la perception chez ruyer (barbaras)

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VIE ET EXTÉRIORITÉ. Le problème de la perception chez Ruyer Renaud Barbaras P.U.F. | Les études philosophiques 2007/1 - n° 80 pages 15 à 37 ISSN 0014-2166 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2007-1-page-15.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Barbaras Renaud, « Vie et extériorité. » Le problème de la perception chez Ruyer, Les études philosophiques, 2007/1 n° 80, p. 15-37. DOI : 10.3917/leph.071.0015 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 91.180.150.190 - 11/10/2012 16h44. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 91.180.150.190 - 11/10/2012 16h44. © P.U.F.

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VIE ET EXTÉRIORITÉ.Le problème de la perception chez RuyerRenaud Barbaras P.U.F. | Les études philosophiques 2007/1 - n° 80pages 15 à 37

ISSN 0014-2166

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2007-1-page-15.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Barbaras Renaud, « Vie et extériorité. » Le problème de la perception chez Ruyer,

Les études philosophiques, 2007/1 n° 80, p. 15-37. DOI : 10.3917/leph.071.0015

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VIE ET EXTÉRIORITÉ. LE PROBLÈMEDE LA PERCEPTION CHEZ RUYER

Depuis Merleau-Ponty au moins, le destin du problème de la perceptionet de celui de l’incarnation sont indissociables. En effet, comprendre com-ment la conscience peut être conscience d’une réalité qui n’est pas de lamême texture qu’elle, c’est-à-dire ouvrir sur un monde, revient à com-prendre sa relation originaire au corps puisque c’est par lui qu’elle est aumonde, c’est lui qui l’arrache à elle-même pour la projeter sur son autre. Laquestion de la perception nous oblige donc à nous confronter à nouveau auproblème classique de l’âme et du corps dès lors qu’il s’agit bien de détermi-ner la conscience et le corps de telle sorte que la relation de l’un à l’autre soitconstitutive du sens d’être de chacun. C’est, par là même et plus générale-ment, le problème du rapport de la conscience à la nature qui est ici en jeucar ce serait manquer précisément le sens d’être du corps que d’ignorer soncommerce avec les autres corps au sein d’une nature1.

À cette question, la philosophie de Raymond Ruyer apporte uneréponse qui fait date par son originalité et sa radicalité. Elle consiste à carac-tériser la conscience, à partir de l’exemple privilégié du champ visuel, et lecorps qui la supporte de telle sorte que leur distinction même deviennedépourvue de sens. Ruyer met au jour le point de vue sous lequel la diffé-rence s’évanouit, si bien que le corps, compris comme organisme et nonplus comme objet, et la conscience proprement dite vont apparaître commedeux modalités ou deux « étages » d’une réalité originaire, « domaine absolude survol » ou « surface absolue » que l’on peut nommer indifféremment vieou conscience. Cependant, comme on va le voir, cette approche, absolu-ment novatrice, a un prix : le sacrifice de la dimension intentionnelle de laconscience et, partant, l’incapacité à rendre compte de manière satisfaisantede la conscience perceptive. Chez Ruyer, la mise en évidence d’une identitéoriginaire de la conscience et de son corps, exigée par l’entreprise phénomé-nologique, loin de permettre de penser l’ouverture de la conscience au

1. C’est ainsi que débute La structure du comportement : « Notre but est de comprendre lesrapports de la conscience et de la nature » (Paris, PUF, 1942, p. 1).

Les Études philosophiques, no 1/2007

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monde, a au contraire pour contrepartie la perte pure et simple de ce rap-port ou, en tout cas, l’impossibilité principielle de le fonder. Tout se passecomme si, en pensant non plus l’unité de la conscience et du corps (commecorps vivant) – ce qui suppose quelque chose comme une différence ou unexcès de la conscience –, mais leur identité pure et simple, Ruyer passait lebut et enfermait la conscience dans sa propre vie au lieu de lui permettre des’ouvrir au monde en s’échappant à elle-même.

Il ne faut pourtant pas en conclure à un échec pur et simple et revenir àune philosophie, dont relève peut-être encore la phénoménologie, qui enreste à l’incompréhensible scission de la conscience et de son corps.L’avancée de Raymond Ruyer, à savoir le dépassement de cette scission auprofit d’une philosophie unitaire de la vie, est sans retour. La déterminationdu sujet de la perception comme sujet vivant doit certainement être consi-dérée comme le préalable fondamental à une authentique philosophie de laperception, au moins dans la mesure où le maintien de la distinction de laconscience et du corps conduit, comme on va le voir, à d’inextricables diffi-cultés. La véritable question, que la philosophie de Ruyer permet de posermais qu’elle ne résout pas, est alors celle de la conciliation de la vie et del’intentionnalité. Quel est le sens d’être du sujet vivant, c’est-à-dire de la vie,en tant qu’elle ne l’enferme pas en lui-même mais l’ouvre au contraire à lavéritable extériorité du monde, bref en tant qu’elle est vie perceptive ?

Dès La structure du comportement, Merleau-Ponty tente de concilier la pers-pective « transcendantale », selon laquelle il n’y a de réalité que pour uneconscience qui l’appréhende, avec la reconnaissance de l’appartenance de laconscience à une nature, imposée précisément par le coefficient de réalité del’objet de la conscience perceptive. Pour ce faire, il part du comportement,c’est-à-dire de l’activité vitale, qui est neutre vis-à-vis de la distinction dupsychique et du physiologique et devrait donc permettre de les redéfinir.Ainsi, la première œuvre de Merleau-Ponty promet une approche del’intentionnalité à partir de la vie et donc une sortie du dualisme comme desimpasses de la philosophie transcendantale. Mais cette promesse n’est pastenue et les conclusions de La structure du comportement intègrent le criticismeplutôt qu’elles ne le dépassent. En effet, si, d’un côté, la perception estabordée du point de vue de la vie, celle-ci est finalement comprise, dans lesillage de Goldstein, comme une réalité perçue : loin que la vie soit la véritéde la perception, c’est la perception qui demeure la vérité de la vie et, parconséquent, la conscience l’ultime réalité. En effet, s’il est indispensable, enun premier temps, de montrer que l’activité vitale échappe à l’explicationmécaniste, cela ne justifie pas pour autant de penser la vie comme cela dontl’être se confond avec l’être compris, comme si la détermination de la viecomme sens était la seule alternative au naturalisme mécaniste. Comme levoit bien Ruyer, si le mot de Von Uexküll : « Tout organisme est unemélodie que se chante elle-même » est parfaitement juste, l’interprétationque Merleau-Ponty en propose ( « Ce n’est pas dire qu’il connaît cettemélodie et s’efforce de la réaliser, c’est dire seulement qu’il est un ensemble

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significatif pour une conscience qui le connaît, non une chose qui repose ensoi » ) est tout à fait inacceptable. Ce n’est pas, comme l’écrit Ruyer,« l’Erkenntnisgrund qui m’en donnera le Seinsgrund, ni l’organisme perçu quisera l’organisme réel. [...] Si l’on refuse, par on ne sait quel purisme acadé-mique, de faire de la signification une force en même temps qu’une idée, onne comprendra jamais l’organisme réel et sa finalité réelle créatrice »1. Ce pri-mat de la perception s’impose dans La phénoménologie de la perception, où lecorps propre apparaît comme ce qui vient en quelque sorte lester le sujettranscendantal, comme une dimension de la conscience elle-même plutôtque comme son autre : l’incarnation du cogito va de pair avec une intériori-sation du corps, le corps propre se distingue par sa propriété plutôt que parsa corporéité. Ainsi, la prise en considération de la spécificité du sujet vivantne parvient pas à ébranler le privilège du sujet transcendantal, qui est rebap-tisé sujet perceptif – ce qui ne résout pas mais complique au contraire leproblème. Comme le voit très bien Mikel Dufrenne, qui reconnaît précisé-ment la supériorité de la pensée de Ruyer sur cette question, la subordina-tion de la conscience au corps chez Merleau-Ponty ne signifie en aucun casun vitalisme « car il reste que la vie est une signification : elle est ce que lecorps saisit sur le vivant plutôt que ce qu’il est ; le corps, bénéficiant de cequi a été ôté au cogito, est une conscience vivante plutôt qu’une vie cons-ciente ; par lui, la perception est première et ingénérable, et la vie n’est pasun être qui puisse engendrer quoi que ce soit »2. Ainsi, en dépit de sa tenta-tive d’y intégrer le fait de l’incarnation, Merleau-Ponty ne renonce pas ausujet transcendantal, et c’est pourquoi il bute sur le problème insolubled’une conscience qui demeure origine du monde tout en étant immergée enlui, problème dont le concept de Chair est l’attestation même. Il ne conduitpas à son terme l’idée initiale selon laquelle la seule manière de penser laconscience perceptive, et donc l’incarnation, c’est de renoncer à la perspec-tive transcendantale tout comme au point de vue réaliste, à l’inévitable oscil-lation entre conscience et corps – au profit d’une pensée qui forge ses caté-gories au contact de la vie. C’est ce dont Ruyer a très clairement conscienceet c’est pourquoi il situe sans hésiter Merleau-Ponty du même côté que lesidéalistes. Si l’on nomme respectivement A, B et C les trois étages du phy-sique, du vital et du psychologiquement conscient, il faut dire que « la Ges-talttheorie, aussi bien que le mécanisme, cherche l’unité des trois étages à par-tir de A. Merleau-Ponty, aussi bien que les idéalistes la cherche à partir desinterprétations de C. Nous la cherchons à partir de B, ou de C commevivant, parce que B, comme organisme vivant, est le type d’être normal et,en fait, universel »3.

