historiographie de paul tannery

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Historiographie de Paul Tannery et receptions de son œuvre : sur l’invention du metier d’historien des sciences Fran¸coisPineau To cite this version: Fran¸cois Pineau. Historiographie de Paul Tannery et receptions de son œuvre : sur l’invention du metier d’historien des sciences. History, Philosophy and Sociology of Sciences. Universit´ e de Nantes, 2010. French. <NNT : 2010NANT2076>. <tel-00726388> HAL Id: tel-00726388 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00726388 Submitted on 29 Aug 2012 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ ee au d´ epˆ ot et ` a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablissements d’enseignement et de recherche fran¸cais ou ´ etrangers, des laboratoires publics ou priv´ es.

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  • Historiographie de Paul Tannery et receptions de son

    uvre : sur linvention du metier dhistorien des sciences

    Francois Pineau

    To cite this version:

    Francois Pineau. Historiographie de Paul Tannery et receptions de son uvre : sur linventiondu metier dhistorien des sciences. History, Philosophy and Sociology of Sciences. Universitede Nantes, 2010. French. .

    HAL Id: tel-00726388

    https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00726388

    Submitted on 29 Aug 2012

    HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

    Larchive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinee au depot et a` la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publies ou non,emanant des etablissements denseignement et derecherche francais ou etrangers, des laboratoirespublics ou prives.

  • UNIVERSIT DE NANTES

    UFR SCIENCES ET TECHNIQUES

    _____

    ECOLE DOCTORALE SOCIETES, CULTURES, ECHANGES

    Anne 2010

    Historiographie de Paul Tannery et rceptions de son uvre :

    sur l'invention du mtier d'historien des sciences ___________

    THSE DE DOCTORAT Discipline : pistmologie et Histoire des sciences et des techniques

    Prsente

    et soutenue publiquement par

    Franois PINEAU

    Le 11 dcembre 2010, devant le jury ci-dessous

    Rapporteurs : M. Eberhard KNOBLOCH, Professeur, Berlin Mme Jeanne PEIFFER, Directeur de recherche CNRS, Paris Examinateurs : M. Anastasios BRENNER, Professeur, Montpellier M. Bernard VITRAC, Directeur de recherche CNRS, Paris

    Co-directeurs de thse : Mme velyne BARBIN, Professeur, Nantes

    M. Jean-Yves BORIAUD, Professeur, Nantes

    N attribu par la bibliothque

  • Remerciements

    Je tiens tout dabord remercier ma directrice de cette thse, le Professeur velyne

    Barbin, pour la confiance quelle ma accorde ds 2006 en appuyant ma demande de

    financement sans lequel ce projet de thse naurait pu avoir lieu ; pour la bienveillance

    ensuite et la patience quelle ma manifestes au cours des quatre annes : ses nombreuses

    relectures mont permis sans cesse daffiner mon propos ; enfin pour mavoir invit par-

    ticiper des groupes de travail, et offert lopportunit de donner mes premiers cours

    dhistoire des sciences. Quelle trouve dans cette thse, lexpression de ma plus sincre

    gratitude.

    Mes remerciements vont galement M. Jean-Yves Boriaud, pour avoir accept de

    prendre la co-direction de cette thse ; pour les changes stimulants que nous avons pu

    avoir au cours de ces quatre annes, et encore pour ses suggestions de lecture avises,

    dans le domaine de la philologie classique o jtais parfaitement botien en entamant ce

    projet.

    Je suis trs sensible la prsence dans le Jury charg dvaluer cette thse, de Mme

    Jeanne Peiffer et M. Eberhard Knobloch qui ont accept la charge de rapporteurs de

    cette thse, mais aussi de M. Bernard Vitrac, M. Anastasios Brenner, avec lesquels jai

    eu loccasion de plusieurs changes riches pendant la prparation de cette thse.

    Ma gratitude va encore M. Stphane Tirard, directeur du Centre Franois Vite,

    pour mavoir accueilli chaleureusement au sein de son quipe ; pour mavoir offert la

    responsabilit de maintenir le site internet du laboratoire, et encore invit porter ma

    candidature au Conseil de laboratoire.

    Merci aussi lensemble des membres Centre Franois Vite, aussi bien pour les dis-

    cussions amicales que jai eu la chance davoir avec eux, que pour les suggestions dont

    ils ont pu me faire part, ne serait-ce quindirectement au cours dune confrence. Je leur

    exprime ma profonde sympathie.

    Je clos enfin ces remerciements en ddiant cette thse de doctorat mes parents

    Antoine et dith Pineau qui ont t mon premier soutien ; mais aussi ma compagne

    i

  • Remerciements

    Pauline Briau et notre fils Charllie, qui ont d partager le quotidien de ce projet et ont

    su mencourag dans les priodes fastes comme dans les moments de doute. Cette thse

    naurait pas vu le jour sans eux. Quelle soit aussi la leur.

    ii

  • Table des matires

    Remerciements i

    Table des matires iii

    Introduction gnrale 1

    Gense dun Projet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1

    tat de la question et bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3

    Enjeux, mthodes et plan de la prsente thse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

    Premire partie 13

    Prambule 13

    1 Une approche biographique de Paul Tannery 15

    1.1 Jeunesse et premires influences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19

    1.1.1 Un milieu familial cultiv et conservateur . . . . . . . . . . . . . . . 19

    1.1.2 De la formation dun ingnieur,ou entre raison des sciences et passion des lettres . . . . . . . . . . 22

    Du lyce : contre la Bifurcation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22

    Les Manufactures de ltat, un choix raisonnable . . . . . . . . . . 24

    1.1.3 Des influences du lyce et de Polytechnique . . . . . . . . . . . . . 25

    Lachelier, inspiration ou raccourci historique opportun . . . . . . . 25

    Des relations intellectuelles limites avec le milieu polytechnicien . . 26

    1.1.4 Deux pes et un sabre pour un ingnieur patriote au service de ltat 27

    1.2 De manufactures en manuscrits.Lodysse franaise dun ingnieur historien . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29

    1.2.1 De lmulation intellectuelle bordelaise . . . . . . . . . . . . . . . . 31

    iii

  • Table des matires

    Le salon du docteur Armaingaud . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31

    La socit des sciences physiques et naturelles de Bordeaux . . . . . 33

    Juvenilia et journaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34

    1.2.2 Essais havrais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34

    La rencontre des rudits dOutre-Rhin . . . . . . . . . . . . . . . 35

    Ldition de Diophante dAlexandrie.Des premiers jalons lentremise de Fermat . . . . . . . . 39

    1.2.3 De Paris Paris, via lAquitaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44

    Autour de ldition de Diophante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45

    Autour de la publication des uvres de Fermat . . . . . . . . . . . 46

    Le voyage scientifique, rudition et socialisation . . . . . . . . . . . 48

    LAssociation pour lencouragement des tudes grecques,ou des relations avec les rudits franais . . . . . . . . . . 49

    Un cours libre la Sorbonne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50

    1.3 Decdotique et de didactique, les annes 1890 . . . . . . . . . . . . . . . . . 51

    1.3.1 La triade Diophante-Fermat-Descartes . . . . . . . . . . . . . . . . 51

    Un Diophante pour la France. . . publi en Allemagne . . . . . . . . 51

    Des uvres de Fermat aux uvres de Descartes . . . . . . . . . . 53

    1.3.2 Enseignement et transmission de savoirs . . . . . . . . . . . . . . . 55

    1.3.3 Autour des sociabilits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56

    Collaborations rudites . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56

    Des socits savantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57

    1.4 Une fin au parfum dinachev . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58

    1.4.1 Des premiers Congrs internationaux dhistoire des scienceset des tentatives de structuration internationale . . . . . . . . . . . 59

    1.4.2 La chaire du Collge de France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62

    Autour de lviction de Tannery . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63

    Sur les raisons de candidature de Tannery . . . . . . . . . . . . . . 65

    pilogue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67

    2 Lhistoriographie de Tannery. Une approche bibliographique 69

    iv

  • Table des matires

    2.1 diteurs et journaux. Des supports de publication emprunts par Tannery 70

    2.1.1 Les contraintes dun espace ditorial rduit . . . . . . . . . . . . . . 71

    Une tude de cas. Les journaux savants ddis lhistoire des ma-thmatiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73

    Les historiens des sciences et la presse savante . . . . . . . . . . . . 77

    2.1.2 La recherche de voies de publication pour lhistoire des sciences . . 78

    De la prpondrance manifeste de deux journaux . . . . . . . . . . 79

    Ouvrir toujours de nouveaux crneaux (1) . . . . . . . . . . . . . . 81

    La Revue philosophique de la France et de ltranger et GustaveRibot. Les recueils ddis la philosophie . . . . . . . . . 83

    Le Bulletin des sciences mathmatiques, les Mmoires de la Socitdes sciences physiques et naturelles de Bordeaux et JulesHoul . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88

    Ouvrir toujours de nouveaux crneaux (2) . . . . . . . . . . . . . . 91

    Les revues pour une premire perspective sur litinraire pistmo-logique de Tannery . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93

    2.2 Une vie, une uvre ? Ou de lhistorien son uvre . . . . . . . . . . . . . 96

    2.2.1 Des premiers posthumes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97

    2.2.2 Les Mmoires scientifiques, 1912-1950 . . . . . . . . . . . . . . . . . 98

    2.2.3 Post scriptum : des manuscrits et de la bibliothque personnelle deTannery . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102

    De la recherche des manuscrits. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102

    . . . lexhumation de la bibliothque personnelle de Tannery . . . . 105

    3 La mise en uvre des crits de Tannery 109

    3.1 De lide dune uvre de Tannery. Zeuthen et Rivaud . . . . . . . . . . . . 112

    3.2 Deux lectures de luvre de Tannery. Zeuthen ou Rivaud . . . . . . . . . . 117

    3.2.1 Zeuthen, larithmtique, lalgbre grecque. . . et Tannery . . . . . . . 119

    Un premier niveau de lecture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119

    Reconstituer lhorizon dattente de Zeuthen . . . . . . . . . . . . . 122

    3.2.2 De Zeuthen Rivaud. Lire Pour lHistoire de la Science hellne . . 130

    3.2.3 Rivaud. Tannery et lhistoire de la gomtrie grecque . . . . . . . . 132

    v

  • Table des matires

    3.2.4 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135

    3.3 Un pacte historiographique : lhistoire comme restitution . . . . . . . . . . 137

    Deuxime partie 141

    Prambule 141

    4 Lire et restituer. Tannery et lrudition allemande 147

    4.1 1880, lducation platonicienne. Un bilan, des perspectives . . . . . . . . . 150

    4.1.1 Perspectives pour une restitution de la logistique ancienne . . . . . 156

    4.1.2 La gomtrie ancienne et la question des incommensurables . . . . . 161

    4.1.3 La question cosmologique : de Platon aux penseurs antsocratiques 169

    4.1.4 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173

    4.2 Trois questions de restitutions dans la premire moiti des annes 1880 . . 174

    4.2.1 Le calcul des racines dans lAntiquit . . . . . . . . . . . . . . . . . 175

    4.2.2 La gomtrie ancienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179

    4.2.3 Les physiologues et la science hellne . . . . . . . . . . . . . . . . . 185

    De la philosophie antsocratique la science des physiologues . . . 187

    Thals la lumire de lgyptologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191

