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Profil Textes Philosophiques Collection dirige par Laurence Hansen-Lve

Emmanuel Kant

Thorie et pratiqueIntroduction, commentaires et traduction par JeanMichel Muglioni, professeur de philosophie

(1re dition : janvier 1990)

PhiloSophie novembre 2008

Table des matires

Introduction .............................................................................. 4Le mpris de la thorie ................................................................ 4 Science et exprience ................................................................... 4 Position du problme .................................................................. 5 La libert nest pas objet de science ............................................ 6 Sens des mots thorie et pratique ............................................... 7 Devoir, pouvoir ............................................................................ 8

Premire partie ....................................................................... 10Bonheur et vertu, sensibilit et raison ...................................... 10 Traitement de lexemple ............................................................ 12 Luniversalit pratique .............................................................. 12 Forme et universalit................................................................. 13 Le respect ................................................................................... 14

Deuxime partie ...................................................................... 16Morale et politique : lenjeu....................................................... 16 La rpublique............................................................................. 19 Lide de contrat social .............................................................. 19 Rpublique et dmocratie ......................................................... 20 La rvolution ............................................................................. 21 Difficults qui sont proposes comme telles par Kant .............. 22

Troisime partie ...................................................................... 23Lenjeu de cette partie ............................................................... 23 Largumentation densemble ..................................................... 23

La philosophie de lhistoire ....................................................... 24 La providence ............................................................................ 25 La foi .......................................................................................... 26

Sur lexpression courante : cest bon en thorie, mais non en pratique ................................................................................... 27 I. Du rapport de la thorie avec la pratique dans la morale en gnral ................................................................................ 32 II. Du rapport de la thorie avec la pratique dans le droit politique .................................................................................. 46Corollaire ................................................................................... 56

III. Du rapport de la thorie avec la pratique dans le droit des gens ................................................................................... 69 Bibliographie ........................................................................... 78 propos de cette dition lectroniqueErreur ! Signet non dfini.

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IntroductionLe mpris de la thorieCest thorique, thoriquement, en thorie : ces expressions ont pris en franais un sens pjoratif ; on en use alors pour dnoncer un prtendu vide de la pense, une ignorance du rel. Le thoricien rve, il croit pouvoir tirer la vrit de son esprit, alors, pense-t-on, quelle ne peut venir que des choses. On mprise le savant qui ne subordonne pas ses travaux la pratique et le penseur ou le citoyen qui ne se rgle pas dans sa vie et dans ses penses sur ce qui se fait mais sur ce que sa raison lui dicte. Lopuscule dEmmanuel Kant (1724-1804) que nous prsentons ici combat ce mpris courant de la thorie.

Science et exprienceSeule lintroduction fait ironiquement tat du mpris parfois affich pour la thorie en matire de science ou de connaissance en gnral. Comprenons seulement quil est absurde de dire que ce qui est vrai en thorie ne vaut rien dans la pratique, par exemple en physique : car une thorie en dsaccord avec la pratique tant tout simplement fausse, ou du moins insuffisante, il faut lui reprocher non pas dtre une thorie mais de ntre pas une thorie ou de ne pas ltre assez. Ainsi la thorie physique du mouvement permet de calculer la trajectoire dun boulet de canon ; mais il faut corriger cette premire trajectoire thorique en tenant compte des frottements et de la rsistance de lair, objets dune autre thorie.

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Laccord de la thorie et de la pratique requiert donc toujours plus et non moins de thorie1.

Position du problmeToute la philosophie de Kant montre comment la raison constitue lexprience elle-mme et dirige lexprimentation en fonction de principes a priori : lexprimentation est scientifique depuis quavec Galile elle a cess dtre empirique pour devenir rationnelle. Sauver la thorie du mpris, cest rcuser lempirisme selon lequel la vrit vient seulement des sens. Lexigence philosophique ici trop brivement rappele conduit Kant prendre la dfense de la raison et de la pense en tant que principes de laction humaine, cest--dire en tant quelles sont la libert mme. Un homme reconnaissant son devoir (par exemple son devoir de ne pas mentir), un politique sachant quil ne doit pas bafouer, sous aucun prtexte, la libert du peuple, ont l des penses qui peuvent tre appeles thoriesLa stupidit de certains thoriciens trs savants ne doit pas disqualifier la thorie. Il ne suffit pas, en effet, pour tre mdecin, c'est-dire praticien (soigner les malades), d'avoir fait des tudes mdicales, de possder des sciences ; il faut tre capable de rapporter les exemples, ou les cas qu'on rencontre, aux connaissances qu'on a apprises : diagnostiquer, c'est juger, ranger le particulier sous le gnral, le cas sous la rgle, l'exemple sous le concept (subsumer ou subsomption). Un tel acte n'est pas compris dans la connaissance du gnral : on peut tre savant sans tre capable de juger. Car si l'on veut une rgle gnrale pour juger, pour rapporter le cas la rgle, il restera juger du rapport de cette rgle gnrale de jugement au jugement particulier envisag ; ou, pour viter de juger, on demandera une nouvelle rgle, et ainsi de suite : il est clair qu'on ne peut se passer de jugement et qu'il ne suffit pas de connatre les rgles. La thorie, gnrale par nature ne doit donc pas tre tenue pour vaine si un thoricien manque de jugement, s'il est stupide, vice sans remde (cf. Critique de la raison pure, Analytique des principes. Introduction) : le jugement peut s'exercer mais non s'acqurir.1

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par opposition la pratique, comme on oppose la thorie scientifique ses applications. Or si les sciences saccordent avec les pratiques quelles dirigent, il semble au contraire que la pratique du mensonge et le viol de la libert des peuples soient plus frquents que le respect des principes. Cette fois-ci, la pense nest-elle quun songe creux, un dsir sans doute louable, mais contraire tout ce qui se passe en ralit ?

La libert nest pas objet de scienceDans lordre de la connaissance et de ses applications, la thorie est facile justifier, car elle est dans son principe insparable de lexprience (quoiquelle nen drive pas). Les mathmatiques sont a priori et en ce sens pleinement rationnelles ; elles ne sont pas empiriques (extraites des donnes des sens). Toutefois leurs concepts se rapportent aux objets dune exprience possible ; ils peuvent se rapporter ce qui nous est donn dans lespace et le temps, ce qui accorde thorie et exprience et interdit au savant de rver. Sil sagit au contraire de principes moraux ou politiques, tous procdant de la libert, rien ne peut tre donn dans lexprience qui leur corresponde : ainsi une cause libre est sans antcdent qui la dtermine ; or dans le temps rien ne peut nous tre donn qui ne soit prcd par une cause qui le produise ; cest pourquoi rien ne peut tre donn dans le temps, donc dans lexprience, qui corresponde lIde de libert. Cette Ide dpasse les limites de lexprience possible et ainsi ne peut donner lieu aucune connaissance dobjets, comme la connaissance mathmatique, la physique et les sciences positives en gnral. En ce sens il ny a pas de science de la libert, mais seulement de la ncessit naturelle (ou mcanisme). Par lIde de libert, nous pensons quelque chose qui ne correspond rien que nous puissions apprhender dans

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lexprience. La libert, tant ainsi conue par lintelligence et ntant jamais donne par les sens, on dit quelle relve de lintelligible (ou de linvisible) et non du sensible. Cest pourquoi la question se pose ici, pour nous qui ne pouvons plus nous rfrer lexprience ni mme lexprience possible, de savoir si lIde de libert est chimrique ou au contraire si elle a une objectivit objectivit non plus scientifique (ou thorique au sens restreint du terme), mais morale et dune autre nature, par consquent.

Sens des mots thorie et pratiqueThorie, au sens strict, dsigne toute connaissance empirique ou a priori, et au sens gnral, toute pense, mme celle qui nest pas et ne peut tre une connaissance (comme lIde de libert). Pratique, au sens gnral, dsigne toute forme daction ; au sens strict, dans lequel Kant lemploie, il ne se rapporte laction quen tant quelle est morale et non technique. Ainsi le concept de libert, comme toute pense, est thorique au sens gnral ; ne nous donnant rien connatre qui soit objet dexprience, ou de science, il nest pas thorique au sens strict ; il est pratique au sens strict, son vrai sens est moral. Ce concept na pas de sens en tant quil permet une connaissance mais en tant quil fonde notre action dans la nature : notre action se distingue dun effet produit par la nature, car nous en sommes les auteurs, elle est luvre dune libert. Enfin Kant nomme Ides les concepts pratiques (comme celui de libert) parce quils dpassent les limites de lexprience possible, comme les Ides de Platon. (Cf. Critique de la raison pure, dialectique transcendantale, livre 1, 1re section : des Ides en gnral.) Ainsi le mot pratique au sens strict qualifie laction non en ce quelle est un vnement qui se droule dans le monde et relve dune connaissance scientifique et dune activit technique ou pragmatique, mais en tant quelle procde dune volont

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libre : lhomme qui sinterroge sur ce quil doit faire ne se demande pas ce qui lui est physiquement possible (ce qui est ralisable) mais ce qui est pratiquement, cest--dire moralement possible (ce qui est dsirable par un tre raisonnable, ce quune volont libre peut vouloir sans renoncer son essence de volont libre). Il importe donc de montrer quune Ide nest pas thorique au sens pjoratif du terme quoiquelle ne soit pas thorique au sens strict : que, thorie ou pense au sens le plus gnral, elle nest pas sans valeur dans la pratique (pratique dsignant alors non pas la moralit mais laction en tant quelle se droule dans le monde, au sens le plus ordinaire du terme en franais (il a ce sens dans lexpression courante examine par ce trait).

Devoir, pouvoirOr dire que ce que le devoir exige est thorique (vain), cest nier quil nous oblige, cest nier quil soit un devoir. On peut bien renoncer toute moralit et ne plus se considrer comme tenu par rien respecter la libert des hommes (sinon par crainte des reprsailles) : la thse selon laquelle la morale est pure illusion et simple ncessit sociale se vend bien. Mais on ne peut pas dire la fois quon y est tenu en thorie et quen pratique cest impossible, car limpossible nul nest tenu. Un devoir qui imposerait quelque chose dabsolument impossible, comme de ressusciter un mort, noblige nullement : ce nest pas un devoir. Si donc on soutient que la justice est belle mais que dans la pratique elle est irralisable, on se dlivre par l mme de toute obligation de justice. Cest bon en thorie, mais non en pratique, cette faon de parler nest pas innocente. Elle signifie la ruine de la moralit ; elle est une faon trs commode de se dispenser dtre juste, comme homme ou comme citoyen. On comprend donc lenjeu de ce trait de Kant et la raison pour laquelle il sadressait au plus large public possible.