Si l’idéalisme, qui fait de la conscience un commencement acosmique,doit être écarté, ce ne peut cependant pas être au profit d’un matérialisme

Vie et extériorité. Le problème de la perception chez Ruyer 17

1. Néo-finalisme, Paris, PUF, 1952, p. 217 (noté désormais NF).2. « Un livre récent sur la connaissance de la vie », Revue de métaphysique et de morale, 1953,

no 1/2.3. NF, p. 216.

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qui tente d’engendrer la conscience à partir du corps compris comme frag-ment de matière organisée. L’apport fondamental de la philosophie deRuyer est de nous permettre de penser par-delà cette alternative. La tenta-tive de rendre compte de la conscience à partir du fonctionnement cérébral,compris comme ensemble de processus objectifs, est par principe vouée àl’échec : l’épiphénoménisme est une impasse théorique. Telle est la vérité dubergsonisme : on ne comprendra jamais comment des représentations oudes états de conscience peuvent naître de la substance cérébrale puisqu’entant que fragment de matière (« image » parmi les images au sens de Berg-son), le cerveau peut seulement recevoir et transmettre du mouvement.Mais, aux yeux de Ruyer, si la prémisse est vraie, les conséquences ne le sontpas. On ne peut pas dire que la perception de l’objet a lieu à même l’objet,que l’être perçu est comme une limitation au sein des images car la sensa-tion, comme telle, est incontestablement supportée par le cerveau, est corré-lative de mouvements nerveux. On voit mal, en effet, comment concevoir lemode de causalité par lequel des mouvements corporels (cérébraux) peu-vent faire apparaître là-bas ma sensation ou rendre consciente une image quine l’était que virtuellement. Dans la mesure où la sensation ne saurait êtreconfondue avec l’objet qu’elle fait paraître, il faut conclure qu’elle ne peutêtre ailleurs que là où elle semble être produite. En toute rigueur, « les sensa-tions sont dans notre tête, [...] au sens le plus précis du mot, et de la mêmefaçon que nos cellules nerveuses sont à l’intérieur de notre boîte crâ-nienne »1, de sorte que, contrairement à ce que Bergson affirmait, il n’y aplus aucune difficulté à admettre que la perception (l’image) du monde sesitue à l’intérieur d’un cerveau réel, qui est lui-même réellement situé àl’intérieur du monde. Le problème du rapport entre conscience et cerveauparaît donc insoluble. D’une part, la conscience est incontestablement cor-rélée au cerveau ou supportée par lui, loin que le cerveau soit objet pour uneconscience perceptive première (contre l’idéalisme) ; d’autre part, le cerveaune produit pas la conscience (contre l’épiphénoménisme) ; enfin, cela nesignifie pas pour autant que la conscience soit pour ainsi dire réaliséesous forme d’images que les mouvements cérébraux se contenteraientd’actualiser (contre le bergsonisme). Comment comprendre alors que lessensations soient dans notre tête et non pas ailleurs, bref spatialementsituées, sans pour autant être produites par notre cerveau ? Il y a une solu-tion et une seule : si les sensations sont dans notre tête sans être produitespar elle, c’est parce qu’elles sont notre tête, c’est parce que la conscience ne se dis-tingue pas du cerveau. Ainsi, au lieu de creuser l’écart entre la conscience et lecerveau, ce qu’incite à faire le refus de l’épiphénoménisme, voie danslaquelle s’engage Bergson par exemple, Ruyer l’annule purement et simple-ment, tout au moins comme écart ontologique : la conscience « est la réalité,ou un élément de la réalité du système nerveux, et non pas une réalité à côté

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1. « Les sensations sont-elles dans notre tête ? », Journal de psychologie, 1934.

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ou une lumière enveloppant et éclairant un objet »1. Il n’en reste pas moinsque le cerveau n’apparaît pas comme conscience et que la différence sembleau moins phénoménologiquement fondée. Comment en rendre compte ?En comprenant que le cerveau est exactement ce que la conscience paraît àune autre conscience située à l’extérieur, c’est-à-dire précisément une appa-rence. Ainsi, le problème de la relation entre conscience et cerveau n’a toutsimplement pas de sens car il ne s’agit pas de deux réalités comparables,douées de la même teneur ontologique : l’une est l’être réel, l’autrel’apparence que prend cet être réel pour un observateur extérieur. Ruyersort de l’impasse du problème psychophysique en substituant au dualismeontologique de la conscience et du corps la dualité épistémologique de l’êtreréel et de l’être connu, c’est-à-dire de l’objet, synonyme d’apparence. End’autres termes, « le problème posé par la dualité de la conscience et ducorps, de l’organisme-conscience et de l’organisme-corps, est un problèmeapparent, pour l’excellente raison qu’il n’y a pas de corps. Le “corps”résulte, comme sous-produit, de la perception d’un être par un autre être.L’être perçu est perçu par définition comme objet, au sens étymologique dumot »2.

Une telle conclusion est commandée par un remaniement ontologiquemajeur. Ruyer reconnaît, avec la phénoménologie, que l’être-objet est cons-titué par la conscience comme conscience perceptive, mais il s’en sépareradicalement en disjoignant l’être-objet de la réalité : l’objet ne se confondplus avec l’être réel ou l’en-soi, il est l’être-pour-l’autre, c’est-à-dire ce qui estsaisi en extériorité ou à distance. L’objet constitué par la conscience, qui estd’abord perceptive, à savoir le phénomène de la phénoménologie, est desti-tué par Ruyer au rang d’apparence. On devine les conséquences de cettedécision ontologique. Si l’être perçu n’est qu’une apparence, l’être réel nepourra être perçu, et la perception ne pourra donc prétendre délivrer uneréalité : la négation de la portée ontologique de la perception est impliquéepar la caractérisation du cerveau-objet comme apparence de la conscience.D’autre part et plus positivement, dans la mesure où la perception est unesaisie à distance, en extériorité, l’être réel, en tant qu’il n’est pas objet, relè-vera d’un autre régime de donation, caractérisé par la proximité oul’immanence ; n’étant pas perçu, c’est-à-dire donné à un autre, l’être réel seraprésent à lui-même en lui-même. Si l’objet est pour l’autre, l’en soi est poursoi. Ruyer résout donc le problème de la relation de la conscience au corpsen inversant purement et simplement la position qui faisait de la conscienceun produit du cerveau. On peut dire que le cerveau est un produit de laconscience, à condition bien sûr de comprendre qu’il ne peut s’agir d’uneproduction matérielle dont la conscience serait le sujet ou l’acteur (ce qui

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1. La conscience et le corps, Paris, Félix Alcan, 1937, p. 48 (noté désormais CC).2. NF, p. 81. Cf. également CC, p. 26 : « Le champ de conscience est ce qui est connu

comme système nerveux. Le système nerveux représente l’apparence sous forme d’objet, del’être réel qu’est le champ de conscience. »

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serait encore plus incompréhensible), mais d’une production phénoménaledont la conscience est le point d’application mais pas l’auteur. C’est pour-quoi Ruyer parle d’ « épiphénoménisme retourné » : « Toute la réalité, toutel’efficacité appartient au subjectif. L’objectif n’est qu’un épiphénomène, qui,par lui-même, n’est ni réel, ni agissant. »1 D’autre part, on comprend d’oreset déjà qu’un tel retournement ne peut laisser intacte la signification qu’ilfaut accorder à la conscience. Dire que la conscience est la réalité même ducerveau, et donc le cerveau conscience en son fond, n’a de sens que si l’onabandonne l’idée cartésienne de la conscience comme cela dont le moded’exister est étranger à la matérialité et à la spatialité, comme la pure transpa-rence de l’idée ou du vécu. En effet, il ne s’agit pas de maintenir la dualité dela conscience et du corps pour ensuite rabattre inexplicablement l’un surl’autre : définir la conscience comme l’être du cerveau est plutôt une invita-tion à dépasser cette dualité au profit d’un nouveau mode d’être qui intègrecertes ce que nous entendions jusqu’ici par conscience mais le dépasse aussien tant que ce mode d’être convient également au cerveau. Autrement dit, laconscience ne pourrait se donner de l’extérieur comme matière cérébrale sielle était totalement étrangère à l’étendue, et c’est donc bien la distinctionmême du vécu et du spatial que nous sommes invités à dépasser. Si les sen-sations sont dans notre tête, c’est bien parce qu’elle sont situées, ou plutôtparce qu’elles sont leur situation même : par-delà la sensation comme vécuet le cerveau comme pur objet, ce que Ruyer nomme conscience désigne unmode d’être absolument original, qui est la réalité même du tissu vivant etpeut, pour cette raison, devenir objet pour une conscience externe.

