kommentierung, Überlieferung, nachleben () || un ennemi d’aristote a paris: leon brunschvicg

25
JACQUES BRUNSCHWIG, Paris UN ENNEMI D'ARISTOTE A PARIS: LEON BRUNSCHVICG* II est sans doute difficile aujourd'hui, specialement hors de France, de se representer exactement l'importance et l'etendue du role joue par Leon Brunschvicg (1869-1944) 1 dans Penseignement de * Des versions parfois tres differentes de la presente etude ont ete lues, il y a parfois longtemps, devant des auditoires varies: College philosophique (Paris 1965), So- ciete azureenne de philosophic (Nice 1977), Universite de Liege (1978), Congres international sur Aristote (Salonique 1978). J'ai essaye de tenir compte des remar- ques qui m'ont ete presentees ä ces diverses occasions. La breve communication presentee a Salonique a ete publiee (sans que j'en sache rien jusqu'ä un passe tout recent) dans les Proceedings of the World Congress on Aristotle, Athenes 1982, vol. Ill, pp. 80-85. La presente version a ete presentee au Wissenschaftskolleg zu Berlin, au cours d'une seance de seminaire, le 14 mai 1985; je remercie Michael Frede, Günther Patzig et Pierre Pellegrin de l'aide qu'ils m'ont apportee a cette oc- casion. 1 Ne a Paris le 10 novembre 1869, Brunschvicg fut l'eleve de Darlu au Lycee Condor- cet, comme beaucoup de brillants sujets de sa generation, dont le plus celebre est Proust; ce dernier, un peu plus jeune, fut son ami et son admirateur (cf. H. Bonnet, Alphonse Darlu, Paris 1961, pp. 37-39; sur Brunschvicg et Proust, du meme auteur, L'ordre des joies, in: Revue de Metaphysique et de Morale 72, 1967, pp. 144-157); Ton dit (pourtant) que Brunschvicg a ete l'un des «modeles» du personnage de Bloch dans la Recherche du temps perdu (G. Painter, Proust, I. The Early Years, Bos- ton 1959, p. 55). Brunschvicg entra a l'Ecole Normale Superieure en 1888; agrege de philosophie en 1891, il enseigna dans plusieurs lycees de province, puis de Paris. II soutint ses theses en Sorbonne, le 19 mars 1897. Nomme a la Sorbonne en 1909, il y enseigna jusqu'en 1939, ainsi qu'ä l'Ecole Normale; il presida le jury du con- cours d'agregation pendant de nombreuses annees. Avec plusieurs autres eleves de Darlu, comme Elie Halevy et Xavier Leon, il fonda plusieurs institutions encore bien vivantes a l'heure actuelle: La Revue de Metaphysique et de Morale (en 1893) et la Societe Frangaise de Philosophie (en 1901), aux discussions et aux travaux de la- quelle il prit toute sa vie une part active (notamment en ce qui concerne le Vocabu- laire technique et critique de la philosophie, publie sous la direction d'Andre La- lande). Refugie en «zone libre» apres juin 1940, il garda avec ses collegues et ses anciens eleves les contacts amicaux que ses grandes qualites humaines avaient su entretenir, et supporta avec beaucoup de dignite les epreuves personnelles et natio- nales. Brunschvicg est mort ä Aix-les-Bains le 18 janvier 1944. Brought to you by | New York University Bobst Library Technical Services Authenticated Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Upload: vivian

Post on 09-Apr-2017

213 views

Category:

Documents


1 download

TRANSCRIPT

Page 1: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

JACQUES BRUNSCHWIG, Paris

U N ENNEMI D'ARISTOTE A PARIS: LEON BRUNSCHVICG*

II est sans doute difficile aujourd'hui, specialement hors de France, de se representer exactement l'importance et l'etendue du role joue par Leon Brunschvicg (1869-1944)1 dans Penseignement de

* Des versions parfois tres differentes de la presente etude ont ete lues, il y a parfois longtemps, devant des auditoires varies: College philosophique (Paris 1965), So-ciete azureenne de philosophic (Nice 1977), Universite de Liege (1978), Congres international sur Aristote (Salonique 1978). J'ai essaye de tenir compte des remar-ques qui m'ont ete presentees ä ces diverses occasions. La breve communication presentee a Salonique a ete publiee (sans que j'en sache rien jusqu'ä un passe tout recent) dans les Proceedings of the World Congress on Aristotle, Athenes 1982, vol. Ill, pp. 80-85. La presente version a ete presentee au Wissenschaftskolleg zu Berlin, au cours d'une seance de seminaire, le 14 mai 1985; je remercie Michael Frede, Günther Patzig et Pierre Pellegrin de l'aide qu'ils m'ont apportee a cette oc-casion.

1 Ne a Paris le 10 novembre 1869, Brunschvicg fut l'eleve de Darlu au Lycee Condor-cet, comme beaucoup de brillants sujets de sa generation, dont le plus celebre est Proust; ce dernier, un peu plus jeune, fut son ami et son admirateur (cf. H. Bonnet, Alphonse Darlu, Paris 1961, pp. 37-39; sur Brunschvicg et Proust, du meme auteur, L'ordre des joies, in: Revue de Metaphysique et de Morale 72, 1967, pp. 144-157); Ton dit (pourtant) que Brunschvicg a ete l'un des «modeles» du personnage de Bloch dans la Recherche du temps perdu (G. Painter, Proust, I. The Early Years, Bos-ton 1959, p. 55). Brunschvicg entra a l'Ecole Normale Superieure en 1888; agrege de philosophie en 1891, il enseigna dans plusieurs lycees de province, puis de Paris. II soutint ses theses en Sorbonne, le 19 mars 1897. Nomme a la Sorbonne en 1909, il y enseigna jusqu'en 1939, ainsi qu'ä l'Ecole Normale; il presida le jury du con-cours d'agregation pendant de nombreuses annees. Avec plusieurs autres eleves de Darlu, comme Elie Halevy et Xavier Leon, il fonda plusieurs institutions encore bien vivantes a l'heure actuelle: La Revue de Metaphysique et de Morale (en 1893) et la Societe Frangaise de Philosophie (en 1901), aux discussions et aux travaux de la-quelle il prit toute sa vie une part active (notamment en ce qui concerne le Vocabu-laire technique et critique de la philosophie, publie sous la direction d'Andre La-lande). Refugie en «zone libre» apres juin 1940, il garda avec ses collegues et ses anciens eleves les contacts amicaux que ses grandes qualites humaines avaient su entretenir, et supporta avec beaucoup de dignite les epreuves personnelles et natio-nales. Brunschvicg est mort ä Aix-les-Bains le 18 janvier 1944.

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 2: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

Un ennemi d'Aristote a Paris: Leon Brunschvicg 597

la philosophic et dans la recherche philosophique en France entre les deux guerres mondiales. Bien qu'il ait ete, de son vivant, accueilli et admire dans de nombreuses universites europeennes et dans beau-coup de congres internationaux, et bien qu'il ait activement travaille dans plusieurs institutions internationales (la Societas Spinozana aussi bien que la Societe des Nations), aucune de ses oeuvres mar-quantes, ä ma connaissance, n'a ete traduite en anglais2 ou en alle-mand; et je suppose qu'il n'est aujourd'hui connu ailleurs qu'en France, quand il l'est, qu'ä titre d'editeur de Pascal3. Je ne l'ai pas rencontre moi-meme personnellement; mais je crois etre assez bien place pour avoir mesure son influence. Ma quasi-homonymie avec lui m'a valu plus d'une affectueuse tape sur l'epaule, du temps de mes etudes, de la part des vieux appariteurs de la Sorbonne; et eile me permet de dresser une interessante typologie des personnes qui me demandent, avec un espoir vite de^u, si j'ai quelque lien de parente avec lui. De plus, et surtout, la plupart des maitres dont, avec toute ma generation, j'ai refu l'enseignement avaient ete ses disciples: par exemple Jean Wahl, Gaston Bachelard, Jean Hyppolite, Martial Gue-roult, Pierre-Maxime Schuhl, pour n'en nommer que quelques-uns parmi ceux qui ne sont plus; et ils evoquaient volontiers sa memoire dans leurs cours. Enfin, de nombreuses traces de ses idees subsis-taient ä cette epoque dans l'organisation pedagogique, les auteurs et les textes habituellement mis au programme, l'orientation generale de la didactique de la philosophic.

L'une de ces traces, il faut le dire, etait l'absence a peu pres totale d'Aristote dans nos programmes: on ne nous parlait guere de lui, si-non pour nous dire que Descartes etait enfin venu pour liberer la pensee de sa desastreuse influence. Bien sur, la place preponderate de Descartes dans l'enseignement philosophique fran^ais avait tou-

2 Je remercie Voula Tsouna d'avoir bien voulu effectuer pour moi les verifications necessaires dans les bibliotheques de Cambridge.

