francuska srednjovjekovna knjizevnost skripta

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Sveuilite u Zadru Odjel za francuske i iberoromanske studije Odsjek za francuski jezik i knjievnost Kolegij: Francuska srednjovjekovna knjievnost / Littrature franaise du Moyen ge Nastavnik: dr.sc. ura inko-Depierris, docent I. godina Diplomskog studija, II. semestar: 1 sat predavanja 1 sat seminara; ECTS 5 akad. god. 2009. / 2010.

doc. dr. sc. ura inko-Depierris

Francuska srednjovjekovna knjievnost Littrature franaise du Moyen ge

(Cours)

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Izborni kolegiji FRN 405________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________

Francuska srednjovjekovna knjievnost

5 ECTS

Nositelj kolegija Izvoa(i) kolegija Gostujui nastavnici Studiji na kojima se kolegij izvodi Status kolegija Uvjeti upisa kolegija

doc. dr. sc. ura inko-Depierris doc. dr. sc. ura inko-Depierris DS francuskog jezika i knjievnosti (nastavniki smjer); DS romanistike

izborni upisan II. semestar DS francuskog jezika i knjievnosti (nastavniki smjer); upisan II. semestar DS romanistike 2 (1 sat predavanja + 1 sat seminara) v. raspored

Broj sati tjedno Vrijeme i mjesto Sadraj kolegija

Prvi se spomenici francuske knjievnost javljaju koncem IX. st., a sljedeih pet stoljea obuhvaeni su pod zajednikim nazivom knjievnost srednjega vijeka. Najprije e se razmatrati uvjeti njezine geneze u odnosu na jezik, i prva oitovanja kroz najstarije sauvane tekstove. Potom e se opisati procvat izvorne i bogate francuske knjievnosti u trima najstarijim i najznaajnjim oblicima: junaka pjesma, lirsko pjesnitvo i roman (u stihu). Trenutak procvata je XII. st. Slijedi ustrojstvo knjievnosti tijekom XIII. st.: prvi romani u prozi, ljetopisi, dramski izraz, alegorija, recitirano pjesnitvo. etvrti dio obuhvaa XIV. i XV. st.: srednji vijek na izmaku pogoen politikim, drutvenim i vjerskim krizama. Guillaume de Machaut i Villon dominiraju pjesnitvom.Tjedan Naslov predavanja / seminara 1. Introduction historique (XIIe-XVe s.); pluralisme linguistique et littraire. 2. LHagiographie LHistoriographie 3. Les Croisades 4. 5. 6. Jean de Joinville La Naissance de la posie : des troubadours aux trouvres La posie des troubadours : finamor et courtoisie Les traits particuliers la posie des trouvres. La translatio lyrique Rutebeuf, la posie personelle Lesprit allgorique. Guillaume de Lorris Jean de Meun Le rcit : thmes lgendaires (XIIe-XIIIe s.) ; un genre nouveau : le roman La matire antique La matire de France et la chanson de geste La matire de Bretagne Marie de France, Chrtien de Troyes Chrtien de Troyes Tekstovi Vie de saint Alexis Conqute de Constantinople (Geoffroy de Villehardouin/ Robert de Clari ) Vie de Saint Louis Les pomes de Guillaume IX, duc dAquitaine. Jaufre Rudel. Bernard de Ventadour. Arnaud Daniel. La posie de Thibaut IV de Champagne La Complainte Rutebeuf. Le Roman de la Rose Le Roman de la Rose Chanson de Roland

Izvedbeni plan

7. 8. 9. 10. 11.

12. 13. 14.

Tristan et Iseult Lancelot ou Le Chevalier de la Charrette. Perceval ou le Conte du Graal.