La position philosophique de Ruyer commande sa démarche. Il s’agitd’annuler la distance ontologique entre la conscience, comprise commesphère d’immanence étrangère à l’extériorité, et le corps, qui enveloppe pardéfinition l’étendue : c’est donc à la fois sur le front de la conscience tellequ’elle est vécue et du corps, tel qu’il est conçu, que le combat doit êtremené. C’est pourquoi Ruyer adopte deux perspectives, qu’il fait converger :l’une, phénoménologique, qui présuppose la portée ontologique del’expérience phénoménale, l’autre, objective qui met à profit les résultats dela science en en reconnaissant la valeur philosophique. Comme le montrebien Roger Chambon dans Le monde comme perception et réalité, l’œuvre ontolo-gique de Ruyer repose sur la reconnaissance, plus implicite qu’explicite, de lavalidité de ce double accès, objectif et phénoménal2. Or, peut-être n’est-cepas par hasard si Ruyer ne s’explique jamais vraiment sur la validité de cettedouble approche. Elle présuppose en effet que l’analyse de la sphère phéno-ménale a une portée ontologique, afin de converger avec l’étude scientifiquede la réalité, ce qui impose d’établir que le champ de conscience ouvre à laréalité extérieure comme telle, est un champ de transcendance. Or, il n’est

20 Renaud Barbaras

1. CC, p. 28.2. Roger Chambon, Le monde comme perception et réalité, Paris, Vrin, 1974. Par exemple,

p. 358, 441.

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pas certain que Ruyer y parvienne ; il n’est pas certain que sa description duchamp phénoménal rende compte de l’ouverture perceptive qui est requisepour justifier sa méthode. Quoi qu’il en soit, il s’agit, en vertu de ce doubleaccès, de montrer à la fois que l’être de la conscience implique un rapport àla spatialité et que l’être du corps vivant impose d’y reconnaître l’œuvred’une conscience. L’analyse du champ visuel, récurrente dans toute l’œuvrede Ruyer, constitue la première partie de la démonstration. Cette analyserepose précisément sur la dénonciation d’une confusion entre le point devue que Ruyer qualifie de psychologique et le point de vue physique.Lorsque nous décrivons le champ visuel tel qu’il nous apparaît, nous nepouvons nous empêcher de le considérer comme se donnant à un sujet quien serait distinct, sujet devant lequel les choses apparaissantes se déploie-raient à une certaine distance. Cependant, à bien y penser, un tel sujet estintrouvable ; la subjectivité est une propriété du champ lui-même : elle nerenvoie pas à une entité à laquelle le champ phénoménal serait relatif mais àsa phénoménalité même. Comprendre ainsi la situation, ce que nous faisonsspontanément, c’est, selon les termes mêmes de Ruyer, mettre dans lamanière d’être de la sensation la mise en scène de la perception. En effet, ilest vrai que, dans le monde objectif, la perception a pour condition que lecorps soit placé à une certaine distance des objets, que la rétine ne coïncidepas avec l’objet vu. Mais cette mise en scène, ces « manœuvres organiques »concernent ce que l’on pourrait nommer les conditions objectives de la sen-sation et non pas la sensation une fois obtenue. En effet, cela reviendrait àexiger que ces sensations se présentent devant une « super-rétine » psy-chique, à savoir le sujet, tout comme les objets avaient besoin d’un corpssitué à une certaine distance d’eux pour être sentis. Outre qu’elle nousentraînerait dans une régression à l’infini, une telle hypothèse n’est pasnécessaire car le propre du champ visuel est qu’il apparaît, qu’il est vu sansune troisième dimension perpendiculaire à sa surface, sans donc qu’il soitrequis de postuler, au titre de condition, ce point métaphysique extérieur auchamp qu’on appelle sujet. La subjectivité du champ de conscience est unesubjectivité sans sujet. Ce champ est bien caractérisé par l’extériorité de sesparties, qui se trouvent chacune à sa place, mais il n’existe pas pour autantun centre de perspective devant lequel les parties se donneraient ensembleen dépit de leur extériorité, comme les lois de la géométrie l’exigeraientpourtant. Les lois de la phénoménalité ne sont pas celles de la géométrie : lepropre du champ visuel est qu’il se possède, se saisit lui-même sans troi-sième dimension, il se survole sans distance1, il est présent à lui-même entous ses points sans que cette présence implique un point extérieur à sa sur-face. En d’autres termes, le champ visuel a ceci de propre qu’il est sa propreconscience, qu’il se sent donc lui-même en étant présent à lui-même en tou-tes ses parties : son se-sentir se confond avec son être senti ; il est l’identité

Vie et extériorité. Le problème de la perception chez Ruyer 21

1. C’est pourquoi l’expression ruyérienne de « domaine de survol » doit être prise en unsens oxymorique car, en toute rigueur, il s’agit d’un survol sans survol.

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d’un avoir et d’un être. Les domaines de survol sont des « surfaces abso-lues » au sens où elles ne sont relatives qu’à elles-mêmes et non à un sujetdistinct d’elles, où elles sont leur propre apparaître. On comprend alors quela position d’un sujet positif qui serait distinct du champ comme sa condi-tion d’apparition est dépourvue de sens ; le concept de sujet n’est qu’unetransposition métaphysique du corps matériel, situé à distance de ce quil’affecte, au sein du champ phénoménal. Ruyer peut donc conclure, en uneformule sur laquelle nous aurons à revenir : « Le champ de conscience, prisen lui-même, est parfaitement homogène ; nous ne le débordons, si l’onpeut parler ainsi ni d’un côté, ni de l’autre, et nous n’avons pas plus deconnaissance intuitive d’une réalité vraiment extérieure que d’un sujet déta-ché de la conscience. »1 Autrement dit, le champ visuel est un champd’apparitions spatialement distribuées, sans sujet à qui elles apparaissentmais aussi sans qu’aucune réalité distincte d’elles n’apparaisse en elles.

Par un côté, cette description revient à souligner la spécificité del’apparition phénoménale, c’est-à-dire finalement de la conscience. Commel’ont montré les grands empiristes et Husserl à leur suite, le propre de laconscience c’est, en effet, qu’elle exclut l’existence d’un sujet séparé de celaqui lui apparaît, c’est que rien ne la sépare de ce qui lui est donné : elledésigne l’identité de l’apparition et de son apparaître. L’être conscient, c’estl’être donné à lui-même dans l’immanence. En revanche, l’immense origina-lité de Ruyer tient au fait qu’il conçoit la conscience non pas comme ce quiexclut toute spatialité, mais au contraire comme ce qui l’enveloppe paressence. En ce sens, Chambon a raison de marquer à la fois la distance et laproximité de Ruyer vis-à-vis de Michel Henry. En tant que conscients, lesdomaines absolus de survol sont définis, selon les termes de Ruyer lui-même, par l’ « autosubjectivité », le selfenjoyment, mais ils n’en sont pas moinsspatiaux, caractérisés par l’extériorité de leurs parties ; en cela, ils peuventêtre décrits comme étendue immanente ou auto-affection spatialisée, for-mules qui seraient bien entendu monstrueuses du point de vue de MichelHenry2. Quoi qu’il en soit, la découverte centrale de Ruyer, qui le démarquede la quasi-totalité de la tradition métaphysique, porte sur la solidarité essen-tielle de la conscience et de l’étendue, solidarité que résument les conceptsde domaine absolu et de conscience primaire. Il le dit on ne peut plus nette-ment dans un texte plus tardif : « La nature de la conscience est la naturemême de l’étendue réelle. Une étendue vraie (c’est-à-dire un domaine spatialqui est vraiment un domaine étendu par lui-même, et non par la vertu d’unœil mythique) est ainsi un domaine de conscience [...]. La conscience est del’essence même de l’étendue vraie. Il n’y aurait pas d’étendue s’il n’y avait del’étendue que selon la définition : Partes extra partes. »3 En effet, concevoir laspatialité comme l’extériorité même des parties, c’est la détruire comme spa-

22 Renaud Barbaras

1. CC, p. 56.2. Le monde comme perception et réalité, p. 360-362.3. Paradoxes de la conscience, Paris, Albin Michel, 1966, p. 22.