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Au contraire, reconnatre lhonntet comme un devoir, cest admettre aussi quelle est possible, quelles quen soient les difficults (introd. 4, 1re partie 16), et avoir confiance en sa possibilit, cest--dire croire que la nature des choses hors de nous et en nous (la nature humaine) ne soppose pas la ralisation de ce que la raison exige : que nous ne vivons pas ncessairement dans un monde de fous. Or la connaissance scientifique ne nous en assure nullement, elle ne nous est daucun secours pour nous instruire sur cette possibilit de la justice. Comment un homme qui rflchit peut-il penser cet accord fondamental entre ce quil veut et la nature, entre la libert et la nature ? Telle est la question traite par la philosophie.

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Premire partieLa premire partie traite de la morale. Les onze premiers alinas corrigent les contresens de Garve2 sur la philosophie pratique de Kant concernant les rapports du bonheur et de la vertu (ou moralit) ; alors seulement le rapport de la thorie la pratique est directement envisag. Le lecteur devra travailler en premier lieu les paragraphes 15 et 16 qui sont les plus clairants. Il faut donc connatre la philosophie pratique de Kant. Elle se borne en un sens dire ce quest le devoir et la moralit pour la conscience commune, et montrer en quoi la philosophie ou la connaissance en gnral ne peut comprendre la libert et la possibilit de limpratif catgorique (fin du 13). Quest-ce que le devoir ? Quest-ce qutre oblig ? Par exemple le devoir dtre honnte ou de dire la vrit (de ne pas mentir) ? Il y a l un impratif, cest--dire un commandement, catgorique, cest--dire inconditionn ne dpendant daucune condition : je ne suis rellement oblig que dans la mesure o je reconnais quun commandement simpose sans condition, par exemple je dois tre honnte indpendamment de la question de savoir si jy perds ou si jy gagne, si je serai ou non pris voler ou rcompens pour mon honntet.

Bonheur et vertu, sensibilit et raisonLhomme vertueux est honnte par honntet et non par intrt ou par crainte. Rendre largent quil doit ( 15) peut2 Lecteur de Kant,

cf. notes 6 et 7, p. 32.

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mme le conduire sa perte, lui faire perdre le bonheur et la possibilit de satisfaire ses dsirs lgitimes dtre sensible : cest dire que lexigence morale est non seulement plus forte (diffrence de degr, 8) mais dun autre ordre (diffrence de nature) que le bonheur et toute satisfaction sensible. Lexemple du dpt (fin de la premire partie), doit tre travaill. Il faudra viter le contresens couramment fait sur les exemples de Kant et lesprit de sa philosophie morale : cest mme sur ce point que porte sa rponse au Professeur Garve. Kant, en effet, supposant lhomme dont il parle dans la situation la plus dramatique, ne veut pas dire quil est dautant plus vertueux quil subit plus dpreuves pouvantables ou de souffrances ; il nie quun homme honnte et malheureux soit ncessairement plus vertueux quun homme honnte et heureux. Il a toujours explicitement, et non sans humeur, refus toutes les formes de mortification et dasctisme comme contraires la moralit. Lhomme, tre sensible, recherche le bonheur, ce qui na rien dimmoral. Cest au contraire un devoir de contribuer son propre bonheur : la misre en effet peut conduire au dsespoir et par l dtourner de la moralit. Bien plus, un homme qui accomplit son devoir sans bonne humeur tmoigne ainsi quil ne le veut pas encore pleinement. Mais sil ny a pas lieu pour tre vertueux de cultiver le malheur ou mme de renoncer son bonheur, il nempche que le devoir et le bonheur ne sont pas du mme ordre et que le second doit tre subordonn au premier : si donc, par malheur, les circonstances font que son devoir commande un homme une action qui dtruit son bonheur, il doit renoncer ce bonheur. Mais nul ne peut ni ne doit souhaiter une telle situation. Seulement, nous allons le comprendre maintenant, cest la peinture de lhomme vertueux dans ce genre de situation tragique qui montre le mieux la nature propre de lobligation : voil pourquoi Kant prsente son exemple en noircissant les choses au maximum, et cela ne repose en rien sur une intention moralisante ou asctique.

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Traitement de lexempleMontrer un enfant la moralit dans toute sa puret, ou se la donner voir soi-mme, cest chercher la considrer en elle-mme, selon sa nature propre, abstraction faite des mobiles sensibles auxquels elle est toujours mlange en lhomme. Ainsi le chimiste cherche sparer les corps mlangs pour les avoir purs : si donc lanalyse philosophique doit sparer la moralit de la sensibilit pour la mettre en lumire dans sa puret, elle procdera la manire de la chimie, qui spare ce qui dans la nature est uni, par un traitement quon fait subir au mlange. Et de mme que le chimiste ninterdit pas pour autant de boire autre chose que de leau absolument pure, de mme la situation dcrite par Kant nest nullement propose comme souhaitable. On supposera donc ici un homme qui obit son devoir alors mme quil fait ainsi son propre malheur : cette situation fictive nous le montre dsintress, nous y voyons bien que ce qui dtermine sa volont nest pas le souci de son bien-tre mais la seule considration de son devoir. Un enfant de huit ans comprendra parfaitement en quoi consiste ici la justice, il verra en quoi consiste la spcificit de lexigence morale. Insistons : Kant ne nous propose pas ici un modle de perfection morale nous enjoignant de rechercher le malheur, il ne fait que dcrire une situation telle quy saute aux yeux le principe de dtermination morale de la volont.

Luniversalit pratiqueQue signifie lexigence morale, distincte par sa nature de la recherche du bonheur, plus forte dans le cur de lhomme que le souci de son bien-tre ? En un sens, le devoir ne nous dit jamais ce que nous avons faire, il ne nous dicte rien. Le bientre et toutes les fins (les buts) qui se rencontrent dans une socit donne, voil ce que lhomme cherche atteindre. Le sens

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du devoir ne rside pas dans la dtermination de ces fins, mais en ce quil limite la volont une condition suprme : que, quoique je veuille, quelque fin que je me propose, je ne rduise pas lhumanit en moi-mme et en autrui au simple rang de moyen ; que je ne considre ni moi-mme, ni un autre, comme un simple outil au service de mes plaisirs ou de mon bonheur (quand mme nous nous rendrions des services effectifs) ; bref que je respecte ma dignit dhomme et celle des autres : que quoi que je fasse ou quel que soit lobjet que je dsire, je puisse me regarder moi-mme sans honte. Tel est le sens de luniversalit pratique. Quest-ce que cela veut dire, en effet, quil y a une loi morale qui interdit le mensonge et que cest un devoir de dire la vrit ? Mentir, cest abuser autrui, le rduire au rang de moyen au service de mes intrts. Ce faisant on ne nie pas que nul ne doit mentir, on ne nie pas la loi universelle : on ladmet au contraire, mais on fait une exception pour soi-mme. Le mensonge nest possible que comme exception la rgle universelle (on ne ment que dans la mesure o lon peut se jouer de la bonne foi des autres), et cest en cela que consiste son immoralit. Cest par son universalit quune loi est une loi, et luniversalit pratique, morale, signifie que nul nest lesclave de quiconque et que tous se doivent respect mutuel pour leur essence dtres raisonnables ou libres. Respecter la loi pour elle-mme, vouloir universellement : la moralit nest que cela.

Forme et universalitNous pouvons maintenant comprendre ce quon appelle le formalisme de la philosophie pratique de Kant. Dune part une loi est universelle : la loi de la chute des corps, par exemple, vaut pour tous les corps, elle dfinit le mouvement uniformment acclr quils suivent tous. Il faut la raison pour slever luniversel, puisque lexprience ne peut jamais nous donner

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quun certain nombre de cas particuliers (quel quil soit, ce nombre nembrasse jamais tous les cas). Soit dautre part le raisonnement : tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme, donc Socrate est mortel ; je puis faire abstraction de ce quil y a de particulier dans lexemple, cest--dire de ce dont il parle (le contenu ou la matire) pour ne retenir que ce qui fait quil y a raisonnement, et quon appelle la forme. On peut la formuler de la manire suivante : tout A est B, or C est A, donc C est B. On voit ici que, quel quen soit le contenu, le raisonnement est concluant par la force de sa forme. Analogiquement on peut distinguer la forme (luniversalit pratique, le caractre de loi de la loi) et la matire (les buts quon se propose) du vouloir. Il y a moralit quand la forme dtermine la volont, cest--dire quand la poursuite de nos fins (matrielles) est subordonne au respect du devoir, la reconnaissance de la loi comme telle. Alors la raison est le principe de notre action, puisque forme, cest universalit, et universalit, raison. Mais elle ne se contente pas ici de calculer des moyens, au service de nos apptits, elle nest pas lesclave des inclinations, elle commande, cest elle qui dtermine la volont, qui, voulant universellement, est rationnelle de part en part ( la diffrence dune volont ou dun dsir irrationnels mettant en uvre pour sa ralisation des mthodes rationnelles).

Le respectLes onze premiers paragraphes, ayant rappel le sens de la distinction de la vertu et du bonheur, la suite rpond lobjection de Garve : ce vouloir formel, cette universalit purement rationnelle, est hors de porte des hommes ; il manque ici un mobile (un principe de dtermination sensible de la volont). Si en thorie dans sa tte un homme subtil peut comprendre Kant, en pratique dans son cur -, nul nest mobilis par la reprsentation du devoir.

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Garve se trompe, car cette reprsentation rationnelle de la loi en tant que loi fait natre en lhomme le sentiment du respect, qui est la manire dont lhomme prouve, en tant qutre sensible, sa nature dtre raisonnable. Ce sentiment nayant pas pour principe la sensibilit (ne drivant pas de notre dsir de bonheur), Kant lappelle sentiment moral. Il est, comme effet de la raison sur la sensibilit, le mobile moral. Agir en effet par respect pour la loi morale, cest faire son devoir pour lui-mme, de faon dsintresse. (De la mme manire la seule Ide de luniversalit pratique (morale), dans les choses politiques, lIde de Justice, soulve lenthousiasme des peuples, comme on vit en 1789, et la seconde partie montrera que cette justice nest pas irralisable.) Lerreur de Garve et des psychologues est de considrer que lhomme ne peut tre mu que par le souci de son bonheur : il est commun de mpriser lhumanit, de la croire sourde la raison. Certes, il nous faut toujours un mobile, car nous sommes des tres sensibles. Mais prendre le respect, mobile de lhomme vertueux, pour un sentiment du mme ordre que les autres mobiles, lis au souci du bien-tre, cest une illusion. Lexemple du dpt est l pour montrer que ce sentiment nat en chacun sil est mis devant la rationalit et luniversalit pratiques, que surtout ce mobile est dautant plus fort que la loi sy rvle avec plus de puret, bref que la forme est ce qui veille le sentiment moral. Garve sest donc tromp ; ce quon invoque sous le nom dexprience contraire la pratique, Kant oppose une exprience intime ( 15) que nous pouvons tous faire : le sentiment du respect prouve, celui quil anime, quune reprsentation intellectuelle comme celle de la loi morale nest nullement sans poids ni effet sur nous.

