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COMITÉ SCIENTIFIQUE PUBLIÉ SOUS LA DIRECTION DE Françoise Balibar Professeur émérite de pf!)!sique à l'Université Paris VII - Denis Diderot Dominique Lecourt Bernadette Bensaude- Vincent Professeur d'histoire et de philosophie des sciences à l'Université Paris X <Nanterre Michel Morange Professeur de biologie à l'Université Pierre et Marie Curie - Paris VI et à l'École Normale Supérieure (Ulm) Dictionnaire d'histoire et philosophie des sciences Secrétaire de rédaction Thomas Bourgeois OUVRAGE PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS DU CENTRE NAT10NAL DU LIVRE - QUADRIGE / PUF

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COMITÉ SCIENTIFIQUE PUBLIÉ SOUS LA DIRECTION DE

Françoise BalibarProfesseur émérite de pf!)!sique à l'Université Paris VII - Denis Diderot

Dominique Lecourt

Bernadette Bensaude- VincentProfesseur d'histoire et de philosophie des sciences à l'Université Paris X <Nanterre

Michel MorangeProfesseur de biologie à l'Université Pierre et Marie Curie - Paris VI

et à l'École Normale Supérieure (Ulm)

Dictionnaire d'histoireet philosophie des sciences

Secrétaire de rédactionThomas Bourgeois

OUVRAGE PUBLIÉ AVEC LE CONCOURSDU CENTRE NAT10NAL DU LIVRE

-QUADRIGE / PUF

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ÉCOLOGIE COMPORTEMENTALE

ecology). Cette prévision n'est certes pas passée ina-perçue, mais elle a soulevé d'autant moins d'objec-tions que les éthologistes (dont Wilson feignait decraindre un sentiment d'offense) ont été les premiers àl'applaudir. Dans les années qui suivirent, l'écologiecomportementale fut ainsi présentée comme undomaine voisin de la sociobiologie (la naissance, peude temps après la sortie du livre de Wilson, de la revueBehavioral Ecology and Sociobiology en témoigne).Mieux encore, elle conquit l'image d'un programme derecherches à la fois plus prometteur à longue échéanceet plus « sage» (idéologiquement parlant) que la socio-biologie, comme si elle était destinée à dévorer à sontour cette dernière.

De fait, alors que la nature de la sociobiologie- « théorie ou discipline? » - a été âprement discutée,l'existence de l'écologie comportementale a été sou-tenue sans coup férir. Or, quand on y regarde de plusprès, cette vision pédagogique était surprenante à plusd'un titre. D'abord, la notion de sociobiologie fut uti-lisée bien avant 1975 pour désigner l'étude descomportements sociaux: s'il s'agissait d'une disciplineauthentique, il y aurait donc quelque abus à décréterque Wilson en serait le créateur, comme le font cer-tains porte-parole français (P. Jaisson, La Fourmi et leSociobiologiste, Paris, O. Jacob, 1993, p. 17). À moinsque cette oblitération de l'éthologie classique(K. Lorenz, N. Tinbergen, P.-P. Grassé, etc.) n'émaned'un désir de cacher que celle-ci est victime d'un can-nibalisme perpétré par. .. l'un de ses Sous-ensembles.

Mais le plus étrange est ailleurs: si Wilson n'a pasinventé la sociobiologie, on voit mal qui d'autre quelui-même peut revendiquer la paternité de l'écologiecomportementale. Dans le schéma qu'il propose auchapitre 1, le lecteur découvre que ce territoire granditen compagnie de la sociobiologie depuis le milieu dusiècle. Sauf qu'aucun chercheur n'a classé son activitésous cette étiquette avant la publication de « la nou-velle synthèse» et que les index thématiques desouvrages d'écologie ne mentionnent jamais l'expres-sion. Aujourd'hui encore, celle-ci ne figure que dansdes écrits explicitement liés à la sociobiologie et nondans des textes d'écologie générale.

Bref, Wilson a non seulement inventé l'extérioritéde la sociobiologie par rapport à l'éthologie mais il a,tout aussi arbitrairement, proclamé l'inclusion de lamystérieuse écologie comportementale dans la sciencedes relations entre les organismes et leur environne-ment, jadis pressentie par Haeckel. Ce dernier avait aumoins le mérite de proclamer ses néologismes et de nepas dissimuler ses positions épistémologiques sous laforme de constats fantasmatiques. Pour le reste, lemaître allemand du « darwinisme social» et son émuleanglo-saxon partagent manifestement la conviction quel'utilisation du darwinisme à des fins sociologiquesappelle une préparation minutieuse des champs disci-plinaires concernés, quitte à « déduire» la nécessité decertains districts intermédiaires. L'activité n'est pasintrinsèquement condamnable: « I'œcologie » a indu-bitablement montré que sa raison d'être dépassait le

service d'un quelconque évolutionnisme. Et pale caractère frauduleux de l'énoncé descriptif I,r-del.àtion de Wilson n'a rien d'incongru ni de SUp~rfiIntul.elle éclaire parfaitement la stratégie réelle ~clel:sociobiologie, avec les raisons de son effice .I~institutionnelle. aCHe

La zoologie moderne a progressivement dessinétriangle thématique qui constitue sa table d'orienta/nméthodologique: l'écologie, la génétique et l'ét~onlogie en sont les sommets. Cependant, à l'encontre do-deux premières disciplines qui ont grandi dès le déb~:du xx' s. sous l'autorité directe du néodarwinisrneetqui ont établi entre elles une connexion durable (neserait-ce qu'en participant à l'élaboration de la théOriesynthétique), l' éthologie (qui se développe à partirdesannées 193? comme. u,:e « psychologie comparée»)est demeuree assez mdependante de ce paradigrne:hors d'une approbation de principe, l'école objectivistede Lorenz et Tinbergen a entretenu avec lui des rela.tions diffuses. Toutefois, cette observation vaut sur.tout pour l'éthologie des vertébrés. En entomologie,lacommunication interdisciplinaire a progressé selonunautre rythme, impliquant plus fermement l'analyse descomportements dans les problématiques de l'écologieet de la génétique, donc dans les visées darwinistes.Lesthéoriciens majeurs de la sociobiologie conternpo-raine, Wilson en tête, ont souvent fait leurs prernièresarmes sur les insectes. D'une certaine manière, le coupde force épistémologique de cet auteur exprime ainsiune volonté qu'il partage avec de nombreux spécia-listes des arthropodes, et qui sera ensuite approuvéepartoute la zoologie : la programmation des rechercheséthologiques dans le cadre des questions privilégiéespar le néodarwinisme.