    La thse des physiologues . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 194

    Science hellne et science moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . 204

    4.3 pilogue : Le vrai problme de lhistoire des mathmatiques anciennes 209

    5 diter, traduire, commenter.Restituer un texte mathmatique antique 213

    5.1 Diophante dans les annes 1880. De la ncessit dune nouvelle dition . . . 219

    5.1.1 Diophante et la question de lalgbre grecque . . . . . . . . . . . . . 220

    5.1.2 Une vieille editio princeps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 222

    5.1.3 Les notations de Diophante.Bachet en question . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 224

    5.1.4 Pour une rencontre de Diophante et des mathmaticiens du XIXe sicle226

    5.1.5 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227

    vi

  • Table des matires

    5.2 Restitution et dition.tablir le texte dfinitif de Diophante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227

    5.2.1 Les manuscrits parisiens. Sur lhistoire du texte des Arithmtiques . 229

    Du rle dun commentaire suppos dHypatia . . . . . . . . . . . . 230

    Premire bauche dune histoire des tmoins anciens prservs deDiophante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 232

    5.2.2 Bachet vs Tannery . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 234

    Les traces de lhistoire du texte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 234

    Rationnaliser la prsentation du texte . . . . . . . . . . . . . . . . . 236

    5.2.3 Collations dItalie et dEspagne : sur le choix dun manuscrit debase pour ldition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239

    Un bilan en demi-teinte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239

    5.2.4 Un nouveau modle, le Matritensis 48 . . . . . . . . . . . . . . . . 241

    5.2.5 Une histoire originale ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243

    5.2.6 Psellus lappui de la thse dune algbre de Diophante . . . . . . 245

    5.2.7 Des notations de Diophante. Tachygraphie ou langue mathmatiquesymbolique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 252

    Des allogrammes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253

    La notation du nombre, tout un symbole . . . . . . . . . . . . . . . 255

    Dun usage rgl des notations mathmatiques . . . . . . . . . . . . 256

    5.3 Restituer Diophante par la traduction. Un pur travail sur la langue ? . . . . 260

    En apart, sur une traduction de Diophante en Franais . . . . . . 261

    Traduction, vulgarisation ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 262

    Une grille de lecture des Arithmtiques . . . . . . . . . . . . . . . . 264

    5.4 pilogue sur les restitutions de Diophante . . . . . . . . . . . . . . . . . . 267

    6 diter, traduire, commenter (2).Restituer des textes descience moderne 271

    6.1 Enjeux scientifiques et nationaux autour des savants de lpoque moderne 276

    6.1.1 Enjeux scientifiques et nationaux pour la publication des uvresde Fermat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 277

    6.1.2 De lappel la publication des uvres de Descartes . . . . . . . . . 279

    vii

  • Table des matires

    6.1.3 De la concidence des enjeux scientifiques et des enjeux nationaux . 283

    6.2 Classiques et monuments . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 288

    6.2.1 De la critique des ditions prcdentes . . . . . . . . . . . . . . . . 289

    6.2.2 Le choix dun interventionnisme fort . . . . . . . . . . . . . . . . . 293

    Sur le choix des textes et de la rvision de leur contenu . . . . . . . 294

    Des langues savantes de Fermat et de Descartes . . . . . . . . . . . 300

    De luniformisation des textes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 304

    Apart : sur la dimension monumentale des ditions de Fermat etDescartes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 305

    6.2.3 Figurer des Classiques pour le lecteur du XIXe sicle . . . . . . . . 307

    Tannery et larchitecture du premier volume des uvres de Fermat 310

    Tannery et la correspondance de Descartes . . . . . . . . . . . . . . 314

    En apart : un projet pour la Correspondance de Mersenne . . . . . 317

    Sur la traduction du texte de Fermat . . . . . . . . . . . . . . . . . 318

    6.3 Conclusion : Tannery et la science moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . 324

    7 1900, Le temps dun regard rflexif sur lhistoire des sciences 327

    7.1 De linfluence de la philosophie Auguste sur lhistoriographie de Tannery . 329

    7.1.1 Tannery, positiviste ? Des opinions contrastes des lecteurs de Tannery330

    7.1.2 Tannery sur Auguste Comte et lhistoire des sciences . . . . . . 338

    Histoire des sciences, histoire de quoi ? . . . . . . . . . . . . . . . . 339

    Histoire des sciences et histoire de la civilisation . . . . . . . . . . . 342

    7.2 Analyse et synthse. Tannery et le sicle de lhistoire . . . . . . . . . . . . 348

    7.2.1 Analyse et synthse. Le discours de la mthode . . . . . . . . . . . 350

    7.2.2 Penser le lecteurs, ou comment crire lhistoire des sciences . . . . . 355

    7.2.3 Lhistoire spciale des sciences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 357

    7.2.4 Lhistoire gnrale des sciences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 360

    Une histoire des sciences pour lhistorien et le philosophe . . . . . . 360

    Du rapport entre histoire spciale et histoire gnrale des sciences . 361

    Une induction : des Vorlesungen de Cantor lhistoire gnrale dessciences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 364

    viii

  • Table des matires

    7.2.5 Sur la vulgarisation en histoire des sciences . . . . . . . . . . . . . . 366

    Regards de Tannery sur les essais de vulgarisation raliss au XIXe sicle367

    7.2.6 Vulgariser lhistoire des sciences. La proposition de Tannery . . . . 370

    7.3 pilogue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 371

    Conclusion gnrale 375

    Bibliographie 385

    8 Sources primaires 385

    8.1 crits de Tannery . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 385

    8.1.1 Manuscrits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 385

    8.1.2 Iconographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 386

    8.1.3 sources imprimes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 386

    8.2 Autres sources anciennes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 395

    9 Sources secondaires 409

    9.1 Sources cites . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 409

    9.2 Autres sources consultes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 419

    Annexes 431

    Annexe 1 : Une lettre de Jules Tannery Pierre Duhem . . . . . . . . . . . . . 431

    Annexe 2 : Quelques sonnets de Tannery . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 435

    Annexe 2 bis : Les Systmes S et . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 437

    Annexe 3 : Une lettre de Paul Tannery au Ministre de lInstruction publique . 439

    Annexe 4 : De la bibliothque personnelle de Tannery . . . . . . . . . . . . . . . 441

    Annexe 5 : H.-G. Zeuthen sur Tannery . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 453

    Annexe 6 : Albert Rivaud sur Tannery . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 479

    Annexe 7 : Sur lhistoriographie de H.-G. Zeuthen . . . . . . . . . . . . . . . . . 497

    Annexe 8 : Tannery sur la thorie des ensembles de Cantor . . . . . . . . . . . . 499

    ix

  • Table des matires

    Annexe 9 : La Grande Encyclopdie, sur Diophante . . . . . . . . . . . . . . . . 507

    Annexe 10 : X. Lon, Projet ddition des uvres de Descartes . . . . . . . . . 511

    Annexe 11 : Ch. Adam, Projet ddition des uvres de Descartes . . . . . . . . 515

    x

  • Introduction gnrale

    Gense dun Projet

    Rentre universitaire 2005. Jentre en Master dhistoire des sciences et des techniques

    lUniversit de Nantes, avec la vague ide de raliser un mmoire portant sur les ma-5

    thmatiques antiques. dfaut de trouver un sujet de recherche plus prcis, je me lance

    finalement, sur le conseil dvelyne Barbin, dans ltude de lIntermdiaire des mathma-

    ticiens, une revue mathmatique fonde la fin du XIXe sicle, et qui jusque-l navait fait

    lobjet daucun travail historique. Au printemps 2006, alors que je consulte ce priodique

    la bibliothque universitaire de lUniversit Catholique de lOuest (UCO, Angers), un10

    ouvrage dun certain Paul Tannery sur un tal de livres vendre retient mon attention,

    moins dailleurs parce quil traite de science hellne que parce que son auteur jignorais

    mme alors le nom de mon illustre devancier en histoire des sciences intervient de

    nombreuses reprises dans lIntermdiaire des mathmaticiens. Par ailleurs, cette mme

    poque, je cherchais un sujet pour mengager dans un doctorat dhistoire des sciences lan-15

    ne suivante. Je commence donc mintresser ce Paul Tannery pour mapercevoir assez

    rapidement quil sagit dun des grands historiens des sciences de la fin du XIXe sicle,

    dont de nombreux travaux ont port sur les sciences exactes dans lAntiquit. Une consul-

    tation du catalogue de la bibliothque universitaire de lUCO me renvoit une trentaine de

    notices relatives ses trois ouvrages Pour lHistoire de la Science hellne, La Gomtrie20

    grecque et Recherches sur lhistoire de lastronomie ancienne, divers autres opuscules,

    une bibliographie de lensemble de ses travaux, des hommages rdigs par Jules Tannery

    1

  • Introduction gnrale

    et Pierre Duhem, mais encore une dition des uvres de Descartes, laquelle il aurait

    particip, et enfin une collection de dix-sept volumes de ses Mmoires scientifiques.

    En somme, il apparaissait que Paul Tannery avait t un auteur assez prolifique, pour

    quon puisse engager sur lui des recherches complmentaires, et pourquoi pas en faire

    lobjet dtude de mon doctorat. Lide me semblait dailleurs dautant plus intressante5

    quelle me permettrait de moccuper de mathmatiques antiques travers le prisme de

    cet historien du XIXe sicle. Il restait cependant prciser le type dtude qui pouvait

    tre engage. Novice en histoire des sciences, je devais minterroger sans doute assez

    navement sur ce qutait ltude de lhistoire, son criture. Un tudiant en premier cycle

    dhistoire aurait pu mexpliquer, les Douze leons sur lhistoire dAntoine Prost lappui,10

    lhistoire, cest ce que font les historiens1 ou mieux me prvenir que cest en faisant

    de lhistoire quon devient historien2 . Nanmoins lide tait ne daller interroger mon

    grand historien des sciences de la fin du XIXe sicle, pour savoir ce quavait t, pour

    lui, ltude de lhistoire des sciences. Et quel grand historien ! Je devais mapercevoir

    rapidement que je mtais entich dune des figures du panthon des historiens des sciences,15

    rien de moins. Ce quErnest Coumet a exprim en 1981, en ouvrant un article sur Tannery

    et lenseignement de lhistoire des sciences :

    Hellniste autodidacte, mais de gnie , scientifique tt venu la philoso-phie des sciences et lhistoire de la philosophie, auteur douvrages ayant faitdate sur la science grecque, diteur de Diophante, de Fermat, de Descartes :20celui qui par mtier fit carrire dans les Manufactures de ltat est clbr parla communaut des historiens des sciences comme une de ses figures patrony-miques3.

    Tout en soulignant la complexit de la figure de Paul Tannery, ingnieur polytechnicien

    vers dans la philosophie et les travaux drudition, cette citation rsume succinctement25

    la perspective que moffraient les pices de littrature secondaire que javais pu consult

    1. [Prost, 1996], p. 13.2. ibid., p. 146.3. Paul Tannery : Lorganisation de lenseignement de lhistoire des sciences , [Coumet, 1981], p. 87.

