islam et modernite desco

13
Viviane Comerro, Islam et Modernité, Université de Guebwiller 2003 1 Islam et modernité Introduction J'ai hésité entre plusieurs façons d'aborder le thème qui m'est imparti aujourd'hui. Parler des islamistes plutôt que des rénovateurs qui ont fait la couverture du premier numéro du Monde des religions, cela me paraissait évident et je vous en donnerai les raisons. Mais comment en parler ? Fallait-il tracer un tableau de la mouvance islamiste contemporaine avec ses différentes stratégies et ses différents acteurs ? Il y a beaucoup d'ouvrages sur le sujet, accessibles à un large public. J'ai pensé alors vous proposer une intrusion dans cet objet opaque que représente la lecture du Coran pour beaucoup de ceux qui ne connaissent pas la langue arabe. J'aurais pu vous montrer comment fonctionne une pensée à la fois réformiste et fondamentaliste - parce que c'est toujours sous ce double aspect que l'on doit saisir l'islamisme - à partir d'un certain nombre de textes revendiqués pour justifier telle ou telle position à l'égard de la démocratie ou du statut inégalitaire de la femme, par exemple. J'ajoute que ce type d'approche convenait bien à mon parcours personnel : je ne suis pas une spécialiste de l'islam contemporain, mais plutôt des textes anciens de l'islam. Cette familiarité avec les textes me met à l'aise, évidemment, avec les réformistes qui prônent le retour aux sources de leur religion. Je connais leurs références, et je suis à même d'apprécier le déplacement qu'ils opèrent face à une tradition disons classique ou au contraire la reproduction du même avec de tout autres arguments. Pourtant, je ne m'en suis pas tenue à cette solution car il m'a paru plus judicieux de vous présenter quelques jalons sur un parcours historique général depuis le XIXe siècle afin de nous donner un peu de recul et quelques points de repère pour mieux appréhender le chaos inévitable d'une actualité en train de se faire. De cette façon, je voudrais réagir contre une certaine vision sociologique qui fait de l'islamisme une simple idéologie en rupture avec l'histoire de sa tradition et principalement déterminé par les conditions de notre modernité occidentale. Ce type d'analyse a ses limites. Je prendrai un seul exemple. Quand un spécialiste de l'islam contemporain comme Olivier Roy 1 enlève aux actions initiées par Ben Laden et Zawâhirî leur inscription dans l'ordre du politique pour les mettre dans celui de la réalisation de soi c'est à dire, au mieux, dans la mystique et, au pire, dans la pathologie, cela me semble faux, non seulement au regard de l'histoire de l'islam de façon globale, mais surtout de l'histoire du réformisme fondamentaliste depuis son apparition au XIXe siècle. Je crois qu'il nous faut adopter un point de vue plus global qui prend en compte les paramètres sociologiques, mais n'écarte ni l'enracinement historique ni la force des représentations d'une tradition religieuse pour comprendre un phénomène contemporain. Pourquoi le réformisme fondamentaliste ? Je préfère ce terme à celui d'islamisme, d'une part parce que ce dernier ne s'appliquait pas encore aux mouvements nés au XIXe siècle et qui se sont prolongés dans la première 1 "... les nouveaux radicaux ne se soucient ni de programme ni de résultat concret. Ils meurent pour la signification du geste mais pas pour son résultat, ils sont dans la réalisation de soi et donc dans une dimension mystique, mais pas dans l'ordre du politique", cf. O. Roy, L'islam mondialisé, p. 24.

Upload: louismehmes

Post on 02-Oct-2015

12 views

Category:

Documents


2 download

DESCRIPTION

Islam

TRANSCRIPT

  • Viviane Comerro, Islam et Modernit, Universit de Guebwiller 2003 1

    Islam et modernit

    Introduction

    J'ai hsit entre plusieurs faons d'aborder le thme qui m'est imparti aujourd'hui. Parler des islamistes plutt que des rnovateurs qui ont fait la couverture du premier numro du Monde des religions, cela me paraissait vident et je vous en donnerai les raisons. Mais comment en parler ?

    Fallait-il tracer un tableau de la mouvance islamiste contemporaine avec ses diffrentes stratgies et ses diffrents acteurs ? Il y a beaucoup d'ouvrages sur le sujet, accessibles un large public.

    J'ai pens alors vous proposer une intrusion dans cet objet opaque que reprsente la lecture du Coran pour beaucoup de ceux qui ne connaissent pas la langue arabe. J'aurais pu vous montrer comment fonctionne une pense la fois rformiste et fondamentaliste - parce que c'est toujours sous ce double aspect que l'on doit saisir l'islamisme - partir d'un certain nombre de textes revendiqus pour justifier telle ou telle position l'gard de la dmocratie ou du statut ingalitaire de la femme, par exemple.

    J'ajoute que ce type d'approche convenait bien mon parcours personnel : je ne suis pas une spcialiste de l'islam contemporain, mais plutt des textes anciens de l'islam. Cette familiarit avec les textes me met l'aise, videmment, avec les rformistes qui prnent le retour aux sources de leur religion. Je connais leurs rfrences, et je suis mme d'apprcier le dplacement qu'ils oprent face une tradition disons classique ou au contraire la reproduction du mme avec de tout autres arguments.

    Pourtant, je ne m'en suis pas tenue cette solution car il m'a paru plus judicieux de vous prsenter quelques jalons sur un parcours historique gnral depuis le XIXe sicle afin de nous donner un peu de recul et quelques points de repre pour mieux apprhender le chaos invitable d'une actualit en train de se faire.

    De cette faon, je voudrais ragir contre une certaine vision sociologique qui fait de l'islamisme une simple idologie en rupture avec l'histoire de sa tradition et principalement dtermin par les conditions de notre modernit occidentale. Ce type d'analyse a ses limites. Je prendrai un seul exemple. Quand un spcialiste de l'islam contemporain comme Olivier Roy1 enlve aux actions inities par Ben Laden et Zawhir leur inscription dans l'ordre du politique pour les mettre dans celui de la ralisation de soi c'est dire, au mieux, dans la mystique et, au pire, dans la pathologie, cela me semble faux, non seulement au regard de l'histoire de l'islam de faon globale, mais surtout de l'histoire du rformisme fondamentaliste depuis son apparition au XIXe sicle.

    Je crois qu'il nous faut adopter un point de vue plus global qui prend en compte les paramtres sociologiques, mais n'carte ni l'enracinement historique ni la force des reprsentations d'une tradition religieuse pour comprendre un phnomne contemporain.

    Pourquoi le rformisme fondamentaliste ? Je prfre ce terme celui d'islamisme, d'une part parce que ce dernier ne s'appliquait

    pas encore aux mouvements ns au XIXe sicle et qui se sont prolongs dans la premire

    1 "... les nouveaux radicaux ne se soucient ni de programme ni de rsultat concret. Ils meurent pour la signification du geste mais pas pour son rsultat, ils sont dans la ralisation de soi et donc dans une dimension mystique, mais pas dans l'ordre du politique", cf. O. Roy, L'islam mondialis, p. 24.

