jean-jacques rousseau - amopa 31 · 2015. 1. 27. · rousseau le fonde."michelet aussi le rousseau...

4
JEAN-JACQUES ROUSSEAU (1712-1778) pourrait-il être NOTRE CONTEMPORAIN ? Marie-Josiane Lacout Professeur agrégé (H) Portrait par Quentin La tour Pourquoi s'intéresser en ce début de millénaire à l'œuvre d'un homme qui vécut dans une époque si éloignée de la nôtre? C'est que selon Maxime Rovere, peu d'écrivains ont rayonné comme Rousseau. Son œuvre que la nature et la variété des centres d'intérêt rapprochent de ses contemporains se caractérise par de nombreux éléments de rupture, sources fréquentes d'incompréhension ou de polémiques. "On me tient pour barbare parce qu'on ne me comprend pas." Cette phrase sert de préambule au Discours sur l'origine de l'Inégalité. Dans ce XVIIIème siècle habité par une confiance inébranlable dans le progrès, ses idées parurent à plus d'un celles "d'un fou". On ne cessera dès les premiers grands textes et malgré toutes les dénégations de Rousseau, de le présenter en ennemi de la civilisation. Le "Discours sur les sciences et les arts" publié en 1750 provoque un choc par la hardiesse de ses idées sur la civilisation. Mais c'est le"Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes" qui consacre le clivage avec les autres philosophes. Désormais, Rousseau sera moqué, raillé par la plupart de ses contemporains. Or, c'est précisément ce discours qui, dans les années 1970, est considéré par Jean Starobinski, comme une "œuvre source, à partir de laquelle on peut faire commencer toute la réflexion moderne sur la société." L'obstacle et la transparence (1976) Son analyse prend appui sur ces pages célèbres, au cours desquelles Rousseau imagine les origines de la civilisation ou plus précisément le processus qui enclencha la civilisation. " Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot, tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ILS VECURENT LIBRES, SAINS, BONS ET HEUREUX autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature et continuèrent à jouir entre eux d'un commerce indépendant; mais dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre, dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux, L'EGALITE DISPARUT, LA PROPRIETE S'INTRODUISIT, LE TRAVAIL DEVINT NECESSAIRE et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes et dans lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons." La première partie rythmée par la reprise anaphorique de "tant que", évoque un moment d'harmonie. Rousseau nous emporte dans un temps a-historique immobile, sans désirs et sans besoins. Temps de liberté, d'une vie au plus près de l'ordre naturel. Et il va montrer comment un processus où l'homme est d'abord étranger à l'Histoire le conduit inexorablement dans un temps historique:

Upload: others

Post on 23-Oct-2020

2 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • JEAN-JACQUES ROUSSEAU (1712-1778) pourrait-il être NOTRE CONTEMPORAIN ? Marie-Josiane Lacout Professeur agrégé (H) Portrait par Quentin La tour Pourquoi s ' intéresser en ce début de mil lénaire à l 'œuvre d'un homme qui vécut dans une époque si éloignée de la nôtre? C'est que selon Maxime Rovere, peu d'écrivains ont rayonné comme Rousseau. Son œuvre que la nature et la variété des centres d'intérêt rapprochent de ses contemporains se caractérise par de nombreux éléments de rupture, sources fréquentes d'incompréhension ou de polémiques. "On me t ient pour barbare parce qu'on ne me comprend pas." Cette phrase sert de préambule au Discours sur l'origine de l'Inégalité. Dans ce XVIIIème siècle habité par une confiance inébranlable dans le progrès, ses idées parurent à plus d'un celles "d'un fou". On ne cessera dès les premiers grands textes et malgré toutes les dénégations de Rousseau, de le présenter en ennemi de la civilisation. Le "Discours sur les sciences et les arts" publié en 1750 provoque un choc par la hardiesse de ses idées sur la civilisation. Mais c'est le"Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes" qui consacre le clivage avec les autres philosophes. Désormais, Rousseau sera moqué, raillé par la plupart de ses contemporains. Or, c'est précisément ce discours qui, dans les années 1970, est considéré par Jean Starobinski, comme une "œuvre source, à partir de laquelle on peut faire commencer toute la réflexion moderne sur la société." L'obstacle et la transparence (1976)