    2

  • Introduction gnrale

    en entamant ce doctorat. Certes, Tannery jouissait dune notorit de figure patrony-

    mique de lhistoire des sciences, mais celle-ci semblait stre constitue comme consensus

    tacite, tay par quelques propositions sibyllines rptes depuis un sicle. Pour preuve

    cette expression d hellniste autodidacte de gnie employe par Coumet, que je re-

    trouvais encore dans un rcent article de Jeanne Peiffer et Karine Chemla4, se trouvait5

    dj emprunte dans la prface la rdition de Pour lHistoire de la Science hellne5 en

    1930, et un an plus tt encore par dAuguste Dis lors de linauguration du Comit inter-

    national dhistoire des sciences6 ; or voil quAuguste Dis nous indiquait avoir lui-mme

    suivi un mot dUlrich von Wilamowitz-Moellendorff, sans cependant prendre le temps de

    nous prciser o, et dans quelles conditions, le philologue allemand avait t conduit 10

    mettre cette apprciation.

    Je me suis donc dtermin venir clairer plus distinctement luvre de Tannery, ce

    pre moderne des historiens des sciences. Lenjeu ntait videmment pas de dboulonner

    Tannery du pidestal sur lequel il avait t mont ce qui et t fort prsomptueux de

    la part dun apprenti historien , mais de comprendre les conditions de sa bonne fortune15

    dans le XXe sicle suivant sa disparition.

    tat de la question et bibliographie

    Quelques mots simposent ds prsent sur la littrature consacre Paul Tannery

    depuis un sicle.

    Sans la passer en revue de manire exhaustive, un tournant nous semble se dessiner20

    dans les annes 1950, au moment o se conclut la publication des Mmoires scienti-

    fiques, ce recueil des uvres compltes de notre historien. Jusque l, en effet, Tannery

    4. [Peiffer & al., 2001], p. 369.5. [Tannery, 1930c], p. V.6. [Loria & al., 1929], p. XCVIII.

    3

  • Introduction gnrale

    avait fait lobjet dune littrature essentiellement dhommage : ncrologies, notices sur

    son uvre, allocutions commmoratives7. Que marque alors la collection complte des

    Mmoires scientifiques ? une trace de la prsence encore de lhistorien ? plutt, le signe

    de sa mort dfinitive et de son entre dans le temps de lhistoire. Le dernier tome des

    Mmoires scientifiques comporte dailleurs une biographie de lhistorien, sa vie fixe sur5

    le papier. Et, en 1954, le Groupe franais dHistoire des sciences et le Centre international

    de synthse organise une commmoration pour le cinquantime anniversaire de la dispari-

    tion de lhistorien ; commmoration scellant, pour ainsi dire, dfinitivement son tombeau.

    Les voix sont certes encore teintes dun respect rituel, mais le propos se veut nettement

    historique. George Sarton y prononce alors : La correspondance [de Tannery] est une10

    mine dinformation pour lhistoire de notre discipline8 la fin du sicle pass (1875-1904)

    et les volumes [des Mmoires scientifiques] qui la contiennent sont un de nos outils les

    plus prcieux9 . Jean Itard sy interroge, quant lui, sur la mthode de Tannery en

    Histoire des mathmatiques10 , avant que Paul-Henri Michel, Pierre Sergescu et Ro-

    bert Lenoble prsentent, tour tour, trois pans de son uvre : Tannery historien de la15

    Science grecque11, Tannery historien de la Science mdivale12 et Tannery historien du

    XVIIe sicle13.

    Et de fait, dans la seconde partie du XXe sicle, Tannery et son uvre deviennent plei-

    nement objet dhistoire. Or, pour entamer cette tude, je trouvais une entre en matire

    de premier choix dans le rcent ouvrage publi sous la direction de Joseph W. Dauben et20

    7. Lessentiel de ces textes se trouve rfrenc dans la bibliographie qui accompagne cette thse. Nouspensons particulirement aux nombreuses ncrologies parues dans les revues savantes en 1905-1906, aucours inaugural de Pierre Boutroux la chaire dhistoire gnrale des sciences du Collge de France en1913, et encore la commmoration de Tannery lors de linauguration du Comit international dhistoiredes sciences en 1929.

    8. Nous soulignons.9. La correspondance de Tannery et lhistoire de nos tudes , [Sarton, 1954], p. 324.10. Sur la mthode de Tannery en Histoire des mathmatiques, [Itard, 1954].11. Paul Tannery et la science grecque , [Michel, 1954].12. Paul Tannery et la science mdivale , [Sergescu, 1954].13. Paul Tannery, historien du XVIIe sicle , [Lenoble, 1954].

    4

  • Introduction gnrale

    Christoph J. Scriba, Writing the History of Mathematics : Its Historical Development14.

    Une somme sur lhistoriographie des mathmatiques dans laquelle, prcdant un diction-

    naire biographique des historiens des mathmatiques, figure une srie de tableaux natio-

    naux sur lhistoire de lhistoire des mathmatiques. Jeanne Peiffer, qui dresse celui relatif

    la France, consacre quelques pages notre historien dans une section intitule The5

    History of Mathematics in Relation to the General History of Science : Paul Tannery15 .

    Ce lien entre Tannery et lhistoire gnrale des sciences est loin de trouver l sa

    premire expression. Jeanne Peiffer lavait dj explor, quelque temps avant la parution

    de louvrage de Dauben et Scriba, dans une tude ralise avec Karine Chemla. Les deux

    historiennes comparaient Paul Tannery et Joseph Needham, deux plaidoyers pour une10

    histoire gnrale des sciences16 .

    Mais ds auparavant, lensemble des tudes consacres depuis un sicle Tannery ont

    mis en avant cette problmatique de lhistoire gnrale des sciences. Car, notre historien

    a t la victime dune affaire, l affaire de la chaire gnrale des sciences : candidat

    favori pour la succession en 1903 de Pierre Laffitte dans cette tribune, Tannery devait15

    chouer aux portes du Collge de France, le Ministre de lInstruction publique lui ayant

    prfr, dans un acte sans prcdent, le candidat propos en seconde ligne par le Collge

    et lAcadmie des Sciences. Lpisode a t comment plusieurs reprises17, faisant de

    Tannery un des martyrs de lhistoire des sciences18 . pisode malheureux dans la vie

    de lhistorien, qui fut pour lui, nanmoins, loccasion de rflchir, dans un manifeste qui20

    14. [Dauben & al., 2002].15. Paul Tannery, historien du XVIIe sicle , [Peiffer, 2002], pp. 25-30.16. [Peiffer & al., 2001].17. Pensons aux articles de George Sarton Paul, Jules, and Marie Tannery (with a note on Grgoire

    Wyrouboff) ,[Sarton, 1947] ; de Harry W. Paul, Scholarship and Ideology : The Chair of the GeneralHistory of Science at the Collge de France, 1892-1913 , [Paul, 1976] ; ou dAnnie Petit, Lhritagedu positivisme dans la cration de la chaire dhistoire gnrale des sciences au Collge de France ,[Petit, 1995]. Mais, la plupart des notices biographiques sur Tannery voquent cette affaire du Collgede France .18. [Coumet, 1981], p. 87.

    5

  • Introduction gnrale

    devait constituer son testament dhistorien19, sur les conditions pratiques de lcriture

    dune histoire gnrale des sciences. Et de fait, ce manifeste constitue le point dancrage

    de ltude de Jeanne Peiffer et Karine Chemla, de mme quun lment essentiel du travail

    prcit dErnest Coumet paru deux dcennies plus tt.

    De ce manifeste De lhistoire gnrale des sciences et des quelques autres fragments5

    tardifs qui peuvent lui tre associ, nous pouvons au moins supposer quils dcrivent assez

    justement la pense historiographique de Tannery la fin de sa vie. Il serait nanmoins

    hasardeux de vouloir en faire demble un cadre de lecture pour tous les travaux raliss

    par lhistorien au cours des trois dcennies prcdentes.

    Une autre piste a t explore pour tudier luvre de Tannery, celle emprunte no-10

    tamment par Anastasios Brenner dans une tude parue en 2005, Rconcilier les sciences

    et les lettres : le rle de lhistoire des sciences selon Paul Tannery, Gaston Milhaud et Abel

    Rey20 . L, lauteur met particulirement profit louvrage sign par notre historien en

    1887, Pour lHistoire de la Science hellne. Devant la prolificit de lhistoriographie de

    Tannery, le choix dAnastasios Brenner, mais aussi de nombre de ses prdcesseurs, est15

    judicieux : sil ne peut reprsenter une image complte de Tannery au cours des trois

    dcennies que celui-ci consacre lhistoire des sciences, ce choix permet cependant de

    mettre en lumire cette double condition de la dmarche historienne de Tannery, alliant

    les lettres et les sciences.

    En revanche, et assez paradoxalement, depuis un sicle, la littrature sur Tannery ne20

    sest jamais vritablement porte vers les ditions de textes anciens de science, qui repr-

    sentent quantitativement, pourtant, la partie la plus importante de son historiographie.

    Il y a donc, l au moins, une perspective nouvelle dvelopper, et qui peut par l-mme

    occasion clairer sur une fin de XIXe sicle, riche en publications de textes anciens de

    19. De lhistoire gnrale des sciences , [Tannery, 1904a].20. [Brenner, 2005b].

    6

  • Introduction gnrale

    science. Mais encore, depuis la publication des Mmoires scientifiques, hormis les travaux

    rcents adoptant des prismes particuliers pour illustrer lapport de Tannery lhistoire

    des sciences, aucune tude denvergure (thse, monographie) ne sest essaye saisir plus

    globalement luvre de Tannery, comme il en existe pour ses contemporains historiens

    des sciences Pierre Duhem21 et Gaston Milhaud22. Et de fait, il nous faut mme remonter5

    au del de la Premire Guerre mondiale, pour retrouver de telles lectures, proposes par

    Hieronymus Georg Zeuthen23, Henri Bosmans24 ou Albert Rivaud25.

    Enjeux, mthodes et plan de la prsente thse

    Au regard de la littrature, dj toffe, consacre depuis un sicle Paul Tannery, il

    convient de caractriser les enjeux de ltude qui suit. Le travail dans lequel nous nous10

    engageons nest pas une biographie de Paul Tannery, pas plus quil nest une notice tendue

    sur ses travaux. Cette thse est tout entire rsume dans le titre de ce volume : notre

    ambition est de montrer la participation de luvre de Tannery linvention du mtier

    dhistorien des sciences. Lide ne va pas de soi et ne sopre qu travers deux phases

    complmentaire dans ce processus.15

    La premire est intime par Tannery lui-mme, la fois dans son historiographie

    et dans le mouvement quil impulse une communaut de lhistoire des sciences, en

    construction la fin du XIXe sicle. Et, de fait, tandis que lhistoire des sciences se

    manifeste cette poque essentiellement en marge des sciences, en philosophie et dans

    21. Citons parmi dautres ouvrages sur Duhem : Duhem : science, ralit et apparence. La relation entrephilosophie et histoire dans luvre de Pierre Duhem, [Brenner, 1990] ; Pierre Duhem : philosophy andhistory in the work of a believing physicist, [Martin, 1991].22. Science, Histoire & philosophie selon Gaston Milhaud. La constitution dun champ disciplinaire

    sous la Troisime Rpublique, [Brenner & al., 2009].23. Luvre de Paul Tannery comme historien des mathmatiques , [Zeuthen, 1905].24. Notice sur les travaux de Paul Tannery , [Bosmans, 1905].25. Paul Tannery, historien de la science antique , [Rivaud, 1913].