Ceci étant, la voie choisie est immédiatementinféodée à une inspiration théorique très particulière,voire étriquée: les conjectures génétiques sur la diffu-sion de « l'altruisme». Écologie comportementale etsociobiologie tendent à insister sur les relations entreindividus appartenant à la même espèce, les séparantd'emblée des autres aspects de l'écologie. Or, mêmeSIl'entomologie est un carrefour interdisciphnalfeincomparable, l'éthologie est investie par diverspr?!e~néodarwiniens durant les décennies 60 et 70 qU} n e~eblissent pas forcément une COupureaussi tranchee enl'intraspécifique et l'interspécifique. Ces promfss~:ont été stoppées net : la socio-écologie amma e hel'écoéthologie désignaient des réseaux de rechercirlargement reconnus. À cet égard, il faut donc tt~ncompte du fait que le succès de l'entreprise de WI~ an'a pas seulement engendré les territoires dont \éinventé ou déformé l'existence: il a également,ru~ntdes territoires plus amples dont l'unique inconv,e~~laétait de ne pas se placer d'emblée sous l'autont~. r legénétique des populations, Aujourd'hui c~mme I~~n-« darwinisme social» détourne le darwinisme en tionquant discrètement ses champs d' inve~tl~ncepour imposer son point de vue comme une eVIinexorable.

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lJTlERl-V" LEFEUVREl-C., RICHARDG. & TREHENP.,~ G~logie, Paris,Masson, 1978.- JAISSONP., La Fourmi et~biOlogiste, Pans,O. Jacob, t993.- WILSONE.O"SOCIO-

~.- the New Synthesis, Cambridge(MA), BelknapPressof~Univ. Press, 1975,

GeorgesGUILLE-EsCURET

of Darwinisme; Sociobiologie.

~OMIE THÉORIOUE

R6paDdusdans les affaires et l'administration, où ils$OIIIdepuislongtemps investis des plus hautes charges,sollicitéspar la presse, bien établis désormais dansl'enseignementgénéral, les économistes ne laissent pasleurépoque indifférente. Leurs pronostics régulière-mentdémentis et leurs aigres dissensions ne plaidentpasen faveur du sérieux de leur discipline, et cepen-d8II~les témoins les plus ironiques de leurs déroutesOOI1tinuentde les consulter, au point de préférer sou-ventleurs diagnostics et leurs conseils à ceux desjuristes,sociologues ou philosophes. D'où vient cettecmiositémaintenue malgré des résultats pratiquesdécevants? On peut chercher une explication- d'autres seraient concevables - dans une particula-ritéde leur travail : il repose sur une infrastructurethtorique sans équivalent dans les autres sciencessociales,Aux doctrines des juristes, aux conceptionsdessociologues, aux systèmes des philosophes, ilmanqueles caractères qu'on associe d'ordinaire auxthéoriesscientifiques: la compression des concepts et~ principesdirecteurs, formulés au niveau d' abstrac-tionle plus élevé; l'organisation hiérarchique, idéale-IIlentdéductive, des énoncés généraux; un appareil~~atique élaboré, suffisamment autonome pourqu,11entretIenne son propre développement; des appli-~~ perçues comme telles et réparties sur des••••UII1lesvariés,,'f:ces traits se rencontrent dans la partie de la dis-C1p que les Anglo-Saxons nomment economietheorr et la rapprochent, du moins formellement, des::n~s physiques sur lesquelles s'appuie le travail deslei Illeurs,La flatteuse analogie explique pour partie~Iten:es et les déceptions renouvelées du public; les~mlstes ne se privent pas d'en tirer parti lorsqu'ilsd' dent .leurs projets de réforme sociale et même~s intérêts de carrière. Ne serait-ce que pour cesdel'épl\s~l',économie doit solliciter la vigilance critiqueia~~temologue, Mais il faut savoir aussi renverserd6ii-.~ctJve et mettre la philosophie des sciences aules de 1Objetqu'elle se donne, On découvre alors quelionslrav~uxdes économistes résistent à ses catégorisa-etqu:,ealables du scientifique et du non-scientifique,et desses diVIsions convenues, comme celles des loisd'~r autres généralités ou des différents modèles~~atJon, ne lui conviennent pas mieux, Granger,~ r~, Hausman, ou l'auteur même de cetteIÎciued q~l,envisagent constructivement le projet théo-

el economie, ont dû réexaminer, le plus souvent

ÉCONOMIE THÉORIQUE

pour les mettre en cause, les bases néo-positivistes etpoppériennes de la philosophie des sciences contempo-raine. Après ce débroussaillage, ils ont entrepris deconceptualiser directement leur objet. Bien que ces tra-vaux restent partiels et parfois trop exclusivement des-criptifs, ils semblent plus convaincants déjà que laprojection d'idées toutes faites sur la science, pourexalter ou dénoncer les économistes, ce qui reste leprocédé commun de la spécialité qu'on appelle« méthodologie économique ».

La naissance d'une économie politique autonomen'aura pas coïncidé avec l'apparition de la premièrethéorie économique digne de ce nom. Si l'on circons-crit la notion de théorie comme on l'a fait plus haut,Smith, et même Quesnay, ne s'y conforment pas, et ilfaut patienter jusqu'au Ricardo des Principles of Poli-tical Economy (1817). Encore l'ouvrage vérifie-t-ilimparfaitement les conditions posées, et il ignoremême carrément celle de la formalisation mathéma-tique: Ricardo se contente de calculer numériquementdes exemples illustratifs, à la manière du comptablequ'il était tout d'abord, Il reste que la structure logiquede ses raisonnements est admirablement claire et qu'ona pu les formaliser aisément par la suite, Comme cellede Marx, son analyse de la valeur-travail se prête àl'algèbre matricielle, et ses lois dynamiques de larépartition se décrivent par des équations différen-tielles - avec Sraffa et ses élèves, un courant néo-ricardien s'est d'ailleurs emparé de l'une et des autresen plein xx' s. Il paraîtra surprenant que cet échan-tillon de théorie, unique et rudimentaire encore, ait aus-sitôt nourri le commentaire épistémologique, Or dès lapremière moitié du XIX' s. Senior et Mill proclamèrentl'avènement d'une science nouvelle dotée d'un objetfixe - la richesse, considérée dans ses lois de produc-tion, de circulation et de répartition - ainsi que d'uneméthode définitive - avec des nuances, celle que sui-vaient spontanément les Principes. L'économie poli-tique s'appuierait sur trois prémisses fondamentales: laloi de la population croissante, venue de Malthus, laloi des rendements agricoles décroissants, qui est uneadjonction décisive de Ricardo, enfin, plus vaguementformulée, mais logiquement nécessaire, la loi voulantque les entrepreneurs fassent preuve d'égoïsmerationnel, Augmentées, s'il le faut, d'hypothèses fac-tuelles particulières, les trois propositions engendre-raient déductivement la science de la richesse dans satotalité, Pour vérifier cette thèse, les ricardiens s'atta-chèrent à redémontrer pas à pas les tendances dyna-miques de la répartition telles que les Principes lesavaient formulées : rendues en valeur-travail, la partdes travailleurs augmenterait et celle des fermiers bais-serait, tandis que celle des propriétaires fonciers aug-menterait massivement; rendues en blé, la part destravailleurs stagnerait, celle des fermiers baisserait, etcelle des propriétaires augmenterait encore, Enl'espèce, une déduction correcte ne demande pas beau-coup plus que les trois affirmations précédentes, Maisd'autres résultats notables, comme la loi des avantagescomparatifs, que les Principes démontrent au chapitre