  • Viviane Comerro, Islam et Modernit, Universit de Guebwiller 2003 2

    moiti du XXe, mais d'autre part parce qu'il me semble plus explicite pour dsigner une matrice intellectuelle qui englobe un ensemble de mouvements aux stratgies diverses.

    "Rformisme fondamentaliste" cela traduit le terme arabe de salafiyya. Il signifie que l'on se rclame des salaf, ces pieux anctres des dbuts de l'islam qui ont vcu nous dit-on dans la proximit de l'exprience prophtique et ont contribu l'expansion de la nouvelle religion sur une grande partie du monde. Je dfinirai le rformisme fondamentaliste comme le fait d'utiliser les sources scripturaires du Coran et de la Sunna1 en vue de proposer des modes d'tre, d'agir et de penser aux musulmans contemporains.

    Ce qui diffrencie les rformistes fondamentalistes des libraux ou des rnovateurs, c'est le type de comprhension, ou d'approche que l'on accorde aux textes de rfrence, c'est un certain rapport la lettre du texte.

    Pourquoi les fondamentalistes plutt que les rnovateurs ? La premire raison, relve de la sociologie du religieux en gnral. Partons d'une

    constatation bien synthtise par Rgis Debray : la religion n'est pas simplement une manire de croire ou de penser mais c'est aussi une manire de faire : ce sont des rites et des normes ; et cette manire de croire, de penser et de faire concerne le grand nombre.

    Or le mouvement des rnovateurs ne touche, pour le moment, que des penseurs, des individus, qui n'ont pas de prise sur le grand nombre. Toutes les prfaces de leurs ouvrages rendent compte des difficults et des obstacles que rencontrent leurs ides pour passer dans l'opinion. Bien que l'on parle souvent de majorit silencieuse qui s'affranchit, en silence, des normes de l'islam, force est de constater, pour le moment, que les penseurs nouveaux ne fournissent pas cette majorit silencieuse des outils conceptuels pour justifier leur position. La raison en est que ceux qui s'loignent des pratiques de l'islam s'loignent souvent de l'intrt pour le texte du Coran et ses prescriptions. Ou bien, qu'ils prfrent par prudence et circonspection ne pas y toucher, en abandonnant le terrain aux thologiens et aux militants.

    En revanche, le rformisme fondamentaliste peu aprs son apparition, la fin du XIXe sicle, et mme s'il s'est heurt l'opposition des milieux religieux conservateurs, a rencontr un cho important d'un bout l'autre du monde musulman et cela n'a pas cess jusqu' ce jour.

    Aujourd'hui, le fondamentalisme est toujours actif, dynamique, il mobilise, il fait nombre. Mme s'il n'est pas unifi, c'est un mouvement de pense et d'action qui entend se rendre visible dans l'espace public.

    Il bnficie la fois d'une volution du conservatisme religieux vers les thses des rformistes, mais aussi de la mdiatisation de l'action des mouvances radicales dans leur opposition l'occidentalisation.

    Un des facteurs de ce dynamisme, mais ce n'est pas le seul, est l'importance du financement saoudien dans la structuration de diffrents mouvements d'obdience beaucoup plus large que le wahhbisme proprement dit. Il alimente nombre de rseaux d'enseignement et de prdication partout dans le monde : cela passe par des instituts de formation, des bourses d'tudes, des constructions de mosque qui sont toujours des centres de formation populaire, des aides l'dition et aussi des sites Web et des chanes de tlvision diffuses par satellite2.

    Certains de vous pourront s'tonner que je puisse considrer le wahhbisme, si dcri aujourd'hui en tant que secte, comme une idologie rformiste, mais je le fais en toute connaissance de cause tant donn ses liens historiques avec le mouvement rformiste comme j'aurais l'occasion de le montrer.

    1 La Sunna est l'ensemble des traditions se rapportant au prophte de l'islam. 2 O. Roy L'Islam mondialis, p. 139-140.

  • Viviane Comerro, Islam et Modernit, Universit de Guebwiller 2003 3

    La seconde raison de privilgier les fondamentalistes face la modernit relve moins de la sociologie du religieux en gnral que de la rflexion sociologique sur le mouvement islamique en particulier.

    Le sociologue Olivier Roy voit la "rislamisation" contemporaine comme un phnomne essentiellement ractif face la modernit occidentale qui est celle de la mondialisation. De son point de vue "la rislamisation est partie prenante d'un processus d'acculturation, c'est dire d'effacement des cultures d'origine au profit d'une forme d'occidentalisation"1. Un autre sociologue, Franois Burgat, considre que l'islamisme est le vecteur de la modernit dans l'islam parce qu'il s'inscrit dans un mouvement d'indpendances successives l'gard des puissances occidentales, d'abord politique puis conomique et enfin culturelle2 . Pour Roy comme pour Burgat, la rhtorique fondamentaliste du discours n'a pour fonction que de masquer l'adaptation des valeurs islamiques la modernit. Il ne s'agit, de leur point de vue, que d'une rhtorique, d'un lexique qui justifient ou travestissent des comportements en rupture avec la tradition de l'islam, o selon l'expression de Burgat les valeurs de la modernit sont "rcrites avec la terminologie du systme symbolique musulman"3 . Pour l'un comme pour l'autre, l'islamisme ne fait qu'tendre le champ de la modernisation.

    Dans le domaine des tudes sociologiques sur les pays musulmans, cette ide paradoxale au premier abord qu'un mouvement oppos l'Occident puisse tre un vecteur de la modernit se rencontre dj chez Jacques Berque qui avait compris entre les deux guerres que les nationalistes anti-franais en Afrique du Nord taient les vrais hritiers de la modernit contrairement aux soufis des confrries ou aux oulmas traditionnels qui taient alors pro-franais.

    La transposition de ce point de vue du nationalisme l'islamisme est-elle valable ? C'est une des questions que l'on doit poser dfaut de pouvoir y rpondre avec quelque certitude.

    Quelques jalons d'un parcours historique La Nahda

    Pour comprendre l'ambiance dans laquelle est n le rformisme fondamentaliste qui

    s'oppose la fois une tradition islamique qu'il juge sclrose et une modernit exogne qu'il estime dangereuse, il faut voquer rapidement le mouvement d'mancipation intellectuelle, n au milieu du XIXe sicle, que les Arabes appellent la Nahda, c'est dire le "Redressement" ou la "Renaissance", comme on le traduit souvent par analogie avec le mouvement du XVIe sicle europen.