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tialité faute de rendre compte de l’unité de ces parties, en tant qu’elles sontprécisément parties d’un même espace : identifiée à l’extériorité même, laspatialité est pulvérisée dans l’infinité des points que l’extériorité produit enson œuvre indéfinie de séparation. Ruyer prend ici ses distances vis-à-vis dela définition bergsonienne de la spatialité comme « parfaite extériorité desparties les unes par rapport aux autres, en une indépendance réciproquecomplète ». Cette définition ne vaut que pour l’espace géométrique ouconceptuel, qui « se détruit lui-même, dans l’atomicité de ses points érigésen absolus »1 : elle ne peut convenir à l’étendue réelle. Celle-ci est en effetcaractérisée par une unité, qui s’oppose à cette atomisation, assure la cohé-sion des parties dans l’extériorité, rassemble le multiple. Mais, pour autant,cette unité ne saurait reposer sur un acte unificateur de l’esprit, elle ne peutavoir pour principe un sujet positif surplombant l’espace, comme le veut laperspective idéaliste. En effet, une telle conception de l’unité comme ren-voyant à l’acte unificateur d’un sujet passerait le but car, en ce surplomb spi-rituel, c’est bien la multiplicité et la relative extériorité des parties qui setrouveraient compromises : une étendue conçue ou pensée est certes douéed’unité, mais son unité est alors celle du pensé ou du conçu et non plus cellede ce qui s’étend et en s’étendant se divise. En vérité, l’idéalisme est conduità fonder la cohésion de l’étendue sur une unité idéale dans l’exacte mesureoù il est parti d’une conception abstraite de l’espace comme partes extra par-tes : l’unité absolue parce qu’identifiante (en tant que pensées par un seulacte, les parties de l’espace sont le même) de l’acte spirituel vient compenserl’atomisation absolue à laquelle conduit la conception abstraite et donc divi-sante de l’espace. Proposer l’acte unificateur de l’esprit comme remède à ladéfaillance ontologique de l’espace, « c’est corriger une abstraction par uneabstraction »2. Ainsi se comprend la solidarité essentielle de l’étendue et de laconscience : elle ne signifie pas que l’étendue est pour une conscience quiviendrait lui conférer une unité idéale car, comme on vient de le voir, celareviendrait à dissoudre son extension. La conscience ne garantit donc l’unitéde l’étendue comme telle, c’est-à-dire n’en préserve l’extériorité ou l’exten-sivité qu’à la condition expresse de ne pas lui être extérieure, de ne pas s’endistinguer : elle doit coïncider avec cela qu’elle rassemble, se laisser défairepar ce dont elle assure pourtant la cohésion. Il ne faut donc pas dire quel’étendue est pour une conscience mais bien que l’étendue est conscience et,par conséquent, la conscience étendue. La conscience ne peut unifier l’éten-due en respectant l’extériorité de ses parties qu’en se laissant distendre oudiviser par cela qu’elle unifie. Il n’y a de conscience de l’espace que commeconscience spatialisée : telle est exactement la situation que rassemble leconcept central de domaine de survol ou domaine unitaire.

À bien y penser, la mise en évidence de la co-appartenance essentielle dela conscience et de l’étendue est elle-même commandée par une compréhen-

Vie et extériorité. Le problème de la perception chez Ruyer 23

1. CC, p. 60.2. CC, p. 61.

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sion, qui, là encore, fait défaut dans presque toute la tradition, de la commu-nauté ontologique fondamentale de l’espace et du temps, par-delà ce quisemble les séparer et que Bergson, en particulier, a mis exclusivement enavant. On peut dire que la métaphysique de Ruyer repose sur la conscience dufait que ce qui vaut pour le temps vaut tout autant pour l’espace, que la solida-rité essentielle de la conscience et de la durée, mise en évidence aussi bien parBergson que par la phénoménologie, a une portée ontologique qui dépasse latemporalité. En effet, une durée dans laquelle la conscience serait emportée,qui n’apparaîtrait donc pas à la conscience, ne serait pas durée : sans expé-rience du passé, ce qui exige un décrochement vis-à-vis du présent, il n’yaurait pas d’expérience du passage. Mais, tout autant, si la conscience sur-plombait le temps, celui-ci serait toujours déjà écoulé, l’avenir serait présent(à la conscience) en même temps qu’à venir – ce qui revient à dire qu’il n’yaurait plus de temps. Il n’y a donc de temporalité que pour une conscience,mais pour une conscience qui ne se distingue pas du temps en ceci au moinsqu’elle ne le surplombe pas : la conscience du temps, en tant que consciencede ce qui s’écoule et, en cela la dépasse, doit être distendue par ce qu’elle ras-semble, déchirée par ce qu’elle unifie. La conscience de temps suppose bienune temporalisation de la conscience. Or, telle est la conviction de Ruyer : cequi vaut pour le temps vaut pour l’espace et la théorie de domaines de survolprocède d’une extension à l’étendue de la relation essentielle qui unit la duréeà la conscience et que Bergson a particulièrement bien mise en évidence1.

Grâce à la découverte des domaines absolus de survol, de cette unité« domaniale » qui conjoint l’être et l’avoir et rassemble ainsi le multiple sansle dissoudre, une moitié du chemin a été parcourue. Dès lors que la cons-cience est apparue, à la faveur de l’analyse du champ phénoménal, commeun principe d’unité immanent à une multiplicité étendue, comme ce quiorganise les parties plutôt que comme ce qui les connaît, il devient un peumoins difficile de comprendre l’identité affirmée de la conscience et du cer-veau en soi. Si la conscience n’est pas réfractaire à l’étendue, rien n’interditde penser que le cerveau où naissent (ou plutôt que sont) les sensations exis-tera en lui-même selon cette unité domaniale, comme cela qui se possèdelui-même et se survole sans distance. La voie phénoménologique nourrit lathèse de l’identité du cerveau et de la conscience en permettant une infé-rence qui est comparable dans la forme à celle que les gestaltistes propo-saient et dont nous empruntons la formulation à Chambon : « Puisque lecerveau-objet n’explique pas la génération de la conscience ; puisque nouséprouvons l’ “étendue absolue” de cette conscience ; puisqu’une telleétendue requiert un emplacement physique ; puisque tout indique que lecerveau est cet emplacement ; puisque, enfin, il n’y a aucune raison détermi-nante de réduire l’être-réel du cerveau à ce que nous connaissons de lui

24 Renaud Barbaras

1. « C’est cette forme temporelle absolue que Bergson a décrit si remarquablement dansl’Essai comme une organisation qui surmonte l’alternative de l’un et du multiple » (CC, notep. 68).

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comme objet ; le plus simple et le plus économique est de penser que les tis-sus vivants des aires cérébrales ont en eux-mêmes cette réalité de “domaineabsolu” que nous révèle l’étendue phénoménale. »1

En vertu de la méthode ruyérienne du double accès évoquée plus haut, ilest nécessaire, afin de clarifier le rapport de la conscience au corps, de mon-trer non seulement que l’être de la conscience enveloppe un rapport à l’éten-due, mais aussi que l’être même du vivant impose d’y reconnaître quelquechose comme une conscience. Or, ce qui vient d’être établi concernant le rap-port de la conscience au cerveau peut prêter à confusion. En raison d’un dua-lisme persistant, on peut être tenté de conférer au système nerveux le rôlefondamental, quoique incompréhensible, de médiateur entre l’organique et lepsychique et d’inférer de la découverte du champ de conscience commedomaine de survol la spécificité du seul tissu cérébral. C’est la raison pourlaquelle l’approche phénoménologique se double d’une approche de typescientifique qui pose à nouveaux frais le problème du rapport entre corps etconscience, entre vital et psychique à la lumière des résultats de la science,essentiellement biologique. Il s’agit, plus précisément, de montrer que si lecerveau peut rendre compte de la conscience comme telle, ce n’est pas tant enraison de sa physiologie propre que parce qu’il est un tissu vivant. C’estcomme vivant et non comme cerveau que le cerveau peut donner lieu à laconscience, ce qui revient à dire que la conscience vécue n’est qu’une moda-lité dérivée d’une conscience plus originaire, qui se confond avec la vie elle-même, et que, par conséquent, la fonction propre du cerveau ne concerne pastant la conscience comme telle, inhérente à la vie, que le contenu spécifiquequi la distingue comme conscience sensible. En effet, en vertu du dualismemétaphysique déjà évoqué, la question du rapport du vital au psychique esthabituellement résolue par le recours à la physiologie des systèmes nerveux :le cerveau, en particulier, est cette partie du corps qui doit rendre compte detous les comportements qualifiés comme psychologiques. On voit quellessont les conséquences de ce postulat : ne pourraient avoir de significationpsychologique que les comportements commandés par le système nerveux etseuls les animaux supérieurs, cérébralisés, seraient susceptibles de se voirattribuer quelque chose comme une conscience. Or, cela est fortementdémenti par la biologie elle-même. Ainsi, en dépit d’une énorme différence decomplexité structurale par rapport aux métazoaires supérieurs constituésd’organes différenciés et de milliards de cellules, l’amibe a un comporte-ment qui, bien que très simple, présente tous les caractères essentiels du com-portement des animaux supérieurs : en dépit de l’absence de tout systèmenerveux, elle est capable d’une conduite unifiée, d’autoconduction, de réflexesconditionnés, d’habitudes, de learning, d’adaptation, d’actions instinctives2.

Vie et extériorité. Le problème de la perception chez Ruyer 25

1. Le monde..., p. 366.2. Éléments de psychobiologie, Paris, PUF, 1946, p. 22. Voir également « Le paradoxe de

l’amibe et la psychologie », Journal de psychologie normale et pathologique, juillet-décembre 1938 ;« Du vital au psychique », in Valeur philosophique de la psychologie, Treizième semaine de syn-thèse, Paris, PUF, 1951.

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Qu’en conclure sinon que le caractère unifié et adapté, c’est-à-dire finalisé, ducomportement ne doit pas être référé au système nerveux, dont la fonctionest alors nécessairement beaucoup plus circonscrite que la tradition le pen-sait. Comme l’écrit Ruyer, « l’amibe, parmi les vivants, est comme le pauvreparmi les hommes. Elle n’a pas de moyens, de matériel, d’outillage, mais ellefait la preuve qu’une sorte d’égalité essentielle lui reste. Un principe de com-portement, d’autoconduction, ne lui fait pas défaut. Il est difficile de ne pasconclure que le système nerveux, chez les animaux supérieurs, est à rangerdans la catégorie des “richesses” de l’être vivant, richesses très commodes,mais non indispensables »1. À bien y penser, comme le souligne Ruyer à plu-sieurs reprises, comment un clivage aussi capital dans l’univers que celui dupsychique et du physique pourrait-il reposer sur la spécialisation de quelquescellules en cellules nerveuses ? Il faut reconnaître que l’idée d’un surgisse-ment du psychique à partir de ce qui n’est pas lui n’a pas de sens, que le psy-chique ne peut avoir été produit, ne peut avoir commencé, et il faut parconséquent admettre qu’il se prémédite au sein de la vie elle-même. Au lieu dese confronter à l’impossible entreprise de rendre compte de l’apparition de laconscience à partir du tissu vivant, même spécifié en tissu cérébral, Ruyeridentifie purement et simplement le conscient et le vital, quitte à introduire,comme on va le voir, des distinctions au sein de la conscience elle-même.