3 On trouvera une bibliographie sommaire des ecrits de Brunschvicg dans R. Boirel, Brunschvicg, sa vie, son oeuvre, avec un expose de sa philosophie, Paris 1964, et une bibliographie complete (par Claude Lehec) dans les Ecrits philosophiques de Brunschvicg, tome III, Paris 1958. Sur sa pensee, voir Marcel Deschoux, La philo-sophie de Leon Brunschvicg, Paris 1949, et les numeros speciaux que lui ont con-sacres la Revue de Metaphysique et de Morale en 1945, les Etudes philosophiques la meme annee, la Revue internationale de philosophie en 1951, le Bulletin de la So-ciete franipaise de philosophie en 1963 et en 1970.

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 3: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

598 JACQUES BRUNSCHWIG

jours ete plus ou moins nuisible au prestige d'Aristote, et Brunsch-vicg n'y etait pour rien. En 1833, l'Academie des Sciences morales et politiques avait propose, comme sujet de concours, de «faire con-naitre l'ouvrage d'Aristote intitule la Metaphysique»·, et Ravaisson, qui remporta le prix avec son Essai sur la Metaphysique d'Aristote (vol.1, 1837; vol.11, 1845), notait dans son avant-propos que la philo-sophic d'Aristote etait «tombee depuis deux siecles en France dans un discredit general, du aux voiles epais dont la scolastique l'avait enveloppee»4. Ces voiles de la scolastique etaient encore loin d'etre dissipes ä la fin du XIXe siecle, dans le milieu laique et rationaliste de l'enseignement public en France sous la IIIe Republique. Mais si l'on considere la constante hostilite personnelle de Brunschvicg en-vers le Stagirite et sa forte position intellectuelle et universitaire pen-dant un demi-siecle, d'un cote, et de l'autre le peu de place qu'a tenu Aristote pendant cette meme periode dans l'enseignement et dans la recherche philosophiques en France, on ne peut s'empecher de soup-fonner, entre ceci et cela, un lien au moins partiel de cause ä effet5. Α quelques exceptions pres6, les Universites franfaises ne produisent guere de theses sur Aristote entre les deux guerres; et la recherche frangaise est pratiquement absente du grand mouvement de renou-veau des etudes aristoteliciennes qui a suivi la publication des tra-vaux de Jaeger7. Α contrario, c'est apres la mort de Brunschvicg, et l'extinction de son influence directe, que Ton voit paraitre d'impor-

4 Cf. Pierre Aubenque, Ravaisson interprete d'Aristote, in: Les Etudes philosophi-ques, 1984, n° 4, pp.435-450.

5 II faudrait aussi faire une place, negativement, a la mort prematuree d'Octave Ha-melin (1856-1907), qui consacra ä Aristote un cours celebre, publie apres sa mort, en 1920, par son eleve Leon Robin. Robin lui-meme publia en 1908 sa grande these sur La theorie platonicienne des idees et des nombres d'apres Aristote. Brunschvicg avait marque ses distances philosophiques par rapport ä Hamelin dans L'orientation du rationalisme, in: Revue de Metaphysique et de Morale, 1920. Les etudes aristote-liciennes en France ont souffert egalement de la disparition precoce de Georges Rodier (1864-1913), autre disciple de Hamelin, auteur d'un important Commentaire sur le Tratte de l'Ame (Paris 1900) que Ton a eu tout recemment la bonne idee de reediter (Paris, Vrin, 1985). Je remercie Nadia Gerstenkorn d'avoir retrouve a mon intention la Chronologie de Rodier.

6 Par exemple la these de Jean-Marie Le Blond, Logique et methode chez Aristote, Paris 1939.

7 Comme il ressort clairement du bilan soigneusement etabli, a sa date, par Enrico Berti, La Filosofia del primo Aristotele, Padova 1962.

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 4: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

Un ennemi d'Aristote ä Paris: Leon Brunschvicg 599

tantes theses fran^aises sur Aristote, celles de Raymond Weil et de Pierre Aubenque par exemple8. Mais je me souviens encore que lors-que j'ai fait la connaissance de ce dernier, en 1948, on m'a signale comme une veritable curiosite qu'il avait l'intention de travailler sur Aristote; et Eric Weil, qui publia en 1951 un important article sur les Topiques9, disait de lui-meme qu'il etait un original, parce qu'il croyait qu'Aristote etait un grand philosophe. II suffit, encore au-jourd'hui, de comparer la place de Piaton et celle d'Aristote dans le catalogue de la Collection Bude pour constater que le retard que nous avons pris n'est toujours pas comble.

Meme si Brunschvicg n'etait pas le seul responsable de cet etat de choses, il resterait un echantillon exemplaire d'un certain anti-aris-totelisme de tradition fran^aise, et il merite ä ce titre d'etre inter-roge. Deux traits sont frappants dans son attitude envers le Stagirite: d'une part, la precocite et la constance de son hostilite; d'autre part, l 'acharnement qu'il a mis a decouvrir dans la logique d'Aristote la faute fatale qui vicie toute sa philosophic.

Que Brunschvicg ait ete hostile ä Aristote des le debut de sa car-riere intellectuelle, nous le savons par Dominique Parodi, l'un de ses condisciples ä l'Ecole Normale, qui l'avait entendu faire, en 1891, une lefon memorable «sur ou plutot contre la syllogistique aristoteli-cienne»10. On peut supposer, sans grand risque d'erreur, que cette le-90η contenait dejä, au moins en germe, les idees qu'il developpe, quelques annees plus tard, dans sa «these complementaire», redigee en latin selon l'usage du temps, et intitulee Qua ratione Aristoteles metaphysicam vim syllogismo inesse demonstraverit, these qu'il soutient et publie en 189711, en meme temps que sa «these principale», La mo-

8 R.Weil, Aristote et l'histoire, Paris 1960; P.Aubenque, Le probleme de l'etre chez Aristote, Paris 1962.

9 E.Weil, La place de la logique dans la pensee aristotelicienne, in: Revue de Meta-physique et de Morale 56, 1951, pp.283-315; traduction anglaise in J.Barnes, M. Schofield, R. Sorabji (edd.), Articles on Aristotle, I. Science, Londres 1975, pp. 88-112.

10 Cf. les Etudes philosophiques, 1945, p. 28 (cite par R. Boirel, op.cit., p. 5). 11 Cet ouvrage a ete traduit du latin par Yvon Beiaval et publie en appendice ä la troi-

sieme edition de la Modalite du jugement (Paris 1964), pp. 239-271. Malheureuse-ment, cette traduction ne peut etre utilisee qu'avec beaucoup de precautions; les ci-tations que j'en ferai sont souvent modifiees. Le titre qui lui a ete donne, La vertu metaphysique du syllogisme selon Aristote, est deja discutable: Brunschvicg lui-meme,

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 5: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

600 JACQUES BRUNSCHWIG

dalite du jugement. Par la suite, on retrouve Aristote au centre d'im-portants developpements critiques dans tous les grands ouvrages de la maturite: Les etapes de la philosophic mathematique (1912), L'expe-rience humaine et la causalite physique (1922), Les progres de la cons-cience dans la philosophie occidental (1927). Et, dans un petit livre de 1934, Les ages de l'intelligence, il finit par situer la pensee d'Aristote, avec le concours inattendu de Piaget, «au niveau intellectuel qui est, devant la psychologie contemporaine, celui d'un enfant de huit ä neuf ans» n . Bien que les themes de la critique anti-aristotelicienne ne soient pas restes identiques tout au long de sa production philoso-phique, un fil continu la parcourt et l'unifie. La these latine (elle-meme heritiere de la Ιεςοη de 1891) fait l'objet de rappels et de cita-tions dans la plupart des ouvrages ulterieurs. Prefa£ant en 1934 la seconde edition de La modalite du jugement, Brunschvicg situe son etude aristotelicienne ä un niveau d'importance capitale: «Les analy-ses de La modalite du jugement impliquaient une etude preparatoire, qui a fait l'objet de notre these latine concernant la portee13 meta-physique du syllogisme suivant Aristote. II s'agissait de decider si la deduction logique peut legitimement apparaitre comme l'instrument par excellence de la connaissance de la nature». Un peu plus loin, apres un resume de l'ouvrage, il ecrit encore: «Notre these latine eta-blissait done qu'Aristote avait echoue dans son ambition de definir l'infrastructure technique d'une philosophie rationnelle. De lä cette consequence capitale qui devait servir de point de depart a notre these franfaise: en faisant du jugement de predication, ou la copule signifie l'inherence d'un attribut au sujet, le type exclusif du jugement, ä pro-pos duquel se posera le probleme de la verite, la tradition scolastique

nous le verrons, traduisait vis par portee. Signalons aussi que l'ouvrage en question contient (pp. 273-284) l'interessant Compte-rendu de soutenance de theses, initiale-ment paru dans le Supplement de la Revue de Metaphysique et de Morale en Mai 1897.

12 Op.cit., p. 62. L'auteur ajoute: «Et, en effet, pour l'un comme pour l'autre, le poids, la chaleur, l'humidite, ne sont pas des relations; ce sont des qualites immediatement donnees comme objectives, incrustees qu'elles sont dans les plis du langage pri-mitif». Les consequences philosophiquement desastreuses du primat accorde au «jugement de predication» par rapport au «jugement de relation» ont ete souvent soulignees, en reference ä Aristote et aussi a Leibniz, par un contemporain celebre de Brunschvicg: Russell.

