue comme ce qui exhibe la structure de l’Histoire, ce qui la phénoménalise, tout

comme chez Hegel la négativité permet à l’en-soi de se transfigurer en pour-soi. L’avènement

messianique de l’universel doit passer par la perte complète de l’homme. En tant que

L’Histoire n’arrive à ses fins qu’en se manifestant dans son contraire et en passant par

544 Que l’on peut parfois, pour notre part, directement assimiler au protestantisme. Ainsi Hegel confie

à Thulock dans une lettre datée du 3 Juillet 1826 : « Je suis luthérien et la philosophie m’a fortifié

dans mon luthéranisme ». G.W.F. Hegel, Correspondance, trad. J. Carrère, Gallimard, Paris, 1962, t.

III, p. 333. Il est intéressant de noter le parallélisme entre le congédiement de la vie ascétique extra-

mondaine dans le protestantisme et la position anhistorique de la belle âme chez Hegel. Luther avait

déjà, dans une large mesure, rétabli la dignité des affaires temporelles avant Hegel. L’activité

professionnelle devient vocation (Beruf). Chez Calvin, la réussite matérielle est signe d’élection

divine. M. Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2003. 545 La « coupure » henryenne repère, en effet, dans l’ensemble d’un même texte, des différences

philosophiques décisives.

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l’abime, elle reproduit à la fois le processus dialectique de Hegel et la théologie chrétienne

de la kénose, en se phénoménalisant en vertu de la négativité et en se « vidant » dans son

contraire pour se réaliser. C’est de l’excès de détresse que provient le salut qui a surmonté

tous les obstacles. Holiste, la révolution obéit à la logique du tout ou rien546. Pas de

purgatoire, à moins qu’il s’agisse d’une pause dans le procès historique : c’est l’enfer ou le

ciel. « Au concept de révolution est liée l’idée de totalité car, comme on le sait, il n’y a de

révolution qu’une révolution totale, et le radicalisme de la théorie allemande veut encore cet

ébranlement cosmique qui ne laisse rien debout547 » commente Henry.

L’ironie de l’histoire, thème hégélien, mais également tributaire de l’ensemble du

romantisme allemand, intervient nettement sous la plume de Marx dans ses écrits historico-

politiques. Henry cite le passage du 18-Brumaire de Louis Bonaparte (1852) où Marx définit

la révolution comme cela qui a pour tâche de se créer des obstacles afin de pouvoir ensuite

les renverser :

Elle mène son affaire avec méthode. Jusqu’au II décembre (1851), elle n’avait

accompli que la moitié de ses préparatifs et maintenant elle accomplit l’autre

moitié. Elle perfectionne d’abord le pouvoir parlementaire pour pouvoir le

renverser ensuite. Ce but une fois atteint, elle perfectionne le pouvoir exécutif, le

réduit à sa plus simple expression, l’isole, dirige contre lui tous les reproches

pour pouvoir concentrer sur lui toutes les forces de destruction et, quand elle aura

accompli la seconde moitié de son travail de préparation, l’Europe sautera de sa

place et jubilera : bien creusé, vieille taupe548.

La révolution doit fortifier et isoler ce qu’elle souhaite renverser. Parce qu’elle répond

à un plan eschatologique, l’histoire doit se heurter à un obstacle qu’elle doit abattre.

L’histoire est hétérotélique, c’est-à-dire qu’elle poursuit d’autres buts que ceux qui

apparaissent à sa surface. Cette « conception apocalyptique et messianique de l’histoire est

546 Étymologiquement, révolutio, du latin, signifie un tour complet et s’applique généralement au

retour périodique d’un astre à un même point de son orbite. L’étymologie confirme donc le caractère

totalisant de la révolution. 547 Marx I, p. 151. 548 Cité par Henry, Marx I, p. 167.

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tributaire de la métaphysique allemande549 » conclut Henry. Il faut noter que l’on retrouve la

même interprétation chez Karl Löwith dans Histoire et salut550.

Cette téléologie messianique est étroitement solidaire du travail du négatif qui est la

condition de possibilité de la manifestation. C’est en s’opposant à soi, en introduisant

l’élément de la différence, dont il a été question dans l’Appendice de L’essence de la

manifestation, que la révolution rejoint son essence, c’est-à-dire l’être scindé par la négativité

comme l’essence même de l’être. « Comme le prolétariat dont elle concentre l’histoire en un

résumé dramatique, la révolution accomplit la catastrophe rédemptrice, la négation radicale

qui donne la vie551. » L’ironie de l’histoire, force est de le noter, doit être ici saisie comme

allant de pair avec un déterminisme historique nécessitariste qui s’oriente vers un but

prédéterminé. Elle n’est pas comprise comme ce qui exposerait le caractère imaginaire d’une

téléologie, ce qui trahirait l’idéalité de cette téléologie, mais est précisément ce qui rend

possible cette dernière : ce n’est pas en dépit, mais en vertu même du fait de se poser à soi-

même des obstacles que l’histoire atteint ses buts. Les reculs ne sont précisément que des

reculs que l’histoire ne manquera pas de dépasser. Dans le schéma kénotique à priori, le

prolétariat doit, à l’instar du Christ, assumer le supplice de l’ensemble social. « On l’a dit à

juste titre : le prolétariat, c’est le Christ. C’est celui qui a pour tâche d’aller jusqu’au fond de

la souffrance et du mal, jusqu’au sacrifice de son être, donner sa sueur et son sang et

finalement sa vie même, pour parvenir, à travers cet anéantissement complet de soi, à travers

cette négation de soi, qui est une négation de la vie, à la vie véritable qui laisse là toute

finitude et toute particularité, qui est une vie totale et le salut lui-même552. » Il n’est pas assez

549 Marx I, p. 164. 550 « […] the whole process of history as outlined in the Communist Manifesto corresponds to the

general scheme of the Jewish-Christian interpretation of history as a providential advance toward a

final goal which is meaningful. Historical materialism is essentially, though secretly, a history of

fulfilment and salvation in terms of social economy ». K. Löwith, Meaning and history, Chicago, The

University of Chicago press, 1949, p. 45. 551 Marx I, p. 152. 552 Marx I, p. 143. Rubel juge artificielle cette réduction du prolétariat à une construction à priori: «

Affirmer que la ‘réalité’ de ce prolétariat [le prolétariat allemand] ‘est construite a priori

conformément aux prescriptions de la philosophie allemande’ ; passer de là, à travers un intermède

sur la ‘signification ontologique, et ‘l’essence originelle de la dialectique’ , à un divertissement

théologique où le prolétariat est identifié à - Christ (‘car, comme le Christ, le prolétariat est une

personne’ , c’est se livrer à une interprétation de ‘Marx’ , qui, d’exégèse en herméneutique et de

scolastique en métaphysique, ne peut aboutir qu’à une ‘construction a priori’ peu originale : tel nous

paraît le Marx de Michel Henry (1976). Grâce à un procédé de distillation dialectique jusqu’ici

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que le prolétaire subisse l’exploitation, il faut qu’il aille lui-même à sa propre perte, qu’il se

« vide » dans un mouvement kénotique, qu’il se devienne le complice de ceux qui l’exploitent

afin que, de cette autodestruction même, naisse enfin la lueur de la délivrance. Il faut,

ajoutons-nous pour renchérir, que la catastrophe advienne pour que le prolétaire puisse

justifier sa position de belle âme hégélienne, pour que soit confirmé le jugement négatif porté

sur la bourgeoisie. Par la vertu de sa misère, le prolétaire libère la société entière du mal qui

l’accable. Il est le salvateur qui doit porter sur lui tous les péchés de la société pour

l’affranchir de l’exploitation. Or, il faut aussi remarquer que l’individu n’est pris en compte

dans cette équation que dans son rôle de porte-parole (et porte-douleur) de sa classe. En tant

que simple représentant de sa classe, il est voué au sacrifice pour émanciper la société entière.

Traduisons : en tant que simple moment subjectif du procès objectif du devenir pour-soi de

la classe, c’est-à-dire de la manifestation même de la classe en tant que classe, le prolétaire

figure comme la négativité qui rend possible la manifestation. Il faut remarquer que cette

idée se poursuit jusque dans l’Idéologie Allemande, ce que Henry passe sous silence, étant

donné qu’il caractérise cet ouvrage comme le moment de la rupture totale avec

l’hégélianisme : « Cette ‘aliénation’, - pour que notre exposé reste intelligible aux

philosophes -, ne peut naturellement être abolie qu’à deux conditions pratiques. Pour qu’elle

devienne une puissance ‘insupportable’, c’est-à-dire une puissance contre laquelle on fait la

révolution, il est nécessaire qu’elle ait fait de la masse de l’humanité une masse totalement

‘privée de propriété’…553. »

Si les textes historico-politiques de Marx puisent bel et bien dans cet archétype

kénotique, les élucubrations qui s’y fabriquent peuvent être diagnostiqués comme

rarement tenté, l’auteur gratifie Marx d’une ‘philosophie de la réalité’ et d’une ‘philosophie de

l’économie’ ; une entreprise qui ne se conçoit que comme rupture avec la spéculation philosophique

au profit de son accomplissement existentiel. L’interprétation du catholique Th. Steinbüchel est plus

élémentaire encore ». K. Marx, Œuvres III, op.cit., p. 1584. Nous nous inscrivons en faux contre ce

jugement puisque nous considérons, au contraire, le troisième chapitre de l’ouvrage comme étant le

plus novateur. Il n’est pas clair si Rubel, en dénonçant le « divertissement théologique » henryen,

rend justice à Henry qui n’identifie pas le prolétariat au Christ mais dénonce précisément cette

identification qui, loin d’être la seule responsabilité du jeune Marx, est imputable à tout un héritage

culturel ayant partie lié au romantisme allemand. En outre, il est dommage que Rubel soit à un si haut

point critique par rapport à l’interprétation henryenne, surtout qu’elle recoupe partiellement son refus

de réduire Marx au marxisme, ce que vise principalement à faire le troisième chapitre du premier

tome. 553 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 63 ; souligné par nous.

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psychotiques: « Quel rapport l’histoire qui obéit au schéma de la kénose, qui n’est autre que

ce schéma lui-même, l’histoire de la lente édification du contraire et de son effondrement

soudain dans la catastrophe libératrice, peut-elle bien avoir avec l’histoire réelle, avec

l’histoire des individus, de leurs besoins, de leurs travaux, des instruments avec lesquels ils

produisent554 ? » s’interroge Henry. La réponse fournie par Henry est catégorique : en vain

chercherait-on à établir un rapport quelconque entre le schéma de la kénose et l’histoire

réelle, car il n’y en a aucun. La révolution marxiste, au même titre que la passion

hétérotélique de Hegel, ne puise pas sa sève et sa substance dans la réalité phénoménologique

de l’individu, mais dans l’arsenal du schéma kénotique de l’Histoire. Analogiquement à la

reconduction de la dialectique à sa source vitale, la révolution apparait comme ce qui

s’essencifie dans le feu brûlant de la vie : « La révolution est la représentation imaginaire de

ce qui se produit et ne peut se produire qu’en nous. La révolution est un phantasme de la

vie555 » dit Henry. La révolution sociale est la projection d’une révolution immanente, sise

en chacun de nous, dans la totalité affective de l’ipséité monadique, dans le passage d’une

tonalité affective à une autre, d’une totalité à une autre pour ainsi dire, pour autant que l’affect

est toujours total, qu’il inonde l’être entier : « Car c’est dans la vie et seulement en elle qu’est

possible et se produit un changement total, que les vécus qualitativement hétérogènes se

substituent proprement l’un à l’autre, que la haine par exemple disparait et fait place à une

tonalité entièrement nouvelle, à l’amour556. » Henry ramène ainsi l’idée de révolution comme

changement total au passage continuel d’une tonalité à une autre. Par ce biais, il ramène la

transcendance à l’immanence, comme il le fait constamment dans toute son œuvre. Ce qui

est projeté dans la sphère de la représentation doit pouvoir être pensé à l’aune de la vie. C’est

dans l’intériorité que s’accomplissent la dialectique, la kénose et la révolution, autant de

catégories qui se réfèrent à la même réalité, c’est-à-dire au devenir-autre des tonalités

554 Marx I, p. 175. 555 Marx I, p. 153. Il faut aussi rappeler le lien que tisse Henry, entre la révolution et le capitalisme,

faisant de ce dernier « la seule révolution qu’ait connue l’humanité au cours de sa longue histoire ».

Marx II, pp. 87-88. Le capitalisme est une révolution car il révolutionne sans cesse les moyens de

production. C’est donc à la révolution industrielle que Henry songe lorsqu’il associe capitalisme et

révolution et non à la révolution française qui demeure essentiellement une révolution politique. Il ne

faut pourtant pas croire que Henry se voue à une apologie du capitalisme car « lorsqu’on présente

aujourd’hui le capitalisme comme le seul recours devant l’effondrement du socialisme, on oublie

toutefois que, sous des dehors qui font encore illusion, il est lui-même à l’agonie ». CC, p. 23. 556 Marx I, p. 153.

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immanentes à l’affectivité transcendantale. Le leitmotiv henryen reconduit invariablement un

processus transcendant à un processus immanent, inhérent à la subjectivité individuelle557.

Les déterminations transcendantes sont en réalité des déterminations immanentes projetées

qu’il s’agit de rapatrier.

Toutefois, on ne manque pas de repérer dans les textes de la maturité des séquelles de

thèmes romantiques, précisément celle de la révolution, qui perdurent dans l’œuvre de

maturité et se situent encore sur le plan de l’extériorité, notamment dans la préface de 1859:

« À bien des égards la pensée ultérieure de Marx est restée dupe de ce concept idéologique

de la révolution, celle-ci, qu’il s’agisse de la révolution sociale, politique, communiste ou

prolétarienne, se présente encore comme un changement radical, une modification totale de

tout ce qui est. La révolution sociale, par exemple, est décrite comme le moment où la

mutation des structures économiques d’une société s’accompagne de l’effondrement de ses

‘superstructures’, lesquelles sont assimilées à un gigantesque édifice qui s’écroule lorsque

sa base ancienne est supprimée558. » En tant que la coupure henryenne est plus délicate, et

surtout plus élastique, que celle qu’Althusser situe dans les Thèses sur Feuerbach et

l’Idéologie Allemande559, elle permet à Henry de disqualifier le schéma

structure/superstructure qui figure dans la préface de 1859. La structure, présentée dans le

marxisme comme la source des représentations, est elle-même constituée de représentations

557 Il n’est pas inutile d’établir un rapprochement entre cette réduction du transcendant à l’immanent

et la perspective subjectiviste de Jung. Car cette réduction nous semble en continuité avec les

intuitions fortes de Jung. Celui-ci a nommé, à l’instar de Nicolas de Cues, cette dualité réconciliée la

coïncidentia oppositorum. L’énantiodromie, ou la coïncidence des opposés, se trouve au départ le

mieux exprimée chez Héraclite. On la trouve également, entre autres, dans le taoïsme, dans le

gnosticisme de Basilide (notamment dans la conception de l’Abraxas qui dépasse la dualité gnostique)

et surtout dans l’alchimie à laquelle Jung a consacré tant d’années. Or, le site de l’opposition est fixé

par le psychanalyste dans la subjectivité, plus précisément dans le psychisme. L’ignorance du lieu de

la contradiction donne lieu à sa projection (notamment de l’anima pour l’homme et de l’animus pour

la femme) sur les autres, par exemple l’attribution de qualités irréelles à autrui. La contradiction est

bien plus proche qu’on ne le croit : elle est inhérente à soi. La quête de Soi est une dialectique de la

persona et de l’ombre, du masque social et du refoulé psychique. 558 Marx I, p. 152, note 1 ; souligné par nous. 559 L. Althusser, Pour Marx, op.cit., p. 25.