    Son analyse prend appui sur ces pages célèbres, au cours desquelles Rousseau imagine les origines de la civilisation ou plus précisément le processus qui enclencha la civilisation. " Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rust iques, tant qu' i ls se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquil lages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfect ionner ou embell ir leurs arcs et leurs f lèches, à tai l ler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot, tant qu' i ls ne s 'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui n 'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ILS VECURENT LIBRES, SAINS, BONS ET HEUREUX autant qu' i ls pouvaient l 'être par leur nature et continuèrent à jouir entre eux d 'un commerce indépendant; mais dès l ' instant qu'un homme eut besoin du secours d 'un autre, dès qu'on s 'aperçut qu' i l était ut i le à un seul d 'avoir des provisions pour deux, L 'EGALITE DISPARUT, LA PROPRIETE S ' INTRODUISIT, LE TRAVAIL DEVINT NECESSAIRE et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu' i l fal lut arroser de la sueur des hommes et dans lesquelles on vi t bientôt l 'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons." La première partie rythmée par la reprise anaphorique de "tant que", évoque un moment d'harmonie. Rousseau nous emporte dans un temps a-historique immobile, sans désirs et sans besoins. Temps de liberté, d'une vie au plus près de l'ordre naturel. Et i l va montrer comment un processus où l 'homme est d 'abord étranger à l 'Histoire le conduit inexorablement dans un temps historique:

  • celui d 'un devenir violent. La conjonction "dès que ..." souligne la rapidité et la violence de ce qu'on pourrait appeler une chute, dans une version laïcisée de l'histoire des origines. S'enchaînent la perte de l 'autonomie , l 'apparit ion du désir, le développement des injust ices, la mult ipl ication des formes de violences. C'est la fin de l'harmonie primitive, l'entrée dans le monde des conflits: celui de la civilisation. Rousseau oppose à l'idéologie du progrès fondée sur l'accroissement des biens matériels et des savoirs les valeurs civiques de l'égalité, de l'autonomie, de la liberté. Il fustige le désir de richesse, la cupidité, qu'il observe autour de lui. "Les Anciens politiques parlaient sans cesse de mœurs et de vertu; les nôtres ne parlent que de commerce et d'argent. "... "Nous avons des physiciens, des géomètres, , des chimistes, des musiciens, des peintres, nous n'avons plus de citoyens." DSA (1750) "Citoyens" : des hommes qui fassent passer le bien collectif avant leurs propres intérêts Ce "pessimisme historique" selon J Starobinski naît de son hypersensibi l i té à l ' inégali té. Pour lui, celle-ci trouve sa source dans l'instauration de la propriété, considérée comme contraire à l'ordre naturel. Ce n'est pas une idée nouvelle. Mais Rousseau par son style, qui combine passion et raison, va lui donner un retentissement exceptionnel. "Le premier ... ayant enclos son champ fut le vrai fondateur de la société civile ... C'est ainsi que les plus puissants ou les plus misérables se faisant de leur force ou de leurs besoins une sorte de droit au bien d'autrui, équivalent selon eux à la propriété, l'égalité rompue fut suivie du plus affreux désordre." La propriété a stimulé la cupidité de certains, qui pour conforter leur pouvoir sur les plus faibles, l'ont imposée de manière violente, créant des déséquilibres sociaux insupportables. De telles idées, si à contre-courant de son époque, ne pouvaient que creuser la distance avec la plupart de ses contemporains. En fait , Rousseau s 'est demandé, et c 'est pour cela qu' i l nous intéresse, ce que vaut la civi l isation, quel prix el le nous coûte en matière de l iberté et d 'autonomie, de respect de la nature et pour f inir, de bonheur individuel et collect i f . Son "optimisme anthropologique" selon la formule de Starobinski, l 'a amené à proposer un ordre social plus juste et donc plus moral. XXXX Rousseau n'a pas rêvé d'un retour à un état primit i f . Il n'a pas non plus, comme en témoigne sa réponse à Stanislas (1684 - 1760) désiré se poser en ennemi de tous les savoirs : "Gardons-nous de brûler toutes les bibliothèques et

    de plonger l'Europe dans la barbarie." Et d'ailleurs comment condamnerait-il les études qu'il a lui-même cultivées? Les sciences guidées par la Raison peuvent contribuer à une réforme morale. Se référer à cet "état rêvé" sera pour lui un "degré zéro" à partir duquel il peut réfléchir à une société différente de celle dans laquelle il vit, à d'autres valeurs que celles qui sont célébrées par ses contemporains. Ce sera le sujet du Contrat social (1762)