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Deuxime partieLes hommes ont besoin les uns des autres et cette fin forment socit. Mais il ny aurait que des groupements dintrts toujours instables et non des tats si leur accord ntait fond sur le dessein de sunir en une rpublique, chose publique, tre ou corps commun, qui nest pas seulement un moyen (au service du bonheur de tous) mais une fin inconditionne, cest--dire dsirable pour elle-mme : laccord des hommes selon la raison, le droit. Le principe de la politique est moral et non conomique, cest la libert, non la prosprit. Dans cette seconde partie, toute largumentation de Kant consiste montrer que dun tel principe, la libert, dcoulent lgalit (la loi est la mme pour tous) et la citoyennet (chacun a le droit de vote, cest--dire est lgislateur, du moins sil est indpendant). Il en rsulte la fois que la rvolte nest pas un droit et quun prince ne saurait bafouer la libert de son peuple sans ruiner la constitution de ltat.

Morale et politique : lenjeuRien nest plus courant, en matire de politique, que de rire des philosophes ; on les dit utopistes ou idalistes, au sens pjoratif de ces deux termes (qui veulent dire tout autre chose en philosophie), parce quils conoivent des thories et parlent de justice. Quelques annes aprs la parution de notre opuscule, Napolon donnera au mot idologie son sens pjoratif, pour dsigner la pense, la philosophie : car des reprsentants de lcole philosophique qui stait alors elle-mme nomme idologie (tude des ides, de leur gense, par exemple) taient des opposants au despotisme imprial. Le souci de lIde passe donc toujours pour vain aux yeux des prtendus ralistes. 16

Or notre opuscule date de 1793 : le monde entier parle alors de la Rvolution franaise, et Kant, par la publication de cet ouvrage, prend position dans ce dbat. Il sadresse aux professeurs de philosophie, lcole, mais surtout au public clair, instruit : il nen faut donc pas ignorer la signification historique et politique. Les contre-rvolutionnaires considrent que le projet rpublicain de libert et dgalit des Franais est irralisable ou, comme on va jusqu dire aujourdhui, irraliste. Kant montre quau contraire le prtendu ralisme est une illusion, et que lIde rpublicaine doit servir de principe la politique. La pratique des politiques ralistes est un art de gouverner les hommes par leurs passions (dcorations, honneurs, rcompenses, menaces et violences, voil leurs armes). Ce systme fond sur la crainte et la convoitise est le fondement de tous les despotismes, il transforme les hommes en esclaves (on en voit une forme extrme dans ce quon appelle aujourdhui le terrorisme). Il sagit toujours de faire en sorte que les hommes ne se dterminent pas en fonction de lIde quils ont de leurs devoirs, de leurs droits, de leur dignit, mais seulement par les apptits les plus bas, comme sils ntaient que des btes. Selon les ralistes de toujours et de partout, lhomme est dune nature telle quil est sourd la raison et nobit qu ces mobiles gostes. Kant ne nie pas que ces mobiles dterminent les hommes ; mais il veut montrer ici que lIde du droit, fonde sur lunique Ide morale de la libert, parle encore plus fort au cur de lhomme (comme le mobile moral, objet de la premire partie). De sorte que les ralistes sont rellement le plus grand obstacle au droit, puisquils ne sadressent en lhomme qu ce qui le rabaisse et finissent ainsi par le rendre insensible la raison pratique. Mpriser les hommes finit par les rendre effectivement mprisables. Leur rappeler leur dignit cest cela lAufklrung, les Lumires cest les mettre en mesure de la conqurir.

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Pour conclure ( 29), Kant rejoint en un sens Platon ou Rousseau : si lhomme ne pouvait agir par souci du vrai droit, non seulement il vivrait dans lesclavage, mais aucune relle socit ne pourrait mme exister. Sils ntaient mus que par des mobiles gostes, les hommes ne pourraient former une association stable, car toute rvolte serait lgitime, faute de droit, pourvu quelle paraisse conforme lintrt particulier des rvolts, et le plus fort lemporterait, en attendant quun plus fort le renverse son tour. Si lIde rationnelle de leurs droits ne leur parle pas, les hommes nont rien, dit Kant, qui matrise leur libert : jouets de leurs passions, ils ne respectent plus rien, aucune autorit politique ne peut exister. Contrairement au pouvoir ou la violence despotiques qui transforment les hommes en btes ou en choses, la vritable autorit politique a pour fondement la libert ; cest la raison pour laquelle elle ne saurait tre injuste sans contredire ce qui la fonde et se nier ainsi ellemme. LIdal de justice nest donc pas une ide belle (bonne en thorie), mais vide (ne valant rien en pratique), gnreuse mais irraliste, comme disent les despotes. Devoir, la justice est plus quun objectif : elle est partout et toujours ce qui fait quun tat est un tat et non un agrgat (un tas) dhommes et dintrts, ce qui fait quun peuple est un peuple et non une bande : bref ce qui fait la ralit de la socit, son unit, son accord. Plus il y a de justice, plus les droits de lhomme sont respects, plus ltat est solide ; moins il y en a, plus la socit risque de se dissoudre. Ainsi lIde est le seul fondement possible dune pratique politique efficace. La vraie politique non seulement doit mais peut tre morale, au lieu de se contenter de calculer pour agir sur les hommes par leurs passions. Il est vain de gouverner sans principe. Voil pourquoi cette seconde partie donne un expos complet de la politique kantienne, dveloppement de lIde rpublicaine.

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La rpubliqueQuest-ce que lIde rpublicaine ? On appelle tat de nature un tat o les rapports des hommes ne sont pas rgls par la loi et o par consquent chacun est seul juge de son droit et ne peut compter que sur sa force pour le faire respecter. En cas de conflit entre deux hommes, sans mme supposer quils soient mchants, il y a donc toujours, dans cet tat, un risque de guerre. Le droit ny peut jamais rgner effectivement. A ltat civil, au contraire, la loi rgle les rapports des hommes et la force irrsistible de ltat est charge de son excution. Cest donc un devoir pour lhomme que dentrer dans ltat civil ; non parce que lintrt limpose (ce qui est peut-tre incontestable mais ne fournit pas de fondement ltat), mais parce que les droits de lhomme (ou leur unique droit, la libert, do tous les autres drivent) tant sacrs, et la loi seule pouvant les garantir, les hommes ont lobligation de renoncer la violence toujours possible ltat de nature. Il faut donc vouloir que se constitue un tat, une socit politique, avec sa force publique irrsistible, cest--dire plus forte que celle de nimporte quel particulier ou de toute faction, charge de lexcution de la loi. Cet impratif catgorique est le fondement moral du droit.

Lide de contrat socialLide de pacte social permet de penser lunion des hommes en une volont commune ou une chose publique. Chez Kant, le contrat nest pas plus que chez Rousseau un fait historique ou une crmonie quil faudrait organiser. Le contrat originaire nest pas un moment pass de lhistoire, car sil fallait remonter quelque convention historique, toute lgislation serait contestable et nobligerait pas les gnrations suivantes. LIde de contrat originaire est au contraire la reprsentation

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que la raison se donne dune association dont le fondement est la libert et dont la vie doit dcouler de ce fondement moral. Cest lIde en fonction de laquelle il est possible de penser, de juger et de mettre en uvre la politique. Do la formulation kantienne du principe sur lequel toute dcision politique doit tre fonde : est injuste ce quoi il est impossible que tout un peuple donne son accord. Lexigence rpublicaine, cest donc luniversalit pratique (morale) rapporte la politique, et tel est le vritable rationalisme politique (philosophique) la raison ntant pas ici la prudence ou intelligence pragmatique, la ruse des ralistes, le calcul, mais la facult dagir par principe. Par l et par l seulement se trouve fonde une unit politique : la volont gnrale, que tout homme en tant quhomme peut avoir lui-mme comme volont (cest cela luniversalit), constitutive du peuple comme peuple. Par peuple on ne doit pas entendre nimporte quel rassemblement de population, fond sur les critres contingents de la religion ou de la langue : un peuple nest pas une multitude ou une ethnie, mais une association dhommes sous une Ide de la raison.

Rpublique et dmocratieIl ne faut donc pas confondre rpublique et dmocratie. Le mot rpublique dsigne chez Kant non pas une des trois formes dtat quon peut distinguer selon le nombre des dtenteurs du pouvoir lgislatif (autocratie, aristocratie, dmocratie) mais le fondement de toute constitution civile, de toute organisation politique. Ainsi rpublicain soppose despotique : on dira donc despotique, la manire de gouverner qui dpend de la volont particulire dun homme ou dun groupe dhommes, quel quen soit le nombre mme tout le peuple assembl et quelle que soit leur concordance dintrts, rpublicaine au contraire, celle qui nen dpend pas mais repose sur la constitution, cest-dire sur la volont gnrale constitutive du peuple : de sorte quil peut y avoir un monarque rpublicain et une assemble

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populaire despotique. (Kant, nenvisageant que la dmocratie directe, considre la dmocratie comme despotique.)

La rvolutionLa condamnation du droit de rsistance et donc de toute rvolution rsulte des mmes principes. Ltat civil est une fin en soi (ce nest pas seulement un moyen dsirable en fonction de fins gostes) ; lIde de ltat civil est donc le principe du choix des moyens pour lhomme qui rclame son droit : vouloir ltat de nature, mme provisoirement pour obtenir le droit et la justice, est impossible qui consulte sa raison. Une rvolution entreprise pour instaurer la rpublique veut dabord, comme moyen, le renversement de lordre tabli ; or faire ainsi table rase ouvre une priode danarchie, vritable tat de nature, plus loign de la constitution rpublicaine que nimporte quelle association politique, ce qui ne peut tre voulu universellement et publiquement : voil pourquoi Kant, dans ce mme ouvrage, prend la dfense de la volont rpublicaine des rvolutionnaires franais, sopposant ainsi publiquement aux contrervolutionnaires ( 1-18), puis condamne, sans quil y ait l de contradiction, la rvolution comme violence contraire tout droit, comme moyen inadquat sa propre fin. Largumentation qui explicite lIde rpublicaine de la subordination de la politique la morale montre linjustice de toute rvolution par la rfutation de lide de droit de rsistance. Premirement un droit de rsistance (ou de rvolte) est une absurdit juridique : donner quelquun le droit de rsister par sa propre puissance la puissance publique, cest revenir un tat o il ny a pas la moindre garantie du moindre droit, ltat de nature, et par consquent ce droit qui abolit tout droit est une contradiction. Mais cest deuximement une injustice, car il soppose ce que commande limpratif moral, rpublicain, exi-

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gence inconditionne de la raison. Les progrs du droit doivent donc tre mis en uvre non par rvolution mais par rforme. Et si les politiques, par ralisme, comme ils disent, nentreprennent pas temps des rformes, les hommes, lgitimement assoiffs de droit, ne manqueront pas de se rvolter. Lexigence rationnelle de droit les pousse alors faire des rvolutions quoiquelles soient injustes et que leur issue demeure toujours incertaine. Cette contradiction rsume peut-tre lhistoire humaine, et lhistoire est lobjet de la troisime partie.