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de commerce extérieur, imposent d'élargir le stock despostulations générales, et non pas seulement parti-culières; or les épistémologues ricardiens, sinonRicardo lui-même, étaient réticents à franchir ce pas.

S'ils prétendaient se satisfaire d'une base aussiétroite, c'est qu'ils prêtaient aux trois lois des qualitésremarquables dont les hypothèses supplémentairesn'auraient pas bénéficié. Elles leur semblaient décriredes vérités universelles, soit de la technologie produc-tive (loi des rendements), soit de la physiologie et dela psychologie humaines (lois de la population et del'égoïsme rationnel), vérités que tout observateurréfléchi devrait immanquablement reconnaître commetelles. Pour certains ricardiens, les lois s'éprouvaientdans l'éblouissement de la certitude immédiate; pourd'autres, elles demandaient un effort préalable d'induc-tion ; mais tous les désignaient comme premières dansl'ordre spécial de la connaissance économique. (Unetelle affirmation s'avère en effet compatible avec lathèse voulant que la loi des rendements décroissantstrouve sa base inductive en agronomie : les écono-mistes tireraient profit d'une découverte réalisée dansune autre partie du savoir.) Universalité, vérité, certi-tude, caractère objectivement premier - on retrouve laplupart des traits qu'Aristote avait rassemblés autourde l'idée des « principes de la démonstration»(Seconds Analytiques, I, 1-10). Que les principes desanglais relèvent d'une interprétation empirique exclu-sivement, cela reste compatible avec la thèse que l'ondéfend - une conception passéiste de la science a régnésur les premières théories économiques. L'interpréta-tion rationaliste forme l'autre voie possible de la mêmeinfluence; elle apparaîtra plus tard chez les autrichiens,qui lamettront au service de théories nouvelles.

On a souvent décrit, sans parvenir à se l'expliquertout à fait, l'effacement que les idées ricardiennes ontsubi dès le courant du XIX's. La cause immédiate del'échec est en tout cas facile à repérer : elle tient à laloi malthusienne de la population, que les classiquesregardaient déjà comme plus délicate que les deuxautres, et que leurs successeurs finirent par rejeter sansappel. La loi tombait sous une alternative redoutable:empiriquement fausse dès qu'elle recevait une expres-sion précise, inadmissible aussi longtemps qu'elle n'enrecevait pas. Le principe de l'égoïsme rationnel nousparaît aujourd'hui à peine moins embrouillé, et lamême alternative aurait pu lui être fatale; mais les éco-nomistes du XIX'et du xx' s. surent le ramener graduel-lement à un principe abstrait d'optimisation, et il s'esttransmis sous cette forme à la théorie contemporaine.Quant à la loi des rendements décroissants, qui consti-tuait l'énoncé le plus univoque de l'économie clas-sique, elle dessinait par avance le modèle théorique deson abandon, finalement consommé par la « révolutionmarginaliste ».

L'historiographie traditionnelle décrit la naissancedu marginalisme COmme un cas de découverte simul-tanée, d'autant plus saisissante qu'elle affecte les troisprincipaux foyers scientifiques de l'époque. L'accordspontané de Jevons (Theory of Political Economy,

1871), Menger (G':Undsiitze der Volkswirtschajisl h1871) et Walras (Eléments d'économie POlitique; re,1874) témoignerait pour leurs théories, de mêrneu",les dissensions parmi les disciples de Malthus aYa9Ueparlé contre la sienne. Les historiens ont fini par lenInon seulement la simultanéité des découvertes mOier1 henti .. • L'· 1 . , aiSeur aut entrcité meme. evo utton marginalislecomme il faudrait dire, passe assurément par les fonda'teurs, mais les précède et les inspire, et elle n'abour;pas non plus chez eux: ni Jevons, ni Menger, ni rnêmlWalras, ne poussèrent bien loin leurs idées. On peute~dire autant de leurs Successeurs immédiats, Edgewol1h(1881), Marshall (1890), Fisher (1892) et Pareto(1909), et il faut attendre l' éco~lOmie néo-classiquecontemporame pour que le margmalIsme soit propre_ment systématisé: l'effort collectif n'aura pas réclamémoins d'un siècle, ce qui surprend les historiens dessciences, accoutumés qu'ils sont au rythme plus vigou-reux de la physique. Que l'on songe à la mécaniquequantique et la théorie de la relativité, qui ont trouvéleur assiette au bout de quelques décennies seulement.

On peut isoler dans le marginalisme quatre idéesdirectrices, dont les trois premières, mais non la qua-trième, mobilisent le concept technique de marge (quisignifie la dernière unité produite, consommée ou dis-tribuée). La première de ces idées, que Marshall illustrele mieux, traduit la continuité des théories écono-miques à travers le temps: le marginalisme transformela loi classique des rendements décroissants, d'une parten la faisant porter sur la dernière unité plutôt que surla moyenne, d'autre part et surtout, en l'étendant ducontexte agricole initial à toute espèce de production.En regard de la loi des rendements marginaux décrois-sants, l'école installe, cette fois construite de toutespièces, une loi des utilités marginales décroissa~tes.Par là, elle explique la demande, dont les économistesprécédents, et même Cournot, n'avaient presque nendit - c'est le deuxième apport du marginalisme. Aprèsavoir établi l'équation des échanges _ le rapportd'échange entre deux marchandises est égal au rap~o~des satisfactions marginales fournies par les quantlt~séchangées -, Jevons résout le fameux « paradoxe d~ ~valeur », dans lequel les classiques et Marx s'étalenembarrassés. Comment le diamant qui ne présentepasd'utilité apparente peut-il valoir plus que l'eau, qUiestnécessaire à la vie? L'équation des échang~s,combinée à la propriété des utilités marginales décr?~;santes, fournit une réponse: c'est la faibl~ quant;te uidiamants par rapport à la quantité d' eau d~sP?llIr e ~eexplique la différence de leurs prix. D'où JIresu ted~lal'utilité, au sens vulgaire du mot, ne fait pas le to~ Irasvaleur économique: il faut compter avec ce que trieenomme la rareté. Suivant la troisième idée direc tité;les quantités distribuées, tout comme les quan

nne_

vendues ou achetées, s'expliqueraient par le rafilS~teurment à la marge. Walras substitue le concept de a clas-de production aux catégories descriptives de:tendresiques - travail, capital et terre - mais Il faut a uelades auteurs plus tardifs, Wicksteed et Clark, pour ~ssor.théorie marginaliste de la répartition prenne son