    Aux yeux des fondamentalistes, ce mouvement a tous les dfauts : d'abord, il s'adresse exclusivement aux Arabes en les particularisant au sein de l'umma musulmane, c'est dire au sein d'une communaut sans frontires ethniques et nationales. Dans le contexte de l'poque, il prne leur mancipation de la tutelle ottomane et il aura comme prolongement les diffrents mouvements nationalistes.

    Ensuite, il donne le premier rle ou en tout cas un rle important aux Arabes chrtiens qui trouvent dans ce nouvel espace intellectuel la possibilit de surmonter la vieille diffrence entre musulmans et non musulmans. En dfendant l'arabisme et la modernisation en mme temps que la promotion de la langue arabe, ils dfendent un patrimoine indivis des chrtiens 1 O. Roy L'Islam mondialis, p. 10. 2 F. Burgat, L'islamisme en face, p. 73-78. 3 F. Burgat, L'islamisme en face, p. XVII.

  • Viviane Comerro, Islam et Modernit, Universit de Guebwiller 2003 4

    et des musulmans. Ce sont eux qui fondent les premiers journaux, crivent les premires encyclopdies et introduisent des genres littraires nouveaux comme le thtre et le roman.

    Enfin la Nahda considre que l'Occident depuis Bonaparte a fourni un apport bnfique aux Arabes.

    Sur le plan politique, il a affaibli les mamelouks lis aux Ottomans en Egypte et a favoris la prise de pouvoir par un despote clair : Mhmet Ali qui a gouvern l'Egypte de 1805 1849 en modernisant le pays et conqurant son propre empire vers l'Orient (Syrie, Arabie) et vers l'Afrique (Soudan, jusqu' l'actuel Ouganda). La notion politique d'empire n'tait pas illgitime l'poque et elle a mme contribu la fiert des intellectuels gyptiens.

    Sur le plan intellectuel, l'Occident vient stimuler l'Orient et cette stimulation est aussi lie des raisons d'ordre politique : il faut parvenir connatre les secrets de la supriorit technique et scientifique de l'Occident. Le grand homme de la Nahda sous le rgne de Mhmet Ali est un musulman, thologien de l'universit d'al-Azhar, Rif'a al-Tahtaw (1801-1873), qui sera l'imam des 25 princes envoys en mission d'tude en France entre 1826 et 18311 . A son retour et toute sa vie, il sera au service de son matre et de sa politique de modernisation de l'Egypte. Il fondera une importante cole de traduction : 2000 ouvrages scientifiques seront traduits, mais aussi des ouvrages de droit et de gographie.

    La Nahda se nourrit ses dbuts de la traduction parce que le modle c'est l'tranger. On reconnat la supriorit de l'Occident et le retard de l'Orient et la ncessit de combler ce retard. On commence donc par traduire puis on s'approprie les techniques scientifiques nouvelles, les genres littraires nouveaux, et sur le plan politique, des concepts comme ceux du nationalisme, de la dmocratie constitutionnelle, de la libert, du respect de l'individu, que l'on utilise d'abord face la politique de l'empire ottoman, et ensuite face aux ingrences occidentales.

    La fin de cet optimisme se situe aprs la Premire Guerre mondiale et le renforcement de la politique des mandats par les puissances coloniales. On s'aperoit que l'volution librale du rgime ottoman - les rformes des institutions, d'inspiration occidentale, garantissant les liberts civiles et qu'on appelle les tanzmt - n'a pas russi le sauver. Et on constate que les principes dmocratiques qui animent la vie publique des nations europennes ne se retrouvent pas dans leur politique extrieure l'gard des autres peuples. Contre un Occident rduit son projet expansionniste, on va puiser de faon plus ostentatoire, dans l'hritage religieux islamique.

    Ce que je vous dcris est un schma. Il ne faut pas croire que les choses se sont droules aussi simplement : d'abord la Nahda, ensuite le rformisme fondamentaliste. Les deux mouvements sont concomitants et d'une certaine faon n'ont jamais cess de l'tre. Et ils sont non seulement concomitants, mais galement permables l'un l'autre sur les questions de la science et de l'appropriation des techniques scientifiques, des rformes politiques et mme de la rforme et de la promotion de la langue arabe. Mais leurs courbes d'volution sont diffrentes en fonction des priodes.

    Jaml al-Dn al-Afghn Le premier grand nom du rformisme fondamentaliste est celui de Jaml al-Dn al-

    Afghn (1838-1897). En 1871, deux ans dj avant la mort de Rif'a al-Tahtaw, Jaml al-Dn al-Afghn est en Egypte o avec ses premiers disciples, il va lancer la grande aventure d'un rformisme panislamiste.

    1 Il rapportera de son sjour Paris, un rcit de voyage, L'or de Paris, qui a t traduit en franais en 1957 par l'universitaire copte gyptien Anouar Louca, dcd cet t.

  • Viviane Comerro, Islam et Modernit, Universit de Guebwiller 2003 5

    Jaml al-Dn al-Afghn, c'est dire l'Afghan, est un personnage complexe. Il dit tre n en Afghanistan vers 1830 dans un milieu sunnite, mais on le souponne aussi d'tre n en Perse et d'tre chiite. Ce homme, "plus polmiste politique que vritable thoricien" selon l'expression d'Henri Laoust1 , a pass toute sa vie voyager d'un pays l'autre, au gr des intrigues politiques de l'Afghanistan l'Inde, de l'Egypte la Perse, de Londres ou Paris Moscou, Saint-Ptersbourg et Constantinople, tantt appel par les gouvernants et combl de faveurs, tantt objet de suspicion et vou l'exil. On le prsente comme un fervent musulman, mais il est aussi rationaliste et franc-maon : il fonde aux alentours de 1880 au Caire une loge gyptienne affilie au Grand Orient franais. On le dcrit comme un brillant orateur, un inlassable formateur qui a consacr toute sa vie la cause du rveil de l'islam. Ce clibataire, drogu de th et de tabac, mourra en rsidence surveille Constantinople, en 1897, sans avoir vu la moindre ralisation d'unit entre des musulmans diviss.

    Car la grande ide d'Afghn, celle laquelle on l'identifie gnralement c'est le panislamisme. Ce qu'il cherche promouvoir, c'est l'union des pays musulmans face l'ingrence europenne. Une union au del des clivages entre Arabes, Turcs, Persans, Indiens, mais aussi chiites et sunnites. Une union qui ne se ferait pas au bnfice du seul califat ottoman dont il dnonce l'autocratie, mais qui permettrait aussi la Perse et l'Egypte d'exister comme des entits autonomes Ce qui est intolrable pour Afghn, c'est la perte de la puissance politique des Etats musulmans face aux pressions de l'Angleterre, de la France et de la Russie. Cette rvolte contre la domination trangre se fait au nom de l'islam contre la dcadence des pays musulmans. Il dnonce l'autocratie des despotes locaux, il rclame les liberts constitutionnelles et un rgime parlementaire, mais en affirmant que seule la religion peut assurer la stabilit des socits et la puissance des peuples. Il faut librer l'Orient du despotisme intrieur et de l'imprialisme tranger par le retour aux sources de l'islam.