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et nécessite donc elle-même d’être fondée. Par ailleurs, le schéma structure (ou

base)/superstructure procède d’un regard extérieur à l’immanence de la praxis560.

§ 37- PHÉNOMÉNOLOGIE ET CHRISTIANISME

Dans sa préface à la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel écrit : « Il fut un temps où

les hommes avaient un ciel doté des vastes trésors des pensées et des images. Alors la

signification de tout ce qui est se trouvait dans le fil de lumière qui l’attachait au ciel ; au lieu

de séjourner dans la présence de ce monde, le regard glissait au-delà, vers l’essence divine,

vers, si l’on peut ainsi dire, une présence au-delà du monde561. » Or, à l’aube de la modernité,

le sacré de la foi médiévale n’oriente plus le regard des hommes, lesquels cherchent

désormais leurs repères ailleurs que dans le ciel. Henry ne manque pas d’éprouver un certain

malaise devant le désenchantement du monde et la perte de repères occasionnés par le

triomphe du rationalisme scientifique, comme on peut l’apercevoir dans cette affirmation,

plutôt nostalgique, qui intervient tôt dans les Paroles du Christ : « Pendant des siècles, la

Parole de Dieu a été immédiatement vécue comme telle, comme sa Parole. Une telle situation

s’est progressivement dégradée dans les temps modernes562. » L’éclipse de cette foi

immédiate qui relie l’individu à la vie est une perte pour autant que la modernité

démocratique, laquelle combat la source chrétienne dont elle est issue, est une sécularisation

laïque des valeurs chrétiennes : « À cet égard, on peut se demander si la lutte menée par la

démocratie moderne contre le christianisme peut se poursuivre sans dommage dans la mesure

où les valeurs de la démocratie ne sont que des sous-produits des valeurs chrétiennes, les

droits de l’homme, un ersatz de la valeur infinie de la personne, c’est-à-dire de la génération

de tout Soi concevable dans l’auto-génération de la vie absolue563. »

560 Cf. Marx I, p. 414. Jacques Texier juge que la mise à l’écart henryenne du schéma

base/superstructure de 1859 est injustifiée puisque Marx reprend ce même schéma dans un passage

du Capital. J. Texier, « ‘Étude critique’. Autour du ‘Marx’ de Michel Henry », loc.cit., p. 391. 561 G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, op.cit., t. I, p. 10. 562 PC, p. 7. 563 M. Henry, « Le christianisme, une approche phénoménologique ? », in PV-IV, p. 108.

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Le malaise que Henry éprouve devant cette sécularisation n’est pourtant pas celui

auquel on s’attend, car Henry ne déplore pas le fait que l’homme n’a plus accès à la

transcendance. Au contraire, puisqu’il s’agit pour lui de reconduire toute transcendance à

l’immanence de la vie, ce n’est pas la perte de la première qui pose problème mais bien le

recouvrement de la seconde. Autrement dit, Henry ne diagnostique pas un déficit de

transcendance, mais un excès, qu’il s’agit d’éliminer en faveur de l’intelligibilité du plan de

l’immanence. Certes, la signification délimitée par le vocable « transcendance » n’est pas

exactement le même en phénoménologie qu’en théologie, mais il est malgré tout possible de

lier les deux564. C’est Maitre Eckhart qui, dans L’essence de la manifestation, représente pour

Henry la pensée qui a saisi la nécessité de dépouiller le concept de Dieu de toute

transcendance. Le détachement eckhartien permet de renouer avec l’immanence radicale, en

faisant transparaitre l’identité de l’âme et de Dieu565.

Ce christianisme immanent, Henry l’attribue également à Marx, non sans déconcerter

son lecteur, lorsqu’il écrit :

Marx est l’un des premiers penseurs chrétiens de l’Occident : Marx certes était

athée, ‘matérialiste’, etc. Mais chez un philosophe aussi il convient de distinguer

ce qu’il est et ce qu’il croit être. Ce qui compte, ce n’est d’ailleurs pas ce que

Marx pensait et que nous ignorons, c’est ce que pensent les textes qu’il a écrit.

Ce qui parait en eux, de façon aussi évidente qu’exceptionnelle dans l’histoire de

la philosophie, c’est une métaphysique de l’individu. Marx est l’un des premiers

penseurs chrétiens de l’Occident566.

L’exigence de Henry de soumettre Marx à une psychanalyse philosophique567 qui

dévoile la racine chrétienne de sa pensée de la vie doit aller de pair avec la mise en évidence

564 Par exemple chez Lévinas dans Totalité et Infini (1961). Henry, pour sa part, semble identifier,

dans un flottement sémantique, la signification phénoménologique de la transcendance et sa

signification religieuse ou cosmologique. 565 EM, p. 405. 566 Marx II, pp. 444- 445. 567 Certains ont critiqué Henry pour avoir renoué avec une lecture symptomale (il faut traduire :

althussérienne) de Marx dont lui-même avait voulu se déprendre au seuil de son ouvrage. C’est

notamment le cas de Jacques Texier qui entend rappeler à Henry que les textes de Marx coïncident

bel et bien avec ce qu’il pensait et qu’il n’est pas nécessaire de lire entre les lignes afin de saisir sa

pensée : « Car enfin, s’il faut distinguer ce que Marx était et ce qu’il croyait être, et si Michel Henry

non seulement distingue mais oppose les deux, c’est bien parce que nous n’ignorons pas ce que Marx

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de la solidarité du christianisme et d’une « métaphysique de l’individu ». C’est ce qu’atteste

également ce passage de C’est moi la vérité qui réclame que le vocable « individu » soit écrit

avec une majuscule :

Nous désignerons désormais sous le terme d’Individu, ce mot étant écrit avec une

majuscule, l’essence véritable de ce que le langage courant désigne sous ce nom.

Cette essence véritable, c’est d’être un Moi transcendantal vivant, c’est l’essence

véritable de l’homme. L’extrême originalité de la pensée chrétienne de

l’individu, c’est d’avoir lié d’entrée de jeu ce concept de l’Individu et celui de la

Vie. Ce qui fait la profondeur sans borne d’une telle pensée, c’est que la relation

ainsi établie entre Individu et Vie n’est précisément pas une relation au sens

ordinaire de cette notion, à savoir quelque liaison entre deux termes séparés et

susceptibles chacun d’exister sans l’autre568.

Il n’y a pas d’une part un individu vivant et de l’autre une vie individuée, comme si

ces deux termes pouvaient subsister l’un sans l’autre, mais une seule essence qui se prête à

diverses descriptions phénoménologiques. Le christianisme constitue donc pour Henry la

parole dont la discursivité vivante traduit phénoménologiquement la solidarité indéfectible

de la vie et de l’ipséité. Le problème est de savoir ce que « christianisme » signifie au juste

sous la plume du dernier Henry, si ce n’est nullement la doctrine chrétienne officielle qui est

désignée, d’autant plus qu’il « n’est en rien nécessaire d’être chrétien pour que les thèses de

Henry sur cet archi-soi, ce premier vivant ou encore cette ipséité essentielle de la vie

acquièrent une intelligibilité569 » comme le dit très bien Raphaël Gély. Une question doit ici

être soulevée : pourquoi Henry disqualifie-t-il le christianisme là où il apparait comme la

source de l’hégéliano- marxisme, comme nous avons pu le constater dans notre analyse de

l’ouvrage sur Marx, alors qu’il le cautionne lorsqu’il s’agit de rendre compte de sa

phénoménologie de la subjectivité ? Il faut le dire d’emblée : rejeter une certaine conception

du christianisme, à savoir un christianisme historiciste qui prétend transcender toute

contingence dans une intelligibilité eschatologique, n’annule pas la possibilité d’adhérer à un

pensait de sa propre pensée, et que nous le savons par les textes qu’il a écrits ».. Texier, J., « ‘Étude

critique’. Autour du ‘Marx’ de Michel Henry », loc.cit., p. 394. 568 CMV, p. 150 ; souligné par nous. 569 R. Gély, Rôles, action sociale et vie subjective, op.cit., p. 63.

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christianisme immanent. Henry confirme, dans une note qui clôture son odyssée

herméneutique dans le Marx :

Si l’on voulait parler d’un christianisme de Marx, il conviendrait de distinguer

rigoureusement et même opposer celui de 44 où, ainsi qu’on l’a vu, le prolétariat

apparaît comme le substitut du Christ et, d’autre part, celui qui se trouve impliqué

dans l’œuvre économique. Le premier résulte de la transposition de certains

thèmes chrétiens dans une métaphysique de l’universel où ils subissent en fin de

compte une dénaturation complète. Le second n’est justement rien d’autre qu’une

restauration, contre cette métaphysique, d’une philosophie ou du moins d’une

pensée, mais cela en un sens radical, de l’individu570.

Du coup, c’est la religion et l’athéisme, à la fois comme théories et comme pratiques,

qui, dans l’horizon de l’herméneutique henryenne, jouent un rôle complexe, notamment dans

la détermination de la signification assignée à l’individualité. Le rapport au religieux se

définit ainsi selon le rapport à l’individu. Athée est la doctrine qui nie l’individu, quand bien

même sa négation de l’individu est tributaire d’une religiosité subordonnée à une

métaphysique de l’universel. Religieuse est l’appréhension de la valeur absolue de vie et de

l’individu vivant. Cette religion de l’individu est en même temps athée dans l’exacte mesure

où elle ne croit plus aux universaux, aux idoles hypostasiées, à ces faux dieux qui peuplent

la métaphysique : l’Histoire, la Société, l’Économie571. C’est seulement dans ce sens précis

qu’il nous semble que Henry rejoint l’athéisme nominaliste de Marx. Autrement dit, il s’agit

pour lui de mettre à jour ce que l’on pourrait appeler une religion de l’individu vivant,

irréductible aux hypostases idéelles qui l’éclipsent.

570 Marx II, p. 445, note ; souligné par nous. Il faut toutefois noter que la transposition de « certains

thèmes » dans une métaphysique de l’universel ne dénature pas à un si haut point le christianisme,

comme le prétend Henry, dans la mesure où le thème principal repris par le romantisme qu’il dénonce,

c’est-à-dire le messianisme, ainsi que la nécessité d’un passage par l’abime pour sauver l’humanité

de son péché, est bel et bien le thème principal du christianisme. 571 Athéisme eckartien pour autant que « le rejet du concept de Dieu est celui d’un absolu transcendant,

extérieur à la vie, est le rejet de l’extériorité comme incapable d’enfermer en elle l’essence de celle-

ci ». EM, p. 445.

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§ 38- LA POSSIBILITÉ D’UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA RELIGION

Il importe de rappeler qu’un rapport positif entre christianisme et phénoménologie est

susceptible d’être envisagé, et ce même dans la phénoménologie husserlienne. Husserl s’est

converti au protestantisme en 1886 à l’âge de vingt-sept ans et la phénoménologie, en son

principal thème, la réduction phénoménologique, s’en trouva fortement marquée.

« L’attitude phénoménologique, et l’épochè qui en fait partie, sont appelées par essence à

produire tout d’abord un changement personnel complet qui serait à comparer en première

analyse avec une conversion religieuse, mais qui davantage encore porte en soi la

signification de la métamorphose existentielle la plus grande qui soit confiée à l’humanité

comme humanité572 » affirme Husserl. La phénoménologie est une conversion du regard, au

même titre que la métanoia chrétienne qui transforme le soi du nouveau converti.

Parallèlement, C’est moi la vérité situe la conversion de l’ego, qui ne se soucie que des choses

du monde, dans la possibilité de naitre une seconde fois, comme par exemple la possibilité

donnée au fils prodige573, afin de porter un nouveau regard sur le monde, de saisir

véritablement sa substance phénoménologique, qui est d’être généré dans l’auto-génération

de la vie absolue. C’est donc à une même conversion du regard que nous invite Henry, même

si cette conversion est plutôt christocentrique en tant qu’elle suppose l’idée chrétienne du

Verbe fait Chair, que Henry puise, comme beaucoup d’autres intuitions, de l’Évangile de

Jean574.

Au § 58 d’Ideen, Husserl met hors circuit la transcendance de Dieu tout en laissant

ouverte la possibilité d’un Dieu transcendant, mais selon une autre signification que celle de

la transcendance de la conscience. « Ce serait un ‘absolu’ en un tout autre sens que l’absolu

de la conscience ; ce serait de même d’autre part un être transcendent en un tout autre sens

572 E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris,

Gallimard, 1976, p. 156. 573 CMV, p. 207. 574 « Au début était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu [...] En lui était

la Vie ». Prologue de Jean 1-4.

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que l’être transcendant à la façon du monde575. » Pour autant que Henry est fidèle ne serait-

ce qu’à l’esprit de la phénoménologie husserlienne, c’est sur la possibilité d’une description

phénoménologique d’un Dieu qui échappe à la transcendance du monde qu’il mise. Or

Husserl parle de transcendance (même si celle-ci diffère de la transcendance du monde) là

où Henry parle d’immanence. Peut-on entendre « immanence » dans l’expression « en un

tout autre sens que l’être transcendant à la façon du monde » ? C’est bien ce que fait Jean-

Luc Marion : « Le ‘Dieu’ mis entre parenthèses ne se définit que comme le fondement

(Grund) de la facticité du monde, donc selon sa seule acceptation métaphysique d’étant

transcendant hors du monde. Cette acceptation étroite laisserait donc intacte toute définition

de Dieu qui ne s’appuierait pas sur une transcendance de ce type (métaphysique) ; or il se

trouve précisément que la théologie révélée définit Dieu aussi bien par l’immanence que par

la transcendance : ainsi selon saint Augustin, Dieu se découvre-t-il comme ‘interior intimo

meo’. Cette immanence plus radicale que la région conscience tomberait-elle encore sous le

coup de la réduction ? Il faudrait le démontrer à tout le moins576. »

C’est bien un Dieu immanent, identifié à la vie, que Henry cherche à décrire dans ses

trois derniers ouvrages en revendiquant un mode d’accès purement phénoménologique à

Dieu, c’est-à-dire un mode d’accès qui dépasse l’horizon de la pensée577. En ce sens, il faut

bien voir que la phénoménologie henryenne n’a pas grand-chose à voir avec la théologie

traditionnelle et entre plutôt en conflit ouvert avec les présupposés de cette dernière578. Nous

sommes tentés de dire, en pastichant la formule qui inaugure le Marx et en soulignant

l’héritage kierkegaardien, que la chrétienté est l’ensemble des contresens qui ont été fait sur

le christianisme.

Dans L’essence de la manifestation, Maitre Eckhart occupe d’ores et déjà une place

centrale dans la description de la phénoménalité originaire579. Pour Henry, Eckhart n’est pas

575 E. Husserl, Ideen I, op.cit., p. 192. 576 J. L. Marion, Étant donné, Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, P.U.F., coll.

« Épiméthée », 1997, p. 106, note 1. 577 « C’est ici que les intuitions phénoménologiques de la Vie et celles de la théologie chrétienne se

rejoignent : dans la reconnaissance d’une commune présupposition qui n’est plus celle de la pensée ».

I, p. 364. 578 Cf. notamment les chapitres XII et XIII de CMV. 579 Cf. EM, § 39 - 40.