13 Cf. ci-dessus, η. 11.

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 6: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

Un ennemi d'Aristote ä Paris: Leon Brunschvicg 601

a commis une aveuglante petition de principe»14. La modalite du ju-gement, de son cote, contenait en germe toute l'oeuvre ulterieure de Brunschvicg; Darlu, son maitre, ä qui il l'avait dediee, lui avait pre-dit: «ce livre, vous le referez toute votre vie»15; et la prediction s'est realisee, si Ton en croit Jean Laporte, pour qui les ouvrages ulterieurs sont «la justification par l'histoire des theses que La modalite du juge-ment avait etablies par voie dialectique» ,6. L'on est done parfaite-ment fonde a interpreter la these latine, non comme un exercice sco-laire sans lendemain, mais comme un document essentiel pour la comprehension de la pensee de Brunschvicg.

L'on n'y trouve pas encore, il est vrai, les themes les plus connus de sa polemique anti-aristotelicienne: que la philosophic d'Aristote soit asservie aux cadres du langage, qu'elle soit soumise aux intui-tions qualitatives de la perception; qu'Aristote ait eu grand tort de se mefier du mathematisme de Piaton, et d'abandonner au profit d'une logique des concepts ce que Spinoza appellera la «norme de verite» fournie par les mathematiques ,7; que sa vision du monde he-site entre un modele artificialiste et un modele biologique, mais que sous ces deux formes, eile reste prisonniere d'un anthropomor-phisme naif - ce sont lä des griefs qu'on n'aperfoit, dans la these la-tine, qu'ä l'etat naissant, et qui ne se developperont pleinement que plus tard. Ce qui s'y expose en pleine clarte, en revanche, e'est un plan de bataille auquel Brunschvicg aura plusieurs fois recours, sous des formes differentes: ä savoir, un essai pour decouvrir, dans la lo-gique aristotelicienne, une erreur technique dont la mise en evidence devrait suffire pour ruiner de fond en comble tout l'edifice de la phi-losophic d'Aristote.

14 La Preface de la seconde edition de La modalite du jugement est reproduite en tete de la troisieme, pp.VII-XI. Les passages cites se trouvent p. VII et p. IX (e'est moi qui souligne).

15 Cite par R. Boirel, op.cit., p. 7. 16 Cf. Revue de Metaphysique et de Morale, 1945, p.86 (cite par R.Boirel, op.cit.,

Ρ ·7). 17 II convient de rappeler ici que, des 1891, encore eleve ä PEcole Normale, Brunsch-

vicg avait consacre a Spinoza un memoire qui fut couronne par l'Academie des Sciences morales et politiques, et qui, remanie et augmente a diverses reprises, fut publie en 1894 et 1906 sous le titre Spinoza, et en 1923 sous le titre Spinoza et ses contemporains. Le couple Aristote/Spinoza, symbolisant le choix entre les λόγοι et les μαθήματα, n'allait pas cesser, depuis ce temps precoce, d'orienter sa pensee.

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 7: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

602 JACQUES BRUNSCHWIG

De cette these latine, courte mais dense, et souvent difficile, Brunschvicg donna lui-meme, le jour de sa soutenance le resume sui-vant: «M. Brunschvicg a ete frappe, en etudiant Aristote, d'une dua-lite d'inspiration. D'une part, la physique et la metaphysique s'atta-chent a l'objet dans sa realite concrete, dans son devenir, et elles ont recours ä un procede de nature inductive; d'autre part la logique a pour base le syllogisme parfait, qui deduit une conclusion de princi-pes universels et abstraits. Comment concilier cette dualite? Telle est la question dont M. Brunschvicg a cherche la solution. Pour cela il s'est refere ä la formule aristotelicienne: le moyen terme est cause; il a determine les applications qu'elle comportait dans les differents ordres de causes et il a montre comment dans chaque ordre de cau-ses on passait, grace ä un mecanisme de conversions, du syllogisme imparfait, tout proche de l'observation concrete, au syllogisme par-fait, type de la science intelligible. Dans la conclusion, s'appropriant une theorie de Μ. Lachelier sur les rapports de la conversion et du syllogisme, il aboutit a cette doctrine que la conversion18 etant non une operation immediate et se justifiant par elle-meme mais un syl-logisme veritable, le lien de la logique et de la metaphysique, tel qu'Aristote l'avait confu, est rompu; la logique s'accorde avec l'his-toire pour rejeter la conception de la science aristotelicienne»19.

La position du probleme, au point de depart, ne nous eloigne pas des exegeses traditionnelles de l'aristotelisme au XIXe siecle: dans la «dualite d'inspiration» entre une metaphysique du concret et une lo-gique de l'intelligible, on reconnait sans peine la coupure entre l'indi-viduel et l'universel, entre le reel et le connaissable, tant de fois de-crite sous le nom de «dilemme aristotelicien»20. Egalement tradition-nelle, semble-t-il, est l'idee que l'aristotelisme doit, sous peine de mort, surmonter cette coupure, et qu'il ne peut y parvenir que s'il parvient ä conferer au syllogisme, forme fondamentale de la pensee

" Le texte porte ici, par erreur, «conclusion». 19 Compte-rendu de soutenance, p. 273. 20 Excellent germaniste, Brunschvicg a pris tres tot interet ä la Philosophie der Grie-

chen de Zeller; pendant sa scolarite ä l'Ecole Normale, il animait un groupe de tra-vail qui avait entrepris de traduire le volume consacre ä Piaton (cf. R. Boirel, op. cit., p. 5, d'apres le temoignage d'Andre Cresson). L'etude de Zeller sur Aristote contient un expose classique du «dilemme aristotelicien». Cette expression elle-meme a ete popularisee en France par l'ouvrage d'A. Bremond, Le Dilemme aristo-telicien, Paris 1933.

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 8: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

U n ennemi d'Aristote ä Paris: Leon Brunschvicg 603

logique, une «portee metaphysique». Le titre meme de la these de Brunschvicg montre que pour lui il ne fait pas de doute qu'Aristote attribue au syllogisme une telle vis metaphysica, et que la seule ques-tion qui se pose est de savoir comment il a demontre que le syllo-gisme la possedait effectivement, et ce que vaut cette demonstration. C'est l'epoque ou, loin de faire gloire ä Aristote d'avoir fonde la logi-que formelle, on ne le lui pardonne qu'en consideration des liens etroits que Ton croit apercevoir entre sa logique et sa metaphysique: les Seconds Analytiques rachetent, en quelque sorte, les Premiers, et la syllogistique n'est justifiee qu'a condition de pouvoir se presenter comme l'instrument de la connaissance du reel physique et metaphy-sique21. L'equation du moyen terme et de la cause avait ete, eile aussi, dejä identifiee auparavant comme le nceud vital ou s'articulent la logique et la science, ou la methode du raisonnement se mue en instrument du savoir22: car le moyen terme est ce dont la mediation assure au syllogisme sa rigueur formelle, et la cause est ce dont la saisie assure ä la science sa prise sur le reel et son intellection du ne-cessaire. Brunschvicg place cette equation au centre de sa reflexion: «Puisque le syllogisme se sert du moyen terme comme d'un pivot, il faut, pour que le syllogisme participe de la science, qu'il y ait le meme pouvoir (virtus) dans le moyen terme et dans la cause. D'ou ce mot comme consacre, par lequel la logique et la metaphysique sont reliees l'une ä l'autre, en sorte que l'une trouve son fondement dans la nature des choses, et que l'autre est illuminee par la raison: τό μεν γαρ αίτιον τό μέσον. Voilä pourquoi, pour comprendre la portee metaphysique du syllogisme, nous devons demontrer comment le moyen terme represente la cause»23.

Je ne m'attarderai pas ä faire remarquer , car c'est une remarque qui va de soi, que le moyen terme n'est identique ä la cause que dans la demonstration, laquelle n'est elle-meme qu'une espece du syllo-gisme; mais il est clair qu'a partir de lä, Ton pourrait et l'on devrait mettre en question l'idee meme que le syllogisme, en tant que tel, puisse posseder la moindre vis metaphysica. Suivons plutot Brunsch-

21 Sur cette tendance predominante de l'exegese aristotelicienne au XIXC siecle, cf. G. Patzig, Aristotle's Theory of the Syllogism, translated from the German by Jona-than Barnes, Dordrecht 1968, pp.79-81, p.87 n.36.

22 Cf. la citation de Trendelenburg donnee par G. Patzig, op. cit., p. 87 n. 36. 23 These, p. 8-9; trad. p. 247.

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 9: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

604 JACQUES B R U N S C H W I G

vicg dans les premieres demarches ou s'affirme son originalite. «II ne suffit pas, ecrit-il dans la Preface de 1934, de reproduire Paphorisme vague et general: le moyen-terme est cause. Puisque Aristote a enu-mere, d'une part, trois figures de syllogismes, se distinguant par la place et le role du moyen terme, d'autre part, quatre types de causes, concourant, chacune pour leur compte, a l'explication totale des phe-nomenes et des etres, nous devions penetrer ä l'interieur de la doc-trine, chercher comment et dans quelle mesure Aristote avait tra-vaille pour assurer cette correspondance, appelee ä supporter l'edi-fice commun de l'Organon et de la Metaphysique»1*. Ainsi specifie et demultiplie, le probleme devient de savoir si et comment Ton peut articuler Tun sur l'autre l'ensemble des figures syllogistiques et l'en-semble des causes: «s'il apparait, ecrit Brunschvicg, que l'ordre des moyens termes est le meme que l'ordre des causes, alors on aura le droit de dire que pour Aristote la logique a ete l'organe de la science des realites physiques ou metaphysiques»25.