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repOsesur une affirmation qui décalque l'équa-~ deséchanges: la rémunération marginale des fac-=- est égale à leur productivité marginale. Au~t, le marginalisme ne s'imposera jamais en

'ère de répartition comme il s'était imposé en~ de demande et de production. Le principe de laJi!lunérationà la marge reste une pomme de discorde

'les économistes du xx' s., quand bien même ils~mmoderaient des deux idées précédentes, que lesIIJCIèlesoptimisateurs ont raffinées mathématique-IJIIIII.Last but not least, les concepts de marge ne fai-lIicDI pas le tout du marginalisme : celui d'équilibreâ~rte pas moins à Walras, Marshall et Pareto. Lesuoiséconomistes imposent l'égalité globale des offresIllies demandes aux agents multiples et indépendantspfonnulent ces offres et ces demandes. Par un gestedIIoriquedigne de l'œuf de Colomb, ils instaurent laJRIIlièrereprésentation systémique des économies de_hé. Les classiques possédaient le concept d'équi-JibIe,S'ils n'en avaient rien tiré d'important, c'estlJII'ilsn'insistaientpas sur la dissimilarité des individus_ qu'ils ne parvenaient pas à décrire les demandes•• précisément que les offres. Le même conceptdolinel'équilibre général chez Walras et Pareto, etl'lquilibre partiel chez Marshall, suivant qu'il"lpplique à l'économie entière ou à l'un de sesmarchésparticuliers, abstraction faite de ses relationsMC les autres."Bo poursuivant ces quatre idées directrices, les mar-gioa)istesconstruisirent des théories qui se confor-_là l'objectif déjà fixé par les classiques: multiplier• déductions en s'aidant d'un lot restreint de pré-_s générales. Le maintien du canon s'accompagnedeperceptiblesdifférences dans l'exécution. La réduc-tiondes prémisses apparaît finalement moindre queifa!!s l'économie ricardienne. L'organisation hiérar-dIiquedes énoncés généraux ressort mieux, du moins~,Walras et Marshall, qui, pour la première fois,_nt la loi de la demande (les quantités;:andées diminuent quand les prix augmentent) au

de la prendre comme une donnée. Cette loi~tue le modèle, bientôt reproduit plus subtilement,. régularités que les économistes placent au niveau:nédiaire: elle sert d'explication commune tout en!let1elle-même expliquée (à ce stade, par l'équation.\0 ~hanges). Enfin, si l'on excepte Menger et les••.,~chlens, l'appareil mathématique des économistesd6d veloppe. Il comporte désormais le calcul des

~ées, qui formalisent une notion de marget::ue, et, les opérations élémentaires sur les sys-lIoti d'équations algébriques, par quoi se retraduit la'"Fr,complémentaire d'équilibre.

Ilitlion reprend les quatre idées directrices, il appa-6aonq~e deux d'entre elles se cristallisent dans des".doces, les deux lois marginalistes, mais qu'une autre~nne sous la forme d'une recommandation méta-~9ue : les énoncés qui emploient le concept~ Ihbre ne sont pas fixés au départ. Comme l'ana-••• :argmaliste de la répartition ne délimite pas tous

°Yens à l'avance, l'idée restante flotte entre les

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deux genres. Le concept archaïque de principes'applique encore aux deux lois marginalistes : on lesprétend vraies, reconnues comme telles, quoique d'uneévidence non immédiate, premières enfin dans l'ordreobjectif du savoir. L'ordre en question est toujoursdéfini par référence à la richesse et sa triple modalité- production, consommation, répartition. Mais ledécoupage matériel de l'objet cessera bientôt de satis-faire les économistes, et de même, ils prendront deslibertés avec les lois marginalistes, par exemple enadmettant que certaines firmes produisent avec des ren-dements croissants. Ils concevront finalement le margi-nalisme - et la théorie néo-classique à sa suite - commeun jeu d'inventions, qui, tout en respectant des règles,ne procède plus d'une liste de propositions premières.Il en est ainsi, déjà, chez J. Robinson (1933), qui traiteles égalités marginales comme des « outils» ou des« recettes », et chez Robbins (1935), qui redéfinit ladiscipline entière par un principe purement méthodolo-gique d'optimisation sous contraintes. L'idéal déductifva subsister jusqu'à nous, mais entre temps, la notiond'hypothèse aura chassé celle de principe; les transi-tions décisives s'effectuent avec Hicks, Samuelson,Friedman et Koopmans. Au terme du processus, on nesaura plus très bien si les hypothèses sont factuelles,voire testables, ou si elles servent uniquement de pointde départ conventionnel au raisonnement.

La branche autrichienne du marginalisme s'est sin-gularisée par un attachement persistant à l'épistémo-logie antérieure. La théorie de Menger mobilise unconcept assez flottant d'essence (Wesen), qui signifie àla fois l'identité stable des choses, la cause de leur exis-tence, la source de leur intelligibilité. C'est en remon-tant à la nature ultime de l'échange, de la productionet de la monnaie que l'Autrichien prétend découvrir leslois qui les règlent. Il obtient des « lois exactes » queles données empiriques ne confirment ni n'infirment;car les phénomènes observables résultent aussi d'acci-dents, et la comparaison de ces phénomènes avec leslois servirait uniquement à manifester en quoi ilss'éloignent des essences. Menger incarne la brancherationaliste, précédemment annoncée, de la conceptionaristotélicienne de la « démonstration ». L'un de sessuccesseurs, von Mises (1933), abandonnera les « loisexactes» censément inscrites dans la nature deschoses; il parlera de « propositions a priori» quis'imposeraient avec l'évidence des vérités logico-mathématiques. Von Mises déporte l'origine de lacertitude vers le sujet, et sa perspective est indiscuta-blement plus moderne que celle de Menger; ellecontinue d'ailleurs à solliciter les commentateursd'aujourd'hui. Il reste qu'à un certain niveau de géné-ralité, l'école autrichienne s'unifie. D'une part, ellecontinue à raisonner en termes de propositions pre-mières ; d'autre part, ces propositions, elle les fondesur les pouvoirs de la raison, et non pas sur les leçonsde l'expérience. À l'opposé de ce courant, les margina-listes britanniques, Jevons, Edgeworth, Marshall, per-pétuaient le point de vue rigoureusement empiriste desricardiens. Ils se réclamaient de l'épistémologie de

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ÉCONOMIE THÉORIQUE

Mill tout en rejetant son économie politique, jugéedépassée. C'est dans cette autre famille intellectuelleque la conception récente, tournée vers l'heuristique etses préceptes, s'imposera par transformationsprogressives.