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le mystique qui aspire à fusionner avec Dieu mais le philosophe qui pose l’identité entre le

soi et la Déité, qui est un autre nom de la vie immanente. En effet, Eckhart va jusqu’à vouloir

libérer l’homme de Dieu, compris comme pensée. C’est pourquoi Henry indique : « Le

contenu philosophique de l’athéisme est présent chez Eckhart, compris par lui dans sa vérité,

à partir de l’hétérogénéité structurelle des dimensions phénoménologiques fondamentales

élaborées dans la problématique du Logos et comme l’expression de cette hétérogénéité580. »

En ce sens, l’âme n’a pas besoin de s’orienter vers ce qui lui serait extérieur, il lui suffit de

découvrir ce dont elle est déjà en possession. Eckhart dit bien : « Jamais je ne pourrai voir

Dieu, si ce n’est là où Dieu se voit lui-même581. » Ou, dans une admirable formule : « L’œil

dans lequel je vois Dieu est le même dans lequel Dieu me voit. Mon œil et l’œil de Dieu sont

un seul et même œil, une seule et même vision, une seule et même connaissance, un seul et

même amour582. » Il s’agit donc pour le mystique rhénan comme pour le philosophe français

d’opérer une réduction du monde qui puisse révéler l’immanence absolue qui habite la

subjectivité individuelle. La réduction ne pointe pas vers une transcendance qui viendrait

combler un vide mais au contraire écarte l’extériorité afin de rejoindre l’immanence. C’est

ainsi qu’Eckhart décrit l’immanence absolue : « Quand un artiste fait une statue, [...] il

n’ajoute pas au bois, il lui enlève quelque chose, il fait tomber sous son ciseau tout l’extérieur

[...] et alors peut resplendir ce qui se trouvait caché au-dedans583. » La révélation est la

réminiscence affective, plutôt qu’intellectuelle comme chez Socrate, de ce qui se tient caché

au cœur de l’extériorité.

Le chemin inauguré par Eckhart aboutit dans C’est moi la vérité à la nécessité de se

libérer de l’illusion transcendantale qui consiste pour l’ego à se prendre pour la source de ses

pouvoirs, afin de saisir l’origine de ces pouvoirs dans l’auto-génération de la vie absolue.

Pour se comprendre comme Fils de Dieu, ce qui n’est rien de moins que « l’affirmation

580 EM, p. 538. Notons que dans Le tournant théologique de la phénoménologie française, Dominique

Janicaud reproche aux pensées de Marion, Lévinas et Henry de tourner le dos à l’athéisme

méthodologique qui devrait régner en phénoménologie et de rétablir une ontothéologie que Heidegger

avait achevé de disqualifier. Remplacer Dieu par la déité ne suffirait donc pas, aux yeux de Janicaud,

pour atténuer ce qui pour lui constitue une transgression transphénoménale de la méthodologie

phénoménologique qui rend la phénoménologie infalsifiable. 581 Cité dans EM, p. 542. 582 Maître Eckhart, Traités et sermons, Garnier- Flammarion, Paris, 1993, p. 410. 583 Cité dans EM, pp. 394-395.

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centrale du christianisme en ce qui concerne l’homme584 », il faut se libérer du souci du

monde. Aussi longtemps que l’homme est absorbé par le monde, il est aveugle quant à la vie.

Si Henry insiste sur le fait que sa description n’est pas d’abord éthique, c’est parce que la vie

qu’il s’agit de retrouver est déjà en nous, rien qui doive passer par la médiation d’un « tu

dois » pharisaïque pour accomplir sa mission, mais une visibilité nocturne de la vie, en

résonance avec le « deviens ce que tu es » de Nietzsche.

§ 39- L’ANTINOMIE DU MONDE ET DE LA VIE

Nous tentons de suggérer, dans ce qui suit, que les problèmes qui se posent dans la

trilogie sont en continuité avec les résultats obtenus dans L’essence de la manifestation,

surtout en ce qui a trait à la description phénoménologique du Soi, ainsi qu’en continuité avec

le Marx en ce qui concerne la question de la praxis. Mais il s’agira également pour nous

d’insister sur le fait que la reconstruction du concept de praxis de manière à ce son concept

philosophique corresponde au message de la pensée chrétienne pose problème. Ce n’est pas

tant le fait que « la phénoménologie qui veut s’en tenir à des phénomènes concrets et vécus

par nous » nous jetterait « dans la spéculation, voire la dogmatique ou la croyance585 » qui

pose problème pour nous. Ce qui nous semble plutôt poser problème est l’inscription du soi

transcendantal dans l’auto-génération de Dieu, c’est-à-dire sa subordination à un concept fort

de l’auto-affection, lequel, bien que renouant à maints égards avec l’intuition de la passivité

absolue et de la révélation que l’on retrouve préalablement dans L’essence de la

manifestation, n’en diverge pas moins sur la délicate question de l’individualité du Soi que

l’on rencontre dans le Marx.

584 CMV, p. 120. 585 Prise en compte de la critique de Janicaud par Henry lui-même. Henry, Auto-donation, Entretiens

et conférences, Paris, Beauchesne, coll. « Prétentaine », 2004, p. 35. Cf. aussi M. Henry,

« Phénoménologie de la vie », in Phénoménologie de la vie. I. De la phénoménologie, Paris, P.U.F.

(Épiméthée), 2003, p. 67 (désormais cité PV-I) : « Cette analyse de la Vie absolue ne nous éloigne-t-

elle pas de la phénoménologie qui veut s’en tenir à des phénomènes concrets et vécus par nous, ne

nous rejette-t-elle pas dans la spéculation, voire la dogmatique ou la croyance ? N’avons-nous pas

cédé au ‘tournant théologique de la phénoménologie français’ dénoncé par Dominique Janicaud ? »

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213

Dans l’introduction qui inaugure C’est moi la vérité, Henry nous invite à imaginer un

événement qui aurait eu lieu tout en passant inaperçu. Cet événement se déroberait

manifestement à l’histoire. « Or la plupart des événements, ceux en tout cas qui concernent

un individu particulier ou un groupe limité d’individus, sont de ce type : tous ils échappent à

la vérité de l’histoire586. » L’histoire en tant que récit des grands évènements historiques

glisse à côté de la pluralité des individus singuliers ; à moins de considérer, comme Hegel,

que l’histoire des grands hommes (par exemple Napoléon) est identiquement l’histoire de

tous les individus appartenant à un peuple en tant que les grands hommes représentent les

institutions qui à leur tour concentrent l’énergie de tous les individus appartenant à un peuple,

l’histoire trahit son incapacité, en réalité, à rendre compte de la vie phénoménologique des

individus singuliers. Marx avait soulevé ce problème en déplorant la mise à l’écart par Hegel

de la société civile au profit des grands évènements historiques : « Il est donc déjà évident

que cette société civile est le véritable foyer, la véritable scène de toute histoire et l’on voit à

quel point la conception passée de l’histoire était un non-sens qui négligeait les rapports réels

et se limitait aux grands événements historiques et politiques retentissants587 » écrit Marx. Se

restreindre aux grands événements historiques qui « retentissent », c’est faire abstraction de

la quotidienneté historique des individus, qui, serait-elle triviale ou aliénée, ne constitue rien

de moins que l’étoffe même du réel. Tout le rapport affectif de l’individu au monde se trouve

éclipsé par la généralité du caractère noématique de l’Histoire. C’est précisément cette

histoire des individus que Henry retrouve dans le livre I du Capital où Marx puise dans les

Cahiers bleus, ces enquêtes ordonnées par le Parlement anglais588. Là, les individus ont des

noms ; ils ne parlent pas au nom de l’intérêt du groupe, ne se réduisent plus, dans leur

souffrance, à des échantillons anonymes de leur classe en vue d’une éventuelle enquête

statistique, mais expriment leur être individuel. Henry commente : « C’est précisément quand

il est question de la phénoménologie de la vie du travailleur que le livre I laisse paraitre la

dissymétrie qui s’institue entre la classe ouvrière, pour autant qu’elle désigne les individus

au travail et, d’autre part, la bourgeoisie identifiée au capital. Celle-ci apparait toujours dans

une généralité et un anonymat monstrueux […]589. » Alors que le propriétaire des moyens de

586 CMV, p. 10. 587 K. Marx et F. Engels, Idéologie Allemande, op.cit., p. 65. 588 K. Marx, Le Capital, op.cit., Livre I, X, III. 589 Marx II, pp. 439-440.

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production s’identifie au mouvement du capital et se présente comme le dépositaire des

intérêts de sa classe, c’est la praxis incarnée du travailleur qui permet de caractériser celui-

ci.

C’est moi la vérité (1996) a pour ambition de saisir la révélation du christianisme à

partir du christianisme lui-même, c’est-à-dire à partir de l’expérience subjective de l’auto-

révélation du christianisme, sans recours à l’examen historien du corpus de textes. La validité

des textes bibliques que la démarche historienne est soucieuse d’établir ou de démentir est

un corrélat intentionnel qui se meut dans l’horizon du monde compris comme milieu de

visibilité ekstatique. La recherche qui a pour point de départ la temporalité ekstatique du

monde, que Henry distingue soigneusement de la temporalité immanente de la vie, est vouée

à demeurer incapable de saisir la vérité du christianisme, qui est une vérité qui porte sur la

vie invisible :

L’indigence de l’histoire n’est pas moindre. Elle éclate au grand jour dès que,

cessant de définir cette discipline à partir d’un concept restrictif, comme le font

les spécialistes, on s’interroge sur sa condition de possibilité, sur l’horizon de

visibilité où deviennent visibles tous les événements et notamment les

événements humains, les faits historiques dont l’histoire fera son thème de

recherche. Cet horizon n’est autre que celui du monde. C’est aussi bien, nous le

verrons, celui du Temps. Cet horizon de visibilité du monde en tant qu’horizon

du Temps, c’est la vérité de l’histoire, une vérité telle que tout ce qui apparaît en

elle ne cesse aussi bien de disparaître590.

La condition de possibilité de l’histoire est le temps mondain, qui, hétérogène à la

durée, constitutivement volatile, expulse de son royaume la réalité qui s’y meut aussitôt

qu’elle s’y exhibe. En revanche, la vérité du christianisme doit être saisie, non à partir du

monde et du temps mondain qui s’y déploie, mais à partir de la vie. Cette vérité se donne à

partir d’elle-même de telle sorte que seul celui qui écoute la Parole de la Vie peut en saisir la

portée. Henry affirme en effet : « Seul celui à qui cette révélation est faite peut entrer en elle,

dans sa vérité absolue. Seul celui qui est entré dans cette vérité absolue peut, éclairé par elle,

entendre ce qui est dit dans l’Évangile-précisément rien d’autre que cette vérité absolue qui,

590 CMV, p. 18.

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se révélant à elle-même, se révèle à lui591. » Il faut pourtant se demander, un peu comme

Ménon : si la révélation est d’ores et déjà accomplie, comment peut-on la méconnaitre ?

D’autre part, si l’individu à qui il n’est pas donné d’entendre la vérité de la vie ne soupçonne

même pas son existence, comment peut-il seulement chercher à l’atteindre ? Notons que cette

question ne peut trouver de réponse qu’à la toute fin de l’enquête menée par C’est moi la

vérité.

Pour entrer dans la vérité de la vie, soutient Henry, il est nécessaire d’opérer la

réduction du monde, de cet apparaitre qui n’apparait que dans l’au-dehors de la lumière

extatique du monde. Du même geste, il s’agit de mettre hors-jeu le milieu d’extériorité

corrélatif à cette lumière, à savoir le temps mondain. C’est ainsi que Henry relie l’au-dehors

du monde au Temps : « Temps et monde sont identiques, désigne cet unique processus en

lequel l’au-dehors s’auto-extériorise constamment592. » Le prototype de la pensée du temps,

c’est la pensée de Heidegger, laquelle, suivant en cela la conception kantienne du sens interne

selon laquelle celui-ci modifie la perception de l’objet par la succession temporelle, conçoit

la temporalisation de la temporalité comme objectivation593, c’est-à-dire comme un flux qui

se déploie selon les trois extases temporelles du futur, du présent et du passé. En réalité,

soutient Henry, la vie est atemporelle puisqu’elle est toujours contemporaine à l’élément de

l’ipséité ; la vie ne se particularise pas, comme chez Hegel, dans un moment du déploiement

historique où le temps du monde dévore tout dans son passage. À la différence de

l’inexorabilité de l’écoulement du temps mondain, la temporalité vivante est réversible dans

la joie et la souffrance594. En outre, la vérité de la vie, à la différence de la vérité du monde

qui égalise tout dans l’élément parménidien de la visibilité, n’est pas indifférente à ce qu’elle

rend vrai. « C’est précisément lorsque la vérité est comprise comme celle du monde que cette

indifférence est portée à l’évidence : dans le monde se montre tout et n’importe quoi – visages

591 CMV, p. 17. 592 CMV, p. 27. 593 Cf. EM, p. 229. « C’est parce que le temps est compris par Heidegger, à la suite de Kant, comme

auto-objectivation qu’il est présenté comme la possibilité la plus intrinsèque de l’acte d’objectivation

». 594 « La temporalité de la vie absolue est réversible pour autant que cette temporalité se temporalise

comme souffrir et comme jouir et que, entre ces tonalités phénoménologiques fondamentales, le

passage se fait dans les deux sens, de telle façon qu’en ce passage, chacune de ces deux tonalités

demeure en l’autre comme sa condition phénoménologique et ainsi comme sa substance même ». M.

Henry, « Phénoménologie de la naissance », in PV-I, p. 141.

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d’enfants, nuages, cercles, de telle façon que ce qui se montre ne s’explique jamais par le

mode de dévoilement propre au monde595. » L’apparaitre du monde est indifférent à ce qu’il

dévoile ; il pose une interchangeabilité syncrétique entre le monde des choses et celui des

hommes, interchangeabilité qui n’est pas sans rappeler le processus de réification induit par

l’hégémonie de la valeur d’échange au sein du système capitaliste selon Marx. Ce qui

caractérise l’apparaitre de la vie, à contrario, c’est la singularité de ce qui apparait où ce qui

apparait se singularise sur le mode ontologique, au lieu de se particulariser sur le mode

ontique. Comment ne pas voir dans la singularité de ce qui apparait dans la vie l’antithèse

parfaite de l’indifférence de la valeur d’échange à la valeur d’usage, indifférence portée à

son comble dans la temporalité imposée par le capitalisme ? Selon Henry, le christianisme

pose que Dieu n’est autre que le nom de la vie. « Ainsi sommes-nous en présence de la

première équation fondamentale du christianisme : Dieu est Vie, il est l’essence de la Vie,

ou, si l’on préfère, l’essence de la Vie est Dieu596. » Il faut voir que l’accent est déplacé au

niveau du concept de Vie plutôt que sur celui de Dieu et que Henry n’admet la vérité du

christianisme que pour autant que la parole qui est censée véhiculer cette vérité puise son

dire de la vie même. Il faut que le christianisme soit une philosophie de la vie, ce sans quoi

Henry ne peut prétendre à la vérité phénoménologique du christianisme.

§ 40- GÉNÉRATION ET IPSÉITÉ

Dans la vie, il n’y a pas de création qui serait rendue possible grâce à une distance

ontologique, une création qui serait extérieure à la fois à ce qui crée et à ce qui est créé et qui

créerait l’homme comme une chose du monde597. Henry discréditerait-il l’idée de création

telle qu’elle se présente dans la Genèse en tant qu’elle a partie liée avec le pouvoir performatif

du langage d’instituer un monde ? N’est-il pas vrai que Dieu crée au prisme de la Parole, au

moyen d’une distance ontologique qui sépare le Créateur de la créature ? Quoi qu’il en soit,

Henry préfère parler de génération dans la vie, du procès de l’engendrement de l’individu

595 CMV, p. 26. 596 CMV, p. 40. 597 CMV, pp. 120-121.

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dans l’auto-engendrement de la vie, ou si l’on veut, du procès de l’engendrement de la praxis

individuelle dans la Praxis de la Vie absolue. Il n’y a de filiation que dans la vie, qu’au sein

du procès d’auto-génération par lequel la Vie génère en elle le Soi du Premier Vivant en

lequel elle s’éprouve elle-même, et engendre ce qu’il convient de désigner comme les fils de

la vie. Henry dénaturalise ainsi le phénomène de la naissance. Dans le monde, il n’a y a ni

naissance ni mort. Seule dans la vie, plus précisément dans le Soi de la Vie sont engendrés

les soi vivants que nous sommes. C’est ici qu’entre en scène une distinction fondamentale

entre la vie de l’individu et celle de Dieu. C’est dans l’incessante auto-affection de la vie

absolue que Henry situe l’auto-affection de l’individu, dans l’auto- mouvement pathétique

de la vie où ne s’interpose pourtant aucune distance entre la vie et elle-même. « C’est la Vie

qui génère tout vivant concevable. Mais cette génération du vivant, la Vie ne peut l’accomplir

que pour autant qu’elle est capable de s’engendrer elle-même. La Vie qui est capable de

s’engendrer elle-même, celle que le christianisme appelle Dieu, nous l’appelons la Vie

absolue598. » Entre la vie qui est capable de s’engendrer elle-même et celle qui n’en est pas

capable, il y a tout l’abime qui sépare l’individu vivant du Dieu, non pas transcendant, mais

hyperpuissant. Car c’est de cette intarissable hyperpuissance de la Vie absolue que l’individu

reçoit ses pouvoirs ; c’est d’elle qu’il reçoit la vie. Le soi individuel n’est donc pas à l’origine

de lui-même et de sa naissance transcendantale.