Difficults qui sont proposes comme telles par KantRappelons que Kant nomme sujets tous les hommes en tant quils sont galement soumis la loi, et citoyens ceux dentre eux qui ont le droit de vote, cest--dire sont lgislateurs par leur suffrage. Car il faut tre indpendant pour avoir le droit de vote, et par consquent certains sujets ne sont pas des citoyens mais seulement des protgs. On considrera cette question sans se presser de conclure que par prjug dpoque Kant veut limiter le suffrage universel : ne peut-on pas se demander en effet quel est le sens du suffrage universel dans une socit o la dpendance conomique de certains hommes lgard dautres est totale et en fait comme leurs otages ? De la mme manire, si Kant rappelle que lgalit devant la loi nexclut pas lingalit des talents, des richesses et des proprits, il ne justifie nullement quun grand propritaire prive les autres de proprit, il dit que la loi doit faire quil soit permis chacun de dvelopper ses talents et dacqurir par son travail une proprit. Il y a donc l chercher non une solution mais une interrogation.

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Troisime partieLenjeu de cette partieNous passons au jus gentium, droit des gens, o gens signifie en franais comme en latin nation. Il sagit des relations internationales. Les nations ne cessent de se faire la guerre ou du moins de la prparer, y dpensant ainsi toutes leurs forces mme en temps de paix. Et plus que par les malheurs quelle provoque, la guerre est un mal par la violation des droits de lhomme qui en rsulte, la corruption morale qui accompagne ncessairement la dtresse et le mpris du droit. Aussi le spectacle de lhistoire peut-il conduire dsesprer de lhumanit, donc de nousmmes. Faudra-t-il donner raison ceux qui voient dans lexigence de droit et de paix un songe creux bon en thorie mais non en pratique ? La seule leon de lhistoire semble tre que le droit des gens et avec lui tout droit et toute moralit sont des rves. Ce que nous avons dit jusquici est remis en cause si nous ne pouvons esprer en lhumanit, sil ne nous est pas permis de penser quelle progresse vers le droit dans les rapports entre les tats eux-mmes.

Largumentation densembleEn premier lieu, largumentation repose l encore sur la certitude que lon peut ce quon doit (1re partie, 11, IIIe partie, 4) : et en effet jamais homme na rien accompli sans esprer que la postrit poursuivrait sa tche ( 5). En second lieu, Kant rappelle que lexprience na pas ici force de preuve (le cours

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antrieur des choses ne prouve rien pour lavenir) sinon comme preuve que lhumanit va de lavant : le XVIIIe sicle est le sicle des Lumires et de la Rvolution franaise, et ce titre prouve que lhumanit progresse moralement ( 5). En troisime lieu ( 6-9) cest l le thme propre cette partie il est possible de penser que la nature contraint les hommes et les tats samliorer : si en effet nous ne pouvons suffisamment compter sur la bonne volont des hommes et surtout des politiques pour que cesse la guerre, nous pouvons esprer que la nature humaine (les passions) forcera les tats et leurs chefs sentendre et reconnatre le droit plutt que de risquer leur propre ruine par la guerre. Le paragraphe 10 reprend la position du problme et le paragraphe 11 en retrace la solution.

La philosophie de lhistoireCette dernire partie est la reprise rapide de la philosophie de lhistoire expose ds 1784 dans Lide dune histoire universelle au point de vue cosmopolitique. Si dune part il faut que la rpublique et la paix soient luvre de lhomme, parce quil sagit de sa propre libert quun Dieu mme ne peut raliser sa place, il est dautre part permis de penser que le jeu des passions humaines concourt cette fin quelle ne ralise pas mais prpare. Ainsi lhomme a besoin de vivre en socit pour satisfaire ses passions qui pourtant sont le principe de toute dissension sociale. Il lui faut, donc par gosme, sans vertu rpublicaine, se plier aux rgles dune vie en commun organise. Leur insociable sociabilit conduit les hommes sassocier, de la discorde rsulte une concorde que les progrs moraux des hommes transformeront en droit et en rpublique. Le jeu des passions met les hommes en mesure de vouloir le droit effectivement : la nature humaine est bien telle que, dans la constitution des tats, peut se raliser le droit exig par la raison.

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De la mme manire la lutte destructrice des tats les forcera sentendre et rgler leurs conflits selon le droit et non par la violence. Et Kant nenvisage pas ici lapparition dun tat supranational rassemblant les tats comme un tat en gnral lie les individus : cest quil pourrait tre despotique. Ce qui veut dire que la libert compte infiniment plus que la paix, laquelle na de sens que sil y a droit. Cest pourquoi la constitution cosmopolitique qui rgle les rapports des tats entre eux sera une fdration ; elle ne supprime pas lexistence dtats indpendants, seule garantie contre un despotisme universel. La paix ainsi espre ne suppose pas laffaiblissement des forces, comme le despotisme, mais leur quilibre, et mme une vive mulation, ajoutera en 1795 le Projet de paix perptuelle de Kant. De sorte que la division de lhumanit en tats concurrents a finalement une signification positive.

La providenceAinsi nous pouvons penser que la nature a fait lhomme de telle faon que ses passions et ses vices, dont il est responsable, concourent malgr lui faire progresser lhumanit : quainsi ce qui est un mal, par la faute de lindividu, est un bien pour lespce, pour le tout. Cette finalit naturelle (la nature pense comme si elle voulait forcer lhomme samliorer) dont la philosophie, comme tlologie (tude de la finalit), dveloppe lide, ne fait peut-tre que penser la vrit contenue dans une manire commune de sexprimer : lorsquun homme, ayant reconnu son devoir, fait tout ce qui est en son pouvoir, il affirme parfois, que pour le reste il sen remet la Providence ( 9). Cest dire que la nature des choses doit concourir la ralisation de la destination finale de lhumanit. Invoquer la Providence ne revient ici nullement attendre une intervention divine ou un miracle, superstition qui nous dispense de vouloir, mais penser que notre destination dtre raisonnable moral, libre

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saccorde avec notre nature dtre fini, sensible et besogneux ; bref esprer que le monde tel quil est, convient aux exigences de la raison en nous sans quil faille remettre plus tard ou pour quelque au-del le souci de la justice.

La foiToute la difficult de ces pages est de penser laccord de la philosophie pratique (la libert) et de la philosophie de lhistoire, cest--dire de la morale et de la tlologie naturelle. Comment comprendre quune ruse de la nature rende pour ainsi dire lhumanit elle-mme ? Cette esprance tire toute sa force de conviction de la certitude morale : elle est le dveloppement de ce que Kant appelle la foi rationnelle (croyance raisonnable). Car ce que nous sommes certains de devoir faire, il est raisonnable de croire que nous pouvons le raliser. Cette esprance ne constitue pas un savoir mais une foi croyance non pas subie mais volontaire. Elle na rien de contraire la raison ou mme au savoir, quoiquelle ne soit pas du mme ordre que les sciences positives. Slever cette pense, au sens le plus fort du terme, cest dcouvrir la conviction philosophique. Pour la mconnatre, il suffit de rduire la raison ce quelle peut dans les sciences : alors on considrera que la philosophie nest jamais quaffaire dopinion et ne doit pas figurer parmi les connaissances quon apprend lcole.

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Sur lexpression courante : cest bon en thorie, mais non en pratique1793 [I] 3 On appelle thorie un ensemble de rgles mme si ce sont des rgles pratiques, lorsquon leur confre, titre de principes, une certaine gnralit, en faisant abstraction dune multitude de conditions qui pourtant ont ncessairement de linfluence sur leur application. Inversement, on ne donne pas le nom de pratique nimporte quelle occupation, mais seulement la ralisation dune fin, quand on considre quy sont observs certains principes de conduite reprsents dans leur gnralit. [2] Il est manifeste quest encore requis entre la thorie et la pratique un intermdiaire qui fasse le lien et le passage de lune lautre, quelque complte que puisse tre la thorie. Il faut, en effet, quau concept de lentendement qui contient la rgle, sajoute un acte de la facult de juger par lequel le praticien discerne si quelque chose est ou non le cas qui tombe sous la rgle ; et comme on ne peut toujours donner la facult de juger de nouvelles rgles pour quelle se dirige dans ses subsomptions (car cela irait linfini), on conoit quil y ait des thoriciens qui ne peuvent jamais devenir praticiens de leur vie, parce quils manquent de jugement : par exemple des mdecins ou des juristes qui ont fait de bonnes tudes mais qui, lorsquils ont donner un conseil, ne savent pas comment sy prendre. Cependant, mme l o lon trouve ce don de nature, il peut y avoir des lacunes dans les prmisses ; cest--dire que la thorie peut tre incomplte et quon ne la compltera peut-tre quN.D.T : (Note du traducteur) : La numration entre crochets est adopte ici pour faciliter l'tude du texte.3