    L'ide que l'on retrouve de faon permanente chez les rformistes jusqu' aujourd'hui, c'est que l'islam ne doit pas tre mis en cause dans le sous-dveloppement des peuples musulmans. Si ceux-ci sont aujourd'hui domins, c'est qu'ils ont, au contraire, trahi les idaux de cette religion. Des idaux qui se sont pas rests dans les coeurs et les consciences seulement, mais se sont concrtiss au VIIe sicle et ont permis aux premires gnrations ferventes de musulmans de conqurir un empire. Le retour aux sources chez Afghn est indissociable de sa vision politique : il s'agit de retrouver dans l'islam des origines la vigueur et la puissance qui en ont fait un empire et de rgnrer les peuples musulmans affaiblis.

    Mais la vision politique n'est pas seule en cause, il faut aussi purifier l'islam d'une conception mdivale du savoir qui ne colle plus aux dcouvertes de la science du XIXe sicle, une science dsormais incontournable dans l'ordre du prestige intellectuel et politique.

    Vous avez peut-tre entendu parler de la controverse qui a oppos Afghn Ernest Renan ou du moins de cette confrence qu'Ernest Renan a donn la Sorbonne le 29 mars 1883 dans laquelle il affirmait que l'islam tait la cause premire de la rgression des peuples musulmans parce que l'esprit scientifique et l'islam taient incompatibles. Or Afghn tait Paris ce moment-l et il a rpondu Renan dans le Journal des Dbats du 18 mai 1883.

    Afghn va affirmer qu'il n'y a aucune incompatibilit entre la rvlation et la raison puisque le Coran lui-mme engage constamment le croyant comprendre le monde et rflchir ; c'est donc l'islam qui a permis la naissance de l'esprit philosophique chez les Arabes. Par consquent, il n'y a aucune impossibilit au dveloppement de la facult rationnelle dans des systmes scientifiques. La sclrose des esprits est le fait de la tradition non de l'islam lui-mme. Mais cela ne l'empche pas d'affirmer la suprmatie de la religion sur la science comme il ressort d'un autre dbat, avec un intellectuel musulman cette fois.

    1 Cf., Essai sur les doctrines sociales et politiques de Tak-d-dn Ahmad b. Taimya, Le Caire, Imprimerie de l'Institut franais d'archologie orientale, 1939, p. 543.

  • Viviane Comerro, Islam et Modernit, Universit de Guebwiller 2003 6

    Au cours d'un sjour en Inde qui s'tait tendu de 1879 1883, et avait donc prcd sa venue Paris, Afghn avait eu le temps de composer un pamphlet politique intitul Rfutation des matrialistes et dirig principalement contre un savant musulman indien, Sayyid Ahmad Khn (1817-1898), lui aussi rformateur. Sayyid Ahmad Khn prnait une certaine autonomie de la raison dans un effort de comprhension nouvelle l'gard du Coran afin d'aboutir une certaine harmonisation entre pense musulmane et pense moderne. Mais Sayyid Ahmad Khn trouvait bnfique la prsence des Britanniques en Inde car elle permettait le progrs des musulmans face la majorit hindouiste et il venait de fonder en 1875 le clbre collge anglo-musulman d'Aligarh. Afghn lui reproche de miner l'attachement des musulmans aux valeurs de l'islam en leur enseignant que l'tude des sciences compte plus pour l'essor d'une civilisation que l'attachement aux valeurs religieuses1 . Ce double discours fait partie de ce que les analystes ont appel les contradictions d'Afghn, dfendant la science contre Renan et l'attachement la tradition des anctres contre Sayyid Ahmad Khn, modulant de faon trs politique son discours en fonction de son interlocuteur, occidental ou musulman. Les analystes occidentaux restent trs partags sur les convictions profondes de l'homme. Ce qui ne peut pas tre mis en doute, c'est l'ardente volont d'Afghn d'unifier les musulmans et d'en faire nouveau des acteurs de l'histoire.

    Muhammad 'Abduh Un autre jalon dans ce parcours historique sera le plus clbre des disciples d'Afghn,

    l'gyptien Muhammad 'Abduh (1849-1905). Les deux hommes s'taient rencontrs au Caire en 1871 et le compagnonnage intellectuel dura prs de quinze ans avant que Muhammad 'Abduh n'impose sa propre marque au rformisme en Egypte. 'Abduh est n en 1849, l'anne de la mort de Mhmet 'Al. Il se forme la grande universit religieuse d'al-Azhar, mais sera trs vite sensible son engourdissement intellectuel qui ne lui parat pas de nature faire face au dfi reprsent par la culture occidentale qui se diffuse dans les pays musulmans. De la mme faon qu'Afghn, il dfend l'ide que si les musulmans ne rpondent plus l'idal de leur religion, c'est qu'ils en ont oubli la force et la puret primitive. Il faut donc revenir ses sources, en contournant le systme surann du droit et de la jurisprudence pour tablir une nouvelle lgislation, fidle aux principes de l'islam, mais propre intgrer les socits musulmanes dans le monde moderne. Comme Afghn, il accorde une grande place l'usage personnel de la raison dans la relecture des textes.

    On peut dire que toute son oeuvre n'est qu'une incessante apologtique destine prouver que l'islam est la plus parfaite des religions : un islam idal, qui ne s'est pas rpandu par les conqutes mais par sa perfection rationnelle et morale, qui a t source de progrs pour l'Europe par l'influence qu'il a eue sur les origines de la Rforme et de la Renaissance un islam qui est donc parfaitement conforme l'esprit de la civilisation moderne.

    Comme le feront un certain nombre d'autres rformistes sa suite, il privilgie le texte du Coran au dtriment de la Sunna, la quelle lui-mme n'a pas accord un grand intrt1 . Un musulman doit s'appuyer sur le texte du Coran puis sur l'usage de sa raison, mais la primaut du Coran est absolue et la raison ne peut que confirmer les vrits rvles qu'il contient : l'existence de Dieu, la cration du monde, l'envoi des prophtes, la Rsurrection et le Jugement. Sous cet aspect, nous sommes dans une conception de la raison qui n'est en rien une raison critique : la raison vient clairer les donnes de la foi. Mais sous d'autres aspects, 'Abduh a pu se montrer novateur, notamment sur le plan social et politique en essayant d'apporter des rponses neuves aux questions son poque et en empruntant de nombreuses ides au droit public franais et la philosophie des Lumires. 1 Cf. H. Laoust, Les schismes dans l'islam, p. 341-342 ; 359-360. 1 Cf. G.H.A. Juynboll, The Authenticity of the Tradition Literature, p. 15-20.

