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Η. D. SAFFREY, Paris COMMENT SYRIANUS, LE MAlTRE DE L'feCOLE NiOPLATONICIENNE D'ATHI-NES, CONSIDtRAIT-IL ARISTOTE? La grande enquete que Paul Moraux a inauguree sur l'histoire de la tradition aristotelicienne, ne couvrira que la periode comprise entre le I er siecle avant J.-C. et le II e siecle a p r e s L e s resultats de cette grande oeuvre seront evidemment decisifs pour apprecier l'usage que Plotin le premier 2 et ses successeurs neoplatoniciens ont fait des trai- tes d'Aristote pour elaborer leur propre philosophic. Porphyre a pu ecrire que les Enneades sont «un condense» de la Metaphysique d'Aristote 3 . Cette observation traduit egalement la profonde consi- deration de Porphyre pour Aristote, et nous allons voir que cette consideration est demeuree traditionnelle dans le neoplatonisme athenien. En nous transportant au tout debut du V e siecle apres J.-C., nous desirons faire hommage a Paul Moraux de quelques elements du dossier montrant de quelle maniere Syrianus, le maitre de l'ecole neoplatonicienne d'Athenes, considerait Aristote. Syrianus est l'auteur d'un commentaire d'inspiration platoni- cienne sur les livres ΒΓΜΝ de la Metaphysique, que nous avons 1 Paul Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen von Andronikos bis Alexander von Aphrodisias. Bd. I. Die Renaissance des Aristotelismus im I.Jh. v. Chr. (Peripa- toi 5), Berlin 1973. Bd.II. Der Aristotelismus im I. und II. Jh. n.Chr. (Peripatoi 6), Berlin 1984. Le troisieme volume portant sur la doctrine d'Alexandre d'Aphrodise sera publie par les soins de J. Wiesner. 2 Pour une influence precise sur Plotin d'Alexandre d'Aphrodise et d'Aristote, cf. Paul Henry, Une comparaison chez Aristote, Alexandre et Plotin, dans: Les Sour- ces de Plotin (Entretiens sur l'Antiquite classique, tome V), Vandoeuvres-Geneve 1960, p.427-449. Comme le marque le P.Henry dans cet article, c'est ä tmile Bre- hier que Ton doit les meilleures notices sur cette influence d'Aristote et de l'Aristo- telisme sur Plotin. II est evident que le travail de Paul Moraux aidera a renouveler cette question importante. En attendant, voir Th.A. Szlezak, Piaton und Aristoteles in der Nuslehre Plotins, Basel 1979, p. 135-143. 3 Cf. Porphyre, Vita Plotini 14,5-7. Brought to you by | New York University Bobst Library Technical Services Authenticated Download Date | 12/7/14 11:28 PM

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Page 1: Kommentierung, Überlieferung, Nachleben () || Comment Syrianus, le maitre de l’école néoplatonicienne d’Athenes, considérait-il Aristote?

Η. D. SAFFREY, Paris

COMMENT SYRIANUS, LE MAlTRE DE L'feCOLE NiOPLATONICIENNE

D'ATHI-NES, CONSIDtRAIT-IL ARISTOTE?

La grande enquete que Paul Moraux a inauguree sur l'histoire de la tradition aristotelicienne, ne couvrira que la periode comprise entre le Ier siecle avant J.-C. et le IIe siecle a p r e s L e s resultats de cette grande oeuvre seront evidemment decisifs pour apprecier l'usage que Plotin le premier2 et ses successeurs neoplatoniciens ont fait des trai-tes d'Aristote pour elaborer leur propre philosophic. Porphyre a pu ecrire que les Enneades sont «un condense» de la Metaphysique d'Aristote3. Cette observation traduit egalement la profonde consi-deration de Porphyre pour Aristote, et nous allons voir que cette consideration est demeuree traditionnelle dans le neoplatonisme athenien. En nous transportant au tout debut du Ve siecle apres J.-C., nous desirons faire hommage a Paul Moraux de quelques elements du dossier montrant de quelle maniere Syrianus, le maitre de l'ecole neoplatonicienne d'Athenes, considerait Aristote.