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force dessais et dexpriences ; do le mdecin qui sort de son cole, lagronome ou le financier, peut et doit abstraire de nouvelles rgles et complter sa thorie. Ce ntait donc pas la faute de la thorie, si elle navait encore que peu de valeur pour la pratique, cela venait de ce quil ny avait pas assez de thorie ; il manquait celle que notre homme aurait d apprendre de lexprience, et qui est la vritable thorie, quand mme il ne serait pas en tat de se la donner lui-mme et de lexposer systmatiquement, en professeur, dans des propositions gnrales, et que par suite, il ne pourrait prtendre au titre de thoricien de la mdecine, de lagriculture, etc. Personne ne peut donc se donner pour un praticien vers dans une science et mpriser la thorie, sans montrer simplement quil est ignorant dans sa partie, puisquil croit quon peut aller plus loin que la thorie le permet, en faisant par ttonnements des essais et des expriences sans rassembler certains principes (qui constituent proprement ce quon appelle thorie), et sans stre reprsent son travail comme un tout (qui, si lon procde alors mthodiquement, prend le nom de systme). [3] Cependant il est encore plus tolrable dentendre un ignorant, fier de sa prtendue pratique, dclarer la thorie inutile et superflue, que dentendre un prsomptueux la dclarer bonne pour lcole (comme une sorte dexercice pour lesprit), mais affirmer en mme temps quil en va tout autrement dans la pratique ; que lorsque lon quitte lcole pour le monde, on saperoit quon na poursuivi jusque-l que des idaux vides et des rves philosophiques ; en un mot que ce quon peut dire bon en thorie nest daucune valeur en pratique. (Cest ce quon exprime encore souvent de cette manire : telle ou telle proposition est bonne in thesi, mais non in hypothesi.) Or on ne ferait que rire dun mcanicien empirique ou dun artilleur qui voudrait trancher, lun en mcanique gnrale, lautre dans la thorie mathmatique des projectiles, disant que cette thorie, si bien conue quelle soit, ne vaut rien dans la pratique, parce que dans lapplication lexprience donne de tout autres rsultats

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que la thorie. (En effet, si la premire on ajoute la thorie des frottements, et la seconde celle de la rsistance de lair, donc en gnral encore plus de thorie, elles saccorderont parfaitement avec lexprience.) Seulement dans une thorie qui concerne des objets de lintuition, il en va tout autrement que dans une thorie dont les objets ne sont reprsents que par concepts (les objets de la mathmatique ou les objets de la philosophie). Il se peut que ces derniers soient penss dune manire parfaite et irrprochable (du ct de la raison) sans pouvoir tre donns ; quau contraire ils ne soient que des ides vides dont on ne saurait faire dans la pratique aucun usage, ou sinon un usage qui lui est prjudiciable. Par consquent cette expression pourrait tre justifie dans de tels cas. [4] Mais dans une thorie qui est fonde sur le concept de devoir, il ny a plus du tout craindre que ce concept soit un idal vide. Car ce ne serait pas un devoir de se proposer un certain effet de notre volont, si cet effet ntait pas possible dans lexprience (quil soit pens comme accompli ou comme se rapprochant toujours plus de son accomplissement) ; et il nest question dans le prsent trait que de cette espce de thorie. Cest quil nest pas rare dentendre prtexter, au grand scandale de la philosophie, que ce que cette thorie peut avoir de juste ne vaut rien dans la pratique ; et on le dit sur un ton hautain, ddaigneux, en affichant la prtention de rformer par lexprience la raison, mme dans ce en quoi elle place son honneur suprme ; et on revendique la sagesse en se flattant de voir plus loin et plus srement avec des yeux de taupe rivs sur lexprience, quavec les yeux chus en partage un tre fait pour se tenir debout et contempler le ciel. [5] Or cette maxime, devenue trs courante de notre temps, aussi riche en sentences que pauvre en actions, cause les plus grands dgts quand elle est rapporte quelque chose de moral (au devoir de vertu ou de droit). Car on a ici affaire au ca-

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non4 de la raison (dans la sphre pratique) ; et la valeur de la pratique, en ce cas, repose entirement sur sa conformit la thorie qui lui sert de base, et tout est perdu ds quon transforme les conditions empiriques et par consquent contingentes de lexcution de la loi en conditions de la loi elle-mme, et quon donne ainsi une pratique, ne de supputations sur un succs probable daprs lexprience antrieure, le droit de rgenter une thorie qui tient par elle-mme. [6] Je divise ce trait daprs les trois points de vue diffrents sous lesquels notre homme, qui dcide si hardiment sur les thories et les systmes, a coutume de juger son objet, cest-dire selon sa triple qualit : 1 dhomme priv, mais en mme temps dhomme pratique, 2 dhomme qui vit dans un Etat, 3 dhomme faisant partie du monde (ou de citoyen du monde en gnral). Or ces trois personnages saccordent pour sen prendre lhomme dcole qui travaille la thorie pour eux tous et pour leur bien, et, se flattant de sy entendre mieux que lui, pour le renvoyer lcole (illa se jactet in aula5) comme un pdant qui, perdu dans la pratique, entrave la sagesse quils ont puise dans lexprience. [7] Nous prsenterons donc le rapport de la thorie avec la pratique sous trois rubriques : premirement dans la morale en gnral (eu gard au bien de chaque homme) ; deuximement dans la politique (relativement au bien de ltat) ; troisimement au point de vue cosmopolitique (eu gard au bien de lespce humaine dans son ensemble, elle-mme conue comme progressant vers ce bien travers la srie des gnrations de tous les temps futurs). Mais pour des raisons qui rsultent du contenu du trait, le titre des rubriques se formulera ainsi : le

4 N. D. T. : cf. canonique.

N. D. T. : Virgile, Enide, I, 140 : quil sagite dans ce beau palais (le sien) !

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rapport de la thorie la pratique dans la morale, dans le droit politique et dans le droit des gens.

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I. Du rapport de la thorie avec la pratique dans la morale en gnral

(En rponse quelques objections de M. le professeur Garve6) [1] Avant den venir au vritable point en litige, portant sur ce qui peut tre valable soit simplement en thorie soit simplement en pratique dans lusage dun seul et mme concept, il me faut confronter ma thorie, telle que je lai expose ailleurs, avec la reprsentation quen donne M. Garve7, pour voir dabord si nous nous entendons bien. [2] A. Javais dfini la morale provisoirement, en guise dintroduction, comme une science qui enseigne non pas comment nous devons nous rendre heureux mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur8. En mme temps jesur divers sujets de morale et de littrature, par Ch. Garve, premire partie, p. 111-116. Je ne vois dans la contestation de mes propositions par cet homme estimable que des objections sur des points sur lesquels il souhaite (je lespre) sentendre avec moi, et non des attaques, qui, prononces sur un ton de dnigrement, exigeraient une dfense qui ne serait pas ici sa place, et pour laquelle dailleurs je ne me sens aucune inclination. 7 N. D. T. : Garve, 1742-1798. 8 Ce qui rend digne dtre heureux, cest cette qualit de la personne qui repose sur le vouloir propre du sujet et conformment laquelle une raison lgislatrice universelle (stendant la nature aussi bien qu la volont libre) saccorderait avec toutes les fins de cette personne. Cette qualit est donc tout fait distincte de lhabilet se procurer un bonheur ; car nest pas mme digne de cette habilet et du talent que la nature lui a donn pour cela, celui dont la volont ne saccorde pas6 Essais

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navais pas manqu de remarquer que par l je ne prtendais pas que lhomme doit, quand il sagit de faire son devoir, renoncer sa fin naturelle, le bonheur ; car il ne le peut pas, comme tout tre raisonnable fini en gnral ; au contraire je voulais dire quil lui faut, quand le devoir commande, faire entirement abstraction de cette considration, et quil ne lui faut absolument pas en faire la condition de lobissance la loi qui lui est prescrite par la raison : mais bien chercher, autant quil lui est possible, sassurer quaucun mobile, tir de cette source, ne se mle son insu la dtermination qui vient du devoir : on y parvient en reprsentant le devoir plutt li aux sacrifices que cote son observation (la vertu) quaux avantages quil procure ; cela pour bien se reprsenter le commandement du devoir dans toute son autorit, laquelle exige une obissance inconditionne, se suffit elle-mme et na besoin daucune autre influence. [3] Or M. Garve formule ma thse comme si javais soutenu que lobservation de la loi morale est pour lhomme, sans aucun gard au bonheur, lunique fin ultime , et comme sil fallait la regarder comme lunique fin du crateur . (Daprs ma thorie, ce nest ni la moralit de lhomme toute seule, ni le bonheur tout seul, mais le plus grand bien possible dans le monde, cest--dire lunion et laccord des deux, qui est la fin unique du crateur.) [4] B. Javais en outre remarqu que ce concept du devoir na besoin comme fondement daucune fin particulire, mais quau contraire il apporte une nouvelle fin la volont de lhomme, qui est de concourir de tout son pouvoir au plus grand bien possible dans le monde (le bonheur, li dans lunivers la moralit, universel et conforme elle) ; ce qui, ntant en notre pouvoir que dun seul ct et non des deux, force la raison admettre, au point de vue pratique, la foi en un matre moral du monde et en une vie future. Cela non pasavec celle qui seule convient une lgislation universelle de la raison et ne peut y tre incluse (cest--dire contredit la moralit).

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comme sil fallait ces deux suppositions pour donner au concept universel de devoir consistance et solidit , cest--dire un fondement assur et la force que requiert un mobile ; mais seulement pour que ce concept trouve aussi un objet dans cet idal de la raison pure9. Car le devoir nest pas autre chose que la liLe besoin dadmettre, comme fin ultime de toutes choses, un souverain bien qui soit en outre possible par notre concours, nest pas un besoin qui vienne dun manque de mobiles moraux mais dun manque dans les conditions extrieures qui seules permettent la ralisation, conformment ces mobiles, dun objet comme fin en soi (comme fin ultime morale). Car il ny a jamais de volont sans quelque fin, quoique, sagissant simplement de la contrainte lie la loi, il en faille faire abstraction et que la loi seule doive constituer le principe dterminant de la volont. Mais toute fin nest pas morale (par exemple le bonheur personnel) ; au contraire il faut quune fin morale soit dsintresse ; et le besoin dune fin ultime fournie par la raison pure et comprenant sous un mme principe lensemble de toutes les fins (un monde conu comme le plus grand bien rendu possible aussi par notre concours) est un besoin dune volont dsintresse, stendant au-del de lobservation de la loi formelle la production dun objet (le souverain bien). Cest l une dtermination de la volont dune espce particulire, cest--dire produite par lIde de lensemble de toutes les fins ; o lon pose comme principe que, si nous sommes avec les choses du monde dans de certains rapports moraux, il nous faut obir toujours la loi morale, et cela sajoute le devoir de travailler de tout notre pouvoir raliser un rapport de ce genre (un monde conforme aux fins morales suprmes). Lhomme se pense ici par analogie avec la divinit qui, quoique nayant besoin subjectivement daucune chose extrieure, ne peut tre pense comme senfermant en elle-mme, mais comme dtermine par la conscience mme quelle a de se suffire totalement elle-mme, produire hors delle le souverain bien ; et cette ncessit (qui dans lhomme est devoir), nous ne pouvons nous la reprsenter dans ltre suprme autrement que comme un besoin moral. Chez lhomme, le mobile qui rside dans lIde du souverain bien qui est possible dans le monde par son concours, nest donc pas non plus le bonheur personnel qui y est vis, mais uniquement cette Ide comme fin en soi et par consquent son accomplissement comme devoir ; car elle nouvre pas une perspective de bonheur purement et simplement mais donne seulement esprer une proportion entre le bonheur et le fait pour un sujet quel quil soit den tre digne. Or9