L'on peut comprendre, ä partir de lä, comment l'operation logi-que de la conversion s'est trouvee chargee, aux yeux de Brunsch-vicg, d'une signification cruciale. Les regies de conversion des pre-misses, telles qu'elles sont enoncees et justifiees des le debut des Pre-miers Analytiques2i, sont en effet, sinon le seul, du moins le principal instrument qu'utilise Aristote pour «reduire» les syllogismes «impar-faits» de seconde et de troisieme figure, et pour demontrer qu'ils sont valides, au meme titre que les syllogismes «parfaits» de premiere figure. Par la conversion, le moyen terme d'un syllogisme imparfait change de position par rapport aux extremes, et se retrouve en situa-tion de moyen terme d'un syllogisme parfait. En ce sens, il existe done un «ordre des moyens termes», qui est articule par des relations de plus parfait ä moins parfait, et au sein duquel on peut operer des transformations reglees par les lois de la conversion. De leur cote, les causes aristoteliciennes entretiennent egalement des rapports de plus grande ä moins grande perfection, au double point de vue de leur ef-ficacite reelle et de leur valeur explicative: on peut soutenir que la cause materielle est une condition necessaire plutot qu'une cause ä

24 Op.cit., p. VII. 25 These, p. 10; trad. p. 248. Les expressions d'«ordre des moyens termes» et d'«ordre

des causes» sont visiblement destinees a evoquer une formule celebre de Spinoza (Ethique, II, prop. 7); cf. ci-dessus, n. 17.

" I ch.2.

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 10: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

Un ennemi d'Aristote a Paris: Leon Brunschvicg 605

proprement parier; que la cause efficiente explique le fait du change-ment, mais non son contenu precis; que la cause formelle ne deter-mine rien de plus que le point d'aboutissement du processus; et que la cause finale, seule, en livre l'explication totale, en ce sens qu'elle permet de comprendre pourquoi tel agent a impose telle forme ä telle matiere. II va done s'agir, pour Brunschvicg, de mettre en evi-dence la correspondance entre «l'ordre des moyens termes» et «l'ordre des causes», de telle maniere qu'ä la fin de son enquete il lui soit possible d'affirmer: «La science logique et la doctrine metaphysi-que nous ont paru convenir entierement entre elles, au point que Ton peut dire que toute la philosophic aristotelicienne, puisqu'elle tire de cette convenance son principe et son soutien, vaut ce que vaut la me-thode (ars) de la conversion elle-meme»27. Cette conclusion servira, ä son tour, de majeure dans un vaste syllogisme, dont la mineure, empruntee ä Lachelier, sera de dire que la conversion, loin d'etre une operation immediate, se süffisant ä elle-meme, et capable par lä de valider les syllogismes imparfaits, presuppose elle-meme la validite de ces syllogismes et tire d'eux toute la force que par elle-meme elle n'a pas28. La conclusion generale, des lors, se deduit aisement: «Est-ce que toute notre argumentation ne tend pas, en bref, a prou-ver que le fondement de la doctrine aristotelicienne est totalement detruit? Ce fondement une fois detruit, tout ce qu'Aristote a edifie sur cette base, avec tant de soin et de profondeur, s'effondre»29.

Revenons maintenant sur la demonstration brunschvicgienne, et plus particulierement sur le mode de correspondance que notre au-teur cherche ä etablir entre l'ensemble des moyens termes et l'ensem-ble des causes. L'entreprise se heurtait d'emblee ä un obstacle aussi brutal qu'evident: les causes aristoteliciennes sont au nombre de quatre, et les types de moyens termes ne sont que trois. On pouvait cependant tourner cet obstacle, et meme de plusieurs fa£ons diffe-rentes, theoriquement possibles au moins sur le papier:

27 These, p. 42; trad. p. 267. 28 Cette theorie avait ete exposee par Lachelier dans un article de la Revue philoso-

phique de 1876, reedite en 1907 dans ses Etudes sur le syllogisme sous le titre Les consequences immediates et le syllogisme. Brunschvicg s'acquitta de sa dette envers Lachelier en lui dediant sa these latine dans les termes suivants: Julio Lachelier, qui veram de conversione doctrinam restituit, hoc debetur opusculum.

29 These, p. 44; trad. p. 268.

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 11: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

606 JACQUES BRUNSCHWIG

(A) Correspondance un/un: si Ton tient ä tout prix ä egaliser le nombre des moyens termes et celui des causes qui doivent leur cor-respondre, on peut se tirer d'affaire, soit (Al) en mettant l'une des quatre causes hors du jeu, pour une raison ou pour une autre, soit (A 2) en augmentant le nombre des figures syllogistiques d'Aristote, par exemple en faisant appel ä la quatrieme figure, dite «galenique».

(Β) Correspondance un/multiple: la pluralite des types de moyens termes pouvant etre reduite au profit du type fondamental ou cano-nique, celui du syllogisme de premiere figure, Ton peut chercher a etablir que ce type de moyen terme, ä lui seul, est apte ä representer les quatre especes de causes.

(C) Correspondance multiple /multiple·, on peut encore se donner pour täche de montrer que chacun des types de moyens termes est en mesure de representer, d'une maniere ou d'une autre, chacune des especes de causes.

De ces diverses solutions, dont aucune ne va de soi, je dirai un peu brutalement que Brunschvicg a neglige la seule qui parait etre celle qu'Aristote a admise (B), et qu'il a hesite, sans le dire explicite-ment, entre Celles qui restaient, (A) et (C), ä l'exception de (A 2), so-lution ä laquelle il ne parait pas meme avoir songe.

La solution d'Aristote (s'il en est une ä ce probleme pose de fa5on discutable) serait, je pense, a rattacher au type (B), comme il ressort du chapitre II 11 des Seconds Analytiques. Malgre ses nombreuses obscurites de detail, ce chapitre expose en toute clarte la these gene-rale suivante: «Puisque nous pensons savoir de science (έπίστασθαι) lorsque nous connaissons la cause, et que les causes sont au nombre de quatre, (...) toutes ces causes sont exhibees par le moyen terme (δια τοϋ μέσου δείκνυνται)»30. S'agit-il d'un moyen terme caracteris-tique d'une figure syllogistique determinee? Aristote ne le dit pas expressement; mais les exemples qu'il prend l'un apres l'autre pour montrer que le moyen terme peut representer les quatre types de causes sont tous, explicitement ou implicitement, de premiere fi-gure31. Tout cela est exactement conforme ä ce que l'on devait s'at-tendre ä trouver. II est normal que la premiere figure soit ici en ve-dette, car il s'agit ici de la connaissance scientifique, c'est-ä-dire de la

, 0 94 a 20-24. 31 Et meme, plus precisement, du mode Barbara.

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 12: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

Un ennemi d'Aristote a Paris: Leon Brunschvicg 607

connaissance par les causes; or la premiere figure est «la plus scienti-fique»32. Mais ce lien entre la science et la premiere figure est un lien privilegie, non un lien exclusif: Aristote dit expressement que c'est «d'une fafon generale, la plupart du temps et dans la plupart des cas» que «le syllogisme du pourquoi s'effectue dans cette figure»53; et il semble admettre par ailleurs qu'un syllogisme de seconde figure peut montrer la cause pour laquelle tel etat de choses n'est pas le cas34. Les raisons pour lesquelles la premiere figure est «la plus scientifi-que», telles qu'elles sont exposees dans le chapitre I 14 des Seconds Analytiques, ne font aucun appel ä la «perfection» de ses syllogis-mes35, et cela aussi est normal: car la «perfection» syllogistique signi-fie l'evidence particuliere avec laquelle se manifeste la necessite de la conclusion, et cette evidence (corame l'a bien montre Günther Pat-zig36) tient a la structure formelle des premisses (assertoriques) de premiere figure, lorsqu'elles sont formulees de la fafon et dans l'ordre convenable. La «perfection» des syllogismes assertoriques de premiere figure est done un caractere qui leur appartient necessaire-ment, et en tant que tels; en revanche, le privilege epistemologique de la premiere figure n'a que le Statut d'une verite ώς επί t o πολύ, ce qui indique clairement qu'il n'est pas lie ä ses caracteristiques formel-les. La conclusion a tirer de ce chapitre II 11 serait done, je pense, que pour Aristote le syllogisme demonstratif ou scientifique est ordi-nairement de premiere figure, et que son moyen terme peut represen-ter les quatre especes de causes.

