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Info CFDT ! Communiqué de Philippe Alcaraz, délégué CFDT, à l’ensemble des personnels de l’Opéra et de l’Orchestre. Chers collègues, Lors des élections professionnelles de 2010, je me suis aperçu que beaucoup d’entre ceux qui ne travaillent pas au sein même de la cage de scène sont finalement tenus assez peu au courant de ce qui s’y passe réellement. J’ai donc pensé qu’il serait utile de donner à l’ensemble des personnels, dans le cadre syndical d’un bulletin d’information interne, un compte rendu anecdotique et léger, au fil du temps, de la vie des coulisses avant, pendant et après les spectacles. Cela pourrait créer un pont entre ceux qui oeuvrent directement au contact de la scène et ceux qui la servent, en logistique, partout ailleurs dans notre Maison, quelle que soit leur tâche. La fusion Opéra/Orchestre et la réouverture l’année prochaine de notre cher Opéra-Comédie, avec sa toute nouvelle cage de scène et la mise en place des ambitieux projets artistiques de notre nouveau directeur, me paraissent une occasion favorable pour entreprendre cette aventure de communication et d’échange. Ainsi j’ai demandé à Jean-Luc Caizergues, machiniste et représentant des techniciens de scène pour la CFDT, de tenir un petit journal de bord. Evidemment, il ne s’agira que d’une vision partielle et subjective : la vision d’un machiniste. Philippe Alcaraz, délégué CFDT

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Info CFDT !

Communiqué de Philippe Alcaraz, délégué CFDT, à l’ensemble des personnels de l’Opéra et de l’Orchestre.

Chers collègues,

Lors des élections professionnelles de 2010, je me suis aperçu que beaucoup d’entre ceux qui ne travaillent pas au sein même de la cage de scène sont finalement tenus assez peu au courant de ce qui s’y passe réellement.J’ai donc pensé qu’il serait utile de donner à l’ensemble des personnels, dans le cadre syndical d’un bulletin d’information interne, un compte rendu anecdotique et léger, au fil du temps, de la vie des coulisses avant, pendant et après les spectacles. Cela pourrait créer un pont entre ceux qui oeuvrent directement au contact de la scène et ceux qui la servent, en logistique, partout ailleurs dans notre Maison, quelle que soit leur tâche.La fusion Opéra/Orchestre et la réouverture l’année prochaine de notre cher Opéra-Comédie, avec sa toute nouvelle cage de scène et la mise en place des ambitieux projets artistiques de notre nouveau directeur, me paraissent une occasion favorable pour entreprendre cette aventure de communication et d’échange.Ainsi j’ai demandé à Jean-Luc Caizergues, machiniste et représentant des techniciens de scène pour la CFDT, de tenir un petit journal de bord. Evidemment, il ne s’agira que d’une vision partielle et subjective : la vision d’un machiniste.

Philippe Alcaraz, délégué CFDT

A noter : Si vous avez des commentaires, des remarques ou critiques à formuler sur cet Episode 1, adressez-les-moi, je les diffuserai avec le prochain épisode.

CAGE CFDT

DE SCENE

Opéra/Orchestre/Montpellier

Episode 1 : « Le Règlement »

6 septembre

Une des plus extraordinaires visions qu’il me reste de Manon Lescaut, dernière et magnifique production de la saison passée, est celle du metteur en scène, notre bien-aimé directeur, élégamment penché sur moi assis en coulisse, et me faisant l’offrande d’une barquette de fraises énormes et rouges comme celles en plastique des accessoires. Celles-là étaient vraies, et gratuites. J’en ai vite mangé une pour en remanger une autre avant que Raymond, qui en avait déjà avalé cinq, la mange à ma place. Tous les machinistes présents ont remercié le directeur pour cette gâterie et il nous a répondu : « Vous le méritez bien. » Raymond lui a quand même avoué : « Vos fraises sont délicieuses, monsieur le directeur, mais le melon d’hier n’était pas terrible. » « Vous avez raison, il était de qualité moyenne », a fait le directeur avant de disparaître dans le couloir des loges, où il est allé distribuer une nouvelle barquette de fraises aux habilleuses.

C’était une matinée d’éclairages, silencieuse et morne comme la vie de certains, pas la nôtre. Assis au garde-à-vous autour du pupitre de régie, où trônait à ce moment un petit rusé en remplacement de notre régisseur mis au coin dans son bureau en boîte à chaussures, nous attendions pas sagement que le chef machiniste nous ordonne un changement de décor, espérant plutôt qu’il sifflerait la pause. On aime beaucoup faire une pause, et même plusieurs fois par jour. La pause est une loi qui s’applique depuis la préhistoire à tout le peuple des machinistes dans tous les théâtres présents sur la terre, et même sous l’eau. Nous autres, machinistes, on peut faire la pause en apnée pendant des heures, ça ne nous dérange pas. Pourtant, dès qu’il a fallu lever les fesses de nos chaises pour installer un nouveau tableau, on était tellement motivés par les fraises de notre directeur comme d’une drogue pour les fainéants, que dans l’euphorie générale Raymond a eu les pieds coincés atrocement sous un chariot pendant la manœuvre, et moi le tendon d’une épaule arraché et rongé comme un os de chien. Lui s’est retrouvé projeté à la maison, les chevilles doublées de volume et les orteils tout noirs en éventail face à la mer, moi sur la table d’opération pour me faire percer, scier et coudre. Merci, les fraises.

Aujourd’hui, Raymond et moi reprenons enfin le travail, tout excités comme au premier jour d’école chez les séniors. L’équipe doit charger un camion de décors de je ne sais quel spectacle en partance pour je ne sais où. Je suis content de pouvoir resoulever avec mon bras réparé des tonnes de bois et d’acier, comme une mule.Comme je refuse de m’acheter une voiture pour garder tous mes sous à l’Ecureuil, Raymond vient me chercher au petit matin devant la poste avec la sienne, qui est une auto de collection comme en avait une, et même dix, notre ancien directeur selon la presse menteuse.Nous fonçons vers l’entrepôt de décors, en banlieue gentille mais pas trop. Cet entrepôt, situé à l’entrée d’un ancien domaine viticole, est en vérité une grange, comme si on était des paysans. La dernière fois que nous y sommes allés, un type a été poignardé sur la route au feu rouge, à travers sa vitre baissée comme en ville. On a vu des citoyens sortir de leurs véhicules et poursuivre l’agresseur à l’intérieur du domaine, et parmi eux un grand sec plein de nerfs qui faisait le machiniste dans notre équipe, il y a vingt ans. Il nous a dit bonjour de la main et a continué sa poursuite en brandissant un sabre de samouraï comme en ont les détraqués. Il a disparu derrière les arbres avec la meute des justiciers et on ne l’a plus jamais revu.

Raymond fait un détour par une bretelle pour échapper à la circulation, et on se retrouve par enchantement devant la file des voitures qui nous devançaient. Il est malin, Raymond.Le portail du domaine est ouvert et le gros camion nous attend déjà en trépignant sur ses roues pour qu’on le remplisse comme une vache. Il obstrue l’entrée du domaine, à quelques mètres de la grange transformée en prison pour nos décors qu’on n’a pas encore jetés aux ordures avec les poubelles. Les machinistes commencent à arriver en défilé dans leurs petites voitures de sport, leurs berlines chromées ou sur des motos en or massif payées par l’Opéra.Chaque matin, les machinistes se font la bise comme les artistes. C’est Toni, le dominant du groupe, qui a imposé cette mode chez les techniciens à l’époque où il se teignait les cheveux en jaune, vert, rouge. Il ne se teignait pas le bas, non, mais l’épilait pour mettre en valeur son bel appendice. Il s’épile toujours, même pour la visite médicale, où il se présente en string devant l’infirmière.Comme tout le monde, je salue d’abord Toni. Je lui baise les doigts, ça porte bonheur : « Bonjour, parrain. » Tout de suite les copains s’intéressent évidemment à ma pauvre épaule, mais personne aux pauvres pieds de Raymond. Ils me disent : « T’as bonne mine », « T’as l’air fatigué », « T’as maigri », « T’as grossi », « Tu t’es pas encore suicidé ? » Moi je veux savoir absolument comment ceux partis en tournée dans les villages cet été avec un spectacle pour enfants ont gaspillé leur prime mirobolante soutirée par le syndicat à madame l’administratrice, qui pourtant tient la caisse de main ferme et garde la clé cadenassée dans sa poche. Prime colossale qui a fait des millions de jaloux dans la cage de scène, dans les couloirs, les angles morts des couloirs, les escaliers, les bureaux, les toilettes, la cave, à la conciergerie et jusqu’à la mairie. François m’avoue, les doigts pris dans la confiture, qu’il s’est acheté un téléviseur à écran extra plat de deux mètres sur quatre qu’il a installé dans sa chambre comme dans un cinéma, mais au plafond, au-dessus du lit. Malheureusement il se l’est déjà fait cambrioler pendant qu’il dormait. Bien fait.On me raconte, parce qu’on me raconte tout pour que je l’écrive ici-même comme à la télé-réalité, qu’après mon accident de travail les machinistes ont eu des histoires de nez à nez avec l’assistant décorateur de Manon Lescaut, un vagabond qui les traitait de pire équipe d’anarchistes du monde sous prétexte qu’ils ne lui obéissaient pas à quatre pattes comme à leur chef de horde. Au cours des répétitions, ce malpoli installait son Mac sur une table de coulisse, et le dos tourné à la scène, sous le regard éberlué des artistes et autres serviteurs, il consultait comme un enragé pendant des heures son Facebook pour voir si quelqu’un voulait bien l’accepter comme ami. Peuchère.

Raymond, toujours vaillant pour marquer des points auprès du chef en prévision de congés prioritaires prévus un an à l’avance, a grimpé au cul du camion pour réceptionner les décors que nous lui apportons à pied dans les ronces méchantes comme des barbelés. Il est en compagnie du jeune Eric, le plus joli garçon de l’Opéra. S’il avait de l’ambition, Eric pourrait être figurant. Plus vite on finit, plus vite on repart pour se mettre à table. Au bout d’une demi-heure de travail dans la joie et le chahut comme à la récréation, une inquiétante voiture arrive sur le chemin, du fond du domaine, où viennent d’apparaître de derrière les arbres une armée de caravanes et de fourgonnettes brinquebalantes. Quesaquo ?Le conducteur de la voiture, un père de famille, nous demande de déplacer immédiatement le camion qui bouche l’entrée s’il vous plaît, son petit garçon est tombé par terre de sa chaise et il doit l’emmener aux urgences avant que ça ferme. « Niet ! dit le chef. On finit de charger. » Le père de famille d’enfant malade monte alors sur son grand cheval : « Donnez-moi votre matricule. Si quelque chose arrive au petit, vous serez le coupable. » « Regarde, il est là, mon matricule », rétorque le chef en lui montrant la plaque d’immatriculation du camion.

Une deuxième voiture a déboulé sans préavis. Le conducteur exige qu’on enlève notre engin de malheur, sa femme à rendez-vous à l’hôpital dans cinq minutes. Le chauffeur du camion, un costaud, surgit de sa cabine et gueule que c’est une galère de manœuvrer dans cet endroit maudit, qu’il faut attendre la fin du chargement. « Fais pas le chaud ! » réplique l’autre, sur un ton qui refroidit. Une vingtaine d’hommes, peut-être cinquante, nous observent de loin, les bras croisés. Profitant de la confusion je vais me cacher dans la grange, en bon Français, et je fais semblant de compter les planchers sur les palettes, puis je les recompte lentement pour être sûr que le danger sera passé quand j’aurai fini. J’ai pas envie d’avoir des ennuis avec les gens du voyage, moi, et de me retrouver au tribunal pour discrimination. Derrière la grange, deux individus examinent un entassement de grilles rouillées, puis demandent à mon ami Paul, le plus normal d’entre nous, s’ils peuvent les emporter dans leur véhicule à disposition. Paul leur répond que ce serait avec plaisir qu’on leur donnerait ces rouilles, mais qu’elles ne sont pas à nous mais à la mairie socialiste, et qu’ils devraient plutôt demander l’autorisation au gardien du domaine, sans doute calfeutré dans son cabanon, l’oreille collée à la porte.Un long cortège de caravanes a envahi le chemin, roulant au pas comme un enterrement. Une femme qui n’est pas du voyage, employée de mairie ou humanitaire, le précède. Elle exige qu’on laisse passer tous ces gens qui ont le droit de vivre comme vous et moi. Elle téléphone à la mairie qui téléphone à l’Opéra qui téléphone au chef qui ordonne au chauffeur du camion de dégager la sortie. Le chauffeur manœuvre dans la pente jusqu’à la route, puis mesdames les caravanes quittent tranquillement le domaine tandis que d’autres, ainsi que des fourgonnettes, des voitures, des carrioles y pénètrent subrepticement. Chaque fois qu’un véhicule passe devant nous serrés en rang d’oignons contre le mur de la grange, les gens derrière les vitres nous saluent en souriant et nous remerciant de notre bonne volonté. Certains se proposent même de nous aider à finir le chargement, leurs yeux brillent de malice. Ca donne envie d’être près d’eux pour savoir ce que ça fait de voir de l’intérieur une brochette de nigauds.Une fois le chemin à nouveau désert, et comme d’autres véhicules commencent à se pointer dans les deux sens, on balance dans le camion les derniers planchers sur les dernières palettes et on s’enfuit à toute allure vers nos petites maisons gentilles pour se coucher, dormir et rêver de voyages aux Indes.

7 septembre

Il paraît que notre règlement de travail des techniciens de scène est à l’origine de la crise financière mondiale. On voudrait nous prendre tout l’argent qui est caché dedans comme un trésor pour sauver les banques. Notre délégué syndical, un électricien avec des lunettes, une petite barbe grise et des bottes pointues compte sur moi pour régler le problème comme je sais faire : avec des mots alignés comme des soldats dans des lettres de dix pages dont je dois bombarder madame l’administratrice, une madame beaucoup moins gentille que celle d’avant, et récalcitrante. Je possède dans la bibliothèque de mon cerveau un grand choix de lettres que je peux envoyer à tout moment à qui de droit sur toute la région en mon pouvoir. Compte tenu de mon analyse personnalisée de ma correspondante, j’ai choisi dans ma cervelle une lettre de psychopathe que j’ai déposée hier à la poste au bureau de sa secrétaire, c’est plus rapide. Du coup aujourd’hui mon délégué, comme un facteur, monte m’apporter aux cintres, où le chef m’a expédié pour se débarrasser de moi, la réponse qui m’est adressée dans une enveloppe marquée en gros comme pour les aveugles : « JEAN-LUC CAIZERGUES ». Cette réponse courroucée est comme un médicament pour les fous dont madame la gouvernante croit que je fais partie alors que c’est vrai, mais je ne suis pas le seul. La plupart, et même la totalité des

machinistes sauf un, Paul, qui travaille avec moi aux cintres cet après-midi, sont capables d’aller à l’asile.L’air sérieux comme toujours quand ça barde, le délégué me regarde lire la lettre pas contente de madame pas gentille qui veut nous égorger notre règlement de travail de droit divin. Il me demande : « Alors ? » « Alors je vais lui envoyer une autre lettre de psychopathe. »Je suis avachi dans mon fauteuil, ventilateur à fond sur ma face de rat à cause de ma thyroïde qui me donne des envies de tuer tout ce qui n’est pas machiniste, dont le délégué, qui n’est qu’électricien. D’ailleurs, à l’Opéra, on dit que les machinistes n’aiment personne. C’est faux : ils détestent tout le monde.Paul, lui, est allongé sur un petit banc, les yeux fermés comme s’il dormait, mais non, il fait semblant de se reposer des 450 kilos de fonte qu’on vient d’empiler sur le chariot d’une porteuse que les électriciens, au plateau, ont équipé de projecteurs pour que les artistes y voient mieux quand ils chantent, et aussi, un peu, pour que le public les voie chanter.Aux cintres, on manie beaucoup de fonte à cause des électriciens, qui se régalent d’accrocher sur nos porteuses de décors leurs ribambelles de projecteurs en plomb, et bien sûr sans qu’on ait le droit de rien dire comme si on était leurs serfs. Je crois bien qu’il faudrait ajouter un article à notre règlement pour interdire à ces messieurs de suspendre plus de deux ou trois de leurs lampions par spectacle. Je vais en parler au directeur technique, qui évidemment rejettera mon projet ambitieux pour nous punir, nous les machinistes, d’avoir toujours de bonnes idées, ou alors par dépit de n’avoir pas eu tout seul celle-là avant nous.Parfois, quand ils sont commandés par un éclairagiste allemand comme en quarante, les électriciens équipent tellement de projecteurs sur nos porteuses, qu’à la fin ils en laissent la moitié d’éteints parce que le metteur en scène a trouvé qu’on voyait trop bien son décor. Les électriciens ont alors les boules d’avoir bossé pour rien, mais ils continuent quand même d’équiper d’autres projecteurs de leur propre chef, comme des robots, et nous aux cintres on continue d’équilibrer les porteuses avec des poids en fonte qu’on fabrique nous-mêmes dans des moules. On est vraiment des caves.

Le problème, surtout, est que lorsqu’on équilibre une porteuse ça peut être dangereux. C’est dangereux si on met trop de poids, et dangereux aussi quand on n’en met pas assez. Pour bien équilibrer, il faut être intelligent. Des fois, on l’est. Des fois, non. Alors on fait des dégâts, on casse tout sans rien rembourser. Quand la porteuse nous échappe, elle monte au ciel comme une fusée en accélérant pour aller s’écraser sous le gril, vingt mètres au-dessus de la scène. Ca fait beaucoup de bruit, comme quand le chef vous crie dans les oreilles. C’est rigolo. Et dangereux. Mais à choisir, il vaut mieux que la porteuse aille taper là-haut qu’en bas, sur la tête des gens qui se promènent au lieu de travailler. En conclusion, si on n’est pas assez intelligent pour bien équilibrer une porteuse, il vaut mieux rajouter du poids qu’en enlever, comme au marché les vendeurs de légumes.De toute façon, toutes ces conneries d’équilibrage de porteuses avec des poids en fonte comme à la salle de muscu de Toni, c’est has been. Dans notre nouvelle cage de scène, que le directeur technique nous construit en ce moment même de ses propres mains plongées dans le ciment à notre ancien Opéra qui va rouvrir ses portes l’année prochaine grâce au pactole prélevé sur notre règlement de travail saigné à blanc, il n’y aura plus dans les nouveaux cintres en fer que de l’électronique avec plein de petits boutons lumineux de toutes les couleurs comme les jeux vidéos. On aura le droit d’appuyer où on veut quand on veut au hasard et ça montera et ça descendra tout seul comme les ascenseurs, sans qu’on ait à tirer sur des commandes avec nos mains en feu qui transpirent comme sous les bras. Les machinistes-cintriers de mon espèce en voie de disparition seront alors, non pas de misérables ouvriers en salopette noire, mais des ingénieurs en blouse blanche, des savants, des maboules. Et les metteurs en scène leur feront enfin confiance les yeux fermés, encore plus maboules qu’eux.