    Un contrat qui repose sur un double postulat: Rousseau est convaincu que l 'homme est bon par nature et que ce sont les structures sociales qui sont responsables de son avilissement. Et i l croit en la l iberté fondamentale de l 'homme et donc en sa

    "perfectibi l i té". Donc, si l'homme est libre et même si l'Histoire est dégradation, il est possible de lutter contre certaines dérives. On peut envisager une société plus juste, qui protège les hommes tout en ne restreignant pas leur liberté, un " gouvernement propre à former le peuple le plus vertueux, le plus éclairé, le plus sage." Il imagine "une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé." et qui permette à chacun et à tous de se sentir libres. Il fait de la loi le fondement de son système : "C'est à la loi seule que les hommes doivent la justice" Rousseau a donc voulu concevoir les conditions d'une vie sociale légitime. Pour de telles idées, il est actuellement, malgré les nombreuses réserves que sa pensée poli t ique suscite, considéré comme un des fondateurs de la démocratie contemporaine et de la notion moderne de droit. " Montesquieu écrit, interprète le droit Voltaire pleure, crie pour le droit

    Rousseau le fonde."Michelet Aussi le Rousseau qui nous intéresse actuellement, et qui est si souvent convoqué par nos contemporains, c'est celui qui a inspiré, en matière de philosophie poli t ique et sociale, les grands penseurs de la deuxième moitié du XXème s. et du début de notre millénaire. La philosophe allemande, naturalisée américaine Hannah ARENDT (1906 -

  • 1975) ,considère les deux premiers discours comme fondateurs pour une réflexion sur le monde moderne. Pour elle, Rousseau, est " le premier penseur de l 'al iénation"; il a pressenti avant tous les autres les conséquences d'une certaine technique qui s'impose à l'homme au lieu de le servir et qui a pris les proportions que l'on sait au XXème siècle avec le travail à la chaîne. Dans ses ouvrages: La condition de l'homme moderne (1958) ou La crise de la Culture, elle stigmatise les effets pervers des nouveaux modes de production, dénonçant la perte de l'autonomie et de la liberté. "Chaque progrès dans les sciences au cours des dernières années, dès l ' instant qu' i l a été absorbé par la technologie, et par el le, introduit dans le monde factuel où nous vivons notre vie quotidienne, a apporté une formidable avalanche d' instruments fabuleux " et de désordres. Son pessimisme s'inscrit bien évidemment dans un autre contexte - Rousseau est un homme de l'ère préindustrielle - Arendt appartient au monde de la mécanisation - qui n'est pas encore celui de l'informatique. Et sa pensée est fortement marquée par les désillusions nées des horreurs des camps de concentration ou de l'explosion de la bombe d'Hiroshima. Il y a eu une dérive de certains progrès. En outre, fait nouveau, le XXème siècle nous a fait basculer dans la civi l isation de masse et la société de consommation que caractérise une production intense de biens - ce qui aurait horrifié Rousseau adepte de la modération et la simplicité. Pour Arendt, la surproduction de biens inutiles , au lieu d'améliorer le sort de tous, ne fait que renforcer les "inégalités ", première source du mal selon Rousseau. Dans le même registre se si tue Hans JONAS (1903-1993), considéré comme la référence majeure de tous les courants écologiques et altermondialistes actuels. Dans un texte majeur: Le principe de responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique (1979) il met en garde contre les dérives du tout technologique "Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre." Pour lui, l'homme n'est pas seulement responsable de ce qu'il a accompli; il doit aussi anticiper sur les conséquences futures de ses inventions pour en