On ne peut que le constater: tres etrangement, Brunschvicg n'a pas soumis le chapitre en question ä une etude systematique. II le con-nait, bien sur, et il y fait ä l'occasion quelques breves references; mais nulle part dans sa these il ne prend veritablement en consideration

32 Anal. Post. I 14, 79 a 17. 33 Ibid., 79 a 21-22. 34 A premiere vue, on dirait qu'il exclut qu'un syllogisme qui ne serait pas de premiere

figure puisse etre un syllogisme de la cause (Anal. Post. I 13, 78 b 14); mais dans l'exemple qu'il donne (78 b 15-28), on ne voit pas ce qui empecherait de rectifier le syllogisme en rempla9ant la cause eloignee par la cause prochaine. Cf. Jonathan Barnes, Aristotle's Posterior Analytics, Oxford 1975, p. 151.

35 Dans les lignes 79 a 29-31, Aristote dit bien que la premiere figure «n'a aucun be-soin des autres», ce qui pourrait etre pris comme une allusion a sa «perfection»; mais le contexte montre que si les autres figures ont besoin de la premiere, c'est pour leur completude epistemologique, non pour leur validite logique.

36 Op.cit., pp. 43-87.

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 13: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

608 JACQUES BRUNSCHWIG

l'entreprise qu'y mene Aristote, bien qu'elle soit manifestement cen-trale dans la perspective qu'il a adoptee. On peut conjecturer les rai-sons de cette occultation: lecteur precoce de Lachelier37, Brunschvicg a du se convaincre tres tot que la question de la conversion avait une pertinence speciale a l'egard de la solution du probleme qu'il consi-derait comme fondamental, ä la fois chez Aristote et dans toute phi-losophic: celui de l'opposition entre l'intelligible et le reel38. II ne pouvait done envisager serieusement que l'ensemble des moyens ter-mes et l'ensemble des causes fussent lies par une correspondance un/ multiple, malgre la lettre du chapitre II 11; car il est clair que si, dans l'ensemble des moyens termes, celui de premiere figure est l'expres-sion privilegiee de la cause sous ses quatre formes, l'operation for-melle de conversion, qui regie les rapports internes du systeme des moyens termes, perd toute portee epistemologique et ne constitue pas par elle-meme une progression dans la saisie des causes, e'est-a-dire dans l'ordre de la connaissance scientifique. II n'etait pourtant pas difficile de voir que si un syllogisme de seconde figure en Cesare, par exemple, a pour moyen un terme qui represente une cause de tel type determine, sa reduction ä Celarent, par conversion de la ma-jeure, ne pouvait en rien modifier la signification epistemologique de ce moyen terme; mais on sait bien qu'il est souvent plus difficile d'ecouter Aristote que ses propres prejuges et ceux de son epoque39.

Que ce soit pour cette raison ou pour quelque autre, il est de fait que Brunschvicg n'a pas retenu la solution (Β). II lui restait done ä choisir entre la solution (A), plus exactement la solution (Al), et la solution (C). Or son choix ne parait pas clair; et mon hypothese est

37 Outre l'etude mentionnee ci-dessus (n.28), Brunschvicg avait eu communication, sans doute pendant son sejour ä l'Ecole Normale, du cours de logique que Lache-lier y avait autrefois professe (cf. La modalite du jugement, p. 1, η. 1).

38 II s'agit, ecrit-il dans La modalite du jugement, p. 76, d'un «probleme eternel, qui a ses racines dans la nature de l'esprit humain».

3 9 Brunschvicg definit sa conception de l'histoire de la philosophie dans les termes sui-vants, tres caracteristiques, me semble-t-il, de la tradition franfaise: «Celui qui s'at-tache ä ecrire l'histoire de la philosophie entreprendrait un vain travail s'il se con-tentait de rassembler et de transcrire les opinions des philosophes illustres; mais il s'efforcera de comprendre comment les diverses parties de chaque doctrine se re-lient entre elles, et meme comment elles se sont engendrees les unes les autres, de fa-ςοη ä rendre transparent le travail interieur de l'esprit» (These, p.40; trad. p.266). Encore faut-il etablir avec exactitude en quoi consistent «les diverses parties de chaque doctrine».

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 14: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

Un ennemi d'Aristote ä Paris: Leon Brunschvicg 609

qu'apres avoir defini son programme dans les termes de la solution (Al) , il a adopte en fait, dans la realisation effective de ce pro-gramme, la solution (C). Je vais essayer de justifier cette hypothese.

La solution (Al) , rappelons-le, consiste ä mettre en correspon-dance bi-univoque l'ensemble des moyens termes et celui des causes, ä l'exception d'une d'entre elles, puisqu'il en existe une de trop. C'est ce schema qui transparait dans les declarations ou Brunschvicg de-crit le programme de son entreprise, par exemple dans celle-ci: «II y a divers genres de syllogismes relies entre eux par les modes de con-version qui leur sont propres, et divers genres de termes qui, quoiqu'ils n'occupent pas la place de moyen terme, en jouent pour-tant le role40: ä ces genres correspondent les divers genres de cau-ses»41. C'est encore ce schema qui parait inspirer l'articulation gene-rale de la these. Celle-ci a en effet pour noyau central un ensemble de quatre chapitres, qui envisagent successivement chacune des quatre causes, dans l'ordre ascendant de la moins parfaite (la cause materielle) ä la plus parfaite (la cause finale). Mais, alors que les trois premiers de ces chapitres portent des titres affirmatifs («Le moyen terme est matiere», «Le moyen terme est cause efficiente», «Le moyen terme est forme»), le dernier porte un titre dubitatif: «Ou l'on se demande si le moyen terme est fin». Dans le cours de ce der-nier chapitre, Brunschvicg argumente (contre les declarations memes d'Aristote42) en faveur d'une reponse negative ä cette question. Ses arguments sont peu convaincants: le premier consiste ä dire que «la fin et le moyen s'excluent l'un l'autre dejä par leur nom», jeu de mots admissible en latin et en frangais, mais qui ne vaut rien dans le grec d'Aristote, ou le moyen terme d'un syllogisme se dit τό μέσον, et le moyen ordonne ä une fin τό προς τό τέλος; le second prend appui sur un passage du chapitre dejä cite des Seconds Analytiques, ou Aris-tote ecrit que dans le syllogisme de la cause finale, celle-ci «vient en dernier» (τελευταΐον δέ τό ού ενεκα)43; Brunschvicg en conclut que la cause finale est representee par l'un des extremes du syllogisme, et non par son moyen terme; mais le contexte montre sans ambiguite

4 0 Brunschvicg veut dire que ces termes sont deux fois predicats, ou deux fois sujets dans les premisses; ils n'en permettent pas moins la liaison des extremes.

41 These, p. 10; trad. p. 248. 4 2 II 11, 94 b 8-26. 4 3 II 11, 94 b 25-26.

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 15: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

610 J A C Q U E S B R U N S C H W I G

qu'Aristote se place ici dans l'ordre de la γένεσις, c'est-ä-dire dans l'ordre chronologique des evenements. II est done permis de dire que Brunschvicg s'est empare de deux pretextes assez legers, et qui ne re-sistent guere ä l'examen, pour priver le moyen terme de son aptitude a representer la cause finale. On peut soupgonner que son motif reel etait d'ordre structural: en faisant une place ä part a la cause finale, en l'isolant des autres types de causes comme une sorte de couronne-ment de l'edifice logico-metaphysique, il se donnait la possibilite, au moins theorique, de mettre en correspondance les trois causes res-tantes avec les trois types de moyens termes, et de montrer que les degres de perfection s'echelonnaient parallelement dans les deux se-ries.

Une telle entreprise se heurtait cependant ä bien des obstacles. A supposer que Ton arrive, par quelque tour de virtuosite, a specialiser chaque figure syllogistique dans l'expression d'un type determine de cause, on retomberait sur la difficulte que je signalais tout ä l'heure: la conversion, en transformant un moyen terme de syllogisme impar-fait en moyen terme de syllogisme parfait, devrait permettre de pas-ser de la saisie d'une cause de type moins parfait ä celle d'une cause de type plus parfait; mais on ne voit pas comment l'operation toute formelle de la conversion pourrait avoir des consequences aussi spectaculaires sur le plan epistemologique. C'est sans doute en raison de ces difficultes que Brunschvicg, en depit de ses intentions initiales et de ses declarations programmatiques, n'a pas essaye de mener ä bien cette entreprise, et lui a substitue en fait une entreprise diffe-rente, qui repose sur le schema (C): si Ton entre dans le detail des chapitres centraux de sa these, on s'apersoit que ce qu'il a effective-ment cherche a montrer, c'est qu'a chaque genre de cause, pris suc-cessivement, on peut faire correspondance la Serie entiere des moyens termes, depuis les moins parfaits jusqu'aux plus parfaits; chaque cause, tout en occupant un degre de perfection determine par rapport aux causes d'un autre type, est susceptible de se laisser repre-senter, ä divers degres de perfection, par les differents moyens ter-mes. C'est done bien une correspondance multiple/multiple qui s'eta-blit entre l'ensemble des causes et celui des moyens termes. Le role de la conversion s'en trouve transformer eile ne nous fait pas passer de la saisie d'une cause moins parfaite ä la saisie d'une autre cause plus parfaite, mais d'une saisie moins parfaite a une saisie plus par-faite de la meme cause. En d'autres termes, il ne s'agit plus de mon-

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 16: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

Un ennemi d'Aristote a Paris: Leon Brunschvicg 611

trer comment l'ordre des causes, envisage dans son ensemble, se re-flete dans la serie ascendante des moyens termes, mais, pour repren-dre les expressions de Brunschvicg dans son resume de soutenance, de montrer «comment, dans chaque ordre de causes, on passe, grace ä un mecanisme de conversions, du syllogisme imparfait (.. .) au syllo-gisme parfait»4 4 . La substitution de ce programme au precedent est facilitee, sinon excusee, par Pambigu'ite de l'expression «ordre des causes», qui designe tantot la serie ordonnee des quatre causes (dans ce cas, on ne peut en parier qu'au singulier), tantot chacun des types de causes qui constituent cette serie (dans ce cas, on peut parier de quatre «ordres de causes», et considerer «chacun» d'eux separe-ment).