  • Viviane Comerro, Islam et Modernit, Universit de Guebwiller 2003 7

    Ce qui va sparer 'Abduh de Jaml al-Dn al-Afghn est d'abord de l'ordre de l'action politique. Aprs avoir connu plusieurs annes d'exil de 1882 18892 , Muhammad 'Abduh apprendra composer avec le pouvoir gyptien sous tutelle britannique et il acceptera d'occuper la plus haute dignit religieuse, celle de mufti3 de l'tat de 1889 sa mort. Il reste hostile la collusion du pouvoir local avec les autorits coloniales, mais il ne voit pas de solution la libration des peuples musulmans dans un bouleversement politique rapide, contrairement la vision d'Afghn ; il voit cette libration dans un travail de longue haleine et par tapes progressives : l'ducation intellectuelle, morale et religieuse du peuple, qui lui parat un pralable ncessaire la formation d'une opinion publique et la mise en uvre d'une dmocratie fonde sur les principes de l'islam.

    Rashd Rid Un autre grand nom du rformisme fondamentaliste est celui de Rashd Rid (1865-

    1935) qui est un disciple de Muhammad 'Abduh et que l'on prsente mme gnralement comme Le disciple. R. Rid est syrien, au sens ancien du terme puis qu'il est n prs de Tripoli au nord du Liban o il passera les annes de sa formation avant de venir s'installer au Caire pour rencontrer Muhammad 'Abduh.

    Rashd Rid a acquis une audience extraordinaire dans l'ensemble du monde musulman grce une revue le Manr, Le Phare, qu'il a fonde au Caire en 1898 et qu'il dirigera jusqu' sa mort en 1935. La revue, qui sera reprise par l'association des Frres musulmans gyptiens, ne lui survivra pas longtemps puisqu'elle cessera de paratre en 1940.

    Le Manr publiait la fois des articles de doctrine et des informations sur l'ensemble du monde musulman o elle avait des correspondants depuis l'Inde et l'Indonsie jusqu'en Afrique du Nord. A cela s'ajoutait des fatwa de Rashd Rid qui rpondait de nombreuses questions sur des sujets divers. La revue comprenait aussi un commentaire du Coran clbre sous le nom de Commentaire du Manr. Il est l'oeuvre de Rashd Rid qui y a insr de larges extraits d'un commentaire que son matre Muhammad 'Abduh, avait profess en cours du soir l'universit islamique d'al-Azhar4 .

    La revue va diffuser les ides du rformisme fondamentaliste pendant quarante ans. Elle prne la rsistance politique et religieuse face aux pressions coloniales. Elle polmique contre les Europens qui sparent l'instance religieuse du politique et veulent effacer les derniers vestiges de la Charia l o leur influence le permet. Elle polmique contre le lacisme kmaliste en Turquie, mais galement contre les musulmans libraux accuss d'occidentalisme, prsents en Egypte et qui ont leurs organes de presse et leurs partis : le Wafd ou les libraux-constitutionnels et tout ce courant qui, travers l'crivain Taha Hussein, revendique une appartenance commune la Mditerrane. La revue appelle la revivification de l'islam face au dfi de la modernit occidentale afin d'entraner une rforme religieuse et sociale de la communaut musulmane et c'est dans ce cadre qu'elle polmique avec les savants conservateurs d'al-Azhar.

    2 En 1881, 'Urb Pacha se dresse contre le khdive, les officiers circassiens de l'arme et les trangers. La rvolte choue du fait de l'intervention anglaise de 1882 qui aboutit l'occupation du pays. 'Abduh qui a soutenu la rvolte est exil. 3 On appelle mufti le magistrat qui met une fatwa c'est dire une dcision d'ordre juridique en rponse un problme donn et qui sera applicable tous les cas analogues. 4 Ce commentaire qui a t rdit en dehors de la revue et couvre 12 volumes, est partiel. 'Abduh ne dpassera pas le verset 125 de la sourate 4 Les Femmes, tandis que Rashd Rid poursuivra jusqu'au verset 107 de la sourate 12 Joseph. Sur le plan pratique, il est parfois difficile de distinguer la parole du matre de celle de son disciple au sein d'un discours prolixe qui a totalement rompu avec la pense claire et concise des classiques. C'est un discours vise didactique qui entend tre fidle aux salaf tout en rpondant aux attentes des musulmans de l'poque moderne et en adaptant le commentaire aux questions contemporaines.

  • Viviane Comerro, Islam et Modernit, Universit de Guebwiller 2003 8

    Dans son souci d'unifier tous les musulmans, la revue avait d'abord appel surmonter les divisions entre sunnites et chiites, mais aprs l'abolition du califat par les Turcs en 1924 et la conqute du Hidjaz par Ibn Soud en 1924-1926, elle devient un centre actif de propagande en faveur du wahhbisme, ce qui entrana de vives ractions de la part des chiites.

    Pourquoi ce soutien une idologie que nous jugeons aujourd'hui totalement rtrograde ?

    Le Wahhbisme On sait que le wahhbisme est une doctrine qui est apparue en Arabie au XVIIIe sicle

    et qu'elle s'est rpandue grce l'association de son fondateur Muhammad Ibn 'Abd al-Wahhb avec un chef tribal Muhammad Ibn Saoud qui se lance la conqute du Najd puis du Hidjaz. C'est Ibrahim Pacha, le fils de Mhmet Ali qui mettra fin cette premire expansion (1812-1819).

    Lorsque le wahhbisme resurgit au dbut du XXe sicle le contexte politique est tout autre. L'empire ottoman est vaincu et le califat aboli. Un symbole sculaire de l'unit des musulmans disparat. Au Moyen-Orient, la politique des mandats prive les pays musulmans de leur souverainet politique. Quant au Maghreb, il est occup. Partout de nouvelles lgislations inspires des lgislations occidentales tendent rduire l'islam une religion du statut personnel. Les Wahhbites sont alors considrs comme des acteurs de la renaissance arabe et islamique et cela d'un bout l'autre du monde musulman par des gens aussi diffrents que le leader nationaliste marocain Alll al-Fs1 qui parle de "rvolution wahhbite" et le philosophe et pote indien Muhammad Iqbl2 qui crira que "le wahhbisme est la premire pulsation de vie de l'islam moderne". En Egypte, le Manr soutient le wahhbisme ds 1920, lorsque Ibn Saoud commence reconstruire ce qui deviendra l'Arabie saoudite aprs la seconde conqute du Hidjaz.