S’il faut parler de vie absolue pour faire ressortir la dépendance de l’individu à l’égard

de la vie, encore faut-il, dans la logique henryenne, que la vie soit ipséisée pour qu’elle ne

soit pas autre chose que la vie des vivants. Sinon, nous aurions affaire à une vie qui transcende

les individus vivants, ce qui nous conduirait à hypostasier la vie et à sortir du régime de

l’immanence. La solution esquissée par Henry est la suivante : concevoir une ipséité de la

vie qui serait un intermédiaire immanent entre la vie absolue et l’individu vivant. « L’Ipséité

n’est pas une simple condition du procès de l’auto-génération de la vie : elle lui est intérieure

comme la façon même dont ce procès s’accomplit. Ainsi s’édifie, conjointement avec la

venue en soi de la vie dans le s’éprouver soi-même de la jouissance de soi, l’Ipséité originelle

et essentielle de laquelle le s’éprouver soi-même tient sa possibilité, l’Ipséité en quoi et

comme quoi tout s’éprouver soi-même s’accomplit599. » Contemporaine à la venue de la vie

598 CMV, p. 68. 599 CMV, p. 75.

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en soi est l’édification de cette Ipséité sans laquelle la vie ne serait pas en mesure de

s’éprouver soi-même. Il faut donc une première ipséité qui permettrait à la vie absolue

comme aux vivants de s’auto-éprouver, une première ipséité qui est la condition et non la

conséquence de l’auto-affection de la vie. Cette première ipséité n’est autre que le Premier

Vivant ou l’Archi-Soi. « Ce Soi singulier dans lequel la vie s’étreint elle-même, ce Soi qui

est le seul mode possible selon lequel cette étreinte s’accomplit, est le Premier Vivant600. »

Que le Christ soit le premier vivant transparait dans une déclaration comme celle-ci : « Avant

qu’Abraham fût, moi je suis !601 » L’auto-affection de la vie absolue ne peut se produire sans

une ipséité qui puisse la rendre effective, elle-même condition de de l’ipséisation de l’ipséité

individuelle. « Cette identité de l’éprouvant et de l’éprouvé est l’essence originelle de

l’ipséité. Ceci non plus, dès lors, ne peut nous échapper : dans le procès d’auto- génération

de la vie comme procès par lequel la vie vient en soi, s’écrase contre soi, s’éprouve soi-même

et jouit de soi, une ipséité essentielle est impliquée comme la condition sans laquelle et hors

de laquelle aucun procès de cette sorte ne se produirait jamais602. » Aucun fils ne serait

engendré si la vie ne parvenait tout d’abord en elle-même dans le Fils, que Henry identifie à

Jésus-Christ. Cette relation entre le Père et le Fils est ce que Henry nomme l’intériorité

phénoménologique réciproque603, relation exprimée dans l’Évangile de Jean comme suit : «

Ne sais-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi604 ? »

L’homme n’est donc pas seulement fils de Dieu mais aussi fils dans le fils. Parce qu’il

est le Premier Soi vivant, Henry appelle le Christ l’Archi-Fils, c’est-à-dire celui dont l’Ipséité

ipséise tous les fils de la vie. Le Christ est le Premier vivant, le premier Soi vivant qui donne

à tous les vivants d’être les individus qu’ils sont605. Le Christ henryen est un principe

d’ipséisation par excellence. Il est l’Individu. Il se confond à telle enseigne avec

l’individualité qu’il est légitime de se demander si Henry a élu le christianisme en tant qu’il

600 CMV, p. 76. 601 Jean 8, 58. 602 CMV, p. 75. 603 CMV, p. 88. 604 Jean 14, 7-10. 605 CMV, chap. VII, p. 144 et suivantes.

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est une religion imprégnée par un individualisme philosophique et ainsi compatible avec la

pensée henryenne, ou s’il s’attarde sur le concept d’individu en tant qu’il constitue le trait

marquant des enseignements d’une religion où il estime avoir trouvé la vérité. Pour nous, il

n’y a nul doute que les deux explications sont aussi vraies l’une que l’autre et s’appuient

mutuellement dans l’exacte mesure où l’individualité est un concept central chez Henry

comme nous espérons l’avoir montré. Mais aussi parce que le christianisme, sans aucun

doute, est une religion qui valorise l’individualité.

L’épreuve de soi de la vie est donc rendue possible par l’Archi-Soi de la vie, c’est-à-

dire le Premier Soi, engendré dans la vie, dans l’immanence absolue. L’Archi-Soi est l’auto-

affection de la vie dans une ipséité : « il est dans l’auto-engendrement de la vie ce par quoi

et ce comme quoi cet auto-engendrement absolu devient effectif606. » L’ipséité procure à la

vie son effectivité. L’originarité de l’ipséité, et partant, de l’individualité, est ce qu’ajoute la

mise en lumière de l’Archi-Soi à cette vie, laquelle ne peut être sans un support qui l’actualise

et l’accomplit dans son effectivité. Du coup, c’est l’origine de notre individualité qui se

trouve sans cesse renvoyée à l’auto-génération de la vie pour autant que toute ipséité

individuelle s’édifie dans l’Ipséité du Premier Vivant :

Ce qui individualise quelque chose comme l’Individu que nous sommes chacun,

dans sa différence d’avec tout autre - chaque moi et chaque ego transcendantal à

jamais distinct et irremplaçable -, ne se trouve nulle part dans le monde.

L’individualité de l’Individu n’a rien à voir avec celle d’un étant, laquelle,

d’ailleurs n’existe pas, ne résultant jamais d’autre chose que de la projection

anthropomorphique de ce qui trouve sa condition dans l’espace unique de

l’individualité. C’est bien pourquoi en fin de compte, le principe qui individualise

est aussi unique que ce qu’il conduit chaque fois dans la condition qui est la

sienne. Il n’y a pas d’individualité de l’étant, mais seulement une désignation

extérieure spatio-temporelle rendant possible une éventuelle détermination

paramétrique ultérieure. Il n’y a d’individualité que de l’Individu. L’individualité

de l’Individu n’existe jamais que comme son ipséité. D’Ipséité, il n’y en a que

dans la vie. L’Ipséité ne se trouve pas dans la vie comme l’herbe dans le champ

ou le caillou sur le chemin. L’Ipséité appartient à l’essence de la Vie et à sa

phénoménalité propre. Elle prend naissance dans le procès de phénoménalisation

de la vie, le procès de son auto-effectuation pathétique, et comme le mode selon

lequel celle-ci s’accomplit607.

606 CMV, p. 102. 607 CMV, p.156.

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L’intuition sensible et les catégories de l’entendement ne constituent pas le principe

d’individuation comme l’a cru Schopenhauer, l’horizon spatio-temporel qu’ils déploient ne

peut aucunement rendre compte de l’individualité. Au contraire, c’est l’individualité,

enracinée dans la génération de l’ipséité par l’auto-ipséisation de la vie, qui est seule capable

de projeter sur l’étant quelque chose comme une singularité. Seul l’in-dividu peut diviser le

monde, c’est-à-dire rencontrer des entités singulières dont la singularité procède d’une

projection anthropomorphique de la singularité absolue qui caractérise toute ipséité vivante

en tant que telle.

§ 41- L’ILLUSION TRANSCENDANTALE

Le huitième chapitre de C’est moi la vérité introduit le concept d’illusion

transcendantale, c’est-à-dire l’illusion vaniteuse de l’ego qui consiste à croire qu’il est à la

source de ses pouvoirs. Cette illusion est « transcendantale » parce qu’elle fait partie

intégrante de l’individuation de la vie et n’est pas d’abord une faute ou un péché, puisque

cette illusion est entretenue par la vie même pour possibiliser l’action. D’autre part,

l’appropriation de ses pouvoirs par l’ego n’est nullement un mérite comme chez Stirner,

puisque l’individu n’y est pour rien. « Éprouvant chacun de ses pouvoirs, tandis qu’il

l’exerce, et d’abord le pouvoir qu’il a de les exercer, l’ego se prend dès lors pour leur source,

pour leur origine608. » L’ego fait étalage de ses pouvoirs comme s’il en était le démiurge.

Parce que la vie est secrète et n’apparait pas d’entrée de jeu comme l’origine du « je peux »

de l’ego, celui-ci croit d’autant plus que la réalité se situe dans les biens extérieurs du monde,

oubliant le pouvoir transcendantal de la vie qui est pourtant la condition de possibilité de leur

apparaitre. L’illusion transcendantale donne lieu à un égoïsme transcendantal caractérisé par

le souci, c’est-à-dire l’attachement démesuré à un au-dehors qui apparait comme le

prolongement du souci de soi. L’ego ne se soucie que de soi en se souciant du monde. Mais

paradoxalement, l’ego s’oublie à mesure qu’il se soucie de soi, oublie son individualité, pour

608 CMV, p. 176.

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autant qu’il oublie la source de ses pouvoirs, la vie609. Car c’est bien la vie qui donne ses

pouvoirs à l’individu : « Qu’as-tu que tu ne l’aies reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi en tires-

tu gloire comme si tu ne l’avais pas reçu610 ? » demande Paul. Le souci est donc oubli de

l’origine des pouvoirs de l’individu dans son affairement dans le monde, oubli inhérent à la

mémoire sociale. L’ego nie ainsi la vie car il la méconnait, ne cherchant son bien que dans le

tourbillon du monde, c’est-à-dire là où la vie n’est pas. Or l’oubli de la condition de fils de

la vie est consubstantiel à la condition même de fils pour autant que la vie qui donne ses

pouvoirs à l’ego reste dissimulée et n’apparait nullement dans le monde. L’oubli de la vie est

donc en un certain sens consubstantiel à la vie même et rend la vie possible. Tout comme la

négation de la vie par les faibles est saisie par Henry (interprétant Nietzsche) comme une

propriété même de la vie, l’oubli de la condition de Fils est saisi comme étant inhérent à la

naissance de l’ego. L’oubli n’est pourtant pas le même. La différence majeure entre l’oubli

nietzschéen et l’oubli de la condition de Fils est d’ordre axiologique pour autant que ce non-

voir qui apparaissait sous une lumière positive dans la Généalogie de la psychanalyse se

trouve être qualifié comme un oubli qui dissimule à l’ego la vie qui l’a engendré dans C’est

moi la vérité.

Dans ce dernier ouvrage, l’oubli semble donc exiger un « retour du refoulé » à même

de remédier à cette amnésie. Mais comment la réminiscence peut-elle resurgir et agir comme

contrepoison sur la vie si celle-ci est pure de toute représentation ? Qui dit mémoire dit

représentation ; il serait pourtant insolite, dans le cadre de la philosophie henryenne, de

reconnaitre à la représentation un pouvoir salvifique. Il faut donc que l’antidote de l’oubli

soit inscrit dans la vie, antidote masqué par l’illusion transcendantale qui refoule l’auto-

savoir de la vie. L’affectivité est cet antidote immanent. Si ce qui est remémoré est affectif,

alors la vie ne se rappelle pas d’une représentation, mais dans ce rappel, fait l’épreuve de soi

en tant qu’affectivité611. Si la vie est susceptible d’être refoulée par l’illusion transcendantale,

609 C’est pourquoi la religion ne signifie rien d’autre que « l’homme n’est pas le fondement de lui-

même ». M. Henry, « Difficile démocratie », in PV-III, p. 168. 610 Corinthiens, I, 4, 7. 611 Cf. J. Hatem, Le sauveur et les viscères de l’être. Sur le gnosticisme de Michel Henry, Paris,

L’Harmattan, 2004, p. 72. L’auteur fait ressortir les affinités entre le Chant de la perle, texte

gnostique, et C’est moi la vérité, notamment en ce qui concerne la notion d’oubli. Dans le texte

gnostique, le prince, envoyé en Égypte, oublie sa mission, c’est-à-dire, en termes henryens, la vie.

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tout comme l’être est masqué par l’étant chez Heidegger, la révélation de la vie est toujours

possible pour autant que l’individu accomplisse une « seconde naissance » qui consiste à

retrouver la condition de fils de la vie. La réminiscence occasionnée par la seconde naissance

est donc un oubli du souci, retour à la source de la vie qui a été oubliée par une mémoire

soucieuse.

Si toute représentation procède en permanence de la vie même, la représentation peut

néanmoins être produite selon deux modalités différentes de la vie. La représentation peut

surgir à partir d’un dégoût de la vie, à partir d’un « à quoi bon ? » oublieux de la source de

ses pouvoirs (l’homme du ressentiment et du nihilisme de Nietzsche). L’oubli ne nie la vie

que s’il porte exclusivement son regard sur le monde, faisant fi de la praxis individuelle, que

ce soit le monde de la représentation ou le monde des biens terrestres, comme c’est le cas

dans C’est moi la vérité où la représentation est oubli de la vie. L’oubli peut d’autre part,

procéder d’une surabondance de la vie qui, en oubliant le monde extérieur, s’enivre de sa

puissance dans l’art et la culture. Il devient alors une force positive, comme chez Nietzsche,

et dans l’élaboration phénoménologique henryenne, comme une condition même du

déploiement de l’Immémorial de la vie invisible. La vie est oublieuse, amnésie

transcendantale lui permettant d’être un présent vivant qui expulse hors de soi toute rétention

ou protention, toute mnémotechnique représentationnelle pour se remémorer son origine.

Elle est fuite de son origine et oubli de l’avenir.

L’éthique chrétienne, passée au crible de la phénoménologie henryenne, se présente

ainsi comme la praxis de la vie invisible. « L’éthique chrétienne a donc pour but de permettre

à l’homme de surmonter l’oubli de sa condition de Fils afin de retrouver, à travers celle-ci,

la Vie absolue en laquelle il est né612. » Naitre une seconde fois, c’est faire l’expérience d’une

métanoia, c’est rentrer en possession de la relation authentique à la vie qui consiste à assumer

sa condition de Fils de la vie. La praxis est le rappel de cette condition de Fils puisque

l’éthique chrétienne se présente « d’entrée de jeu comme un déplacement de l’ordre de la

Comment le prince recouvre-t-il la mémoire ? Il se rappelle de sa mission parce qu’elle est inscrite

dans son cœur, c’est-à-dire dans l’affectivité. 612 CMV, p. 216.

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parole, c’est-à-dire aussi bien de la pensée et de la connaissance, à celui de l’agir613. » Mais

comment expliquer dès lors certains passages du Nouveau testament qui relativisent, voire

rendent caduc le rôle des œuvres dans le chemin vers le salut ? Henry cite ce passage de

Paul : « si c’est par grâce, ce n’est plus à raison des œuvres : autrement la grâce ne serait plus

grâce614. » Henry entend venir à bout de ce problème ainsi : ce ne sont pas les œuvres qui

sont récusées, ce n’est pas la praxis qui est soupçonnée d’être incapable de mener vers le

salut ; ce qui est récusé, c’est l’illusion de l’ego qui consiste à se croire à l’origine des

pouvoirs qui sont déployés dans toute praxis.

