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parole perdue

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  • Frdric Lenoir Violette Cabesos

    La parole perdue

    ROMAN

    ALBIN MICHEL

  • Prologue

    Et ils sen allrent chacun chez soi.Quant Jsus, il alla au mont des Oliviers.Mais, ds laurore, de nouveau il fut l dans le Temple, et tout le peuple venait lui, et stant

    assis il les enseignait. Or les scribes et les Pharisiens amnent une femme surprise en adultre et, laplaant au milieu, ils disent Jsus : Matre, cette femme a t surprise en flagrant dlitdadultre. Or, dans la Loi, Mose nous a prescrit de lapider ces femmes-l. Toi donc, que dis-tu ? Ils disaient cela pour le mettre lpreuve, afin davoir matire laccuser. Mais Jsus, sebaissant, se mit crire avec son doigt sur le sol. Comme ils persistaient linterroger, il se redressaet leur dit : Que celui dentre vous qui est sans pch lui jette le premier une pierre ! Et se baissantde nouveau, il crivait sur le sol. Mais eux, entendant cela, sen allrent un un, commencer par lesplus vieux ; et il fut laiss seul, avec la femme toujours l au milieu. Alors, se redressant, Jsus luidit : Femme, o sont-ils ? Personne ne ta condamne ? Elle dit : Personne, Seigneur. AlorsJsus dit : Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, dsormais ne pche plus.

    vangile selon saint Jean, chapitre 8, versets 1 11.

  • 1La nuit tait du bleu violac dont se parent les gros hortensias dans les jardins anglais. De-ci de-l stiraient les taches sombres des arbres dissmins dans la ville. Au nord, derrire les palmierset les pins parasols, la masse noire dune montagne se dressait, muette et endormie comme la citgisant ses pieds.

    Pas un souffle dans lair chaud iod et parfum dessences mditerranennes. Aucune fracheurntait esprer de la nuit.

    Pas de trace de vie dans les rues paves.Pas de bruit nocturne. Aucun ronflement chapp de la bouche dun dormeur, ni de soupir de

    lvres embrasses.Rien que le vide dune ville abandonne. Une cit fantme sans sable, au beau milieu de lItalie.Les habitants taient partis il y a si longtemps que leurs demeures navaient plus de toit. un carrefour du champ de ruines, sculpte sur une fontaine, une tte de pierre surveillait le

    nant : le casque piqu de deux ailes, Mercure, messager des dieux, divinit des morts et desvoyageurs, guettait la moindre prsence.

    Des spectres ns du cataclysme erraient peut-tre dans les ruelles, mais la seule empreintehumaine tait visible sur les fresques et dans les temples, o trnaient les reprsentations en bronzeou en mosaque de dieux teints. Jadis honores, les statues avaient le regard roide et lternelleposture de cadavres momifis.

    Dans les maisons, poutres de soutnement et travaux de restauration empchaient ladisparition. La nature et les hommes avaient mis en scne la cit tel un thtre en plein air : le disqueblond de la lune clairait les cannelures des colonnes corinthiennes du Forum. Une partie du templedIsis tait protge par un toit en plexiglas, sur un grand panneau taient reproduites les antiquespeintures. Le nom des rues tait appos sur de modernes plaques blanches, et chaque maison mise aujour avait t baptise dune appellation anecdotique. Le site tait divis en un savant quadrillage dergions, lots et numros ; aucune villa, aucune boutique, nul graffiti ou difice nchappait lacuriosit des archologues et la fascination des millions de touristes qui foulaient ces pavs depuisque la ville avait t dcouverte, il y a plus de deux cent soixante ans.

    Deux silhouettes se faufilrent dans la rue, la frontire entre les rgions V et VI de la ville. Il ny a pas de vigile ? chuchota une voix masculine dans un italien teint daccent allemand. Cest Naples, ici, pas Zurich ! rpondit la femme en souriant. On ne va pas payer quelquun

    pour surveiller des ruines ! Si jamais un toqu de ladministration na rien de mieux faire que sebalader ici la nuit, je saurai quoi lui donner pour quil nous laisse tranquilles, ajouta-t-elle en mettantla main sur son sac.

    Il fait si sombre Quest-ce que cest que a ? demanda-t-il en pointant la lampe torche surdimmenses surfaces planes, do mergeaient piquets et vgtation se balanant sous le vent.

    a, cest les champs lous par mon frre, expliqua lItalienne. Cest grce lui que jai lesclefs Les touristes ne saventurent jamais jusque-l mais faut savoir que tout na pas tdgag ! Ils gardent des hectares entiers pour les gnrations futures , comme ilsdisent Alors, en attendant les gnrations futures, nous, on cultive la terre quil y a dessus etquelle terre, mes aeux ! Y a pas plus riche. On y planterait un caillou quun figuier en sortirait. Des

  • fois, je me dis que tout a pousse sur des squelettes et que les racines sont nourries par des oshumains, mais bon Au moins ceux-l, on les laisse dormir. Paix leur me. Venez, cest pas loin.

    Le docteur Ziegemacher, cardiologue rput de Zurich, talonna Gina le long des champs puis desvestiges de pierre. Avec le temps, lItalienne avait appris tre moins effraye par lendroit, quelletentait de ne considrer que comme un lieu de travail. Certes, cela navait rien voir avec leschambres dhtel dans lesquelles elle exerait le plus souvent, ctait moins confortable, mais plusexotique et surtout mieux pay. Elle avait eu cette ide deux ans auparavant, pour faire face laconcurrence venue dEurope de lEst. Si elle voulait lutter contre ces lianes juvniles et blondes, larondouillarde Gina, qui allait sur ses trente-six ans, devait proposer du neuf ses clients, destouristes en villgiature dans les environs. Le neuf, elle lavait trouv dans des ruines vieilles daumoins deux mille ans. En voyant les fresques explicites et les banquettes de pierre du fameuxlupanar, qui navait pas rv de sy adonner quelques exercices ? Eh bien, ces exercices, Gina lesoffrait sur place et nuitamment, moyennant un supplment. Pour linstant, elle tait la seule fournircette prestation, les autres filles ayant trop peur de dambuler dans Pompi la nuit. Au dbut, Ginaavait eu limpression dtre pie par une sentinelle invisible qui surveillait chacun de sesgestes. Elle se disait que les fantmes nexistaient pas mais elle songeait tous ces hommes, femmeset surtout aux bbs asphyxis dans les caves, brls vifs dans la rue, lendroit mme o ellemarchait, et mme si lruption du Vsuve stait produite il y a presque deux millnaires, il taitimpossible que toute cette souffrance net pas laiss de traces encore tangibles dans latmosphre dela ville, dans les murs de la cit martyre. Dailleurs, que venaient chercher les deux millions detouristes annuels, sinon les marques morbides de la vie brutalement interrompue ? Dbarqueraient-ilsdu monde entier si Pompi avait t victime de lexode rural, comme beaucoup de villages du sud delItalie, et non brutalement raye de la carte un matin dt ?

    Peu peu Gina stait habitue ltranget du lieu. Certains clients taient saisis deffroi dansles ruelles inquitantes mais cette monte dadrnaline tait plutt propice ses activits.

    Vous navez jamais rencontr personne ici ? senquit le Suisse, le regard anxieux derrire leslunettes.

    Comme les autres il stait fait entreprendre au bar de lhtel. Quand Gina lavait gentimentalpagu, il tait triste. Lorsquelle lui avait propos son service spcial, la froideur teinte de mprisquil lui avait montre jusqualors stait transforme en curiosit, puis en excitation. Pompi lanuit ! Il ny tait jamais all, bien sr. Pompi en visiteur clandestin, Pompi pour lui toutseul ! Pompi avec une prostitue, dans le lupanar antique ! Physiquement, la fille ne lui plaisaitgure, mais il stait lev pour la suivre.

    Si, une fois jai crois un nergumne organisateur de messes noires et une autre fois un voleurde squelettes ptrifis, rpondit Gina, non sans malice.

    Ah murmura le mdecin, blme et transpirant.En lui se mlaient la peur et la fivre, qui contrastaient avec le calme quil avait lhabitude de

    ressentir, ds quil ntait pas question de sa femme actuelle, de ses deux ex et de ses quatre enfants. Attention au matelas ! Ne le laissez pas tomber !Elle avait fait coudre un grabat aux dimensions exactes des couchettes de pierre, trs petites et

    troites en vrit. Galamment, le docteur Ziegemacher stait offert de porter loutil de travail. Il sesentait moins moustill et de plus en plus mal laise dans la ville morte. Le grand bonhommemince et muscl malgr sa soixantaine recala le matelas sous son bras. Dans le halo de la lune et lelourd silence des pierres, il avait limpression de profaner un tombeau.

    Enfin, sans avoir crois me qui vive, ils sengagrent dans une ruelle et stopprent devant

  • lancien lupanar, le seul ouvert aux touristes sur les quelque trente-quatre maisons closes quecomptait Pompi. Btiment le plus visit le jour, assailli en permanence par des foules de curieuxjetant un il torve sur les fresques rotiques, ldifice tait dsert et ferm clef. Gina grimpalescalier, sortit son trousseau et dverrouilla la porte.

    Vous savez pourquoi a sappelle un lupanar ? demanda-t-elle. Un client me la expliqulautre jour : a vient du mot latin loup , et du hurlement de louve que poussaient les filles la nuittombe pour attirer les hommes

    Oui, lupus , je sais, rpondit-il avec un lger agacement.Le docteur Ziegemacher regarda les cinq boxes individuels o stendait une couchette de pierre

    longue denviron un mtre soixante-dix, bombe lemplacement de la tte. Gina lui fit signe dechoisir. Il sempara de la lampe et avana dans le couloir dont les peintures suggestives taientprotges par des plaques de verre transparent.

    Deux chambres gauche, trois droite. Hsitant, le mdecin lcha le matelas, sessuya le front etbalaya du faisceau de sa torche chaque petite pice, comme pour en chasser les fantmes. Soudain, lore de la dernire cellule de droite, il sursauta. Son teint vira lendive et il ne put rprimer unmouvement de recul.

    Quavez-vous ? demanda Gina. On dirait que vous avez vu le spectre dun ancien client !Comme le Suisse ne rpondait pas et restait fig lentre de la stalle, elle sapprocha et lcha un

    cri.La torche clairait une paire de godillots de cuir, ainsi que deux jambes, un torse, deux bras, et

    une tte reposant sur la couche. Il sagissait dun corps humain. Un corps inerte. Quest-ce quil fabrique ici, celui-l ? demanda Gina, qui se flicitait dtre avec un client

    baraqu. Comment il est entr ? Cest un clochard quest venu cuver son vin ?Toujours muet, le docteur remontait la lueur de la lampe sur les grosses chaussures, le jean

    rp, la chemisette de cotonnade blanche de lhomme. Cest plutt un archologue quest venu faire un somme, abruti par la chaleur ou une fte trop

    arrose ! rectifia Gina.Le rayon de la lanterne parvint jusqu la tte. Gina poussa un nouveau cri. Le crne tait

    enfonc, noir de sang. Il est, vous croyez quil est balbutia Gina, tremblante de frayeur.Sans motion, ayant renou avec son flegme et son srieux de professionnel, le mdecin

    sagenouilla et avec des gestes prcis chercha le pouls, couta le cur, examina les plaies du crne. Oui, rpondit-il enfin. Il est mort. Et il y a moins dune heure.Ayant froidement constat le dcs, le cardiologue continuait son inspection du cadavre, comme

    un lgiste rompu son art. Cest affreux, intervint Gina, moins dune heure, a veut dire que celui qui la tu rde prs de

    nous ? Il est peut-tre cach tout prs, il nous surveille pour nous faire la peau, nous aussi ! Y a undingue dans ces murs ! Il faut partir tout de suite !