Syrianus est l'auteur d'un commentaire d'inspiration platoni-cienne sur les livres ΒΓΜΝ de la Metaphysique, que nous avons

1 Paul Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen von Andronikos bis Alexander von Aphrodisias. Bd. I. Die Renaissance des Aristotelismus im I.Jh. v. Chr. (Peripa-toi 5), Berlin 1973. Bd.II. Der Aristotelismus im I. und II. Jh. n.Chr. (Peripatoi 6), Berlin 1984. Le troisieme volume portant sur la doctrine d'Alexandre d'Aphrodise sera publie par les soins de J . Wiesner.

2 Pour une influence precise sur Plotin d'Alexandre d'Aphrodise et d'Aristote, cf. Paul Henry, Une comparaison chez Aristote, Alexandre et Plotin, dans: Les Sour-ces de Plotin (Entretiens sur l'Antiquite classique, tome V), Vandoeuvres-Geneve 1960, p.427-449. Comme le marque le P.Henry dans cet article, c'est ä tmile Bre-hier que Ton doit les meilleures notices sur cette influence d'Aristote et de l'Aristo-telisme sur Plotin. II est evident que le travail de Paul Moraux aidera a renouveler cette question importante. En attendant, voir Th.A. Szlezak, Piaton und Aristoteles in der Nuslehre Plotins, Basel 1979, p. 135-143.

3 Cf. Porphyre, Vita Plotini 14,5-7.

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conserve4, et de commentaires sur les Categories, le De interpreta-tione, les Premiers Analytiques, le De caelo et le De anima, qui sont perdus et que nous ne connaissons que par les auteurs posterieurs. Le premier document que nous voudrions soumettre ä l'examen, est le prologue au commentaire sur le livre Μ de la Metaphysique. Comme on le sait, chez les neoplatoniciens les longs prologues ä leurs livres principaux ont en general une valeur programmatique5. Celui-ci n'echappe pas ä cette regle generale. En voici la traduction.

Syrianus, In Metaph. Μ (CAG VI 1), p. 80,4-81,14 Kroll: Je ne suis pas de ceux qui cherchent querelle systemati-

quement ä Aristote, ni non plus de ceux qui font de lui leur maitre en un petit nombre de sujets ou sur des points sans importance, au contraire je suis de ceux qui ordinairement admirent ses methodes de logique et qui apprecient beau-coup ses traites de morale et de philosophie de la nature. Et pour ne pas paraitre trop long en enumerant ici toutes les tres belles et excellentes doctrines que ce grand philosophe a produites, qui6 n'admirerait ä juste titre, s'il est doue de bon sens, ce qui, dans ce traite tres parfait, est dit avec pertinence au sujet des formes unies ä la matiere et des definitions ou ce qui est enseigne au moyen de demonstrations convena-bles au sujet des causes divines et immobiles qui transcen-dent le monde entier, bien que ce soient lä des sujets qui depassent toute composition de notions et tout raisonne-ment discursif rigoureux? Qui done ne nommerait pas l'auteur de cet ouvrage bienfaiteur de l'humanite?

Pour ces raisons sans doute une grande reconnaissance lui est due de notre part aussi bien que de la part de tous ceux qui ont ressenti la sagacite de son esprit7. Mais puis-

4 Sur ce commentaire en general, cf. Karl Praechter s.v. Syrianos 1, dans: R E IV A, col. 1769, 56-1775, 2.

5 Voir par exemple pour les prefaces de Proclus, Η. D. Saffrey, Theologie et anthro-pologic d'apres quelques prefaces de Proclus, dans: Images of Man in Ancient and Medieval Thought ( = Studia Gerardo Verbeke . . . dicata), Leuven 1976, p. 199-212.

6 J 'adopte ici la correction de Praechter dans: Gött. Gel. Anz. 165 (1903) 517 ( = Kleine Schriften, Hildesheim 1973, p. 250), et je lis: τ ίς ού [πας] (ρ. 80,9).