    Le soutien au mouvement rsurgent s'explique bien sr par le contexte, mais on peut dire, de faon plus profonde, qu'un nouvel espoir nat : celui que le politique redevienne un lieu thologique. C'est l'espoir que la dissociation pratique qui s'tait effectue depuis des sicles va tre surmonte, que l'cart entre le politique et le religieux va se combler ou se rtrcir. Entre la doctrine d'Ibn 'Abd al-Wahhb et la famille des Saoud, on retrouve l'alliance troite de la doctrine et de la force militaire qui avait, l'origine, fait le succs de l'islam, mais aussi au Maghreb, entre le XIe et le XIIIe sicle, celui des grandes dynasties des Almoravides et surtout les Almohades dont le nom signifie "les unicitaires" et qui prnaient dj le retour au Coran et la Sunna contre le juridisme des malkites.

    La doctrine wahhbite affirme un monothisme rigoureux sur le plan thologique. Comme chez les rformistes ultrieurs, la cit musulmane primitive des pieuses gnrations est idalise et on met en avant les sources canoniques du Coran et de la Sunna avec cependant une insistance trs nette sur le caractre authentique de cette dernire. En effet, les Wahhbites revendiquent leur appartenance une des quatre coles juridiques de l'islam, le hanbalisme, qui se caractrise par un attachement troit la tradition prophtique.

    Le monothisme rigoureux des Wahhbites implique une sorte de dmythologisation en acte, si l'on peut dire. Un certain nombre de destructions ont t entreprises dans le Hidjaz. Lorsqu'on lit la Rihla d'Ibn Jubayr1 qui a visit La Mecque au XIIe sicle, on peut apprhender quelque chose d'une Arabie pr-wahhbite : il nous raconte que les plerins

    1 Al-harakt al-istiqlliyya f l-maghrab al-'arab, Casablanca, 1993 (1re d. 1948), p. 153. 2 Reconstruire la pense religieuse de l'islam, Paris, 1955, p. 165. 1 Ibn Jubayr (1145-1217) tait un andalou de Valence au service des Almohades. Il accomplit son voyage en Orient entre 1183 1185. On peut lire une traduction en franais de sa Rihla par P. Charles-Dominique, Les Voyageurs arabes, Paris, Gallimard (Pliade), 1995.

  • Viviane Comerro, Islam et Modernit, Universit de Guebwiller 2003 9

    allaient visiter le lieu o tait n Muhammad, celui o il avait pous Khadja, celui o tait ne Ftima, le banc o il s'asseyait prs de la maison de Khadja. Dans l'enceinte de la Ka'ba, on pouvait visiter le tombeau d'Ismal et de sa mre Hagar. On pouvait aller prier dans la mosque de la montagne d'Ab Qubays l'endroit o la lune s'tait fendue pour le Prophte. Tout cela, les Wahhabites l'ont fait disparatre. Ds la premire conqute, toutes les coupoles difies sur les tombes des compagnons du Prophte, dans le grand cimetire de Mdine, le Baq' derrire la mosque du Prophte, ont t rases.

    Rashd Rid justifiera son adhsion au wahhbisme par la rigueur de son monothisme et son enracinement dans les sources les plus anciennes, mais galement par l'indissolubilit du lien entre pouvoir politique et religion. Celui-ci se concrtise dans un tat qui devient le garant d'un socit rgie par la loi islamique : l'Etat devient celui qui ordonne le bien et qui interdit le mal selon la clbre injonction coranique.

    Nous sommes l dans la problmatique de la nouvelle priode qui s'annonce avec la cration d'une vritable structure politique qui entend conqurir le pouvoir, mme dans un seul pays : les Frres musulmans.

    Les Frres musulmans

    Nous avons vu qu'en 1935 la mort de Rashd Rid, c'est l'association des Frres

    Musulmans qui tentera de faire vivre la revue du Manr jusqu'en 1940. L'association existait depuis 1928 en Egypte et avait t fonde par Hasan al-Bann (1906-1949), instituteur de formation, lev dans les ides rformistes par un pre qui avait t lve de Muhammad 'Abduh. Hasan al-Bann a laiss quelques crits, mais il est avant tout un prdicateur charismatique et un organisateur : en 1948, l'association compte cinq cent mille membres. Sa vision est clairement politique : l'islam est un systme global de vie et le politique en est une dimension inhrente. Le pouvoir doit tre musulman pour assurer une socit musulmane toute son armature : coles, tribunaux, fonction publique, arme, conomie - la zakt devient un systme fiscal exigeant et non plus une aumne individuelle -, moralit publique, censure des livres, journaux, oeuvres culturelles...2 . C'est tout l'effort de lacisation des institutions judiciaires et politiques entrepris depuis le XIXe sicle qui est contest et c'est cela que signifie le slogan des Frres : "Le Coran est notre constitution"1 . Mais pour eux, comme pour les associations qui sont dans leur mouvance, il est indispensable d'instaurer les conditions d'une vritable justice sociale avant d'appliquer la Charia. Et c'est pour cette raison que le pouvoir doit tre conquis.

    Ab A'l Mawdd C'est sur le mme modle qu'est organise au Pakistan en 1941 la Jam'at-i Islm

    fonde par Ab A'l Mawdd (1903-1979) dont le pre avait t disciple de Sayyid Ahmad Khn. De formation traditionnelle, puis journaliste, il devient le thoricien d'un islam politique, dfini comme une troisime voie entre le capitalisme et le socialisme, qui n'a rien emprunter la civilisation occidentale.

    Un concept important est introduit par Mawdd dans l'analyse politique : celui de la hkimiyya ou souverainet de Dieu. Ce n'est pas un concept coranique, mais il veut signifier que Dieu est la source de toute autorit. Il trouve sa principale application dans le champ politique : la dmocratie repose sur un principe impie puisqu'elle fait de la souverainet 2 Le lecteur franais se reportera avec intrt la traduction par J. Marel d'une brochure dite au Caire en 1936 et rdite plusieurs reprises dans les annes suivantes. Hasan al-Bann y donne une liste des rformes ncessaires l'tablissement d'un socit vritablement islamique, cf. Orient 4, p. 58-62. 1 Cf. O. Carr et G. Michaud, Les Frres Musulmans, p.40.

  • Viviane Comerro, Islam et Modernit, Universit de Guebwiller 2003 10

    populaire la source de la lgitimit politique. C'est grce son influence que la premire constitution du Pakistan promulgue en 1956, visera "rviser toutes les lois existantes la lumire du Coran et de la Sunna"2. Le seul rgime qu'il soutiendra sera celui du gnral Zia al-Haqq. De son point de vue, le Pakistan ne devait pas tre un Etat-nation de musulmans, mais un tat islamique dot d'une mission. Mawdd participera la fondation et au fonctionnement de l'Universit de Mdine en Arabie Saoudite et celui de la Ligue islamique mondiale. Il laissera de nombreux crits dont un certain nombre sont traduits en de multiples langues. Son uvre la plus importante est un commentaire du Coran qu'il rdigea pendant trente ans.