    prévenir les effets de catastrophe. De là le "principe de précaution" inclus dans la Charte de l 'Environnement et la notion de "développement durable". Comme Rousseau, Jonas se demande si certains progrès ne conduisent pas à la perte du sens moral. Ses réflexions le conduisent à exiger un nouveau contrat social, "un nouvel ordre écologique." Il invite même à une baisse de notre production surchargée de biens inutiles (discours des Altermondialistes) Un autre philosophe, quoique fort éloigné des deux précédents, Leo STRAUSS (1899 - 1973) considère que Rousseau joue un "rôle charnière" dans la pensée humaniste , qu'il a fait tomber- à notre grand regret- un certain nombre de certitudes." Rousseau a apporté le plus violent démenti à la promesse d'émancipation des Lumières, à la propagande faisant croire à l 'accès universel au savoir" , dénonçant par ailleurs l'impuissance de la culture face à la barbarie de notre époque. Rousseau serait pour d 'autres, notamment HABERMAS (1929 - ) et l 'américain John RAWLS, l ' ini t iateur d 'une véri table réflexion sur la façon de vivre la démocratie. Les ouvrages les plus célèbres d'Habermas L'espace public (1963) Droit et Démocratie (1992) L'éthique de la discussion prennent appui sur les textes "poli t iques" de Rousseau, pour interroger notre démocratie. Le concept de "Démocratie délibérative "prendrait source dans Le Contrat social. Rousseau y aurait défini les conditions d'une vie sociale légitime qui repose sur la participation de chacun, la prise en compte de "l'opinion publique". Il voit en outre, en Rousseau, le fondateur de la notion moderne de droit, droit qui repose sur la force de la loi, une loi acceptée par tous pour le bien de tous. Un point de vue partagé, dans les années 1970, par John RAWLS et les théoriciens de la justice. "La justice est la première vertu des institutions sociales" John RAWLS, "C'est à la loi seule que les hommes doivent la justice" écrivait Rousseau Enfin, la pensée de Rousseau revue par Habermas, semble être une source d' inspiration importante pour nos hommes

  • poli t iques. Le journal Le Monde (06-07 2012) résume en ces termes le discours prononcé, à la Sorbonne lors des journées de Concertation sur l'Education, par Vincent PEILLON: "C'est du Rousseau enrichi par une dose d'Habermas. Du Jean-Jacques Rousseau parce qu'il s'agit de mobiliser le citoyen dans l'espace public. "La démocratie délibérative et participative", si fréquemment sollicitée à l'heure actuelle, serait donc dans la continuité des principes posés par Rousseau dans Le Contrat social. Rousseau est également une référence en matière de sciences humaines : ethnologie et sciences du moi. Dans un ouvrage publié en 1973: Anthropologie structurale II, Claude LEVI-STRAUSS (1908-2009)

    fait de Rousseau "le fondateur des sciences de l'homme" Cette ethnologie qui n'existait pas , il l'avait en plein siècle, avant qu'elle ne fit son apparition, conçue, voulue, annoncée en la mettant à son rang, parmi les sciences naturelles et humaines déjà constituées. Son regard sur le "sauvage" est déjà celui d'un ethnologue…

    Il est enfin bien d'autres domaines que Rousseau marque de son influence; que ce soit l'autobiographie ou les sciences du moi. Retenons que la force de cette pensée ne tient pas seulement à sa densité ou à son originalité. Elle repose sur une langue qui provoque un investissement autant émotif qu'intellectuel, où la poésie devient connaissance. XXXX Rousseau a donc déstabil isé les cert i tudes de ses contemporains :"Je prévois qu'on me pardonnera diff ic i lement le part i que j 'ai osé prendre, heurtant de front tout ce qui aujourd'hui fait l 'admiration des hommes..." Anne Denneys-Tunney note dans une étude récente qu'il a compris le caractère irréversible du progrès et des techniques et il en a mesuré les conséquences dans tous les domaines où elle s'impose à l'homme, pour la vie morale comme en politique." Trois siècles plus tard, i l continue à déstabil iser nos cert i tudes et à influencer les plus grands penseurs de notre temps. Certes, nous vivons dans un monde bien différent du sien. Mais les questions qu'il soulève sur la liberté , l'exercice de la démocratie, la citoyenneté, les progrès , le respect de la nature, la nature profonde du moi nous interrogent.

    Laissons-lui les mots de la conclusion: "Je crois avoir découvert de grandes choses et je les ai dites avec une franchise assez dangereuse." 2ème Lettre à Bordes (1754)

    Buste de Rousseau à Genève. .