    Lentement, Ziegemacher se leva et balaya les alentours avec la torche. Panique, Gina luiempoigna le bras. Il ny avait personne dans le lupanar, ainsi quil lavait constat enarrivant, personne part eux deux, et le corps sans vie dun inconnu. Le docteur ne put empcher uneangoisse sourde de lui effleurer le cur et il se raisonna pour garder son air blas et son sang-froid. Aprs tout, il navait pas lexprience dune telle situation, il tait cardiologue, pas lgiste.

    Calmez-vous, vous voyez, il ny a personne, affirma-t-il dun ton quil voulait assur. Aprsleur forfait, mme les plus fous des criminels senfuient sans demander leur reste

  • Quest-ce que vous en savez, vous ? rpondit-elle avec une inflexion de voix que la situationrendait agressive. Vous mavez dit tre mdecin, pas flic ! Dailleurs, comment on va faire avec lescarabiniers ? Qui va les prvenir ? Madonna, je suis dans une de ces panades moi qui avais russi me faire oublier

    Elle prit sa tte dans ses mains et se mit sangloter comme une gosse. Gn, le docteur scrutait nouveau la dpouille et ses environs avec le halo de la lampe.

    Soudain, il dcouvrit une inscription. Sur le mur, au-dessus du visage ensanglant, une craieblanche avait crit : Giovanni, 8, 1-11.

    Regardez, enjoignit-il doucement Gina. Quest-ce que cest ? demanda-t-elle entre deux sanglots. Qui cest ? Cest

    lui, Giovanni ? Cest son nom ? Ou cest le nom de de son de son assassin, quil a crit justeavant de mourir ?

    Le mdecin frona les sourcils avant de rpondre : Je pense que cest tout autre chose. Vous nauriez pas une Bible, par hasard ?Cessant de pleurer, Gina le regarda, mduse. En vingt ans de mtier, ctait la premire fois

    quun client lui posait une telle question.

  • 2 Tu es sre que tu nas pas froid, Romane ? Je peux retourner la maison chercher tonmanteau !

    Maman, cest pas encore lhiver, je nai pas besoin de mon gros manteau Ce ne sont pas les grands frimas, je te laccorde, mais le fond de lair est dj frais. Quest-ce que cest les frimas , maman ? Cest le nom dun brouillard tellement pais et froid quil se congle en tombant ; alors par

    extension on appelle frimas la saison dhiver. Maman, tu en sais, des choses ! Jamais je ne pourrai avoir tout a dans ma tte, comme toi...La mre sourit. Bien sr que si ! Et beaucoup plus, mme ! Mais pour a, tu sais ce quil faut faire ? Oui, ne pas bavarder en classe avec Chlo. Bien couter ce que dit la matresse. Et lui obir.Main dans la main, la mre et la fille avanaient dans les ruelles du village. Leur seul trait de

    ressemblance tait la couleur de leurs cheveux, un brun fonc tirant sur le noir, que la mre arboraiten carr court, la garonne, et la fille en longues tresses enroules et fixes au-dessus desoreilles. Romane avait la peau mate, presque olivtre, des Mditerranennes, tandis que Johanna taitple, avec des taches de rousseur. Les yeux de la fillette taient vert fonc, dun bel meraude piqudclats dors, entours de petites lunettes rondes monture rouge, tandis que la mre avait un regardbleu nordique, trs clair, cercl de gris, avec, sur liris, le reflet bomb caractristique de ceux quiont troqu leurs verres contre des lentilles.

    La silhouette de la mre, grande, lance sans tre grle, tait sabre par un lger boitement. Cetteclaudication presque imperceptible, Johanna lavait hrite de laccident dauto qui lavait cloueplusieurs mois sur un lit dhpital, six ans plus tt, alors quelle tait enceinte de Romane et quellelignorait.

    Maman, tu viendras me chercher ce soir ? Tai-je dj oublie, ma chrie ? Non.Johanna sagenouilla devant sa fille et lenserra dans ses bras. Romane, lui chuchota-t-elle loreille, je taime tu sais, je taime le plus. Plus que mamie, plus que papy ? Plus que Hildebert ? Plus quIsabelle ? Plus que Luca ? Plus que tout le monde, plus que moi-mme. tout lheure. Sois sage et travaille bienElle embrassa tendrement la fillette, lui caressa encore la joue et les cheveux, se releva et la

    regarda entrer dans la cour de lcole avec un mlange de fiert et de crainte. Romane lui rappelaitlenfant quelle avait t. Johanna refusait que sa fille subisse les angoisses quelle avaitendures, dautant plus que Romane navait pas de pre. Pour Johanna, ce ntait pas unproblme, elle stait tout de suite sentie capable dassumer le rle des deux parents. Mais cetteabsence pouvait avoir de fcheuses consquences sur le dveloppement de Romane. Aussi sa mre lacouvait-elle deux fois plus, tout en restant attentive ne pas faire delle une enfant trop gte, impolieet rfractaire lautorit.

    En fait, sa fille tait comme une part delle-mme, sa meilleure part, assurment. Cette enfant nondsire, inattendue, tait devenue le centre de son existence, le sens dune vie quelle avait failli

  • perdre il y a six ans. Elle avait pass sa grossesse alite et avait t contrainte la csarienne, cause des broches quelle portait dsormais dans les hanches.

    Le 31 dcembre prochain, Romane aurait six ans. En remontant la rue des coles vers lanciencouvent des Ursulines, Johanna admira le brouillard dautomne qui inondait la valle, encontrebas : des vapeurs blmes mergeaient les chemins de crte et le son des cloches de lglisedAsquins, auxquelles rpondaient celles de Saint-Pre, de lautre ct de la colline dont elle ralliaitle sommet ancr sur les cimes, clair pinacle flottant au-dessus des brumes. Elle se flicita davoirobtenu un poste ici. Nul doute qu Paris, cause de sa naissance en fin danne, Romane aurait tplace sur liste dattente et aurait probablement d effectuer une anne supplmentaire de maternelleavant dintgrer le cours prparatoire. Au moins ici ne perdait-elle pas de temps dans sascolarit, les classes ntaient pas bondes et dans un village d peine cinq cents habitants, sa filletait labri de la violence inhrente aux mtropoles. Ma fille est en scurit, se disait Johanna enarrivant sur le parvis. Elle a lair panoui, mme si elle ne voit presque plus ses anciennescopines. Dailleurs, elle nen parle plus, de Paris, depuis quelle a la petite Chlo pour amie. Puismaintenant, elle a de lespace et de loxygne, un jardin pour elle seule ! Oui, elle est heureuse jaibien fait daccepter ce poste. De toute manire, ce nest que pour un an

    Elle sarrta, couta le chant des freux et des hirondelles, contempla leur ballet puis posa les yeuxsur la basilique.

    Le centre gothique de la faade, dtonnant au milieu de lensemble roman, attira son regard. Danslarc bris du monument perc dune norme fentre se dressaient les sculptures desaints, danges, de la Vierge, de sainte Marie-Madeleine et de Jsus. De chaque ct de ce cur duXIIIe sicle, les lments romans taient dissymtriques et mutils. Sur la gauche, la foudre avaitamput la tour nord, quEugne Viollet-le-Duc, au XIXe sicle, avait couronne dune toiturepyramidale. Ct sud, la tour Saint-Michel culminait 38 mtres, alternant baies en plein cintre etarcades aveugles jusqu la balustrade finale que larchitecte avait pose la cime du beffroi pourremplacer la flche octogonale en bois dmolie par le grand incendie de 1819.

    Johanna considra le grand tympan extrieur avec un mlange de tristesse, dadmiration et dersignation. Les sculptures romanes avaient dabord t marteles par les huguenots au moment desguerres de religion, puis par les rvolutionnaires au XVIIIe sicle. Au lieu de lesreconstituer, Viollet-le-Duc, dont ctait le premier chantier, avait choisi den inventer denouvelles, en imitant le style mdival. Le rsultat tait un linteau reprsentant des pisodes de la viede Marie-Madeleine et une scne du Jugement dernier. Les rprouvs tombaient dans la gueule delEnfer gauche, les bons sacheminaient vers le Paradis droite. Au centre, un Christ engloire, dune blancheur qui tranchait avec les tons verdtres du vieux calcaire qui constituait le restede la faade.

    Une fois de plus, Johanna soupira devant cette devanture falsifie et se laissa prendre par lecharme qui, malgr tout, se dgageait de lglise bourguignonne.

    tait-ce d lhistoire tourmente de cette ancienne abbaye, jadis gouverne par lesbndictins ? Au fait quelle soit perche sur une colline traverse de courants telluriques, soumiseaux temptes, la foudre, aux grandes passions humaines, et que les Romains appelaient le montScorpion ? Peut-tre tait-ce simplement la magie des pierres qui oprait nouveau, cetenchantement qui avait forg lme de la jeune femme et qui, il y a six ans, stait tu.

    Elle stait rveille aprs une semaine de coma, alors que ses parents venaient de la fairetransfrer de lhpital dAvranches Cochin, pour quelle y soit opre. Elle avait encore du mal se rappeler ce qui lavait le plus surprise : le fait dtre vivante, ou celui davoir un enfant dans le

  • ventre. Mais ds cet instant, les vieilles pierres taient passes larrire-plan. Elle avait choisi dese battre pour le bb. la premire seconde elle avait su le prnom de lenfant. la deuxime elleavait ralis que, dsormais, cet tre qui grandissait en son sein serait tout pour elle, comme elle-mme tait dj tout pour lui.

    Comme chaque jour, Johanna couta lallgre musique des cloches de la Madeleine quirpliquaient celles de la valle et adressa un signe un personnage de calcaire et de lichen scelll-haut, au flanc de la tour Saint-Michel.

    Gloire au protecteur des mes ! dit une voix derrire elle.Elle sourit, se retourna et se retrouva face une bure brune lime capuchon rond, maintenue

    la taille par une corde, do sortaient des sandales grossires couvrant des pieds nus, des mainsparchemines taches de son et une tte chauve, glabre et ride, au nez daigle, au grand front, auxjoues creuses et aux yeux gris tonnamment doux, vifs et profonds malgr lge avanc du moinefranciscain. Le vieillard ployait sous un gros sac de jute.

    Bonjour, mon pre. Que transportez-vous l ? Cest trop lourd pour vous, donnez-moi a ! Pas question, mon enfant, que vous me priviez de cet exercice physique, le seul quil me

    reste ! Cest du petit bois pour le pole, qui ne pse pas tant. Accompagnez-moi jusquaupresbytre, que je vous offre un caf.

    Johanna ne put quobir.Elle avait rencontr le moine quelques jours aprs son installation Vzelay, alors quelle visitait

    la crypte de la basilique. Dans lobscurit de la chapelle, la mdiviste avait confondu la bure dureligieux prostern avec le froc noir de lhabit bndictin et, un instant, elle avait cru un mirage delHistoire. Elle avait sympathis avec le clerc qui, pour ntre pas membre de lordre de saintBenot, nen tait pas moins ouvert et trs rudit. En hommage au premier frre mendiant qui, surinjonction de Franois dAssise, avait implant une mission de franciscains Vzelay, en 1217, lecordelier stait baptis frre Pacifique . Outre la posie dcale de ce nom qui rassuraitJohanna, elle y dcelait une parent de caractre avec un autre vieux moine quelle avait connunagure, le pre Placide, dcd depuis plus de cinq ans. Elle apprciait la douceur apaisante, lajovialit simple et limmense culture de frre Pacifique.