En fin d’après-midi, quand je redescends des cintres pour m’en aller vaquer dans ma maison qui est un appartement que m’a acheté l’Opéra avec mes sous, Gary, notre directeur technique, m’arrête par la manche et m’entraîne comme un sac en fond de scène pour m’entourer les épaules de son bras qui vous serre toujours fort comme s’il était votre ami, et il me demande je t’en prie Jean-Luc Caizergues de ne plus écrire à la direction des lettres de psychopathe, que c’est pas le moment, qu’il faut calmer le jeu, que ma maladie de la tête lui met le cul entre deux chaises comme aux cabinets. Je lui réponds comme un capricieux qu’il ne faut pas toucher à notre règlement de travail, que dedans il y a des euros qui sont à nous mélangés à ceux des autres et qu’après on ne les reconnaît plus et on nous les vole comme par disparition. Qu’on n’a pas le droit de nous les subtiliser pour les donner en cadeau à des saltimbanques, des artistes ratés, des vagabonds comme l’assistant décorateur malpoli obsédé de Facebook et autres cochonneries. Que sinon je deviens psychopathe et que je le reste à jamais pas guéri pour écrire encore et encore, et à l’encre rouge, comme les serial killers.

Il y a très très longtemps, Gary était machiniste comme tout le monde, et il était alors aussi normal que nous. Il est devenu directeur technique et paranormal après la guerre qu’on a gagnée contre l’ancien directeur technique qui voulait nous jeter à la porte de l’Opéra pour faire embaucher toute sa famille nombreuse, mais qu’heureusement c’est nous en premier qui l’avons jeté par la fenêtre de son bureau comme un pot de fleurs. On a poussé dans le dos Gary à l’intérieur du bureau vide par la porte restée ouverte, il s’est assis dans le fauteuil, le téléphone a sonné, il a décroché et a dit allô, oui, je suis le directeur technique, c’est à quel sujet ? Et comme ça il est devenu directeur technique à vie.Quand il était machiniste, Gary portait des chemises rayées avec des pantalons à carreaux. Une fois directeur technique, il s’est déguisé d’un imperméable comme la gestapo, plus une écharpe blanche et un chapeau noir de gangster, mais large comme les cow-boys. Aujourd’hui il s’habille plus simplement : blouson en cuir bouilli d’aviateur avec col mouton. Quand il marche très vite et énervé dans le couloir des loges à cause de nous parce qu’il ne veut pas qu’on fasse des bêtises comme la grève, on dirait qu’il décolle.Gary est directeur technique mais il restera toujours machiniste dans les veines. Il est de notre race des machinistes. Il est de notre sang. S’il me demande de me jeter des cintres sur la tête, je me jette. Tans pis pour moi. En revanche, s’il me demande d’arrêter d’écrire des lettres de psychopathe, je continue.

Dans le vestiaire, avec Boris, on est les derniers à partir comme souvent toujours. Boris passe un temps infini à se rhabiller parce qu’il est très soigné comme monsieur le directeur. Moi je ne me suis même pas changé, comme les clochards. Je suis en train de relire une dizaine de pages noircies posées sur mes genoux, c’est Cage de scène, mon journal de bord que le syndicat va diffuser sur le réseau intérieur de l’Opéra pour amuser la galerie. Ordre du délégué. Quel tyran. Boris me regarde gribouiller tout en enfilant ses boots. C’est alors que le pompier se pointe, tout rouge, la tenue et la figure. Il est à un mois de la retraite, et s’en vante. C’est un brave type, tout le monde l’aime bien et le préfère à tous les autres pompiers, qui le préfèrent aussi entre eux, comme la mascotte. Il est au même syndicat que nous mais dans la branche sécurité, vous savez tous ces maniaques qui nous empêchent de mettre le feu à l’Opéra quand on incendie la scène pour de faux en spectacle grâce aux accessoiristes s’ils font une mauvaise manipulation, mais ils n’en font pas puisque ça ne marche jamais leur système de mise à feu, grâce à moi qui débranche la prise sans le faire exprès à l’instant même où ils appuient sur le bouton parce que j’ai vu un fil traîner par terre en coulisse. Une fois j’ai voulu rendre service aux gars du son en faisant taire un larsen pendant un concert du festival. C’était pas un larsen mais une note d’orgue, diffusée en direct sur France Musiques.

Ce pompier est un vrai syndicaliste, il fait toutes les manifestations, et garde toute la panoplie dans son placard : les auto-collants, les drapeaux, les banderoles et même la hache de pompier, au cas où. Et il compte bien se battre encore pour les retraites quand il sera à la retraite. Jusqu’à la mort. Il nous dit : « Vous êtes encore là, vous deux ? » Puis ricane : « Vos copains, quand ils arrivent le matin on dirait qu’ils sont constipés. Et le soir on dirait qu’ils ont la gastro, tellement ils partent vite. » Repérant la liasse de feuilles entre mes mains, il reprend son sérieux : « C’est des revendications, tout ça ? » Je lui fais croire que oui, ce sont nos revendications. « Mais là c’est qu’une partie. Il y en a trois cents pages. » Il hoche la tête, dubitatif, puis rentrant le ventre, gonflant sa poitrine il nous déclare, avec son fort accent du nord qui sent le graillon : «  Moi j’en ai que six pages. Mais je les envoie directement à Paris. A la fédération. Je joue pas avec le bas de l’échelle, moi, avec les pissoteurs. Je vise le sommet. » Boris me pousse du coude : « Note ça pour ton Cage de scène. C’est du vécu. »

Jean-Luc Caizergues, machiniste, représentant CFDT des techniciens de scène

Au prochain numéro !

CAGE CFDT

DE Opéra/Orchestre/Montpellier

SCENE

Episode 2ter : « La Réunion »

deuxième version abrégée + Suite corrigée de l’épisode 2 (et commentaires ajoutés)

AVANT-PROPOS

Cage de scène est un work in progress. L’épisode 1, paru le 17 septembre, a été un succès. L’épisode 2, du 30 septembre, un échec (c’était pourtant une troisième version). L’épisode 2 bis du 5 octobre (distribué seulement à une dizaine d’exemplaires) n’était pas fameux. Aujourd’hui 10 octobre (première de Rusalka), paraît donc l’épisode 2 ter (cinquième version de l’épisode 2), qui annule et remplace, définitivement, toutes les versions antérieures, en pire. Le spectacle continue.

ATTENTION ! En rajout de la version papier de l’épisode 2 ter de Cage de scène (7 octobre), figure à la fin de cette version en ligne le

début de l’amusant Cage de scène épisode « zéro », qui paraîtra prochainement (avant l’épisode 3 : « La Grève »).

8 septembre

Raymond aime bronzer nu, comme Toni, mais il est peu membré. Le Toni, lui, a été favorisé par Dame Nature, et il en profite comme d’un jouet à montrer aux envieux et aux concupiscentes. Une fois, en coulisse, nous étions lui et moi comme deux travailleurs immobiles quand des mesdames les choristes ont descendu l’escalier du lointain pour un essayage, costumées en fées et autres sorcières. Toni a sorti immédiatement son appareil pour me le présenter comme au docteur : « Regarde ma cicatrice, Jean-Luc, comme elle est grosse. » Je la connaissais déjà, il nous la montre tout le temps. Mais les choristes du genre opposé, la cicatrice de Toni elles ne l’avaient encore jamais vue qu’en réputation, les rêveuses.Il est fou, ce Toni. Je crois même que sa cicatrice il l’a montrée à monsieur Muller, un ancien ancien directeur qui a été dépossédé de son portefeuille comme par magie par l’ancien directeur, le collectionneur d’autos de collection, lui-même remplacé par inadvertance par notre directeur actuel, si courtois. A ce dernier, Toni n’a pas encore exhibé sa cicatrice. Il n’oserait pas, il le respecte trop comme un marquis.

Quand arrivent les décors d’un nouvel opéra, les aiguilles de l’horloge que le chef a sous cloche dans sa tête s’affolent, et il faut faire très attention de ne pas avoir l’œil crevé en pointant en retard. Aujourd’hui, nous devons décharger cinq semi-remorques en provenance du nord de la France : une autre planète. Là-bas on travaille en silence, comme les mouches. Ici lorsqu’on entend une mouche voler, ou autre minable, c’est qu’il se passe quelque chose d’horrible comme la grève, ou la guerre des syndicats.On fait la queue au cul du premier camion comme chacun son tour à reculons. Il faut viser juste pour avoir la bonne place qui tombe comme à la roulette sur un élément le moins lourd. Parfois tu crois que c’est léger parce que c’est petit et puis merde, c’est plus lourd que le gros qui est après. Ca nous amuse toujours, dans la file indienne, de voir le copain de devant trompé comme à la maison par cette illusion d’optique. Nous rangeons les châssis, les praticables et autres machins portés jusqu’au monte-décors en riant et criant comme si c’était du poisson. On parle de pipi, de caca, de sperme. Le mot « sperme » fait hurler de rire même ceux qui n’en fabriquent plus une goutte à l’approche de la retraite, qu’ils passeront plantés comme des poireaux dans leur maison en carton avec piscine en plastique, pas loin du cimetière.

Gary, le directeur technique, a les nerfs à vif, comme un écorché. Il est en ce moment le centre du monde pour un tourbillon de problèmes qui convergent vers lui comme des rayons de bicyclette dont il serait la poupée vaudoue. On le sentira tendu jusqu'au rideau final de la première représentation, libératrice de tout un sale jus accumulé. Ensuite il renaîtra, s’ébrouant, racontant aux techniciens des blagues de lapins sodomisés par des ours.Déboulé comme au saut du lit, Gary surveille le chef qui nous surveille. Vigie au bout du quai de déchargement, il fait mine de comprendre ce que lui explique en baragouin la décoratrice allemande, venue en personne s’intéresser au mauvais sort que nous réservons à ses décors. Gary est au courant par avance de ce que lui professe la mademoiselle, ayant préparé comme un voyage dans la lune ses dossiers à code secret enfouis dans un tiroir pour que nul, ou autre parvenu, ne les lui soutire.

La décoratrice nous regarde bouche ouverte vider comme un poulet le deuxième semi-remorque en moulinant des bras et braillant et nous tapant les flans et dans le dos et nous pinçant les fesses comme des crabes, puis nous disputant, nous traitant de métèques, de blonds, de travestis. Elle nous voit comme des clowns nous battre de toutes nos mains et pieds et crachats, puis nous embrasser. Je crois qu’elle nous admire de travailler comme des bienheureux. A moins qu’elle n’ait tout simplement jamais vu réunis ici-bas une telle quantité de monstres.

Nous ramenons des entrailles du camion de grandes dents comme des défenses d’éléphant. Le monteur nous avise que ces dents sont des arêtes de baleine, et que cette baleine en squelette sera très pénible à assembler. Du coup, quand le chef cherche du regard, comme d’un hameçon, quelques nigauds pour reconstituer cette grosse animale en os pendant trois heures en sa compagnie, au doigt et à l’œil, toute l’équipe se précipite dans le fond du camion comme une cache, disparaissant aux oubliettes pour ne pas être désigné. Moi je reste courageusement dressé face au chef, bras ouverts, sans défense, sûr de mon destin : je sais parfaitement qu’il ne me choisira jamais, je serais un encombrement pour lui. Dès que j’ose toucher à la visseuse, et ne parlons pas de la scie, outil méchant qui voudrait me couper la main qui écrit ce que vous lisez, Bastien, vieux machino qui sait tout faire me dit  : « Donne-moi ça, Jean-Luc, t’es un dégât. » Ainsi j’évite les pires tâches.

9 septembre

On a commencé le montage du décor par petites équipes, sous les ordres bruyants du chef. Moi je ne suis d’aucune équipe, comme un électron. J’ai bien mes clés de 13 et 17 dans mon gilet flashé « technique-scène », mais je n’arrive jamais à m’en servir.Sur le plateau, pendant un montage, tu dois marcher l’outil à la main, ou en portant n’importe quoi qui fasse illusion : un bout de décor, de perche, un battant en bois, même tout petit. Il ne faut pas marcher trop lentement sinon tu te fais remarquer, ni trop vite non plus, ce serait suspect. Surtout il ne faut pas errer, déambuler, zigzaguer en ivrogne mais marcher raide, volontaire, se diriger tout droit d’un point vers un autre comme si on avait un but précis, comme si au bout de notre chemin de croix il y avait du travail à la pelle, qui foisonne, même quand on est sûr de ne trouver rien de plus que Raymond et Marcel, ou autre marrant pour bavasser et rigoler comme au comptoir. Mais il faudra vite repartir vers un autre objectif, toujours en ligne droite, et ainsi plusieurs fois de suite pour gagner du temps sur l’horloge machiavélique du chef.

Quand on assemble des fermes couchées à plat avant de les accrocher à une porteuse qui les emportera dans les cintres comme des draps aux balcons, on doit avoir la présence d’esprit de se tenir toujours accroupi le dos rond tourné vers la salle, incognito, car Gary, généralement posté à l’avant-scène et débattant avec quiconque, l’éclairagiste ou autre lampiste, nous garde sous la menace de son regard noir pour que le montage avance plus vite que nous.Vous devez toujours donner l’impression de boulonner, même si vous êtes deux concurrents pour le même boulon : l’un bloque avec sa clé, l’autre serre l’écrou avec la sienne. Coûte que coûte, Gary doit vous voir boulonner comme un boulonneur, et donc il faut, même si votre clé se repose, toujours remuer le coude, comme sait bien le faire Raymond, qui en plus tape avec l’outil sur une traverse pour peaufiner le stratagème. Mais l’idéal est de boulonner assis, qui est une position agréable comme sur l’herbe. Même Toni applique cette méthode, qu’il a perfectionnée en s’allongeant comme à la plage.

Pour passer d’un trou de boulon à un autre, mieux vaut ne pas se redresser debout, car vous risquez d’être attelé par le chef à une tâche beaucoup plus lourde, comme déplacer une pile de décors ou monter au gril installer des moteurs pour les lever. D’ailleurs, le jeune Eric et Boris viennent de se faire piéger, je les vois qui prennent l’ascenseur, les pauvres.Comme il faut aller dénicher ces moteurs à l’arrière-scène, enterrés derrière un bordel, certains volatiles sont attirées comme des papillons de nuit par la lumière du couloir des loges, puis par celle de l’escalier avant celle de la machine à café, qui est comme une vitrine de Noël. Tout ça pour finir au local en semblant de lavage et relavage des mains propres devant la télévision qui reste allumée toute braillante vingt-quatre heures sur vingt-quatre, personne n’ayant jamais le courage de l’éteindre. A celui qui ferait le projet de s’absenter du plateau pendant le montage, il est conseillé de se couler d’une équipe à l’autre en se rapprochant progressivement de la coulisse jardin, puis de se glisser par mégarde derrière un pendrillon avant de se mettre à couvert sous un châssis. Bondir par la petite porte du lointain dans le couloir est dès lors un jeu d’enfant. A condition d’avoir eu préalablement soin de donner l’impression de chercher un plancher numéroté dans un empilement, tout courbé et la main posée sur le dessus. Dissimulé par le tas il est évidemment plus aisé, en rampant, de disparaître dans le couloir pour dévaler l’escalier comme un toboggan. Remonter ensuite par le petit ascenseur, qui attire l’attention avec sa lumière de commissariat quand la porte s’ouvre, c’est chercher le bâton. Ou alors il faut prendre la précaution, avant, de dévisser l’ampoule. Dans le clair-obscur, on a peut-être une chance d’échapper à la guillotine. Non, le mieux est de revenir par le côté cour en ayant traversé la scène dans les dessous, et préférablement masqué derrière un large d’épaules comme Toni, qui est un intouchable.

13 septembre

Bref, le boulot abattu depuis quelques jours est de Titan. La décoratrice en a les larmes aux yeux, et le monteur se dit impressionné par notre équipe : sa bonne santé et son courage, son brio, son talent, son génie. Il n’a rien eu à faire de sa propre intelligence que donner au chef machiniste des indications de principe, entre deux contrepèteries. Il a eu même tout loisir de se tromper un peu en lisant le plan : notre chef le corrigeait sans réfléchir et nous pas toujours mais à la fin ça marchait. Nous l’avons vraiment bluffé comme des singes : « Merci, les gars. » Il nous apportera le goûter un matin, quand notre comptable lui aura donné les sous de son voyage ici pas gratuit.

Nous avons installé le plancher, les fermes vertes et blanches, une énorme structure de praticables, un plafond avec des verrières pivotantes pour laisser passer l’escalier en colimaçon et madame la baleine, que Marcel, excellent cuisinier, aimerait nous cuire dans notre local. Mais il n’y a que des vertèbres, des côtes et le crâne, qui se détache à coups de marteau pour l’entracte et qu’on dépose sur un chariot qui roule en le poussant en coulisse, comme à la morgue. Moi je n’ai pas touché grand-chose de tous ces décors, le chef m’ayant rapidement expédié dans les cintres comme un demeuré. L’équipe veut me laisser réfléchir au calme à comment nous débarrasser de nos ennemis, car il en rôde en ce moment. Ils voudraient nous manger notre règlement de travail comme du bon pain, ou autre pain blanc qu’on a fini de manger comme de la brioche. La grève couve dans l’œuf. Le chef me garde en forme comme les gladiateurs, lui qui d’habitude me traite de nigaud parce qu’il a raison. Même notre délégué, si raisonnable pourtant, me conforte. Il m’a dit, droit dans les yeux pour m’hypnotiser : « Va jusqu’au bout de ta folie, Jean-Luc. Fais-toi plaisir. »

Ma prochaine lettre de psychopathe partira bientôt s’incruster sous les cheveux dressés d’une pas gentille. C’est déjà tout rédigé de ma plume dans du vinaigre. J’attends juste le jour exact, le Jeudi Noir, annonciateur de la défaite des méchants avant la proclamation internationale de notre règlement de travail triomphant, rempli de pièces d’or et autres galions.