    Sayyid Qutb Une figure proche de la prcdente est celle d'un membre minent des Frres

    musulmans : Sayyid Qutb (1906-1966), n en Egypte, dans un village non loin d'Assiout la mme anne que Hasan al-Bann. De formation moderne, il ne fait pas d'tudes thologiques, mais suit le cursus d'une sorte d'cole normale d'instituteurs. Il devient la fois enseignant et critique littraire. Son seul voyage hors d'Egypte est un stage pdagogique aux tats-Unis entre 1949 et 1951. A son retour en 1951, il adhre l'association des Frres musulmans. Aprs le coup d'tat de Nasser et des Officiers libres en 1952, il subira les perscutions qu'ont connues tous les membres de l'organisation. Il sera arrt en 1954 et passera le reste de sa vie en prison, hormis huit mois de libert. En aot 1966, il sera pendu sous l'accusation de complot.

    Son uvre matresse est un commentaire du Coran intitul A l'ombre du Coran [F zill al-qur'n] qui rassemble trente cahiers rdigs entre 1951 et 1966, en grande partie l'hpital de la prison o il tait soign. L'ouvrage ne porte pas la marque d'un thologien, mais celle d'un militant. Sans cesse rdits jusqu' nos jours, les six volumes sont devenus, si l'on me permet l'expression, une oeuvre culte pour les militants islamistes du monde entier.

    De longs dveloppements thoriques sur l'islam entrecoupent la matire mme du commentaire et nous permettent de mieux saisir comment fonctionne une pense fondamentaliste. Ainsi nous expose-t-il l'ore de la sourate Les Femmes3 , la validit permanente de la pdagogie divine qui se livre travers le Coran. C'est une mthode immuable dans ses principes parce qu'elle s'adresse l'homme et que l'homme est dot d'une nature humaine permanente. Tous les changements et toutes les volutions des socits humaines ne peuvent engendrer que des modifications superficielles de sa nature qui reste permanente par le fait mme qu'elle a t cre. Ainsi des textes coraniques qui ont une validit permanente peuvent-ils s'adresser une nature humaine permanente car la source est la mme : Dieu.

    Du point de vue de Sayyid Qutb1 , il ne faudrait pas croire que le message coranique se trouve en quoi que ce soit limit par le fait qu'il tait adress la socit polythiste de l'Arabie du VIIe sicle. En effet, la jhiliyya primitive2 est relaye par une jhiliyya moderne, celle du monde civilis industriel europen et amricain et la pdagogie divine des textes coraniques y trouvent tout autant leur application. La jhiliyya n'appartient pas une poque passe et dtermine de l'histoire, elle est constituante de tout systme qui repose sur

    2 Cf. "Mawdudi", EI, VI, p. 863. 3 Zill, 556. 1 Zill, 557. 2 La Jhiliyya est un concept coranique signifiant un "tat d'ignorance" et qui a fini par dsigner chez les historiographes la priode du paganisme arabe avant l'Islam. Une seule des quatre occurrences coraniques, en 33, 33, pourrait dsigner une "poque antrieure".

  • Viviane Comerro, Islam et Modernit, Universit de Guebwiller 2003 11

    l'asservissement3 de l'homme par l'homme. Sayyid Qutb constate que ce systme s'tend actuellement au monde entier : les principes, les lois, les valeurs, les coutumes, tout cela aujourd'hui repose sur des fondements humains et non divins, ce qui est la dfinition mme de la jhiliyya. Face cette situation, l'islam est la seule voie qui permet l'homme de se librer de l'asservissement de l'homme car tous ses principes, toutes ses lois, toutes ses valeurs ont une source divine. En les adoptant et en y obissant, l'homme ne se trouve plus soumis qu' Dieu seul.

    Sayyid Qutb refuse toute possibilit d'actualisation ou de mise en contexte historique des prescriptions coraniques. De son point de vue4 , l'existence de l'islam n'est aucunement dtermine par la gnration humaine dans laquelle il est apparu : "Ce ne sont pas les musulmans qui ont institu l'islam mais l'islam qui a institu les musulmans". Il est en cela diffrent des autres doctrines, labores par des hommes. Ceux-ci tablissent des institutions et promulguent des lois qui n'ont d'autre fondement qu'en eux-mmes et en leur rflexion. En revanche, c'est le Dieu crateur qui a institu l'islam pour les hommes. Il n'y a donc pas tenir compte d'une situation historique qui imposerait telle ou telle comprhension telle ou telle poque. La seule situation historique que doivent reconnatre les musulmans c'est celle de leur conformit aux principes islamiques ou de leur dviation de ces principes. La thorie islamique de l'histoire est donc diffrente de toutes les autres thories qui prennent en compte la ralit d'une socit donne, le dveloppement de cette socit et ce qu'il implique d'volution dans les conceptions de ses membres. Mais appliquer cette vue des choses l'islam serait une ngation de sa nature exceptionnelle puisque d'origine divine.

    Je vais arrter ici mon expos de faon un peu brutale afin de ne pas dpasser les

    quarante-cinq minutes qui me sont imparties et j'en viendrai ma conclusion.

    Conclusion Je voudrais reprendre la question que je posai au dpart : le rformisme

    fondamentaliste est-il un vhicule de la modernit dans l'islam ou un vecteur de son occidentalisation ? Faut-il suivre Franois Burgat lorsqu'il nous prsente la rsurgence du religieux comme un effet de la vieille dynamique du nationalisme anti-imprialiste arabe, aujourd'hui anti-amricain, qui ne s'exprime plus dans un langage marxiste, mais dans le langage endogne de la culture islamique1 ? Ou bien Olivier Roy lorsqu'il nous prsente le no-fondamentalisme qui aurait succd l'islamisme comme le produit d'une religiosit moderne, individualiste, dracine, transversale, en rupture consciente et volontaire avec une histoire, une culture et une langue2 ?

    Il me semble que le fait de regarder un phnomne contemporain la lumire de son histoire mme rcente nous permet de "recadrer" un certain nombre d'affirmations.

    Premire affirmation : on prsente souvent le rformisme fondamentaliste comme un

    phnomne ractif. Autrefois, il tait une raction l'ingrence des puissances coloniales 3 C'est le mme terme arabe 'ubdiyya qui dsigne l'asservissement et l'adoration soumise que l'on doit Dieu. 4 Zill, 584. 1 Cf. F. Burgat, L'Islamisme en face, p. XIV. 2 Cf. Le Monde des Religions, 1 (septembre octobre 2003), p. 49.

  • Viviane Comerro, Islam et Modernit, Universit de Guebwiller 2003 12

    dans les affaires des pays musulmans. Aujourd'hui, il l'est la politique amricaine au Proche-Orient et au soutien l'Etat d'Isral. Ou bien en Europe, il est une raction au ghetto social de l'immigration et l'exclusion du chmage. Il ne s'agit pas de nier ces paramtres politiques et sociologiques, mais d'ajouter, pour une comprhension moins unilatrale, que ces peuples ont aussi une histoire et une culture propres et qu'ils ne sont pas ns seulement dans le regard de l'autre.