    Il la prcda dans une pice poussireuse et chichement meuble, aux murs couverts de livres. Illaissa choir son fardeau sur le sol et posa la cafetire de zinc sur le pole qui servait aussi decuisinire. quatre-vingt-cinq ans, le frre mineur vivait dans un tat de dnuement propre au vude pauvret absolue des membres de son ordre, mais qui chagrinait Johanna. chaque visite ellecherchait lui rendre service, elle apportait ustensiles et victuailles susceptibles damliorer sonordinaire, mais le vieillard prfrait questionner la spcialiste du Moyen ge sur son travail, sestudes, ou lentretenir du pass de Vzelay : les relations des habitants de La Cordelle, le petitcouvent fond au XIIIe sicle au pied de la colline, lextrieur des remparts, avec les bndictins delabbaye de la Madeleine avaient t houleuses et parfois violentes, lasctisme des franciscainssaccordant mal avec lopulence et le got du pouvoir des moines noirs. Frre Pacifique et Johannase piquaient de rejouer ces pisodes mdivaux, et ils riaient beaucoup.

    Tout va bien La Cordelle ? demanda-t-elle. Ils tiennent toujours, rpondit-il en sortant les tasses et la bote sucre. Deux jeunots de

    cinquante ans viennent darriver, cest bien.Frre Pacifique stait install La Cordelle en 1950, vingt-cinq ans. Pendant quarante ans, les

    cordeliers avaient administr douze paroisses de la valle de la Cure, et surtout la grande glise. Levieux moine adorait narrer cette priode, la plus faste de sa vie, avec des frres au grand esprit, aux

  • excentricits charmantes, amoureux des pierres de ldifice, quils choyaient comme une sainte ouune amante.

    Il regrettait son compagnon dalors, un mainate noir, qui il avait non seulement appris parlermais qui rcitait le Notre Pre en latin. Loiseau tait subitement mort en 1993, lorsque lesfranciscains avaient laiss la basilique un ordre plus jeune. Les survivants taient partis sur lesroutes ou retourns La Cordelle. Frre Pacifique avait enterr le merle savant au chevet dusanctuaire, sous un grand arbre. Incapable de se rsoudre quitter Marie-Madeleine et le sommet dela colline, il avait obtenu doccuper une pice du gigantesque presbytre, ct de lglise, ologeaient aussi les nouveaux matres de la basilique. Chaque jour il se rendait La Cordelle maisrevenait toujours prier dans la crypte et se tapir sur le flanc de la Madeleine.

    Comment se porte ma chre petite Romane ? senquit-il.Ils conversrent du quotidien, du village, des travaux de Johanna. Au moment o la jeune femme

    se levait pour partir, elle remarqua un norme livre pos sur un tabouret. En sapprochant, elleconstata que louvrage tait rdig en grec.

    Jignorais que vous entendiez aussi le grec ! sexclama-t-elle. Ce sont les Ennades de Plotin. Une merveille Lme est et devient ce quelle

    contemple , cita-t-il. Porter du bois est bon pour le corps mais lire le latin, le grec et lhbreuentretient lesprit !

    Quelques minutes plus tard, Johanna entra dans la basilique de Vzelay. Apercevant peine le

    grand tympan intrieur du narthex contrairement au tympan extrieur, celui-l tait authentiquementmdival et purement roman qui, lui seul, attirait par sa beaut des milliers de touristes et deplerins, elle contourna la petite choppe de cartes postales, grimpa lescalier, sortit une clef, ouvritune porte de bois et monta jusqu une tribune ferme au public, qui surplombait la nef de lglise.

    Elle se pencha dans le vide et jeta un coup dil au vaisseau de pierre roman termin par unchur gothique, chef-duvre de volume, de paix et de lumire savamment mis en scne par lesartisans du Moyen ge et les restaurateurs du XIXe. Elle posa la main sur le chapiteau dune colonnequi ornait la tribune. Avec tendresse, elle caressa la tte de la figure de pierre. Le personnage portaitune toge plisse et un manteau. Il tenait une lance quil enfonait dans la gueule dunecrature fantastique, tandis que du pied il maintenait le monstre terre. En silence, Johanna adressaquelques mots au vainqueur du dragon, ange chrtien de la guerre et des morts, peseur et conducteurde lme des dfunts dans lau-del. La jeune femme ntait pas croyante. Mais pour rien au mondeelle naurait manqu de prier ce jour-l, 29 septembre, fte de saint Michel. Pour Johanna, saintMichel ntait pas une reprsentation religieuse ou mythique. Dsincarn par nature et parfonction, lArchange tait un pur esprit, mais pour elle, il avait plus de chair que le Christ lui-mme, pourtant symbole de lincarnation. Contrairement Jsus, il ntait pas un personnagehistorique. Cependant, dans le cur de Johanna il existait rellement car il faisait partie de sonhistoire personnelle. Il habitait une montagne magique, l-bas, de lautre ct du pays, enNormandie, que les anciens appelaient le mont Tombe. Sur ce Mont-Saint-Michel au pril de lamer , Johanna avait vcu, travaill, aim, elle stait battue et il y a six ans, elle avait failli perdre lavie. Mais le seigneur des lieux navait cess de veiller sur elle. Il lavait guide et sauve. Johannanaurait racont personne quau fond, elle considrait saint Michel comme lami le plus intime et leplus fiable quelle ait jamais eu.

    Elle dcida de rebrousser chemin jusqu lextrieur de ldifice. Elle aurait pu gagner son lieude travail par le transept et la salle capitulaire mais elle ne voulait pas dranger loffice qui nallait

  • pas tarder dbuter. On peut parler un Archange, ne croire ni en Dieu ni en Diable mais respecterles rituels , se disait-elle en observant les personnages en aube claire qui glissaient dans la nef.

    Elle avait t tonne lorsque, en sinstallant sur la colline de lYonne en aot dernier, elle avaitconstat que, comme au Mont-Saint-Michel, ctaient dsormais les Fraternits de Jrusalem, avecleur jeunesse, la puret de leur robe blanche et de leurs psaumes byzantins, qui maintenaient uneprsence religieuse dans la basilique. Les similitudes avec la montagne normande ne sarrtaient pasl et, lespace dun instant, elle avait pens que ctait saint Michel lui-mme qui lavait appele Vzelay. Puis elle avait souri. Allons, Jo, ne recommence pas comme il y a six ans, tu sais o celata mene ! Noublions pas que lesprit de cette montagne nest pas un ange mais une femme, unepcheresse et une sainte, et quelle ne se nomme pas Michle, mais Marie-Madeleine.

  • 3 travers les volets clos perce le juron dun muletier dont le chariot sest embourb dans la fangede la venelle. Les insultes lanimal sabrent la nuit opaque de la cit quun chtif rayon de lune neparvient pas sourdre. Les rues sans nom, sans pavs, sans trottoirs, dnues dclairage, forment uncheveau propice aux dtrousseurs et aux assassins. Nulle me honnte ne sy aventure cetteheure, part les btes de somme et leurs matres, qui apportent au cur de la mtropole les denresde tout lEmpire et qui la loi romaine interdit de circuler en plein jour. Lne lche un cri dedouleur et le charroi reprend sa route.

    lintrieur, tous sont cabrs dans le silence. Suspendus leur crainte dun autre bruit que celuide la carriole, ils attendent. Mais le pas martial et le son de ferraille de la cohorte ne viennentpas. Alors, leur souffle se libre et chacun reprend sa place. Des lampes huile dispensent un clair-obscur jauntre et enfum dans la pice tout en longueur. Les lits trois places sur lesquels secouchent les convives pour manger ont t pousss le long des murs, loin de la table carre. Surcelle-ci brle un petit chandelier dargent sept branches. La mnorah distille un halo frissonnant surle visage dune dizaine dhommes agenouills. Ltoffe de leur tunique et de leur manteau, leurs jouesrases ou barbues, la couleur de leur peau tmoignent dorigines et de castesdiffrentes, esclaves, affranchis, prgrins, plbe, bourgeois, mais nul narbore la toge de laineimmacule, linsigne de la magistrature, le costume officiel de la classe dirigeante.

    Derrire les hommes se tiennent une dizaine de femmes, les cheveux couverts dun foulard decoton ou de lin. Enfin, prs des cloisons du triclinium, la salle manger, quelques enfants assis surdes escabeaux assistent la runion clandestine.

    Seul prs du chandelier juif, un vieillard saisit une miche de pain et la spare en deux. Le Seigneur Jsus, la nuit o il fut livr, prit du pain et, aprs avoir rendu grce, le rompit et

    dit : Ceci est mon corps, qui est pour vous ; prenez et mangez. Faites cela en mmoire de moi. LAncien prend une fraction de pain, la mange, transmet une moiti de la miche droite, lautre

    moiti gauche, afin que chacun en absorbe un morceau. Ensuite, il verse du vin rouge dans unegrande coupe de grs et dit :

    De mme, aprs le repas, Jsus prit la coupe en disant : Cette coupe est la nouvelle Allianceen mon sang ; chaque fois que vous en boirez, faites-le en mmoire de moi.

    Il a peine achev sa phrase que des coups furtifs rsonnent contre la porte. Aussitt le calice, lepain et le chandelier disparaissent, et la peur fige lassemble. Personne nose respirer. Les coupsreprennent, plus forts. Alors Magia, lesclave de la maison, court et dispose des victuailles sur latable, tandis que tous reprennent les places dues leur statut. Les hommes et les femmes libressallongent sur leur coude gauche et font mine de dner, les esclaves se postent debout, auservice. Dun regard lAncien sassure que tout est en ordre et il fait signe au matre de maisondaller ouvrir. Au lieu dune cohorte de la garde prtorienne, Sextus Livius Aelius dcouvre unhomme seul, en tenue de voyage imprgne de poussire, brun et barbu, les cheveux longs serrs enqueue-de-cheval.

    Suis-je bien dans la demeure de Sextus Livius Aelius, le marchand de vin ? demande linconnu voix basse.

    Mfiant, le ngociant opine du chef.

  • Frre, rpond lhomme, je viens de la part de Simon Galva Thalvus, larmateur. ces mots, Sextus Livius Aelius sourit, ouvre la porte et propulse linconnu lintrieur. Mes frres, mes surs, dit-il ses htes, ne craignez rien, nous avons la visite dun

    frre. Quant toi, sois le bienvenu, nous nous sommes runis pour prendre le repas du SeigneurIntrigus, les membres de lassemble se lvent et observent lindividu crott, reint, dont le

    regard noir brille de fivre. Je mappelle Raphal, dit-il en tant son long manteau, et je viens de trs loin. Jarrive des

    ctes de Provence, en Gaule.Sextus Livius le prend par lpaule et lentrane vers le vieillard. Voici Antonius, notre Ancien. Il a t dsign par Pierre en personne.Raphal sincline, embrasse la main de lAncien et lui demande sa bndiction. Antonius impose

    ses deux mains sur la tte de ltranger et murmure : Au nom de notre Seigneur Jsus, le Christ.Puis le matre de maison sert boire et manger au voyageur. Cest justement laptre Pierre que je dois voir, dit Raphal. Jai un message de la plus haute

    importance lui dlivrer. Simon Galva Thalvus esprait quil fut ici.Un bruissement parcourt lassistance. Hlas, rpond Sextus Livius. Pierre a t arrt ce matin, la deuxime heure. Arrt ? rpte Raphal, stupfait. Mais par qui ? Pourquoi ? Il nous a t enlev sur ordre de Nron en personne, explique un homme. Jai vu de mes yeux

    les soldats de lEmpereur, les gardes prtoriens, emmener Pierre. Frre, tu viens des confins de lEmpire, intervient lAncien, et sembles tout ignorer de ce qui

    se passe Rome ! Je je ne suis quun humble messager, sexcuse Raphal, et cest la premire fois que mes

    pieds foulent le sol de la cit dAuguste Nas-tu point entendu parler de lincendie qui a ravag notre ville cet t ? intervient une

    femme. Nas-tu pas vu les ruines du grand dsastre, partout autour de toi ? Le feu a pris prs du Circus Maximus, la nuit, explique un gros commerant. Six jours et sept

    nuits il a dvor notre ville(1), attis par le vent. Il a tu des milliers dhabitants, dtruit nosmaisons, nos boutiques, nos rserves

    Ce que les flammes pargnaient, les pillards le prenaient, ajoute une femme. Certainsaffirmrent quils obissaient des ordres venus den haut, on en a mme vu qui allumaient dautresincendies et propageaient volontairement le feu.