315. La posie au XIVe et XVe s : Guillaume de Machaut, Villon. Evaluacija nastavnikog rada Villon : Testament.

Literatura

Obvezna Zink, M. : Littrature franaise du Moyen Age, Paris, PUF, 1992. Dufournet, J. et Lachet C. : La littrature franaise du Moyen Age (I, II) Flammarion, Paris, 2003. Berthelot, A. : Histoire de la littrature franaise du Moyen Age, Paris, Nathan, 1989. Cerquiglini, B. : Naissance du franais, Paris, PUF, 1991. Foulet, L. : Petite syntaxe de lancien franais, Honor Champion, Paris, 1998. ura inko-Depierris: Littrature franaise du Moyen Age (cours). Preporuena prema dogovoru s nastavnikom. francuski predavanja, seminar Za stjecanje potpisa studenti su duni redovito sudjelovati u nastavi i usmeno protumaiti odabrani kratki tekst iz djela srednjovjekovne knjievnosti. Usmeni ispit. Seminarski rad.

Jezik nastave Nain izvoenja nastave Studentske obveze na kolegiju

Ostali uvjeti pristupa ispitu Nain provjere znanja i ocjenjivanja Struktura zavrne ocjene

Usmeni ispit. Seminarski rad.

Usmeni ispit: 60 %. Seminarski rad: 40 %.

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I.

Introduction historique : les deux priodes de la France mdivale

1. Les XIIe et XIIIe sicles sont une priode de dveloppement significatif dans les domaines : conomique, technologique, dmographique, social, politique, religieux, artistique et culturel. La France devient le pays le plus peupl de la chrtient. La socit fodale (la fodalit) des trois ordres y connat son meilleur quilibre: ceux qui prient : les clercs, gens dEglise, moines, mais aussi ceux qui se rattachent de prs ou de loin lEglise, matres et tudiants des coles ; ceux qui combattent : chevaliers, guerriers cheval, qui ds le XIe sicle tendent se confondre avec les nobles, matres des terres (seigneurs), et dtenteurs du pouvoir unis par une certaine cohsion idologique qui domine la socit de lpoque. Cest lintrieur de cette aristocratie que sont mises en place des relations de personne, dhomme homme qui constituent la fodalit par le rite de lhommage ; le vassal se met sous la protection dun seigneur plus puissant quil reconnat comme son suzerain. Celui-ci lui accorde un fief (une terre) ou le garde son service et lentretient, en change de quoi, le vassal lui doit conseil et aide (militaire). Tous deux sont lis par un serment de fidlit, la loi . Rseau complexe, pyramide hirarchique dont le roi est au sommet, mais les princes, grands fodaux chappent trs largement lautorit royale. ceux qui travaillent : norme majorit de la population (90 % sont paysans). La monarchie franaise devient la plus puissante ; presque toute la France du Nord (Flandre, Artois, Picardie, Ile-de-France, Normandie) est au premier rang de la croissance conomique. Le prestige linguistique et littraire accompagne cette puissance densemble. Le XIIe sicle : Sous les rois captiens Louis VI (1108-1137) et Louis VII (11371180), la monarchie franaise simpose. Un des principaux thoriciens et artisans en est le moine bndictin et homme politique Suger, abb de Saint-Denis et principal conseiller des rois de France (Louis VI et Louis VII), qui fait de son abbaye, dj ncropole des rois, le principal foyer de production de lidologie monarchique, proximit de Paris devenu sige principal des souverains. Il dveloppa lautorit royale en favorisant la naissance des communes urbaines contre le pouvoir des nobles, et assura une meilleure justice. Le systme fodale stablit sur deux bases : la seigneurie rurale et le contrat vassalique dun ct, lidal de rciprocit des services, dfini au XIe sicle par lvque Fulbert de Chartres, de lautre. Lesprit chevaleresque (les tournois) et lactivit intellectuelle avec lide du transfert de la culture (translatio studii, dAthnes Rome puis Paris) sont le plus brillants en France. Cest aussi en France que slabore le premier idal laque depuis lAntiquit : la courtoisie constitue de prouesses guerrires, de galanterie (amour courtois) et de politesse des murs. Cest aussi le temps des croisades (expditions militaires organises par lEglise pour la dlivrance de la Terre sainte, notamment du tombeau du Christ Jrusalem). La place des Franais dans les croisades est telle que les chrtiens sont appels Francs en Terre Sainte. Deux rois de France vont la Croisade au XIIe sicle : Louis VII en 1147-1148, PhilippeAuguste en 1190-1191, puis au XIIIe s. le roi Louis IX commanda la septime croisade (1248-1254). 1.1.