    7

  • Introduction gnrale

    des pratiques rudites, cest bien Tannery, uvrant hors de lUniversit, qui va revendiquer

    ce titre dhistorien, loccasion de sa candidature au Collge de France en 1903.

    Cest en faisant de lhistoire quon devient historien26 , disait Antoine Prost. Sans

    doute, mais pas seulement dans le cas de Tannery. Car, un deuxime moment nous semble

    essentiel considrer dans ce processus, qui va dterminer Tannery dans ce rle d histo-5

    rien des sciences : ce sont les rceptions de son uvre au cours du XXe sicle. Or, cest

    ici lide mme dune uvre de Paul Tannery quil nous faut aller interroger ; une ide

    dont on aperoit demble quelle vient a posteriori : Tannery ncrit pas une uvre, ce

    sont ces lecteurs qui vont faire de son historiographie luvre dun historien des math-

    matiques, luvre dun historien de la science antique, ou encore luvre dun historien10

    des sciences.

    Aussi lenjeu de cette thse est bien de comprendre ces deux processus qui ont conduit

    Tannery au panthon des historiens des sciences. Notre travail a consist ds lors mul-

    tiplier nos clairages sur Tannery. Une premire srie dentres extrieures : entre par le

    biographique, entre par le bibliographique, entre par la littrature secondaire. Et ensuite15

    une srie dentres par le cur de lhistoriographie de Tannery : entre par les Mmoires

    scientifiques, mais entres aussi par les ditions de textes anciens de science.

    Le texte que nous prsentons ensuite est organis de faon voir oprer distinctement

    chacun de ces clairages, dans lordre que nous venons de donner. Cest ainsi, que dune

    incursion dans le biographique (chap. 1), nous nous tournerons ensuite (chap. 2) vers les20

    tapes qui ont conduit la mise en uvre matrielle des crits de Tannery ; de leur publi-

    cation isole dans diffrents recueils priodiques, leur rassemblement dans les Mmoires

    scientifiques. Nous nous interrogerons alors (chap. 3) sur cette ide duvre de Tannery,

    en tudiant deux lectures de cette uvre ralises au cours du premier XXe sicle par Hie-

    26. ibid., p. 146.

    8

  • Introduction gnrale

    ronymus Georg Zeuthen et Albert Rivaud. De cette tude, nous proposerons de rinvestir

    les crits de notre historien travers une nouvelle ide, non plus celle duvre, mais celle

    de pacte historiographique. Ce sera l lobjet de la seconde partie de cette thse.

    Plongs alors dfinitivement dans lhistoriographie de Tannery, nous suivrons, le temps

    de quatre chapitres lenrichissement progressif de sa dmarche historienne, au cours des5

    trois dcennies quil consacre lhistoire des sciences. Particulirement attentif lrudi-

    tion allemande dont il se fait un interprte en France ds la fin des annes 1870 (chap. 4),

    Tannery sengage lui-mme partir du milieu des annes 1880, dans la voie de la restitu-

    tion des textes anciens de sciences (chap. 5 et 6) : il dite, il traduit, il commente alors

    ces textes pour ces contemporains. Enfin, notre dernier chapitre (chap. 7) nous conduira10

    rinvestir les textes tardifs de Tannery sur lcriture de lhistoire.

    9

  • Premire partie

  • Prambule

    Que connaissons-nous aujourdhui de Paul Tannery ? une vie, que nous racontent no-

    tamment George Sarton27 et Pierre Louis28 ; une uvre, celle dun historien des sciences,

    rassemble au cours du premier XXe sicle dans desMmoires scientifiques. Une vieuvre 5

    dirait Franois Dosse29.

    Et des conditions dexistence de cette vieuvre ? Tannery, qui es-tu, que nous pensons

    connatre, par ces vies, par cette collection de Mmoires scientifiques ?

    Dans cette premire partie nous proposons dtablir une premire image de lhistorien,

    qui dcoule des tmoignages de nos prdcesseurs biographes de Tannery, diteurs de10

    Tannery, et interprtes de Tannery. Une approche en trois circonscriptions successives,

    qui vont nous amener nous intresser lhistorien, aux conditions matrielles de son

    uvre, enfin plus directement au contenu de cette uvre.

    Avec le premier chapitre, donc, nous portons notre attention sur lhistorien en nous

    engageant dans le biographique. Or, nous allons trouver sur notre piste de nombreux15

    devanciers, ne seraient-ce que les travaux de George Sarton et Pierre Louis que nous rap-

    pelions en ouvrant ce prambule. Convient-il de conduire nouveaux frais des recherches

    biographiques sur Tannery ? Cest la question que nous allons demble nous poser, en

    tudiant les textes de nos prdcesseurs. Devant une littrature qui sest souvent com-

    27. Paul Tannery , [Sarton, 1938].28. Biographie de Paul Tannery , [Louis, 1954b].29. Le pari biographique. crire une vie, [Dosse, 2005], pp. 84 et suiv.

    13

  • Introduction gnrale

    promise dans lhagiographie, nous proposons une incursion dans la vie de Tannery, se

    proposant de mettre en lumire avant tout la construction de son identit dhistorien.

    Aussi, des tmoignages anciens, nous retiendrons particulirement ceux nous clairant sur

    les influences subies par Tannery, ses relations au monde scientifique, rudit et intellec-

    tuel de son temps : lenjeu tant non pas de montrer Tannery se mouvant sur fond dun5

    XIXe sicle savant, mais de montrer Tannery faisant ce XIXe sicle.

    Nous attachant ensuite la manire dont nous sont parvenus les crits de Tannery,

    nous nous interrogerons dans le deuxime chapitre sur les supports de luvre. Des revues

    scientifiques, des revues philosophiques, des revues rudites dabord : Tannery nous offre

    une tude de cas des conditions de la publication en histoire des sciences, dans une poque10

    directement antrieure la naissance des grandes revues ddies ce champ dtudes.

    Mais ensuite, et aussi, les Mmoires scientifiques, cette collection des uvres compltes

    de lhistorien, rassemble entre 1912 et 1950. Ce sera l loccasion de premires rflexions

    sur lide dune uvre de Tannery.

    Cette ide dune uvre de Tannery va occuper le cur du troisime et dernier chapitre15

    de cette partie. En tirant profit de la thorie de la rception de Hans Robert Jauss30, nous

    proposerons dexplorer luvre de Tannery dans les lectures quen ralisent Hieronymus

    Georg Zeuthen31 en 1905, et Albert Rivaud32 en 1913, deux lectures, sur lesquelles vont

    se calquer lensemble des interprtations ultrieures tablies au XXe sicle. Ce sera alors

    loccasion pour nous de dfinir la nouvelle perspective que nous entendons suivre dans la20

    seconde partie de cette thse.

    30. Pour une esthtique de la rception, [Jauss, 1978].31. Luvre de Paul Tannery comme historien des mathmatiques , [Zeuthen, 1905].32. Paul Tannery, historien de la science antique , [Rivaud, 1913].

    14

  • Chapitre 1

    Une approche biographique de PaulTannery

    Dbutant une tude sur Paul Tannery, il convient de remarquer que son parcours5

    dhistorien a constitu, au cours du XXe sicle, lobjet dincursions multiples et diverses

    dans le genre biographique ncrologies, loges funbres, hommage officiel, souvenirs de

    proches publis ou indits, notices encyclopdiques, et biographies , autant de documents

    dont le statut de source pour lhistorien doit tre soumis la critique.

    Des ncrologies publies au sein de nombreux journaux savants franais et trangers1,10

    ainsi que des loges funbres2 qui lui sont rservs, il nest souvent davantage retenir que

    leur existence, ultime preuve de la notorit acquise par lhistorien. En 1929, lhommage

    officiel que lui rend, par la voix de Gino Loria, le premier congrs international dhistoire

    des sciences3 relve encore essentiellement de la commmoration, sorte de sacre de Tannery

    au panthon des historiens des sciences. Versant dans lexercice impos de lhagiographie,15

    1. Liste non exhaustive : Revue de synthse historique, [Berr, 1904] ; Revue de mtaphysique et de mo-rale, [Anonyme, 1905d] ; LEnseignement mathmatique, [Fehr, 1905] ; Revue gnrale des sciences pureset appliques[Anonyme, 1905a] ; Bulletin des sciences mathmatiques, [Anonyme, 1905c] ; Revue philo-sophique de la France et de ltranger, [Anonyme, 1905b] ; Revue des tudes grecques, [Guiraud, 1905] ;Revue de philosophie, [Duhem, 1905]. On trouvera une liste plus complte in [Tannery, 1912], pp. 118-121.

    2. [Guiraud & al., 1905]. Ces textes ont t imprims par lditeur toulousain Privat, connaissancede la famille Tannery : douard Privat est un proche de lastronome Benjamin Baillaud, lui-mme amiintime et beau-frre de Jules Tannery.

    3. [Loria & al., 1929].

    15

  • lments biographiques

    ces textes se calquent gnralement les uns sur les autres4 et jettent successivement, dans

    lespace de quelques lignes, la qualit dingnieur des Tabacs de Tannery, son gale pr-

    disposition pour les sciences exactes et la philologie classique, avant dnumrer quelques

    uns de ces travaux, en gnral ses deux ouvrages Pour lHistoire de la Science hellne et

    La Gomtrie grecque, la nouvelle dition de Descartes prpare avec Charles Adam, voire5

    les ditions de Diophante et Fermat.

    Autre approche dans le genre biographique, les souvenirs des proches de Tannery5

    offrent une perspective plus limite, davantage aux confins du rcit de vie et de lanecdote,

    mais dveloppent par l mme un regard original sur lhomme Tannery, hors des recons-

    tructions bases sur la lecture de ses crits. Aux dtours dune anecdote, ces souvenirs10

    offrent des portes ouvertes sur la jeunesse de lhistorien, son quotidien, ses frquentations,

    ses influences, ses convictions politiques, religieuses.

    Ds la fin des annes 1930, George Sarton propose un premier travail biographique

    densemble et vise proprement historique6 et non plus simplement commmorative.

    Ce texte constitue la source factuelle la plus riche sur la vie de lhistorien, suivie par les15

    travaux ultrieurs. Aussi complte soit cette tude7, elle nvite cependant pas deux diffi-

    cults, qui lempche de satisfaire pleinement lide dun travail acadmique, ne serait-ce

    que le manque de transparence de certains emprunts8. Dune part, la forme excessivement

    4. Ainsi, le Bulletin des sciences mathmatiques reprend mot pour mot la ncrologie publie aupara-vant dans la Revue gnrale des sciences pures et appliques (rfrences infra. note 1). Non sign, ce textedoit nanmoins tre attribu Jules Tannery, lequel en donne ensuite une version tendue dans les actesdu congrs international de philosophie tenu Genve en 1904, [Tannery, 1905].