Henry conjugue cette praxis à un message d’amour, qui n’est pas sans rappeler la

société idéale de Marx, l’utopie où l’individu active toutes ses potentialités subjectives :

La Loi Nouvelle, le Commandement d’amour tel que le conçoit Jean, en posant

au principe de l’agir, en lieu et place du précepte édifiant mais inopérant, un

pouvoir ineffectif, non le simple pouvoir de l’ego mais l’hyper-pouvoir de la Vie

absolue avec le poids formidable de ses déterminations pathétiques- souffrance,

joie, amour-, a balayé d’un coup l’éthique traditionnelle, son légalisme formel,

son moralisme impuissant, tous les effets enfin de cette impuissance : ses

arguties, sa casuistique, son hypocrisie615.

L’amour chrétien va au-delà du rigorisme moral, attestant de l’harmonie entre l’auto-

affection individuelle et le mouvement de l’auto-affection divine. L’impuissance caractérise

seulement la représentation légaliste, la prescription qui demeure à l’état de vœu, non pas la

loi nouvelle qui est commandement d’amour. L’impotence des principes abstraits face aux

forces bouillonnantes de la subjectivité ne signifie-t-elle pas l’impossibilité pour la Loi

d’étouffer le mouvement désirant de la vie pour atteindre un pseudo-nirvana616 ?

613 CMV, p. 209. 614 Romains, 11, 6. Cité par Henry, CMV, p. 241. Cela rappelle, évidemment, la grâce augustinienne. 615 CMV, p. 270. 616 Cf. le roman de Michel Henry, Le jeune officier, Paris, Gallimard, 1954. Selon Jad Hatem, la

dératisation du navire, mission confiée au personnage du jeune officier, symbolise l’impossible projet

de domestication de la vie. Le personnage du commandant représente la pensée totalitaire qui vise à

extirper la Vie (rats) du Corps (navire). Le projet est nécessairement voué à l’échec : la réapparition

des rats persécutés se fait à chaque fois de plus belle, puisque la Vie résiste à toute forme

d’objectivation, de domestication. J. Hatem, Le sauveur et les viscères de l’être, op.cit., chapitre VI.

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§ 42- L’ACOSMISME HENRYEN

Il n’est pas sans intérêt de nous tourner vers la conception henryenne du monde pour

mieux saisir, pour une dernière fois, son opposition foncière à celle de Hegel. Par « monde»,

Henry désigne l’ensemble des phénomènes extérieurs à l’auto-affection de l’individu. Le

monde désigne tout d’abord, comme nous l’avons vu, le monde de la représentation. Que la

représentation soit un obstacle à la manifestation de l’affectivité, qu’elle voile notre pouvoir

transcendantal originaire, c’est ce que l’œuvre de Henry n’a cessé de répéter au fil des

commentaires philosophiques élaborés sur l’ensemble des philosophes de la tradition

occidentale. La représentation est le « voile de Maïa », pour reprendre à notre compte une

expression de Schopenhauer (elle-même issue de la tradition hindoue), l’écran qui refoule le

pouvoir transcendantal de l’affectivité. Si l’individu s’auto-affecte dans une proximité

absolue, sans aucun écart, sans aucune distance entre soi et soi, il faut alors saisir la

disqualification henryenne du désir de reconnaissance hégélien, et, partant, d’une conception

de l’histoire définie par la lutte des classes, comme le rejet intransigeant de la représentation

en tant que sphère fondatrice et autonome. Il s’agit, en somme, de nier toute réalité au

processus d’objectivation hégélien.

Mais, d’autre part, la portée de l’anti-hégélianisme henryen nous semble déborder la

simple critique de l’aporie de la représentation. Henry est philosophe avant d’être

phénoménologue, avant de se consacrer exclusivement à l’élucidation de l’apparaitre. Dès

son mémoire de maitrise sur Spinoza, il avait soupçonné l’importance critique du rapport

entre le bonheur et la permanence, atteinte dans la science intuitive du troisième. Le premier

genre de connaissance équivaudrait, selon Jean-Michel Longneaux, à un empêtrement dans

les simulacres du monde. « C’est en raison de cette illusion que l’homme croit devoir trouver

dans les biens de ce monde son bonheur : M. Henry dénoncera la séduction des médias, de

la mode, de la science, du plaisir sexuel ou d’une culture d’objets, autant de biens temporels

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qui pourtant conduisent inéluctablement la conscience naturelle à l’ennui et au désespoir617 »

affirme justement Jean-Michel Longneaux dans son étude du spinozisme henryen qui suit la

publication du mémoire du jeune Henry. La poursuite contemporaine du divertissement

entend libérer le soi de lui-même, projet menant nécessairement au désespoir s’il est vrai que

le soi est originairement rivé à lui-même sans possibilité de se défaire de soi. À l’abri de cette

extériorité bigarrée et vertigineuse subsiste le permanent que Paul Audi définit ainsi : «

Permanent, pour Henry, est ce qui se tient (ou se maintient) au milieu de ce qui s’écoule sans

cesse. Le permanent est ce qui subsiste, ce qui demeure618. » Ce n’est autre que la vie qui est

la permanence qui échappe à toute fluctuation héraclitéenne. Comme nous l’avait appris

Spinoza au faîte de sa sagesse, l’amour des choses périssables ne peut mener qu’au malheur.

Spinoza ouvre son Traité de la réforme de l’entendement par ces propos :

Quand l’expérience m’eut appris que tous les événements ordinaires de la vie

sont vains et futiles, voyant que tout ce qui était pour moi cause ou objet de

crainte ne contenait rien de bon ni de mauvais en soi, mais dans la seule mesure

ou l’âme en était émue, je me décidai en fin de compte à rechercher s’il n’existait

pas un bien véritable et qui pût se communiquer, quelque chose enfin dont la

découverte et l’acquisition me procureraient pour l’éternité la jouissance d’une

joie suprême et incessante619.

Les choses ne sont pas bonnes ou mauvaises en soi mais seulement dans la mesure où

elles sont prises dans le filet de la subjectivité individuelle vivante. C’est à un Bien intérieur

à celle-ci que Spinoza décide de consacrer sa recherche. On le voit, ces mots de Spinoza

s’accordent avec l’esprit de la conception de la philosophie comme mode de vie, conception

que Pierre Hadot a identifiée comme caractéristique spécifique de la philosophie antique. Il

ne s’agit pas ici de la mise entre parenthèses du monde de la représentation mais du monde

de l’instabilité, du devenir. Il s’agit de la recherche de la permanence à partir du flux

héraclitéen. Dans un entretien accordé à Roland Vaschalde qui lui demande de parler de lui-

même, Henry commence par répondre : « Permettez-moi une remarque philosophique au

617 M. Henry, Le Bonheur de Spinoza, suivi d’une Étude sur le spinozisme de Michel Henry par Jean-

Michel Longneaux, Paris, P.U.F, 2004, p.p. 185-186. 618 P. Audi, Michel Henry une trajectoire philosophique, op.cit., p. 111. 619 B. Spinoza, Traité de la réforme de l’Entendement, Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque de la

Pléiade, 1962, p. 102.

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seuil de cet entretien. Je voudrais dire combien je me sens démuni devant l’idée même d’une

biographie. Pour celui qui pense que le Soi véritable, celui de chacun est un Soi non mondain,

étranger à toute détermination objective ou empirique620, la tentative de venir à lui à partir de

repères de ce genre paraît problématique621. » C’est l’épochè de tout ce qui est historique qui

est nécessaire à l’émergence de l’historialité individuelle. Nous risquons cette question : la

suspension de tout devenir requiert-elle l’épochè de la phénoménologie même ?

Nous citons longuement cette confidence du philosophe qui nous semble établir un

acosmisme radical622:

L’expérience de la Résistance et du maquis a eu en effet une profonde influence

sur ma conception de la vie [...] Pendant toute cette période, il a fallu dissimuler

ce que l’on pensait et, plus encore, ce que l’on faisait. Grâce à cette hypocrisie

permanente, l’essence de la vraie vie se révélait à moi, à savoir qu’elle est

invisible. [...] Une manifestation plus profonde et plus ancienne que celle du

monde déterminait notre condition d’homme. Définir celui-ci comme ‘animal

politique’ n’était plus possible. C’est dire que ma compréhension de la sphère

‘politico-idéologique’ fut tributaire elle aussi de ces événements. En un sens

ceux-ci plaçaient l’histoire au premier plan dans la mesure où notre existence,

notre faim et notre peur, notre vie et notre mort en dépendaient à chaque instant.

Du même coup cependant, le mythe de la société – de la Cité grecque où chacun

trouve l’accomplissement de son être – en recevait une atteinte irréparable. Cet

espace lumineux où nous sommes tous ensemble, qui doit constituer notre

620 Mot que Henry a la plus grande réticence à employer, même si Marx l’emploie parfois

franchement, même après 1845. Ce boycottage doit être mis en relation avec la réduction

phénoménologique qui suspend toute factualité. Henry soutient que Marx présente l’activité

individuelle sous l’optique de l’extériorité mondaine lorsqu’il la qualifie d’empirique ou de sensible,

suivant en cela Feuerbach. En d’autres termes, cette activité « apparait » ainsi au regard extérieur.

Marx I, p. 348. Cf. aussi Marx II, p. 167 où Henry parle du « vocabulaire imagé et erratique » de

Marx quand ce dernier présente la force de travail comme « dépense productive du cerveau, des

muscles, des nerfs, de la main (…) ». K. Marx, Le Capital, op.cit., p. 572. En ce qui concerne les

difficultés suscitées par le naturalisme de Marx, cf. G. Jean et J. Leclercq, « Sur la situation

phénoménologique du Marx de Michel Henry. Étude de ‘notes’ inédites », loc.cit., pp. 11- 12. Henry

écrit dans ses notes personnelles : « Marx ignore un corps subjectif » (cité par les auteurs). Pour sa

part, Laoureux s’autorise à qualifier la phénoménologie henryenne d’« empirisme transcendantal »

en tant que phénoménologie de l’expérience. S. Laoureux, L’immanence à la limite, op.cit., pp. 91-

99. 621 E, p. 11. Remarque qui semble rejoindre le rejet sartrien de l’intériorité : « Les doutes, les remords,

les prétendues ‘crises de conscience’, bref, toute la matière des journaux intimes deviennent de

simples représentations ». J.P. Sartre, La Transcendance de l’Ego, Paris, Vrin, 1992, p. 75. En

apparence seulement, car là où Henry perçoit une extériorité, Sartre diagnostique un excès

d’intériorité. 622 Rappelons que le qualificatif « acosmique » est adopté par Hegel dans ses Leçons sur l’histoire de

la philosophie pour caractériser la philosophie de Spinoza.

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véritable demeure et que nous n’avons plus à fuir dans un Ciel imaginaire, c’était

celui de la violence des armes, de la délation, du marché noir, de la torture, d’une

mort atroce pour beaucoup, de la peur pour tous [...] Dès ce moment, j’avais

compris que le salut de l’individu ne peut lui venir du monde623.

Cette confidence du philosophe de Montpellier synthétise beaucoup de choses:

l’irréductibilité de la vie à la visibilité ou simplement l’invisibilité de la vie, c’est-à-dire son

immanence radicale, l’antécédence de la vie sur le monde, l’association du monde et de la

politique, les racines grecques de la vision politique du monde, cette même vision comme

projet de vie séculaire en commun dissocié de tout « Ciel », un monde politique qui se solde

en fin de compte par la guerre et la torture624, un monde duquel l’individu est liquidé, un

monde, aimerions-nous renchérir, qui laisse seulement place à des communautarismes, à des

« nous » qui nient la singularité de l’individu. Si nous suivons les associations d’idées, nous

avons d’une part la vie invisible (et indivisible) ainsi que les individus vivants qui ne trouvent

pas leur « salut » dans le monde, de l’autre, ce même monde, conçu comme monde historico-

politique sur le modèle de la Cité Grecque, débouchant sur la guerre. Seule la vie est

salvifique. Le monde historico-politique ne peut accorder, et cela du fait même de ce qu’il

est, le salut à l’individu. L’harmonie entre l’individu et l’État dans la polis platonicienne,

cette « belle totalité où les individus puisent leur réalité comme dans une substance qui les

623 M. Henry, Entretiens, Paris, Sulliver, 2007, pp.13-14. C’est nous qui soulignons. Michel Henry

romancier confirme : « le destin de l’individu n’est pas celui du monde ». L’Amour les yeux fermés,

Paris, Gallimard, 1976, p. 288. Dans cet esprit, Dufour-Kowalska écrit : « Le mal est toujours hors

de nous, dans l’être-hors-de-soi, dans cette ‘inversion de la téléologie vitale’ qui livre la vie absolue

à l’extériorité et l’assujettit à toutes les formes illusoires et vaines d’au-delà. En ce sens il est

essentiellement, comme le pensait Pascal, un divertissement, une manière de fuir ou d’oublier le

‘présent vivant’ que nous sommes et qui plonge dans l’éternité de son principe. Divertissement

tragique, puisqu’il n’est rien d’autre que l’arrachement de la vie à ‘son milieu ontologique d’existence

et signifie proprement pour elle la mort’ ». G. Dufour-Kowalska, Michel Henry un philosophe de la

vie et de la praxis, op.cit., p. 250. 624 À comparer avec le refus d’Arendt d’identifier le politique à un tissu de mensonges. Arendt entend

au contraire le politique comme le seul lieu d’accomplissement de l’action, à la différence du travail

matériel (domaine de la poïesis chez Aristote) qui s’investit dans la chose. Cf. à ce sujet le livre de S.

Cantin, Le philosophe et le déni du politique, Sainte-Foy, Presses de l’université Laval, 1992. Serge

Cantin considère que Henry ne fait que prolonger le déni du politique qui caractérise la tradition

philosophique depuis Platon, lequel évacue la doxa du sens commun, et qui culmine chez Marx dans

sa vision d’une société apolitique exprimée dans Misère de la philosophie.

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domine et les dépasse625 » est démasquée comme une illusion aussitôt confrontée à

l’aliénation réelle produite par la division du travail.

L’expérience républicaine n’échappe pas à la subsomption de l’individu sous

l’universel, ce qui rend problématique le champ même du politique aux yeux de Henry :

« C’est bien parce qu’elles ont subi l’objectivation globale dont nous parlons que les activités

des individus vivants se présentent comme des comportements objectifs qui, considérés sous

un certain aspect, en tant qu’affaire de la commune, de la région, de la nation, relèvent du

politique626. » Le monde, la politique, le monde compris comme le monde de l’action

politique, liquident l’individu. Comme l’a déjà souligné St-Augustin dans sa distinction entre

la cité terrestre et la cité de Dieu, ce n’est pas telle ou telle politique qui fait fi de l’individu,

mais toute politique et cela parce qu’elle se meut dans le champ de l’irréalité et « il convient

tout d’abord de comprendre qu’il n’y a pas plus de politique dans la nature où vivent les

hommes que de réalité économique à proprement parler627. » « Quand je marche ou quand je

cours, quand je porte un fardeau ou mange un aliment, la réalité de mon acte ne contient pas

encore en elle, dans sa subjectivité muette, la ‘généralité de l’État’ - pas davantage l’’intérêt

privé’, l’égoïsme’628 » affirme également Henry. Certes, Frédéric Seyler a raison de dire :

« On aurait tort, nous semble-t-il, de considérer la Phénoménologie de la vie comme

l’expression d’un apolitisme blasé et caricatural, replié sur la sphère privée des intérêts

particuliers. D’une part, parce que penser la genèse transcendantale du politique constitue

une réflexion méta-politique et, à ce titre, une philosophie politique qui vise les fondements

de ce champ.629 » Mais la question se pose quand même : la conceptualisation henryenne

625 Marx I, p. 276. On est donc en présence ici de la critique de la vision romantique de la polis grecque

comme lieu de réalisation de la Sittlichkeit. Notons que pour Hegel, Socrate représente la naissance

d’un individualisme qui élève la Moralität au rang de principe de l’éthique moderne. Socrate est donc

perçu comme l’ancêtre de Kant et de l’individualisme moderne. 626 M. Henry, « La vie et la république », in PV-III, p. 153. 627 CC, p. 177. 628 Marx I, p. 77-78. C’est quasiment le même exemple que Henry fournit au moment où il s’agit pour

lui de montrer que l’économie est l’abstraction de la vie : « Lorsque je suis actif, je cours, je marche,

je respire, j’accomplis des mouvements de préhension et il n’y a rien d’économique là-dedans. Pas

plus que la subjectivité corporelle en général, l’une quelconque de ses manifestations ne saurait être

économique ». Marx II, p. 213. 629 F. Seyler, « Michel Henry et la critique du politique », in Studia phaenomenologica, IX (2009),

pp. 351- 379, p. 368. À ce sujet, cf. S. Cantin, Le philosophe et le déni du politique, op.cit., Presses

de l’Université Laval, 1992.