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En revanche, les XIVe et XVe sicles apparaissent comme une priode de crise qui affecte tous ces aspects de la socit : la peste et la guerre (la guerre de Cent Ans : nom donn aux conflits qui opposrent la France et lAngleterre de 1337 1453) frappent durement la France, les luttes sociales y sont aigus ; une grave crise dynastique de 1316 1328 (fin des Captiens directs auxquels succdent les Valois), et surtout, la fin du rgne du roi fou Charles VI, la main-mise des Anglais sur la France. La France laisse lItalie le prestige du renouveau culturel et artistique de la Renaissance et de lhumanisme. Cependant, on considre que pendant la crise des XIVe et XVe sicles une nouvelle socit se met en place. Le dveloppement dun grand commerce maritime et de pratiques bancaires annoncent le capitalisme, lessor de la socit et de la culture urbaines, linvention et la diffusion de limprimerie, la centralisation du pouvoir monarchique avec la disparition des principauts, tout cela annoncent une nouvelle priode que lon appelle traditionnellement les Temps Modernes. 3. Lespace linguistique : pluralisme linguistique / pluralisme littraire Du point de vue linguistique, et par suite littraire, la France mdivale est plurilingue. Trois langues dominent : le latin, langue de la Bible, de la religion et des clercs ; langue doc, langue dun brillant essor littraire et culturel aux XIIe et XIIIe sicles ; la langue dol dont le succs est surtout d des raisons politiques : cest la langue de la monarchie et de la cour, centre du pouvoir politique. Sy ajoute un contraste fondamental, celui du Nord et du Midi. (A ce sujet voir: La carte des dialectes gallo-romans dans la France mdivale (lancien franais ntant pas une langue au sens moderne, mais un ensemble des dialectes de la France du Nord.) En effet, du gallo-roman sont issues deux langues vulgaires, la langue dol (parle dans la France du Nord) et la langue doc dans le Midi de la France. Lune et lautre connaissent au XIIe sicle dimportantes variantes dialectales. Comme la langue dol (disons pour simplifier lancien franais), la langue doc est langue de communication mais lune de ses formes, le limousin (leimozi), a trs tt acquis le statut de langue littraire. Cest en limousin que nat et spanouit, au dbut du XIIe sicle, la posie des troubadours. Au trilinguisme fonctionnel latin/franais/occitan se superpose ainsi un trilinguisme littraire. Les dialectes : la langue dol est divise en nombreux dialectes parmi lesquels on peut citer le picard, le champenois, le lorrain, le bourguignon, lorlanais, le normand et langlonormand (parl en Angleterre aprs la conqute normande), le francien enfin ou franais parl en Ile-de-France. Lanque doc : ancien provenal oc , oui ; lensemble des langues ou dialectes parls au sud de la Loire, lexception du Pays basque. Provanal, n. m., nom donn nagure lensemble constitu par les parlers locaux de langue doc ; aujourdhui on dit plutt occitan . Occitanie : en lat. Occitania Provincia, un des noms des pays de langue doc (ou occitan) au Moyen Age. Occitan, du lat. mdival lingua occitana , se dit des dialectes de langue doc, et plus particulirement de lancien provenal, ou langue des troubadours. 3.1. Le latin reste pendant tout le Moyen Age la langue savante et internationale de la communication. Les lettrs (litterati), ceux qui connaissent la lettre (le latin) par opposition

2.