    5. Notons les souvenirs de son frre Jules Tannery, [Tannery, 1905], de son neveu Jacques Tannery,[Tannery, 1954], ceux de lhistorien et philosophe des sciences Gaston Milhaud, [Milhaud, 1906]. noteraussi les quelques souvenirs du philosophe mile Boutroux relatifs aux deux frres Paul et Jules Tannery,[Boutroux, 1912].

    6. [Sarton, 1938].7. Il convient de noter que Sarton sintresse de nouveau aux Tannery (Paul, Jules et Marie) en 1947,

    dans un article pour la revue Isis, [Sarton, 1947].8. Sur la famille et la jeunesse de Tannery, Sarton sest ainsi appuy sans le citer sur lloge de Jules

    Tannery prononc lAcadmie des Sciences par mile Picard en 1925, [Picard, 1926].

    16

  • lments biographiques

    littraire9 du texte dnote un mlange des genres mal venu pour une biographie destine

    un public savant. Par ailleurs, si Sarton a profit du tmoignage immdiat de la femme de

    Tannery, une partialit rvrencieuse certaine transparat rgulirement dans son travail,

    qui tire souvent, ds lors, vers le propos hagiographique10. Une quinzaine dannes plus

    tard, tout en bnficiant dune autorit indite par rapport Sarton la correspondance5

    scientifique de Tannery dont la publication vient de sachever Pierre Louis11 napporte

    pas dlment nouveau de biographie12. Son travail figure davantage une adaptation, plus

    sobre dun point de vue littraire, de ltude prcdente. Il ne parvient cependant pas

    faire oublier le travail de son prdcesseur, dautant que sy ressent la mme rvrence

    envers Tannery. En somme, ces premiers travaux vise historique se rapprochent de la10

    biographie victorienne qui, suivant les mots de Franois Dosse, diffuse des "vies" au-

    torises, sources de respectabilit, expurges de tout lment pouvant nuire la bonne

    moralit, [. . .] crites par les proches du biographs qui ne retiennent de sa vie que ce qui

    peut apparatre difiant13 .

    Moins toffe que les deux travaux prcdents, la notice biographique ralise par Ren15

    Taton pour le Dictionary of Scientific Biography (DSB) propose pourtant un travail bien

    9. voquant une mutation professionnelle de Tannery, Sarton crit ainsi : Aprs quatorze mois passs Tonneins, dans lenchantement dune vie idyllique, il fut nomm la Direction des Tabacs de la Gironde.Il revint Bordeaux par une belle matine dhiver si doux en cette rgion, assis prs de sa femme dans lapetite charette anglaise trane par le bon cheval qui les avait conduits dans leurs randonnes multiples travers le pays. Les chiens suivaient insouciants et joyeux , [Sarton, 1938], pp. 657-658.10. Dans les premires pages du texte de Sarton : Il ne semble pas quon ait un jour appris lire

    lenfant ; il profita, sans quon sen ft dout, des leons donnes sa sur et on le trouva, un jour avecstupfaction, tenant dans ses petites mains un livre quil lisait couramment ; il navait pas quatre ans ,[Sarton, 1938], p. 635. Plus loin, voquant le mtier dingnieur de Tannery : Leffervescence stantdveloppe [parmi les cigarires] produisit une dmonstration la Prfecture. leur retour, Tannery,prvenu au dernier moment, savana leur rencontre et les apaisa par quelques belles paroles. [. . .]Le respect quil imposait tait tel que lorsquil traversait les ateliers, et des ateliers o lon comptaitparfois trois ou quatre cents femmes, le silence spontan, absolu, stablissait parmi les travailleuses ,[Sarton, 1938], p. 658.11. Pierre Louis (1913-2008), Hellniste. Recteur de lAcadmie de Clermont, puis de Lyon (1954-1976),

    il dite et traduit des diffrents traits dAristote, les Mtorologiques, les Parties des Animaux, et encoreles Problmes.12. [Louis, 1954b].13. [Dosse, 2005], p. 64.

    17

  • lments biographiques

    plus abouti dun point de vue historiographique. Sil sappuie sans conteste sur le travail

    de Sarton, Taton prend la distance critique qui manquait ces prdcesseurs, pour tablir

    une notice plus conforme aux usages contemporains de lhistoire, quil fait suivre dune

    bibliographie complte, au moins pour ce qui concerne la littrature secondaire antrieure

    aux annes 1970.5

    Ces multiples travaux critiqus, il convient de sinterroger sur lopportunit de relancer

    nouveaux frais des recherches biographiques, et encore sur le sens quil conviendrait de

    donner une telle entreprise. Depuis le travail ralis par Taton pour le DSB, aucun docu-

    ment nouveau na t mis jour qui bouleverse fondamentalement notre connaissance de

    Tannery ; la dcouverte seule dune lettre de Jules Tannery14, inconnue ou inutilise par10

    nos devanciers, vient au besoin affiner le portrait en clairant les positions politiques de

    lhistorien. Cependant, engager une vritable nouvelle entreprise biographique semble un

    pari dautant moins justifi, quil ne pourrait sappuyer pour lessentiel que sur une docu-

    mentation issue des laborations synthtiques pralables. Les pages qui suivent proposent

    plutt de rinvestir ces travaux prcdents, en leur donnant une perspective nouvelle,15

    axe autour des relations intellectuelles de Tannery, de ses sociabilits savantes. Lhisto-

    rien jouerait ainsi le rle de prisme ouvrant sur un tableau de fonds de son poque ; ce

    serait dire avec Jacques Le Goff voquant son Saint Louis : La biographie ne me retient

    que si je peux ce fut le cas pour Saint Louis runir autour dun personnage, un dossier

    qui claire une socit, une civilisation, une poque15 . Mais, ce serait cependant donner20

    une image fige devant laquelle se mouvrait Tannery, sans la modifier. Notre perspective

    se veut plus forte, qui montre la construction de sa figure dhistorien, concomitante et

    solidaire de la constitution dune histoire des sciences indpendante ; en dautres mots,

    14. cf. infra Annexe 1, p. 431.15. Jacques Le Goff, in la Recherche du Moyen ge, pp. 260-261. Cit daprs [Dosse, 2005], p. 304.

    18

  • lments biographiques

    nous naspirons pas seulement lcriture dun Tannery dans son poque, mais celle

    dun Tannery qui fait son poque.

    1.1 Jeunesse et premires influences

    1.1.1 Un milieu familial cultiv et conservateur

    Paul Tannery nat en 1843 Mantes-sur-Seine, fils cadet de Samson Delphin Tannery5

    et Euphrosine Opportune Perrier.

    Sur la famille Tannery, peu dinformation. Il apparat nanmoins quelle a bnfici

    dune belle ascension sociale, lespace de quatre gnrations, de Nicolas Tannery, cor-

    donnier des Andelys (Eure) au dbut du XIXe sicle16, jusqu son arrire-petit-fils Jean

    Tannery, haut fonctionnaire et instigateur de la guerre conomique pendant la Premire10

    Guerre Mondiale17. Premire figure dans cette ascension, Samson Delphin, le pre de Paul

    Tannery, occupe un poste de conducteur des Ponts-et-Chausses, cest--dire [dagent]

    sous les ordres directs de lingnieur et au-dessus des piqueurs, ainsi dit parce quil est

    charg de la conduite ou direction des travaux18 . Embrigad dans la jeune Compagnie

    des chemins de fers de lOuest, pour laquelle il contrle la construction des nouvelles15

    lignes dcides par le Gouvernement imprial, S.D. Tannery jouit ainsi dune situation

    suffisamment confortable pour garantir ses deux fils laccs aux grandes coles19, mme

    16. Nicolas Samson Tannery est le grand-pre paternel de Paul Tannery. Source : copie de lacte denaissance de Samson Delphin Tannery dans son dossier de Lgion dhonneur, (LH/2567/5).17. Neveu de Paul Tannery, Jean Tannery est le fils du mathmaticien Jules Tannery. Sur Jean Tannery

    et la Guerre conomique, on lira larticle de Michal Bourlet, [Bourlet, 2004].18. Entre conducteur du Dictionnaire de la langue franaise dmile Littr, (2e d., 1873-1877).19. Comme lindique Terry Shinn, [Shinn, 1980], Napolon, jugeant dangereux laccs du peuple

    lenseignement avanc, avait mis fin la gratuit des tudes lcole polytechnique, imposant des fraisde scolarit levs et supprimant les bourses ; qui plus est, en inscrivant une preuve de version latineau concours dentre, il imposait implicitement le passage des candidats par les lyces privs, abordablesaux seules familles aises.

    19

  • lments biographiques

    si lui-mme ne gagnera jamais le titre dingnieur rclam cette poque par les conduc-

    teurs20.

    Par-del le voile difiant qui couvre les tentatives biographiques sur lhistorien, la fa-

    mille Tannery est dpeinte comme cultive : S.D. Tannery sadonne aux arts21 ; il enseigne

    ses trois enfants les lments du calcul et du latin. Plus intressante pour nous, lallusion5

    de Jules Tannery la bibliothque familiale bien constitue et lorigine de lrudition

    de son frre :

    Tous les livres de la bibliothque paternelle, les plus vieux et les plus rbarbatifsy [dans les mains de Paul de Tannery] passaient. Voici une norme bible in-folio traduite par Sylvestre de Sacy22, voici les gros volumes de lEncyclopdie10de dAlembert, voici les vieilles petites ditions dauteurs latins et franais reliures solides et fatigues, dont le texte horriblement fin a dj us les yeuxde plusieurs gnrations23.

    Des tmoignages encore rapports par Sarton, il ressort une famille Tannery incarnant

    des valeurs conservatrices : la figure patriarcale nergique et autoritaire de S.D. Tannery,15

    la porte difiante des souvenirs de guerres de laeul maternel soldat du Premier Empire,

    ou encore latmosphre du foyer empreinte dune foi religieuse profonde, [. . .], de puret

    morale, de travail24, etc. . Nourri dun solide enseignement chrtien25, Paul Tannery a,

    pour Sarton, conserv toute sa vie un fort sentiment religieux ; et den faire un des ar-

    20. Consulter par exemple louvrage dAntoine Picon, [Picon, 1992], pp. 605-610. Au passage, il convientde noter que, contrairement linformation donne par la plupart des sources secondaires, et mme sil apu en avoir les attributions comme dautres conducteurs, S.D. Tannery na jamais eu le titre dingnieur.On consultera aux archives nationales son dossier de Lgion dhonneur (LH/2567/5), ou son dossier decarrire (F/14/2678).21. Il tait dou dune intelligence largement ouverte toutes les manifestations artistiques, il aimait

    la littrature avec passion et ses petits enfants gardent prcieusement, parmi dautres souvenirs, uneadaptation de la Chanson de Roland , [Sarton, 1938], p. 634.22. Il sagit plutt de la traduction clbre faite au XVIIe sicle par Lematre de Sacy, lorientaliste

    franais Silvestre de Sacy (1758-1838), nayant pas publi de traduction de la bible.23. [Tannery, 1905], p.776.24. [Sarton, 1938], p. 634.25. Les enfants Tannery frquentent dans leur jeunesse une institution prive de Mantes dirige par

    un ecclsiastique. Il faut noter toutefois quil ny a rien ici dexceptionnel : le milieu du XIXe sicle estune priode propice aux coles confessionnelles qui bnficient successivement des lois Guizot (1833) etFalloux (1850) sur la libert denseignement. Selon Maurice Gontard, la fin de 1841, lenseignementsecondaire compte 257 tablissements libres. (Source : [Gontard, 1972]).