Décidément séduits par les images de rupture, leshistoriens évoquent volontiers la « révolution keyné-sienne» qui aurait suivi la parution, en 1936, de TheGeneral Theory of Employment, Money and Interest.Des convictions politiques et historiques animentl' œuvre de Keynes, comme, autrefois, celles deRicardo, Marx, Walras et Pareto. L'économie demarché laissée à elle-même tend à maintenir au chô-mage une partie des travailleurs disponibles; seule uneintervention de l'État, par des canaux monétaires et, depréférence, budgétaires, peut réussir à la mener auplein-emploi des ressources; ainsi, la Grande Dépres-sion ne se résorbera ni par un surcroît de libéralisme,comme le recommandent les doctrinaires, ni parl'abandon au cycle naturel, comme le croient les fata-listes. En dépit de ce qu'on a pu dire, les positions deKeynes étaient répandues chez d'autres observateursde l'époque. Son talent est d'avoir su les transmuer enaffirmations théoriques; il évoque en cela Ricardo,qui, seul parmi les défenseurs du libre-échange, par-vint à relier ses convictions intimes à la dynamiqueabstraite du capitalisme. C'est grâce au concept nou-veau d'équilibre de sous-emploi que l'intervention-nisme trouve à se fonder dans l'économie savante.

Les raisonnements dont s'autorisent les libéraux pré-voient qu'un choc extérieur subi par l'économie _ parexemple un déplacement brutal de la demande commeà l'époque de la Grande Crise - sera finalement suivid'un retour à l'équilibre sur l'ensemble des marchés.Ils supposent que les prix puissent varier à la hausse ouà la baisse d'une manière qui signale les raretés; alors,sous un effet d'incitation, les ressources se déplacentd'un marché à l'autre jusqu'à s'employer pleinement.Quand on les précise tant soit peu, ces raisonnementsont besoin d'hypothèses discutables Sur le sens et lavitesse des ajustements. On trouve donc aisément desraisons de rejeter la conclusion libérale, mais il sembleque le rejet doive se produire en bloc, alors que Keynesadopte une attitude intermédiaire : il admet que lesmarchés se réajustent à l'exception de celui du travail.Voilà pourquoi la Théorie générale a séduit les écono-mistes tout en les jetant dans l'embarras. Avec des réfé-rences marshalliennes et non pas walrassiennes, sansrecourir jamais aux mathématiques, le livre met enplace un schéma de l'économie nationale fermée, dontdevrait se déduire, si les objectifs étaient tenus, la pos-sibilité du chômage à l'équilibre. En exploitant lemécanisme du multiplicateur, Keynes se libère del'idée que l'investissement et l'épargne s'équilibrentcomme les deux côtés d'un marché: leur égalité est enfait toujours réalisée à la fin de la période; l'investis-sement crée l'épargne qui le finance après coup.Keynes introduit la monnaie dans son modèle en fai-sant, cette fois, comme s'il en existait un marché :l'offre est fixée par la Banque centrale, la demande

dépend, parmi d'autres variables, du revenu natiLes travaux de la « synthèse néo-classique» _onal.Hick~, MOdi,gliani, Patinkin -, ont établi que ce rnod~~rkeynésien n engendrair le chomage que si les sai . eétaient rigidement fixés. Une fois l'hypothèse e~lrlescitée, la théorie keynésienne devient banale et PI-implications politiques changent: si l'on veut lu~escontre le chômage, il faut agir sur le coût du travail erlieu d'augmenter la dépense publique ou la quantité~umonnaie. D'autres économistes ont repris le tlarnbeaekeynésien; ils ont montré comment les déséqUilibresuau sens concret des écarts constatés entre l'offre et I~demande, pouvaient se renforcer d'un marché à l'autreet former une configuration stationnaire, donc un équi_libre dans un sens plus abstrait de ce terme. De pareilstravaux préservent les intentions, sinon la lettre, de laThéorie générale.

Plutôt qu'au mystérieux concept d'équilibre de sous-emploi, l'importance de Keynes tient au genre de théo-risation que lui-même et ses successeurs néo-classiquesont instaurée. C'est à juste titre qu'on leur attribue lanaissance de la macro-économie comme sous-disci_pline distincte. Dans l'après-guerre, l'habitude s'estprise de la distinguer par les particularités suivantes.Elle s'occupe exclusivement d'agrégats : revenunational, emploi, investissement, épargne, consomma-tion, dépense publique, masse monétaire, etc. Pour étu-dier les agrégats, elle tient compte des identitéscomptables qui les relient - par exemple, celle durevenu national avec le produit total- ainsi que de rela-tions de comportement qu'elle définit spécialement- par exemple, l'offre de travail, les fonctions d'inves-tissement ou de consommation. Ces relations, qui pré-Supposent qu'on ait regroupé les agents et les quantitésde manière cohérente, donnent lieu à des marchésfictifs - typiquement, ceux des biens, de la monnaie, dutravail et des titres - dont la macro-économie analyseles interactions; elle s'aide pour cela de différentsconcepts d'équilibre. Enfin, elle instaure une catégonespéciale d'agents, représentant l'État ou ses adminIS-trations, et l'un des buts derniers de son travail consisteà mesurer l'influence de ces agents sur les agrégats,sachant qu'elle transitera par le jeu des marchés m,ter-dépendants. Toujours valable aujourd'hui, ce schemagénéral a dominé non seulement l'école keynésienne;mais les écoles monétaristes qui sont entrées en conrlavec elle, sous l'autorité de Friedman da~s /:années 1950 et 1960, puis de Lucas à partir eannées 1970. Le schéma dirige d'autres constructIOnS;en théorie de la croissance par exemple, qui échappenà la dichotomie du keynésianisme et du monétansm\