14 septembre

Ce soir, alors que la Maison est vide sans pas nous, je me tiens assis abruti de fatigue devant le boîtier des moteurs, attendant au premier cintre que n’importe qui me donne sans arrêt des ordres de manœuvre de baleine pour que son squelette soit en place au bout des câbles jamais de la même longueur, car trop facile. Un coup le moteur de la face, un coup le lointain et le milieu en groupé puis la face, je n’y comprends rien. Le beau petit Eric vient me remplacer, comme bientôt pour toujours. Je suis étendu comme un mourant sur les caillebotis et je regarde, sous perfusion, le gril tout là-haut tamisé de porteuses, où marche encore Boris qui ne se lasse pas de tirer comme des artères ses câbles de moteurs pour les rebrancher ici et là sur mon cadavre. Le chef est intraitable avec la bonne position de la baleine sous les indications de notre copine la décoratrice qui ne nous lâche plus la semelle, et même jusqu’au gril où elle est montée ce matin pour lever avec nous une grande frise noire emperchée d’une barre qui la tiendra bien horizontale afin de complaire au public tout vieux, tout blanc et aveugle.

16 septembre

Le monteur nous a offert le goûter du matin pour nous récompenser d’avoir accompli notre travail. C’est Marcel qui fait péter le bouchon du jus d’orange, et ouvre les paquets de biscuits sur la grande table du local des machinistes, où pendant les répétitions de Manon Lescaut monsieur notre directeur, invité surprise, est descendu chanter avec l’équipe « Happy birthday to you » devant le bon gros gâteau au chocolat des quarante-deux ans de Boris. Oui.Marcel me garde deux biscuits, parmi les meilleurs pleins de sucre, pour mon retour de la réunion. La réunion ? Parfaitement, les amis, j’ai été convoqué séance tenante avec notre délégué à une réunion organisée en mon honneur dans le bureau de monsieur le directeur, équipé de son administratrice et du directeur technique, pour me faire le procès de ma dernière lettre de psychopathe envoyée à madame outragée qui est allée s’en plaindre à notre syndicat gentil de la mairie socialiste. Le syndicat lui a rétorqué sans préambule que j’étais un camarade historique de l’Opéra depuis l’origine du monde. J’ai surtout compris que j’étais préhistorique comme les dinosaures, ou autres fossiles, voire un Cro-Magnon.

Le délégué et moi arrivons en premier comme de bons élèves à la réunion fameuse, qui s’annonce explosive comme un pétard mouillé. Le bureau de notre cher directeur est magnifique de sobriété baroque, comme un décor d’opéra ancien mais moderne. Les murs sont peints en gris avec des traces mais pas de doigts, comme si c’était la première couche. Pourtant c’est de l’art : quelqu’un a bien réfléchi avant de lancer le pot de peinture contre le mur. Monsieur le directeur tient à nous préciser que c’est lui qui a payé de sa poche l’artiste.Dans ce bureau venu de l’espace, il y a des meubles d’un siècle révolu comme le Roi Soleil, meubles ravissants que monsieur notre directeur a fait voyager, à ses frais toujours, depuis Paris, ou autre capitale du luxe et de la racaille. Le guéridon est rococo comme Arsène Lupin, ses pieds sont en guidon qu’on peut facilement ligoter d’une corde rapinée aux cintres pour le

descendre à bras nus par la fenêtre directement dans une fourgonnette démarrant en trombe dans la nuit. Il paraît qu’à notre ancien Opéra en travaux en retard, ils ont carrément réussi à faire s’envoler le treuil centenaire du lustre de la salle de cette façon coquine.

Gary pénètre tout sérieux parmi nous trois déjà assis comme pour manger, et me lance un regard pas gentil pour que je me tienne correctement comme à table. Il est suivi de madame l’administratrice habillée en sévère comme en prison, ou autre couvent. A ma gauche réside le directeur, tout sourire, et entre nous serré le délégué, qui se réveille d’insomnie à cause de notre règlement de travail condamné à mort comme un criminel. Gary, à ma droite, se racle la gorge comme s’il allait parler, mais non. Et dans le couloir aucun bruit, même de pantoufle. Les secrétaires retiennent leur respiration comme sous l’eau.A peine installée face à moi, madame la commandante ouvre les hostilités : « Vous n’êtes pas un représentant du personnel, monsieur. A quel titre êtes-vous là ? » « Au titre que c’est vous qui m’avez invité. Si je gêne, je repars. » Je me lève comme pour un rendez-vous, mais on me force à me rasseoir, comme sur la chaise électrique. Monsieur le directeur garde sa main blanche posée sur mon bras de sagouin : « Vous êtes belliqueux, Jean-Luc. » « Oui. » Et je rajoute que si je ne vois pas imprimé comme dans un livre notre gentil règlement des techniciens dans le dossier de travail méchant des prochaines négociations, ce sera la guerre sur la scène comme dans la brousse, avec des flèches empoisonnées. « Je veux mon règlement je veux mon règlement je veux mon règlement. » Monsieur mon directeur se courrouce : « Arrêtez de dire je veux, Jean-Luc. » « D’accord. J’exige. » « Non, Jean-Luc, dites : je souhaite. » « Très bien : je souhaite que je veux mon règlement. » « Vous ne voulez pas négocier », dit madame, péremptoire. « Mensonge. » « Vous me l’avez écrit. » « Mensonge. » « Si. » « Mensonge. Lisez la phrase. » Elle ne veut pas lire ma phrase gravée dans ma dernière lettre de psychopathe, la cachottière. Pour ne pas contrarier sa subalterne, notre élégant monsieur le directeur recherche, à l’aveuglette, dans la grande lettre dépliée en plan de bataille sur la jolie table faite de mosaïques vert-armée, une phrase à lire mais pas la bonne, qu’il articule à voix haute sans visiblement la comprendre ni personne ni moi, qui pourtant l’ai écrite. Madame commence à bouillir dans sa cocotte. Et mon délégué donne des coups de pied à ma chaise : je lui avais promis de ne pas faire mon timbré. « J’ai quand même le droit de m’amuser à la grève une fois dans ma vie, non ? » Monsieur le directeur, que le mot « grève » effraie comme les enfants, se lève avec panache et nous annonce, navré, que face à un tel déchaînement de violence il préfère quitter la réunion, et alerter immédiatement les pouvoirs de tutelle, nos financeurs, le ministère. Mais il se rassoit, se souvenant qu’après tout il est notre patron et qu’on ne peut décemment pas se réunir sans lui dans son bureau design. Mains jointes comme à l’église, Gary décide de jouer à l’homme calme qui se retient de m’assommer : « Jean-Luc, aie confiance en notre administratrice, je t’en prie. Personne ne veut de mal aux techniciens. » Je rétorque que je n’ai aucune confiance en cette madame moins gentille que l’autre d’avant, madame Labarrière, une sainte. Madame d’aujourd’hui se lance alors dans une diatribe contre cette Labarrière qui nous aurait, dit-elle, « acheté la paix sociale pendant trente ans ». Silence gêné du directeur, et autres témoins. Consciente que de telles paroles ne sont pas dignes de son rang, madame la régente préfère sortir de scène, et se retirer dans ses appartements.

J’ai tout loisir à présent de bien admirer le mur gris qui nous sépare, lardé de coups de pinceau savants. La paix règne enfin sur le champ de bataille. Un metteur en scène, un directeur technique, un électricien et moi, machiniste incompétent, nous voilà seuls, réunis entre gens de métier, entre professionnels du spectacle, ou autres galéjades. Dès lors je peux converser avec monsieur mon charmant directeur, qui a su garder son calme souverain pendant l’échauffourée, ce dont je le félicite, et autre brosse à reluire. Emu de ce que lui annonce par

ailleurs, en compromis, notre délégué intelligent il soupire, puis d’une voix douce, suave, respectueuse il me demande, comme à un ami, si je veux bien lui faire la grâce d’aller m’excuser, ou autre comédie, auprès de madame l’administratrice recluse. Allons-y. Il frappe à la porte, ouvre et susurre : « Monsieur Caizergues tient à s’excuser. »

Après cette réunion de famille, Gary me fait sa tête méchante pendant deux jours. Il redoute comme une bombe à retardement que je déclare la grève au volant de mon armée de techniciens, et autres kamikazes. Pour me le remettre dans ma poche, je lui demande de nous raconter pendant la pause une de ses histoires de lapin sodomisé par un ours. Jamais Gary refuse ce prestige de nous conter une histoire à quatre pattes d’animaux cochons. Cette fois il choisit un lapin espagnol et un lapin portugais pour se faire sodomiser par l’ours, mais un seul sera élu à la fin. Le délégué et le chef électricien, tous deux d’origine espagnole, redoutent le pire pour leur compatriote, et prient pour que ce soit le lapin portugais qui passe à la casserole.Une fois le lapin espagnol sodomisé, je monte m’isoler aux cintres pendant les éclairages du premier acte de ce beau décor inutile en cas de grève déjà manigancée dans ma tête, et j’écris une nouvelle lettre de psychopathe, mais cette fois adressée à mon directeur, car je n’ai plus le droit d’en écrire la moindre à madame la censure, qui me l’a interdit sous peine. Je lui révèle, à ce directeur, que sa gouvernante va bientôt le conduire au conflit tête baissée, comme les bœufs, et qu’il ferait bien de ne plus la suivre dans cet attelage, mais plutôt de nous écouter, moi et notre délégué habile, ou autres grognards comme les aimait son ancêtre à son poste suprême, monsieur Muller.Ma lettre de psychopathe sera-t-elle assez méchante pour quelqu’un d’aussi gentil que notre directeur ? Il ne faudrait tout de même pas que je redevienne guéri comme monsieur tout le monde, n’est-ce pas ?

Au prochain numéro !

Jean-Luc Caizergues, machiniste

COMMENTAIRES DU PRECEDENT EPISODE (1) DE CAGE DE SCENE :

« Merci à Jean-Luc Caizergues pour ce moment divertissant et son récit truculent. J’ai bien ri (et c’est pas tous les jours à l’évêché). » (C.) « Jean-Luc, tu écris bien mais tu penses mal. » (Anonyme)

« J’adore. Continuez. » (Anonyme)

« Quel rapport avec le travail d’un syndicat ? Croyez-vous que ce soit le moment ? Occupez-vous plutôt des problèmes des employés. » (Une en colère)

« Arrête de te prendre pour ce que tu n’es pas, Caizergues. C’est toi le raté ! » (Moi)

« Ne parlez pas que de vous dans votre journal. Pensez un peu aux AUTRES. Il n’y a pas que les techniciens qui travaillent, à l’Opéra. Et encore moins QUE les machinistes. Racontez TOUT ce que nous faisons TOUS. » (Anonyme)

« Ton texte est égocentrique et nombriliste, il ne tourne qu’autour de toi et ceux de ta race (sic), ignorant tout des autres corps de métiers, qui comme toi sont autant de petites pierres qui tiennent l’édifice.« Si tu peux construire sans démolir. Si tu peux jouer sans perdre. Si tu peux aimer sans haïr. Alors tu seras un homme mon fils. »Il a suffi de gratter un peu et on découvre : tu es has been, des relents nauséabonds surgissent du tréfonds de ta mémoire, même les rats n’en voudraient pas. A force de pêcher, ton torchon ne sent pas la rose mais la sardine exposée au soleil depuis quelques lustres, normal nous sommes dans le Midi.Crois-tu que les jeunes de vingt ans se préoccupent de celui que tu as jeté par la fenêtre ? Ils s’en foutent royalement, ils ont raison, ils pourraient te répondre comme le poète : « Monsieur, j’ai vingt ans et je vous emmerde… » Du classique, non ?OK, les jeunes ne s’indignent plus et ont tort de ne pas s’engager, ils ne sont pas méritoires. Ce monde sans cesse en mouvement leur appartient, ils le construiront à leur image, désormais, ce n’est pas à nous de les juger mais l’histoire le fera à notre place.Auguste, tu n’as pas tout lu, tu n’as pas tout vu, tu n’as pas tout vécu. Garde plutôt ta poésie et cajole ta muse, refoule ton sac d’ordures aux oubliettes. Permets-moi cher collègue de te renvoyer à quelques références éclairantes, espérant que tu pourras retrouver ton chemin comme fit jadis Ulysse :Saint Augustin : « La Cité de Dieu ».Steag Dagerman : « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier ».L’ardu Montesquieu dans : « L’Esprit des lois », l’abracadabrantesque Rabelais et surtout « L’Homme qui rit », de Victor Hugo.Mais à cette occasion l’apôtre Paul est le plus approprié : « Lettre aux Ephésiens – chapitre 4 », où il est question d’humilité, de douceur, de patience et d’unité dans l’Esprit. » (Mils)

« Etudiante, j’ai été figurante sur quelques spectacles. J’ai trouvé les techniciens très prévenants, et certains… super-mignons ! » (S.)

« Y a de l’ambiance chez les machinistes ! » (Fan)

« Bravooooooooooooooooooooooo !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! » (Anonyme)

« Cage de scène épisode 1 est un projet qui a été reçu de diverses façons par les collègues.Une partie est demeurée indifférente et sans opinion, ces personnes ne se sentant pas concernées par la thématique et encore moins par la démarche syndicale.Un deuxième groupe demeure furieux, pour ne pas dire hostile et en colère (pourtant à mon avis il n’y avait pas de tricherie, tout étant inclus dans la présentation de Philippe Alcaraz, le délégué de la CFDT : ce petit journal raconterait la vie de la cage de scène du seul point de vue d’un machiniste, Jean-Luc Caizergues).Un troisième et dernier groupe a perçu ce texte avec bonheur, et l’a lu avec délectation, d’autant plus que ces personnes ont considéré le récit au premier degré, telle une farce. Certains ont vraiment découvert l’univers des techniciens, en estimant qu’un anthropologue serait ravi de se pencher sur ce groupe d’indigènes qui travaillent dans l’ombre au service des artistes qui sont sous les feux de la rampe.Ce dernier groupe a apprécié l’humour croustillant de l’auteur, le verbe volontairement gauche, des situations drôles, des caricatures de certains personnages collant à la réalité. Ils ont aimé ce style qui use d’opposition de phases : repos, travail et parties de franche rigolade. » (Anonyme)

AU SUJET DE L’EPISODE 2 (du 30 septembre)

« L’épisode 2 est beaucoup moins marrant. Et il n’y a pas l’effet de surprise du 1. Mais il est mieux écrit. » (T.)

« Tu parles trop de TOI, Jean-Luc. » (N.)

« Ca paraît mieux écrit que l’épisode 1, mais ça ne l’est pas. Et de loin ! » (G.)

« Cage de scène 2 me semble trop cérébral. Et il manque des virgules. » (Anonyme)

« Le 2 est bien meilleur que le 1. De la confiture au cochon. » (R.)

« Jean-Luc Caizergues, écrivain raté : ta gueule ! » (Zombie)

« A force vous allez couler l’Opéra. » (Anonyme)

« Le 2 est trop long. L’histoire des miroirs nous les casse. » (Anonyme)

« J’ai lu les quatre versions successives de l’épisode 2 de Cage de scène. Je ne m’en lasse pas. La nuit, j’y repense. Des phrases entières me reviennent. » (C.)

« Bof, le numéro 2. J’attends le 3 avec impatience, tout de même. » (Anonyme)

« L’épisode 2 est très différent du 1. Mais tout aussi formidable. J’aimerais écrire comme ça. » (L.)

« Jean-Luc, ton truc 2, c’est nul. Ca vaut rien. J’ai rien compris. Il faut relire chaque mot pour comprendre. Tu écris à l’envers. J’avais pourtant rigolé au 1. » (M.)

« Les commentaires, finalement, valent mieux que le texte. (Anonyme)Vous pouvez adresser vos commentaires, critiques, remarques au sujet de Cage de scène par courrier papier ou mail sur noelmartinez, service électrique, « à l’attention de Philippe Alcaraz, délégué CFDT », ou sur l’adresse mail de Philippe Alcaraz nouvellement créée ([email protected]).

Vous pouvez non seulement commenter Cage de scène, mais aussi parler de vous, de votre service, de la vie de votre service, raconter des anecdotes, donner votre avis sur les spectacles que nous présentons au public. Vous pouvez même évoquer des spectacles vus ailleurs, et de toutes sortes. Vous pouvez parler de films que vous avez aimés ou non, d’émissions de télé, de livres, d’expositions. Vous pouvez aussi passer vos petites annonces (ventes, achats, rencontres, etc.). Bref, vous exprimer librement, échanger, créer du lien entre nous tous. La cage de scène sera la Maison tout entière.

Tous vos écrits seront publiés avec l’épisode suivant de Cage de scène, ainsi transformé en libre journal et lieu de débat. Aucune censure (dans les limites de la loi). Nous publierons même les critiques ou informations, quelles qu’elles soient, que voudront bien nous transmettre et transmettre à l’ensemble des personnels, par le biais de Cage de scène, les autres syndicats.A vos plumes !Si vous souhaitez rester anonyme, signalez-le. Vous pouvez bien sûr utiliser un pseudo.

N.B. : Beaucoup d’entre vous, en voyant paraître Cage de scène, ont pensé au Nœud à coulisse, journal bimestriel du personnel de l’Opéra de Montpellier que la CFDT a publié de 1982 à 1988. Le Nœud à coulisse, tiré à 5000 exemplaires, c’est 32 numéros (de douze pages sur papier glacé pour les derniers numéros). La publicité l’autofinançait. Fin 87 et début 88, Le Nœud à coulisse était complété des programmes de l’Opéra (A l’Opéra, bi-colore, 5000 exemplaires aussi). Le Nœud à coulisse paraissait tel mois, et le mois suivant c’était A l’Opéra. Ces publications CFDT étaient distribuées au public par les techniciens une demi-heure avant les spectacles. De nombreux personnels ont travaillé à son existence et rédigé des articles, dont notamment : Aurore, Jean-Pierre, William, Abdel, Claude, Philippe, Alain, André, Fabienne, etc. Cette expérience originale née de la base, et d’une grande liberté de ton, n’a pas d’équivalent connu dans le monde du théâtre, de la danse, de la musique classique et de l’opéra. Si vous souhaitez consulter ces reliques, demandez autour de vous à des « anciens ». Certains, comme Jean-Pierre par exemple, ont tout conservé, du numéro 1 au numéro 32 (où figure le fameux article : God Nichet).