    20

  • lments biographiques

    guments expliquant sa candidature manque au Collge de France26. Nanmoins, alors

    quil voque pour Duhem le rapport de son frre la philosophie positive, Jules Tannery

    propose une perspective quelque peu diffrente : Ce point est videmment pour vous

    seul : cest lcole polytechnique quil [Paul Tannery] sest dtach du christianisme27 .

    En labsence de document tiers permettant de trancher dfinitivement entre les positions5

    de Sarton et Jules Tannery, quelques observations restent cependant possibles. Les col-

    laborations multiples de Paul Tannery avec des ecclsiastiques28 cartent tout soupon

    danticlralisme ; lhistorien nest pas non plus un esprit proslyte et sil faut noter parmi

    ses travaux une traduction indite du Pentateuque sur le texte hbreu29, une tentative

    exgtique intitule vangiles expliqus Mme Tannery30, ces travaux relvent moins de10

    la thologie que de lrudition et de lhistoire de la philosophie, pas plus dailleurs que

    les quelques publications quil donne dans les Annales de philosophie chrtienne31 ; en

    sorte que, limage de ses positions politiques, discrtes et sans effusion, lventuelle foi

    catholique de Tannery ne semble pas engage dans ses travaux intellectuels, comme cest

    le cas pour un de ses contemporains, Pierre Duhem32.15

    26. [Sarton, 1938], p. 634, et [Sarton, 1947]. Sur la candidature de Tannery la chaire du Collge deFrance, voir infra p. 62.27. cf. infra Annexe 1, p. 431.28. Notons ldition dune correspondance dcoltres du XIe sicle, ralise avec labb Clerval, la

    prface lHistoire de labbaye royale et de lordre des chanoines rguliers de Saint-Victor de Paris deMonseigneur Fourier-Bonnard, une correspondance avec labb Georges Frmont sur la question du Logosdans lvangile de Jean, ou encore une correspondance avec labb Monchamp relative la correspondancede Descartes.29. Le tome XVII des Mmoires scientifiques (note 58, p. 117) indique que le manuscrit a t dpos

    la bibliothque Sainte-Genevive la demande du conservateur Charles-mile Ruelle.30. Texte imprim compte dauteur Bordeaux en 1888-1889. Aucun exemplaire na t trouv. Un

    extrait se trouve nanmoins dans les Mmoires scientifiques, t. VII, pp. 147-153, consacr la questiondu Logos dans lvangile de Jean.31. Notons simplement les titres : Sur la religion des derniers mathmaticiens de lAntiquit ,

    [Tannery, 1896e] ; Les lettres de Descartes , [Tannery, 1896b] ; Quest-ce que latomisme ,[Tannery, 1897b] ; Le concept de chaos , [Tannery, 1899a] ; La vrit scientifique , [Tannery, 1901d] ; La science et lhypothse, daprs M. H. Poincar , [Tannery, 1903b].32. Sur les rapports tumultueux entre les savants catholiques et le pouvoir dans les premires dcennies

    de la Troisime Rpublique, on lira larticle de Harry W. Paul, [Paul, 1972].

    21

  • lments biographiques

    1.1.2 De la formation dun ingnieur,ou entre raison des sciences et passion des lettres

    Du lyce : contre la Bifurcation

    Vers le milieu de notre sicle, les nouveaux progrs accomplis [par les sciences]exigeaient dj une profonde rforme [de lenseignement] ; mais de mme que5la Rvolution de 1848 avorta politiquement, de mme, en France du moins, lestentatives de refonte de lenseignement naboutirent quaux rsultats les plusfcheux.[. . .] Ce systme [de la Bifurcation], que lopinion publique, mal claire surla question, accueillit avec assez de faveur, mais qui fut toujours mal vu dans10lUniversit, subsista une quinzaine dannes, mais compromit lenseignementpour une priode beaucoup plus longue. Lerreur tait daggraver la sparationintellectuelle qui tendait se faire, depuis le commencement du sicle, entrelducation purement littraire et lducation purement scientifique, alors quele problme est toujours, au degr secondaire, de donner une instruction in-15tgrale, de faire des hommes complets ; on prtendait aussi tort commencerlenseignement scientifique un ge o lesprit des lves nest pas dordinairesuffisamment mr pour le recevoir ; mais surtout il ne fallait pas croire quecest le temps consacr aux tudes qui importe et non la faon dont elles sontconduites.20A cet gard, les programmes furent aussi mal conus que possible ; loin de cher-cher lever le niveau des connaissances thoriques, on le rabaissa plutt, soiten restreignant les matires de lenseignement, soit en maintenant autoritai-rement des modes dexposition suranns et dj ridicules aux yeux des lves ;on tendit au contraire dvelopper les connaissances pratiques et les sujets25dont lenseignement est facile, mai peu utile la formation de lesprit33.

    Svre jugement que celui port par Tannery sur le lyce dont il fut lve au moment

    de la Bifurcation. cette poque, le ministre de linstruction publique Hippolyte Fortoul

    souhaitait mettre fin aux dbats striles sur la prminence des lettres ou des sciences34 ,

    et voir disparatre les enseignements classique et spcial coexistant dans les collges, et30

    dont le second paraissait relgu aux lves les moins dous et aux professeurs de moindre

    33. [Tannery, 1899c], pp. 377-379. compter de cette note, et sauf mention contraire, les articles deTannery sont cits daprs la pagination des Mmoires scientifiques de Paul Tannery, [Tannery, 1912].Nous avons toutefois conservs dans les appels de rfrences la date de publication originale.34. Rapport lempereur sur le statut de linstruction publique, du 19 septembre 1853, cit par Nicole

    Hulin in [Hulin, 1982].

    22

  • lments biographiques

    mrite. Dans cette optique, son nouveau plan dtudes de 1852 introduisit une rpartition

    des lves en deux classes au sortir de la quatrime (do lexpression Bifurcation) : une

    premire section dominante littraire, une seconde dominante scientifique, conduisant

    chacune un baccalaurat propre. Le baccalaurat s lettres devait donner accs aux

    facults de droit et de lettres, quand le baccalaurat s sciences devait dboucher vers les5

    facults de sciences, de mdecine, les coles spciales et les professions commerciales et

    industrielles. Tt attaqu par les enseignants bouleverss dans leur pratique, et par les

    parents dsireux de choisir eux-mmes le profil littraire ou scientifique de leurs enfants,

    malgr encore les multiples rajustements dont il fait lobjet, le systme de la Bifurcation

    devait tre abandonn en 186535.10

    Lexemple de Paul Tannery tmoigne des difficults du plan dtudes de Fortoul. Mal-

    gr une disposition vidente pour les lettres, il doit nanmoins suivre le parcours scienti-

    fique, conformment lambition paternelle de voir son fils embrasser une carrire din-

    gnieur. Bon lve, le futur historien parvient suivre en parallle les cours des classes

    littraires et obtient ainsi les deux baccalaurats en 1860 ; et Jules Tannery de souligner15

    un trait de caractre de son frre : Comme le grec tait supprim [pour les classes scien-

    tifiques], mon frre en faisait certainement plus que ses camarades des classes de lettres,

    et il est sorti du lyce certainement dj trs fort en latin et en grec36 .

    35. On consultera larticle de Maurice Gontard, [Gontard, 1972], pour davantage dinformation surlhistoire de la Bifurcation, son dploiement, sa disparition. Une analyse touchant plus spcialement laquestion des sciences est propose par Nicole Hulin, [Hulin, 1982].36. infra, Annexe 1, p. 431.

    23

  • lments biographiques

    Les Manufactures de ltat, un choix raisonnable

    Lentre de son fils lcole Polytechnique37 offre une nouvelle preuve du patriarcat

    fort exerc par S.D. Tannery. Sans doute avec lespoir de le voir intgrer ensuite le corps

    dexcellence des Ponts et Chausses, celui-ci dirige son fils vers lcole polytechnique,

    quand celui-l ambitionnait plutt lcole normale suprieure et lenseignement, avec dj5

    quelque exprience : selon Sarton, le soir Paul initiait sa sur la langue grecque, et

    lui apprenait goter Platon dans le texte mme ; dautre part il formait son jeune frre

    aux mathmatiques et la philosophie38 ; et Jules Tannery de se souvenir de lintrt

    marqu son frre pour la pdagogie, du cours de mathmatiques quil avait rdig39.

    Class 28e sur 136 lexamen de sortie de polytechnique en 1863, Tannery manque10

    de peu une place dans le corps des Ponts et Chausses, et opte pour une carrire dans

    lindustrie des Tabacs40, monopole dtat administr par la Direction gnrale des Manu-

    factures de ltat (ministre des Finances). Parmi les attributions de celle-ci, la culture des

    tabacs, ainsi que lexploitation et ltablissement des manufactures (fabrication, analyse

    et expertise des tabacs, construction de btiments, usines et appareils, achat des tabacs15

    exotiques)41, autant de services approchs par Tannery successivement ingnieur puis

    37. Suivant la base Famille polytechnicienne contenant les fiches des anciens lves de lcolepolytechnique (accessible depuis http ://bibli.polytechnique.fr , consult le 01-12-2009), Tannery est class16e sur 163 au concours dentre, en 1861. Jules Tannery indique, dans la lettre transcrite en annexe 1,que lui et son frre avaient eu le mme professeur de spciales, Toussaint, dont il prcise quil tait alliaux Puiseux (famille du mathmaticien Victor Puiseux ?).38. [Sarton, 1938], p. 635.39. Ce cours nayant pas t publi, nous ne possdons que peu dinformation. Selon la liste des travaux

    indits de Tannery donne au volume XVII de ses Mmoires scientifiques, le cours aurait t divis en un cours dAlgbre, un cours dAnalyse et un cours de Gomtrie, rdigs suivant un plan nouveau .Jules Tannery prcise ses tendances philosopher, son indiffrence pour les habitudes reues, son gotpour les ides gnrales [sy] manifestent nettement , [Tannery, 1905], p. 777.40. Parmi les camarades qui le devancent, les 21 premiers ont tous intgr les Mines (3 places) ou les

    Ponts-et-chausses (18 places) ; viennent immdiatement ensuite le corps des Manufactures de ltat, pourlequel Tannery obtient la cinquime et dernire place disponible, et le Gnie de la Marine (6 places), suivispar diffrents corps militaires et civils moins slectifs. (Statistique tablie partir de la base Famillepolytechnicienne , voir infra note 37).41. Source : [Bre, 1895], chapitre XII, pp. 217-242.