    Pendant ce temps, prcise Domitilla Calba, la matresse de maison, lEmpereur Nron jouaitde la lyre au sommet du Quirinal et chantait La Chute de Troie en contemplant le sinistre. peine lincendie teint, il entreprenait de reconstruire la ville selon ses plans. Ldification de sonnouveau palais, la Domus aurea, la Maison dore , est dj en cours, elle va dborder la collinedu Palatin pour rejoindre celle du Caelius, le prince va faire riger une statue gigantesque sonimage et on dit mme quil veut donner son nom la nouvelle Rome : Neropolis !

    Raphal fronce les sourcils en observant ses interlocuteurs. Mes frres, mes surs, vous semblez dire que lincendie est dorigine criminelle et que

    lEmpereur lui-mme a ordonn de lallumer et de lattiser pour satisfaire ses ambitionsarchitecturales ?

    Cest faux ! sexclame un esclave. Nron a recueilli les habitants sans abri dans sesmonuments du Champ de Mars, il les a gratuitement nourris et a baiss le prix du bl !

  • Frre, intervient un porteur deau. Regarde comment nous, les plus humbles, nous vivonsrelgus dans les derniers tages dimmeubles trop hauts, grles et mal btis, sans eau courante. Lesdtritus saccumulent dans la pice et nous faisons la cuisine sur des braseros de fortune. Il ne sepasse pas une nuit sans quun incendie se dclare, par accident, dans lune de nos mansardes.

    Cette ville est un lieu de dbauche et de luxure, dclare un affranchi aux joues rouges, unenouvelle Babylone, cest Dieu lui-mme qui la chtie !

    Allons, mes enfants, du calme, coupe doucement lAncien. Quelle que soit son origine, cettecatastrophe retombe sur notre communaut. Le soupon que tu as mis contrelEmpereur, Raphal, tous les habitants de Rome lont profr la suite de lincendie. Pour calmer lacolre des Romains, pour se dfendre de laccusation porte par certains membres de laristocratie etdu Snat, Nron a dcid que les fautifs sont les disciples de Jsus. Nous avons lhabitude de cachernotre foi mais dsormais, nous vivons dans la peur.

    Quest-il advenu de Pierre ? senquiert Raphal avec inquitude. Hlas, nous lignorons, rpond Antonius. Il a t emprisonn et sans doute soumis la

    question. Nos prires laccompagnent nous prions nuit et jour pour lui et pour nos autres frresjets dans la sordide cellule du Tullianum

    Mais aucun dentre vous ne pourra avouer avoir mis le feu Rome, puisque ce nest quemensonge et calomnie ! sinsurge le messager.

    Mon garon, dit Antonius en posant sa vieille main tache sur lavant bras de Raphal, tu sous-estimes les talents de persuasion des bourreaux de lEmpereur mais daprs ce que jai ou diredun frre esclave au palais du souverain, les autorits se contentent de demander leurs prisonnierssils sont chrtiens. Sils rpondent par la ngative, ils sont aussitt librs. Sinon, ils sont mis enprison aucun moment on ne les force admettre quils ont mis le feu la ville et jusquprsent, aucun dentre eux na t excut. Je crois donc que le dessein de Nron est moins de nousliminer que de nous montrer du doigt, de se servir de nous comme boucs missaires, afin de seddouaner lui-mme et de calmer les habitants de cette ville Jai bon espoir quune fois les espritsapaiss, notre prince fera relcher laptre Pierre, ainsi que nos frres et nos surs injustementcapturs. Peut-tre alors serons-nous expulss de la ville, comme lEmpereur Claude a jadis chassune partie des Juifs

    Puissiez-vous avoir raison, cher Antonius, dit Sextus Livius Aelius. En attendant, nous nousterrons comme des btes insalubres, craignant lEmpereur et les lois romaines auxquelles pourtantnous nous soumettons depuis toujours, sans jamais les contester, ainsi que nous lont demand Pierreet Paul. Nous tremblons devant les Romains dont nous faisons partie intgrante, nous qui sommes descitoyens offerts en pture

    Sextus Livius Aelius, mes frres, mes surs, rpond Antonius, je ne peux que reprendre lesmots de notre cher Pierre pour apaiser votre me, les phrases que le compagnon du Sauveur vient denous laisser avant de partir en prison et dtre, jen suis certain, bientt libr : Ne jugez pastrange lincendie qui svit au milieu de vous pour vous prouver, comme sil vous survenait quelquechose dtrange. Mais dans la mesure o vous participez aux souffrances du Christ, rjouissez-vous !

    Amen, murmure lassistance en guise de conclusion.

  • 4Alors que les psaumes des Fraternits de Jrusalem rsonnaient dans la basilique, Johanna longeale flanc sud de lglise et dboucha sur un terre-plein bordant le clotre. Au centre, sur ce qui taitauparavant un terrain herbeux, le sol tait creus de rectangles numrots et abrits des intempriespar un auvent de fortune en tle ondule. Dans un coin, une cabane de chantier contenait outils etvtements. Devant, un grillage pos la hte portait le panneau Interdit au public .

    Johanna se dirigea vers lAlgeco blanc. Au mme instant, la porte souvrit et une femme blondedune vingtaine dannes apparut sur le seuil, une cigarette aux lvres.

    Pas possible, il y a encore des gens qui fument sur cette plante ! constata Johanna dun tonthtral.

    Quelques entts pris de libert, inconscients ou suicidaires, oui ! rpondit Audrey dans ungrand sourire. Demain jarrte.

    Depuis quinze jours que les travaux avaient commenc, lantienne tait rode. Chaque matin, ladirectrice du chantier semonait gentiment la stagiaire, qui remettait invariablement au lendemain sonsevrage tabagique. Moins quun reproche, la remarque de Johanna tait un moyen de crer uneconnivence avec cette jeune femme. Pendant quAudrey faisait des ronds de fume, Johanna pntradans la caravane o rgnait une dlicieuse odeur de caf et o se trouvaient dj les deux hommes delquipe.

    Bonjour, dit-elle. Petite runion pour voir o nous en sommes ? Ici ou dans la sallecapitulaire ?

    Ici ! rpondirent en chur Werner et Christophe. Lhumidit est telle dans la salle du chapitre quon serait bon pour le rhume ou la

    pneumonie, ajouta Christophe. L au moins on se tient chaudJohanna se servit une tasse de caf et attendit quAudrey revienne. Comme on tait lundi, ils

    passrent quelques instants revoir le quadrillage du secteur et les attributions de chacun pour lasemaine.

    Accroupie sur le bout de terre qui lui tait dvolu, Johanna remonta la fermeture clair de sa veste

    en laine polaire. Aprs la passion obsessionnelle des fouilles qui avait failli la conduire la mort sixans plus tt, aprs le nant des mois dhpital puis lapathie qui stait empare delle dans sonlaboratoire parisien du CNRS, elle fut submerge dune vague de tendresse. Dsormais elle neregardait plus les pierres ancestrales comme des coffres violer et des secrets percer, mais commede vieilles amies, des complices de toujours. Johanna avait mri. Dornavant, elle navait plus choisir entre son amour pour lart roman et les relations affectives avec les vivants : grce sa filleet peut-tre grce son accident, elle dcouvrait quelle pouvait concilier les deux. Le mois dernierelle avait eu quarante ans. Lge ntait sans doute pas tranger ce changement.

    Si Johanna avait gaiement renou avec les pierres des difices sacrs, elle redoutait les tombes etles squelettes. Les ossements mdivaux ne reprsentaient plus ses yeux la trace dune vie, letmoignage dun pass rcrire, mais la matrialit de la mort. Lanciennet du trpas nenlevaitrien sa charge motionnelle. Nanmoins, Johanna ne pourrait laisser ses collgues inspecter sanselle lancien cimetire des moines, qui se trouvait proximit. Qui sait, se disait-elle, ces cadavres

  • reclent peut-tre des trsors 16 h 15, elle partit chercher sa fille lcole. Ctait son moment prfr de la journe. Elle ne

    pouvait djouer une certaine fbrilit lorsquelle attendait Romane, un mlange dinquitude etdimpatience qui ne se calmait que lorsquelle reconnaissait la tte chrie parmi ses camarades.

    Courant et hurlant comme les autres enfants, Romane se prcipita vers sa mre avecChlo. Johanna se pencha vers les deux fillettes, les embrassa, mit leurs cartables sur son dos et lesprit chacune par une main.

    Alors les filles, comment a sest pass aujourdhui ? demanda-t-elle. Mademoiselle Jaffret est mchante ! sexclama Chlo, une charmante petite peste aux couettes

    poil de carotte et au regard noisette, vive et maligne comme un cureuil. Ah, pourquoi a ? Elle nous a envoyes au piquet, Romane et moi ! Tiens donc et quaviez-vous fait pour mriter cette punition ? Mais rien ! soffusqua la rouquine. Rien de rien !Johanna se tourna discrtement vers Romane. Sa fille rougit, mit sa main devant sa bouche, lana

    un coup dil Chlo dans le dos de sa mre et clata de rire. Son amie limita et bientt, les deuxfillettes furent prises dun fou rire.

    Pauvre mademoiselle Jaffret, rpliqua Johanna. Avec des chipies pareilles, elle va finirlanne avec des cheveux blancs !

    Dans une petite rue perpendiculaire la rue Saint-tienne, le trio entra dans une boulangerie-ptisserie jaune et rose, lodeur curante de beurre fondu. Johanna rendit Chlo sa mre, quitrnait derrire le comptoir. En change, la boulangre remit Romane un norme pain auchocolat. Parfois, elle donnait aussi larchologue quelques gteaux invendus de la veille, pour sonquipe.

    Les deux gamines se firent des adieux dchirants puis Johanna et Romane rallirent la rueprincipale pour monter jusquau sommet de la colline.

    Salut ma grande ! Viens donc me faire un baiser au chocolat !Romane se jeta dans les bras de Christophe. Depuis le dbut du chantier, il tait son prfr dans

    lquipe. Lorsquelle le voyait, elle minaudait et lui faisait un numro de charme qui ahurissaitJohanna. Fidle son habitude, la petite fille demeura auprs de lui. Il lui avait achet une chaise decamping sa taille et il linstalla dedans, couverte dun plaid. Puis il se remit la tche, conversantgaiement avec Romane qui de temps autre sautait de son fauteuil pour poser sa main minuscule surlnorme paule de larchologue et lui demander des explications sur son travail. De loin, Johannaobservait la scne. Elle se disait que malgr ses efforts elle ne russirait pas pallier labsence depre et que mme si sa fille respirait la joie de vivre, au fond elle souffrait sansdoute. Alors, Johanna se sentait coupable de ne pas savoir ou de ne pas pouvoir donner un pre safille.

    18 heures, chacun rangea ses outils dans la cabane de chantier.Romane et Johanna longrent lglise, passrent devant la tour Saint-Michel et obliqurent

    gauche dans la rue du Chevalier-Gurin, venelle mdivale troite et charmante qui les conduisit ruede lHpital. Johanna aurait prfr demeurer dans un lieu qui portt un autre nom, mais elle avait tsduite par la maison.