    Autre affirmation : le radicalisme islamique s'intgre au jeu dmocratique ds lors que

    celui-ci est instaur. Les pays musulmans qui pratiquent la rpression outrance favorisent au contraire le radicalisme. En admettant que ces conditions idales soient instaures, ne peut-on pas se demander si la forme mme de la dmocratie n'en serait pas affecte ? Car on ne peut pas dnier aux rformistes fondamentalistes la volont et le souci d'une relle altrit : celle d'avoir tablir un modle politique alternatif qui ne spare pas l'instance du religieux et celle du politique. Nous avons l'exemple de l'Iran qui a mis en place des institutions originales en faisant doubler le parlement et le prsident, lus par le peuple, par un conseil non lu dirig par un guide qui est une sorte de gardien de la constitution. Nous avons l un cadre islamique qui encadre svrement l'action lgislative du parlement et le peuple n'y est pas source de la loi. Quel que soit le devenir du rgime de Thran, d'autres formes de gouvernement entendront concilier ce que la modernit telle que nous la concevons ne veut pas concilier. Le mouvement rformiste ds le dpart s'est dress contre l'effort de lacisation des institutions judiciaires et politiques entrepris depuis le XIXe sicle et il entend toujours revenir sur ce processus. Dans un autre contexte qui est celui de la France d'aujourd'hui, pays dmocratique, quand un mouvement comme l'UOIF prne une adaptation de la lacit, c'est tout cela qu'il y a derrire. Il faut reconnatre que nous avons l deux lignes orientes en sens inverse : d'un ct toujours plus d'autonome entre politique et religieux et de l'autre toujours moins.

    Autre affirmation : l'effacement des cultures d'origine, par exemple l'islam maghrbin

    coutumier, de la gnration des parents, au profit d'une idologie transnationale comme l'islamisme pour la jeune gnration, serait un vecteur d'occidentalisation parce qu'il porterait la marque du dracinement engendr par la mondialisation. Ne faudrait-il pas rappeler aussi que la notion islamique de la umma c'est dire d'une communaut de croyants transnationale, au del des clivages ethniques, n'a pas attendu la mondialisation capitaliste pour s'exprimer et que la revue du Manr par exemple, s'en faisait le porte parole la fois contre l'idologie nationaliste et contre l'islam coutumier des confrries soufies ?

    Autre affirmation : la modernit dans les pays musulmans ne pourra tre le fruit que

    des conditions conomiques et sociales propices, ce qui rend inutile et vain tout dbat thologique autour du Coran, de son exgse et du statut de la "parole de Dieu" ? Je pense au contraire que tout cela va ensemble et que lorsque les thologiens apprennent dialoguer avec les sciences humaines et intgrent par exemple l'approche historico-critique de leurs textes fondateurs, un certain rapport de la violence la vrit s'en trouve modifi.

    Autre affirmation : le religieux ne serait qu'une idologie, c'est dire une fausse

    reprsentation du monde ou encore un habillage pour des rponses concrtes des problmes concrets qui trouveraient leurs causes dans les conditions conomiques et sociales des collectivits. Ne faudrait-il pas dire que le religieux est aussi bien plus qu'une idologie et que ce qui fait la force de l'islamisme, radical ou pas, c'est justement son articulation avec une tradition religieuse sculaire et son attachement passionnel une mme ralit considre comme sacre ?

  • Viviane Comerro, Islam et Modernit, Universit de Guebwiller 2003 13

    Je terminerai par une question : N'y a-t-il pas dans l'approche des sociologues que nous avons nomms un effort de rationalisation extrme qui dnie au religieux ou l'ordre symbolique son efficace propre dans le devenir des socits ?

    Et c'est l'historien Georges Duby que je laisserai le dernier mot. Lorsqu'il s'interrogeait sur ce que les marxistes appelaient la dtermination en dernire instance des phnomnes sociaux et qui voyaient dans l'conomique le lieu par excellence de cette dtermination, Georges Duby pensait au contraire "qu'une socit ne s'explique pas seulement par ses fondements conomiques, mais aussi par la reprsentation qu'elle se fait d'elle-mme" (...) "car ce n'est pas en fonction de leur condition vritable, mais de l'image qu'ils s'en font et qui n'en livre jamais le reflet fidle, que les hommes rglent leurs conduites". Et il ajoutait : "Se demander ce qui dtermine en dernire instance, c'est poser un faux problme. Il n'y a pas de dernire instance. Ce qui compte, c'est la globalit, la cohrence, la corrlation." (...) C'est chercher combiner plusieurs systmes pour rduire l'ordre le concret de la vie1 .

    Rfrences bibliographiques

    Burgat (Franois), L'islamisme en face, Paris, La Dcouverte, 2002. Carr (Olivier) et Michaud (Grard), Les Frres Musulmans, Paris, Gallimard Archives, 1983. Carr (Olivier), Mystique et politique, Lecture rvolutionnaire du Coran par Sayyid Qutb, Frre musulman radical, Paris, Cerf, 1984. Duby (Georges), Fodalit, Paris, Gallimard Quarto, 1996. EI = Encyclopdie de l'islam sous "Djamal al-Din al-Afghani", II, 427-430 ; "Ibn 'Abd al-Wahhab", III, 699-701 ; "Islah", IV, 146-170 ; "Mawdudi", VI, 863-864 ; "Muhammad 'Abduh", VII, 419-422 ; "Nahda", VII, 901-904 ; "Rashid Rida", VIII, 461-463. Juynboll (G.H.A.), The Authenticity of the Tradition Literature. Discussions in Modern Egypt, Leiden, Brill, 1969. Laoust (Henri), Essai sur les doctrines sociales et politiques de Tak-d-dn Ahmad b. Taimya, Le Caire, Imprimerie de l'Institut franais d'archologie orientale, 1939. Laoust (Henri), Les schismes dans l'islam, Payot, 1965. Louca (Anouar), voir Tahtawi Marel (J.), "Contribution l'tude de l'Association des Frres musulmans. Une brochure du cheikh al-Bann : vers la lumire", in Orient 4 (1957), 37-62. Qutb (Sayyid), F Zill al-Qur'n, I-VI, Le Caire, Dar Shorok, 1992 (17me d.). Ramadan (Tariq), Aux Sources du renouveau musulman. D'al-Afghani Hassan al-Banna un sicle de rformisme islamique, Paris, Bayard, 1998. Roy (Olivier), Gnalogie de l'islamisme, Paris, Hachette Littratures, 2001. Roy (Olivier), L'islam mondialis, Paris, Seuil, 2002. al-Tahtaw (Rif'a), L'Or de Paris, trad. A. Louca, Paris, Sindbad, 1989.

    1cit par Jacques Dalarun dans son introduction Georges Duby, Fodalit, p. XXI.