Premiers paragraphes de Classe inférieure, épisode zéro de Cage de scène :

Avant d’attaquer une journée de travail, on fait la pause. On boit du café, on discute, on se marre. La pause peut durer cinq minutes ou quatre heures, il n’y a pas de règle.Depuis deux à trois semaines la pause est reconductible, on ne fait rien, rien, rien. On ne passe même pas un coup de balai dans les coulisses, pourtant dégueulasses. On préfère se garder un peu de travail, au cas où il faudrait subitement faire semblant.

Celui qui arrive en avance le matin est qualifié de « maso ». Je suis maso.Une fois le petit couloir des loges franchi, je pénètre dans la cage de scène, tombeau de nos anciens. Je reconnais la bonne odeur du bois mort, du bois sec qui ne demande qu’à flamber.J’allume les services de scène et relève machinalement le rideau de fer, que je retombe aussitôt : on ne fera rien aujourd’hui encore.

Pour se rendre au vestiaire des machinistes on passe devant la porte fermée à triple tour du bureau de Dédé, sur laquelle une main tremblante a écrit : « le chef est méchant ». Je raye « méchant » que je remplace par « gentil », le chef est syndiqué. Ils ont aussi punaisé sur la porte une liste de produits alimentaires à des prix exorbitants. Dédé possède une épicerie de pauvres. Ses clients se nourrissent d’aliments pas chers au départ de l’usine, dans les rayons ça varie à la demande.

La table de notre local est salie de café froid, et encombrée de journaux ouverts à la page des petites annonces, ou du quinté de la veille (j’ai encore perdu, merde).Depuis trente ans Bastien arrive le premier, c’est un super-maso. Même pour rien branler de la journée, il se change de pied en cap, il se déguise en machiniste avec la salopette noire, les chaussures de sécurité et les gants dans la poche ventrale. Il change même de chaussettes et de slip.

Dès 8 heures du matin le téléviseur est remis en route comme une turbine. Il y a toujours un machiniste pour ne pas oublier d’appuyer sur le bouton en arrivant. La télévision reste allumée du matin au soir, que nous soyons au local ou sur la scène comme des acteurs. Et il y a toujours quelqu’un pour augmenter le volume du son, à la manière des sourds ou des aveugles. On entend même hurler la télé depuis le plateau.

François ne m’a toujours pas rendu The Eminem Show, prêté il y a un an. Je redoute le pire, il m’a déjà perdu des chèques du syndicat dans sa machine à laver, quand je lui rappelle l’épisode il me répond change de disque.François, au début, on l’appelait la banane grâce à ses cheveux. Puis on l’a surnommé la houppe. Maintenant c’est le chauve.Il y a vingt ans François s’était inscrit étudiant en avocat sur mon conseil amusé, il est allé en cours un soir ou deux puis sa carte d’étudiant lui a servi pour des places moins chères au cinéma et pour de la purée au resto U. Ensuite il s’est acheté un aquarium géant. Puis trois téléviseurs à écran large. Il adore la télévision, il aime la regarder chez lui et au travail. Parfois il dispute le canapé du local au jeune Roméo et à Maurice, mais il a rarement l’avantage. Lorsqu’il est allongé dans le canapé, d’où il surveille l’écran en ne dormant que d’un œil, Maurice se retient d’aller aux cabinets même s’il a bouffé de tout. Il sait qu’en abandonnant sa place il la perd au profit du jeune Roméo, qui est son disciple. Roméo la lui chiperait illico et

ne voudrait plus la lui rendre jusqu’à l’heure d’aller redormir chez soi, dans son propre canapé, devant sa propre télé. (à suivre)

CAGE CFDT

DE Opéra/Orchestre/Montpellier

SCENE

Episode Zéro : « Classe inférieure » 

DERNIERES PAGES :

« LES COMMENTAIRES VALENT

MIEUX QUE LE TEXTE ! » OUI.

AVANT-PROPOS

Pour vous amuser, en attendant de nouvelles aventures en direct (épisode 3 de CAGE DE SCENE : « La Grève »), voici : « Classe inférieure ».

CLASSE INFERIEURE

Avant d’attaquer une journée de travail, on fait la pause. On boit du café, on discute, on se marre. La pause peut durer cinq minutes ou quatre heures, il n’y a pas de règle. Depuis deux à trois semaines la pause est reconductible, on ne fait rien, rien, rien. On ne passe même pas un coup de balai dans les coulisses, pourtant dégueulasses. On préfère se garder un peu de travail, au cas où il faudrait subitement faire semblant.

Celui qui arrive en avance le matin est qualifié de « maso ». Je suis maso. Une fois le petit couloir des loges franchi, je pénètre dans la cage de scène, tombeau de nos anciens. Je reconnais la bonne odeur du bois mort, du bois sec qui ne demande qu’à flamber. J’allume les services de scène et relève machinalement le rideau de fer, que je retombe aussitôt : on ne fera rien aujourd’hui encore.

Pour se rendre au vestiaire des machinistes, on passe devant la porte fermée à triple tour du bureau de Dédé, sur laquelle une main tremblante a écrit : « le chef est méchant ». Je raye « méchant » que je remplace par « gentil », le chef est syndiqué. Ils ont aussi punaisé sur la porte une liste de produits alimentaires à des prix exorbitants. Dédé possède une épicerie de pauvres. Ses clients se nourrissent d’aliments pas chers au départ de l’usine, dans les rayons ça varie à la demande.

La table de notre local est salie de café froid, et encombrée de journaux ouverts à la page des petites annonces, ou du quinté de la veille (j’ai encore perdu, merde).Depuis trente ans Bastien arrive le premier, c’est un super-maso. Même pour rien branler de la journée, il se change de pied en cap, il se déguise en machiniste avec la salopette noire, les chaussures de sécurité et les gants dans la poche ventrale. Il change même de chaussettes et de slip.

Dès 8 heures du matin le téléviseur est remis en route comme une turbine. Il y a toujours un machiniste pour ne pas oublier d’appuyer sur le bouton en arrivant. La télévision reste allumée du matin au soir, que nous soyons dans le local ou sur la scène comme des acteurs. Et il y a toujours quelqu’un pour augmenter le volume du son, à la manière des sourds ou des aveugles. On entend même hurler la télé depuis le plateau.

François ne m’a toujours pas rendu The Eminem Show, prêté il y a un an. Je redoute le pire, il m’a déjà perdu des chèques du syndicat dans sa machine à laver, quand je lui rappelle l’épisode il me répond change de disque. François, au début, on l’appelait la banane grâce à ses cheveux. Puis on l’a surnommé la houppe. Maintenant c’est le chauve.Il y a vingt ans François s’était inscrit étudiant en avocat sur mon conseil amusé, il est allé en cours un soir ou deux puis sa carte d’étudiant lui a servi pour des places moins chères au cinéma et pour de la purée au resto U. Ensuite il s’est acheté un aquarium géant. Puis trois téléviseurs à écran large. Il adore la télévision, il aime la regarder chez lui et au travail.Parfois il dispute le canapé du local au jeune Roméo et à Maurice, mais il a rarement l’avantage.

Lorsqu’il est allongé dans le canapé, d’où il surveille l’écran en ne dormant que d’un œil, Maurice se retient d’aller aux cabinets même s’il a bouffé de tout. Il sait qu’en abandonnant sa place il la perd au profit du jeune Roméo, qui est son disciple. Roméo la lui chiperait illico et ne voudrait plus la lui rendre jusqu’à l’heure d’aller redormir chez soi, dans son propre canapé, devant sa propre télé.

Hier à 14 heures pétantes Maurice a accepté, en échange d’un jour de « récupération », de ramener la machine à fumée chez le locationnaire, ces communistes l’ont amortie cent fois leur engin de malheur qui fonctionne pendant les répétitions et jamais en spectacle. Maurice a profité de la voiture de l’Opéra, et de l’essence, pour faire un long détour à l’épicerie du chef dans les quartiers immigrés, dire bonjour, boire le thé à la menthe et s’empiffrer de gâteaux tunisiens au goûter. A son retour, en toute fin d’après-midi, il m’a demandé si on perdait des points de son permis perso en cas d’accident avec le véhicule de service. J’ai répondu oui Maurice, si ça t’arrive t’es baisé. Alors il s’est emporté et a balancé les clés de la Renault dans la poubelle, applaudi par Louis, Karim et Paul :- La prochaine fois, ils loueront un chauffeur ! J’irai plus nulle part, je monterai dans la voiture mais je démarrerai pas, je piquerai une sieste !

Le jeune Roméo roupille. Toni fait son quinté. Karim parle à Bastien qui l’écoute en parlant à Louis qui somnole. François est pendu au téléphone gratuit du local et Paul refait déjà du café : la journée sera longue, il faut tenir.Maurice cherche la rue de son avocat dans le Bottin, il me demande je cherche la rue de mon avocat, tu la connais ? Comme je ne sais pas répondre à ce style de question, Maurice me relance au sujet de la carte de parking, il est prêt à tout pour en obtenir une, il veut en parler à madame Labarrière en personne, lui mettre les points sur les i. Maurice la rencontre quelquefois à la mer quand il va pêcher pour manger ou revendre. Elle possède un voilier payé avec un dessin que Picasso lui a offert petite fille. Elle a même vu Hemingway aux arènes comme je vous vois à l’Opéra, m’a-t-elle affirmé les yeux brillants, un soir en coulisse pendant un spectacle de danse contemporaine (ils dansaient nus sous les tapis). Hemingway m’impressionne, il a écrit Les tueurs dont j’ai tiré mon poème La Porte. Mais Picasso je vomis. Madame Labarrière ne sait pas que j’écris, elle ne lit de moi que des lettres du syndicat. Je conseille à Maurice surtout ne lui parle pas de ta carte de parking, tu pourrais tout faire capoter.- J’ai un plan, je lui dis, je vais faire un courrier à madame Labarrière sur le mode de l’humour. Ton problème de carte de parking, tu le sais, prête à rire étant donné que tu en avais une et que tu l’as rendue à la mairie pour pas payer quatre sous, t’es vraiment con.

- Oui, admet-t-il, je suis un con.- Très bien. Maintenant laisse-moi faire, Maurice. J’en ai obtenu une de carte pour Félicien pareil, j’ai écrit une lettre d’humour comme quoi il avait acheté très loin sa maison à un Belge. L’humour ça marche, madame Labarrière a trouvé immédiatement une carte pour Félicien dans la poche d’une couleuvre des bureaux, une écologiste qui se garera à pied. - Je te fais confiance Jean-Luc, sanglote Maurice, mais je veux ma carte de parking il me la faut je la veux j’en ai besoin elle est à moi. Je lui assure tu l’auras c’est capital une carte de parking, celui qui n’a pas de carte est un impuissant. Mais il faut absolument que ce soit le syndicat qui la lui obtienne, et pas lui tout seul Maurice de sa propre intelligence, ainsi il sera redevable au syndicat comme dans Le Parrain. Après avoir réglé la question de sa carte de parking, Maurice demande au chef l’autorisation de partir trois heures avant l’heure pour chercher la rue de son avocat. Quand on part avant l’heure ça compte comme si c’était l’heure de partir. Les techniciens sont payés « au service ». Voilà ce que les fonctionnaires de cet Opéra de jaloux n’admettront jamais. De toute façon ils ne nous aiment pas, ils croient tous qu’on ne veut rien foutre à part décharger des camions et monter les décors.

Le chef m’exhibe fièrement son chéquier d’entreprise d’épicier, il le feuillette sous mon nez comme on bat les cartes. Je lui dis bravo Dédé. Félicien, qui n’est pas présent aujourd’hui ni hier ni demain parce qu’arrêt de travail envoyé tout droit par la poste au bureau du personnel, aime chanter à qui veut l’entendre que je lèche le cul du chef, que j’aime lécher le cul du chef, que c’est bon hein Jean-Luc de bien lécher le cul du chef, et il bouge sa langue comme un essuie-glace.

Nos blousons nouveaux sont arrivés chez Pérez. Pas trop tôt. On doit descendre les récupérer à la cave, ça fatigue, mais bon. Ce sont de gros blousons noirs avec la capuche et la fourrure de singe autour, comme les dealers. Ca servira pour travailler sous la pluie et dans le froid, au potager, derrière la maison. Et accessoirement pour décharger les camions de décors en automne et en hiver.

Karim est au courant pour l’affaire de la drisse noire de Pérez qui m’aurait « envoyé chier » selon lui lorsque je suis descendu en réclamer un rouleau. Je lui rétorque tu es mal renseigné Karim, pour une fois : le Pérez ne m’a pas envoyé chier, c’est moi qui l’ai remis à sa place pour défendre la civilisation. Je lui ai dit monsieur Pérez nous sommes vous et moi au service de la culture, de la civilisation, et il l’a mal pris, voilà toute l’histoire.Raymond se lève d’un bond et me serre la main, me félicitant d’avoir défendu face à Pérez « l’honneur des machinistes ». Il a déjà eu embrouilles avec ce chercheur de poux, il lui avait piqué des stylos et de la colle pour ses petites nièces et monsieur l’a pris de haut comme s’il était un voleur.

Le chef a découvert derrière le placard de Raymond le petit paravent japonais que les machinistes allemands cherchaient partout au rechargement du dernier décor. Raymond exige de savoir qui a mis ce paravent derrière son placard pour le faire accuser. Il jure au chef je ne suis au courant de rien je te le promets Dédé sur la vie de mes enfants. Le chef répond oui en faisant non de la tête. Alors Raymond lui avoue qu’il ne savait pas que ce truc chinois faisait partie d’un décor, puis raconte qu’il l’a ramassé par terre parce que les Allemands l’avaient oublié, que c’est de leur faute à ces Boches, enfin que c’est eux qui le lui ont donné, non vendu, non qu’il le leur a volé pour la simple et bonne raison que son grand-père est mort dans un camp. Le chef lui dit stop en levant la main comme les nazis :

- Raymond, tu emportes cette merde chez toi, tu l’enfermes dans ton garage avec tout le reste que t’as collectionné en vingt ans, et tu te la boucles ! L’épicerie du chef fait aussi rôtisserie de poulets pas aux grains. De temps en temps Raymond s’en fait rapporter un bien cuit et recuit par le chef. L’animal bien que huileux n’est jamais vénéneux, au contraire il est goûteux, surtout la peau. L’huile de poulet c’est bon pour les artères, elle est plus grasse et donc plus « digeste ». Car il y a la bonne et la mauvaise graisse, m’explique Raymond. L’huile de poulet par exemple est bonne, elle est « végétale ». Comme l’huile de colza. Tu peux boire un litre par jour d’huile de colza, Jean-Luc, il ne t’arrive rien. L’huile de poulet c’est pareil. C’est mieux, même.Pérez nous rend souvent visite pour échapper à l’ennui. Il s’affale dans le fauteuil caca d’oie adossé à la fenêtre grande ouverte. Quelle chaleur ! Le chauffage est poussé à son maximum, personne ne sait comment l’arrêter, pas même lui.Pérez boit le café et mange les petits biscuits avec nous jusqu’à midi moins dix, où il est temps de se laver les mains avant d’aller manger. Pérez nous en informe les mecs il n’y a plus de plombier dans la maison Opéra, oui messieurs ! Ca vous en bouche un coin, hein ?- A cinquante ans « monsieur les-bons-tuyaux » se dore au soleil de sa préretraite sur le dos des travailleurs ! grommelle-t-il. Et bien sûr madame Labarrière refuse de remplacer les irremplaçables ! Aurélien, l’homme de ménage qui peint de très jolis visages d’enfants brûlés au chalumeau, est un jeune homme vif et sérieux. Ce qu’il pense de nous ça se lit sur sa figure quand il ressort de nettoyer nos chiottes : on est vraiment des porcasses.

On ne s’entend plus gueuler dans le local, mais personne ne songe à faire cesser les vagissements du dessin animé de M6. On parle de l’école maternelle dévastée par de petites racailles : Karim est partisan qu’on les fouette et d’autres qu’on les brûle. Raymond qu’on les fouette, puis qu’on les brûle. A petit feu. Parle que je te parle Raymond en vient aux « amazones » qui ont « le feu au cul » dans les couloirs de l’Opéra. Une qu’il ne nommera pas mais surnomme « la tigresse » serait « en chasse » depuis qu’elle a divorcé. Les machinistes ignorent-ils de qui il s’agit ? Selon Raymond cette « demoiselle » est la maîtresse d’un musicien, elle s’en vante. Un matin que l’artiste répétait avec l’orchestre, Toni serait allé à son appartement de 300 m² pour visiter la chambre avec les glaces au plafond. Toni voulait absolument troncher la tigresse sur le lit du virtuose, dit Raymond, puis s’essuyer avec le drap :- Et il l’a fait.

En face du local, de l’autre côté de la rue, la chambre des exhibitionnistes est éclairée mais on ne voit personne sur le lit, ils doivent être sous la douche. Raymond tire les rideaux, éteint la lumière et appuie sur « play » avec la télécommande. Il nous a ramené un film amateur des années quatre-vingts. Pas doublé, pas sous-titré. Pas besoin : les comédiens sont des dogues allemands. Et les actrices des femmes normales qui ne font que pousser des cris de démence. Terrifiant. Les pattes des chiens sont affublées de brassards à croix gammée.Finalement je préfère monter aux cintres écrire un poème. Un poème sadique.

Paul et moi avons récupéré une grosse chaîne rouillée à la cave, elle sert d’habitude à un choriste qui se fait attacher là par deux autres, et fouetter. Nous avons enchaîné dans les cintres, au gros tuyau d’évacuation de l’eau du toit, deux transats verts de peur qu’on nous les vole ils sont neufs, le chef de l’entretien nous en a acheté trois pour notre dos, le troisième reste libre de circuler d’un endroit à l’autre du cintre selon que le cintrier veut être étendu dans la lumière ou à l’ombre, tourné vers le mur ou tourné vers la scène pour sommeiller ou

lire pendant les répétitions. On cache la clé du cadenas derrière le poteau de bois près de la commande du rideau d’avant-scène, on révèlera la cachette seulement à Louis le troisième abonné des cintres avec Paul et moi, le quatrième mousquetaire est Félicien mais pas question de lui dire où se trouve la clé, il nous la perdrait. Le téléphone du local a sonné, réveillant certains, effrayant les autres : on ne sait jamais, il pourrait s’agir d’une mauvaise nouvelle, une tâche à accomplir. Ouf. Il ne s’agit que de notre ami Félicien. Il demande à me parler, il n’ose pas me dit-il s’adresser directement au chef, qui est selon lui un homme préhistorique. Moi je représente le syndicat, le monde civilisé.Félicien voudrait être déclaré « inapte » pour son poignet cassé au travail sur la route de sa maison. En fait, il me raconte que c’est son docteur qui « l’oblige » à être inapte car ce docteur est fou comme Raymond et deux ou trois autres machinos, tu vois de qui je veux parler Jean-Luc. Oui, Félicien. Mais je ne parviens pas vraiment à décrypter ce que Félicien tente de m’expliquer, la ligne est mauvaise on dirait qu’il habite loin dans la forêt profonde avec les loups, qu’il me parle le langage des loups, surtout que François a encore monté le son d’une pub avec des monstres venus de l’espace.Félicien ne sait plus trop où il en est, il s’interroge, ne dort plus, se lève la nuit pour boire des bols de café. Il me demande si je le crois apte ou inapte à continuer d’exercer le dur métier de machiniste jusqu’à la fin de ses jours avec un poignet à séquelles. - Réponds-moi franchement, Jean-Luc. Suis-je apte à travailler comme les copains avec mon poignet tordu ? Balayant du regard l’équipe assoupie aux quatre coins du local je réponds à tout hasard : oui. Après un long silence au bout du fil, là-bas, tout là-bas au fond de la forêt des loups, j’entends une petite voix d’agneau me dire : - Tu me déçois, Jean-Luc. Pourquoi je n’aurais pas le droit d’être inapte comme tout le monde ? A quoi ça sert que je paye un syndicat ?