7 της άγχινοίας (ρ. 80,16). Dans l'ln Tim.I, p.1,24-2,1, Proclus dit: « Q u e Platon, jusque dans le plus fin detail ou il a ouvre la presente instruction, ait seul conserve

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que, pour je ne sais quelles raisons, dans d'autres parties sans doute de son traite de theologie, mais particulierement dans ces deux derniers livres, les livres Μ et Ν, il est arrive qu'Aristote se lance violemment a l'assaut des premiers prin-cipes de Pythagore et de Platon, sans rien dire de solide ni de süffisant contre eux, et meme, s'il faut dire la verite sans fard, sans parvenir le plus souvent a les atteindre, parce qu'il fait avancer dans ses attaques ses propres presupposes, il a paru raisonnable, par egard pour les plus novices de mes auditeurs, pour eviter que, possedes par la juste reputation de l'auteur, ils ne soient empörtes par le flot du mepris pour les realites divines et la philosophic divinement inspiree des Anciens, de soumettre dans la mesure de nos forces ä un examen critique et impartial le texte et de montrer que les doctrines au sujet des premiers principes de Pythagore et de Platon demeurent non refutees et inebranlees, et que les en-treprises d'Aristote contre ces doctrines tombent le plus sou-vent a cote8 et examinent des sujets qui ne concernent en rien ces hommes divins, tandis que dans un petit nombre de cas elles s'efforcent de dire sans doute quelque chose qui vaut contre ces doctrines et de les critiquer, mais sans pou-voir apporter de refutation ni grande ni petite. Et il devait en etre ainsi parce que la verite ne pent jamais etre refutee, comme le dit cet homme divin (Platon, Gorg. 473 Β 10-11), et parce que les peres de ces discours au sujet des premiers principes, en les faisant ressembler aux realites, les ont cons-titues dans la stabilite et l'infaillibilite, dans la mesure oil cela peut convenir ä des discours (Tim. 29 Β 6-8).

Mais treve de preambules. Et puisque nous venons de dire l'intention et le projet de cet ouvrage, il est temps

d'un bout a l'autre les traits qui caracterisent le Pythagorisme dans la science de la Nature, voila ce que doivent examiner desormais les esprits les plus sagaces (τούς άγχινουστέρους)» (Trad. Festugiere). Pour Proclus la sagacite d'Aristote n'etait pas allee jusque la.

8 παρά θύρας άπαντώσας (p. 80,28), sur cette expression, cf. la note de L.G.Weste-rink sur Damascius, In Phaed. I §380,6 (p.207): ««come to the wrong door>, i.e. answer the wrong question; or, more vaguely, probably owing to a confusion with άπανταν <answer>: give the wrong answer, a number of times in Olympiodorus, In Gorg. (see index)».

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d'aborder les combats' eux-memes. Quoi qu'il en soit, que l'on veuille nous appeler un combattant parce que nous repondons aux accusations portees contre la plus belle et la meilleure des philosophies, ou que l'on veuille nous appeler un arbitre qui decide entre les intuitions les plus simples et les plus intellectives de la philosophic epoptique des disci-ples de Pythagore et les apories soulevees contre elles d'une maniere dialectique par le plus fort en ce domaine de tous ceux dont on a jamais entendu parier, Aristote, nous ne refuserons pas de porter ces titres; la seule chose qui compte, c'est de se comporter dans ces combats avec justice, intelligence et amour de la verite.

Ce beau texte commence par une declaration d'intention. Syria-nus entend se demarquer par rapport ä ses predecesseurs, il ne recuse pas purement et simplement l'autorite d'Aristote, et il n'a pas l'hypo-crisie de ne faire appel ä lui que lorsque son intervention est sans importance et seulement decorative. Dans la longue dispute sur l'accord entre Aristote et Platon, il se tient a egale distance des deux extremes et s'efforce de faire le partage entre les positions platoni-ciennes et aristoteliciennes10. C'est pourquoi il marque fortement son admiration pour Aristote logicien, moraliste ou philosophe de la nature, mais il reserve son jugement lorsqu'il decouvre les attaques d'Aristote sur le sujet des premiers principes platoniciens. Proclus marquera davantage encore que son Maitre les divergences entre Aristote et Platon, puisqu'il portera sur la Physique le meme juge-ment global que Syrianus porte sur la Metaphysique, et ira jusqu'ä