    Bonsoir, mes jolies poupes ! sexclama une voix claire et fminine.Larchologue salua la propritaire de son logis, qui repiquait des graniums sur la petite terrasse

  • de sa demeure aux rideaux de cretonne. Romane schappa pour embrasser la vieille femme.Madame Bornel possdait trois maisons mitoyennes. Elle louait celle du centre, pour une somme

    drisoire, une fondation dentraide aux artistes : lheure actuelle, la btisse tait occupe par unvieux pote, un sculpteur sur bois et un jeune aquarelliste. Louise Bornel disait quainsi, elleperptuait la vocation artistique de Vzelay en mme temps quelle accomplissait un geste de charitchrtienne. Elle louait la demeure de droite Johanna, un prix normal, nanmoins infime parrapport aux loyers de la capitale. Quant la maison de gauche, sertie de fentres meneaux, ellelhabitait mais lavait vendue en viager la mort de son mari, vingt ans auparavant. Comme elle taitune originale quelque peu alcoolique, elle avait exig que sa rente lui soit verse en eau-de-vie. Lesacqureurs devaient lui fournir, chaque anne, cent bouteilles du meilleur marc de Bourgogne, dontelle prcisait elle-mme la marque. Vingt ans plus tard, ils taient au bord de la crise de nerfs et quatre-vingt-dix ans, madame Bornel se portait comme un charme.

    Un petit barbotin, ma fille ? Non merci, Louise, il est trop tt.Johanna dtestait ce breuvage la fois puissant et sucr base de marc et de ratafia, qui vous

    grisait aussi vite quun coup de vent au sommet de la colline. Mais elle adorait madameBornel. Jamais la vieille femme ne semblait ivre, jamais un cheveu blanc ne dpassait de son chignonet son regard tait invariablement dun bleu franc et pur.

    Son logis ntait pas immense, mais compar au deux-pices de la rue Henri-Barbusse, ctait unpalais : une grande cuisine-salle manger ouverte sur un salon, ltage une salle de bains et troispetites chambres mansardes. Les meubles taient rustiques et gnreux, latmosphre saine desvieilles maisons de campagne.

    Hildebert ! O es-tu ? Hildebert ! cria Romane en posant son blouson dans lentre et en selavant les mains lvier de la cuisine.

    Il doit tre en maraude, ne tinquite pas, il va rentrer bientt pour mangerHildebert tait un matou sans race dont stait entiche la petite la SPA de Seine-et-

    Marne, alors que ses grands-parents ly avaient emmene pour quelle choisisse un jeune chien. Lagosse de quatre ans lpoque tait tombe amoureuse de ce vieux btard. En voyant sarobe noire, son regard clair et avis de patriarche, son embonpoint, Johanna avait song un preabb bndictin du XIe sicle nomm Hildebert. Altier, indpendant et peu port sur les caresses, lechat faisait nanmoins une exception pour Romane, allant jusqu dormir tous les soirs avecelle, allong contre son flanc.

    Mais depuis quelles vivaient la campagne, Hildebert avait chang decomportement : dordinaire viss un fauteuil ou un radiateur dans une posture olympienne, il avaitdcouvert la nature et sy consacrait tout entier. Chaque matin il disparaissait, revenait en fin dejourne, parfois couvert de feuilles ou de terre, dvorait quelques croquettes puis repartait on ne saito, pour reparatre laube. La plus afflige par la conduite dHildebert tait Romane, qui avaitperdu son compagnon de jeux favori et son doudou nocturne.

    Une fois de plus contrarie par labsence du chat, la petite monta dans sa chambre. Elle dposason cartable sur le vieux pupitre de bois que ses grands-parents lui avaient offert : le bureau deJohanna enfant. Elle sinstalla sur le banc couvert de coussins, tandis que sa mre sasseyait sur unfauteuil de jardin en osier. Commena la crmonie des devoirs, puis vint le rituel du bain.

    Romane aimait plus encore ce moment depuis quelles vivaient ici car, par souci dconomie etpour se dbarrasser au plus vite de lhumidit qui vous transperait aprs une journe dans laterre, Johanna partageait la baignoire avec sa fille. Aprs le srieux de ltude teinte de lgendes et

  • de mythes, lintermde aquatique tait le moment o Romane panchait ses problmes, ses exaltationset ses peines. Ce soir-l, elle avait quelque chose demander sa mre :

    Maman, ma copine Agathe elle fte ses six ans samedi, je pourrai y aller avec Chlo ? O habite Agathe ? questionna Johanna en shampouinant les longs cheveux de sa fille. Vers les bois de la Madeleine, dans la campagne, ses parents font du vin. Je suppose que je dois vous emmener et aller vous chercher en auto, Chlo et toi ? Ben la maman de Chlo elle dit quelle peut pas fermer la boutique un samedi. Daccord. Rflchis donc un joli cadeau que tu voudrais faire ton amie pour son

    anniversaire Je sais, un il de chauve-souris ! Agathe le mettra dans sa poche et grce son pouvoir

    magique elle deviendra invisible. Comme a, lcole, les garons ne pourront plus lembter. Je pense que ton amie devra se dfendre autrement, Romane. Songe la pauvre chauve-

    souris. Au Moyen ge, on croyait que ses yeux rendaient les humains invisibles mais je te rappellequon la tuait pour semparer de ce pouvoir

    Ah non alors ! Cest gentil, une chauve-souris, je veux pas quon lui fasse du mal ! Bon. Jechange. Une licorne.

    Johanna sourit et continua frotter le crne de sa fille. Oui, tu vas lui faire un beau dessin reprsentant une licorne. Pas un dessin, maman, je vais lui apporter une licorne en vrai et pas tue ! Je sais la licorne est

    sauvage et ne peut vivre quen libert dans la fort mais tu mas dit quil y avait une exception etquelle pouvait tre apprivoise par les petites filles sages donc je vais aller dans les bois avecHildebert et ramener Agathe qui est trs trs sage une belle licorne vivante !

    Dans ces moments-l, Johanna regrettait de ne pas tre picire. Aprs le bain, Johanna fit dner sa fille. 20 h 45, Romane observa, triste, quHildebert ntait

    toujours pas rentr et elle monta dans son lit. Johanna lui lut quelques pages du Roman de Renart, lapetite rit de la farce que le goupil jouait au loup Ysengrin puis elle sabandonna ses rves.

    Larchologue poussa doucement la porte de la troisime chambre, la plus petite, qui servait lafois de chambre damis et de bureau. Sans allumer, elle se dirigea vers ce qui ressemblait unegrande bote sombre. Elle sagenouilla, peine claire par un rayon de lune montante, tournaplusieurs fois un gros bouton et le caisson souvrit.

    Elle sortit du coffre-fort un objet de la taille dun poupon. Elle le posa dlicatement sur la tabledevant la fentre. cet instant elle sursauta. Elle tait pie par deux yeux phosphorescents.

    Elle alluma la lampe de chevet. Juch sur le bureau, Hildebert lobservait comme un pre abbconsidre ses moines la runion du chapitre.

    Quand et comment es-tu entr ici, toi ? lui demanda-t-elle. Quimporte, mais je te signale queRomane ta cherch tantt elle a du mal sendormir sans toi. Je sais. ton ge, tu dcouvresenfin les joies de la campagne, mais on verra quand il glera, si tu ne prfres pas le pole ! Tu nesquun ingrat. Quand je pense que je tai baptis du prnom de lun des abbs les plus saintsdOccident, le matre douvrage de labbatiale romane du Mont-Saint-Michel

    Mcontent, le chat mit un miaulement aigu et senfuit. Johanna sourit puis approcha la lampe delobjet extrait de son crin dacier. Haut dune cinquantaine de centimtres, il tait fait de chnesombre, patin par les sicles et par endroits noirci de fume. Johanna le tendit devantelle. Lastragale du vieux chapiteau dglise tait peine visible, effac par le visage que lartisteanonyme avait faonn dans le bois : au milieu dune effigie mdivale la puret virginale

  • irradiaient des yeux en amande, aveugles comme sur un tableau de Modigliani et pourtant scintillantsdune trange tristesse. Les lvres et le cou taient fins, le haut des paules dnud, les motifs duchapiteau carolingien tenaient lieu de robe ou dtole sylvestre : des feuilles, ramures et dtrangesoiseaux, tte lenvers, griffes dresses, faisaient penser des hiboux ou des btes de proie. Ce quifrappait, demble, dans la statue, taient les cheveux : ils scartaient de la face tels desflambeaux, pour couler sur les paules en onde agite. La Sancta Maria Magdalena touchait parson expression de clart tourmente, de nitescence contrarie par un drame intime et absolu. Lesspcialistes y voyaient la Marie-Madeleine marque par la tragdie de la crucifixion de Jsus, unefigure de la sainte accable, avant quelle dcouvre que son matre tait ressuscit. Ctait le seulpoint sur lequel ils taient daccord.

    Sans contester cette interprtation de piet magdalnienne , Johanna dcelait autre chose dansce visage. Elle ignorait do venait cette sensation mais elle avait limpression de connatre lepersonnage reprsent. Au dpart, elle stait dit que son sentiment de dj-vu subjectif manaitdu caractre objectivement universel de luvre du Moyen ge. Puis elle stait rendu comptequelle tait fascine par la sculpture, comme happe par elle, et que la figure de bois semblaitvouloir veiller en son me quelque souvenir perdu. Incapable de demeurer loigne de cettetranget, larchologue avait obtenu de garder prs delle, pour pouvoir ltudier, cette statue quitait lorigine des fouilles dans le clotre.

    Quant au vieux coffre-fort, elle lavait aperu dans la demeure de madame Bomel le mari deLouise tait bijoutier et avait rsolu non seulement de choisir cette maison mais dy entreposer lastatue. Chaque soir elle lexaminait, esprant dcouvrir ce que la sculpture cherchait rveiller enelle. Mais Marie-Madeleine se bornait attiser cette impression insolite, qui finissait par troublerJohanna.

    Une fois encore elle la remit dans le coffre sans avoir trouv qui elle ressemblait. Elle vrifiaque sa fille dormait et descendit la cuisine. Elle regarda sa montre : 21 h 30. Luca devait dner aurestaurant avec des amis. Puis il rentrerait chez lui, rue Sguier, dans le 6e arrondissement, pour faireses bagages. Il avait une telle habitude des voyages que sa valise pouvait tre prte en cinqminutes. De toute faon, part son frac de concert, le reste navait que peu dimportance : ce quicomptait tait son violoncelle.

    Morose lide de ne pas voir son compagnon pendant quinze jours, Johanna alla jusquaurfrigrateur et sortit une bouteille de vzelay blanc. Elle avait adopt cet lixir ancestral aux armesminraux et se plaisait songer quelle buvait les pierres de labbaye. Elle se versa un verre et souriten songeant que, dans le village, le vin tait plus commun que leau, au point que nagure leshabitants avaient parfois teint les incendies en puisant dans les tonneaux plutt que dans lespuits. Cette pense effaa sa mlancolie. Tant pis, elle nattendrait pas que Luca soit rentr chez luipour lappeler.

    Au moment o elle saisissait son tlphone portable, il sonna. Son interlocuteur avait un accenttranger, mais ce ntait pas la musique italienne de Luca.

    Comment ? Jentends trs mal, je ne comprends rien ce que vous dites Qui tes-vous ?Soudain, ses traits se dtendirent. Tom ? Cest toi ?Laccent tait si particulier quelle aurait d le reconnatre immdiatement. Tom tait no-

    zlandais. Cet archologue fou de son mtier, Johanna lavait rencontr trois ans plus tt au mariagede Florence, son ancienne collgue sur le chantier du Mont-Saint-Michel. Elle avait tout de suitesympathis avec ce grand gaillard aux allures de surfeur qui tait lun des plus brillants spcialistes

  • de lAntiquit romaine de sa gnration. Ce soir, il semblait en proie un tat de panique inhabituel. Tom, coute, parle lentement, ce que tu dis est incomprhensible Veux-tu rpter

    calmement ? Jo ! Cest affreux. Inimaginable. La nuit dernire, en plein Pompi, lun de mes archologues a

    t assassin. Oui, Johanna. Ici ! Assassin !