Deux bonhommes en bleu de travail nous livrent une quinzaine de chaises rouges, promises par madame Labarrière en réunion des délégués du personnel. Ces chaises sont mieux rembourrées que les anciennes, qui finiront aux Puces pour financer nos paquets de café et le sucre. Les deux types retirent bien lentement les chaises de leur enveloppe de plastique, en faisant bien semblant de transpirer pour qu’on ait pitié d’eux, peut-être même pour nous soutirer une tasse de café. Ils considèrent avec une haine mêlée d’admiration ces salariés de l’Opéra municipal assis tranquillement autour d’une table, payés avec leurs impôts à ne rien faire que parler et rire comme des invités. Le chef a affiché les plannings et jeté sur la table nos bulletins de salaires. Bastien est le seul qui n’ouvre son enveloppe qu’à la maison. Le jeune Roméo s’en empare et fait mine de la déchiffrer en transparence, bras tendu vers l’ampoule. Puis il l’agite en ricanant devant les yeux ahuris des deux ouvriers, surtout du plus vieux : - Jamais vous aurez des salaires comme ça, vous, crève-la faim !Toute l’équipe défile devant les plannings pour les étudier, les comparer. On compte nos paniers, nos heures de dimanches majorées comme des 1er mai, on calcule à l’avance nos récupérations. Personne n’est content. La colère gronde, des disputes éclatent. Tout le monde s’en prend à moi parce que je suis le syndicat. Ils veulent me molester, me jeter par la fenêtre. Une des lamentations récurrentes concerne les récupérations qu’on nous « impose ». Certains voudraient accumuler, amasser, entasser des semaines, des mois, des années de repos bien mérité pour pouvoir partir en vacances loin d’ici, dans des pays de rêve tels que l’Espagne ou la Corse. Dans le brouhaha, nos deux prolétaires se décident à partir enfin. Ils nous disent bien fort « Au revoir ! » comme d’un bateau. Mais nous rien, pas merci, pas au revoir. Ils évitent de justesse nos crachats, ces pauvres merdes.

Riri, un intermittent du spectacle aux yeux injectés de shit, passe nous voir pour du travail. Mais il reste à l’entrée du local, figé dans sa parka militaire il a l’air d’un planton en temps de paix. Il n’ose trop s’aventurer au milieu de la meute à l’affût, on a les yeux braqués sur lui comme des jugements derniers.- Qu’est-ce que tu veux, trimard ? lui lance Toni en refermant Paris Turf. - Le chef n’est pas là ? bredouille Riri en caressant sa boucle d’oreille pour se rassurer.- Tu crois que Dédé a que ça à branler, recevoir des chômeurs ? lui fait Toni en se reservant du café.Le chef est absent, rappelé de toute urgence à son épicerie : un arrivage de poulets vivants qu’il faut décapiter, plumer, rôtir, vendre cher.- Y a du boulot, en ce moment  ? demande Riri, courageux.- A ton avis, feignasse ? répond Roméo, allongé dans le canapé.Riri est au bord des larmes. On le sent rongé par un profond sentiment d’injustice remontant à de longues années de galère, des années au cours desquelles il a dû, jour après jour, courber l’échine, quémander du travail dans le merveilleux monde du spectacle, sa passion. Il a pu enfin accéder au fameux « statut » d’intermittent, mais pour combien de mois encore s’il ne parvient plus à bosser ?- Je vous signale, camarades, nous dit Riri d’une voix chevrotante, que sans intermittents pas de culture en France !Ebranlé, je pivote sur ma chaise rouge rembourrée à la main par de petits hindous :- Ici on n’aime pas les intermittents, on n’aime pas la culture, on n’aime pas la France. - Et on aime pas les drogués ! achève Raymond.

On a fêté deux jours de suite cette semaine l’anniversaire de Raymond. Il voudrait le fêter aujourd’hui encore. Il a repéré dans la loge du maire, après celles trouvées dans le frigo du directeur, d’autres bouteilles de champagne.

Je pense qu’il est grand temps qu’on retourne bouger du décor. Et qu’on puisse redonner du boulot à ce brave Riri, ça nous reposera. Ca tombe bien d’ailleurs, des camions sont annoncés par surprise à notre disposition devant le quai de déchargement. Quatre semi-remorques encore immatriculés Deutschland, nous sommes maudits, c’est la guerre !

Jean-Luc Caizergues, machiniste

Précision pour les âmes sensibles : durant la période dont il est question ici, un opéra avait été déprogrammé.

L’EPISODE 3 (« La Grève ») paraîtra en novembre

COMMENTAIRES PAR LE PERSONNEL DE L’OPERA/ORCHESTRE DES EPISODES PRECEDENTS DE CAGE DE SCENE :

« J’ai préféré le 2 ter au 1. Je n’ai pas lu le 2 ni le 2 bis. Où peut-on les trouver ? A la poubelle ? » (Anonyme)

« J’adore l’épisode 2 ter. J’ai beaucoup aimé la scène du bureau. On me la lisait pendant que j’ouvrais mon courrier, je pleurais de rire. Ah ! ah ! La « régente »… Mais vous êtes compliqué, Jean-Luc. » (SPJ) « Oui, c’est cela ! Comme la rengaine : Encore et encore, d’accord, d’accord…Obscénité, vulgarité, sexe, mépris, dédain, impudence, cynisme, outrecuidance, impertinence et insolence, voilà le ramassis que j’ai lu (écrit avec un certain talent, je l’avoue volontiers) dans Cage de scène 2. Cependant, ton discours poisseux et scatologique, Jean-Luc, y en a marre.L’autre jour, à l’évêché, je me suis trouvée aux W.-C. sans papier-cul, devine avec quoi je me suis torchée ? Touché-coulé.La surprise, c’est le soir en me douchant, l’encre acide de ton vomis a laissé des traces et sur mes fesses et sur mon string tout neuf d’un blanc immaculé que mon chéri vient de m’offrir pour mon anniversaire, dommage ! Heureusement que l’humanité a inventé et le savon de Marseille et l’eau de Javel.Cher collègue, je pense que tu es sous influence hormonale et ganglionnaire aggravée, une probable montée soudaine de testostérone, qui rend toutes tes paroles en acné crépitant le pus.A la cinquantaine, tu deviens bilieux, acariâtre, hargneux, colérique et grincheux, alors que naturellement c’est l’âge où la sensibilité, le romantisme, la douceur et la sagesse surgissent.La transgression est par nature un défi et par là même une promesse de renouveau, mais l’usage de celle-ci par vice est un jour sans lendemain et par conséquent l’espoir tant attendu devient évanescent. La consultation d’un psy s’impose. » (Anonyme)

« Cage de scène, à quoi ça sert ? Où ça va ? C’est ambigu. » (une choriste)

« Le 2 bis est meilleur que le 2. Le 2 ter est en trop. » (Anonyme)

« Dans le 2 bis, et surtout dans le 2 ter on sent, notamment dans la scène du bureau, une trop grande retenue. En vérité l’altercation avec l’administratrice a dû être plus vive. Je me trompe ?» (M.)

« Cage de scène 2, puis 2 bis, puis 2 ter : n’importe quoi. Cette insatisfaction de l’auteur est comique. » (Anonyme)

« L’idée de retravailler un épisode publiquement, comme sur internet, est bien. Mais dans un contexte qui n’est pas seulement virtuel, c’est dangereux : l’auteur peut subir des pressions de toutes sortes.» (Anonyme)

« Le 2 ter manque de spontanéité par rapport au 2. Comme le 2 avait des défauts (trop long, mal ficelé), Jean-Luc a récrit un 2 bis puis un 2 ter pour faire plaisir aux gens qui lui faisaient

des critiques (j’en suis témoin). Il ne faut plus qu’il fasse ça. Il aurait dû laisser le 2 en l’état. » (un machiniste)

« Caizergues, tu n’es pas assez méchant dans ton Cage de scène. Tu as peur de quoi ? Tu portes trop d’estime à notre cher directeur, qui n’en mérite peut-être pas tant.» (Anonyme)

« L’épisode du bureau, avec le directeur, l’administratrice, le délégué et le directeur technique c’est du lard ou du cochon ? Ca s’est vraiment passé comme ça ? Jean-Luc Caizergues a vraiment dit Je veux, j’exige à la direction ? Je n’y crois pas. Ou alors c’était de l’humour au centième degré. » (Anonyme)

« J’étais dans le bureau du directeur. Jean-Luc a fait son numéro habituel. Les paroles prononcées sont exactes (avec et sans humour). D’autres paroles bien sûr ont été dites, que Jean-Luc a bien fait de ne pas retranscrire. » (P.)

« Dans Cage de scène 2 ter je n’ai aimé que la fin, la réunion. Le reste : chiant, comme les machinos en général (les soi-disant PUISSANTS de La Gazette). » (Anonyme)

« Le 2 bis distribué à dix exemplaires ? J’en ai un. Collector. » (le collectionneur)

« Je pense que le 2 ter est à mi-chemin entre le 1 (très bon) et le 2 (mauvais). Mais il a du mal à démarrer (trop retravaillé ?) » (Anonyme)

« Cage de scène 2 est injuste envers la décoratrice, qu’en plus tous les machinistes ont beaucoup appréciée. Heureusement l’épisode 2 ter a fait sauter quelques remarques idiotes. Il paraît même que dans les 2 versions non publiées qui ont été lues par quelques personnes seulement c’était pire. Il faut faire attention à ce qu’on écrit. » (un technicien)

« Jean-Luc, arrête d’écrire des saletés. Ce n’est pas toi. » (S.)

« Caizergues Jean-Luc, tu n’es qu’un provocateur. » (Anonyme)

« Mon commentaire sur les virgules dans Cage de scène 2 ter (au sujet de Cage de scène 2) a été perverti. Il ne fallait pas comprendre : Il manque des virgules, mais : C’est tellement bien écrit qu’on dirait qu’il manque des virgules. » (F.)

« Cage de scène épisode 2 ter est de même valeur que l’épisode 1. Mais en effet l’épisode 2 n’était pas bon, trop étendu. Même s’il y avait des choses intéressantes. Six, sept pages par épisode, c’est la bonne longueur. » (une habilleuse)

« Moi je retiens de l’épisode 1: les fraises. Miam-miam. Et de l’épisode 2 ter : la description du bureau du directeur. Glop-glop. » (Renégat)

« Le 3, il faudra faire un effort. Il ne faut pas raconter sa vie. La GREVE dans le 3 ? Je vais adorer ! » (KR)

« En fait, Jean-Luc, les lecteurs (en tout cas les employés de cette Maison) veulent que tu racontes des trucs qui font polémique (avec humour) et qui les concernent tous. Votre boulot de la scène et des coulisses, sincèrement, on s’en tape. » (une employée de bureau)

« Messieurs les Cage de scène, vous ne poussez pas le bouchon un peu loin ? Attention ! Ca ne plaît pas à tout le monde, vos idioties. » (A.)

Adressez vos commentaires, critiques, etc. à Philippe Alcaraz, délégué CFDT, par courrier ou en ligne (vous avez TOUS une boîte mail, consultez-la, nous y postons Cage de scène).Exprimez-vous librement : DITES N’IMPORTE QUOI, COMME JEAN-LUC CAIZERGUES !

CAGE CFDT

DE Opéra/Orchestre/Montpellier

SCENE réalité-fiction

Episode 3 : « La Grève »5ème version(version corrigée de la 2ème version définitive)

Dernières pages, les COMMENTAIRES :

nos lecteurs s’énervent ! Bravo.

« Au secours ! J’ETOUFFE. Je ne veux plus lire Cage de scène. Ca m’emmerde d’être obligé de vous lire. Arrêtez de me donner à lire ça. Je ne vous ai rien demandé. JE NE VOUS LIRAI PLUS ! » (Anonyme) LA GREVE

19 septembre

« Viens sans culotte », a dit Toni à la figurante.Elle se rend à sa convocation pendant l’entracte, costumée en bonniche, et lui prouve qu’elle n’a même pas la ficelle d’un string sous son tablier en s’accroupissant devant lui comme pour pipi. Ca se passe à l’ancienne salle de répétition des chœurs, un endroit poussiéreux sous les combles de notre Opéra gentil comme moi. Il y a de petits placards remplis de partitions qui datent de nos ancêtres les Gaulois et autres Mongols. Il y a aussi, fermé d’un rideau rouge, un grand placard pour les balais qui aspirent, on peut s’y cacher à plusieurs comme dans une loge au balcon. Raymond, emmagasiné dans ce placard avec des complices, écarte un coin du rideau pour regarder, comme au théâtre, Toni tomber son pantalon de travail et la pas demoiselle tomber à genoux, comme la Vierge, puis se jeter en vorace sur l’animal, qu’elle ne peut engouffrer qu’à moitié tellement c’est gros. Pourtant elle ouvre la bouche comme au dentiste. On entend cette goulue parler en mangeant : « C’est bon c’est trop bon c’est gros je me régale », répète-t-elle comme pas à son mari. Toni est pressé d’en finir, on a un changement de décor en précipité juste après l’entracte : « Tais-toi et avale, chienne ! » Dans le placard, Raymond, qui n’a pas lâché des yeux la queue dragonnesque de Toni en se tenant la sienne à deux doigts, comme un robinet, crache son venin sur le rideau. Un machino reçoit des gouttes, comme quand il commence à pleuvoir : « Merde, Raymond, mes cheveux ! » Alertée par les cris échappés du placard où est embouteillée cette grappe juteuse de gentlemen, la soubrette rengorge tout le nectar de Toni en se pourléchant avant de redescendre vite se réfugier sur la scène pour agiter un plumeau et se montrer cul nu à un public de vieillards exorbités. Les machinistes courent derrière afin d’exécuter, en professionnels, leur changement de décor, car bien sûr le spectacle continue sous vos applaudissements.

Devant la machine à café, son quartier général, Raymond qui a lu ce nouvel épisode de mon Cage de scène grogne : « Arrête d’écrire que j’ai une petite bite, Caizergues, ou je porte plainte. »

Je m’apprête à monter aux cintres pour la répétition quand un électricien me raconte que dans l’ascenseur il s’est retrouvé avec le directeur et l’administratrice, et que bien sûr il n’a serré la

main qu’au directeur. Ainsi il a puni la madame de n’être pas assez gentille avec notre règlement de travail, qu’elle voudrait nous étrangler aux prochaines négociations. Monsieur le directeur connaît-il les prouesses de monsieur Toni ?

En coulisse, Toni est toujours entouré de gardes du corps, qui ne sont comme lui que de vulgaires machinistes, ou autres mécréants. Le directeur, élégamment vêtu de noir, s’est approché du petit groupe sur la pointe des pieds comme un danseur, main tendue de loin vers le Toni, dont il espère peut-être recevoir quelque éclaboussure de prestige, comme un aphrodisiaque. Mais Toni refuse de lui serrer la main : « Non, mon Prince, je t’embrasse », dit-il en l’empoignant aux épaules. Sa Majesté, toute surprise et rayonnante, se laisse baiser sur les deux joues, sans poudre ni chichi, comme de la famille. Toni promet de l’inviter à une fête gitane. Ensuite il lui prend une main et la pose, d’autorité, sur messieurs ses pectoraux : « Tu viendras à ma salle de musculation, Prince, je te remettrai en forme pour combattre tes ennemis. » « Merci, merci », bredouille le directeur, qui ne comprend rien de si étonnant avant une répétition. Toni a raison, notre directeur gentil doit être en grandes pompes pour affronter les méchants et hypocrites qui lui lèchent la main pour mieux la dévorer comme du cake. Souvent, monsieur le directeur nous offre du cake à grignoter en coulisse, voire des fraises et autres mignardises. Il veut toujours nous prouver son amour des techniciens, des larbins, des manants. Quelle noblesse, ce directeur d’un Opéra de gueux ! D’ailleurs, n’est-il pas l’intime de nombreuses stars de la planète, dont madame le soleil du Président ? Il lui téléphone à l’heure qui lui chante comme son fleuriste, sans répondeur. Une fois, même, son appareil a sonné sur le plateau et il nous a dit, comme un secret : « C’est Elle ». On n’en revenait pas comme sur la lune.L’ancien directeur, malheureusement, ne connaissait que Gérard Depardieu, et encore il n’avait eu cette chance que par l’entremise de notre directeur d’aujourd’hui. Oui.

Au bistrot où j’ai mes habitudes d’ouvrier, cet ancien monsieur le directeur me fait parfois l’honneur de s’asseoir à ma table pour me parler comme vous et moi. Il est très cultivé, il a lu mon Cage de scène. Et il a bien ri comme les femmes de ménage : « Ah ha ! J’adore. C’est drôle. C’est mignon. Surtout l’histoire des fraises. J’adore les fraises. »En vérité ce directeur ancien a une dent. Une dent contre le directeur nouveau, qu’il a installé comme un poupon dans son fauteuil à bascule et qui une fois dedans l’a éjecté comme d’un strapontin. L’un raconte qu’on lui a planté un couteau dans le dos et l’autre que c’est un poignard retourné dans son cœur. Moi j’aimerais réconcilier ces deux éminences pour qu’elles travaillent à notre service, je veux dire au service de notre théâtre de guignols. Je voudrais que ces deux messieurs redeviennent copains comme cochons.