6 aux illettrs (illitterati) la masse de ceux qui ne pratiquent que la langue vulgaire sont donc de fait bilingues. 3.2. A partir du IXe sicle, avec lapparition des plus anciens textes en langue vulgaire, le roman (la langue romane) prend place dans un champ littraire et culturel jusqualors uniquement occup par la langue et la littrature latines et mdio-latines. Les plus anciens textes littraires romans sont conservs dans les manuscrits au milieu duvres latines. Le roman est donc dj peru comme une langue littraire apte rivaliser avec le latin. A partir du XIIe sicle, tous les domaines dabord rservs au latin sont investis par le franais.3.3. Franais parl / franais littraire En 836, au concile de Tours, les vques recommandrent aux clercs de prcher non plus en latin mais en roman afin de se faire comprendre de leurs fidles. Cette dcision marque la reconnaissance du roman - terme qui dsignera partir du XIIe sicle le franais comme langue usuelle de la communication, amis aussi de la prdication. A partir de la fin du IXe sicle, apparaissent des textes composs en roman : Squence de sainte Eulalie, Vie de saint Lger, etc.), destins ldification dun public globalement incapable de comprendre le latin.

3.4. Manuscrits : Comme le dveloppement de limprimerie concide avec la fin du Moyen Age (les premires ditions se rpandent vers 1470), la priode mdivale ne connat que le livre manuscrit ; cest lui qui assure la conservation de sa littrature. Le manuscrit mdival est un codex, cest--dire quil est form comme un livre moderne de pages et de cahiers relis. On crit sur du parchemin. Le papier ne devient dusage courant en Occident qu la fin du Moyen Age. Lornementation des manuscrits vernaculaires reste discrte jusque vers la fin du XIIIe sicle. Elle se limite souvent de petites miniatures occupant lespace dune majuscule initiale. Les miniatures deviennent de plus en plus riches et de plus en plus grandes au XIVe et surtout au XVe sicle, jusqu occuper parfois tout une page. Les manuscrits sont copis dans des ateliers dcriture, des scriptoria. Ces scriptoria sont au dbut essentiellement monastiques : le travail de copie est considr comme une uvre mritoire, bnfique pour la salut de lme. Plus tard, ils se dveloppent autour des cathdrales, des coles et des universits, et auprs des mcnes laques (limportance des bibliothques princires qui se constituent la fin du Moyen Age). Ces manuscrits sont presque toujours des anthologies. Il est exceptionnel que lun deux soit consacr une uvre unique. Il y a des manuscrits de chansons de geste, de romans Les pomes lyriques sont toujours recueillis dans des manuscrits particuliers, quon appelle des chansonniers. Important : Alors que la littrature franaise prend vritablement son essor au XIIe sicle, ses manuscrits datant de ce mme sicle sont extrmement rares. Les uvres franaises du XIIe sicle sont conserves dans des manuscrits du XIIIe sicle. Jusque vers le milieu du XIVe sicle, il existe toujours un dcalage de plusieurs dcennies au moins entre la date de composition dune uvre et celle du plus ancien manuscrit qui nous la conserve.