En vérité, les données de l’embryologie, sur lesquelles Ruyer revient toutau long de son œuvre, viennent confirmer largement cette intuition. L’équi-potentialité qui caractérise l’embryogénie2 conduit à reconnaître que tout sepasse comme si l’embryon était présent à lui-même, non seulement spatiale-ment, puisque l’ébauche de membre « connaît » pour ainsi dire la placequ’elle occupe dans la forme totale, mais aussi temporellement puisquel’œuf se développe en fonction de ce qu’il va devenir, c’est-à-dire de ce qu’ildoit être. Cependant, cette équipotentialité caractérise au premier chef l’acti-vité cérébrale : la différenciation anatomique n’est pas accompagnée d’unedifférenciation physiologique, de telle sorte que telle aire cérébrale peuttoujours assumer la mise en œuvre d’un thème qui était initialement portépar une autre aire. Ce rapprochement, longuement développé dans Néo-finalisme, est décisif car il permet de faire apparaître, par-delà leur différenceexploitée par la perspective dualiste, la continuité fondamentale entrel’embryon (et, partant, l’organisme en général) et le cerveau. En raison decette continuité, ce qui vaut pour le cerveau, à savoir la conscience, vautpour le vivant lui-même ; l’unité biologique l’emporte sur la différence ana-tomo-physiologique. Comme l’écrit Ruyer : « Il n’y a aucune fantaisie à fairecorrespondre, à l’embryon observable, un domaine de conscience primaire,

26 Renaud Barbaras

1. « Le paradoxe de l’amibe et la psychologie », p. 474.2. Après une greffe, tel bourgeon de membre va devenir le membre qui aurait dû appa-

raître à la place qu’il occupe, comme si c’était la position et non le substrat qui commandait ledéveloppement. De même, il est possible (Spemann) d’intervertir dans l’embryon la destinéede l’épiderme et de la plaque neurale présumée : des cellules qui auraient dû donner del’épiderme vulgaire deviennent du tissu nerveux.

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de même que l’on fait spontanément correspondre une conscience à la têteou au cerveau observables d’un être vivant. Un thème sensé, que les structu-res observables expriment mais n’épuisent pas, ne peut avoir d’autre genred’existence que l’existence de type subjectif. »1 Or, cette existence de typesubjectif n’est autre que celle que nous avons d’abord découverte en nous-même et thématisée en termes de domaine absolu. Que ce soit au niveau ducerveau ou de l’embryon, on a affaire à une réalité qui est présente à elle-même en tous ses points en tant qu’elle est capable de se développer et des’organiser elle-même, mais il s’agit d’une présence qui est sans distance etne relève pas de la connaissance. Le vivant se possède en tant qu’il se pro-duit et se comporte : il est pour soi parce qu’il est par soi. Ainsi, « la cons-cience – ou l’unité x du survol non dimensionnel – malgré un préjugé invé-téré, n’est pas essentiellement perceptive ou cognitive de structures spatio-temporelles. Elle est essentiellement active et dynamique, organisatrice desstructures spatio-temporelles qui lui sont données dans son champ de sur-vol »2. Dès lors, l’équipotentialité est l’aspect fonctionnel objectif que prendcette conscience pour un observateur extérieur : si, pour nous, l’organismeest un objet, certes doué de certaines propriétés d’équipotentialité, en soi ilest un pour soi, dont ces propriétés sont comme la manifestation.

Nous avons parcouru l’autre moitié du chemin en nous appuyant cettefois-ci sur les données objectives de la science et montré que le mode d’êtredécouvert au sein du champ de conscience, à savoir le survol sans distance,caractérise d’abord le vivant lui-même, cérébralisé on non. L’inférenceeffectuée plus haut à partir du champ visuel, qui conduisait à attribuer pourainsi dire au substrat le mode d’être du phénomène, vaut non seulementpour le cerveau, mais pour tout le vivant : la conscience peut être enracinéedans la vie parce que la vie est en son fond conscience. L’étude du champ deconscience révélait son étendue constitutive ; l’étude de l’organisme, qui sedonne comme un objet déployé dans l’étendue, révèle une autopossession,une présence active à soi par laquelle il transcende la simple extériorité spa-tiale. Le vivant est caractérisé par une intériorité qui ne repose pas sur lapositivité d’un sujet, intériorité sans distance qui n’est autre que le pli duvivant sur lui-même en tant qu’il est capable d’autosurvol. Les deux voiesd’accès convergent donc vers un mode d’être unique, par-delà le partageabstrait d’une immanence subjective sans extériorité et d’une étendue étran-gère à elle-même, d’une conscience pure transcendant la vie et d’une vieréductible en droit aux lois de la matière. Ce mode d’être unique, que l’onpeut nommer indifféremment « conscience » ou « vie », est celui du domainede survol : immanence réalisée ou étendue présente à elle-même. Cepen-dant, cette présentation serait gravement fautive si l’on en restait là. Ruyermet en évidence la co-extensivité de la conscience et de la vie et refuse doncde considérer quelque chose comme un surgissement de la conscience au

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1. NF, p. 75.2. NF, p. 104.

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sein de la vie. Mais ce qui vaut pour la conscience vaut pour la vie elle-mêmeet les raisons pour lesquelles nous avons refusé l’émergence de la cons-cience, à savoir l’existence du vivant en domaine absolu de survol, doiventnous conduire tout autant à refuser celle de la vie. En effet, le mode d’êtredomanial, découvert dans le champ de conscience puis dans l’organisme,vaut pour toute réalité manifestant une unité véritable, de telle sorte que laconscience primaire ne caractérise pas seulement l’organisme vivant maisaussi la cellule, la molécule, l’atome. Le vrai partage ontologique n’est pasentre vie et conscience, ni même entre matière et vie, mais entre deux typesd’être : les êtres primaires, caractérisés par l’autosurvol, et les êtres secondai-res, agrégats dont les parties sont seulement juxtaposées et reliées de procheen proche. Au fond, la seule coupure métaphysique qui vaille chez Ruyer nepasse pas entre la matière et l’esprit ou l’étendue et la durée mais entre le par-tes extra partes et l’unité domaniale, c’est-à-dire finalement entre deux typesd’étendue : l’une dominée, l’autre divisée ou éclatée parce qu’étrangère àelle-même.

Ces conclusions procèdent d’une analyse extrêmement puissante de lanotion de liaison, qui constitue la troisième voie d’accès (et la plus courteselon Ruyer) aux domaines de survol. Décrire la liaison entre deux objets àpartir d’un collage les rendant solidaires, c’est s’interdire de la penser : eneffet, dans la mesure où il faut une colle entre les éléments de la colle pourqu’elle soit collante, l’on est condamné à une régression à l’infini, sansjamais rencontrer une véritable unité. Autrement dit, tant que l’on pense entermes de partes extra partes, on s’interdit de rendre compte d’une véritableliaison entre des termes. La conclusion s’impose : deux termes ne sont liés,ne forment une unité, que s’ils ne sont pas « collés » mais autosurvolés ; iln’y a d’unité que domaniale, c’est-à-dire subjective1. La conscience désignebien ce mode d’unification qui permet de surmonter la pure extériorité spa-tiale, et il y a donc conscience partout où il y a unité véritable : la vietémoigne, éminemment, d’un mode d’être qui vient de plus loin qu’elle et siconscience et vie s’équivalent, alors il faut admettre que le mode d’êtrevivant dépasse largement ce qui est phénoménologiquement considérécomme tel. Mais on soupçonne aussi le risque inhérent à ce monisme de laconscience (ou de la vie) : que ce qui est gagné pour ainsi dire en extensionsoit perdu en compréhension et que cette définition généralisée de lavie nous interdise d’en inférer des propriétés phénoménologiquementdécisives.

La métaphysique de Ruyer consiste en une sorte de redistribution desrôles dans le jeu de la conscience et de la vie. La conscience ne peut êtrecomprise comme une propriété émergeant de la vie grâce au cerveaupuisque la vie est conscience de part en part. La fonction du cerveau estnécessairement plus limitée : elle correspond au sens phénoménologique dela conscience comme conscience vécue ou sensorielle. De même que le cer-

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1. « La conscience est aussi essentiellement une force de liaison » (NF, p. 113).