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d’une ipséité détachée du monde, et, du même coup, d’un individu hors-monde déborde-t-

elle le principe transcendantal qui établit l’irréductibilité de la vie à la représentation ?

Pour Henry, ce n’est que sur le fond d’une politisation excessive de la réalité qu’une

pensée de la praxis individuelle parait s’éloigner « gnostiquement » du monde. Écoutons

Henry : « La belle âme qui se détourne du monde, c’est à dire qui n’agit pas, n’est pas l’objet

d’un jugement éthique qui retourne contre elle l’appréciation négative qu’elle croyait pouvoir

porter sur les choses, c’est de l’être lui-même qu’elle se retire en refusant sa loi, c’est en vertu

d’un inéluctable destin, par la volonté même de l’être qui est volonté et action, qu’elle se

dissout dans le vide630. » Le repli sur soi ne peut être perçu comme une fuite vaine que sur le

fond de la qualification du champ politique et social comme réalisation de l’Esprit objectif631.

Il est possible de déceler chez Henry un rejet du monde compris comme monde

historico-politique en fonction de sa critique de l’aporie de la représentation. L’individu et

ses relations intersubjectives ne se trouvent ainsi plus définis par la lutte pour la

reconnaissance. « C’est ainsi que la condition humaine se trouve bouleversée au moment où

elle ne reçoit plus son être de la lumière du monde en laquelle les hommes et les femmes se

regardent, luttant pour leur prestige, mais de sa relation intérieure à Dieu et de la révélation

en laquelle consiste cette relation nouvelle et fondamentale632. » Du coup, c’est le prestige

qui tombe sous le coup de la réduction, en tant que phénomène étroitement lié à la lumière

de la conscience, et ne constitue plus dès lors l’essence des relations intersubjectives.

L’amour-propre, pour puiser une catégorie de chez Rousseau, cette socialisation qui baigne

dans le milieu de l’universel, cette hétéropathie qui sollicite narcissiquement le regard

d’autrui, se trouve réduit à un amour de soi immanent. Cette acosmicité s’oppose

diamétralement à une conception de l’être conformément à laquelle celui-ci ne trouve son

effectivité que dans l’histoire, sa vérité étant tout entière dans le procès d’objectivation

historique. Chez Hegel, l’individu n’est qu’en vertu du monde historique ; il n’est rien en

dehors de son époque :

630 Marx I, p. 329. 631 Esprit objectif, puisque, chez Hegel, la réalisation de l’Esprit absolu est réservée aux sphères de la

religion, de la philosophie et de l’art. 632 PC, p. 23.

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En ce qui concerne l’individu, chacun est le fils de son temps ; de même aussi la

philosophie, elle résume son temps dans la pensée. Il est aussi fou de s’imaginer

qu’une philosophie quelconque dépassera le monde contemporain que de croire

qu’un individu sautera au-dessus de son temps, franchira le Rhodus. Si une

théorie, en fait, dépasse ces limites, si elle construit un monde tel qu’il doit être,

ce monde existe bien, mais seulement dans son opinion, laquelle est un élément

inconsistant qui peut prendre n’importe quelle empreinte633.

Henry aurait-il tenté de « franchir le Rhodus » en concevant une subjectivité

immanente, acosmique et anhistorique ?634 La critique d’une modernité désenchantée qui

s’en ensuit dans la Barbarie serait-elle une fuite du monde et de l’histoire635? L’individu

acosmique qui ressort de la pensée henryenne est-il résolument, quand bien même historial,

anhistorique et réfractaire à toute tentative de le situer dans le monde, l’histoire et le temps ?

L’affirmation henryenne suivant laquelle le salut de l’individu ne peut lui venir du monde ne

fait-elle pas écho à celle de Jésus : « Mon royaume n’est pas de ce monde636 » ? Mais est-ce

l’identification du monde à un espace de lumière sur le fond duquel se constituent des ob-

jets, c’est-à-dire la définition phénoménologique du monde637, qui est identiquement écartée

par la parole évangélique comme par la phénoménologie matérielle ou s’agit-il de deux

significations différentes du terme « monde » ? Il ne nous semble pas que ce soit seulement

le monde de la représentation qui est remis en cause par le recoupement des deux paroles

mais plutôt le monde compris comme le monde historico-politique, un monde gouverné par

633 G.W.F Hegel, Principes de la philosophie du droit, op.cit., p. 43. 634 « Là où il n’y a pas de transcendance, il n’y a ni horizon ni monde ». EM, p. 349. « L’absolu ne se

produit pas dans l’histoire ». EM, p. 203. Si la vie est la répétition du même, la « réitération indéfinie

du désir, du besoin et du travail » qui « comme condition toujours nouvelle et toujours présente, fait

qu’il y a une histoire ». Marx I, p. 198. C’est l’événement en tant que ce qui échappe à toute réitération

qui semble exclu de la problématique henryenne. 635 C’est ainsi que s’esquisse l’ouvrage mentionné : « Nous entrons dans la barbarie », laissant ainsi

entendre que ce qui se produit est sans précédent. Mais il s’agit, plutôt que d’une vision idéalisée du

passé, d’une recherche généalogique sur le présent qui attribue, à la suite de Husserl dans la Krisis,

la mathématisation de la nature à l’œuvre de Galilée. Rappelons que cette mathématisation est aussi,

selon Husserl, une algébrisation de la géométrie qui accompagne la naissance de la physique moderne.

Henry rappelle le mot de Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ». Cité par

Henry, I, p. 147. Il l’interprète comme indiquant un silence où aucun son n’est possible puisque

l’univers galiléen se trouve dépouillé de toute sensibilité. 636 Jean, 18, 36. 637 « Le monde n’est pas l’ensemble des choses, des étants, mais l’horizon de lumière où les choses

se montrent en qualité de phénomènes ». CMV, pp. 23-24.

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un paraître qui recouvre l’invisibilité de la vie immanente, précisément le même monde que

Hegel avait décrit comme l’objet du renoncement du christianisme et qui tombe maintenant

sous la coupe de l’épochè henryenne. On pourrait nous faire observer que l’évacuation du

monde historico-politique n’est rien d’autre que l’évacuation d’un ensemble de

représentations, et que dans ce sens, Henry ne ferait que prolonger son idée majeure, c’est-à-

dire la non-identité de la vie et de la représentation. Certes, il y a de cela, et c’est précisément

parce que l’acosmisme prend appui sur l’idée majeure de Henry qu’on est en droit de le

thématiser. Mais il nous semble que la réduction du monde historico-politique déborde la

réduction phénoménologique. En un sens, elle est une précompréhension implicite dans le

propos de Henry, tant dans l’interprétation de Hegel que dans celle de Marx. Henry déploie

un effort considérable dans le Marx pour dépolitiser la pensée de Marx, ce qui exige de ne

plus traiter cette pensée comme une nouvelle philosophie de l’histoire et non seulement

comme une philosophie qui pose l’hétérogénéité de la vie et de la représentation, bien qu’elle

soit évidemment cela. C’est la conception de l’individu qui s’en trouve affectée, puisqu’il ne

reçoit plus sa consistance ontologique de l’histoire et du monde.

Ce n’est pourtant pas vers un arrière-monde que l’individu henryen se trouve relégué

mais vers une intériorité immanente. La philosophie de l’immanence, comme à son habitude,

réduit la promesse extérieure (ou ce que dans le langage de Kierkegaard, il conviendrait de

nommer une révélation extérieure) à une intériorité subjective. L’arrière-monde henryen,

c’est la vie même ; l’enfer et le paradis ne sont autres que la joie et la souffrance, tonalités

affectives solidement ancrées dans l’immanence pathétique d’une vie subjective. C’est ce

que partage Paul Audi lorsqu’il écrit : « La bonne nouvelle ce n’est donc pas que nous serons

un jour sauvés (comme le disent et l’espèrent les tenants de la foi religieuse); c’est que

l’absolu ne se situe pas dans un quelconque ‘arrière-monde’, comme la pensée métaphysique

voudrait pourtant nous le faire accroire»638. Henry insiste sur la réalité de ce qui pourrait

sembler comme un arrière-monde : « Invisible ne désigne donc pas une dimension d’irréalité

ou d’illusion, quelque arrière-monde fantasmatique mais précisément son contraire, la

réalité639. » L’Introduction d’Incarnation a précisément tenté d’exorciser toute tentation

gnostique en reconduisant l’angélisme qui caractérise certains courants chrétiens à la

638 P. Audi, Michel Henry, une trajectoire philosophique, op.cit., p. 244. 639 M. Henry, Auto-donation, op. cit., p. 33.

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philosophie grecque. Dans un article intitulé La vérité de la gnose, Henry entend montrer que

le gnosticisme, lequel nie l’Incarnation chrétienne, est la radicalisation du mépris grec du

corps. Mépris tenace pour autant qu’il s’enracine dans la présupposition implicite selon

laquelle le corps est une chose du monde : « Ainsi gnosticisme ou docétisme tenant le monde

pour rien, peuvent bien se trouver contraints de gommer le phénomène de l’Incarnation, c’est

uniquement parce qu’une connexion originelle entre corps et monde, entre Incarnation et

venue au monde a été établie et maintenue que toute atteinte à la réalité du monde est une

atteinte portée à celle de l’Incarnation640. » La phénoménologie henryenne est un

christianisme matériel qui suspend la dématérialisation opérée par l’horizon grec.

Si le salut de l’homme n’est pas de ce monde, nous comprenons mieux à présent la

réfutation du procès de l’histoire hégélienne. Pour Hegel, esprit protestant qui rétablit toute

sa dignité aux affaires temporelles, l’immersion de l’homme dans le monde est le gage de la

réalisation de l’Esprit. Henry caractérise le monde, au contraire, comme un élément

hétérogène à la vie. Le rejet anti-téléologique de l’historicisme hégélien va ainsi de pair avec

le rejet d’un certain type de théologie qui privilégie l’extériorité au détriment de la vie. Cette

théologie reformulée dans la philosophie universaliste de Hegel est à l’œuvre dans le

marxisme, plus spécifiquement dans la conception marxiste de la lutte des classes comme

moteur de l’histoire, conception qui n’est pas sans définir toute forme de progrès et de

perfectibilité comme devant nécessairement passer par les affres de l’histoire. Pourtant, se

demande-t-on, si la vie, au sens fort, n’appartient pas à l’histoire ni au monde, si elle précède

tout vivant et jouit d’une autonomie par rapport à l’ipséité, comment la concevoir ? Si, de

surcroit, toute ipséité est identifiée au flot de la vie, peut-on encore réellement parler

d’ipséité ? N’est-il pas alors indifférent de remplacer une vie par une autre ? C’est ainsi, par

exemple, que, établissant une intersubjectivité christologique, Henry affirme que la relation

à autrui est rendue possible moyennant une osmose mystique avec le Christ : « Le corps

mystique du Christ où tous les hommes ne font plus qu’un en lui est une forme limite de

l’expérience d’autrui ; comme tel, il renvoie à celle-ci. Du point de vue phénoménologique,

le corps mystique n’est possible que si la nature de la relation que les hommes sont

susceptibles d’avoir entre eux peut atteindre ce point limite, en effet, où ils ne font plus qu’un,

640 M. Henry, « La vérité de la gnose », in PV- IV, pp. 135-136.

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de telle manière cependant que, selon les présuppositions du christianisme qui sont également

celles d’une phénoménologie de la Vie, l’individualité de chacun soit préservée, voire

exaltée, et non point abolie dans une telle expérience, si elle doit encore être celle

d’autrui641. » Sur la possibilité pour les hommes de ne faire plus qu’un Tout substantiel en

maintenant toutefois leur individualité, Henry ne fournit pas de réponse claire. Car cette

union dionysiaque ne nous parait pas laisser place à une différenciation, à cette

déterminabilité constitutive de toute véritable individualité. Il est également intéressant de

noter que la Vie de Dieu est écrite en lettre majuscule dans C’est moi la vérité642. Faut-il y

voir une nouvelle hypostase, consolidée par l’affirmation que « le Soi ne s’auto-affecte que

pour autant que s’auto-affecte en lui la Vie absolue643 » ? Ne retrouve-t-on pas ici un même

schème général que Henry lui-même critiquait à propos de la pensée de l’action chez Hegel ?

Si l’individu ne s’est pas posé lui-même, au sens fort de l’auto-affection, puisque engendré

par la vie, il reste cependant que, pour Henry, cette dernière est strictement individuée,

qu’elle ne ressemble en rien à cette vie exaltée par les systèmes fascistes qui procède à

l’abaissement de l’individu644. La vie henryenne est loin d’être une force aveugle, à l’instar

de la volonté schopenhauerienne. « Ainsi la vie est-elle tout sauf l’universel impersonnel et

aveugle de la pensée moderne- qu’il s’agisse du vouloir-vivre de Schopenhauer ou de la

pulsion freudienne645 » dit bien Henry. L’acosmicité de la vie, en tant qu’elle s’individue, est

aussi cosmique, c’est-à-dire permet le devenir- soi du soi vivant qu’est chaque individu

vivant. Les évènements factuels ne peuvent constituer une bio-graphie (l’écriture de la vie)

que dans la mesure où ils sont animés dans le feu brûlant de la vie individuée, ce qu’une vie

641 I, p. 339. 642 Henry n’est pas sans avertir le lecteur dérouté par ce nouvel emploi typographique du terme

« vie ». Dans une note de bas de page, il énonce : « Le lecteur s’étonnera peut-être de voir le mot

orthographié tantôt avec une majuscule, tantôt avec une minuscule, parfois dans la même phrase.

Disons simplement ici que, écrit avec une majuscule, le terme renvoie à la vie de Dieu ; écrit avec

une minuscule il renvoie à notre propre vie. Comme il n’y a toutefois qu’une seule vie, c’est la

référence à l’une ou l’autre condition (divine ou humaine) qui est visée à travers ces nuances de la

terminologie. CMV, p. 40, note 1. 643 CMV, p. 136. 644 CC, p. 88. 645 I, p. 30. Parce qu’elle ne se donne que dans une singularité, dans un soi individuel, la vie henryenne

est étrangère à tout anonymat. Il convient toutefois de rappeler que cette singularité n’est aucunement

réductible à une spécificité psychologique ou à un paraitre mondain chez Henry. Comme le dit bien

Raphaël Gély : « Ce n’est pas la capacité de se distinguer des autres par son originalité qui fait

l’individualité du soi vivant, mais le fait pur et simple qu’il est le soi qu’il est, qu’il est donné à lui-

même dans la vie ». R. Gély, Rôles, action sociale et vie subjective, op.cit., p. 23.