La realisation de ce nouveau programme, tout au long des quatre chapitres que Brunschvicg consacre ä l'analyse de chacun des «ordres de causes», repose, je crois, sur deux autres equivoques: celle qui s'attache ä l'expression de «syllogisme imparfait» et celle qui s'at-tache au terme de «conversion». Chacun de ces chapitres procede, en effet, selon une methode ä peu pres identique. Brunschvicg com-mence par analyser un mode de raisonnement particulier, qu'il desi-gne tantot, avec exactitude, comme un «genre imparfait de raisonne-ment», tantot, beaucoup moins exactement, comme un «syllogisme imparfait»: ä savoir, l'induction dans le chapitre sur la cause mate-rielle, le signe dans le chapitre sur la cause efficiente, et la reduction ä l'absurde dans le chapitre sur la cause formelle. II essaie chaque fois de montrer que ce mode de raisonnement exhibe, mais de fa9on imparfaite, le type de cause considere, en ce sens qu'il constitue une premiere etape, dans l'ordre de la connaissance «pour nous», de la saisie de cette cause. Or, lorsque Aristote etudie lui-meme ces formes imparfaites de raisonnement, il s 'efforce generalement de montrer qu'elles peuvent etre mises sous forme de syllogismes, moyennant di-verses operations qui comportent des interversions de termes ou de propositions, et qu'il designe souvent lui-meme sous le nom de «con-version»45. II suffit, des lors, d'assimiler ces operations au mecanisme de la conversion formelle des propositions, et les «genres imparfaits

44 Compte-rendu de soutenance, p. 273. C'est moi qui souligne. 45 Le mot άντιστρέφειν, comme beaucoup de termes techniques des Analytiques, est

loin d'etre univoque. Ross en distingue six usages differents (Aristotle's Prior and Posterior Analytics, Oxford 1949, p. 293).

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 17: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

612 JACQUES BRUNSCHWIG

de raisonnement» aux syllogismes formellement «imperfaits» pour conclure, comme le fait Brunschvicg au terme de ses analyses: «Par la reciprocation des termes, l'induction ou n'importe quel genre im-parfait de raisonnement est convertible en un syllogisme: chaque fois que nous avons trouve un terme remplissant le role de moyen, nous avons explique, en utilisant la methode de la conversion, qu'il partici-pait de la cause; ä partir de quoi la logique et la metaphysique nous ont paru convenir entierement entre elles»46, et ainsi de suite.

La place ne manque pour suivre le detail specifique des analyses sur lesquelles s'appuie cette conclusion. Pour en donner toutefois une idee, je choisirai l'exemple du chapitre V, consacre ä la cause ef-ficiente, et dans lequel la forme imparfaite de raisonnement qui sert de point de depart est le raisonnement par signes. J'ai choisi cet exemple parce que c'est celui dans lequel l'entreprise de Brunschvicg se presente sous les auspices les plus favorables: la cause efficiente est essentiellement productrice d'effets, et lorsque ces effets sont connaissables avant leurs causes, ou plus facilement qu'elles, ils nous permettent de remonter ä ces causes, dont ils sont pour nous les si-gnes. Entre la cause et l'effet s'etablissent done deux relations inver-ses, dans l'ordre de l'etre et dans celui du connaitre: la cause precede son effet dans l'ordre de l'etre, l'effet peut servir de signe ä la cause et la preceder dans l'ordre du connaitre. II n'est done pas deraison-nable de vouloir presenter la physiognomique ou science des signes comme «l'antichambre» de la physique ou science des causes. Reste pourtant ä savoir si la reciprocite entre l'effet et la cause, entre le signe et la chose signifiee, peut s'interpreter en termes de conversion formelle. Nous allons voir qu'il n'en est rien, et que Brunschvicg n'y parvient qu'au prix de lourdes equivoques.

Considerons en effet le celebre syllogisme des planetes, qui con-stitue ici le texte central de l'analyse de Brunschvicg. Ii est de forme Barbara: (a) Tout ce qui est non-scintillant est proche; (b) les planetes sont non-scintillantes; (c) done les planetes sont proches47. Le moyen terme, l'absence de scintillement, est l'effet et le signe de la proxi-

46 These, p. 41; trad. p. 267. J'ai dejä cite la suite de ce passage, ci-dessus p. 605. 4 7 Anal. Post. I 13, 78 a 2 8 - b 4 . II faut d'ailleurs noter qu'Aristote ne parle pas ici de

signe; dans son vocabulaire, il n'y a σημεΐον que si l'on enonce une seule premisse; si l'on ajoute l'universelle sous-entendue, on obtient un syllogisme, mais ce n'est plus un σημεΐον (Anal. Pr. II 27, 70 a 24-25).

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 18: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

Un ennemi d'Aristote a Paris: Leon Brunschvicg 613

mite; le syllogisme demontre que les planetes sont proches, il ne de-montre pas pourquoi il en est ainsi. Aristote dit de ce syllogisme qu'il procede «non par la cause, mais par la mieux connue des deux (pro-positions)48 qui se convertissent »; il entend vraisemblablement par la, d'une part la majeure universelle (a), dont il dit plus loin qu'elle peut etre saisie par l'induction ou par la sensation, et d'autre part l'universelle (a'), Tout ce qui est proche est non-scintillant, dans la-quelle le sujet et le predicat de (a) ont echange leur place, et qui est moins facile ä connaitre parce que la proximite (en matiere d'astro-nomie) ne se laisse pas mesurer aussi aisement que la presence ou l'absence de scintillation ne se laisse percevoir. L'universelle (a') n'est evidemment la «converse» de (a) qu'en un sens qui n'est pas celui de la conversion formelle, et qui se refere seulement ä l'echange des pla-ces entre sujet et predicat; eile n'est pas impliquee par (a), et eile ne l'implique pas. Si Ton est cependant en mesure de la poser, et si Ton sait (autrement que par le biais de leur non-scintillement) que les planetes sont proches, on peut construire un syllogisme qui demon-tre l'effet par la cause, en prenant (a') comme majeure et en interver-tissant la mineure (b) et la conclusion (c): (a') Tout ce qui est proche est non-scintillant·, (b') les planetes sont proches·, (c') done les planetes sont non-scintillantes. Il est clair que le second syllogisme ne se de-duit pas du premier par un mecanisme de transformations formelles: ni la «conversion» de la majeure, ni l'echange entre la mineure et la conclusion ne sont des operations logiquement valides. Le texte d'Aristote est net: on peut demontrer la proximite par la non-scintil-lation, et l'on peut aussi demontrer la non-scintillation par la proxi-mite 49; mais la premiere demonstration ne permet pas d'effectuer la seconde, et ne fournit pas les informations dont celle-ci a besoin pour etre menee ä bien. La plus-value epistemologique de la seconde sur la premiere ne doit rien ä l'operation formelle de la conversion.

II est extremement difficile de determiner si Brunschvicg, en commentant ce texte, s'est aper9u que la «conversion» qu'il mettait en jeu, et qui relie une universelle affirmative ä une autre universelle

4 8 Tel est, je crois, le substantif qu'il faut sous-entendre pour completer των άντι-στρεφόντων ä la ligne 78 a27 (comme pour δι* άμεσων a la ligne precedente). II faut, en revanche, sous-entendre «termes» pour completer των άντικατηγορου-μενων a la ligne suivante (sur le sens de ce mot, cf. Top. I 5, 102 a 18-22).