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veau est une spécialisation du vivant, la conscience proprement dite doitêtre comprise comme une modalité de cette conscience primaire qui carac-térise le vivant. En tant qu’elle est fondamentalement autosurvol, posses-sion active de soi, la conscience n’a ce qu’elle a qu’en l’étant et elle est doncpour ainsi dire absorbée par ce qu’elle survole : la conscience vitale n’exclutpas une forme de torpeur et la conscience de soi ou conscience sensiblen’est plus alors qu’un mode de la conscience primaire. On peut donc direque la conscience générale (primaire) correspond au survol de l’organisme etla conscience sensible à celui du cerveau. Comme l’écrit Ruyer on ne peutplus nettement : « Il n’y a au fond qu’un seul mode de conscience : la cons-cience primaire, forme en soi de tout organisme et ne faisant qu’un avec lavie. La conscience seconde, sensorielle, est la conscience primaire des airescérébrales. Comme le cortex est modulé par des stimuli extérieurs, la cons-cience sensorielle nous donne donc la forme des objets extérieurs àl’organisme. Mais ce contenu particulier ne représente pas du tout un carac-tère essentiel de la conscience et de la vie. »1 Nous touchons ici l’un despoints les plus difficiles, en tout cas les plus problématiques de la philo-sophie de Ruyer. De manière absolument conséquente, Ruyer définit laconscience sensible, point de départ de l’accès phénoménologique, à partirde la conscience primaire inhérente au vivant : elle est survol, comme touteconscience, et sa différence lui vient de la spécificité de ce qui est survolé, àsavoir le cerveau, qui devient pour ainsi dire l’organe de la sensibilité. Mais leproblème est le suivant : peut-on, à partir de la conscience primaire qu’elleest fondamentalement, rendre compte des traits spécifiques de la consciencesecondaire ? Suffit-il de référer le survol au cerveau pour éclairer le passage àla conscience sensible ? Plus précisément, est-il vraiment possible de resti-tuer l’intentionnalité propre à la conscience sensible (elle n’est pas seule-ment organisation mais bien conscience de quelque chose) à partir du seulautosurvol des aires cérébrales ? Ce qui est ici en jeu, c’est bien la possibilitéde refaire pour ainsi dire le chemin inverse, c’est-à-dire de retrouver les traitsphénoménologiques de la conscience proprement dite à partir de sa déter-mination comme autosurvol, c’est-à-dire comme conscience vitale.

En vérité, l’articulation de la conscience secondaire à la conscience pri-maire pose plusieurs problèmes, évidemment connexes. La première diffi-culté concerne le surgissement même de la conscience secondaire. La cons-cience secondaire est d’abord conscience primaire des aires cérébrales :pourquoi celles-ci ne demeurent-elles pas présentes comme telles, c’est-à-dire comme tissus vivants ? Pourquoi le socle vital se trouve-t-il soudainocculté par la conscience secondaire alors que celle-ci n’est autre que survolde ce socle sous sa forme cérébrale ? Bien sûr, on peut avancer le fait que lecortex est modulé par les stimuli extérieurs, mais, sauf à conférer au cerveaului-même cette fonction de détachement, sauf donc à considérer que le cer-veau se sépare de lui-même pour se rapporter de lui-même au stimulus sous

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1. NF, p. 104.

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forme d’image, ce qui est rigoureusement incompréhensible, il faut admettreque l’effet du stimulus demeure un événement cérébral, qui se produit danssa masse, de sorte que l’on ne voit pas pourquoi le survol du cerveau impli-querait la seule conscience de l’effet du stimulus et non pas en même tempscelle du tissu qui est affecté1. Ruyer pose le problème dans les Éléments de psy-chobiologie : « Comment un certain détachement élève-t-il ma conscience,comme psychisme second, au-dessus du psychisme primaire ? Pourquoi maconscience est-elle toujours hors d’elle-même, dans les objets significatifsqu’elle perçoit ou qu’elle vise » ? Mais la réponse est pour le moins confuse :le psychisme primaire du végétal, de l’amibe ou du vertébré « est déjà tenduvers la subsistance dans le monde, ou plutôt dans un Umwelt découpé dansle monde selon la nature de leurs organismes. La sensation se détache parcequ’elle est cherchée, comme moyen, en vue d’une fin générale d’adaptationà un monde de l’ “autre”, fin inhérente à tout vivant »2. La solution consisteà référer ce détachement à une ouverture à l’autre, inhérente à l’adaptation,dont on voit mal comment elle s’articule avec l’autosurvol. Surtout, la posi-tion même du problème est révélatrice : le détachement de la consciencevis-à-vis du cerveau est référé à son caractère intentionnel (ma conscienceest « toujours hors d’elle-même »), comme si c’était en raison de son rapportà l’objet, c’est-à-dire à ce qui n’est pas l’organisme, qu’elle pouvait se scinderdu cerveau : la conscience secondaire se détacherait de la conscience pri-maire en tant qu’elle ne survolerait plus le cerveau lui-même mais les stimuliextérieurs qui l’affectent.

Cela nous conduit à la seconde difficulté, qui concerne précisément lapossibilité de rendre compte de la conscience comme conscience senso-rielle, c’est-à-dire comme conscience d’autre chose que la matière cérébrale.Ruyer y insiste à plusieurs reprises : la conscience secondaire ne se distinguede la conscience primaire que par le contenu, à savoir les cellules nerveuses.Or, la conscience secondaire se distingue aussi par sa modalité : elle n’orga-nise pas des tissus mais fait apparaître quelque chose, qui est pour elle,même si cela n’implique pas nécessairement distance et connaissance. Com-ment engendrer cette modalité intentionnelle de la conscience à partir d’unedifférence de contenu ? Pourquoi le survol d’un certain contenu (les cellulesnerveuses) la rendrait soudain capable d’un rapport ? Cela est incompréhen-sible, sauf à inscrire par avance le rapport dans le contenu, c’est-à-dire àintroduire dans le cerveau un rapport à l’extériorité dont il est par lui-mêmeincapable, bref à reporter au plan du cerveau une intentionnalité que laconscience, comme autosurvol, ne peut assumer. Cela revient bien au fond,à l’instar de ceux que Ruyer critique pourtant, à faire naître miraculeusementnon plus la conscience mais l’intentionnalité du cerveau lui-même. La diffi-culté, qui apparaît déjà dans la formule de Néo-finalisme citée plus haut( « comme le cortex est modulé par des stimuli extérieurs, la conscience sen-

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1. C’est ce que Chambon souligne à sa façon dans Le monde.., p. 409 notamment.2. Éléments de psychobiologie, p. 26.

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sorielle nous donne la forme des objets extérieurs à l’organisme » ), estconfirmée par d’autres textes. Par exemple, après avoir rappelé que les cellu-les nerveuses possèdent, comme toute cellule vivante, une capacitéd’autoprésentation, il conclut : « Leur caractère spécifique est seulementd’être modulables par des influences extérieures. La modulation, une foisassimilée à l’être vivant, profite de son caractère de forme vraie, d’unité dansla multiplicité – et c’est cela même que l’on appelle sensation ou conscience.La sensation est découpée dans une étoffe vivante et subjective, mais samodalité correspond à une structure extérieure, et c’est pour cela qu’elle aune fonction représentative »1. On voit la difficulté et, pour ainsi dire, le tourde passe-passe théorique qui est tenté ici : ce n’est pas parce que la cons-cience survole des cellules nerveuses modulées par le monde extérieurqu’elle est capable de se rapporter aux stimuli qui ont modulé les cellules,c’est-à-dire de se représenter un objet. Il y a certes une action réelle dumonde sur le cerveau mais l’autoprésentation de la cellule cérébrale ne per-met pas à la conscience de faire le chemin inverse et de rejoindre en repré-sentation la source de cette action. Ce n’est pas parce que la cause de lamodulation cérébrale est extérieure que la conscience de cette modula-tion sera conscience d’extériorité. Il n’y a jamais dans le cerveau que descontenus et même si une propriété de ce contenu vient de l’extérieur, laconscience (primaire) de cette propriété ne peut se muer en représentation,c’est-à-dire en conscience secondaire. Bref, en tant que relation, l’intention-nalité ne peut advenir à la conscience en raison de la seule spécificité ducontenu (cerveau modulé) sur lequel elle porte. Ainsi, c’est à la seule condi-tion de réaliser au sein du cerveau son rapport à l’extériorité que la cons-cience peut devenir sensible, ce qui est impossible car une modulation nedeviendra jamais par elle-même une image. Finalement, Ruyer tombe sousle coup de la critique qu’il adresse à la plupart des théories psychophysi-ques : de même que celles-ci faisaient naître miraculeusement la consciencedu cerveau, celui-ci fait naître miraculeusement l’intentionnalité du tissucérébral. Or, comme c’est bien le sens même de la conscience qui est en jeudans cette dimension intentionnelle, la difficulté soulevée ici met en périltout l’édifice – sauf à ne plus conférer au mot « conscience » qu’une signifi-cation nominale. Quel sens cela a-t-il de reconduire la conscience à la vie sic’est pour sacrifier ce qui fait la teneur de sens essentielle de la conscience ?

Mais il y a une troisième difficulté, plus grave encore dans la mesure oùelle grève la méthodologie même de Ruyer. En effet, nous avons comprisjusqu’ici l’intentionnalité dans un sens pour ainsi dire minimal, qui coïncideavec le surgissement de la conscience proprement dite (secondaire). Ellesignifie que quelque chose est vécu ou éprouvé, qu’il y a apparition : elleconvient donc à la conscience affective ou sensible et, de manière significa-tive, c’est le plus souvent comme telle que Ruyer caractérise la consciencesecondaire. Cependant, une telle conscience demeure conscience imma-

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1. « Le paradoxe de l’amibe et la psychologie », p. 479.