Dans mon fauteuil des cintres j’écris pour vous dans votre lit comme au bureau. J’ai chaud, heureusement j’ai mon ventilateur et la bouteille d’eau glacée que Boris m’a expédiée par l’ascenseur comme au restaurant.Sur le plateau, les machinistes s’activent bruyamment pour changer de décor, passer de l’acte II à l’acte III, ça réveille. François s’énerve à coups de marteau comme sur la tête de son banquier pour séparer le crâne de la baleine du corps en squelette : « Merde ! La goupille veut pas sortir ! » crie-t-il à Paul, qui manœuvre les câbles du moteur que le chef n’a pas voulu me confier grâce à mon incompétence. Il faut appuyer sur trois boutons à la fois, or je ne suis capable que jusqu’à deux. J’ai quand même droit à un casque comme dans les fusées pour dire des bêtises comme Paul, qui me traite de nigaud quand je me trompe de porteuse même si j’ai tué personne.

J’aime obéir aux ordres sans réfléchir, comme un écervelé. Dans le casque, c’est Bastien qui nous donne les tops, je me soumets à lui comme son esclave. Je tire comme un pendu sur les commandes pour manœuvrer la toile ou la ferme du lointain, appelée « guillotine » car elle peut condamner sur la tête un innocent si je me trompe de vitesse comme les fous du volant.Tiens ! en envoyant la guillotine en quatre secondes au lieu de six j’ai failli guillotiner mon directeur. Ce monseigneur était monté sur le praticable pour remplacer un soliste parti aux toilettes. C’est Boris, surgi de derrière le pendrillon, qui l’a sauvé en écartant d’une main ferme mon couperet de son port de tête royal.

20 septembre

Costume châtaigne, la veste jetée sur l’épaule, bottines, lunettes d’écaille assorties et chemise en soie blanche, échancrée, monsieur le directeur s’entretient avec Boris en coulisse, près de la poubelle. Je les observe du cintre, penché à la lisse sans tomber, comme une gargouille. Je me doute qu’il est question de ma lettre de dix pages déposée hier au secrétariat du directeur.J’interroge Boris à la pause et il me confirme, en effet, que ma lettre de psychopathe a troublé notre monsieur le directeur, un être sensible comme les fleurs à mon encre de vipère qui pique aux yeux. Le directeur lui expliquait combien la situation est grave pour notre Maison aux poches percées dans le contexte économique mondial. Que ce n’est pas le moment de faire le fou dans des lettres de timbré. Qu’il ne comprend pas ma défiance à l’égard de son administratrice ronchonne, dont il a grand besoin pour recompter les sous qui manquent dans la caisse vidée par on ne sait qui sauf elle. Les techniciens ne seraient-ils pas, d’ailleurs, les heureux propriétaires d’un coffre-fort dissimulé sous un abri antinucléaire dans le coffre d’une voiture blindée enterrée dans le jardin d’un machiniste ? « Ils veulent qu’on rende le magot, je crois », plaisante Boris en glissant une pièce dans la machine à café.

Avant que la répétition ne reprenne, je me faufile dans la salle obscure et vais m’asseoir à côté de notre délégué, qui m’a suivi du coin de l’œil comme une poule le renard. Monsieur est responsable lumières du spectacle : quand il tapote sur son clavier, la scène s’éclaire de partout et de toutes les couleurs inimaginables comme à la foire, c’est merveilleux. « Je peux essayer ? » « Non. » Car bien sûr il veut colorier seul. On voit, au milieu de la scène, une vitrine de bêtes en faux comme un serpent et deux vautours qui ressemblent à certains de cet Opéra en zoo. Oui, mes amis, dans cette réserve il existe de drôles d’oiseaux qui veulent nous dépecer notre règlement comme une charogne. Je viens aux nouvelles au sujet de la réunion de ce matin après celle d’hier et avant celle de demain. Sans quitter des yeux l’écran, qui clignote, le délégué plonge un bras dans son sac à dos posé près de lui comme s’il arrivait de randonnée et en extirpe une grande enveloppe de la direction, qu’il me tend avec lassitude. Le reflet de l’écran colore son visage en bleu comme les Schtroumpfs. « Ces réunions me fatiguent. Je suis stressé. Je ne dors plus. » « Moi je dors même aux cintres, pendant les répétitions. » Il se tourne et me regarde fixement en poussant un soupir. Sa figure est verte à présent, comme les Martiens.

Je remonte m’affaler dans mon fauteuil des cintres, pieds sur la table où j’ai gravé la date de ma mort. Les choristes recommencent à brailler, impossible de dormir. J’entends aussi un beuglement dans le casque, mêlé à des vagissements de bébés et autres bestiaux. « Faites pas les cons ! » tonne Bastien. Long silence, suivi d’un cri de Tarzan. « Attention pour la verrière », dit Bastien au pupitreur, qui suce un bonbon. Et à Paul : « Envoie le crâne de la baleine en trois secondes, il doit passer juste quand ça s’ouvre. » Je pose mon stylo et vais me poster à la lisse, espérant servir à quelque chose : « Je vous dirai si

ça touche. » « Non, fait Bastien, t’es un dégât ». Et Paul : « Occupe-toi de notre règlement, nigaud. »Je suis le mieux qualifié, oui, pour sauver notre règlement de travail de fainéants. J’ai un cerveau qui peut télécommander les cervelles logées dans des crânes ennemis. Mon cerveau s’y retrouve comme dans la jungle, sans avoir besoin de faire des calculs comme Einstein ou autre comptable.Je tire de son enveloppe le document proposé par la direction, et le parcours les yeux mi-clos, comme en rêve. Un détail de l’article 4 : « Artistes, administratifs, techniciens » suscite mon intérêt. Mes yeux se ferment complètement et mon cerveau électronique s’allume. Quand tout est connecté, monsieur mon cerveau me dit voilà ce que tu vas faire, camarade, pour contrarier les plans de qui tu sais de pas gentille : tu vas demander à ton syndicat de déposer un préavis de grève ayant pour prétexte le remplacement du mot « technicien » par « technicien de scène ». Face à une revendication si mineure en apparence la direction devra reculer, comme l’armée française. Vous aurez alors remporté une victoire facile et montré votre détermination, comme la racaille. Ainsi, à l’approche des négociations, vous serez en position de force pour conserver entier votre règlement comme un bon gros gâteau à vous partager dans le canapé du local, devant la télévision.Il est intelligent, mon cerveau.

21 septembre

A midi moins le quart, après une matinée d’éclairages, notre délégué réunit dans la salle les trente techniciens, leur expose brièvement la situation puis me cède la parole comme si j’étais son ministre de la guerre. J’ai laissé au placard mon vieux gilet « technique-scène », qui me donne l’air d’un altermondialiste ou autre clochard, et j’ai mis un sweat vert-armé Ralph Lauren, ça fait chic. Adossé à la rambarde de la fosse d’orchestre, je dis : « Ne nous laissons pas enculer. » Applaudissements. Le délégué propose alors qu’on vote la grève pour les représentations des 7 et 11 octobre, pas le 9 car on a pitié des pauvres vieux du dimanche et que c’est payé double. Les bras se lèvent à l’unisson dans l’excitation générale, comme à la Bourse. Le délégué conclut : « Grève votée. Bon appétit. »

27 septembre

Comme un avion en papier, le préavis atterrit dès la première heure sur le bureau de notre directeur, surpris de cette visite matinale.

13 heures. Sur le petit parking où il vient de garer son vélo électrique, casquette de bouliste enfoncée sur le crâne le délégué se roule une cigarette au maïs. Il passe sa langue sur le papier jaune et elle est jaune aussi. « Ca va ? » je lui fais, comme si j’ignorais que ce matin il a été convoqué par la direction au sujet de la grève, et qu’ils ont dû essayer de le droguer. Le délégué allume sa cigarette avec un briquet à essence. « Ils ne sont pas contents », me résume-t-il. « C’est tout ? » « Ils t’appellent le mythomane. »

Gary, notre directeur technique, est passé tout raide devant nous sans un regard, comme si on était rayés de sa carte.

Quand on arrive sur le plateau pour la répétition, il lance au délégué : « Toi et ton compère, soyez dans mon bureau à 17 heures pétantes. On verra avec Pamela si on peut modifier le texte. »

17 heures. On entre dans le minuscule bureau du directeur technique, dont la porte est toujours ouverte pour faire américain. Gary la referme comme les espions. Soudain il remarque que le délégué a le visage gris, et un cou rouge comme si on l’avait étranglé. « Tu es malade ? » « Je sais pas, répond l’autre en se grattant. Des boutons m’ont poussé. » « T’es pas contagieux, j’espère ? » ricane Gary, qui ouvre quand même la fenêtre.Pamela, responsable du personnel, est en place avec son carnet à spirales sur les genoux. Elle nous détricote immédiatement la première ligne de l’article 4 que rejette mon cerveau. Gary s’en mêle et le ton monte entre lui et moi comme des sauvageons. « Chut ! » gronde Pamela. On se tait comme des bras croisés. « Technicien ou technicien de scène, c’est la même chose », professe-t-elle. « Alors écrivez technicien de scène. » « Je ne suis pas ta secrétaire, Jean-Luc. » Elle réfléchit un instant derrière ses lunettes grandes, puis nous propose le terme « dispositions » au lieu de « règlement ». Si on accepte, elle concède « technicien de scène ». Vendu. Je m’empare de son carnet pour photocopier le nouvel article 4 mais elle me l’arrache des mains : « Ca doit être validé par la direction ! » Et elle quitte le bureau, suivi de Gary qui se retourne et me fait un signe du pouce, comme aux gladiateurs, avant de disparaître dans le couloir qui mène à l’ascenseur qui monte au sixième, où on attend le carnet à spirale de Pamela en trépignant. Je n’ai pas bien vu si le pouce de Gary était dirigé vers le haut ou vers le bas, si c’était « bravo » ou « nigaud ».

28 septembre

13 heures. Comme dans un film d’épouvante le délégué me rapporte que ce matin, en réunion, l’administratrice a présenté l’article 4 modifié comme une lubie des techniciens, ces irresponsables, ces cas sociaux. Les représentants du chœur et de l’orchestre se sont alors ligués contre nous, s’acoquinant avec la direction pour revenir au projet initial, comme dans les films de traîtres. Le document méchant ne sera signé que demain. Mon cerveau aura-t-il le temps de redresser la situation comme Hercule ?

15 heures.Tandis que musiciens et choristes, comme des métronomes, prennent leur pause, les techniciens se rassemblent tête basse autour du directeur et de l’administratrice, débarqués en coulisse pour les convaincre de lever leur préavis de grève de couillons. « Deux cents personnes, dans cette Maison, vous désapprouvent », attaque le directeur bien habillé avant que sa dame de confiance, en tenue de combat, se lance dans un discours assommant dont elle a le secret. Dédé, chef machiniste, finit par interrompre la madame : oui ou non « les mots de Jean-Luc » seront-ils écrits dans le texte que vous complotez. « Non. » « Non ? Alors on fera grève. En attendant, au boulot ! » Et laissant plantés là, au milieu des accessoires, leur directeur et son administratrice les techniciens s’éparpillent comme une volée de moineaux dans la cage de scène. Amen.

Absent depuis quelques jours car il a été mordu par le serpent en polystyrène, Djibril m’interroge : « Que se passe-t-il exactement ? » Je lui réponds que nous avons été trahis par le syndicat méchant des artistes gentils. Djibril secoue la tête, fataliste : « Il faut sévir. »

A toute vitesse je descends dans le hall encombré de choristes et de musiciens et je hurle que leurs représentants sont des traîtres qui signent des accords avec la direction sur le dos des travailleurs fainéants en grève. Jamais la classe ouvrière n’oubliera cette infamie dont se rendent complices les artistes ici présents autour la machine à café.Un grand barbu s’écrie alors, de sa belle et puissante voix de choriste qui couvre la mienne : « Ne l’écoutez pas, c’est un hystérique ! » Trop tard. Le ver est dans le fruit comme une grenade dégoupillée sous le crâne d’artistes indignés par le comportement en sourdine de leurs délégués. Je commence à entendre dans mon cerveau le tic-tac du compte à rebours de notre victoire à retardement, et ça me donne des frissons comme mon ventilateur des cintres quand j’ai chaud à cause de ma thyroïde.

A 16 heures je suis convoqué par l’administratrice, qui m’assoit à une table en verre et me dit vous avez eu une altercation, c’est mal. » Je réponds : « C’est pour empêcher la grève. » « Une grève que vous avez déclenchée. » « Oui. Je veux que le syndicat des artistes signe mon texte et pas le vôtre. » « Impossible. » « Alors vous aurez la grève. Et notre directeur sera malheureux comme un pou. » Elle me dit que la grève c’est grave en ce moment et je lui demande si elle est contre le droit de grève et elle s’insurge : « Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, monsieur Caizergues ! » Puis elle se lamente au sujet des sous, des sous et des sous qui filent entre les doigts de son budget de famine. « Si vous avez un problème pour gérer le budget, madame, passez-moi les dossiers, je m’en charge. » « Allez-y, prenez ma place », fait-elle en désignant son fauteuil comme le coupable. « Je plaisantais. » Elle répond : « Je plaisantais aussi. » Du coup, pour m’amuser, je lui raconte que ce matin j’ai pris mon café avec l’ancien directeur et qu’il m’a parlé d’elle. Elle va riposter quand on entend : « Ne lui répondez pas, c’est un provocateur ! » Monsieur mon directeur d’aujourd’hui vient d’entrer en pattes de velours. Il s’installe d’office face à moi, à dix centimètres : « Regardez-moi dans les yeux, Jean-Luc. Je vous parle avec mon cœur. » Ses yeux sont embués de larmes comme avec du collyre ou de l’oignon. « Je sais que vous êtes écouté de vos camarades. Je vous en supplie : dites-leur de ne pas faire cette grève. Je sors de chez nos financeurs. Croyez-moi, Jean-Luc, nous sommes en grand danger. En danger de mort. Vous aurez la mort de la culture sur votre conscience. »Se rendant vite compte qu’il a affaire à un con, le directeur se tourne vers son administratrice, qui peut-être commence à penser que son patron et moi sommes deux zinzins, et il lui déclare d’une voix en plastique : « Tant pis, nous annulerons le spectacle. Nous condamnerons cette Maison au silence. Nous briserons ce beau jouet. » Puis, comme pour soi-même : « Non. Nous résisterons. Nous embaucherons une autre équipe. Nous donnerons une version concert. Nous ferons n’importe quoi mais nous resterons debout. » Et il se lève. Et je m’en vais.

17 heures.« Qu’est-ce que je fais sans vous ? Si vous ne m’entendez pas ! Si on s’insulte ! Si on bloque une situation ? J’ai besoin de votre confiance ! J’ai besoin de vous ! Je n’abandonnerai pas ! » déclame avec émotion, debout à l’avant-scène, notre directeur bien-aimé à l’adresse de quelques dizaines d’employés glanés dans les couloirs, extirpés de cachettes et n’y comprenant rien car ils ne sont au courant de rien.

Un journaliste de La Bavette a téléphoné à notre syndicat pour l’interviewer comme la vedette. Mon délégué me dit occupe-t’en, Jean-Luc, mais attention à pas faire le maboule. J’ai

rétorqué t’inquiète et j’ai pris le combiné et j’ai dit au journaliste que j’étais demi-fou. Que j’aimais mon directeur comme Jésus et qu’on était la grande famille du spectacle. Le journaliste en papier m’a dit vous cachez bien votre jeu et j’ai répondu au hasard : « Oui. »

A 23 heures, après la répétition d’orchestre, le drame se dénoue comme dans les films de comiques. Je fonce dehors et prends à partie les délégués des artistes, qui comptaient aller dormir sur leurs deux oreilles. Je leur assène comme une massue que madame la presse avec qui je suis en relation va être au courant séance tenante de leur trahison digne des années les plus sombres de notre histoire. Cette presse libre rapportera qu’en vérité nous ne sommes pas en grève contre notre direction gentille, qui a fait son devoir grâce à Pamela et Gary, mais contre le syndicat méchant des artistes trompés comme par derrière. Mon délégué déboule et m’expédie dans le hall de l’Opéra comme en cellule de dégrisement, m’ordonnant d’y rester pour me calmer les hormones. Je le contemple à travers la vitre, parlant à ses confrères en pointant le doigt sur leurs ventres comme des tambours. Des machinos se sont agglutinés, dont le chef et Paul et Djibril et le jeune Eric qui est ceinture noire et peut faire un croc-en-jambe au grand choriste s’il bouge. Monsieur le directeur est là en renfort, avec son cartable en peau d’animal et son costume mauve sous la lune. Il a une main posée sur l’épaule de notre délégué, et l’autre, celle du cartable en peau, sur le bras du musicien à la queue de cheveux. Je vois qu’il se passe quelque chose d’intéressant, voire de rassurant. Mais je vois aussi mon reflet dans la vitre, de toutes les couleurs atroces à cause des lumières de la nuit et de la fatigue qui me tombe. Mon délégué a bu tout mon sang de guerrier et je me suis transformé en mort-vivant à sa place. Le voici qui pousse la porte vitrée et me rejoint dans le hall en m’adressant un clin d’œil comme les gangsters en guimauve.Comprenant que le syndicat des artistes signera finalement notre texte, je cours m’excuser auprès de leurs représentants en accusant ma thyroïde : « Le docteur m’a prescrit de dire tout ce qui me passe par la tête sans retenue. » Et comme j’éclate de rire, le grand barbu dit à la couette : « C’est ça, les hystériques, ça hurle puis ça rit. »

Minuit moins des poussières. Le directeur m’a entraîné en haut de la rue, face au petit café d’artistes ratés. Il est ravi : la grève n’aura pas lieu. On bavarde un moment, en complices. Ce monseigneur est un personnage de fiction comme dans les films de costumes, j’aimerais être son ami comme dans un livre. J’aimerais qu’on soit de vrais amis : lui, moi et l’ancien directeur qui connaît la musique. Ne pourrait-il lui commander un opéra ? « C’est un grand compositeur, vous le savez, vous le lui avez dit. » Il sifflote. Puis m’invite à prendre un pot en face, avec ses nouveaux amis, dont il fait collection. « Vos amis ? Ce ramassis ? »

29 septembre

Devant la pointeuse, François, les yeux ronds, me demande si on a gagné. « Tu en doutes ? » « On a gagné quoi ? » dit Raymond. Toni se remonte le paquet : « Une gâterie. » Il a convoqué ce soir une choriste dans les dessous de scène.Le jeune Eric, Djibril, Paul et d’autres zèbres font le petit train autour de la machine à café en chantant : « On a gagné ! On a gagné ! » Gary, qui vient d’arriver, entre à reculons dans l’ascenseur en leur intimant de se taire : « C’est la Maison qui a gagné. » La porte se referme sur lui comme en prison puis, de l’intérieur, il entend les machinistes crier à nouveau : « On a gagné ! »

7 octobre

C’est la première. Je m’apprête à monter aux cintres quand le directeur, tout de noir vêtu, magnifique, me croise dans le couloir des loges, où il félicite tout le monde avant que le spectacle ne commence. M’apercevant, il me tend les bras. On lui a lu Cage de scène pendant qu’il ouvrait son courrier, ça l’a fait rire aux larmes comme du Shirley et Dino. « Je riais, je riais. Vous n’êtes pas tendre avec notre chère administratrice, mais elle a de l’humour. » Il m’enveloppe de ses bras, pose son front artiste sur mon épaule et murmure : « Jean-Luc, vous êtes merveilleux. »

Jean-Luc Caizergues, machiniste

Au prochain numéro !