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****II. LHAGIOGRAPHIE Dans une socit rgie sur le plan de limaginaire et de la culture par les clercs dEglise, il va de soi que la littrature est dabord une littrature religieuse. La forme la plus vidente en est la glose du texte sacr, cest--dire de la Bible. Cette glose commence par tre latine, puis passe en roman : ainsi les sermons en langue vulgaire, tel celui que lon appelle Grand mal fist Adam, mettent la porte dun public vaste et peu cultiv les vrits les plus simples de la thologie. 1. Hagiographie : branche de lhistoire religieuse qui tudie la vie et les actions des saints ; de hagiographe : du gr. hagios, saint, sacr, auguste, et graphein, crire = auteur qui tudie la vie et les actions des saints et rdige leur histoire. En effet, les premiers textes en langue vulgaire sont des rcits hagiographiques, cest--dire des rcits de vie exemplaire : cest la Cantilne de sainte Eulalie, puis une Vie de saint Lger, pome compos, semble-t-il, dans la seconde moiti du Xe sicle, est un des plus anciens monuments de la langue franaise. Cest au XIe sicle quappartient la Vie de saint Alexis, texte franais que lon date de lan 1040 environ. La forme du pome Vie de saint Alexis, se rapproche de celle des premires chansons de geste, quil a sans doute prcdes. La langue en est encore trs archaque, organise en strophes trop courtes pour tre de vritables laisses, mais assonances. Ces premiers textes en langue vulgaire taient rcits sur le parvis des glises, aux jours solennels de lanne liturgique ou aux vigiles des saints, auprs des reliques, devant les paroissiens ou les plerins assembls. 1.1. La Vie de saint Alexis Probablement crite vers le milieu du XIe sicle en Normandie, par un clerc normand ou anglo-normand (attribue un chanoine de Rouen, Thibaut de Vernon), la Vie de saint Alexis a une porte considrable. Sinspirant dun modle en prose latine, ce pome retrace les actes dun ascte du IVe sicle, saint Alexis. Jamais encore le franais navait produit un pome aussi long (625 vers ou en 125 laisses quintils de dcasyllabes assonancs), la versification aussi labore et la technique aussi matrise. Elle conte lhistoire dAlexis, fils unique, longtemps dsir, dun riche patricien romain, Euphmien. Aprs avoir t bien garni de lettres , il entre au service de lempereur, et son pre le marie la fille dun autre seigneur romain. Alexis a consenti ou semble consentir. Mais son cur est tout Dieu et, au soir de ses noces, rest seul avec lpouse, il lui dit le nant de la vie mortelle. Pour mieux servir Dieu, Alexis quitte sa femme et la maison de son pre le soir de ses noces. Il vient au rivage de la mer, vogue la volont de Dieu, aborde Laodice (ville en Asie Mineure : Phrygie). De l il gagne Edesse, pour avoir appris quon y vnre une image de Notre Dame sculpte par les anges. Il fait largesse aux pauvres de la ville de tout ce quil possde encore, et, devenu plus pauvre queux, mendie comme eux. Cependant, ses parents le font chercher partout, mais en vain ; ceux qui le cherchent viennent jusqu Edesse, o ils lui font laumne, sans le reconnatre. A Rome, dans la maison paternelle, sa femme et sa mre vivent ensemble, pour le pleurer ensemble.