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mitation de la volont cette condition : nadopter que des maximes rendant possible une lgislation universelle, quelque objet ou quelque fin quon puisse se proposer (ft-ce donc mme le bonheur) ; mais on fait ici totalement abstraction de cet objet ou mme de toute fin quon peut avoir. Dans la question du principe de la morale, on peut donc passer sous silence et mettre de ct (comme pisodique) la doctrine du souverain bien comme fin dernire dune volont que la morale dtermine et qui se conforme ses lois ; comme on voit aussi par la suite que dans ce qui fait le point particulier du litige on ne prend pas cela en considration mais simplement la morale gnrale. [5] M. Garve rapporte ces propositions en ces termes : lhomme vertueux ne peut ni ne doit jamais quitter des yeux ce point de vue (du bonheur personnel), parce quautrement il perdrait totalement le chemin qui conduit au monde invisible, cest--dire la conviction de lexistence de Dieu et de limmortalit, conviction qui pourtant, daprs cette thorie, est absolument ncessaire pour donner au systme moral consistance et solidit ; et il conclut en cherchant rsumer brivement et exactement ce quil mattribue : lhomme vertueux sefforce sans cesse, en consquence de ces principes, dtre digne du bonheur ; mais en tant quil est vritablement vertueux, il ne cherche jamais tre heureux . (Lexpression en tant que produit ici une ambigut quil faut dabord dissiper. Elle peut signifier : dans lacte par lequel il se soumet, en homme vertueux, son devoir ; et cette proposition saccorde parfaitement avec ma thorie. Ou bien : pourvu quil soit en gnral vertueux, de telle sorte qualors mme quil ne sagit pas du devoir et quon ne lenfreint pas, lhomme vertueux ne doit avoir absolument aucun gard au bonheur ; et cela contredit tout fait mes affirmations.)

une dtermination de la volont qui se limite elle-mme cette condition et qui y limite son dessein dappartenir un tel tout, nest pas intresse.

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[6] Ces objections ne sont donc rien dautre que des malentendus (car je ne veux pas les tenir pour des interprtations tendancieuses) dont la possibilit devrait surprendre si le penchant quont les hommes suivre, mme dans leur apprciation des ides dautrui, le cours habituel de leurs propres penses et les importer dans celles dautrui, nexpliquait suffisamment un tel phnomne. [7] Cette faon polmique de traiter le principe moral dont il est question plus haut est suivie dune affirmation dogmatique du contraire. M. Garve conclut en effet analytiquement ainsi : dans lordre des concepts, il faut que la perception et la distinction des tats permettant de donner la prfrence lun sur lautre, prcdent le choix de lun dentre eux et donc la prdtermination dune certaine fin. Mais un tat quun tre dou de la conscience de lui-mme et de son tat prfre dautres manires dtre est dit bon quand il est prsent et peru par lui, et une srie de bons tats de ce genre est le concept gnral quexprime le mot de bonheur . Plus loin : une loi suppose des motifs, mais des motifs supposent quon ait auparavant peru une diffrence entre un tat pire et un tat meilleur. Cette diffrence perue est llment du concept de bonheur, etc. . Plus loin : Du bonheur, dans le sens le plus gnral du mot, naissent les motifs de tout effort, donc aussi de lobissance la loi morale. Il faut que je sache dabord en gnral que quelque chose est bon pour pouvoir demander si laccomplissement des devoirs moraux rentre sous la rubrique du bien ; il faut que lhomme ait un mobile qui le mette en mouvement pour quon puisse lui fixer un but10 o doive tendre ce mouvement. Cest trs prcisment ce sur quoi jinsiste. Le mobile quun homme peut avoir avant quun but (une fin) lui soit fix, ne peut manifestement tre rien dautre que la loi mme, par le respect quelle inspire (sans dterminer quel but on peut avoir ou atteindre par lobissance cette loi). Car la loi, relativement llment formel de la volont, est la seule chose qui reste quand jai limin la matire de la volont [Willkr] (le but, comme lappelle Garve).10

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[8] Cet argument nest rien de plus quun jeu sur lquivoque du mot bien : soit quon loppose, comme bon en soi et inconditionn, au mal en soi, soit quon le compare, en tant quil nest jamais bon que conditionnellement, avec un bien moindre ou suprieur, ltat qui rsulte du choix du meilleur pouvant, puisquil nest quun tat comparativement meilleur, tre mauvais en lui-mme. -La maxime qui prescrit une observation inconditionnelle, admise sans la moindre considration dune fin qui la fonderait, dune loi du libre arbitre, laquelle commande catgoriquement (cest--dire le devoir), est essentiellement, cest--dire spcifiquement distincte de la maxime qui nous prescrit de poursuivre une fin qui nous est pose par la nature mme, comme motif dune certaine manire dagir (et qui en gnral sappelle le bonheur). Car la premire est bonne en soi, nullement la seconde ; celle-ci peut tre trs mauvaise en cas de collision avec le devoir. Au contraire, lorsquon prend pour principe quelque fin et que par consquent il ny a pas de loi qui commande inconditionnellement (mais seulement sous la condition de cette fin), deux actions opposes peuvent tre alors bonnes toutes deux conditionnellement, lune tant seulement meilleure que lautre (laquelle pourrait donc tre dite comparativement mauvaise) ; car il ny a pas entre elles une diffrence de nature mais seulement de degr. Et il en est de mme de toutes les actions dont le motif nest pas la loi inconditionne de la raison (le devoir) mais une fin que nous prenons arbitrairement pour fondement ; car cette fin appartient la somme de toutes les fins dont latteinte sappelle le bonheur ; et selon que telle action peut contribuer plus ou moins que telle autre mon bonheur, elle peut tre meilleure ou pire que lautre. Mais la prfrence accorde un tat de la dtermination de la volont sur un autre est simplement un acte de libert (res merae facultatis11 comme disent les juristes), o lon ne considre pas du tout si cette dtermination de la volont est11 N. D. T. : le fait dune facult pure, sans mlange

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bonne ou mauvaise en soi, et qui par consquent est quivalent par rapport aux deux. [9] Un tat qui consiste tre li une certaine fin donne, et que je prfre tout autre tat de la mme espce, est un tat meilleur comparativement, cest--dire dans le domaine du bonheur (lequel ne peut jamais tre reconnu par la raison comme bon que dune manire simplement conditionnelle, cest--dire pour autant quon en est digne). Mais ltat o, en cas de collision entre certaines de mes fins et la loi morale du devoir, jai conscience de prfrer le devoir, nest pas seulement un tat meilleur, cest le seul qui soit bon en soi ; cest un bien dun tout autre domaine, dun domaine o lon ne prend pas du tout en considration les fins qui peuvent soffrir (par consquent aussi la somme de ces fins, le bonheur), et o ce qui constitue le principe de dtermination de la volont [Willkr] nest pas sa matire (un objet qui lui servirait de fondement), mais la simple forme de loi universelle de sa maxime. Aussi ne peuton dire que cet tat que je prfre toute autre manire dtre soit mis par moi au compte du bonheur. Car il faut dabord que je sois sr de ne pas agir contrairement mon devoir ; ensuite seulement il mest permis de chercher tout le bonheur que je puis concilier avec cet tat moralement (je ne dis pas physiquement) bon12.Le bonheur contient tout ce que la nature peut nous procurer (et rien de plus) ; la vertu au contraire ce que personne, si ce nest lhomme lui-mme, ne peut se donner ou ster. Objectera-t-on quen scartant de la vertu lhomme peut du moins sattirer les reproches de sa conscience et un blme purement moral, donc du mcontentement, et que par consquent il peut se rendre malheureux ? On peut la rigueur laccorder. Mais il ny a que lhomme vertueux ou sur le chemin de la vertu qui puisse ressentir ce pur mcontentement moral (qui ne vient pas des consquences de sa conduite qui sont fcheuses pour lui, mais de son infraction la loi). Par consquent, ce sentiment nest pas la cause qui le fait tre vertueux, il nen est que leffet ; et le motif dtre vertueux ne saurait tre tir de ce malheur (si lon veut nommer ainsi la douleur qui vient dune mauvaise action).12

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[10] Il faut absolument que la volont ait des motifs, seulement ce ne sont pas des objets que, rapports au sentiment physique, on se propose comme fins, ils ne sont rien dautre que la loi inconditionne elle-mme ; et la disposition de la volont se soumettre cette loi comme une contrainte inconditionne sappelle le sentiment moral ; lequel nest donc pas cause mais effet de la dtermination de la volont ; ce dont nous naurions pas la moindre perception en nous si cette contrainte ne prcdait en nous. Cest pourquoi il faut ranger parmi les bavardages sophistiques ce vieux refrain qui dit que la premire cause de dtermination de la volont est ce sentiment, cest--dire un plaisir que nous prenons pour fin, et que par suite le bonheur (dont il est un lment) constitue bien le fondement de toute ncessit objective daction et par suite de toute obligation. Quand on ne peut sarrter dans la recherche dun certain effet, on finit par faire de leffet la cause de lui-mme. [11] Jarrive maintenant au point qui nous occupe ici proprement : justifier et prouver par des exemples la prtendue contradiction des intrts de la thorie et de la pratique en philosophie. M. Garve en donne la meilleure preuve dans le trait dj mentionn. Il dit dabord (en parlant de la diffrence que je trouve entre la doctrine qui enseigne les moyens dtre heureux et celle qui montre comment nous devons nous rendre dignes du bonheur) : Javoue pour ma part que je conois trs bien dans ma tte cette division des ides, mais que je ne trouve pas dans mon cur cette division des dsirs et des efforts, et quil mest impossible de concevoir comment un homme peut avoir conscience davoir absolument cart son dsir de bonheur et davoir donc fait son devoir dune manire totalement dsintresse. [12] Je rponds dabord cette dernire observation. Jaccorde volontiers quaucun homme ne peut avoir une conscience certaine davoir fait son devoir dune manire totalement