9 II semble qu'ici των άγώνων a son sens propre, puisque ensuite Syrianus va reven-diquer d'etre tour a tour un combattant ou l'arbitre. Mais en rhetorique l'opposi-tion de αγώνες a προοίμιον est connue dans le sens attenue de developpement du discours par opposition au prologue, et ce sens est connu de Syrianus lui-meme, cf. In Herrn. II, p. I l l et 170 Rabe, et Olympiodorus, In Ale., p.213,3-4.

10 Sur 1'appreciation d'Aristote par les neoplatoniciens, voir R.T.Wallis, Neoplato-nism, London 1972, p. 24-25 et 143-144, et Fr. Romano, Studi e richerche sul Neoplatonismo, Napoli 1983, chap. III: Lo «sfruttamento» neoplatonico di Aristo-tele, p.35-47. Pour l'assimilation de la logique aristotelicienne, cf. A.C.Lloyd, Neoplatonic and Aristotelian logic, dans: Phronesis 1 (1955-1956) 58-72 et 146-160, et du meme auteur: The assimilation of Aristotle's logic, dans: The Cambridge History of Later Greek and Early Medieval Philosophy, ed. by A.H.Armstrong, Cambridge 1967, p. 319-322.

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dire11: «Quant au merveilleux Aristote, m'est avis qu'il a dispose autant que possible tout son traite de la Nature dans un esprit de rivalite avec les enseignements de Piaton», et son commentaire du Timee etablira chaque fois qu'il le pourra la superiorite de Platon sur Aristote.

Cela dit, il faut cependant remarquer le titre tout ä fait exception-a l que Syrianus donne ä Aristote lorsqu'il le proclame: «bienfaiteur de l'humanite» (εύεργέτην toö των ανθρώπων βίου). En soi, la sim-ple epithete de bienfaiteur est banale, tous ceux ä qui Ton doit quel-que bienfait sont vos bienfaiteurs: les cites declaraient leurs grands hommes bienfaiteurs de la cite, et l'ami ou le parent qui veut honorer un mort auquel il doit beaucoup faisait souvent graver sur sa tombe qu'il fut son bienfaiteur12. Pour rester dans le domaine neoplatoni-cien, on peut rappeler que Proclus dit de Syrianus, son Maitre: «Si nous devions lui acquitter la dette de gratitude contractee par ses bienfaits a notre egard (των εύεργεσιών), tout le cours du temps n'y suffirait pas meme». Done Proclus considerait Syrianus comme son bienfaiteur. Nous y reviendrons. De son cote, Ammonius dit la meme chose de Proclus lorsqu'il le nomme: «Notre maitre et bienfai-teur (εύεργέτης)»13. Mais l'appellation «bienfaiteur de l'humanite» est beaucoup plus significative. A ma connaissance, elle etait quasi-ment reservee ä l'empereur lui-meme qui est souvent acclame par la formule: «Sauveur et bienfaiteur du monde entier», pour la raison que sa providence s'exerce en effet sur la totalite de l'Empire14. Mais on peut douter que Syrianus ait vraiment voulu comparer Aristote ä l'Empereur. En cherchant dans une autre direction, on doit se rappe-ler que les Stoiciens avaient appris aux Grecs ä deifier comme grands bienfaiteurs de l'humanite les premiers inventeurs des sciences et des techniques, pour la raison que leurs inventions etaient faites au bene-

11 Cf. Proclus, In Tim. I, p. 6,21-24, et tout le developpement jusqu'ä p. 7,16. 12 Cf. B.Körting s.v. Euergetes, dans: RAC VI, col. 848-860, en particulier col. 858-

859: Verwendung in nachkonstantinischer Zeit. 13 Cf. Proclus, Theol. plat. I 1, p. 7,10 Saffrey-Westerink, et Ammonius, In Int. (CAG

IV 5), p. 181,30-31 Busse. 14 Cf. A. D. Nock, Soter and Euergetes, dans: The Joy of Study (Papers. . . F. C. Grant),

New York 1951, p. 127-148, reproduit dans: Essays on Religion and the Ancient World, Oxford 1972, p. 720-735. Sur l'empereur comme euergetes, cf. K. M. Setton, The Christian Attitude towards the Emperor in the Fourth Century, New York 1941, p. 51.