8 Dix-sept annes durant, Alexis peine Edesse. Un jour, par la volont de Dieu, limage de Notre Dame parle un serviteur de son autel. Elle lui rvle quun saint est l, ce mendiant. La nouvelle court, et tous, grands et petits, viennent vnrer lhomme de Dieu. Alors il senfuit nouveau dans la nuit, nouveau sembarque, esprant atterrir au port de Tarse ; mais le vent pousse sa nef jusqu un port voisin de Rome. Il revoit sa ville, erre par les rues, rencontre son pre qui ne le reconnat pas et le conjure, au nom du fils que jadis il a perdu, de lhberger dans sa maison : il ne lui faut rien quun grabat sous lescalier. L, il vit dix-sept ans encore, honni des valets, misrablement, saintement, et se nourrit des rebuts de la table seigneuriale. Puis, sentant venir la mort, il demande un feuillet de parchemin ; il y crit en secret lhistoire de sa vie et quon ne trouve quaprs son dcs. Une voix, sortie dune glise, annonce par la ville quun saint homme va bientt entrer dans la gloire de Dieu et quil faut le chercher dans la maison dEuphmien. On y dcouvre le mendiant, comme il vient de mourir sur son grabat. Son poing ferm retient la charte de parchemin et nul ne peut len retirer. Mais le pape Innocent approche, et la main souvre. Alors le pre dAlexis, sa mre, sa femme le reconnaissent. Alors un message cleste ordonne au pape de retrouver et dhonorer le saint homme par qui la cit peut tre sauve du pril qui la menace. Les parents et la femme de saint Alexis se lamentent sur labandon et lignorance dans lesquels il les a laisss pendant si longtemps. Le pome se termine sur laffirmation du bonheur cleste du saint quil fait partager ses amis charnels , cest--dire en priorit ses parents, mais aussi ceux pour qui il prie en tant qu adjutoire , avocat ou intercesseur : cest l la morale difiante de ce trs court pome : lintercession des saints procure le salut ceux qui ne sauraient bien videmment- atteindre la saintet. Au milieu de la douleur de son pre et de sa mre qui dplorent amrement de ne lavoir pas reconnu, et de sa femme demeure fidle au souvenir de son poux, la ville de Rome tout entire acclame le nouveau saint, qui est enseveli dans lglise Saint-Boniface. Ce qui surprend ici, cest lextrme concision, la rigueur du rcit, son intensit dramatique et dj la noblesse de la langue. Aussi ce pome est-il loin de ne prsenter quun intrt historique : cest un chef-duvre de la langue franaise. Cette lgende a ses origines au Ve sicle en Syrie, mais le saint ne reoit son nom et son histoire sa forme dfinitive que dans un rcit grec du IXe sicle, qui fera lobjet de plusieurs adaptations en latin. 1.2. La Vie de saint Alexis inaugure la littrature franaise en langue dol, employant un certain nombre de procds lyriques et narratifs dont la chanson de geste fera son profit. Laire de diffusion du pome, qui recoupe les rgions (France du Nord, Anglo-Normandie) o circulaient des hymnes saint Alexis, concide avec lespace o, semble-t-il, la chanson de geste a vu le jour. Elle tmoigne du degr dlaboration et de qualit littraires que pouvait dsormais atteindre la littrature religieuse en franais. Cette littrature restera extrmement abondante pendant tout le Moyen Age, sous la forme de vies de saints, de rcits de miracles, de prires en vers, de traits difiants. Mais elle se rduit fondamentalement la transposition en langue vulgaire dune littrature latine. Les strophes que nous avons retenues racontent la vie que mne incognito Alexis dans la maison de ses parents : Soz le degrt ou il gist sur sa nate, Sous lescalier o il gt sur sa natte, Iluec paist lum del relef de la tabla. l on le nourrit des reliefs de la table. A grant poverte deduit sun grant parage ; A grande pauvret se rduit son haut rang ; o ne volt il que sa mere le sacet : cela, il ne veut pas que sa mre le sache : Plus aimet Deu que tut sun linage. Il aime plus Dieu que tout son lignage.

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De la viande ki del herberc li vint, Tant an retint dunt sun cors an sustint : Se luin remaint, sil rent as pov[e)rins ; Nen fait musgode pur sun cors engraisser, [Mais as plus povres le dunet a manger]. En sainte eglise converset volenters ; Cascune feste se fait acomunier ; Sainte escriture o ert ses conseilers : Del Deu servise se volt mult esforcer ; Par nule guise ne sen volt esluiner. Suz le degrt ou il gist e converset, Iloc deduit ledement sa poverte. Li serf sum pedre, ki la maisnede servent, Lur lavadures li getent sur la teste : Ne sen corucet net il nes en apelet. Tuz lescarnissent, sil tenent pur bricun ; Legua li getent, si moilent sun lion ; Ne sen corucet giens cil saintismes hom, Ainz priet Deu quet il le lur parduinst Par sa mercit, quer ne sevent que funt.

Des vivres qui lui viennent du logis, il retient seulement de quoi soutenir sa vie : Sil lui en reste, il le rend aux pauvres. Il nen fait pas une rserve pour engraisser son [corps mais aux plus pauvres il le donne manger. En sainte glise il sjourne volontiers ; chaque fte il reoit la communion ; la Sainte Ecriture, voici son conseiller : au service de Dieu il veut tout entier sappliquer : Daucune manire il ne veut sen carter. Sous lescalier o il gt et sjourne, l il vit dans la joie sa pauvret. Les serviteurs de son pre, au service de [mnage, lui jettent la tte leurs lavures de vaisselle : Il ne sen courrouce pas ni ne les en accuse. Tous loutragent et le tiennent pour fou ; ils lui jettent de leau et mouillent son grabat. Ce trs saint homme ne sen courrouce en rien, mais il prie Dieu de le leur pardonner dans sa misricorde, car ils ne savent pas ce [quils font.