Suivant la distinction routinière, la micro-économies'oppose à la macro-économie parce qu'elle s'oc~U~td'agents et de quantités économiques individualises, rï-comme elle s'interroge sur l'allocation de ces qUfantités entre ces agents, elle fait monter au premier Pe àles prix relatifs, que la définition des agrégats ffrcncenégliger. La théorie micro-économique par exce etdeest celle de l'équilibre général, héritée de Walras ee laPareto, mais développée plus systématiquement qu

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en s'aidant d'outils mathématiques dont ils ne dis-Jetll' 'ent pas, comme l'analyse convexe et la topologie.r.:des premiers résultats de la théorie est, suivantpebreu(Theory of Value, 1957), qu'elle « explique les

y de toutes les marchandises et les comportements~ous les agents », c'est-à-dire leurs offres et leurstlclP3Ddes ; les préférences des consommateurs et les~bles de p~oduction jouent le rôle de. conceptsesplicatifs.Le resultat prend la forme technique d'untMorème d'existence: sous des conditions qui évo-qqentles lois rnarginalistes anciennes, il existe un équi-bbregénéralde l'économie, c'est-à-dire un système depiiJ et d'allocations qui réalise la maximisation simul-iià6e des objectifs individuels (préférences pour lescœJSOmmateurs,profits pour les producteurs) et qui!gaIiseles offres et les demandes sur chaque marché.Parlui-même, un théorème d'existence ne fait qu'éta-blirla possibilité matérielle de l'équilibre général;pourconclure à sa réalisation, il faudrait disposer deIhéorèmesd'unicité et de stabilité que la théorie n'estpasparvenue à établir. Si, donc, la démonstration pro-cureuneexplication, ainsi que Debreu le prétend, ce nepeutêtre au sens ordinairement conféré à ce terme pariaphilosophiedes sciences. Deux résultats supplémen-taUes,à certains égards plus frappants, permettentd'apprécierl'allocation qu'effectue l'équilibre général.On démontre qu'elle est optimale, en ce sens que nulagentne pourrait voir s'accroître la réalisation de sonobjectifsansque diminue celle d'un autre agent, et l'ondémontre,encore plus remarquablement, que touteallocation qui est optimale au dernier sens peuts'obtenircomme un équilibre général de l'économie(moyennantune redistribution adaptée des ressourcesinitiales).Ces deux théorèmes d'optimalité manifes-!entlacomposante évaluative de la théorie, qu'un autredesesreprésentants, Arrow, choisit de mettre en valeurc:omme Oebreu l'a fait pour sa composante explica-tive.Si la théorie s'apparente finalement à une science,~~e peut être que suivant un concept qui fasse droit à..:.~ee- problématique - de ce que Husserl et d'autres••••Iosophes nomment la « science normative ». Les~ogies seront à chercher du côté de l'éthique et de la'''8lqueformelles, et non plus de la physique.tie~ntirant dans le sens marshallien de l'équilibre par-

! la micro-économie a produit des constructionstn~tnsabstraites que celles de l'équilibre général, maistr~stent toujours fermement situées dans l'ordreet s"que. Reprise de fond en comble par Hicks (1939)

, arnuelson (1947), la théorie du consommateur~ enseigne aujourd'hui comporte une loi de laBi de modifiée, qui tient compte de certaines inver-:ns paradoxales (la demande croissant quelquefois~,Ie prix). La loi figure dans un groupe de pro-Print~sqUI ont l'intérêt décisif d'être observables enPrixClpe, parce qu'elles portent uniquement sur leslion'les revenus et les quantités physiques demandées.tnis seulement ces propriétés se déduisent de la maxi-lIIaiahon des préférences sous la contrainte de budget,à ~ prtses ensemble, elles s'avèrent équivalentes

tte hypothèse. En démontrant une équivalence

ÉCONOMIE THÉORIQUE

mathématique nullement triviale et, d'ailleurs, longue-ment recherchée, les économistes pensent avoir atteintl'un des résultats importants de leur discipline. Il leurimportait de circonscrire le contenu observable de lathéorie du consommateur parce qu'ils sauraient ainsicomment la tester et, peut-être, la confirmer. Pouréclaircir un tel raisonnement métathéorique, il faudraitexaminer leurs conceptions particulières du testabledans sa liaison avec l'observable, et de la confirmationdans sa liaison avec le test. L'examen révélerait unécart significatif avec les vulgates néo-positiviste etpoppérienne, sur lesquelles on ad' abord tenté derabattre les orientations des micro-économistes. Lathéorie de l'entreprise, que les traités présentent aprèscelle du consommateur avant de les englober toutesdeux dans le grand édifice de l'équilibre général, estencore plus décalée des indications courantes sur letest; et l'on peut en dire autant des recherches, pourl'instant moins bien fixées, qui se poursuivent depuistrente ans sous l'intitulé de la « micro-économie del'information ».

Les travaux lancés par Hicks et Samuelson dans lesannées 1930 'et 1940, qui ont permis les synthèsesd'aujourd'hui - micro-économiques aussi bien quemacro-économiques - ne se réclamaient plus du margi-nalisme, mais du néo-classicisme. Ce glissement recèleplusieurs significations éclairantes. Il fait tout d'abordsentir que les égalités marginales ont changé de statutau sein de l'économie théorique. De fait, elles ont dis-paru au profit des programmes d'optimisation souscontraintes, dont elles forment seulement les condi-tions du premier ordre. Celles dl! second ordre, que lesmarginalistes tenaient confusément pour acquises ens'appuyant sur les lois de décroissance, demandent àêtre vérifiées non moins que les autres. Encore cetteréinterprétation des égalités marginales, vues commeune réponse partielle à un problème abstrait d'optimi-sation, suppose-t-elle que la fonction-objectif del'agent soit différenciable ; or les économistes s'affran-chis sent de plus en plus souvent de cette restrictionmathématique insatisfaisante. Les théories néo-clas-siques débordent le marginalisme également par leuranalyse de l'équilibre. L'égalité des offres et desdemandes apparaît désormais comme la conséquenceoccasionnelle, suivant la représentation choisie dumarché, d'une idée plus abstraite de point station-naire: une fois réalisée, la configuration d'équilibre serépète à l'identique. On a signalé plus haut la dissocia-tion conceptuelle sous son angle macro-économique etkeynésien. Ainsi doté d'une extension qui le rap-proche et l'éloigne à la fois des concepts homonymespratiqués en physique, l'équilibre s 'est enrichi devariations subtiles; certaines font intervenir la valida-tion des croyances, ou, si le temps s'introduit, des anti-cipations ; d'autres intègrent le point de vue stratégiquedes agents, c'est-à-dire, techniquement, les apports dela théorie des jeux. Mais le glissement de « margina-liste» à « néo-classique » ne se comprend pas seule-ment par des considérations négatives; il traduitpositivement le fait que le point de vue classique a

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EINSTEIN

retrouvé une place dans l'économie contemporaine. Defait, celle-ci reprend certaines préoccupations des ricar-diens, que les marginalistes avaient fini par occulter :la croissance et les cycles, en liaison avec les mouve-ments du progrès technique et de la population; larépartition du revenu entre les catégories sociales etson interaction avec la dynamique capitaliste; lesavantages et les inconvénients du commerce extérieur;l'union du politique et l'économique sous la bannièredes groupes d'intérêt ou des mouvements de réforme.