  • 5Aprs les paroles apaisantes de lAncien, chacun prend cong de Sextus Livius Aelius et de safemme Domitilla Calba. Seul Raphal, le messager, demeure chez le marchand de vin pour y passerla nuit.

    Grce Dieu, dit le matre de maison son hte, ma famille et moi vivons dignement, mais jene suis pas assez riche pour toffrir une salle de bains. Malgr ton long voyage, tu devras te contenterde quelques ablutions dans la cuisine de Magia Demain, je taccompagnerai aux thermes.

    Cher frre, rpond Raphal, jamais je navais pntr dans une demeure romaine et ta maisonrecle pour moi, pauvre Provenal missionnaire demi vagabond, des trsors de confort et de beautque je ne pensais pas concevables

    Sextus Livius Aelius sourit avant de rpondre. Les vrais trsors de cette maison, les voici. Tu connais dj mon pouse, Domitilla

    Calba, laisse-moi te prsenter mon fils an, Sextus Livius, mon fils cadet, Gaius Livius, et mafille, Livia.

    Respectivement gs de quinze, douze et neuf ans, les trois enfants savancent pour saluerltranger. Lan et la cadette ont la peau dore, les cheveux noirs et onduls de leur mrecrtoise. Domitilla vient dter son foulard de prire et des mches couleur dbne, assorties sesyeux, schappent dun grand chignon. Gaius Livius ressemble son pre, un petit homme auxcheveux chtains coups trs court, au regard bleu et lembonpoint naissant. Ce qui frappeRaphal, comme la plupart des personnes qui voient pour la premire fois Livia, sont les yeux de lafillette, dun violet profond et peu commun.

    Mon enfant, lui dit-il, tes prunelles ont la teinte du lilas qui pousse sur les collines deProvence au printemps !

    Pas du tout, sexclame la petite Livia, maman dit que mes yeux ont la couleur du vin queproduit sa famille Dlos

    part les Allobroges de Gaule transalpine, ajoute le pre, seuls les Grecs savent faire debons vins rouges ; nous autres en Italie ne sommes dous que pour les blancs. Mais moi, jai russi engendrer une fille dont les yeux refltent non seulement lamour entre ses parents, mais notre amourcommun pour le vin. Jen suis trs fier !

    Tu as raison, convient Raphal en souriant. Magia ! appelle le vinarius. Apporte-nous une aiguire de ccube, une autre de falerne et une

    troisime dalbain, afin que notre frre reprenne des forces et dorme sans mauvais rves. Tes affaires ont-elles souffert de lincendie, Sextus Livius ? senquiert le messager. Mon entrept a brl. Cest une grosse perte mais jchapperai la ruine. Ma boutique, qui est

    ici, ct, dans le prolongement du rez-de-chausse, na pas t touche, notre maison non plus, etsurtout, les miens sont indemnes.

    Lesclave apporte des figues, des raisins, les calices, le vin, leau pour le couper, et, tandis queDomitilla accompagne les trois enfants jusqu leur chambre, les deux hommes stendent chacun surun divan. Magia lave les mains de son matre et de Raphal avec une cruche deau parfume puis lesessuie avec une serviette. Enfin, les deux hommes gotent au nectar blanc. Lalbain, cultiv prs deRome, plat beaucoup Raphal.

  • Ainsi que laffirme le vieux Pline, dit le vinarius, il y a deux liqueurs trs agrables au corpshumain : lhuile au-dehors, le vin au-dedans. Dailleurs, cest un peu grce au vin que jai rencontrJsus Oui, grce au vin et ma deuxime passion : les livres et la posie.

    Raconte-moi, mon frre, demande Raphal. Vois-tu, pour mon commerce, je frquente beaucoup les ngociants juifs, prgrins ou

    citoyens, et en particulier ceux qui exercent la profession darmateur. Cest ainsi que je travaille avecSimon Galva Thalvus depuis plusieurs dcennies. Il y a une dizaine dannes, jai os mintresseraux livres qui rythment la vie de ceux que jappelaisalors les Judens excentriques . Simon Galva ma prt une Bible traduite en grec Alexandrie.

    La Septante, dit Raphal. Je suis juif, je la connais. Ce livre a t pour moi une vritable rvlation, mon frre. Un bouleversement intrieur. Un

    sens, un chemin de vie que nos dieux et innombrables hros, dans leurs aventures hasardeuses, nontjamais russi donner aux humains ; pas plus que les potes grecs et romains nont atteint lasimplicit intransigeante du Dcalogue.

    Les dix commandements donns par Dieu Mose sur le mont Sina ne sont pas si simples pntrer et respecter, mon frre, fait observer Raphal. Mme pour un Juif, dont ils constituentpourtant le cur de la Loi.

    Sans doute. Mais ils mont saisi. Ctait comme si la foudre divine tait tombe sur ma ttedure de paen Cela faisait rire Simon ! Il nempche que peu peu, je ne me suis plus content derelations daffaires avec lui et ses coreligionnaires, une amiti sest installe entre nous, uneamiti, et des livres. Je suis alors devenu ce que nous, les Romains, appelons un craignant-Dieu , cest--dire un non-circoncis qui partage certaines ides religieuses des Juifs, sans allerjusqu la conversion. Il y a six ans, Simon Galva Thalvus a mis dans mes mains la copie dun texteencore plus singulier que la Septante. Il sagissait dune lettre adresse au peuple de Rome, crite parun Juif citoyen romain rsidant ltranger, qui se nommait lui-mme Paul, serviteur du ChristJsus, aptre par vocation, mis part pour annoncer lvangile de Dieu .

    Lptre aux Romains Exactement. Cette lettre ma beaucoup troubl, mais diffremment. Tu comprends, dans le

    Dcalogue, Dieu ne sadresse qu Mose et son peuple. Mme si jtais en accord avec cesprceptes, je demeurais, en tant quincirconcis, extrieur aux injonctions divines. Paul, lui, dit quetous sont soumis au pch et au possible salut, les Juifs certes, mais aussi les Grecs, les Romains etles barbares.

    Jimagine ta stupeur de paen, sourit Raphal. L est la force de Paul : avoir os affirmer quela Loi de Dieu et la parole de Jsus ne sont pas rserves au peuple lu, que Dieu nest pas seulementle Dieu des Juifs mais le Dieu de toutes les nations

    La Loi ne fait que donner la connaissance du pch , cite Sextus Livius. Cette seule phrasema empch de dormir durant plusieurs nuits puis je me suis pos beaucoup de questions sur ceJsus, un prophte que Paul disait ressuscit dentre les morts. Revenir de lHads ! Une telle chosetait inconcevable. Pour moi comme pour tous les Romains, part les hros et les fantmes, personnene sort du monde souterrain

    Seule la foi, la perception de la lumire, permet de croire en la vie ternelle, la vie delesprit Et si lEsprit de Celui qui a ressuscit le Christ Jsus dentre les morts habite envous, Celui qui a ressuscit le Christ Jsus dentre les morts donnera aussi la vie vos corps mortelspar son Esprit qui habite en vous , dit encore laptre

    Jai lu et relu ce passage, avoue le ngociant en remplissant les coupes de vin et deau, celui-

  • l et toute la lettre des milliers de fois. Puis jai commenc attendre Paul, qui crivait la fin de samissive quil viendrait bientt Rome, lorsquil se rendrait en Espagne Je voulais parler cethomme dont Simon me prtait les copies dcrits adresss dautres peuples. Lauteur me fascinaitautant que ses mots. Simon me parlait de fraternit, de charit, de pardon, des miracles oprs par leChrist et ensuite par Pierre et les aptres, gurissant les malades, ressuscitant des morts Jelignorais mais il minstruisait, me prparant peu peu au baptme Quant Paul, je lattendais. Lesannes passaient, mais sa mission lloignait toujours de Rome. Et puis un jour, il y a quatreans, Simon vint mavertir que Paul arrivait enfin. Mais cest prisonnier quil parvenait la capitalede lEmpire, afin dtre jug par lEmpereur en personne

    Pour quelle raison ? demande Raphal. Cest une longue histoire, quil ma souvent raconte par la suite Paul avait t arrt

    Jrusalem, sur lesplanade du Temple, o des Juifs tentaient de le mettre mort, laccusant davoirprofan le lieu saint en y ayant fait pntrer un paen. La garde romaine larrta. Pour chapper aufouet du centurion, Paul argua de sa citoyennet romaine et le tribun lui permit de sexpliquer devantses frres juifs. Mais ces derniers laccusrent de trahir la Loi et voulurent le lyncher. Prvenu duncomplot que certains dentre eux avaient foment pour le tuer, le tribun lenvoya, sous bonne garde, Csare Maritime afin dy comparatre devant le tribunal du procurateur. Paul en appela Csar etrclama dtre jug par Nron lui-mme, Rome. Deux ans plus tard, le gouverneur Festus accda sa requte et Paul embarqua pour lUrbs. Mais une tempte clata en mer et le bateau fit naufrage surlle de Malte. Paul, les autres prisonniers et la garde romaine y demeurrent plusieurs mois, avant depouvoir reprendre leur voyage. Sur lle, Paul avait soign et guri de nombreux malades Quand ilparvint jusqu nous, il fut assign rsidence. On lui permit de louer une maison convenable, o iltait gard par un soldat.

    Tu lui as souvent rendu visite ? senquiert Raphal. Chaque jour pendant les deux annes qua dur son sjour parmi nous. tous sa porte tait

    ouverte. De laube jusquau crpuscule il recevait Juifs, paens, hommes et femmes de toutesconditions et de religions diverses. tous il parlait de Jsus et du royaume de Dieu. De mes yeux jelai vu, en un instant, gurir les plaies dun enfant vou la mort Il a appliqu sur le petit agonisantun mouchoir qui avait touch son corps, et les esprits mauvais, et le trpas, ont dsertlenfant. Certains repartaient transforms, dautres demeuraient incrdules. Mais aucune violence nat exerce contre lui Rome.

    Et son procs devant lEmpereur ? Nron la dclar innocent et a prononc un non-lieu. Avant de quitter Rome, il y a de cela

    un an dj, Paul nous a baptiss, ma femme, mes enfants, mon esclave et moi-mme, dans une sourcequi alimente le Tibre. Cet homme est un saint et il a boulevers ma vie. Jignore o il se trouveaujourdhui, peut-tre en Espagne, ou dans ses communauts de Grce, de Macdoine ou deMysie, quil aimait tant

    Un silence recueilli sinstalle. Deux aiguires sont vides, la troisime est pleine moiti. SextusLivius sert son hte.