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nente : elle n’est pas encore conscience de son autre, rapport à une extério-rité véritable. C’est ce que révèle la formule déjà citée de Néo-finalisme : à sup-poser même que la conscience sensorielle puisse naître de la modulation ducortex par les stimuli, cette conscience ne nous donnerait que « la forme desobjets extérieurs à l’organisme » mais en aucun cas leur extériorité. En accordavec l’épicurisme dont il se revendique quant au problème de la perception1,il n’y a pour Ruyer de rapport à l’extériorité que sous forme d’images, ce quiveut dire que la conscience est à jamais séparée du monde extérieur, inca-pable d’une véritable transcendance. Une telle conséquence est en parfaitaccord avec la théorie des domaines absolus : si la mise en scène de la per-ception suppose l’extériorité du percevant par rapport au perçu, cette condi-tion physique ne saurait valoir pour le champ sensible ainsi engendré. Cechamp est caractérisé par le fait que nous ne le débordons ni d’un côté, ni del’autre, de sorte que nous n’avons pas « de connaissance intuitive d’une réa-lité extérieure »2. On ne peut mieux dire que le champ sensible est incapablede s’ouvrir à autre chose que lui-même, de percer l’immanence del’autosurvol. La conscience sensible du monde ne peut par principe êtreconscience de sa réalité, l’ordre psychologique n’est relié à l’ordre physiqueque par survol de ses effets dans le corps, jamais par intentionnalité. Laconscience advient au sein du monde, les sensations sont « dans la tête »et, en tant que telles, elles ne peuvent pas être ailleurs que là où elles sont,c’est-à-dire viser une réalité transcendante. Même si elle se spatialise,l’immanence de l’autosurvol interdit le rapport à l’extériorité : la consciencese fait étendue, c’est-à-dire vie, mais elle ne peut se rapporter à ce qui estréellement à distance d’elle. Le domaine de survol est une surface absolue,c’est-à-dire une surface absolument superficielle qu’aucune profondeur nevient ouvrir. Comme Chambon le dit très bien, « pénétrer la constitutionintime de l’espace propre de vision, ce n’est pas déchiffrer le saisissementpar l’univers de cet espace de vision »3. Or, cette impossibilité de l’intention-nalité ébranle en profondeur l’édifice ruyérien dans la mesure où elle eninvalide purement et simplement la méthode. Nous avons dit que celle-ciconsistait en un double accès, phénoménologique et objectif, ce qui revientà affimer que la description phénoménologique doit avoir une portée onto-logique, que la science permet par ailleurs de thématiser. Mais la portéeontologique de l’accès phénoménologique signifie que le champ de cons-cience nous ouvre au monde, nous initie à la réalité, ce qu’il est précisémentincapable de faire. Ainsi, la démarche tout entière présuppose une valeurréaliste du champ perceptif qui est démentie par l’analyse même de la cons-cience. Afin de pouvoir se revendiquer du monde objectif, afin d’inférer del’expérience certaines structures ontologiques, il faut justifier la possibilité

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1. « Les observables et les participables », Revue philosophique de la France et de l’étranger,1966, p. 420-422.

2. CC, p. 56.3. Le monde.., p. 413.

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d’accéder à ce monde, c’est-à-dire reconnaître la valeur proprement percep-tive de l’expérience. Or, c’est ce que Ruyer ne peut faire, sapant ainsi lesbases mêmes de sa métaphysique. Bref, c’est de deux choses l’une : ou bienla méthode ruyérienne est garantie mais cela signifie alors que le propre duchamp de conscience est d’ouvrir à une altérité, ce qui revient à invalidertoute la théorie des domaines de survol ; ou bien, cette théorie est validemais cela signifie alors que la conscience ne peut sortir d’elle-même et que lerecours à l’extériorité objective est sans fondement. En raison de la dispari-tion de l’intentionnalité, la métaphysique de Ruyer est vouée à la contradic-tion de la méthode et du contenu. En vérité, toute sa démarche repose sur laconfusion entre un point de vue phénoménologique et une perspective réa-liste et objective : il projette sans cesse sur l’expérience une dualité physiqueélémentaire, celle de l’intérieur et de l’extérieur, qu’il ne peut jamais justifierà partir de cette expérience. Seule une authentique théorie de la consciencecomme conscience intentionnelle pourrait justifier le recours à l’extérioritéet à son élaboration scientifique. Mais une telle philosophie de la consciencepeut-elle encore s’appuyer sur une philosophie de la vie ? La conscienceintentionnelle peut-elle être vitale ?

Ruyer n’ignore pas complètement la difficulté, même s’il ne l’affrontejamais vraiment. Puisqu’il est impossible de penser un véritable rapport dudomaine de survol à l’extériorité, la solution va consister à dissoudre pourainsi dire le perçu dans la seule extériorité avec laquelle le domaine soit enrapport, à savoir le thème trans-spatial ou essence, bref à nier la spécificitéde la perception par rapport à l’appréhension générale d’un sens. En effet, ilest temps de rappeler que les domaines de survol, en eux-mêmes spatio-temporels, unifient ce qu’ils survolent selon des thèmes ou des essences quitransparaissent dans l’espace et le temps, mais sont, quant à eux, trans-spatiaux et trans-temporels en tant qu’ils commandent le survol. Ainsi, demême que la conscience primaire donne cohésion à l’organisme selon telthème vital, la conscience secondaire unifiera les modulations des aires céré-brales selon des thèmes objectifs. C’est pourquoi « on pourrait comparerune aire sensorielle cérébrale – ou plutôt sa contrepartie réelle et autosubjec-tive – à une glace sans tain qui, d’une part, reçoit les images physiques desobjets observés, et qui, d’autre part, réfléchit les essences, correspondantes àces objets, du monde trans-spatial »1. On voit ici que l’intentionnalité revientà la « prise » de la modulation cérébrale sur une essence trans-spatiale et seconfond donc avec la réflexion, au sens optique, d’une pure signification.En réalité, une telle description ne résout pas le problème posé plus haut,car afin de réfléchir les essences correspondant aux objets, encore faut-ilque ce qui arrive à l’aire sensorielle soit saisi comme se rapportant à l’objet,ce que le cerveau ne peut évidement faire. Le recours à l’essence présupposedonc la perception et ne l’explique pas puisque, pour réfléchir l’essence,l’aire sensorielle doit d’abord réfléchir l’objet : s’il est vrai que la reconnais-

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1. NF, p. 132.

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sance passe par l’essence, il est vrai d’abord que l’essence ne peut s’appliquerqu’à un objet saisi comme tel et c’est ce que Ruyer ne peut, par principe,expliquer. C’est pourquoi il évite finalement le problème en confondant laperception avec la saisie générale d’une essence, c’est-à-dire en en niant laspécificité. « La perception, comme tout acte de conscience, est donc appré-hension de sens et de valeur ; il n’y a pas de différence profonde entre “avoirune idée” et “percevoir un objet”, pas de différence entre la faculté deconnaissance du sensible et celle de l’intelligible, puisque ce sont les mêmesessences que l’on saisit dans les deux cas »1. Le propre de la perceptioncomme rapport à un existant, à une extériorité concrète, est purement etsimplement ignoré car la seule extériorité à laquelle un domaine d’auto-survol puisse se rapporter est l’essence trans-spatiale.

Ruyer échappe à l’alternative entre un idéalisme qui fait de la conscienceun commencement absolu et un matérialisme qui veut l’engendrer à partirdu cerveau, en mettant en évidence une identité originaire entre la cons-cience et la vie, identité qui se fonde sur la découverte des domaines absolusde survol, attestés aussi bien au plan phénoménal qu’au plan objectif. En cesens, Chambon a raison de souligner que la philosophie de Ruyer est sansdoute la seule qui nous permette de comprendre l’existence naturelle de laconscience, c’est-à-dire de penser authentiquement le sujet empirique2. Encela, il réussit là où la phénoménologie de Merleau-Ponty a échoué puisquecelui-ci ne parvient jamais à penser une conscience mondaine ou incarnée :il oscille entre la corporéité du corps, qui le rejette du côté du monde, et sapropriété, qui le reconduit à la conscience, sans jamais parvenir à un pointd’équilibre. La leçon de Ruyer, c’est qu’il faut abandonner le vocabulaire ducorps et de l’esprit, de l’objectif et du subjectif au profit d’une philosophiequi pense la conscience à partir de la vie et en restitue ainsi l’appartenance aumonde. Seulement, cette identification de la conscience à la vie sous l’égidedes domaines absolus se paie d’un prix élevé : la perte de l’intentionnalité et,partant, de la conscience elle-même en tant que conscience sensible ouvécue. La détermination de la conscience à partir de la vie a pour contre-partie la restriction de la conscience au champ de la conscience vitale (cons-cience primaire) et, partant, l’incapacité à remonter à une conscienceauthentique : saisie du point de vue de la vie, c’est-à-dire comme domaine desurvol, la conscience secondaire en sa dimension intentionnelle devientincompréhensible et ingénérable. Finalement, la dualité du corporel et dupsychique n’est pas tant dépassée que déplacée au sein de la vie, où elle setransforme en dualité entre conscience primaire et conscience secondaire.Mais, pas plus qu’il n’est possible de rendre compte du surgissement de laconscience à partir du corps cérébralisé, on ne peut décrire de manière satis-faisante l’apparition de la conscience secondaire à partir de la consciencevitale. Ruyer le souligne nettement : « il est essentiel de comprendre que la

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1. Le monde des valeurs, Paris, Aubier, 1948, p. 163.2. Le monde.., p. 377.