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impersonnelle est incapable d’apporter. À ce titre, c’est dans la vie que le monde revêt ses

couleurs et ses formes, d’où un acosmisme de part en part cosmique : « Cette communauté

pathétique n’exclut pas pour autant le monde, mais seulement le monde abstrait, c’est-à-dire

n’existant pas, d’où l’on a mis hors-jeu la subjectivité. Mais la communauté inclut le monde

réel- le cosmos- dont chaque élément- forme-couleur- n’est ultimement qu’en tant qu’il

s’auto-affecte c’est-à-dire précisément dans cette communauté pathétique et par elle646. »

646 PM, p. 179 ; souligné par nous.

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Conclusion

Au terme de notre parcours, il convient de récapituler les acquis de notre recherche

pour être en mesure, dans un second moment, d’évaluer les enjeux d’une reconstruction de

la philosophie de la praxis de Michel Henry.

Notre première partie a mis en évidence la critique de Husserl et de Hegel ainsi que

le rapport positif à la philosophie biranienne pour tirer au clair la radicalisation de la

phénoménologie entreprise par Henry, radicalisation visant à libérer l’apparaitre immanent

de l’ego. L’intentionnalité husserlienne, en tant qu’elle ne connait que l’extériorisation de la

conscience, ignore ce qu’est un ego. L’incapacité de la phénoménologie historique à

construire une égologie digne de ce nom n’est pas sans passer sous silence le procès singulier

de l’auto-affection. Car la science phénoménologique disqualifie les vécus singuliers en tant

qu’ils font obstacle à la pleine manifestation de l’évidence apodictique. La singularité de

l’auto-affection de l’ego est obscurcie par une individuation intentionnelle. Si Henry salue

un certain acosmisme chez Husserl qui met hors-jeu le monde de l’attitude naturelle, il exige

toutefois une radicalisation de la réduction phénoménologique qui soit à même de rendre

compte de l’immanence des déterminations de l’ego, il exige donc une phénoménologie non-

intentionnelle. N’étant pas seulement le propre de la phénoménologie husserlienne, la

méconnaissance de la dimension de l’immanence est partagée par la quasi-totalité de

l’histoire de la philosophie, laquelle saisit la manifestation comme aliénation de la

conscience. Ce monisme ontologique se trouve le mieux exemplifié dans la philosophie de

Hegel. Dans cette dernière, alors même que le concept est immanent au réel, il ne se manifeste

qu’en vertu d’une opposition à soi, œuvre de la négativité qui habite l’être647. Cette négativité

concerne l’homme dans la seule mesure où ce dernier fait partie de l’être et se trouve

indûment privilégié par les commentateurs de Hegel selon Henry. Car, en réalité, il n’y a pas

647 « L’esprit, pour se réaliser, pour être l’esprit et se manifester, se divise, s’oppose à lui-même, non

pas seulement sous la forme d’un horizon vide, mais pose en face de lui quelque chose, l’étant, la

détermination opaque dont il a besoin pour réfléchir sa lumière, de telle manière que, dans cette

réflexion, il revient à lui-même, émerge dans l’effectivité, dans l’infinité de l’être pour soi, -ce que

Hegel appelle précisément l’idée réelle, l’infinité ». Marx I, p. 36-37.

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de pensée de la subjectivité chez Hegel, mais seulement un procès de subjectivation de

l’universel, d’où la disqualification du christianisme, par le jeune Hegel, en tant que religion

de l’intériorité subjective qui méconnait l’objectivité. Toute action, y compris l’action de la

conscience humaine, est une objectivation, un devenir voué au néant, un néant qui est

identique à l’essence même de la manifestation. Prenant le contrepied d’une telle conception

de l’action, l’ouvrage sur Biran déploie la sphère du corps subjectif dans une expérience

interne transcendantale, dans un « je peux » qui supplante le « je pense » cartésien. L’action

engagée par l’effort subjectif est absolument étrangère à l’horizon de l’objectivation,

foncièrement immanente à la subjectivité : elle est la praxis marxienne avant la lettre. Ce qui

individue l’ego, ce n’est pas l’intentionnalité comme chez Husserl, ou le procès de

singularisation de l’universel comme chez Hegel, mais l’incarnation même en tant qu’elle est

une vie sensible qui fait l’épreuve singulière du monde. C’est ce caractère singulier de l’auto-

affection individuelle que Henry souligne derechef dans le concept de praxis chez Marx.

Notre deuxième partie a souligné l’importance du caractère individuel de la praxis tel

que Henry l’a entrevu chez Marx. Alors qu’en 1842, ce dernier saisit l’individu comme le

fondement ontologique de la société civile et de l’État, il subit toujours l’influence de Hegel

en cherchant à concilier la singularité de l’individu avec l’universalité du politique. Pour leur

part, les Manuscrits de 1844 posent l’identité du singulier et de l’universel à travers le

concept de genre, lequel permet à Marx d’opérer la critique de l’individualisme sans pour

autant éliminer l’individu en tant que fondement ontologique. Or Marx comprend vite que le

genre de Feuerbach est une abstraction, une totalisation imaginaire de prédicats, qui fait fi

des déterminations effectives et réelles de l’individu. Nous avons eu l’occasion de constater

que l’humanisme du jeune Marx est ambigu car, s’il relève encore de l’héritage néo-hégélien,

il ne fait pas moins preuve d’un véritable souci philosophique de l’individu, engagement qui

transparait déjà dans les Manuscrits de 1844 et ne se démentit pas jusqu’au Capital.

L’interprétation henryenne de l’humanisme du jeune Marx n’est pas sans nous renseigner sur

le problème de l’éthique dans le cadre de la phénoménologie matérielle. Si Henry n’est

aucunement un moraliste, il est pourtant sensible à une appréciation éthique de l’individu et

de son labeur, étant donné qu’il n’y a de vie que dans le déploiement de la praxis des vivants.

En repérant la description phénoménologique de cette praxis dans certains passages des écrits

du jeune Marx, il assouplit largement sa distinction entre un Marx néo-hégélien et un Marx

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« authentique » après 1845. Il n’y a pas de coupure dans l’œuvre de Marx mais une saisie

progressive de la praxis qui connait certains revers, car, tout comme il y a des intuitions qui

anticipent la praxis dans l’œuvre de jeunesse, il y a aussi bien des séquelles d’hégélianisme

dans l’œuvre de maturité. Dans l’Idéologie Allemande, la saisie de la praxis apparait dans

toute sa clarté. L’action n’y dépend plus de l’objectivation hégélienne ou de l’intuition

feuerbachienne et se révèle dans sa condition monadique. Si Marx dénonce la fausseté d’une

représentation atomistique des individus, représentation en fait favorisée par l’irruption du

capitalisme, il souligne pourtant le caractère individuel de la praxis. La division du travail,

alors même qu’elle amène d’extraordinaires progrès dans la productivité, est très précisément

dénoncée en tant qu’elle porte atteinte à l’individu en interdisant le déploiement de ses

potentialités subjectives. Car le déploiement de la praxis est lui-même besoin duquel toute

représentation surgit. L’ensemble des représentations qui émanent du besoin, l’idéologie, ou

aussi l’ensemble des catégories, est enraciné dans la vie. Selon Henry, même si la vie n’est

pas aveugle puisque trouvant sa finalité en elle-même, la vie est un non-voir inobjectivable,

une force invisible mais absolument manifeste. Dans le Capital comme dans les Grundrisse,

l’individu entre en scène comme force de travail vivante, seule créatrice de valeur, sur

laquelle se fonde toute économie possible. Le propre du capitalisme, cette forme spécifique

d’économie marchande, c’est toutefois de ne présenter cette force de travail, et, partant, le

lieu originaire de son accomplissement, que comme une médiation pour l’accroissement du

capital. Il ne faut pas s’y tromper : cette réduction de l’individu à une médiation, en tant

qu’elle nie la réalité spécifique de l’individu, est la même que celle opérée par le système

hégélien honni. À cette différence près, qui est cruciale : tandis que, dans le système hégélien,

cette réduction de l’individu demeure imaginaire et laisse échapper la réalité, elle est

maintenant réelle et affecte décisivement l’existence individuelle. Parce que la praxis

s’enracine dans la vie invisible, il est impossible de la « mesurer » ; c’est forcément son

aliénation qui se produit à l’occasion de son insertion dans l’ensemble de représentations que

constitue l’économie. Parce que le travail se plie à un temps socialement nécessaire dans

certaines conditions de travail, la temporalité du travail vivant se trouve aliénée dans sa

représentation noématique. Le capitalisme, système où les marchandises sont produites en

vue d’être échangées et non pour être consommées, opère l’aliénation de la valeur d’usage,

produite par le travail vivant, par la valeur d’échange, laquelle est une idéalité économique

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abstraite. Or, comme la valeur d’échange est produite par une activité qualitative, sa

valorisation quantitative et économique est une mise hors-jeu de la spécificité de l’activité

individuelle. Pourtant, seul le travail vivant crée de la valeur, le capital n’étant que du travail

mort ressuscité par le travail vivant.

Notre troisième partie a tout d’abord réactivé la critique henryenne de la dialectique

de Hegel en vue de saisir la conception du christianisme dont il se déprend. Dans son Marx,

Henry reconduit respectivement la dialectique de Hegel à l’alchimie, à une théosophie

d’inspiration kénotique et à un luthérianisme spéculatif. Henry ne cherche pas seulement à

faire apparaitre le caractère rhapsodique de la dialectique de Hegel, mais entend également

montrer qu’elle s’inspire d’un christianisme historiciste dont seule la mise hors-jeu ouvre le

champ à l’élaboration d’un christianisme phénoménologique. En effet, dans la mesure où

l’histoire est comprise comme l’aliénation de Dieu et, par conséquent, comme sa

manifestation à travers son aliénation, l’action humaine ne figure que comme l’instrument

du devenir historique de Dieu. Cet historicisme d’inspiration chrétienne n’a pas été sans

influencer la conception apocalyptique et messianique de la révolution chez le jeune Marx,

historicisme ultimement supplanté par une véritable compréhension de la praxis comme nous

l’avons vu. Henry oppose massivement à ce christianisme historiciste un christianisme

immanent d’inspiration johannique. En tant que le christianisme est une parole de la vie, il

est aussi une phénoménologie qui oppose la vie à la représentation. Afin de saisir la vie que

donne à penser le christianisme, il faut se rendre attentif au procès de génération qui la

constitue et distinguer entre trois vies pour ainsi dire : la vie absolue de Dieu, celle du premier

Fils et celle du vivant que nous sommes. En tant que vivants, nous devons la vie à la vie

absolue ; en tant qu’ipséités, nous devons notre ipséisation au premier vivant, à cet Archi-

soi. Toutefois, l’ego, ivre de son « je peux », absorbé par son engagement dans le monde, se

croit à la source de ses pouvoirs. Pour remédier à cet oubli, il ne s’agit pas de se livrer à la

contemplation mais au contraire d’éprouver dans la praxis même la dépendance de notre vie

individuelle à la vie. Le christianisme est une philosophie de la praxis soutient Henry, un

message d’amour supérieur au moralisme qui se meut dans l’élément de la représentation.

Nous croyons qu’il y a un véritable acosmisme chez Henry qui n’affaiblit pas nécessairement

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la portée de sa pensée. Non seulement le monde de la représentation mais aussi,

corrélativement, le monde historico-politique ne peut procurer le salut à l’individu. Seule la

vie est salvifique.

Qu’avons-nous gagné à travers l’exploration de l’œuvre henryenne, plus

particulièrement de l’ouvrage sur Marx ? Mais, tout d’abord, que pouvons-nous dire sur

l’œuvre de Henry en général avant d’être en mesure de porter un jugement sur la question de

la praxis ? Il faut avant tout souligner l’unité qui caractérise l’œuvre henryenne648, que la

sentence bergsonienne exprime parfaitement : « un philosophe digne de ce nom n’a jamais

dit qu’une seule chose : encore a- t- il plutôt cherché à la dire qu’il ne l’a dite

véritablement649. » L’œuvre de Michel Henry exprime l’alpha et l’oméga de la vie. Si la

progression conceptuelle d’un ouvrage à un autre modifie le vocabulaire technique (ex : le

mot « être » qui n’est plus de mise dans C’est moi la vérité650), la méthode (ex : le Marx est

sensiblement moins attaché à la phénoménologie), certaines interprétations (ex : la différence

entre 1965 et 1985 en ce qui concerne le jugement de Henry vis-à-vis de Descartes), voire

même certaines idées essentielles (ex : la distinction entre auto-affection au sens fort et auto-

affection au sens faible qui modifie la signification même de l’auto-affection), l’œuvre n’est

pas moins habitée par une forte unité, ce qui nous semble interdire l’expression de « tournant

théologique » pour caractériser l’œuvre henryenne, quelque peu semblable à la coupure

épistémologique imposée par Althusser à l’œuvre marxienne. Nous disons « quelque peu »

car si la coupure althussérienne gratifie le Marx de maturité d’une véritable science

économique, c’est le plutôt le jeune Henry qui se trouve mériter le nom de phénoménologue

avant de céder au « tournant ». Et cela, non parce que l’œuvre henryenne n’entretient aucun

rapport avec la théologie, mais plutôt pour la raison inverse. En effet, dans L’essence de la

648 À ce sujet, cf. l’article de Jean Leclercq « La provenance de la chair : le souci henryen de la

contingence », in Studia phaenomenologica, IX (2009), pp. 303-315, qui défend la thèse de la

complémentarité entre l’œuvre qui précède la publication de C’est moi la vérité et le dernier Henry. 649 H. Bergson, « L’intuition philosophique », in La pensée et le mouvant, Paris, P.U.F., Quadrige,

1993, pp. 122-123. 650 Dans l’œuvre tardive, et notamment dans C’est moi la vérité, Henry donne congé à la question de

l’être, et se rapproche à ce titre de « l’autrement qu’être » d’Emmanuel Lévinas et du hors - d’être de

Jean-Luc Marion. Cf. M. Henry, « Quatre principes de la phénoménologie », in PV-I, p. 100. Henry

considère désormais que la question de l’être relève de la vérité du monde, qu’il oppose à la vérité de

la vie. Cf. également CMV, p. 41, 74 et 198.

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manifestation, Henry mobilise déjà des thèmes religieux, qui, cela va sans dire, sont passés

au crible de la rigueur philosophique. Nous ne pensons pas seulement à la continuelle

référence à Maitre Eckhart, où la saisie de l’essence se trouve soustraite à la pensée et au

langage, bref au logos, mais également à ces passages que nous avons relevés dans notre

première partie, tels que celui ou Henry déclare que le christianisme, contrairement au

stoïcisme, a bien saisi la vérité de l’impossibilité d’action sur l’affect et recèle ainsi une

philosophie de la passivité. Nous pensons aussi à la critique de la critique du christianisme

qui traverse l’Appendice de L’essence de la manifestation, l’essai sur Biran, pour se

prolonger dans le treizième chapitre de C’est moi la vérité651. Ce qui se joue souvent dans

ces textes, à travers la critique de Hegel, c’est la possibilité d’une conception inédite du

christianisme, étrangère au primat de la manifestation divine à travers le déploiement de

l’histoire. Au lieu de parler de tournant théologique, il conviendrait mieux de parler de retour

théologique après le Marx à des thèmes religieux déployés avant le Marx !