    Quel est donc ce message que tu dois dlivrer Pierre ? Pardonne-moi, mon frre, mais jai promis de ne le rvler quau premier des aptres. Je lai

    jur Marie de Bthanie, lauteur du message. Marie de Bthanie ? rpte le marchand de vin, abasourdi par ce nom. Marie de Bthanie, la

    sur de Lazare ? La femme qui a oint Jsus de parfum ? Elle-mme. Elle a refus dcrire sa missive, je lai apprise par cur. Celle-ci est de nature

  • branler toutes nos communauts Il nous faut absolument parvenir jusqu Pierre Demain jirai la prison. On ne me laissera

    pas le voir mais jessaierai dobtenir des renseignements. Toi, tu resteras ici, cest plus prudent. Que penses-tu de ces arrestations, Sextus Livius ? Si Nron a innocent et relch Paul, jai

    peine croire quaujourdhui, il choisisse de nous punir ! Noublie pas ce que Nron a t capable de faire aux siens. Il a empoisonn son frre

    Britannicus, il a fait larder de coups de poignard le ventre de sa propre mre, Agrippine, il a rpudiOctavie, sa femme, qui a eu les veines tranches avant dtre bouillante par ses sbires. Il vit dansla luxure et la dbauche, et Poppe, son ancienne matresse et sa nouvelle pouse, est une craturediabolique qui a une influence trs nfaste En tant que citoyen, je respecte Csar et je luiobis mais comment ne pas craindre le pire dun assassin, le meurtrier de sa proprefamille ? Crois-tu quun tel homme conoive quelque scrupule se dbarrasser des membres sansinfluence dune secte illgale, abhorre par toute la ville et accuse davoir volontairement brl lacapitale de lEmpire ?

    Tu penses donc que nous devons craindre pour la vie de Pierre et de nos frres et sursemprisonns ? insiste Raphal.

    Jignore quelle intrigue va souffler Poppe Nron et quelle stratgie politique va suivrelEmpereur, rpond Sextus Livius Aelius en soupirant. Je tremble pour ma famille. Demain jirai laprison et je taccompagnerai aux thermes. Mais la nuit tombe jemmnerai les miens loin deRome. Simon Galva ma procur un bateau. Nous allons nous rfugier Dlos, chez les parents deDomitilla, en attendant que le calme revienne. Tu pourras demeurer ici si tu le souhaites, ma maisonest la tienne, cher frre moins que tu prfres nous suivre en Crte.

    Merci, mon frre. Merci infiniment. Mais je ne peux quitter Rome tant que je nai pas parl Pierre. Je dois absolument trouver un moyen de lapprocher, duss-je pour cela tre moi-mme misaux fers

    Des flammes rouges slvent comme des langues de diables gants. Les murs de la chambre

    dansent sous les colonnes de fume sombre et cre. Le plafond craque et tombe en pluie de cendresmulticolores, qui volent dans la pice comme des myriades doiseaux affols. Les cloisonsdeviennent noires, se fendent puis scroulent. La chaleur forge un cran transparent, qui fait tremblerles couches de Sextus et Gaius.

    Le feu se transforme en rivire ardente, coule tel un serpent sur le pavement de la pice et lcheles pieds du lit de Livia. La fillette se met tousser. Elle transpire et peine respirer. Lorsque letorrent en fusion monte en bouillonnant, elle pousse un cri et sveille brusquement.

    Son frre an se tourne en bougonnant. Gaius ronfle. Dans lobscurit de la chambre, la fillettehume lair la recherche de fume, mais ne sent rien de suspect. Elle se frotte les paupires et lestempes pour oublier son cauchemar. Depuis lincendie de la ville, il y a deux mois et demi, elle faitsouvent ce rve, qui la laisse angoisse et puise. Ensuite, elle est incapable de se rendormir, tantles images effrayantes continuent de danser devant ses yeux. Alors, discrtement pour ne pas veillerses frres, elle se lve et se rfugie dans le lit de Magia. Cette dernire, esclave mais membre de lafamille part entire, la prend dans ses bras et la petite fille retrouve enfin le sommeil.

    Livia repousse doucement la couverture et le dessus-de-lit damass, et ses pieds nus atteignentl e toral, la descente de lit. Elle ne prend pas la peine denfiler ses sandales ni de rassembler seslongs cheveux noirs. Vtue du pagne et de la tunique quelle porte nuit et jour, elle sort de la chambreet se prcipite dans la cuisine o, dans une alcve ferme par une tenture, repose Magia.

  • Livia tire lentement le rideau et manque de pousser un nouveau cri. Sur la couche delesclave git lhomme barbu qui est venu de trs loin pour voir Pierre. O dort Magia ? Sans doutedans la chambre de ses parents. Livia soupire, ne sachant o trouver un peu de rconfort. Puis ellesourit, sort de la maison par la porte de derrire quelle laisse entrouverte et se retrouve dans lagrande cour carre de limmeuble de quatre tages.

    Au rez-de-chausse, perpendiculaire leur appartement se trouve la boutique de son pre, faisantface au magasin de Calpurnius Grattius Flaccus, qui vend des tapis et des toffes prcieuses importsdes provinces romaines dAsie. De lautre ct de la cour stend lappartement du marchand detissus et, devant le logis, sommeille le compagnon de jeux prfr de Livia : le chien de CalpurniusGrattius Flaccus, un norme btard beige.

    Lanimal en veil a dj reconnu la fillette et, tirant sur sa chane, il remue la queue et gratte lesol en la sentant approcher. la lueur de la lune, Livia lentoure de ses bras tandis que le chien lcheson visage. Il pousse des glapissements et saisit dans sa gueule une balle de cuir.

    Non, chuchote-t-elle, si nous jouons maintenant, nous risquons dveiller tout le monde Je tedtache mais tu restes tranquille, voil, bien, couche-toi prs de moi

    Le chien obit, docile. Pieds nus, frissonnante de froid, la petite fille sallonge contre le grandcorps chaud, puis raconte son cauchemar loreille de la bte.

    Soudain, le chien se dresse et se met grogner. Un bruit sourd rsonne de lautre ct de lacour, qui semble provenir de la maison. Livia sassoit par terre. Elle a peine le temps de sedemander ce qui se passe que le chien bondit et se rue vers la demeure de lenfant. Elle entend sesaboiements furieux, des cris, des sons de fer, une plainte aigu et elle discerne une forme claire quise trane sur le sol. Livia traverse le patio en courant et dcouvre le cadavre ensanglant duchien. Par lentrebillement de la porte, elle aperoit une multitude de jambes et reconnat le bas deluniforme de la garde prtorienne.

    Terrifie, elle reflue dans la cour et, dinstinct, se cache derrire une arme damphores piquesdans la terre, dans lesquelles vieillit le vin de son pre. genoux, les mains plaques sur labouche, les yeux carquills, transpirant de peur, elle entend les cavalcades des soldats, ellereconnat la voix de son pre, il lui semble percevoir les pleurs de sa mre et de Magia, encore descris, les sanglots de ses frres, des ordres, des bruits dpe et puis plus rien.

    Le silence est revenu, aussi tonitruant quun cataclysme. Livia nose pas bouger. Son beau regardviolet est riv sur la dpouille du chien. Dans les tages, les voisins semblent navoir rienremarqu, personne ne vient, pas mme Calpurnius Grattius Flaccus. Alors, tremblante, elle se rsout se mettre debout et pntrer dans la maison.

    Dun pas lent et mal assur, elle se rend jusqu sa chambre. Les couvertures des lits de ses frressont terre mais la pice est vide. Sur la pointe des pieds, elle entre dans le cubiculum de sesparents et dcouvre un corps allong sur le sol, prs dune couche de fortune en foin. Elle sapprocheet reconnat Magia. Lesclave ne bouge plus. Ses mains sont poses sur sa gorge tranche, do acoul un flot bruntre. Livia est ptrifie et ne peut la toucher. Les coffres habits de son pre et desa mre sont ouverts, leur contenu parpill, le vase de nuit est renvers. Le matelas et le traversin deses parents sont ventrs, et la laine qui les remplissait est parpille sur le toral du lit conjugalouvrag. Aucune trace de son pre ni de sa mre. Livia reste l, prostre devant le corps de Magiaqui aurait d la rchauffer et qui devient de plus en plus froid.

    Un gmissement la fait sursauter. Elle sort du cubiculum et, hsitante, entre dans la salle manger. Personne. O sont ses parents et ses frres ? Les gardes les ont-ils emmens ? O ? nouveau, elle peroit une plainte, assez proche. Elle quitte le triclinium et saventure

  • loffice. L, gt Raphal le messager. Son ventre est rouge de sang mais il est vivant. Il se tord dedouleur.

    Li Livia, cest toi ? geint-il en apercevant la fillette. Tu es sauve, merci Seigneur ! Deleau, je ten prie, donne-moi de leau !

    La petite saisit une cruche, fait boire le bless grand-peine et lui passe un linge mouill sur levisage.

    Il faut, reprend le Gaulois entre deux quintes de toux. Il faut rchapper dici, fillette il fautte cacher.

    Mais cest impossible ! sexclame-t-elle. O sont mes parents ? Quen ont-ils fait ? Sont-ilsblesss ?

    Non, je ne crois pas Ils doivent tre en prison, lheure quil est Mais et mes frres ? Je lignore, Livia. Ils les ont emmens tous les quatre, cest tout ce que jai vu. Jai tent de

    minterposer et lun des gardes ma perfor le ventre Je pense que je vais bientt rejoindre notreSeigneur

    Non, non ! Tu ne peux pas me laisser toute seule ! dit-elle en sanglotant. Magia est morte ! Tudois maider retrouver mes parents !

    La petite crie de douleur et de dsespoir. Raphal lui saisit une main avec ses doigtsensanglants.

    Calme-toi, murmure-t-il. On ne doit pas nous entendre, sil te plat Sinon, ils risquent derevenir

    ces mots, la fillette saisie de frayeur cesse de pleurer. coute-moi attentivement, LiviaRaphal a de plus en plus de mal parler. coute, rpte-t-il. Tu dois te cacher, mais surtout pas chez les disciples de Jsus Tes

    parents doivent encore avoir des amis qui ne sont pas chrtiens ? De la famille, peut-tre ? Pre a rompu avec son frre quand ce dernier a voulu lui faire manger un veau qui avait t

    sacrifi dans le temple de Vnus Son autre frre, qui tait chef militaire, a t tu pendant larvolte des Bretons La famille de ma mre est en Crte Rome, nos meilleurs amis sont juifs ouchrtiens

    Non Tu dois trouver refuge chez des paens, Livia et ne surtout pas dire que tu fais partiede la Voie Tu comprends ?

    Oui non je veux ma mreElle recommence pleurer. Livia, je ten supplie, tu dois tenfuir chez des citoyens romains au-dessus de tout

    soupon Je ne peux pas taider coute, coute-moi encore Te souviens-tu pourquoi je suisvenu ici, Rome ?

    Pour voir Pierre, le premier des aptres. Exact. Pour lui transmettre un message. Hlas, je suis arriv trop tard Mais peut-tre que

    toi, tu parviendras jusqu Pierre. Ils lont arrt aussi ! rpond Livia en sanglotant. Je sais, petite Mais Dieu lui permettra peut-tre de schapper, comme un ange la jadis

    dlivr des geles du roi Hrode Sil te plat, va chercher de quoi crire vite dpche-toi pas de tablette de cire du papyrus

    Livia hsite, en larmes, mais le regard suppliant de Raphal la conduit dans le bureau de son

  • pre. Elle empoigne une tige de roseau, de lencre, mais dans sa panique ne trouve pas de feuillevierge. Des tablettes sont remplies des comptes de Sextus Livius Aelius. Dans les coffres reposentles trsors vnrs par son pre : des rouleaux de papyrus, les volumina, en latin, en grec, despapyrus gyptiens couverts dtranges dessins. Les pleurs obstruent la vue de la fillette qui ne saitplus ce quelle fait, seule, loin des bras et de la protection des siens.

    Perdue, elle passe un long moment debout devant les caissons de bois sculpt. Puis elle ouvre uncoffre et saisit un ouvrage au hasard. Elle dplie le rouleau de papyrus et en arrache un morceauavant de le jeter terre.