COMMENTAIRES DES EPISODES PRECEDENTS PAR LE PERSONNEL :

« Avec l’épisode zéro, Cage de scène ça devient n’importe quoi. Aucune nuance. Que du mépris pour les autres que vous, ceux qui ne sont pas machinistes (vous l’avez même écrit dans Cage de scène épisode 1, quel cynisme !). Mépris pour les ouvriers, mépris pour les femmes, mépris pour les immigrés, mépris pour les choristes, mépris pour les musiciens, mépris pour les fonctionnaires, mépris pour les écologistes, mépris pour les pauvres, mépris pour les chômeurs, mépris pour les intermittents, mépris pour les personnels en maladie, mépris pour les accidentés du travail, mépris pour les employés de bureau, mépris pour le personnel d’entretien, mépris pour le contribuable, mépris pour la direction, mépris pour l’Opéra et l’Orchestre, mépris pour les danseurs contemporains, mépris pour la culture en général, mépris pour la France (!), mépris pour Picasso (!), mépris pour les Asiatiques (les Japonais, les Chinois, les « petits hindous »), mépris pour les Allemands (pour les Espagnols dans le 2 ter avec l’histoire du lapin sodomisé – et au passage, hop ! mépris pour les homosexuels). Mépris général d’une bande de tarés irrespectueux et fainéants. Et puis mépris de soi-même, à chaque ligne, à chaque mot : mépris pour tous les machinistes par tous les machinistes (des MASOS !). Non ce n’est pas du deuxième degré ce que vous écrivez. Vous êtes TOUS comme ça, vous les machinos (de cet Opéra, car ailleurs, sauf à Marseille où ils semblent de votre acabit, les machinistes ne sont heureusement pas comme vous des dégénérés). TOUT LE MONDE sait en mal ce que vous valez. Et en plus vous appuyez sur vos défauts comme si c’était normal d’être comme ça. Je vous emmerde ! Et je ne suis pas la seule. » (Anonyme, bien sûr)

« Jean-Luc Caizergues, tu as un grain. Va te faire soigner. La CFDT et ton délégué te permettent d’écrire et de publier ça (« Classe inférieure ») ? Je n’en reviens pas. Il faudrait une pétition pour t’empêcher de nuire. » (Anonyme)

« Je me suis marré d’un bout à l’autre. Y compris les commentaires. J’ai surtout aimé Maurice et sa carte de parking. Et Félicien (avec les loups et les agneaux). Et Roméo et François (la télévision, le canapé). Et Dédé aussi (les poulets). Je crois que c’est de la fiction avant tout. Rien n’est vrai, non ? Il paraît que si, mais c’est sans doute exagéré exprès pour

faire rire. En tout cas ça marche. Je l’ai fait lire à ma femme, elle a bien rigolé mais n’a pas tout compris tellement c’est fou. » (Anonyme)

« Je l’ai lu dans le local des machinos. En même temps que je lisais j’avais le vrai spectacle devant les yeux, à l’identique. Avec la télé à fond. Magnifique. » (un intermittent)

« Caizergues et la CFDT, vous avez raison. Vous avez des couilles. Vous déposez (enfin !) un préavis de grève. Vous inventez des trucs pour nous faire marrer dans cette maison qui s’était assoupie. Continuez. Nous avons BESOIN de vous. Une fois de plus, bravo la technique ! C’est vous les vrais artistes. » (un artiste)

« L’épisode zéro de Cage de scène : génial. Trop fort. Trop bon. Jubilatoire. On en redemande. J’espère que le 3 (la grève) sera à la hauteur de nos espérances. » (R.)

« Vraiment gonflé, votre épisode zéro, au moment des négociations ! Vous donnez des arguments à vos ennemis.» (un ami)

« Moi, la question que je me pose, c’est : où tout ça va-t-il s’arrêter ? Jean-Luc, je crois que tu ne finiras pas la saison. » (Nostradamus)

« Dans « Classe inférieure », j’ai reconnu le machiniste intermittent qui demande du travail à la fin (la parka). Marrant. Bien vu. » (un machiniste intermittent)

« Heureusement, votre directeur a de l’humour. Ce n’est pas partout le cas. » (une intermittente)

« Avec l’épisode zéro, Cage de scène a franchi la ligne jaune. Attention ! » (une secrétaire)

« J’ai lu le 1 et le zéro. Pas le 2. Je voyage dans le monde entier, je n’ai jamais vu ça nulle part, dans aucun théâtre. Votre Cage de scène est une expérience curieuse. Et périlleuse, il me semble. » (un chanteur)

« Labarrière, reviens ! » (un technicien)

« Les fainéants de machinistes et leur humour au vitriol, ça a l’air tellement faux que c’est vrai. Je vous conseille d’aller y faire un tour, dans leur local, vous ne tiendrez pas deux minutes. » (Anonyme)

« Tu exagères, Jean-Luc, avec la sainteté de madame Labarrière (dans « La Réunion »). (Anonyme)

« J’envoie tous les épisodes de Cage de scène à Paris, Lyon, Nantes, etc. Partout où je peux. Et de partout je reçois le même écho : formidable ! » (un cadre)

« Je conseille aux techniciens de se désolidariser des machinistes, et en particulier de Raymond, Toni et Jean-Luc. Quant à leur délégué, l’électricien, il est complice... » (Anonyme)

« Mon préféré c’est Eric (il est beau, au moins). » (Anonyme)

« Votre journal de fous est remonté jusqu’à l’Agglo. Il fait rire. Certains de bon cœur, mais d’autres de travers. Méfiance, les gars. » (Anonyme)

« J’ai lu le 2 ter et le zéro à la suite, hier soir. Puis j’ai réfléchi, me mettant dans ta tête comme si j’étais toi, Jean-Luc. En conclusion, je me suis dit que tu cherchais à te faire renvoyer de l’Opéra. C’est en tout cas mon interprétation de tout ce que tu écris dans Cage de scène. » (un machiniste)

« René, reviens ! » (Anonyme)

« Caizergues, tu veux retourner à l’Agglo, ou quoi ? Parce que là, je pense que t’en prends le chemin le plus court ! » (re-Nostradamus)

« A force de ne parler que des techniciens, et des machinistes en particulier, et de toi surtout (Jean-Luc Caizergues), tes lecteurs vont te lâcher, et peut-être même te faire manger ton canard. » (T.)

« N’écoutez pas les critiques. N’écoutez que votre cœur. Continuez d’écrire Cage de scène. Je lis en premier les commentaires. Ils sont amusants pour la plupart (mais il y a des gens qui n’ont vraiment rien à dire et qui feraient mieux de se taire plutôt que de jouer les défaitistes et les mauvaises gueules). » (Clown)

« à&(‘_d_& u” (‘&_p » » (u »&h-oèd)

« Jean-Luc, j’avais des réserves (sur le fond) quand j’ai lu l’épisode 1. Je ne comprenais pas la démarche. Aujourd’hui, après lecture des épisodes 2 ter et zéro, je la comprends mieux et je l’approuve. Nous ne travaillons pas dans une usine mais dans un lieu de culture, d’art, de spectacle. Le personnel aussi a le droit d’inventer, de créer, de s’amuser. Continue ton délire de syndicaliste hors normes. Philippe Alcaraz (le délégué raisonnable) a raison de te soutenir et t’encourager. » (une employée de bureau)

« Au secours ! J’ETOUFFE. Je ne veux plus lire Cage de scène. Ca m’emmerde d’être obligé de vous lire. Arrêtez de me donner à lire ça. Je ne vous ai rien demandé. JE NE VOUS LIRAI PLUS ! » (Anonyme) « Je pense que les gens vont se lasser de vos histoires de techniciens et de règlement de travail qui ne concernent que vous. Il faut que vous renouveliez le genre. Je ne sais pas comment mais il le faut. Déjà, les commentaires libres, c’est bien. » (Anonyme)

« Si Cage de scène parlait des bureaux, de l’entretien, des choristes, des musiciens, etc., et de la façon dont ça parle des techniciens, tous ces gens qui aimeraient qu’on parle d’eux feraient des histoires avec la liberté d’expression. Ils ne supporteraient pas qu’on les fasse passer (comme c’est le cas avec les machinistes) pour des fainéants et des nantis en plaisantant. » (un électricien qui a le sens de l’humour, lui)

« Messieurs les machinistes, vous êtes des cas sociaux. Point. » (Anonyme)

« Caizergues, arrête de dire que tu es le plus intelligent et le plus cultivé de l’Opéra et de l’Orchestre réunis ! Arrête de te vanter, tu n’es pas le centre du monde ! NON ! Tu n’es rien. En tout cas pas plus qu’un autre. Arrête d’écrire. Ou alors écris à l’extérieur. Ton NOM est

écrit cent fois par épisode. Tu as compté ? Moi je l’ai fait. C’est épuisant. Jean-Luc. Caizergues. Jean-Luc Caizergues. Partout. Ca soûle. Quel EGO ! Et même : pas une seule fois tu n’as écrit le nom de notre directeur : Jean-Paul Scarpitta (qui pourtant, tu l’avoueras, est plus important pour nous que ta petite personne). » (Anonyme)

« Jean-Luc, écris-tu Cage de scène pour en faire un livre ? » (un lecteur assidu de Cage de scène)

« Vous partez d’un particularisme pour atteindre l’universel. » (KR)

« Je souhaite que je veux mon règlement » (épisode 2 ter). Jean-Luc, elle est timbrée ta réaction. Ce n’est pas du bon françois, tu en conviens, n’est-ce pas ?Ta réplique est irrévérencieuse. Tu agis tel un enfant capricieux devant une gourmandise alors que les parents saignent de ne pas entendre les jérémiades, souhaitant détourner l’attention du gamin irascible que tu es devant un objet convoité. Tu mérites une fessée, sale gosse, parce que tu n’es pas poli avec ceux qui te donnent à manger. Ceci dit, lorsque je lus le compte rendu de cette réunion avec monsieur le directeur et madame l’administratrice, c’est à Marcel Pagnol que je pensais. Une scène burlesque et drôle, une dramaturgie voilée de légèreté. Là est la manifestation, Jean-Luc, de ta méditerranéité. » (Anonyme)

« Vive Jean-Paul ! » (Anonyme)

« Les techniciens de l’Opéra sont des professionnels. Leur compétence est reconnue dans toutes les grandes Maisons, en France et au-delà. On nous envie notre fonctionnement, notre souplesse dans le travail. On loue la bonne ambiance qui règne sur notre plateau et dans nos coulisses (comme d’ailleurs dans toute la Maison). Les metteurs en scène sont heureux de travailler chez nous, et honorés. Nous sommes Opéra national depuis douze ans. Les techniciens ont inauguré la cage de scène de l’Opéra Berlioz en 1990. Ils inaugureront la nouvelle scène de l’Opéra Comédie en 2012. Deux lieux nouveaux en une décade. Du jamais vu, nulle part ailleurs. Ce n’est pas un hasard.Alors, Jean-Luc, je vais te parler franchement : je ne suis pas certain que ton humour au énième degré, que nous apprécions beaucoup, nous qui te connaissons de près, puisse être compris de tout le monde. Bien au contraire je crois que les gens lisent ce que tu écris au premier degré, et qu’ils vont finir par penser que les techniciens, et en particulier les machinistes, sont véritablement des fainéants, des incompétents, des privilégiés et, en plus, des cyniques. Je sais ce que tu veux faire, Jean-Luc : tu veux dénoncer les vrais incompétents, les vrais privilégiés, les vrais cyniques en détournant l’attention sur des leurres. Tu veux nous faire lire entre les lignes. Or, peu de gens sont capables d’une telle subtilité. Et, à la longue, ça me paraît dangereux. » (un technicien)

« Vous n’arriverez à rien en écrivant votre vie ici. Votre vie est ailleurs. Nos vies sont ailleurs. Ici, c’est juste notre lieu de travail pour vivre ailleurs notre vie. » (un philosophe d’ici)

Libérez-vous ! Faites comme Jean-Luc Caizergues, DITES N’IMPORTE QUOI ! Envoyez vos commentaires, critiques, etc. à Philippe Alcaraz, délégué CFDT, par courrier ou en ligne. Nous publierons TOUT dans Cage de scène épisode 4.Vous avez TOUS une boîte mail, consultez-là : nous y postons Cage de scène et d’autres infos de la CFDT, comme les réponses de la Direction lors des réunions des délégués du personnel.

EPISODE 4 

« LA MEILLEURE EQUIPE TECHNIQUE DU MONDE »

réalité-fiction

CAGE CFDT

DE SCENE réalité-fiction

work in progress

Opéra & Orchestre MontpellierLanguedocRoussillonFranceEuropeMondeGalaxie

Episode 4 : « La meilleure équipe technique du monde » ou « 21 cm » 1

ANONYMOUS

Pour qu’une dramaturgie puisse naître des coulisses, en miroir de la scène, il faut des personnages, des personnages gentils et d’autres méchants ; il faut du danger, un coup de théâtre - comme par exemple dans le dernier épisode de Cage de scène (« La Grève »). Les techniciens de scène sont les gentils, bien sûr, et leurs ennemis les méchants. C’est la règle du jeu.

Malheureusement sur La Belle Hélène, notre dernier spectacle, il n’existait pas de méchants, tant Shirley et Dino sont admirables de simplicité, d’humanité, d’humour et de professionnalisme, leur bonne humeur et leur gentillesse rejaillissant tout naturellement sur le travail des personnels qui ont la chance, comme nous l’avons eue, d’être au service de leur art.

Du coup, pour cet épisode, nous changeons de formule : Cage de scène 4 n’est composé que de commentaires et - nouveauté - des réponses de l’auteur à ces commentaires* (ensuite Cage de scène paraîtra « en direct » sur le réseau, avec deux pages maximum, une ou deux fois par semaine en fonction de l’actualité des coulisses).Pour l’épisode 4, que vous avez sous les yeux comme un fruit défendu, l’auteur (un machiniste raté) s’appelle « V » en référence à la série V, dont les Anonymous (hacktivistes d’internet) sont friands.

* Surtout : la première version de Cage de scène 4 a disparu dans les dessous de scène (la corbeille) de l’ordinateur de V. Cette version originelle de Cage de scène 4 était une « tuerie », comme disent les rappeurs. Sa lecture exorbitée aurait provoqué dans la Maison des cris, des rires, des larmes de bonheur et de désespoir, des soûleries au champagne pour fêter la victoire ou noyer la défaite.

Explication : l’incendie allumé par l’article de Midi Libre du 27 janvier ayant été, dans l’ultime seconde, contenu (le feu couve encore sous la cendre) par un message apaisant de Monsieur notre directeur rétablissant la réalité d’un propos « mal interprété » par un journaliste au sujet des gentils (et compétents) techniciens de l’Opéra national, l’explosion a été évitée de justesse, comme dans les films catastrophe. Oui.

Ne tournez pas cette page, nigauds…

2

AVERTISSEMENT

« SI VOUS NE SOUHAITEZ PLUS RECEVOIR CAGE DE SCENE SUR VOTRE MESSAGERIE, N’HESITEZ

PAS A NOUS LE FAIRE SAVOIR :

VOTRE CHOIX SERA IMMEDIATEMENT RESPECTE. »

3

COMMENTAIRES DE CAGE DE SCENE EPISODE 3 PAR LE PERSONNEL DE L’OPERA ET DE L’ORCHESTRE (et notre ancien directeur en ouverture) :

« Cher monsieur, Page 3 de Cage de scène épisode 3 (« La Grève ») vous écrivez : « L’ancien directeur, malheureusement, ne connaissait que Gérard Depardieu, et encore il n’avait eu cette chance que par l’entremise de notre directeur d’aujourd’hui. Oui. » Ma vanité m’oblige à rectifier non pas un fait mais une interprétation. Connaissant vos fréquentations, je vous suggère de bien vouloir noter que les personnes qui sont de mes amis et de mes habitudes se nomment Butor, Cioran, Deleuze, et parfois Onfray, Karajan, Stravinsky, Chagall, Dutilleux, Lavaudant, Poulenc, Stockhausen, P. Bausch, Abbado, George Steiner, et Muti, que j’ai, par exemple, pris la peine de faire connaître au nouveau directeur. Il est vrai que c’est très différent des pitres (catégorie dans laquelle l’on peut me classer aussi, me dis-je parfois) dont vous mentionnez l’existence, au point que je ne me sens guère « accablé » par la différence de statut des amis du nouveau directeur.Ceci sur un ton de la confidence et nullement sur celui de la polémique, car nous sommes dans un temps où ces particularités n’ont que peu de valeur, donc peu d’intérêt pour le media que vous caressez avec tant de talent. » (RK)

Réponse de V : Justement, Gérard Depardieu était l’invité de Laurent Goumarre sur France Culture le 31 octobre dernier en compagnie du directeur actuel (on peut encore écouter

l’émission Rendez-Vous en podcast). Comme Depardieu était dans son état « normal », il a proféré une horreur concernant RK, à la stupéfaction générale. Quelques jours plus tard en coulisse notre directeur, se doutant que j’écoute France Culture en écrivant Cage de scène, m’a confié qu’il avait été outré par les propos de l’acteur : « Mais vous savez, c’est Gérard, il est comme ça. En tout cas vous avez remarqué que moi, dans le studio, je n’ai rien dit. » J’ai répondu que j’avais remarqué.

« La première scène de Cage de scène 3 (Toni et la figurante + Raymond et les autres machinistes cachés dans le placard) n’est pas pornographique mais ubuesque. » (Alfred Jarry)

Réponse de V : Vous avez raison, ce n’est pas pornographique. Mais ce n’est pas ubuesque non plus. Désolé, Alfred.