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fice de tous les hommes1S. Aristote, pour Syrianus, pouvait etre con-sidere comme l'inventeur de la theologie, puisque son traite de Meta-physique avait pour titre θεολογική πραγματεία, au moins ä l'epo-que de Syrianus. Lui-meme s'exprime ainsi dans le texte cite plus haut, lorsqu'il parle de certaines «parties de son traite de theolo-gie»16. fetait-ce l'idee de Syrianus qu'Aristote, en se faisant le crea-teur du premier traite de theologie au sens propre, avait merite d'etre appele, ä l'egal des empereurs, «bienfaiteur de l'humanite»?

Quoi qu'il en soit, ce bienfaiteur de l'humanite va devoir etre conteste par Syrianus au nom des premiers principes de la philoso-phic pythagoricienne et platonicienne, par quoi il faut comprendre la philosophic de l'Un. C'est pourquoi, s'engageant dans le commen-taire du livre Μ de la Metaphysique, Syrianus nous dit qu'il s'engage en fait dans un combat ou il sera tour a tour Tun des partenaires et l'arbitre qui decide de la victoire. C'est encore comme arbitre entre Piaton et Aristote que Syrianus est presente par Ammonius dans son commentaire sur le De interpretatione, lorsqu'il dit17: «Le grand Syrianus a arbitre cette question d'une maniere excellente et tres penetrante, en demontrant tres clairement quelle est la nature de ces realites (les contraires) et leur distinction mutuelle, en soulignant l'accord de nos notions communes et innees avec les paroles du traite, en examinant chacun des raisonnements d'Aristote en lui-meme, et en enseignant par l'analyse des articulations du discours ce qui est transmis dans ce texte correctement d'une part, d'autre part d'une maniere sans doute vraisemblable mais non pas exacte». On voit que la aussi Syrianus use de la meme methode, faire le partage entre le vrai et le faux, l'exact et l'approximatif, l'argument qui porte et celui qui echoue. Nous savons encore qu'au moins une fois dans

15 Voir a ce sujet les raisonnements de Ciceron dans le De natura deorum I 15, 38, avec la note de Pease sur les mots a quibus... utilitas, et II 24, 62, avec la note de Pease sur les mots beneficiis excellentis viros.

16 έν άλλοις μεν μέρεσι τής θεολογικής πραγματείας (p. 80,17), et voir Elias, Prole-gomena Philosophiae (CAG XVIII 1), p. 20,19-20 Busse: έν γαρ τή Μετά τά φυσικά πραγματεία θεολογική έπιγεγραμμενη . . . , appellation basee sur la divi-sion aristotelicienne, Metaph. Ε 1, 1026 a 18-19: ώστε τρεις αν εΐεν φιλοσοφίαι θεωρητικοί, μαθηματική, φυσική, θεολογική, avec la remarque de Ross, ad loc.: «The designation of metaphysics as θεολογική is confined to this passage and the corresponding passage in Κ 7, 1064 b 3».

17 Cf. Ammonius, In Int. (CAG IV 5), p. 253,12-17 Busse.

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ce meme commentaire, Syrianus osait contredire Aristote et montrer la faussete de sa doctrine18.

En ce sens, c'est aussi sur une seconde declaration d'intention que se termine le grand texte du commentaire sur le livre Μ de la Metaphysique. Loin de vouloir se livrer a une basse polemique avec un philosophe qu'il admire et respecte, c'est au nom de «la justice, de l'intelligence et de l'amour de la verite» que Syrianus arbitrera le debat qu'il instaure entre la philosophic d'Aristote et celle de Pytha-gore et de Piaton.