49 Cf. 78 a 39: έγχωρεΐ δέ και διά θατέρου θάτερον δειχθηναι.

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 19: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

614 J A C Q U E S B R U N S C H W I G

affirmative, etait tout autre chose que la conversion formelle, qui transforme une universelle affirmative en une particuliere affirma-tive. II avait en mains les elements necessaires pour s'en apercevoir: il note par exemple que le signe n'est pas toujours convertible, et qu'il faut, pour qu'il le soit, qu'il soit le signe d'une chose unique; autre-ment dit, si un effet Ε pouvait avoir une autre cause que la cause C, l'on ne pourrait pas a la fois demontrer Ε par C et C par E. De meme, un peu plus loin, il ecrit: «La ou le moyen terme du signe ne peut etre pose de fa£on inverse, les choses n'etant connues que par ce qui n'est pas veritablement leur cause, on ne peut rien affirmer d'autre que leur existence; lorsque, au contraire, la conversion se fait, alors l'esprit atteint la veritable raison des choses»50. Que des propo-sitions qui ont toujours la meme forme logique puissent tantot se convertir et tantot non, cela suffit a prouver que la conversion en question n'est pas une operation formelle. Cependant, dans la meme page, il emploie des expressions qui montrent qu'il n'a pas aperg;u cette ambiguite du terme de «conversion». II ecrit par exemple, que «du signe, par conversion, nait un syllogisme parfait», expression qui ne peut manquer de faire reference au «perfectionnement», par con-version formelle, des syllogismes de seconde et de troisieme figure. II ecrit surtout, en une phrase conclusive d'interpretation malaisee: «Ita convertendi rationem verae scientiae originem esse patet». Quel que soit le sens exact qu'il donne a l'expression convertendi ratio («raison de convertir», «principe de la conversion», ou quelque chose d'autre encore51), il est clair que cette phrase attribue ä la conversion le pou-voir de faire naitre la science veritable, alors que le seul enseigne-ment qu'il serait legitime de tirer du texte d'Aristote serait de dire, au contraire, que c'est la science qui est l'origine de la «conversion», en ce sens que c'est eile qui permet de poser le syllogisme par la cause ä cote du syllogisme par l'effet. En rapprochant ces diverses expres-sions de Celles que j'ai dejä citees ä propos du role cardinal que Brunschvicg assigne ä la conversion, on doit conclure que, victime des ambiguVtes du vocabulaire d'Aristote, il a confondu la conversion

50 These, p. 18; trad. p.252. 5 1 II ne semble pas que Brunschvicg ait toujours en vue le meme mot frangais lorsqu'il

utilise le latin ratio·, il semble, la plupart du temps, que ce mot corresponde soit ä «raison», soit ä «principe» (cf. p. 4, vivendi et pariendi ratio = «principe de vie et de fecondite»; p.9, concludendi ratio = «raison de conclure»; p. 13, existendi ratio = «raison d'etre»; p. 14, movendi ratio = «principe de mouvement»).

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 20: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

Un ennemi d'Aristote a Paris: Leon Brunschvicg 615

formelle avec la simple interversion du sujet et du predicat, et qu'il a du meme coup amalgame le role que joue la premiere dans le «per-fectionnement» formet des syllogismes avec celui que joue la se-conde dans la hierarchie epistemologique des demonstrations.

De son cote, la theorie de la conversion qu'avait presentee Lache-lier portait sans ambigu'ite, eile, sur la conversion formelle. Repre-nant une tres ancienne discussion sur l'independance des trois figu-res syllogistiques52, Lachelier avait montre que Ton pouvait les consi-derer comme autonomes et irreductibles, du fait que la conversion, loin d'etre une operation immediate, presupposait les formes syllo-gistiques qu'elle etait appelee, dans la doctrine aristotelicienne, ä vali-der. II utilisait, pour ce faire, des premisses tautologiques de forme AaA, qui permettaient de faire apparaitre les lois de la conversion comme des syllogismes tronques: ainsi, par exemple, la conversion de l'universelle negative (AeB -»• Be A) peut etre presentee comme une abreviation du syllogisme de seconde figure en Cesare: AeB.AaA

BeA. La validite de la loi de conversion requiert done celle de Ce-sare, eile ne peut pas la fonder. Cette theorie revient, on le voit, a re-organiser les relations des axiomes et des theoremes ä l'interieur du systeme formel de la syllogistique. Elle n'a aucune portee epistemo-logique ou metaphysique53. En l'introduisant, ä titre de mineure, dans son vaste syllogisme anti-aristotelicien, Brunschvicg a commis un quaternio terminorum caracterise: la conversion dont il est ques-tion dans la majeure n'est pas la meme que celle dont il est question dans la mineure.

52 Porphyre et Jamblique, et peut-etre deja Theophraste, avaient soutenu que les syl-logismes de seconde et de troisieme figure sont tout aussi «parfaits» que ceux de premiere figure; la question fut discutee ä la cour de l'empereur Julien entre The-mistius et Maxime le Thaumaturge (cf. Ammonius, In Arist. Anal.Pr., 31,11 sqq. Wallies; G. Patzig, op. cit., p.69-70). Le dedicataire du present ouvrage, Paul Mo-raux, a presente la traduction d'une version arabe du traite de Themistius «en re-ponse ä Maxime au sujet de la reduction de la seconde et la troisieme figures ä la premiere» (d'apres A. Badawi, La transmission de la philosophie grecque au monde arabe, Paris 1968, pp. 166-180), au cours d'un seminaire au Wissenschaftskolleg de Berlin, le 26 fevrier 1985. C'est avec une douleureuse amertume que j'evoque cette seance de travail en commun qui restera pour moi la derniere, et que je vois l'hom-mage de ces quelques pages devenir un hommage posthume.

53 Boutroux n'avait certainement pas tort lorsqu'il fit observer a Brunschvicg, lors de la soutenance de these, que «M. Lachelier n'avait pas prevu cette consequence de sa theorie» (Compte-rendu , p. 276).

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 21: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

616 JACQUES BRUNSCHWIG

S'est-il rendu compte qu'il y avait un vice de forme dans sa de-monstration? Le jour de sa soutenance, Tun des membres de son jury, Boutroux, avait dit en peu de mots, dans son langage, tout ce qu'il y avait ä dire: «Aristote, et Μ. Lachelier apres lui, ont nettement distingue le syllogisme, operation toute formelle, qui n'a pas affaire ä la verite, et la demonstration, ou il faut s'occuper de la matiere des propositions, faire une conversion legitime non seulement au point de vue logique, mais encore au point de vue reel»54. On peut suppo-ser que Brunschvicg a pris bonne note de cette objection: nous ver-rons dans un instant qu'il etait fort capable de renoncer tacitement a un argument quand on lui en avait montre la faiblesse. De fait, lorsqu'il resume sa these latine dans la Preface de 1934, il reprend contre Aristote le grief de cercle vicieux entre conversion et syllo-gisme, mais il ne parle plus du role qu'il attribuait auparavant ä la conversion dans la transition de la logique ä la science55.

II semble meme qu'il n'ait pas attendu le jour de sa soutenance pour changer son fusil d'epaule. Dans la Modalite du jugement, sa these franfaise, qu'il soutient en meme temps que sa these latine, mais qu'il a certainement redigee, pour l'essentiel, plus tardivement56,

54 Ibid. 55 II existe dans les Etapes de la philosophie mathematique (1912, 2C ed. 1930) un pas-

sage interessant ä ce sujet (p. 77-78). Parlant de la premiere figure syllogistique, Brunschvicg ecrit: «A cette forme directe et normale qui presente une sorte d'evi-dence intrinseque, la logique aristotelicienne relie d'autres formes de syllogismes en recourant a un tour de raisonnement imite de cette inversion par laquelle s'est opere le passage de l'analyse inductive a la liaison deductive des propositions». L'expres-sion que j'ai soulignee revient a reconnaitre qu'il n'y a pas identite entre la conver-sion formelle et les relations d'inversion qui s'instituent entre les formes de la con-naissance premieres pour nous et premieres en soi. Mais Brunschvicg s'ote le bene-fice de cette prise de conscience, en ajoutant les lignes suivantes, ou ^identification du syllogisme parfait et du syllogisme scientifique brouille a nouveau les dis-tinctions qui venaient de s'indiquer: «Par le mecanisme de la conversion, les formes <imparfaites> du raisonnement ou le moyen terme n'occupe pas une place mediane, incapables d'obtenir une conclusion, soit generale dans le premier cas, soit affirma-tive dans le second cas, se trouvent integrees ä la theorie du syllogisme <parfait> et scientifique; le syllogisme se presente comme l'instrument universel de la pensee». Plusieurs passages de ses autres livres montrent que Brunschvicg a constamment re-vendique l'heritage de sa these latine: cf. L'experience humaine et la causalite physi-que (1922), p. 150; Les ages de l'intelligence (1934), pp. 60-62.

54 On peut le supposer pour trois raisons au moins: (a) la these latine developpe tres certainement des idees dejä presentees dans la precoce le<pon de 1891 sur la syllogis-tique aristotelicienne (cf. ci-dessus, p. 599); (b) la these fran$aise est un ouvrage as-

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 22: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

Un ennemi d'Aristote a Paris: Leon Brunschvicg 617

on le voit chercher une nouvelle fois ä prendre la syllogistique d'Aristote en defaut, mais par un tout autre procede. Dans un deve-loppement intitule Analyse logique du raisonnement57, il tente de montrer que le raisonnement syllogistique n'est pas un acte specifi-que de l'esprit, irreductible au jugement, mais qu'il n'est que l'expres-sion developpee du jugement, selon lui le seul acte intellectuel verita-ble et complet. Les trois figures traditionnelles correspondent aux trois formes que peut revetir le jugement fondamental que developpe le syllogisme: relation entre sujet et predicat (I), entre sujet et sujet (II), entre predicat et predicat (III)58. Brunschvicg admet qu'en regie generale, son analyse et l'analyse traditionnelle sont paralleles et tra-duisibles l'une dans l'autre. Mais il pense avoir decouvert un «exem-ple decisif», qu'il ne craint pas de presenter comme un «experimen-tum cmcis», et qui doit permettre de montrer, selon lui, que des deux expositions paralleles, «il y en a une qui est vraie, et une qui est fausse»59 .