« J’ai lu la première page de l’épisode 3 et j’ai tout déchiré. » (Anonyme)

Réponse de V : Voulez-vous dire que vous avez lu le passage controversé de la fellation et que le reste ne vous a pas intéressé ?

4« Moi je n’ai pas signé la pétition. Je ne suis pas un mange-merde. » (un choriste)

Réponse de V : Qu’est devenue, au fait, cette pétition dont j’ai vaguement entendu parler et dont la direction pourrait se servir, éventuellement à des fins disciplinaires, voire judiciaires ? Etait-ce une pétition contre moi ? Contre Cage de scène ? Contre la CFDT ? Contre le délégué de la CFDT ? Contre le « sexe au travail » ? Vous auriez dû signer cette pétition, monsieur. Et la signer « X ».

« D’accord, c’est rigolo tout ça, mais ça n’a rien à faire dans le monde de l’entreprise. J’ai honte pour la CFDT. » (un cadre, adhérent de la CFDT)

Réponse de V : L’idée que Cage de scène n’a rien à faire dans l’entreprise, je la comprends. Et je comprends aussi qu’un adhérent de notre syndicat puisse ne pas cautionner la séquence Toni/figurante/Raymond. Mais le mot « honte » me semble surjoué. Non ?

« C’était sûr que ça allait faire scandale, l’épisode 3. Je t’avais pourtant dit, quand tu m’en avais parlé en rigolant, de mettre la « chose » à la fin du texte, pas au début. Tomber sur ça au début, ça choque. Si ça avait été à la fin, ou même au milieu, ça serait passé comme un suppositoire. Mais bon, je sais que tu l’as fait exprès.» (un machiniste)

Réponse de V : Moins de gens que tu ne penses ont été choqués vraiment. Les gens aiment jouer à être choqués. Ils jouent un rôle. Ils sont en représentation. A ce jeu de dupes ils se font croire qu’ils ne sont pas des anonymes, des « moutons » (en vérité ils rejoignent la foule en croyant s’en éloigner). Exemple typique de ce comportement, les artistes « rebelles » : le petit Cali (contre Zemmour chez Ruquier), le grand Muti (en représentation contre Berlusconi à l’Opéra de Rome). Ils ne risquent évidemment rien en jouant à se révolter quand la guerre est

finie depuis longtemps, qu’elle a été gagnée par d’autres et que les vrais résistants sont morts et enterrés.

« Oui, oui, parlons des administratifs, des choristes et des musiciens, que je connais peu ou mal. A nous Blek le roc, la Pounche (dite le Clou gourmand), les chemises roses devenues brunes et Jafar ! Parlons de l’ancêtre professionnel de Gary, de madame Poivron et de sa copine du 11 11 11. Autant de personnages hauts en couleurs. Humour et amour : qui aime bien châtie bien. » (JKS)

Réponse de V : Je ne comprends rien à ce commentaire, sans doute crypté. J’adore.

« Cage de scène : génial. J’ai lu les 4 épisodes et j’ai été impressionné. Vraiment. Surtout par le style. » (CDR)

Réponse de V : Moi je suis impressionné par le style d’Emmanuel Bove (Mes amis, Armand…). Bove a beaucoup écrit et fut célèbre dans les années trente. Il est mort en 1945, oublié. Il a été redécouvert dans les années soixante-dix.

5« Dans Cage de scène 3, tu écris que c’est l’ancien directeur qui a assis dans son fauteuil le nouveau et qu’ensuite le nouveau l’a éjecté ingratement. Est-ce vrai ? Quel est le fin mot de l’affaire ? » (un petit curieux)

Réponse de V : Selon ce que je sais après m’être renseigné objectivement d’un côté et de l’autre (je n’ai aucun problème avec ça car j’ai une certaine estime pour les deux camps), l’ancien directeur souhaitait peut-être conseiller artistiquement le nouveau durant une ou deux années, son remplaçant n’ayant aucune expérience à un tel poste. Mais le nouveau directeur a certainement pensé que l’ancien voulait lui imposer ses vues. S’agit-il d’un malentendu entre deux fortes personnalités ? Je l’ignore. Si tel est le cas, ce malentendu porte-t-il sur le deal (explicite ou pas) lié au cooptage de passation de pouvoir (l’ancien directeur ayant fait campagne pour son successeur, avant de se raviser mais trop tard) ? Je l’ignore aussi. En tout cas j’espère pouvoir réconcilier un jour ces deux messieurs, ou, en désespoir de cause, pouvoir organiser à leur intention un duel à l’ancienne sur le plateau (avec tout le personnel dans la salle applaudissant ou sifflant, au choix).

« Mon passage préféré du dernier épisode, c’est celui avec Pamela dans le bureau du directeur technique : « Pamela, responsable du personnel, est en place avec son carnet à spirale sur les genoux. Elle nous détricote immédiatement la première ligne de l’article 4 que rejette mon cerveau. Gary s’en mêle et le ton monte entre lui et moi comme des sauvageons. « Chut ! » gronde Pamela. On se tait comme des bras croisés. » (A.)

Réponse de V : Moi, j’aime le passage où le directeur entre « en pattes de velours » dans le bureau de l’administratrice et se rend vite compte, en parlant au narrateur, qu’il a « affaire à un con ».

« J’ai lu le dernier Cage de scène dans le train, sur mon ordinateur. Je me suis beaucoup amusé. Le trajet m’a paru plus court. Merci. » (Anonyme).

Réponse de V : Merci à vous, monsieur. Je sais qui vous êtes. Je vous apprécie beaucoup. Notamment pour votre grande culture.

« Je l’ai lu chez moi, aux cabinets. J’arrêtais pas de rire. Mon mari m’a crié à travers la porte : Pourquoi tu ris ? Qu’est-ce que tu fais ? » (Anonyme)

Réponse de V : Je n’ai pas compris non plus ce que vous faisiez dans les cabinets.

« On dirait que (à part la scène hard du 3) tu as mis un coup de frein. Selon moi pour deux raisons : 1) Ca chauffe si tu accélères tes provocations. 2) Il y a les négociations de l’Accord unique, et tu veux d’abord régler ce problème dans de bonnes conditions pour les services techniques de scène et la Maison.» (un technicien)

Réponse de V : Bien vu. Mais surtout : nous sommes encerclés, harcelés, réduits à une guerre

6de tranchées par des gens bizarres, des extraterrestres, des Aliens. Il me faut être prudent. Nous ne pouvons compter que sur nous. Nous sommes le dernier rempart. Si ce rempart cède, c’est la fin. Mais ne t’inquiète pas : je connais la « vraie » fin de cette histoire. C’est moi qui l’écris.

« Moi j’ai compris que tes attaques étaient entre les lignes. Mais bon, tout le monde ne sait pas lire entre les lignes. » (Anonyme)

Réponse de V : Il faut juste lire ce qui est écrit. J’écris pour un public très divers, à qui la lecture est imposée par la proximité professionnelle du sujet traité. Je dois m’exprimer « concrètement ». C’est-à-dire combler un public moyen « abstrait ». Vous aurez remarqué d’ailleurs que l’épisode 3 est rédigé plus simplement que d’habitude, notamment en ce qui concerne la construction (j’ai beaucoup élagué ; de nombreux paragraphes ont disparu dans les dessous de scène de ma page word – parmi lesquels pas mal de méchancetés inutiles). Ecrire pour un public moyen ne veut pas dire écrire moyennement. Bien au contraire il faut élever le niveau. Le relever en le rabaissant. L’exemple cité précédemment par A. (le passage Pamela) est caractéristique, je crois, de cette élévation rabaissée de l’écriture comme « transport en commun » d’images plates visant à une lecture profonde et vraie.

« Arrête de parler des femmes de ménage ! Dans le 3, encore ! tu dis que l’ancien directeur rit comme les femmes de ménage au sujet des fraises offertes par le nouveau directeur aux techniciens. Trop, c’est trop ! » (une femme de ménage)

Réponse de V : Promis, j’arrête.

« Au sujet de Toni et de la figurante de l’épisode 3 et de la choriste dans les dessous de scène, ne t’excuse pas ! Si tu t’excuses pour ça, comme je sais qu’on te l’a demandé, t’es pas un homme et je te parle plus ! » (une femme de ménage)

Réponse de V : Promis, je ne m’excuserai pas.

« Qui est cette choriste convoquée par Toni dans les dessous de scène ? Je veux savoir. » (une choriste)

Réponse de V : Il faut demander à Toni (21 cm).

« Tu me déçois. C’était mieux le Nœud à coulisse. C’était moins vulgaire. » (un machiniste)

Réponse de V : Ta mémoire flanche, tu vieillis. Je me souviens d’un article du Nœud à coulisse titré « Cocteau, Ben et le divin pénis du Marquis de Sade », et d’un autre titré « God Nichet ». Non ?

7« Le 3, c’est le meilleur épisode. Le mieux fabriqué. Le plus discrètement marrant. Le plus intelligent aussi. » (B.)

Réponse de V : Disons le plus malin.

« Ce qui me gêne, c’est qu’il y ait inscrit CFDT à côté de Cage de scène. Pourquoi te caches-tu derrière un syndicat ? Un peu de courage ! » (Anonyme)

Réponse de V : Je ne suis pas courageux mais inconscient. Le courageux c’est notre délégué syndical : un « père tranquille », un vrai résistant, lui. Il est devant moi. Devant nous. Il me couvre. Il nous couvre. Respect. Que les révolutionnaires de salon, de comptoir et de coulisse ferment leurs gueules. Amen.

« Oh ! Oh ! Tu vas avoir des ennuis avec tes conneries de sexe. Jamais moi je ne me permettrais d’écrire un truc pareil et de le diffuser sur le lieu de travail. Comment tu fais ? Comment tu oses ? Tu n’as pas peur de perdre ton emploi ? » (un intermittent)

Réponse de V : Si tu as peur de perdre ton emploi tu le perdras, quoi que tu fasses, dises, écrives. Travailler, c’est être libre. Libre notamment de s’exprimer.

« Le cul, au début de l’épisode 3, c’est trop long. Ca gagnerait à être bref, comme le robinet de Raymond. » (Anonyme).

Réponse de V : Très bon commentaire. Brièveté, humour : 17/20.

« C’est lourd, le début du 3. Trop lourd. Ca sert à rien. Ca plombe. C’est une fausse note dans un concert parfait. » (un musicien)

Réponse de V : Pas mal là aussi. Un peu précieux, tout de même. Allez, 14/20 (pour la dernière phrase).

« Tout est très bien dans Cage de scène 3, même la grève manquée/réussie. Très ciselé. Un travail de sculpteur. Un chef-d’oeuvre. » (S.)

Réponse de V : Ce n’est pas ça un chef-d’œuvre. Cage de scène 3 est un « truc ». Un outil. Un cric pour soulever le portail infranchissable entre la coulisse et la scène, et entre la coulisse et la porte qui donne sur le couloir des loges, sur les escaliers, les ascenseurs, les couloirs des bureaux et les dépendances. Lire Cage de scène, c’est lire le mode d’emploi de cet outil qui ouvre les portes qui nous séparent les uns des autres dans cette Maison où, isolé, chacun d’entre nous est une proie pour les rapaces qui tournent autour.

8

« J’ai adoré la queue de cheveux du délégué des musiciens. Ah ! Ah ! Ah ! Et ce madame le soleil du président ! Merveilleux. Je vais le faire lire à Carla. » (SPJ)

Réponse de V : Faites-lui lire le règlement de travail avantageux des techniciens de scène (comme dit le rapport de son Ministère des cultivés de la dernière heure).

« Ca commence à manquer de piquant ton truc des coulisses. Faut arrêter de lécher la Direction. Faut éviter d’écrire, comme tu le fais tout le temps : « mon bien-aimé directeur ». Il s’en fout de toi, lui. Il veut vous virer de l’Opéra, toi, tes collègues techniciens et tous ceux qui ne se plient pas à ses caprices de riche ! Il veut vous remplacer par les copains des copains des copines. Il veut ses gens à lui. Tu es un GROS naïf et tu t’en mordras les doigts. » (Anonymous)

Réponse de V : Même s’ils réussissent à me virer (je dis « ils » car c’est sa « cour », sa clique de faux amis tapis à l’extérieur de nos murs qui lui font faire des bêtises et commettre des injustices dans la belle et prestigieuse Maison construite par nous, et dont il a hérité), oui, même s’ils réussissent à me virer, notre directeur d’aujourd’hui demeurera éternellement mon « bien-aimé directeur ». D’abord parce que je suis fidèle. Ensuite parce que cet artiste étonnant, unique en son genre, est un personnage de fiction. Il n’existe pas. Comme Raymond. Comme moi. Et comme toi. Oui.

« Il paraît que tu as été convoqué par le directeur avec le délégué de la CFDT et le directeur technique à cause de Cage de scène 3, et surtout pour la première page dégoulinante de jus de sexe. Vas-tu raconter cette réunion dans Cage de scène 4 ? » (une lectrice du sixième étage)

Réponse de V : Je ne comptais pas raconter cette petite réunion dans Cage de scène 4, qui n’est fait a priori que de commentaires et de réponses à ces commentaires. Mais puisque vous me posez la question et que le lecteur est roi, je m’incline :Donc nous avons fait paraître Cage de scène 3 pour relater l’histoire de la fameuse grève qui n’a pas eu lieu et qui fut une victoire comique pour le syndicat des techniciens de scène contre non pas le directeur mais madame l’administratrice, épaulée un instant, naïvement, par le syndicat des artistes. Comme j’avais dans mon vieil ordinateur la scène de Toni et de la figurante (vraie) et qu’il me fallait une ouverture percutante à l’épisode 3 pour accrocher le lecteur j’ai demandé à Toni, machiniste favorisé par la nature, si je pouvais raconter un (sur mille) de ses « exploits ». Il m’a dit oui car il s’en fout, il a d’autres chattes à fouetter.Lorsque les employés ont eu entre les mains la version papier ou qu’ils ont consulté leur messagerie et qu’ils ont lu : « Viens sans culotte », a dit Toni à la figurante, leur sang n’a fait qu’un tour dans leur cerveau et leurs organes. Il y a eu implosion. La plupart des lecteurs m’ont reproché cette « provocation », cette blague de « mauvais goût » qui pour moi n’est qu’un pastiche, un clin d’œil de lettré.Bref, il a été question de « l’affaire » au Comité d’entreprise : certains membres étaient outrés, remontés contre moi et la CFDT. Du coup, le directeur, en toute logique, a convoqué le délégué syndical et moi-même, l’ordure, serrés de près comme par un gendarme par Gary, le directeur technique, que nous surnommons « Aigle noir ».

9 Cinq minutes avant le rendez-vous, Gary nous fait la leçon : « Vous dites que vous suspendez la parution de votre Cage de scène de tarés. Compris ? » « A tes ordres, Aigle noir. »

Nous pénétrons dans le bureau du directeur comme les trois petits cochons. Je ne vous décris plus ce bureau : il est d’un gris excellent, surligné par des ors discrets comme on en voit dans les coffres, à la banque. Mais le plafond est bas, très bas, je le remarque soudain (Modiano aime bien les plafonds bas dans ses romans à basse-tension). Je remarque aussi un petit buste en bronze rouillé posé sur un meuble, sans doute le buste d’un compositeur : Beethoven (1770-1827), Berlioz (1803-1869) ou Raymond King (1940 - ?). Raymond King est le moins célèbre des trois, certes, mais il est l’un des plus grands compositeurs français vivants. Il est aussi notre monsieur le directeur d’hier. Je sais que monsieur le directeur d’aujourd’hui aime beaucoup la musique de RK et il est donc fort possible que ce soit, dressé là comme un Veau d’or, son buste en bronze réalisé par un artiste raté (car tout de même ce n’est pas très ressemblant). Je demande alors à monsieur mon directeur bien-aimé s’il s’agit bien, ici présente, de la tête en fer de Raymond King, son prédécesseur, mais il ne m’entend pas ou fait semblant, comme quelqu’un qui vous doit de l’argent ou un service.On s’assoit gentiment autour de la table, en copains, comme au café. Monsieur mon directeur commence son petit discours, mi-sérieux mi-coquin, au sujet de cette affaire de sexe d’homme dans la bouche d’une femme. Il nous explique qu’ « on » lui a demandé, parmi le personnel empressé et corseté de notre Maison, des « sanctions » à mon encontre, mais qu’il n’en prendra aucune car il est, par principe, pour la liberté d’expression. « En revanche, me prévient-il, vous ne devez plus, sur le réseau de l’entreprise et sous couvert de syndicalisme, parler de fellation. » « Très bien, la prochaine fois ce sera sodomie. » Le directeur s’esclaffe : « Ca entrera dans les annales ! » Gary, qui m’avait fait promettre de ne pas « en rajouter », rit aussi de bon cœur, il aime beaucoup la sodomie, surtout dans des blagues d’animaux.Du coin de son mouchoir en soie, le directeur essuie une larme de rire puis nous confie que pour la forme il nous adressera une lettre de rappel à l’ordre, comme à des chenapans. Enfin il incline la tête, sans qu’un cheveu ne bouge, et, parlant plus bas, il nous confie que le bruit court que les services techniques sont un « clan ». Un clan ? Oui, les techniciens seraient des

mafieux, ils menaceraient ceux qui ne voudraient pas adhérer au « syndicat ». Même les artistes auraient peur, le soir, de regagner seuls leurs véhicules dans le parking. Un silence de mort a envahi le bureau tout gris. Il fait froid. Nous sommes dans un tombeau. Etrangement le délégué des techniciens, jusque-là recroquevillé sur sa chaise, se redresse. Lui qui croyait n’être que le parrain de son petit-neveu serait donc le parrain d’une mafia ? Ses lèvres se pincent, son regard se durcit. Il est Al Capone, Lucky Luciano, Max la Menace. « Bien sûr je ne crois pas à ces élucubrations », rassure immédiatement le directeur, ce qui déçoit Al Pacino, retombé délégué syndical.Pour finir, le directeur nous demande (car en vérité il veut en venir là) ce que nous comptons faire avec Cage de scène, étant donné le scandale provoqué par le dernier épisode. « Ca doit s’arrêter, dit Gary d’un ton sec, comme un couperet. C’est trop d’histoires dans la Maison. » « On arrête provisoirement », nuance le délégué. Je demande : « Vous, monsieur le directeur, vous voulez quoi ? » La réponse fuse, théâtrale : « Je veux que ça continue ! »

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