    24

  • lments biographiques

    directeur des manufactures42. Moins prestigieux que les Ponts et chausses, les Manufac-

    tures de ltat nen sont pas moins prises par la Bourgeoisie franaise43 : les traitements

    taient suprieurs ceux offerts par luniversit44 ou les ministres, et, tout en tant moins

    confortables financirement que ceux des industriels, les postes dans les Manufactures de

    ltat garantissaient non seulement une plus grande scurit, mais aussi un statut social5

    plus lev45.

    1.1.3 Des influences du lyce et de Polytechnique

    Lachelier, inspiration ou raccourci historique opportun

    De la priode lycenne du futur historien, lensemble de la littrature secondaire rpte,

    la suite de Jules Tannery, linfluence dcisive exerce par son professeur de philosophie,10

    Jules Lachelier, qui contribua assurment le former et lui donner la passion de

    la philosophie et le sens de lantiquit46 ; poque durant laquelle, en effet, Lachelier

    poursuit une tude suivie de Platon, qui le conduit en 1863 lagrgation de philosophie47.

    Nanmoins, suivant le portrait quen dresse Jules Tannery, Lachelier en 1860 ne semble

    gure suggrer linfluence quil exerce quelques annes plus tard lcole normale, rompant15

    avec lclectisme de Victor Cousin : je crois bien quil [Paul Tannery] tait le seul

    couter le professeur de philosophie, qui parlait, la tte cache entre ses mains, au milieu

    dun tapage intolrable .

    42. Parcours plutt classique dans ladministration des tabacs, Tannery y montre nanmoins suffisam-ment son engagement, pour tre promu chevalier de la Lgion dhonneur en 1887 (Dossier LH/2567/6).43. La base famille polytechnicienne permet dtablir que les Manufactures de ltat recrutent

    toujours parmi le premier quart des polytechniciens dans les annes 1860-1870.44. Dans une lettre Karl Sudhoff, Tannery crit ainsi : Pcuniairement la situation que jai, et que

    je naurais pu conserver longtemps avec celle de professeur au Collge de France, est plus avantageuseque celle-ci, si elle est moins glorieuse , [Tannery, 1912], t. XVI, p. 418.45. Source : [Sarton, 1947], note 2a, p. 33.46. [Tannery, 1905], p. 775.47. [Boutroux, 1921], p. 4.

    25

  • lments biographiques

    Linfluence de Lachelier ne doit nanmoins pas tre sur-estime, et pourrait ne rele-

    ver que dun raccourci historique exagrant la rencontre contingente de deux individus,

    amens sur le devant de la scne intellectuelle ultrieurement et de manire indpendante.

    Lachelier nest dailleurs explicitement mentionn que dans une seule tude de Tannery,

    consacre au syllogisme48, sujet de la thse latine de son ancien professeur de philosophie,5

    mais soutenue seulement en 187149. Ni la correspondance publie de lhistorien, ni les

    quelques indits reprs en prparant cette thse ne rvlent de liens personnels ultrieurs

    avec le philosophe, quil retrouve de manire sre, une quarantaine dannes aprs le ly-

    ce, au sein de la Socit franaise de Philosophie, fonde par Xavier Lon en 1901. Reste

    nanmoins ladmiration qua pu porter Tannery son ancien professeur.10

    Des relations intellectuelles limites avec le milieu polytechnicien

    En 1903, loccasion de sa candidature la chaire dhistoire gnrale des sciences,

    prsentant ses Titres scientifiques aux professeurs du Collge de France, Tannery

    crit : De par mon ducation scientifique et de par mon mtier, je ne sais pas plus

    de Mathmatiques et je sais moins dAstronomie que je ne sais de Physique, de Chimie15

    ou mme dHistoire naturelle50 . Modestie du polytechnicien (, nombreux, ,

    art, industrie !) sans doute, mme sil convient de remarquer que lcole dapplication des

    Tabacs est essentiellement oriente vers les sciences physico-chimiques : chimie applique

    au tabac ; chimie agricole ; application de la chaleur ; machines ; fabrications ; rsistance

    des matriaux ; les lves suivent encore plusieurs cours lcole des Ponts-et-chausses51.20

    48. [Tannery, 1878a].49. La thse latine de Lachelier est intitule De Natura syllogismi, sa thse principale traitant Du

    Fondement de linduction.50. [Tannery, 1912], t. X, p. 133.51. (source : Almanach imprial pour M.D.CCC.LXIV, Paris, Guyot, 1864).

    26

  • lments biographiques

    Au-del de la solide formation scientifique et technologique que Tannery y acquiert,

    linfluence de lcole polytechnique et de lcole dapplication des tabacs sur son activit

    dhistorien parat assez limite : il suffit de rappeler quil continue cette poque de

    nourrir en parallle et de faon autonome son affection pour les humanits en sinitiant

    lhbreu et en lisant le Cours de philosophie positive de Comte52.5

    Mme si dautres formes de sociabilit avec lcole polytechnique sont imaginables, via

    notamment la Socit mathmatique de France, au regard de son commerce pistolaire

    conserv, les polytechniciens sont peu nombreux, une petite dizaine sur les 150 correspon-

    dants connus53. Tannery ne sabandonne gure non plus au souvenir de ses enseignants

    dalors : lexception du mathmaticien Jean-Marie Duhamel, dont il tablit la notice10

    biographique pour la Grande Encyclopdie, seuls sont voqus brivement Aim Lausse-

    dat, charg des cours dastronomie et de godsie Polytechnique et Thophile Schloesing

    chimiste et directeur de lcole dapplication.

    1.1.4 Deux pes et un sabre pour un ingnieur patriote au ser-vice de ltat15

    En parallle de son mtier dingnieur des Manufactures, Tannery mne une carrire

    de rserviste qui le conduit jusquau grade de Lieutenant-Colonel dartillerie, le plus lev

    de la rserve54. Got des choses militaires, cest aussi lempreinte forte laisse par les

    52. Nous y reviendrons dans le dernier chapitre de cette thse. noter que Tannery sengage dans lalecture du Cours, au moment mme de sa rdition par Littr.53. Encore faut-il admettre un classement entre les polytechniciens connus sur les bancs de lcole,

    Thvenin et Billardon de sa promotion (X, 1861) et mile Lemoine de la promotion prcdente ; lespolytechniciens de la mme gnration mais quil na pas frquent lcole, Laisant (X, 1859), Brocardet Sorel (X, 1865) ; enfin des polytechniciens de promotions bien plus loignes, Mowat (X, 1843), Rodet(X, 1851), Rochas dAiglun (X, 1857), Carra de Vaux (X, 1886), Bricard (X, 1888).54. La revue Isis [16(1), 1931] a publi un des rares portraits photographiques connus de Tannery, por-

    tant lhabit militaire et ses deux dcorations officielles dOfficier des Palmes acadmiques, et de Chevalierde la Lgion dhonneur (ce qui porte le clich une date postrieure 1887).

    27

  • lments biographiques

    Figure 1.1 Cartouche de Paul Tannery. Enlacs dans une banderole portant sa devise en temps et lieu , deux pes et un sabre, ceux du sergent lcole polytechnique, delIngnieur des Manufactures de ltat, et du Lieutenant-Colonel dartillerie.

    vnements de 1870-1871, qui le maintiennent sa vie durant dans un esprit de revanche,

    ml damertume politique :

    Il a dailleurs connu, pendant le sige, la fivre et lexaltation. . .Jai gard lesouvenir dun fait quil ma racont immdiatement aprs [ceci est encore pourvous ] : il tait trs mont contre les hommes de la dfense nationale, & lune5< des > chauffoures qui eurent lieu Paris (peut-tre celles du 18 octobre),il dclara son chef que si on lenvoyait contre les insurgs, il ne marcheraitpas. Aussi bien quand la Commune clata, javais grand peur quil ne se mltau mouvement : je me trompais dailleurs radicalement. Il quitta Paris cemoment, trs dgot, et vint se reposer chez nos parents. Depuis, il ne sest10jamais occup de politique55.

    Ce tmoignage de Jules Tannery rsonne directement aux quelques sonnets guerriers

    composs par lhistorien la fin des annes 1870, dont le suivant, Le rve du bonheur56 :

    Dans le silence et la nuit parfume,Sur un lac solitaire aspirer la fracheur ;15Se livrer toute entire son charme enchanteur ;Ne plus rien dsirer et se sentir aime.

    Lorsque des blonds enfants la paupire est ferme,Sous lil de lador, la tte sur son cur,Sendormir mollement, la brise calme,20Nos mres autrefois ont rv ce bonheur.

    55. Lettre de Jules Tannery Pierre Duhem, infra, Annexe 1, p. 431.56. [Tannery, 1943], p. 59. En annexe 2, quelques autres sonnets guerriers issus de ce recueil de posie.

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  • lments biographiques

    Nous, il faut rver la lointaine vengeance ;Lternel ennemi pouss jusquaux derniersAbois, et pour toujours rduit limpuissance ;

    Les dfils sans fin de ples prisonniers ;Les cadavres comblants deffroyables charniers ;5Et Berlin, devenant une fournaise immense.

    Patriote comme le montrent encore nombre danecdotes rapportes par Sarton57, Tan-

    nery sest nanmoins peu engag dans les dbats publics, de sorte que son frre Jules

    le range, sans conviction, parmi ceux quon appelait jadis les rpublicains conserva-

    teurs58 , et rapporte leur divergence sans heurs au moment de lAffaire Dreyfus Jules10

    Tannery stant lui-mme personnellement engag pour la rvision du procs du capitaine

    dchu, en signant notamment la ptition du Temps et de lAurore au dbut 1898.

    1.2 De manufactures en manuscrits.Lodysse franaise dun ingnieur historien

    Il convient dabord de remarquer que, quelques dtails mis part, trs peu dlments15

    biographiques nous sont parvenus sur Tannery qui concernent la priode 1865-1874, en

    dehors de ses affectations professionnelles et de lpisode militaire du Sige de Paris. Il

    sagit dj de son adhsion la Socit mathmatique de France ds sa cration en 1872,

    socit qui recrute largement dans ses premires annes parmi les polytechniciens59. Il

    sagit aussi de sa poursuite de ltude des langues anciennes, de front avec celles des20

    57. [Sarton, 1938], pp. 641-644 et 678.58. Courant de centre gauche, rassembl au dbut de la Troisime Rpublique autour de dAdolphe

    Thiers.59. Daprs le travail consacr par Hlne Gispert lhistoire des premires dcennies de la SMF,

    [Gispert, 1991], p. 27.

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  • lments biographiques

    mathmatiques grecques60. Il sagit enfin de sa rencontre au dbut des annes 1870 avec

    le philosophe mile Boutroux, par lentremise de Jules Tannery :

    Je fus de mon ct, en octobre 1871, nomm au lyce de Caen. Je ne mysavais aucun camarade. Charmante fut ma surprise, lorsque, la sortie dema premire classe, je me vis aborder par Jules Tannery [. . .]. Il me prsenta5 sa famille [. . .]. Et quel lment de verve originale apportait la prsence fr-quente de Paul Tannery, qui savait tout, qui se passionnait pour tout, et qui,sur chaque sujet, lanait des aphorismes inattendus, aussi profonds quhumo-ristiques61.