Voici en quoi consiste cette experience supposee cruciale. On part d'un syllogisme de troisieme figure en Felapton: Nul Anglais n'est Franpais, Tout Anglais est homme; done quelque homme n'est pas Franpais. Brunschvicg propose alors l'argumentation suivante: «In-tervertissons l'ordre des premisses; puisque le moyen terme est sujet

sez volumineux, mais surtout philosophiquement tres ambitieux, qui suppose des annees de travail et de maturation; (c) Brunschvicg dit lui-meme, dans sa Preface de 1934, que la these latine comportait la «consequence capitale» qui devait servir de point de depart a la these fran^aise (p. IX).

57 Op.cit., pp. 15-24. 5S Voici, ä titre d'exemple, comment Brunschvicg analyse ce qui se passe dans ce qu'il

appelle le syllogisme parfait (et dont il prend comme exemple le raisonnement sui-vant: «Tout philosophe est juste, Socrate est philosophe, done Socrate est juste»): «Ce que je pense, en pensant que Socrate est juste, e'est tout simplement que le phi-losophe est philosophe. La majeure identifie les deux caracteres, philosophe et juste; la mineure identifie les deux sujets: le philosophe (entendu comme une designation convenant ä un certain nombre d'individus) et Socrate. C'est une meme chose de penser l'attribut philosophe ou l'attribut juste, de penser le sujet philosophe ou le su-jet Socrate. Dans tout ce raisonnement il n'y a done qu'un seul et meme jugement; mais il est susceptible d'etre presente sous deux formes; a cote de la forme instruc-tive et feconde: Socrate est juste, il y a une forme implicite, qui en fait voir la verite: le philosophe est philosophe» (p. 18-9). On apercevra aisement les approximations sur lesquelles repose cet etrange raisonnement; la plus spectaculaire est l'assimila-tion des deux premisses ä des jugements d'identite.

59 Op.cit., p.21.

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 23: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

618 J A C Q U E S B R U N S C H W I G

dans les deux premisses, la figure subsiste, et les regies ordinaires du syllogisme sont toutes egalement respectees; en fait, c'est la un mode indirect que tous les logiciens, ä notre connaissance, ont admis. Or, les premisses etant interverties, les termes de la conclusion doivent l'etre egalement, puisque le sujet de la conclusion est le terme qui fi-gure dans la mineure et le predicat celui qui appartient ä la majeure. Nous obtenons ainsi un mode indirect de Felapton: Tout Anglais est homme; Nul Anglais n'est Frangais; Done quelque Frangais n'est pas komme, syllogisme correct d'apres les regies de la logique scolasti-que, ou les premisses sont vraies, ou la conclusion est fausse. Cette erreur semble la condamnation formelle de la syllogistique, qui ne peut y remedier. Elle disparait si on substitue ä la conclusion un ju-gement ä deux predicats: le predicat frangais n'est pas le predicat homme; ils ne sont pas necessairement affirmes ensemble».

II est clair que le resultat bouffon auquel parvient Brunschvicg repose sur un raisonnement invalide: on ne peut ä la fois soutenir que l'ordre des premisses est indifferent (ce qui est parfaitement exact, bien entendu) et que leur interversion oblige ä intervertir les ter-mes de la conclusion (ce qui voudrait justement dire que leur ordre n'est pas indifferent). Le «mode indirect de Felapton» auquel on aboutit ainsi n'est evidemment pas valide dans la logique aristoteli-cienne: le jour de la soutenance de these, Victor Brochard fit obser-ver ä Brunschvicg que «ce syllogisme est parfaitement proscrit par la logique classique, en vertu de la regle Latius hos»60; il aurait pu ajou-ter qu'Aristote lui-meme ecarte explicitement, comme non conclu-ante, la combinaison de premisses en question61.

Cette objection decisive de Brochard, formulee le 19 mars 1897, va nous donner, pour finir, une derniere occasion de mesurer la tena-cite anti-aristotelicienne de Brunschvicg. Le jour meme, autant qu'on puisse en juger par le compte-rendu de soutenance, il n'avait pas re-pondu ä cette objection. Mais, trente-sept ans plus tard, dans la Pre-face de 1934, voici comment il renoue le dialogue avec son contradic-

60 Compte-rendu de soutenance, p. 278. Cette regie traditionnelle enonce que le grand terme (ici homme) etant pris particulierement dans la majeure A ou il est predicat, ne peut etre predicat dans une conclusion O, oü il serait pris universellement. Ajou-tons, pour la petite histoire, que ce debat opposait deux «modeles» de Proust: Vic-tor Brochard a legue certains de ses traits biographiques au personnage de Brichot.

61 Anal. Pr. I 6, 28 a 30-33.

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 24: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

Un ennemi d'Aristote a Paris: Leon Brunschvicg 619

teur: «L'experimentum crucis que nous avons tente ä la page 21 du present ouvrage, en intervertissant les premisses de Felapton, etait realise des 1878 par Mac Coll, dans un respect absolu des preceptes scolastiques. Void, par exemple, un syllogisme en Darapti, qui est correct et qui devient absurde du moment qu'on lui accorde la moin-dre portee ontologique. Tout dragon souffle des flammes, Tout dragon est un serpent·, Done Quelque serpent souffle des flammes»''1. Un lec-teur non prevenu, lisant ce texte, pourrait croire que Γ experimentum crucis propose par Brunschvicg etait le meme que celui de Mac Coll, et que le premier ne faisait ici que reconnaitre qu'il avait eu, sans le savoir, un devancier. II faut regarder les choses de plus pres pour s'apercevoir que, derriere le mot «tente», se dissimule un aveu d'echec: Brunschvicg accorde a Brochard, sans le dire expressement, que l'experience cruciale qu'il croyait avoir effectuee ne «respectait» pas «absolument» les preceptes scolastiques, et qu'elle etait done sans valeur. Mais il ne renonce pas pour autant ä prendre en defaut la syl-logistique. II se rabat sur l'exemple de Darapti, et s'en sert pour souligner combien il importe de dissocier «la logique des concepts et la logique de la verite»63.

II croit encore, ce faisant, atteindre Aristote au coeur de sa doc-trine. Mais il y a deux choses qu'il ne voit pas. La premiere, e'est que la difficulte suscitee par cet exemple peut etre ecartee de deux fa-90ns: soit en excluant de la syllogistique les termes sans instantiation physique, comme «dragon», e'est-a-dire en excluant de l'univers du discours les individus fictifs susceptibles de les recevoir comme pre-dicate (ce qui serait, je crois, la solution d'Aristote lui-meme); soit en admettant de tels termes et de tels individus, et en acceptant que les predicats fictifs auxquels ces termes correspondent soient lies ä

62 Brunschvicg renvoie a Mac Coll, The Calculus of Equivalents (II), in: Proceedings of the London Mathematical Society 9, 1878, p. 184.

63 Le contexte, temoignant d'une information qui n'etait pas monnaie courante a l'epoque, vaut d'etre cite: «Celui qui a ete en France le promoteur des etudes logisti-ques, Louis Couturat, en attirant l'attention sur les travaux de Mac Coll et de Frege, a montre comment cette dissociation entre la logique des concepts et la logique de la verite, si precieuse pour couper court desormais a toute meprise sur le sens meme de la raison, avait deja ete definie, d'une fa^on claire et peremptoire, dans le dernier quart du XIX e siecle» (Preface de 1934, p. IX). En ce qui concerne la theorie de la conversion et l'autonomie des figures syllogistiques, Brunschvicg signale aussi, dans ce texte de 1934, que Lachelier avait eu des precurseurs: Ramus au XVIe siecle et Lambert au XVIIK

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM

Page 25: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Un ennemi d’Aristote a Paris: Leon Brunschvicg

620 J A C Q U E S BRUNSCHWIG

d'autres predicate par des relations d'implication. Plus gravement,

Brunschvicg n'a pas vu qu'il ne pouvait faire reproche ä Aristote de

n'avoir pas su dissocier «la logique des concepts et la logique de la

verite» que parce qu'il croyait que tout l'effort du Stagirite avait

tendu ä les identifier. La distinction marquee par Aristote lui-meme

entre ce que nous appelons ses Analytiques premiers et Seconds suffi-

sait ä montrer que cette croyance etait profondement erronee. Mais

il fallait, pour que tout le monde puisse s'en rendre compte, qu'il soit

mis fin au prejuge selon lequel la logique n'est interessante que si eile

n'est pas formelle.

Brought to you by | New York University Bobst Library Technical ServicesAuthenticated

Download Date | 12/7/14 11:42 PM