~ BÈRAUDA. & FACCARELLOG. (dir.), Nouvelle histoire de lapensée économique, La Découverte,t. l , 1992, t. 2 et 3, 2000.- COLLISONA. D., BLACKR. D., COATSA. W. &GOODWINC. D. W. (dir.), The Marginal Revolu/ion in Eco-nomics, DukeUniversityPress, 1973. - GRANGERG.,Méthodo-logie économique, PUF,1955. - HAUSMAND., The Inexact andSeparate Science of Economies et Essays on Philosophy andEconomie Methodology, Cambridge Univ. Press, 1992.- JDRLANDG., Les paradoxes du capital, Odile Jacob, 1995.- MARCHIN. DE(dir.), The Popperian Legacy in Economies,CambridgeUniv.Press, 1988. - MONGINP.,Épistémologie éco-nomique, PUF,à paraître.- O'BRIEND. P., The Classical Po/i-tical Economists, OxfordUniv. Press, 1975. - ROSENBERGA.,Microeconomie Laws, Univ. of PittsburghPress, 1975; Eco-nomies - Mathematical Politics or Science of DiminishingRetums Y, Univ. of Chicago Press, 1992. - SCREPANTIE. &ZAMAGNIS., An Ou/line of the History of the EconomieThought, Clarendon,1993. - VROEYM. ce.Invotuntary Unem-ployment, Routledge,2004.

PhilippeMONGIN

~ Évolutionnisme; Travail.

EINSTEIN Albert, 1879-1955

« Ce qui du point de vue physique est réel... estconstitué de coïncidences spatio-temporelles. Et riend'autre» (lettre à Ehrenfest du 26 décembre 1915).Cette citation d'Einstein, si elle n'est pas la plusconnue, est en tout cas celle qui résume le mieux sa viescientifique marquée par la recherche de ce qui estobjectif, donc indépendant de l'observateur.

On sait qu'Einstein s'est fait connaître en publiant en1905 (à 26 ans) cinq articles qui tous ont bouleversé laphysique. Les plus importants sont : le premier, surla quantification du rayonnement, qui est à l'origine dela théorie quantique; l'article fondateur de la relativitérestreinte qui unifie, sous la bannière du principede relativité, la mécanique et l'électromagnétisme deMaxwell, article suivi d'un post-scriptum où estdémontrée l'équivalence de la masse et de l'énergie(E = mc'). Au fondement de ces trois articles se trouvel'idée de l'unification des lois de la physique qui sonttoutes soumises au principe de relativité (stipulant qu'ilexiste des points de vue équivalents sur le monde, doncune description objective de la réalité). C'est en pour-suivant et élargissant cette idée (relativité générale)qu'Einstein en est venu à la conclusion que seules sontréelles, indépendantes de l'observateur, les coïnci-dences dans un espace à quatre dimensions (espace et

temps). C'est cette idée de l'objectivité qui l'a cOnd.à refuser catégoriquement la théorie qUantiquJtprobabiliste. ue

• The Collected Papers, PrincetonUniv.Press(USA),encou- Œuvres choisies traduites en français, Paris, Le SeuiI!CN~'1989. s,

~ PAISA., Subtle is the Lord, OxfordUniv.Press(USA),1982.

Françoise BALIBAR

-+ Big bang; Champ; Complémentarité; Constantes ph.siques; Controverse Bohr-Einsteln : Corps noir; Corpu~.cule; Déterminisme; Élémentarité; Équivalence (Principed'); Espace: la critique de Mach; Espace·temps; Êther'Expansion de l'univers; Gravitation; Indiscernabilité:Lumière; Masse; Matière (PHYSIQUe]; Maxwell; Mécaniqu~quantique et relativité (Compatibilité entre); Michelson'Mouvement; Objectivité; Principe anthropique; Quantique:Relativité; Temps; Thémata ; Trou noir; Univers; Virtuel.

ÉLECTROCHIMIE

Comment expliquer que les atomes soient liés entreeux? Au début du XVIII'S., la plupart des hommes descience convenaient que la matière est composéed'atomes, corpuscules ou particules dont il fallait bienadmettre qu'ils s'accrochaient les uns aux autres.Newton ne partageait pas cette façon de voir qui pourlui ne réglait en rien le problème. Persuadé que desforces d'attraction puissantes s'exerçaient au niveauatomique, il estimait que la science devait s'attacher àles analyser. Mais alors que ses successeurs espéraientqu'un Newton de la chimie sortirait de leurs rangs,Lavoisier délaissa cette question qui à ses yeux relevaitde la métaphysique.

Avec Benjamin Franklin, la physique expérimentaletrouva dans l'électricité un de ses objets de prédilectionet il devint à la mode d'envoyer des décharges élee-triques dans les corps, vivants ou morts. En 1791, LUI~IGalvani publia à Bologne le compte rendu des expe-riences auxquelles il s'était livré sur les pattes de gre-nouille et qui l'amenaient à inférer la présence, chez lesanimaux, d'un déséquilibre électrique entre nerfs etmuscles. Alessandro Volta, lui, restait convaincu que lamatière animale réagissait simplement à la présen~ed'électricité produite par contact entre métaux dtf'fe-rents; en 1800, il adressa à la Royal Society deLondres un article en français où il décrivait la pIlequ'il avait confectionnée en superposant des disqu~sd'argent et de zinc séparés les uns des autres par ucarton imbibé d'eau. Ce dispositif générait de l'électtl-cité de façon continue. .