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perception, permise par les auxiliaires cérébraux, des êtres extérieurs, ne faitpas partie de la texture primaire de la conscience comme subjectivité »1. Onne peut mieux dire que, ressaisie du point de vue de la vie, l’essence de laconscience exclut la perception : comme le cerveau pour le vivant, la per-ception est au mieux une richesse, commode mais pas indispensable.

Le nœud de la difficulté réside dans la manière dont Ruyer articule cons-cience et étendue. Penser à partir de la vie, c’est refuser l’alternative simplede l’immanence subjective et de l’extériorité, c’est penser une co-appartenance de la conscience et de l’étendue, car la vie conjoint le vivreintransitif (être en vie, Leben) et le vivre transitif (se vivre et vivre le monde,Erleben). Mais la manière dont Ruyer pense le rapport de la conscience àl’étendue est-elle satisfaisante et est-elle conséquente ? Le domaine de sur-vol est-il la seule modalité possible d’articulation entre conscience etétendue ? La solidarité de la conscience et de l’étendue exclut-elle toute alté-rité et donc toute intentionnalité ? En vérité, on ne voit pas comment uneconscience caractérisée par l’immanence de l’autosubjectivité peut véritable-ment être étendue et, tout autant, on ne comprend pas mieux comment uneextériorité véritable peut se rassembler ou se posséder à la manière d’uneconscience. Il faut faire valoir ici Michel Henry contre Ruyer : l’essence del’auto-affection est étrangère à l’étendue, de telle sorte que si la consciencede l’étendue a un sens, elle ne pourra consister en un autosurvol. Il est vraique la définition de l’étendue comme partes extra partes conduit à une pulvéri-sation et finalement une dissolution de cette étendue ; en ce sens, il n’y ad’étendue que pour une conscience et Ruyer a donc raison d’insister sur leuressentielle articulation. Mais, dire qu’il n’y a d’étendue que pour une cons-cience n’implique pas que la conscience de l’espace soit une conscience spa-tialisée, c’est-à-dire une surface absolue. Le propre de l’espace est au con-traire qu’il échappe à la conscience, qu’il l’excède de toute part, qu’il résiste àtoute tentative d’appropriation. La dimension première de l’espace est laprofondeur, c’est-à-dire le non-survolable, et il n’y a donc de conscience del’espace que comme conscience dépassée par l’espace. Toute la difficulté estprécisément de comprendre le sens de la conscience en tant qu’elle estcapable de se rapporter à ce qui la dépasse. L’étendue n’est pas l’autre de laconscience, comme le voulait le dualisme spiritualiste, car alors elle se dis-soudrait dans la pure extériorisation mais elle n’est pas pour autant cons-cience, auto-affection réalisée, c’est-à-dire surface absolue car, en dépit de ceque Ruyer affirme, en ce survol immanent se perd la profondeur qui faitl’étendue et l’étendue réelle se confond alors avec l’étendue pensée. C’estentre ces deux écueils qu’il faut penser le rapport de la conscience àl’étendue : celle-ci est ce qui se déploie devant la conscience en tant quenon-survolable, ce qui recule dans la profondeur, ce qui ne se donne quecomme son propre échappement, se présente en s’absentant toujours de sesparties ou de ses places présentes. L’expérience de l’étendue est celle d’une

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1. NF, p. 215.

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transcendance non-positive qui échappe à la conscience tout en en procé-dant puisqu’elle n’est pas positive, c’est-à-dire ne repose pas sur un trans-cendant. Ainsi, la co-appartenance de la conscience et de l’étendue, loin dedéboucher sur des surfaces absolues conduisant à une négation de l’in-tentionnalité, l’exige au contraire – ou plutôt, l’intentionnalité est cette co-appartenance même. Dire en effet que la conscience est conscience dequelque chose, c’est dire qu’elle peut se rapporter à ce qui la dépasse, s’avan-cer dans une extériorité qu’elle ouvre. En toute rigueur, il suffit de conduirejusqu’au bout le parallèle que Ruyer établit avec le temps pour que cetteconclusion s’impose. En effet, il est vrai que l’expérience du temps exclutune dimension perpendiculaire au cours de la durée et que, en ce sens, il n’ya de conscience du temps que comme conscience temporelle. Mais dire quela conscience est temporelle, c’est reconnaître qu’elle ne fait pas le temps,qu’elle advient à partir d’un surgissement dont elle n’est pas la source, brefqu’elle ne saisit le temps que comme cela qui la déborde toujours et qu’ellene peut jamais surplomber, même dans l’immanence. La conscience ne pos-sède le temps que comme ce qui la dépossède. Or, de même qu’il n’y a deconscience du temps que comme conscience emportée par le temps, il n’y ade conscience de l’espace que comme conscience dépassée par l’espace etc’est ce dépassement originaire, indissolublement spatial et temporel, quifait l’essence de la conscience.

Nous sommes reconduits, au terme de ce parcours, à la question du sensd’être de la conscience, en tant que conscience perceptive, conscience d’unmonde. Nous avons cru trouver, avec la philosophie de Ruyer, le moyen dese délivrer de l’approche phénoménologique du problème et donc la voie desa résolution. Cette voie consiste dans le dépassement de l’alternative rui-neuse entre conscience et corps, c’est-à-dire dans le refus de la probléma-tique du corps propre. Ce dépassement n’est possible que sur la base d’unephilosophie de la vie qui voit dans l’être en vie un mode d’être originaire etirréductible à partir duquel on doit pouvoir rendre compte de la conscience.Le génie de Ruyer a consisté à comprendre que, si la conscience ne peut pasnaître du corps vivant, ce n’est pas parce qu’elle serait d’une autre naturemais au contraire parce qu’elle se confond avec lui ou plutôt parce qu’il seconfond avec elle. Il n’y a donc de conscience que vitale et une vie qui neserait pas conscience en son fond est impensable. Seulement, cette affirma-tion décisive a un prix : la réduction de la conscience à sa modalité primairecomme survol autosubjectif et, par conséquent, la perte de l’intentionnalitéqui la spécifie pourtant comme conscience. Faut-il alors, si l’on veut préser-ver la conscience dans la plénitude de son sens et fonder le recours à la réa-lité objective, renoncer à l’identification de la conscience et de la vie ?L’alternative est-elle entre une philosophie de la perception qui renonceraitdéfinitivement à enraciner la conscience dans la vie et une philosophie de lavie qui ne pourrait y identifier la conscience qu’au prix d’une perte del’intentionnalité ? L’alternative est-elle entre Merleau-Ponty et Ruyer ? Cettealternative n’apparaît comme ultime que si l’on considère la philosophie

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ruyérienne de la vie comme la seule possible. Mais est-ce bien le cas ? Laphilosophie de Ruyer est-elle véritablement une philosophie de la vie, com-mandée par le souci d’en comprendre le sens d’être spécifique ? Commenous l’avons montré, le problème de la liaison, c’est-à-dire de l’individualité,est, aux yeux de Ruyer, la voie d’accès privilégiée à la théorie des domainesde survol. Cela signifie que le dépassement de la conscience au profit de lavie repose lui-même sur un dépassement de la vie proprement dite au profitd’un mode d’être ultime qui est celui des êtres primaires, c’est-à-dire auto-unifiés (atome, molécule, cellule, tissu, organe, organisme, etc.) et dont levivant n’est qu’un exemple. Loin de correspondre à un mode d’être irréduc-tible, la vie est ressaisie par Ruyer comme une modalité parmi d’autres d’uneréalité qui dépasse les vivants proprement dits. La philosophie de Ruyern’est donc pas tant une philosophie de la vie qu’une métaphysique de lamonade débouchant sur un monisme de la subjectivité, dès lors qu’il n’y ad’unité qu’autosurvolée, c’est-à-dire subjective. C’est précisément en raisonde cette approche de la conscience et de la vie à partir de la question del’unité et de l’individualité que Ruyer est conduit à caractériser la consciencecomme cela qui, se possédant soi-même, ne peut s’ouvrir d’aucune façon àun autre. Ainsi, même si Ruyer s’appuie sur les résultats de la biologie, iln’est pas sûr qu’il soit en mesure d’atteindre l’essence de la vie dès lors quesa question n’est pas tant celle de l’enracinement vital de la conscience quecelle des conditions d’une unité véritable, qu’elle soit physique, vitale oupsychique. En d’autre termes, ce n’est pas tant la vitalité que l’unité du vivantque Ruyer nous donne les moyens de comprendre. La voie demeure doncouverte d’une philosophie de la vie qui l’aborderait à partir de la conscienceperceptive dont elle porte la possibilité. Centrée sur la question de la vitalitéde la vie, où se fonde ultimement le rapport de la conscience à l’espace, cettephilosophie ne pourrait plus aborder la vie à partir de l’unité. En tantqu’ouverture originaire à une transcendance qu’elle ne peut survoler, la viedevra plutôt être caractérisée par le défaut d’unité : pour une telle philo-sophie, la vie sera déchirement plutôt que clôture, échappement plutôtqu’autosurvol, défaut plutôt que plénitude.

Renaud BARBARAS,Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne.

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