    Et Boutroux dajouter limportance des conversations engages avec le frres Tannery,10

    dans la maturation de la thse de philosophie, De la Contingence des lois de la nature

    (1874), dans laquelle il essaie de discerner dans quelle mesure le monde de la science

    concide avec le monde de la vie62. Sans doute la philosophie antique sest aussi invite

    dans les discussions de Paul Tannery et du philosophe : lanne prcdant son arrive

    Caen, Boutroux avait suivi en Allemagne lenseignement de Eduard Zeller, historien de15

    la philosophie dont il traduit la clbre Philosophie der Griechen in ihrer geschichtlichen

    Entwicklung quelques annes plus tard63.

    Nanmoins, il faut attendre la premire nomination de Tannery la manufacture de

    Bordeaux en 1874, pour quapparaissent les premires traces vritables de la vocation

    intellectuelle de lhistorien.20

    60. Dans une lettre de Charles Henry date de 1877 : . . .Vous me faites lhonneur de mapprendre dansvotre lettre que vous vous occupez, depuis six ans dj, dune dition de Diophante , [Tannery, 1912],t. XV, p. 91.61. [Boutroux, 1912], p. 18.62. [Boutroux, 1912], p. 23.63. La premire dition de louvrage de Zeller date de 1844-1852, [Zeller, 1844]. Celle-ci a t sans

    cesse mise jour par de nouvelles recherches au long du XIXe sicle ; ldition dfinitive parat en 1902.Louvrage et sa version abrge le Grundriss der Geschichte der Griechischen Philosophie ont t traduitsdans plusieurs langues, notamment en franais grce Boutroux, [Zeller, 1878].

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  • lments biographiques

    1.2.1 De lmulation intellectuelle bordelaise

    Avec Paris, la ville de Bordeaux joue un rle majeur dans la carrire dhistorien de

    Tannery : il y frquente plusieurs cercles intellectuels qui lui permettent tant de dvelopper

    ses sociabilits et que de publier ses premiers travaux.

    Le salon du docteur Armaingaud5

    Il sagit dune part du Salon du Docteur Armaingaud, mdecin hyginiste et spcialiste

    de Montaigne, qui rassemble chez lui, chaque semaine, llite intellectuelle bordelaise. Sui-

    vant une note prsente dans les volumes de sa correspondance, Tannery aurait t prsent

    au mdecin, par le philosophe Louis Liard, alors en poste la facult des Lettres de la ville,

    et, connu lui-mme par lintermdiaire de Jules Tannery, form lcole normale dans la10

    mme promotion64 ; le titre de la thse du philosophe, Des dfinitions gomtriques et

    des dfinitions empiriques , soutenue en 1873, laisse entrevoir la communaut dintrts

    le liant lpoque aux frres Tannery. Sur le Salon du Docteur Armaingaud, peu dinfor-

    mation hormis le nom de quelques htes : plusieurs membres de la Facult des Lettres,

    Louis Liard videmment, le sociologue Alfred Espinas, les philologues Auguste Couat,15

    Achille Luchaire, lhistorien Joseph Fabre ; mais aussi, le philosophe Franois vellin, le

    biochimiste et agronome Ulysse Gayon, ou encore lavocat Fernand Faure65 ; en somme un

    salon aux intrts htroclites. Les autres participants du Salon nintervenant plus direc-

    tement dans la suite de la carrire dhistorien de Tannery, Louis Liard reste au contraire

    une figure marquante parmi les relations intellectuelles de Tannery : ds cette poque, ils20

    64. Bien quen section sciences, Jules Tannery avait tiss des liens troits avec ses camarades philo-sophes, parmi lesquels justement mile Boutroux, et Liard.65. Sarton cite encore dautres noms sur lesquels nous navons pas trouv dinformation : Lafargue,

    Georges Huret, Henri Salom, [Sarton, 1938], p. 646.

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  • lments biographiques

    forment ensemble un premier projet ddition des uvres de Descartes, finalement avort,

    suite leurs nouvelles fonctions professionnelles respectives66.

    Tannery retrouve de nouveau le salon dArmaingaud une dizaine dannes plus tard

    en 1888, lors dun cours passage Bordeaux. Il y rencontre alors Polydore Hochart,

    ancien armateur sadonnant aux tudes dhistoire ancienne : cest notamment lpoque5

    sa contestation de lauthenticit des Histoires et des Annales de Tacite67, qui, soumise

    la critique de Tannery nobtient gure son assentiment :

    Ce nest pas que jattache, pour mon compte particulier, autant dimportance ces questions que je le vois autour de moi, que peut-tre vous le fates vous-mme. Je lavouerai sans grand scrupule ; je me soucie au fond trs peu de10savoir si telle forme grammaticale rare a t ou non, pouvait ou non treemploye par un auteur latin dune poque dtermine de lantiquit. Cestlaffaire dune curiosit que je comprends, mais que je ne partage point.La langue littraire des crivains du XVe sicle, est certainement, en elle-mme, aussi importante que celle des auteurs du IIe sicle et elle mrite tout15autant les honneurs de lenseignement. Quelles soient du Pogge ou de Tacite,les Annales et les Histoires ne prsentent nullement la langue parle lpoqueo elles ont t composes ; que lcart soit plus ou moins grand, cest l unequestion passablement indiffrente. Ce qui est digne de considration, cest lapuissance dexpression de la langue littraire, les formes diverses quelle revt,20les styles auxquels elle se prte. En tout tat de cause une uvre consacrepar quatre sicles dhumanisme est classique et doit rester telle : vous avez euraison de laffirmer.La question de vracit historique ne me proccupe gure davantage : limpor-tant ne me semble pas de savoir si Nron a t un monstre abominable ou un25inconscient dsquilibr ; ce quil faut, cest quil y ait un nom qui soit

    . . .pour la race futureAux plus cruels tyrans la plus cruelle injure68.

    Divergence de point de vue qui nempche pas les affinits intellectuelles des deux

    rudits, qui conoivent une dizaine dannes plus tard un projet ddition de la correspon-30

    66. Il semblerait que le Descartes publi par Liard en 1882, et rdit au dbut du XXe sicle,[Liard, 1882] soit lunique relique de cette tentative.67. [Hochart, 1890].68. Lettre de Tannery Hochart du 18 mars 1890, publie dans les Annales de la facult des Lettres de

    Bordeaux, [Tannery, 1890a]. Les deux derniers vers adaptent une rplique dAgrippine dans le Britannicusde Racine (V, 6).

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  • lments biographiques

    dance de Mersenne, prludant lentreprise de Marie Tannery et Cornelis de Waard dans

    les annes 193069.

    La socit des sciences physiques et naturelles de Bordeaux

    Deuxime lieu bordelais de sociabilit intellectuelle frquent par Tannery, la Socit

    des sciences physiques et naturelles de Bordeaux, dont il devient membre en 1875, et dans5

    laquelle se retrouve au moins une partie du Salon du Docteur Armaingaud.

    Socit dHistoire naturelle sa cration en 1850, elle largit trois ans plus tard son

    champ daction pour devenir Socit des Sciences physiques et naturelles. Initialement

    vocation locale limage des nombreuses socits savantes du XIXe sicle, et moins

    litiste que la socit linnenne de la ville, elle connat un essor essentiel sous limpul-10

    sion du mathmaticien Jules Houl, grce aux Mmoires de la Socit, dont il dirige la

    publication : parmi dautres traductions, les Mmoires font notamment connatre la

    France les travaux de Lobatschewski et Bolyai sur les gomtries non-euclidiennes. ct

    de nombreux savants passs par luniversit de Bordeaux Paul Bert, Pierre Duhem,

    Jacques Hadamard, etc. devenus membres de la socit, celle-ci entretient des rela-15

    tions avec de nombreux savants franais et trangers quelle publie ventuellement, citons

    simplement quelques figures de lhistoire des mathmatiques, Baldassare Boncompagni,

    Siegmund Gnther, Hermann Hankel, Maximilian Curtze70, qui deviennent par la suite

    des relations privilgies de Tannery. Et, cest lors une sance de la socit en fvrier

    1876 que ce dernier inaugure les trois dcennies quil consacre lhistoire des sciences, en20

    69. Premire pierre ldifice projet par Tannery et Hochart, les quelques lettres des correspon-dants bordelais de Mersenne, publies dans les Annales du Congrs dhistoire compare de Paris 1900,[Tannery, 1901e].70. Les quelques noms cits ne prtendent aucune exhaustivit. Auraient tout aussi bien pu tre cits

    Cantor, Helmoltz, Kowalsky, etc. Pour la priode qui nous intresse, la seconde moiti du XIXe sicle,on se fera une ide plus juste en consultant la Table gnrale des matires des publications de la Socitdes sciences physiques et naturelles de Bordeaux de 1850 1900, [Anonyme, 1906], ainsi que la liste desmembres de la socit, publie chaque anne en tte des Mmoires.

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  • lments biographiques

    proposant une interprtation du nombre nuptial de Platon71 ; dans les mois qui suivent,

    il donne une lecture critique de deux mmoires de litalien Giovanni Schiapparelli sur le

    systme astronomique dEudoxe72, et propose plusieurs interventions sur les numrations

    anciennes et larithmtique grecque.

    Juvenilia et journaux5

    Le nom de Tannery va alors apparatre successivement dans plusieurs jeunes prio-

    diques. La Revue philosophique de la France et de ltranger que vient de fonder Thodule

    Ribot, et dans laquelle lhistorien ne cesse par la suite de publier rgulirement articles de

    fonds et analyses douvrages, accueille ds son second numro ses tentatives dinterprta-

    tion de loci matematici de Platon73 noter aussi dans ce premier volume la signature10

    de deux htes du Salon Armaingaud, Espinas et Liard, ainsi que celle dmile Boutroux.

    Les Annales de la facult des Lettres de Bordeaux fondes par deux membres du Salon

    Armaingaud encore, Couat et Liard, lui ouvrent leur porte ds le premier volume (1879),

    insrant diverses de ses notes philologiques. Enfin, le Bulletin des sciences mathmatiques,

    que dirigent les mathmaticiens Gaston Darboux, Jules Houl et Jules Tannery, lui pro-15

    posent ds 1877 la recension dun ouvrage dhistoire des mathmatiques74 de Gnther.

    1.2.2 Essais havrais

    La vitalit des milieux intellectuel, lettr et scientifique bordelais des annes 1870 a

    donn limpulsion initiale dcisive aux recherches historiques de Tannery, tout en le lais-

    71. cf. infra, note 73.72. [Tannery, 1876d].73. Il sagit du nombre nuptial dans la Rpublique (VIII 545d-547a), et dun passage du Mnon (86e-

    87a). Articles de Tannery : [Tannery, 1876b], [Tannery, 1876c].74. Il sagit des Ziele und Resultate der neueren matematisch-historischen Forschung, (Recension de

    Tannery : [Tannery, 1878c]).

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  • lments biographiques

    sant encore relativement isol du cnacle essentiellement tranger des savants et rudits

    cultivant lhistoire des sciences75. Aprs quelques annes nanmoins, il