L’unité se manifeste également dans le thème de l’hétérogénéité de la vie et de la

représentation, celle-ci étant décrite comme l’élément de l’irréalité où se perd la réalité

substantielle de la vie. Ainsi, l’histoire est l’aliénation de l’action individuelle, l’économie

l’aliénation de l’effort subjectif. Certes, cette hétérogénéité se modalise différemment d’un

ouvrage à un autre. Par exemple, le continu résistant semble assouplir l’opposition entre la

vie et la représentation dans l’ouvrage sur Maine de Biran. Dans le Marx, l’idéologie se

trouve dépouillée de toute signification péjorative puisque conçue comme le prolongement

catégorial de la vie. L’idéologie n’est que le besoin à la lumière du monde. En ce sens,

l’idéologie est aussi bien réelle qu’irréelle. Réelle puisqu’elle s’enracine dans l’hyper-réalité

de la vie, irréelle en tant qu’elle est la copie d’un original que rien ne peut représenter sans

651 La conceptualisation henryenne du christianisme apparait à ce titre comme le prolongement, voire

l’intensification, de la guerre avec Hegel. En effet, l’Archi-Fils n’est-il pas l’antithèse parfaite de la

conception du Dieu historique de Hegel en tant qu’il est le Premier Vivant qui précède toute histoire?

La vie henryenne est anhistorique, inobjectivable. Elle recèle tout ce qui sera projeté dans la

transcendance : révolution intérieure comme transition de la souffrance à la joie, action intérieure

comme praxis transcendantale, détermination intérieure comme eccéité de l’affect. La révolution, la

kénose, la dialectique et l’aliénation sont projetés dans l’extériorité dans l’hégélianisme. En vérité,

ils sont intérieurs. Selon Feuerbach, nous projetons en Dieu les qualités humaines. Selon Henry, nous

projetons dans l’extériorité ce qui est de l’ordre de l’immanence.

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le trahir. Malgré ces différences, l’intuition de l’hétérogénéité de la vie et de la représentation

est omniprésente dans toute l’œuvre.

Comment dès lors soutenir que le Marx, et plus spécifiquement le concept de praxis

individuelle qui s’y fait jour, constitue un trésor enfoui dans l’œuvre henryenne qui mérite

que l’on y consacre toute une thèse si l’œuvre est jugée plutôt homogène ? En dépit de cette

forte unité qui caractérise l’œuvre henryenne, nous pensons que l’importance du concept de

praxis réside dans la réforme de la phénoménologie qu’il accomplit. Comme nous l’avons

constaté, la praxis dans le Marx est toujours individuelle. Si le terme de subjectivité et

d’individu sont similaires, ils ne sont toutefois pas identiques. La subjectivité est le nom

accordé par l’ego à lui-même à partir de l’immanence ; il s’agit d’un point de vue interne. En

revanche, l’individu est le nom accordé à l’ego à partir d’un point de vue externe. Michel

Ratté a très bien vu que la monadologie établie dans le Marx suppose un point de vue externe

à l’immanence qui n’est pas établi dans l’œuvre antérieure652. Or, Ratté suppose d’emblée

que le Marx doit constituer le prolongement de l’explicitation phénoménologique de l’être

de l’ego, ce qui n’est pas du tout évident, et ce malgré l’unité de l’œuvre henryenne que nous

venons tout juste de souligner. Le Marx est avant tout une explicitation de l’œuvre de Marx

à partir des prémisses philosophiques de Henry, explicitation qui, alors même qu’elle est

l’occasion pour Henry d’affiner sa propre recherche et de tenter d’apporter des solutions à

des apories internes à la phénoménologie matérielle, n’est pas condamnée à maintenir les

mêmes positions philosophiques. Nous pensons que le Marx est un ouvrage qui prend son

point de départ dans la phénoménologie mais n’est pas un ouvrage proprement

phénoménologique. Non seulement le vocabulaire technique de la phénoménologie n’y joue

qu’un rôle mineur, mais le projet explicite de Henry est d’interpréter l’œuvre de Marx à partir

d’elle-même. Que cette interprétation soit créative n’entraine pas nécessairement la nécessité

de l’élaboration de solutions présentes à des problèmes passés.

Nous disions que le concept d’individu procède d’un point de vue externe à

l’immanence. En quoi cela est-il bénéfique pour l’œuvre henryenne ? Tout d’abord, c’est la

question d’autrui qui est finalement prise en charge par cette « extériorité », car l’individu

652 Cf. notre § 34.

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n’est pas un individu mais tous les individus, ce que Henry appelle après Marx la pluralité

des individus. Loin de constituer un problème, le fait que cette monadologie ne soit pas

compatible avec les écrits antérieurs au Marx, doit plutôt être saisi comme une réforme

interne à la phénoménologie henryenne qui lui permet de thématiser le transcendant. Entre la

violence herméneutique à l’égard de Marx et l’incompatibilité des thèses du Marx avec

l’œuvre précédente, il faut choisir. On ne peut déplorer l’inadéquation des intuitions du Marx

avec l’œuvre henryenne que si l’on ne prête pas attention à l’effort henryen qui vise à

comprendre Marx à partir de ses propres termes. Autrement dit, si la pluralité des individus

développée dans le Marx est incompatible avec l’œuvre antérieure, il faut y voir une réforme

de la phénoménologie nécessitée par le contact avec Marx.

En outre, l’individualité de la praxis, fortement soulignée dans le Marx, la prémunit

d’une fixation indue dans une nouvelle hypostase idéale. Parce qu’elle est strictement

individuelle, la praxis ne peut plus être confondue avec les productions idéologiques

puisqu’elle les fonde. Nous en venons à ce que nous avons signalé comme étant

problématique dans la trilogie henryenne. Si Henry y développe une généalogie de

l’individualité qui entend rendre compte du procès de génération de l’ipséité, il n’en est pas

moins sûr que sa conception de la génération de l’ipséité individuelle au sein de l’auto-

ipséisation de la Vie fait perdre à l’individu sa primauté ontologique, conception qui court

en outre le risque de consacrer la dissolution de l’individu dans une totalité idéale qui le

surpasse653, à laquelle l’accès se fait dans une sorte de sentiment océanique654, ce que le Marx

s’était efforcé de réfuter à travers la mise hors-jeu de l’hégélianisme et la patiente exposition

de la conceptualisation marxienne de la praxis individuelle. Qu’est-ce à dire ? Nous

653 Ainsi Rudolf Bernet reproche à Henry de concevoir une vie sans vivants en posant l’antécédance

absolue de la vie sur le vivant. R. Bernet, « Christianisme et phénoménologie », in Michel Henry :

l’épreuve de la vie, in A. David et J. Greisch (dir.), Michel Henry, L’épreuve de la vie, Actes du

Colloque de Cerisy 1996, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2000, pp. 181-202, p. 185. 654 « Dans le Commandement d’amour, le christianisme s’adresse à un Fils, à celui qui, donné à lui-

même dans l’auto-donation de la vie et ainsi dans l’amour infini que la Vie absolue se porte à elle-

même, porte en lui cet amour comme ce qui l’engendre à chaque instant. C’est seulement parce que,

joint à lui-même dans l’étreinte pathétique de la vie, édifié dans l’amour dont elle s’aime

éternellement elle-même, s’étreignant lui-même et s’aimant lui-même dans cet amour, devenu un ego

en lui et tenant de lui son pouvoir – c’est pour cette seule et unique raison que, constitué par ce

Commandement d’amour et puisant en lui sa condition de Fils, cet ego peut éventuellement lui

obéir ». CMV, p. 235.

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craignons que la Vie absolue de Dieu ne soit une nouvelle hypostase en tant qu’elle serait le

produit d’un nouveau réalisme philosophique (au sens du Moyen Âge). Voilà une notion qui

semble, une fois de plus, ramener à une unité conceptuelle universelle la pluralité des vies

individuelles que le Marx avait tant souligné. La plurivocité de l’être que Henry avait

découverte avec Marx se trouve abandonnée dans la trilogie. Avec Marx, la vie est la vie des

individus, alors que dans la trilogie, la vie est la vie de la Vie absolue et celle du Premier

Vivant, dont le vivant n’est que le débiteur. En d’autres termes, l’accent porté dans le Marx

sur les vies singulières, dont seules les actions singulières peuvent rendre effective la vie, se

trouve déplacé sur la vie absolue, dont seule l’action peut donner la vie aux vivants. Dans la

proposition « Pas de Vie sans un Vivant. Pas de Vivant sans la Vie »655, c’est désormais la

seconde affirmation qui prime.

Où se situe la réalité ? Dans l’auto- ipséisation divine ou dans l’activité individuelle

concrète ? Si l’on affirme que la réalité se situe originairement au niveau de l’auto-affection

de la Vie absolue, ne sommes-nous pas ramenés à une nouvelle totalité abstraite ? La

conception henryenne d’un soi vivant entend conjurer cette nouvelle abstraction. « La Vie

absolue n’est pas un concept, une abstraction : c’est une vie réelle qui s’éprouve réellement

soi-même. C’est pourquoi l’Ipséité en laquelle elle s’éprouve est elle aussi une Ipséité

effective et réelle : c’est un Soi réel, le Premier Soi Vivant en lequel la Vie absolue s’éprouve

effectivement et se révèle à soi656. » De même, l’interprétation henryenne de l’éthique

chrétienne comme une éthique qui s’épuise toute entière dans la praxis, semble éviter les

écueils de cette nouvelle hypostase. En ce sens, il ne s’agit pas tellement pour Henry

d’adapter sa phénoménologie au christianisme que de procéder à une reconstruction du

christianisme qui soit compatible avec la phénoménologie matérielle. Pourtant, cette praxis

individuelle ne reçoit finalement son sens que du rappel de la condition de Fils, de telle sorte

que l’effectivité de l’action humaine ne gagne sa consistance ontologique qu’au prisme de la

transparence de l’action de la vie divine dans la vie individuelle.

655 CMV, p. 80; souligné par nous. 656 PC, p. 106.

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S’il y a un problème récurrent dans les travaux des commentateurs de l’œuvre

henryenne, c’est bien celui de la continuité entre la vie et la représentation. Comment peut

s’extérioriser une intériorité absolue, comment peut-elle seulement constituer un monde si

elle est enfermée dans le pathos de sa subjectivité ? L’intérêt de la conceptualisation de la

praxis ne nous semble pas résider dans une possibilité d’ouverture au monde, même si elle a

plutôt affaire à l’activité qu’à la passivité, et qu’en ce sens, elle est plus susceptible de rendre

compte de l’horizon du monde. Son intérêt réside plutôt, nous semble-t-il, dans sa tentative

de réconciliation de l’acosmisme et du monde de la représentation, que cette représentation

soit historico-politique, économique ou sociale. Comment réconcilier un acosmisme radical

avec l’émergence incontestable de la transcendance sous toutes ses formes ? Nous croyons

que la clé de cette réconciliation se trouve dans le troisième chapitre sur Marx où Henry

reconduit la révolution prolétarienne à l’affectivité. La reconduction de la révolution à

l’essence de l’affectivité n’est pas une simple reprise des acquis de L’essence de la

manifestation, plus particulièrement des acquis de son § 70, mais, prenant appui sur la

caractérisation affective du prolétariat chez Marx et ouvrant la possibilité d’une histoire

affective du prolétariat, elle pointe vers la réalité incontestable de cet acosmisme. C’est bel

et bien la misère du prolétariat, éprouvée dans l’affectivité subjective de chaque prolétaire,

qui produit effectivement des révolutions dans le monde, ou du moins qui en appelle à

quelque révolution. Si une contestation sociale éclate, c’est en raison de son inscription

originaire dans l’affectivité individuelle, et non comme conséquence d’une contradiction

idéelle qui habiterait l’histoire. Ainsi la phénoménologie de l’affectivité transcendantale

élaborée dans L’essence de la manifestation rejoint la description marxienne de la misère du

prolétariat : « C’est, comme Marx le dit explicitement, dans le vécu de la détresse et de la

souffrance que prend naissance le mouvement qui demeure le fait de ce vécu lui-même et par

lequel celui-ci tend à se supprimer. Un tel mouvement n’est rien d’autre que l’action en tant

qu’elle s’origine immédiatement dans l’affectivité et dans ses tonalités déterminantes657 »

révèle Henry. Percevoir les événements qui ont lieu au prisme de la praxis et saisir

l’enracinement de cette dernière dans l’affectivité individuelle, c’est subvertir tout un

657 Marx I, p. 214.

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245

discours historique, économique et politique en proie à l’illusion de l’autonomie des sphères

concernées. Toute action puise sa force dans l’acosmisme non-représentationnel de

l’affectivité. Cela ne signifie en rien que l’affect s’isole dans le mouvement de son propre

pathos, qu’il est incapable de communiquer avec autrui, ou pire, qu’il s’inscrit dans une sorte

de monde suprasensible platonicien qui occulte la réalité. Outre que Henry ne puisse être

platonicien (en cela nous ne sommes pas d’accord avec Serge Cantin658) en raison de son

rejet intransigeant de l’idéalisme, il ne pose pas non plus un arrière-monde qui dépouillerait

ce monde- ci de sa réalité. À travers cette inscription de l’action dans l’affectivité

individuelle, le problème n’est pas « résolu » en un certain sens. Mais il faut aussi dire qu’il

ne pose même pas. Car l’affect est l’action. C’est la pensée seule qui dissocie idéalement

l’indissociable. À chaque fois, c’est une angoisse, une peur, un désir, une joie qui agissent et

qui commandent à l’action son mode spécifique de déploiement. L’angoisse questionne, la

peur recule, le désir entreprend, la joie satisfait. Or tout affect est individuel ; il lie l’ego à

lui-même et lui donne d’être l’ego singulier qu’il est, c’est-à-dire une ipséité. Celle-ci est un

mode unique d’être-au-monde, d’où un acosmisme entièrement cosmique, c’est-à-dire un

acosmisme qui est lui-même action effective. Ainsi l’individualité de la praxis nous permet

de comprendre son insertion dans le monde, ce dont une action collective n’est pas en mesure

de rendre compte. Si les structures sociales dégagées par les sciences humaines sont utiles

pour synthétiser une multitude de données complexes, elles ne peuvent néanmoins pas

donner à voir l’effectivité de l’action puisant sa réalité dans l’activité individuelle. Loin

d’appartenir au positivisme, la pensée de Marx, telle que Henry nous l’a présenté, a situé la

dérive du système capitaliste dans l’aliénation de l’activité individuelle par l’abstraction

calculatrice. C’est la spécificité de l’action individuelle que le capitalisme cherche à

neutraliser afin de conformer toutes les activités individuelles à son intentionnalité.

Neutralisation qui ne peut que miner le capitalisme de l’intérieur pour autant que la valeur ne

trouve son site que dans la multiplicité réelle des activités individuelles. La critique du

capitalisme opérée par Marx s’avère donc méta-économique : elle ne se soucie pas seulement

de la mise à nu des ressorts du système mais aussi de la nécessité d’une constante référence

au centre autour duquel gravitent toutes les abstractions économiques : l’individu vivant.

Humanisme concret qui met en lumière la genèse de l’idéal à partir du réel, pensée

658 S. Cantin, Le philosophe et le déni du politique, op.cit.

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philosophique qui n’a renoncé à la philosophie hégélienne que pour y substituer une

philosophie de la praxis qui puisse épuiser la réalité du monde économique. L’interprétation

de Marx n’a pas seulement permis à Henry de trouver un allié philosophique mais aussi de

moduler ses concepts en fonction des thèmes développés par le philosophe allemand. La

phénoménologie henryenne a pu ainsi mettre à l’épreuve l’essentiel de ses acquis à travers

son contact avec la pensée de Marx et s’est trouvée à maints moments contrainte d’élargir la

portée de l’immanence pour y intégrer les diverses modalités du travail : la force de travail,

le temps de travail, la division du travail. Si la philosophie de Marx se trouve parfois « hyper-

transcendantalisée », pour employer le néologisme forgé par Rudolf Bernet659, la philosophie

de Michel Henry connait à coup sûr une « transmutation » qui la confronte à la réalité

insurmontable du travail des individus vivants.

659 R. Bernet, « Christianisme et phénoménologie », loc.cit., p. 198.

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247

Bibliographie

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IV- Autres travaux cités

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