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dsintresse ; car cela appartient lexprience intime, et une pareille conscience de ltat de son me exigerait une reprsentation parfaitement claire de toutes les reprsentations accessoires et de toutes les considrations que limagination, lhabitude et linclination superposent au concept du devoir, et en aucun cas on ne saurait exiger cette reprsentation ; en outre la non-existence de quelque chose (celle donc dun avantage secrtement conu) ne peut pas en gnral tre un objet dexprience. Mais que lhomme doive faire son devoir dune manire entirement dsintresse et quil lui faille sparer compltement son dsir de bonheur du concept du devoir pour lavoir tout fait pur, cest ce dont il est le plus clairement conscient ; ou sil ne croit pas ltre, il peut tre exig de lui quil le soit, autant que cela est en son pouvoir, parce que cest prcisment dans cette puret quil faut trouver la vritable valeur de la moralit, et que par consquent il faut aussi quil le puisse. Peut-tre jamais homme na-t-il fait dune manire parfaitement dsintresse (sans mlange dautres mobiles) ce quil reconnaissait et mme honorait comme son devoir ; il se peut mme que jamais homme naille jusque-l, malgr les plus grands efforts. Mais, aussi loin que lhomme peut voir en luimme en sexaminant le plus scrupuleusement, il est capable non seulement davoir conscience de labsence de motifs semblables concourant sa dtermination, mais mme de son abngation relativement de nombreux motifs qui sopposent lIde du devoir, et par consquent de la maxime quil sest faite de tendre cette puret. Voil ce quil peut, et mme cela suffit pour lobservation de son devoir. Au contraire, se faire une maxime de favoriser linfluence de semblables motifs, sous prtexte que la nature humaine ne permet pas une pareille puret (ce quon ne peut pourtant affirmer avec certitude), cest la mort de toute moralit. [13] Quant laveu que fait juste auparavant M. Garve, de ne pas trouver cette division (proprement cette sparation) dans son cur, je ne me fais aucun scrupule de le contredire carr-

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ment dans la condamnation quil porte ainsi contre lui-mme et de dfendre son cur contre sa tte. Un homme si honnte a certainement toujours trouv cette sparation dans son cur (dans les dterminations de sa volont) ; seulement elle ne voulait pas saccorder dans sa tte avec les principes ordinaires des explications psychologiques (qui toutes prennent pour fondement le mcanisme de la ncessit naturelle)13 dans lintrt de la spculation et pour permettre de concevoir ce qui est inconcevable (inexplicable), cest--dire la possibilit dimpratifs catgoriques (tels que ceux du devoir). [14] Mais il me faut contredire haut et fort M. Garve lorsquil dit enfin : De subtiles distinctions dides comme cellesci sobscurcissent dj quand on rflchit sur des objets particuliers ; mais elles seffacent entirement quand il sagit de laction, quand elles doivent tre appliques des dsirs et des intentions. Plus est simple, rapide et dpourvu de reprsentations claires le pas qui nous conduit de la considration des motifs laction relle, moins il est possible de connatre exactement et srement le poids prcis que chaque motif a pu ajouter pour donner ce pas telle direction ou telle autre. [15] Le concept du devoir dans toute sa puret nest pas seulement, sans comparaison aucune, plus simple, plus clair,M. le Professeur Garve fait (dans ses remarques sur le livre Des devoirs de Cicron, p. 69, dit. de 1783) cet aveu remarquable et digne de sa pntration : que, dans sa conviction la plus intime, la libert restera toujours insoluble et quelle ne sera jamais explique . Il est absolument impossible de trouver une preuve de sa ralit dans lexprience immdiate ou mdiate ; et en labsence de toute preuve on ne peut ladmettre. Or, comme on ne peut la prouver par des raisons purement thoriques (car il faudrait les chercher dans lexprience), mais donc dans des propositions rationnelles simplement pratiques, et non pas techniquement pratiques (car elles exigeraient encore des raisons tires de lexprience), mais par suite seulement moralement pratiques, il faut stonner que M. Garve nait pas recouru au concept de libert, pour sauver au moins la possibilit de cette sorte dimpratifs.13

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plus saisissable et plus naturel pour chacun dans lusage pratique, que tout motif tir du bonheur ou confondu avec lui et sa prise en considration (ce qui exige toujours beaucoup dart et de rflexion) ; mais mme au jugement de la raison humaine la plus commune, pourvu seulement quil lui soit propos, quil le soit la volont, et cela, spar de cet autre motif, ou, mieux, en lutte avec lui, il est beaucoup plus puissant, plus pressant et plus prometteur de succs que tous les motifs emprunts au prcdent principe goste. Soit par exemple le cas suivant : quelquun a dans les mains un bien (depositum14) qui lui a t confi, dont le propritaire est mort et dont les hritiers ne savent ni mme ne peuvent rien savoir. Exposez ce cas mme un enfant de huit ou neuf ans. Ajoutez que le dtenteur du dpt est tomb juste la mme poque (mais non par sa faute) dans une ruine complte et quil se voit entour dune famille, femme et enfants, plore, accable par la misre, et quil pourrait linstant en sortir sil sappropriait ce dpt. Ajoutez quil est philanthrope et charitable, tandis que les hritiers sont riches, durs, et vivent dans un tel luxe et avec une telle prodigalit quajouter ce supplment leur fortune serait comme le jeter la mer. Demandez alors si dans de telles circonstances on peut regarder comme permis de dtourner ce dpt dans son propre intrt. Sans aucun doute celui que vous interrogerez rpondra : non ! et pour toute raison il ne pourra que dire : cela est injuste ; cest--dire cela est contraire au devoir. Rien nest plus clair que cela ; mais cela ne signifie vraiment pas quil favorise son propre bonheur par cette restitution. Car sil attendait que cette dernire considration dtermine sa rsolution, voil par exemple ce quil pourrait penser : si tu restitues aux vritables propritaires le bien tranger qui se trouve entre tes mains, sans quils le rclament, ils te rcompenseront probablement de ton honntet ; ou sils nen font rien, ta bonne rputation stendra et pourra ttre trs profitable. Mais tout cela est incertain. Le cas inverse fait aussi surgir de nombreuses difficults : si, pour14 N. D. T. : dpt.

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te tirer dun coup dembarras, tu voulais dtourner ce dpt qui ta t confi, en faisant rapidement usage de ce dpt, tu attirerais les soupons sur les moyens dont tu tes servi pour amliorer si subitement ta situation ; si au contraire tu voulais en user lentement, ta misre saccrotrait dans lintervalle au point de devenir irrmdiable . Quand donc la volont se dtermine daprs la maxime du bonheur, elle hsite entre ses mobiles sur ce quelle doit dcider ; car elle regarde au succs et il est fort incertain ; on a besoin dune bonne tte pour sortir de lembarras des raisons opposes et ne pas se tromper dans ses comptes. Si au contraire la volont se demande ce quest ici le devoir, elle nest pas du tout embarrasse pour se rpondre elle-mme, mais elle est sur-le-champ certaine de ce quelle a faire. Mme, si le concept du devoir vaut quelque chose pour elle, elle sent de la rpugnance se livrer ne serait-ce qu lvaluation des avantages qui pourraient rsulter pour elle de la transgression du devoir, comme si elle avait encore le choix. [16] Dire comme M. Garve que ces distinctions (qui ne sont pas, comme on la montr, aussi subtiles quil le pense, mais qui sont inscrites dans lme humaine avec les caractres les plus gros et les plus lisibles) seffacent entirement quand on en vient laction, cest contredire lexprience que fait chacun. Je ne parle pas de lexprience que nous offre lhistoire des maximes drives de lun ou de lautre principe, car elle prouve malheureusement que la plupart dcoulent de lgosme, mais de cette exprience, qui ne peut tre quinterne, quaucune Ide nlve plus lme humaine et ne lanime plus jusqu lexaltation, que celle dune pure intention morale honorant le devoir par-dessus tout, luttant contre les maux innombrables de la vie et mme contre ses plus sductrices tentations, et pourtant en triomphant (lhomme, on est fond ladmettre, en tant capable). Que lhomme ait conscience quil le peut parce quil le doit, cela ouvre en lui un abme de dispositions divines qui lui fait prouver une sorte de frisson sacr devant la grandeur et la sublimit de sa vritable destination. Et si lon rendait

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plus souvent lhomme attentif, si plus souvent on lhabituait dpouiller entirement la vertu de tout le riche butin des avantages quelle peut obtenir par lobservation du devoir et se la reprsenter dans toute sa puret ; si ctait un principe dont on ft constamment usage dans les enseignements privs et publics (malheureusement cette mthode pour inculquer les devoirs a presque toujours t nglige), la moralit des hommes sen trouverait beaucoup mieux. Si jusqu prsent lexprience de lhistoire na pas encore voulu prouver le succs des doctrines enseignant la vertu, la faute en vient justement de ce quon a faussement suppos que le mobile tir de lIde du devoir en luimme est beaucoup trop subtil pour lentendement commun, et quau contraire le mobile plus grossier qui vient de ce quon attend de lobissance la loi certains avantages dans ce monde ou mme dans un monde futur (sans avoir gard la loi ellemme comme mobile), devrait agir avec plus de force sur lme ; et quen donnant lavantage laspiration au bonheur sur ce dont la raison fait la condition suprme du bonheur mme, savoir nous rendre dignes dtre heureux, on a fait jusqu prsent de cette aspiration le principe de lducation et de la prdication. Car les prceptes qui enseignent le moyen de se rendre heureux ou du moins dviter ce qui peut nuire, ne sont pas des commandements, ils ne lient personne absolument ; et chacun peut, aprs avoir t prvenu, choisir ce qui lui semble bon, sil consent supporter ce qui lui arrive. Il na pas sujet de regarder comme des punitions les maux qui peuvent venir de ce quil a nglig le conseil qui lui a t donn : car les punitions ne concernent que la volont libre mais contraire la loi ; or la nature et linclination ne peuvent donner des lois la libert. Il en est tout autrement de lIde du devoir : la transgression du devoir, mme si lon ne prend pas en considration les inconvnients qui peuvent en rsulter, agit immdiatement sur lme et rend lhomme ses propres yeux mprisable et punissable. [17] Il est donc clairement prouv par l que tout ce qui, dans la morale, est juste pour la thorie, doit aussi valoir pour la

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pratique. En sa qualit dhomme, en tant qutre soumis par sa propre raison certains devoirs, chacun est un homme pratique [Geschtsmann] ; et puisquen tant quhomme il nest jamais trop g pour apprendre lcole de la sagesse, il ne peut, se prtendant mieux instruit par lexprience sur ce quest un homme et sur ce quon peut exiger de lui, renvoyer lcole avec un superbe ddain le partisan de la thorie. Car toute cette exprience ne lui sert rien pour se soustraire la prescription de la thorie, mais tout au plus pour apprendre quel est le moyen le meilleur et le plus gnral de mettre en uvre la thorie quand on la adopte en principe ; or il nest pas question ici de cette habilet pragmatique, mais de ces principes.