    Lorsquelle revient vers Raphal, ce dernier a de longs sillons noirs qui barrent la peau jauntrede son visage. Dans un rle il lui dit quil a froid et elle le couvre avec la courtepointe de Magia. Iltremble et ne peut plus parler. Mais il fait signe Livia de laider se redresser et il sadosse aumur. Sans un mot, dans un souffle hach il saisit la page, le roseau, et se met tracer des signes queLivia ne comprend pas.

    neuf ans, la fillette frquente lcole primaire publique depuis deux ans, elle sait lire et crireen latin et a dj de solides notions de grec grce sa mre. Elle ne reconnat pas ces langues dansles mots bizarres que dessine Raphal. Ni latin, ni grec seraient-ce des hiroglyphes gyptiens ? dugaulois ? Lalphabet ne ressemble rien quelle ait vu

    Cest de laramen, lche le Provenal dans un suprme effort. La langue de notre SeigneurJsus. Ces mots sont sa parole secrte, son message cach. Prends, et ne dvoile ce message quPierre. Tu promets ? Pierre ou laptre Paul. personne dautre Pierre ou Paul euxseuls sont capables dentendre cette rvlation et de rpondre Marie deBthanie Maintenant, va, laisse-moi sauve-loi, Livia, sauve-toi Jsus Jsus Sauveur !

    Elle reste plante l, incapable de se dtacher de cet homme lagonie quhier encore elle neconnaissait pas et qui demeure la dernire personne avoir vu son monde qui vient descrouler. Elle songe Magia, inerte dans la pice d ct, la maison dserte, au chien, elle penseque lorsque Raphal aura lui aussi cess de respirer, elle sera toute seule pour la premire fois deson existence. Seule, menace, sans savoir o aller, ignorant comment faire pour tre nouveau avecsa famille.

    Les yeux noirs du Gaulois se voilent du mme cran transparent que dans son cauchemar. Il ouvreles lvres pour parler, sans doute va-t-il encore appeler Jsus. Mais aucun son ne sort de sa gorge. Ilne bouge plus, yeux et bouche grands ouverts.

    Livia regarde le feuillet qui senroule naturellement sur lui-mme. Les mots cachs du Christ lui

    sont totalement incomprhensibles. La voil messagre son tour, mais messagre dun mystre dontRaphal ne lui a pas dvoil le sens. Comment atteindre Pierre en prison ? O est Paul, laptre quila baptise ? Il ne demeure plus dans la cit, il est sans doute trs loin ! Elle nest quune petite fillegare et abandonne, jamais elle ne pourra accomplir une telle mission ! Les larmes, un instanttaries, lui montent nouveau aux yeux. Le message lui brle les mains. Raphal y a laiss une tracede sang. Elle essaiera de transmettre le billet. Mais avant tout, elle doit retrouver les siens.

    Elle retourne la page.Livia reconnat immdiatement le pome auquel elle la sans vergogne arrache. Cest lun des

    ouvrages prfrs de son pre : lnide, de Virgile. Il lui semble entendre sa voix familiredclamer les vers.

  • 6Sur sa portion de terre, Johanna sentit un frisson monter dans son dos. Ce ntait pas la premirefois depuis le dbut des fouilles. Il ne sagissait pas de peur vritable, plutt dune apprhensionvague et sans fondement, si ce nest la rminiscence de sa prcdente campagne, au Mont-Saint-Michel. Elle avait beau se dire quelle ne craignait rien hormis de ntre pas la hauteur, ctait plusfort quelle, cette mmoire du corps qui nen faisait qu sa tte et qui se souvenait, dans sescellules, sur sa peau, du danger.

    Le coup de tlphone de Tom avait renforc cette impression jusqualors confuse. Telle unevidence mathmatique, la collision des mots archologue et assassin avait raviv datrocesimages : plusieurs fois par jour, chaque nuit, Johanna tait assaillie de visions cauchemardesquesdont les couleurs crues ressuscitaient un effroi que le deuil navait pas attnu.

    Elle avait parl de la tragdie de Pompi au frre Pacifique, qui avait vainement tent dapaiserson angoisse en disant quil prierait pour lme de ces deux malheureux, la victime et son bourreau.

    Malgr les questions de Johanna, Tom tait rest vasif. Personne ne savait rien de toutefaon. Personne, sauf le meurtrier. Pour lheure, on navait aucune ide de son identit, encore moinsdes motifs de son acte. Face au dsarroi de son ami et mue par une curiosit aussi intense quemorbide, Johanna lui avait propos de venir se reposer quelques jours Vzelay. Il avaitaccept. Bloqu par lenqute de police et les devoirs dus au mort, il ne pensait pas pouvoir selibrer avant plusieurs jours. Lavant-veille, il lavait rappele pour lui annoncer son arrive, le soirmme, jeudi 9 octobre. Johanna lui avait propos de rester jusquau dimanche, certaine de ne pasrevoir Luca avant la semaine suivante. Elle prfrait tre seule avec larchologue. Malgr sonattachement pour Luca, un obscur instinct la poussait le tenir lcart de Tom et du drame dePompi. Ctait comme si elle lui refusait une part delle-mme, la plus funeste, lie un pass dontson corps chaque pas exhibait la douleur.

    Elle posa ses outils, quitta le sous-sol et, boitant plus que de coutume, se rfugia danslAlgeco. Elle brancha la bouilloire. Au moment o elle dpliait un sachet de th, apparut sur lacloison une forme nue et horriblement maigre, hve, immobile, flottant au milieu de rsidus demousse dans une vieille baignoire en fonte. Des notes daccordon argentin sifflrent. Johanna fermales yeux mais un regard fixe et atterr surgit dans le noir. Sur un air de tango, la mort observaitlarchologue, bien en face.

    Johanna se rua dehors. Peinant retrouver son souffle, elle ne prta pas attention Werner. a va ? Tu nas pas lair dans ton assiette, constata-t-il en effleurant le bras de Johanna. Ah, cest toi Ne tinquite pas, ce nest rien, un dbut de migraine Que dirais-tu dune pause ? Jappelle les autres et je nous prpare du caf ? Bonne ide, merci, rpondit-elle en se forant sourire.Elle attendit ses collgues pour pntrer avec eux dans labri. Christophe saffala sur un sige en

    soupirant. Elle sauta sur loccasion davoir autre chose en tte quun cadavre. Que signifie ce soupir, Christophe ? lui demanda-t-elle avec une pointe danimosit. Tu

    baisses dj les bras ? Je nabandonne pas, je minterroge, rpondit-il fermement. Je rflchis, je fouille, je me pose

    des questions, et une fois de plus, je persiste dire quon ne trouvera rien ici.

  • Leffet escompt par Johanna fut atteint. Cette rponse ralluma le sempiternel dbat desarchologues en mme temps que lobjet de leurs recherches : la datation du dbut du culte de Marie-Madeleine Vzelay.

    Selon la tradition, la rumeur de la prsence des reliques de la sainte dans la crypte staitpropage au XIe sicle, provoquant un afflux de plerins, des gurisons miraculeuses et la soudaineprosprit de labbaye. Un certain Geoffroi, le pre abb de lpoque, avait eu lide de promouvoiren Bourgogne le culte de la pcheresse amie de Jsus. Une bulle papale de lan 1050 indiquait que lemonastre tait notamment dvolu la vnration de sainte Marie-Madeleine, et une autre, date de1058, attestait lexistence des ossements sacrs Vzelay. La nature et la provenance de ces reliquestaient une controverse qui divisait les historiens et certains membres de lglise, mais rien, jusquune date rcente, ne permettait de mettre en doute le fait que ladoration de la sainte nexistait pas Vzelay avant le XIe sicle.

    Or, cinq ans plus tt, un jeune historien prparant une thse sur Viollet-le-Duc Vzelay staitgar dans les rserves du muse de luvre. Le matriel architectural exhum entre 1840 et 1859par larchitecte, soigneusement inventori et tiquet par lquipe de lpoque, y tait entrepos. Leminuscule musum navait pas la place de lexposer. Plusieurs malles portaient la mention sous-solclotre . Dans ce quil restait des lments anciens mis au jour par Viollet-le-Duc lors de lareconstruction du clotre, lhistorien fouineur avait dcouvert une curieuse statue, perdue au milieu dedbris sans intrt : en bois, prromane car taille dans un chapiteau typiquement carolingien, ellereprsentait le buste dune femme la chevelure longue et abondante, les paules dnudes, le visage la fois pur et tourment. Sous le tailloir du vieux chapiteau qui servait de socle, lartiste avait gravune inscription moiti efface mais nanmoins lisible : Sancta Maria Magdalena .

    Une sculpture de la sainte dans le sous-sol dune glise qui lui tait ddie pouvait paratrenormal. Sauf que la statue tait antrieure lapparition du culte magdalnien Vzelay. Daprs lafacture caractristique du chapiteau et le style de limage elle-mme, lobjet datait du IXe sicle, soitdeux cents ans avant lapparition officielle de Marie-Madeleine en Bourgogne. Les experts avaientrelev des traces de calcination sur le bois ; il pouvait sagir du premier incendie de labbaye, quiavait eu lieu dans le premier tiers des annes 900 et qui avait ravag une partie de lglise.

    Comme dhabitude, stait ensuivie une querelle de spcialistes, aussi virulente quesrieuse : pour certains, cette sculpture tait un faux, model au XIIIe sicle dans un chne des annes800 et dans une manire imitant la faon carolingienne, pour laisser croire que la sainte tait adore Vzelay avant Verdun, Bayeux, Reims, Le Mans et Besanon, premiers sanctuaires franais consacrs Marie-Madeleine et apparus au dbut du XIe sicle.

    Selon cette thse, il sagissait dune mystification des moines bndictins, qui avaient lhabitudedarranger la ralit leur convenance et poursuivaient le but de relancer un plerinage concurrencpar le sanctuaire magdalnien de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume, en Provence, o lon prtendaitdtenir les seules vraies reliques de la sainte. Pour dautres, lnigmatique sculpture tait authentiqueet plaait Vzelay comme le premier lieu de culte magdalnien dOccident. Lunique question tait desavoir pourquoi les inestimables ossements navaient t exposs la ferveur des fidles que deuxsicles plus tard.

    Je nai pas votre exprience ni vos connaissances, dit Audrey, mais je ne parviens pas comprendre pourquoi la fameuse statue ne pourrait pas dater du IXe sicle et venir dailleurs, dunendroit o on adorait dj la sainte, donc pas en Occident mais en Orient. Un plerin ou un croislaurait ramene et en aurait fait cadeau au pre abb Geoffroi au XIe, ce qui lui aurait donn lidedinventer le culte pour attirer les clients !

  • Cest une troisime hypothse, admit Johanna en souriant, peut-tre un plerin de retour deTerre sainte, mais pas un crois puisque la premire croisade date de 1096, alors que larriveofficielle de Marie-Madeleine Vzelay se situe aux alentours de 1037-1040. Quoi quil ensoit, notre seule certitude est que lobjet a t dterr ici et quil avait une raison de sy trouverpuisque rien, au Moyen ge, ntait le fruit du hasard. Tout avait une logique spirituelle, un senssymbolique, un lien avec Dieu. Il faut retrouver ce sens, remonter le temps avec les strates de terrejusquau clotre roman, puis jusqu la premire glise du IXe sicle, et aprs on verra ce que lespierres racontent sur les hommes, les femmes et leurs croyances

    Tu sais bien quil ne reste rien de lglise carolingienne, part une infime partie de lacrypte ! intervint Christophe.

    On trouvera forcment des traces et peut-tre plus, rpondit la directrice duchantier. Oui, peut-tre plus... dautres sculptures, ou des crits, pourquoi pas ?

    Tu rves, Johanna, objecta Christophe. Moi, je pense que ce quil fallait dnicher, enloccurrence la fameuse statue qui pose plus de questions quelle nen rsout, eh bien, Viollet-le-Ducla trouv.

    Si je peux me permettre, intervint Werner, sans tre ni rveur ni pessimiste, pour ma