Ces textes nous revelent les qualites philosophiques de Syrianus et portent temoignage d'une tradition qu'il a etablie dans l'ecole neoplatonicienne d'Athenes de grand respect pour Aristote, meme lorsqu'on doit le refuter. On ne s'etonne plus que les meilleurs com-mentaires sur Aristote, ceux de Simplicius, soient justement les der-nieres productions de cette ecole neoplatonicienne athenienne, par delä meme la fermeture de l'ecole par Justinien en 529.

Mais un autre document vient confirmer cette impression favo-rable. Syrianus avait ete le maitre de Proclus, et nous avons dit que ce dernier celebrait Syrianus comme son bienfaiteur en raison de la par-faite education qu'il avait regue de lui. Or, la maniere dont Syrianus avait procede pour l'education de Proclus a ete decrite par Marinus dans son ecrit intitule «Proclus ou Sur le bonheur». Pour le premier anniversaire de la mort de son Maitre (485), Marinus a compose une sorte d'eloge funebre dont le theme est le bonheur acquis par le phi-losophe au moyen de la pratique des six degres de la vertu. Pour illustrer son propos, Marinus raconte de nombreux faits de la vie de Proclus, et en particulier l'education qu'il a refue de Syrianus. La division de ce discours en chapitres a ete introduite en 1700 par J. A. Fabricius, et suivie depuis par tous les editeurs jusqu'ä J. Fr. Boisso-nade, l'auteur de la derniere edition en 181419. Voici le releve de ces textes.

A vrai dire l'education aristotelicienne de Proclus avait com-mence avant son arrivee a Athenes, alors que, encore ä Alexandrie, il

" Cf. L.Taran, Anonymous Commentary on Aristotle's De Interpretatione (Beiträge zur Klassischen Philologie, Heft 95), Meisenheim am Glan 1978, p. 120,13-14: πρώτος δέ Συριανός ό φιλόσοφος άντειπεν και άποδείκνυσιν ψεΟδος δν.

19 Cf. J. Fr. Boissonade, Marini Vita Prodi, Leipzig 1814.

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suivait les cours d'un professeur nomme Olympiodore, sur lequel nous ne savons pratiquement rien20.

1) Marinus, Proclus §9 (ä Alexandrie). II se mit a suivre les lemons des professeurs de philoso-

phic du lieu. Pour les etudes aristoteliciennes, il frequenta l'ecole du philosophe Olympiodore, dont la reputation etait grande. Pour les mathematiques . . . Du temps qu'il suivait les lemons d'Olympiodore, qui avait un grand talent de parole et qui, ä cause de la rapidite de son elocution et de la sublimite de son argumentation, n'etait accessible qu'ä un petit nombre de ses auditeurs, Proclus, au sortir de la Ιεςοη, repetait de memoire devant ses camarades, en propres ter-mes, tous les mots du cours, bien qu'il y en eüt beaucoup . . . Bien plus, Proclus comprenait facilement meme les traites de logique d'Aristote, et ce ä la suite d'une simple lecture, alors qu'ils sont difficiles a entendre pour ceux qui les etu-dient.

2) Marinus, Proclus §12 (une fois ä Athenes, Syrianus met le jeune etudiant entre les mains du vieux Plutarque d'Athe-nes). Proclus lut done avec Plutarque, d'Aristote le traite Sur l'Ame, et de Platon le Phedon.

3) Marinus, Proclus § 13 (apres la mort de Plutarque, Syrianus lui-meme le prend en mains). En moins de deux annees completes, Syrianus lut avec lui tous les traites d'Aristote, ceux de logique, d'ethique, de politique, et celui qui les depasse tous sur la science theolo-gique (la Metaphysique). Puis, quand il eut ete bien intro-duit par ces ouvrages comme par des sortes de sacrifices preparatoires et de petits mysteres, il l'amena peu a peu a la mystagogie de Platon . . .