En reprenant ses expériences et en les intégrant ~leurs procédures de validation, William Nicholson etAnthony Carlisle découvrirent que lorsqu'ils fixa,e~un fil métallique à chaque extrémité de la pile et eplongeaient dans de l'eau ils obtenaient de l'hydro:gène à un bout et de l'oxygène à l'autre, dans un rap

uport de deux pour un par volume. Répétée un P~épartout en Europe, l'expérience convainquit la majotl

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deSchimistes que la présence d'électricité dans la pile6tJitdue à une réaction chimique et pas au seul contact

tre les métaux, théorie dérangeante puisqu'elle pos-~ait que quelque chose pût être produit à partir de

"iu demeurant, les effets de cette réaction étaientJll8llÏfestementcomplexes puisqu'on observait desacideset des bases aux deux pôles. En 1806, HumphryDaVY, membre de l'Institut royal des scienc~s, trouvaenfin le temps de se pencher sur le probleme. Per-suadé que l'affinité chimique était simplement denatureélectrique, il conduisit ses expériences jusqu'àobtenirle résultat qu'il souhaitait. La pile fabriquée surses instructions en agathe, en argent et en or lui permitd'abordde démontrer que les acides et les sels sont leproduit de réactions secondaires avec de l'azotedissOus,l'eau étant en fait décomposée par le courantélectrique.L'année suivante, il utilisa un gigantesqueaccumulateurpour analyser de la potasse fondue dontilarrivaà extraire l'extraordinaire substance du potas-siumqu'il comparait à l'eau régale, le solvant desalchimistes,puisque comme elle il flottait sur l'eau ets'enflammait brusquement en se décomposant; Davynedoutait cependant pas d'avoir affaire à un métal. Lapoursuitede ses travaux exigeant un accumulateur pluspuissant,il lança un appel patriotique afin de réunir lasomrnenécessaire et continua à isoler d'autres métaux.Le prix de l'Académie des sciences de Paris vintrécompenser ses travaux et, en 1813, il se rendit enFrance en compagnie de son assistant, MichaelFaraday.

Davy privilégiait l'analyse qualitative et il laissa àFaraday(qui lui succéda à sa mort, en 1829) le soin dequantifierles lois de l'électrolyse; notamment en éta-blissant, en 1834, que le poids des différents métaux~sés par une même quantité d'électricité est propor-tionnelà leurs « équivalents électrochimiques ». Maisétantdonné les incertitudes qui jusqu'en 1860 entourè-~t la notion de poids (ou masse) atomique, cette pré-CISIonn'apporta pas les résultats escomptés et Faradaysetourna vers l'électromagnétisme; l'électrolyse servitné.~oins à extraire des métaux réfractaires, tel l'alu-mmlUm.Faraday apporta par ailleurs la preuve irréfu-tableque le courant galvanique d'une pile était en toutrmt identique à l'électricité produite par une machine

frottements, car l'intensité était plus forte et la diffé-rencede potentiel moindre.d.~cob Berzelius, qui travaillait en Suède indépen-"uunent de Davy, aboutit en même temps que lui àune.théorie et des expérimentations du même ordre.MaISc'était un chercheur beaucoup plus systématique,et un analyste patient : sa théorie sur le dualisme des~bmaisons chimiques devait avoir une portée consi-

ble. Elle pose que chaque élément se caractériseP~n état électrique défini et que les combinaisons~ iques correspondent à la réunion de particules oudi ~Oupes de particules de charge opposée. Berzeliusà stribualt les éléments selon un ordre linéaire de façon8' constituer des séries électrochimiques : du potas-1IIIn, le plus fortement positif, à l'oxygène. JI écrivait

ÉLECTROCHIMIE

ses formules en deux parties, positive et négative; etconsidérait que seuls les atomes de charge identiquepouvaient se substituer les uns aux autres lors des réac-tions. Les atomes ou groupe d'atomes dotés d'unecharge élevée (positive ou négative) déplaçaient ceuxdont la charge était moindre. En 1834, toutefois, J.-B.Dumas démontra que le chlore (négatif) pouvait sesubstituer à l'hydrogène (positif) sans altérationnotable des propriétés; cette découverte et l'essor de lachimie organique finirent par avoir raison du dualismede Berzelius, qui fut abandonné après des polémiquesmémorables. En 1875, Antoine Becquerel, le premierreprésentant d'une célèbre dynastie, n'en publia pasmoins une importante étude sur les forces électrochi-miques où il résumait ses travaux en les rattachant defaçon privilégiée à la minéralogie.

Pour tenter de décrire l'électrolyse, TheodorGrotthus la comparait, en 1805, à un mécanisme enchaîne un peu semblable à une danse dans laquelle lesatomes changeraient de partenaires, de telle sorte qu'aufinal les atomes d'hydrogène se retrouvent à un bout etles atomes d'oxygène à l'autre. Après avoir prisl'avis d'un érudit, William Whewell, Faraday choisitd'appeler « ions» les éléments électriquement chargésdes molécules; dans les années 1850, J.W. Hittorfsubstitua à la description de Grotthus un modèle où lesions se déplaçaient à différentes vitesses et, en 1874, ildémontra que le degré de conductivité des solutionsdiluées correspondait à la somme des valeurs des deuxtypes d'ions. Ce point qui à l'époque parut sans doutesecondaire à bien des chimistes a pourtant permis à lachimie physique de se constituer en champ discipli-naire à part entière. JI faudrait à cet égard évoquerl'intérêt de Lavoisier pour la chimie expérimentale, oucelui de Davy et d'un certain nombre de ses contempo-rains et successeurs pour les forces et ce que nousregroupons aujourd'hui sous le nom d'énergie; c'estbien de chimie physique qu'ils s'occupaient, mais cettebranche de la science n'avait alors ni spécialistes nirevues. En somme, la théorie électrochimique trouvaitdes applications en chimie minérale mais semblaitinappropriée à la chimie organique, qui porte surl'étude du carbone et de ses composés. En 1860, lecongrès de Karlsruhe permit d'arriver à un accord surles poids atomiques et l'écriture des formules; l'exis-tence des atomes chimiques n'était à peu près pluscontestée, si ce n'est par le grand chimiste français quefut Marcellin Berthelot. Quant à savoir ce qui les liaitentre eux (et comment ils se dissociaient), le problèmerestait entier.

J.H. Van't Hoff, un des fondateurs de la chimie phy-sique, étudia très classiquement le phénomène de ladiffusion d'un solvant passant d'une solution trèsconcentrée à une solution plus diluée au travers d'unemembrane; ce processus est très important chez lesorganismes vivants. Une fois ses mesures effectuées,Van't Hoff s'aperçut que les substances polaires, le selordinaire par exemple, donnaient des résultats aber-rants. En reprenant ces expériences, Svante Arrhenius