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II. Du rapport de la thorie avec la pratique dans le droit politique(Contre Hobbes15) [1] Parmi tous les contrats par lesquels une multitude dhommes sunissent pour former une socit (pactum sociale16), celui qui tablit une constitution civile entre eux (pactum unionis civilis17) est dune espce si particulire que, quoique eu gard lexcution il ait beaucoup de points communs avec tout autre contrat (pass galement en vue dobtenir en commun une fin quelconque), il sen distingue essentiellement par le principe de son institution (constitutionis civilis18). Lunion dun certain nombre dhommes en vue dune quelconque fin (commune, que tous se proposent) se rencontre dans tous les contrats daffaires ; mais une union qui soit en ellemme une fin (que chacun doive se proposer) et qui par consquent soit un devoir inconditionn et premier dans tous les rapports extrieurs des hommes en gnral qui ne peuvent pas ne pas exercer les uns sur les autres une influence rciproque : on ne peut rencontrer une telle union dans une socit que dans la mesure o elle se trouve dans ltat civil, cest--dire constitue un corps commun19. Or la fin qui dans ces rapports extrieurs

N. D. T. : Hobbes (1588-1679) dont Kant cite plus loin le De cive, 1642 (Le citoyen, Garnier-Flammarion). 16 N. D. T. : pacte social. 17 N. D. T. : pacte dunion civile. 18 N. D. T. : constitution civile. 19 N. D. T. : gemein Wesen, tre commun, quon pourrait aussi traduire rpublique, non pas au sens strict (par opposition un autre r-

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est en soi-mme un devoir et mme la condition formelle suprme (conditio sine qua non) de tous les autres devoirs extrieurs, est le droit des hommes sous des lois de contrainte publique par lesquelles ce qui est chacun le sien peut tre dtermin et protg contre tout empitement dautrui. [2] Mais le concept dun droit extrieur en gnral drive entirement de celui de la libert dans les rapports extrieurs des hommes entre eux, et il na absolument rien voir avec la fin que tous les hommes poursuivent naturellement (ils visent le bonheur) et la prescription des moyens dy arriver, de telle sorte que cette fin ne doit absolument pas se mler cette loi comme principe de sa dtermination. Le droit est la limitation de la libert de chacun la condition de son accord avec la libert de tous, en tant quelle est possible suivant une loi universelle ; et le droit public est lensemble des lois extrieures qui rendent possible un tel accord universel. Or, toute limitation de la libert par la volont [Willkr] dun autre sappelant contrainte, il sensuit que la constitution civile est un rapport dhommes libres qui (sans prjudice pour leur libert dans le tout quest leur union avec les autres) sont pourtant soumis des lois de contrainte, parce quainsi le veut la raison mme, la raison pure, lgifrant a priori, et ne prenant en compte aucune fin empirique (comme sont toutes celles que lon comprend sous le nom gnral de bonheur) ; car au sujet de ces fins et des choses o chacun veut les placer, les hommes pensent trs diversement, de telle sorte que leur volont ne peut pas tre ramene un principe commun ni par consquent une loi extrieure qui saccorde avec la libert de chacun. [3] Ltat civil, considr simplement comme tat juridique, est donc fond a priori sur les principes suivants :

gime politique, comme la monarchie) mais au sens large de chose publique (et par opposition despotisme).

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1. La libert de chaque membre de la socit, comme homme. 2. Lgalit de chacun deux avec tout autre, comme sujet. 3. Lindpendance de chaque membre du corps commun, comme citoyen. [4] Ces principes ne sont pas tant des lois promulgues par un tat dj institu que celles qui seules rendent possible linstitution dun Etat, conformment aux purs principes rationnels du droit extrieur des hommes en gnral. Donc : [5] 1. La libert, comme libert de lhomme. Jen exprime le principe quelle fournit la constitution dun corps commun dans la formule : nul ne peut me contraindre tre heureux sa manire (celle dont il comprend le bien-tre des autres hommes) ; mais il est permis chacun de chercher son bonheur par le chemin qui lui semble bon lui, pourvu quil ne nuise pas cette libert quont les autres de poursuivre une fin semblable, qui peut saccorder avec celle de chacun suivant une loi universelle (cest--dire sil ne nuit pas au droit dautrui). Un gouvernement fond sur le principe de la bienveillance envers le peuple, semblable celle dun pre envers ses enfants, cest-dire un gouvernement paternel (imperium paternale20), o donc les sujets, comme des enfants mineurs qui ne peuvent distinguer ce qui leur est vritablement utile ou nuisible, sont rduits au rle simplement passif dattendre du seul jugement du chef de lEtat quil dcide comment ils doivent tre heureux, et de sa seule bont quil veuille bien soccuper de leur bonheur : un tel gouvernement est le plus grand despotisme quon puisse concevoir (constitution supprimant toute libert des sujets qui par suite nont absolument plus aucun droit). Le seul gouvernement concevable pour des hommes capables de droit, en20 N. D. T. : pouvoir paternel.

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mme temps en rapport de bienveillance avec le souverain, nest pas un gouvernement paternel mais un gouvernement patriotique (imperium non paternale, sed patrioticum21). Il y a en effet une manire de penser patriotique quand chacun dans ltat (sans en excepter le chef) considre le corps commun comme le sein maternel, ou le pays comme le sol paternel do il est issu, o il est lui-mme n, et quil lui faut aussi transmettre comme un gage prcieux, seule fin den dfendre les droits par les lois de la volont commune, sans se croire autoris en disposer purement et simplement selon son bon plaisir. Ce droit de la libert lui revient, il revient au membre du corps commun en tant quhomme, cest--dire quil est un tre dune manire gnrale capable de droits. [6] 2. Lgalit, comme galit des sujets. On peut la formuler de cette manire : chaque membre du corps commun a des droits de contrainte sur tout autre, le chef de ltat seul except (parce quil nen est pas un membre mais le crateur ou le conservateur), qui a seul le pouvoir de contraindre sans tre soumis lui-mme une loi de contrainte. Mais tout ce qui se trouve sous des lois est sujet dun tat et par consquent est soumis au droit de contrainte, lgal de tous les autres membres du corps commun ; un seul est except (dans sa personne physique ou morale), le chef de ltat, qui seul peut exercer toute contrainte de droit. Car sil pouvait lui aussi tre contraint, il ne serait pas le chef de ltat et la srie de subordination slverait linfini. Mais sil y en avait deux (deux personnes affranchies de toute contrainte), ni lune ni lautre ne serait sous des lois de contrainte et lune ne pourrait pas commettre dinjustice envers lautre, ce qui est impossible. [7] Mais cette galit gnrale des hommes dans un Etat comme sujets de ltat, est tout fait compatible avec la plus grande ingalit quant au nombre et au degr de ce quils pos21 N. D. T. : pouvoir non pas paternel mais patriotique.

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sdent, soit en fait de supriorit physique et intellectuelle sur les autres, soit en fait de biens de la fortune en dehors deux et de droits en gnral (et il peut y en avoir beaucoup) quils peuvent avoir sur dautres ; de sorte que le bien-tre de lun dpend beaucoup de la volont de lautre (le bien-tre du pauvre de la volont du riche) ; quil faut que lun obisse (comme lenfant ses parents ou la femme son mari) et lautre lui commande ; que lun sert (en qualit de journalier) et lautre paye, etc. Mais quant au droit (lequel, comme expression de la volont gnrale, ne peut qutre unique et concerne la forme du droit et non la matire ou lobjet sur lequel jai un droit), les hommes sont pourtant tous gaux, entre eux, comme sujets. Nul en effet ne peut contraindre un autre que par la loi publique (et lexcuteur de cette loi, le chef de ltat), par laquelle cependant tout autre peut dans la mme mesure rsister aux autres, sans que personne ne puisse perdre sinon par son propre crime ce droit de contraindre (par consquent ce droit envers autrui) ; nul ne peut mme y renoncer de soi-mme, cest--dire faire par un contrat, par consquent par un acte juridique, quil nait plus de droits mais simplement des devoirs, parce quil se priverait ainsi lui-mme du droit de faire un contrat et que par suite le contrat se dtruirait lui-mme. [8] De cette Ide de lgalit des hommes dans un corps commun comme sujets rsulte encore cette formule : il faut que tout membre de ce corps commun y puisse atteindre tout niveau de situation (pouvant revenir un sujet) o peuvent llever son talent, son travail et sa chance ; et il nest pas permis ses cosujets de lui barrer la route en vertu dune prrogative hrditaire (comme privilgis pour une certaine situation) qui le retienne ternellement, lui et ses descendants, un rang infrieur au leur. [9] En effet, puisque tout droit consiste simplement dans la limitation de la libert dautrui la condition quelle puisse coexister avec la mienne suivant une loi universelle, et comme le

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droit public (dans un corps commun) est simplement ltat dune lgislation relle conforme ce principe et revtue de la puissance ncessaire, lgislation en vertu de laquelle tous ceux qui font partie du peuple se trouvent, comme sujets, dans un tat juridique en gnral (status juridicus22), cest--dire un tat dgalit daction et de raction o une volont [Willkr] limite lautre conformment la loi universelle de la libert (ce quon appelle ltat civil) : ainsi le droit inn de chacun dans cet tat (cest--dire le droit quil possde avant tout acte juridique de sa part) relativement la facult de contraindre tout autre ne jamais faire usage de sa libert que dans les limites o elle peut saccorder avec la mienne, ce droit est absolument gal pour tous. Or comme la naissance nest pas un acte de celui qui nat, et que par consquent elle nentrane pour lui aucune ingalit dans ltat juridique, ni aucune soumission des lois de contrainte autres que celle qui lui est commune avec tous les autres comme sujet de lunique et suprme puissance lgislative, en tant que sujet aucun membre ne peut avoir de privilge inn sur un autre co-sujet ; et personne ne peut transmettre ses descendants le privilge de la condition dont il jouit dans le corps commun, ni par consquent, comme si sa naissance le qualifiait pour la domination, empcher les autres par la contrainte de slever par leur propre mrite aux degrs les plus levs de la hirarchie (du superior et de linferior, sans que lun soit imperans et lautre subjectus23). Il peut lguer tout le reste, ce qui est chose (ce qui ne concerne pas la personnalit), tout ce qui peut tre acquis comme proprit et aussi alin par lui, et produire ainsi dans une ligne de descendants une considrable ingalit de fortune entre les membres dun corps commun (comme entre les mercenaires et celui qui les paye, entre le propritaire foncier et le valet de ferme, etc.) ; mais il ne peut les empcher, lorsque leur talent, leur travail et leur chance le leur permet, de slever une situation semblable. Car autre22 N. D. T. : statut juridique. 23 N. D. T. : imperans : le chef, subjectus, le sujet.

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ment il lui serait permis de contra