4) Marinus, Proclus § 14. Proclus acquit les vertus politiques en lisant la Politique d'Aristote, les Lois et la Republique de Platon.

20 Cf . PLRE, s.v. Olympiodorus 2.

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De ces quatre textes, nous pouvons tirer de precieux renseigne-ments sur l'education re$ue par Proclus en matiere de philosophic aristotelicienne. Nous constatons que des son jeune age, Proclus a appris la logique aristotelicienne qu'il possedait ä fond; il en savait par coeur les traites qu'il comprenait ä simple lecture (texte 1). D'un autre cote, dans l'ecole neoplatonicienne d'Athenes, l'etude complete d'Aristote a toujours ete consideree comme preparatoire ä celle de Platon2 1 : la lecture du De anima pour preparer ä celle du Phedon (texte 2), l'etude de la logique, la morale, la politique, la physique et la metaphysique pour preparer a la «mystagogie» platonicienne (texte 3), la lecture de la Politique pour preparer a celle des Lois et de la Republique (texte 4). On le voit: si les neoplatoniciens ont tenu que, assurement, la philosophic de Platon depassait de toutes fa9ons celle d'Aristote22, ils n'ont pas neglige pour autant l'etude approfon-die des traites aristoteliciens. II suffit de lire leurs ecrits pour recueil-lir les traces de leur connaissance reelle en philosophie aristoteli-cienne23.

Cette consideration pour Aristote dans l'ecole neoplatonicienne d'Athenes et chez Syrianus en particulier, doit etre interpretee ä l'interieur de la longue discussion sur le probleme de l'accord entre Aristote et Platon. A l'epoque ou Ton connaissait Aristote unique-ment peut-etre ä travers ses ouvrages exoteriques, la these de l'accord a pu etre facilement inventee par Antiochus d'Ascalon et dif-fusee par Ciceron. Mais la connaissance des grands traites philoso-phiques aristoteliciens devait modifier radicalement l'idee que l'on se faisait des rapports d'Aristote et de Platon. La these de l'accord, refusee d'abord par Atticus, reprise ensuite par Alcinous sous la forme de la doctrine des Idees comme pensees de Dieu, a pu etre maintenue en faisant rentrer le monde intelligible de Platon dans l'lntellect transcendant d'Aristote. Avec Plotin, la correlation de l'intelligible et de l'intellect devra impliquer un principe superieur, au dela de l'intellect et de l'etre, l'Un. Ainsi sera etablie la hierachie fon-damentale des trois hypostases du neoplatonisme.

A partir de la, ce que l'on reprochera toujours a Aristote, c'est justement de s'etre arrete ä l'intellect dans la doctrine du premier

21 C 'est aussi la maniere de voir de Themistius, cf. Or. 20, t. II, p. 6 , 1 0 - 1 9 Downey-Norman, l'aristotelisme sert de προτέλεια a l'epoptie qu'est le platonisme.

22 Cf. L.G.Westerink, Anonymous Prolegomena to Platonic Philosophy § 9 , 2 4 - 3 4 . 23 Voir par exemple les index des differents livres de la Theol. plat, de Proclus.

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dieu sans remonter jusqu'ä l'Un24. Dans la limite des hypostases inferieures, on cherchera toujours un certain accord entre Aristote et Platon, mais la superiorite de Platon sera toujours hautement affir-mee pour sa doctrine de la premiere hypostase, l'Un, premier dieu. Cette position est celle que nous venons de trouver chez Syrianus, lorsqu'il oppose dans son commentaire au livre Μ et Ν de la Meta-physique ä la doctrine aristotelicienne des premiers principes celle de Pythagore et de Platon. Cette position, Syrianus l'a enseignee ä Pro-clus, et ä travers lui ä toute la philosophie du moyen äge et surtout de la Renaissance25.

24 Voir par exemple Proclus, Theol. plat. II 4. 25 Cf. Joseph Moreau, De la concordance d'Aristote avec Platon, dans: Platon et Aris-

tote a la Renaissance (De Petrarque a Descartes XXXII), Paris 1976, p. 45-58.

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