(Cet extrait est tir de louvrage La littrature franaise du Moyen Age, prsentation et traduction par Jean Dufournet et Claude Lachet, GF Flammarion, 2003)

La littrature hagiographique ne disparat pas au cours des XIIe et XIIIe sicles, bien au contraire : on ne se lasse pas de refaire des pomes sur les mmes saints, et les plus grands crivains mdivaux ne ddaignent pas dexercer leur talent dans la Vie de saint . Cest le cas de Rutebeuf, avec la Vie de sainte Marie lEgyptienne. 1.3. Les Miracles Mais, paralllement, se dveloppe un genre analogue, celui du Miracle, qui dcrit en quelques pages, et le plus souvent en octosyllabes, lintervention dun saint dans lexistence dun de ses fidles. Ces Miracles sont souvent regroups en collection , et les plus importantes sont celles des Miracles de la Vierge. En effet, un bon nombre de contes pieux ont pour sujet des miracles dus lintercession de la Vierge. Ds le XIe sicle et pendant le XIIe, ces miracles, rdigs en latin, ont t runis en des collections dont les lments ont ensuite pass en langue vulgaire. Des recueils franais se sont ainsi forms, au XIIIe sicle. Le plus clbre est celui de Gautier de COINCY, trouvre et bndictin, n Amiens en 1177, mort Soissons en 1236 : Les Miracles de la Sainte Vierge, recueil dexemples, de manifestations de la misricorde de Marie.

10 Gautier tire la matire de ses contes des nombreuses compilations latines, quil se contente souvent de traduire la lettre. La Vierge lui apparat comme une source inpuisable de misricorde et dindulgence et auprs delle il nest pas de pch qui ne trouve son pardon. Son intervention providentielle vient toujours sauver des situations les plus dsespres les mes en train de se perdre, par exemple lorsquelle prend la place de la religieuse qui sest enfuie de son couvent ou quelle ressuscite un enfant mort dans les bras de linfanticide qui va tre brle. Grce cet aspect merveilleux et spectaculaire, le recueil de Gautier de Coincy a joui dune grande popularit ; non seulement il fut traduit et adapt dans toutes les langues, mais il fut encore une des sources essentielles du thtre religieux qui y puisa les sujets de quantit de miracles et de passions . Ainsi sexprime, dans les quelque quatre-vingts contes de Gautier de Coincy, lide des grces attaches au culte de la Vierge, qui promet aux humbles, fussent-ils trs coupables, la misricorde divine et la gloire des faveurs clestes.

III. Lhistoriographie (chroniques et chroniqueurs) 1. Geoffroi de Villehardouin (vers 1150-v.1213) 2. Robert de Clari (vers 1170-aprs 1216)) 3. Jean de Joinville (1225-1317) 4. Jean Froissart (1337-aprs 1404)Pendant la plus grande partie du Moyen Age, lhistoire scrit normalement en latin. Nanmoins, au XIIe sicle, lhistoriographie cesse dtre exclusivement crite en latin ; elle reste bien sr luvre de clercs, nourris de modles antiques, et en gnral commandits par un riche seigneur, plus proccup de propagande que dimpartialit. En outre y prdomine la tendance remonter systmatiquement lorigine des temps : Gense dune part, Guerre de Troie et voyage dEne vers lFrance, puis de Brut ou Brutus vers la Bretagne laquelle il donne son nom, dautre part. Le moment qui marque symboliquement le mieux le passage de lhistoriographie la langue vulgaire est sans doute celui tardif o lhistoire des rois de France crite SaintDenis (Grandes chroniques de France) est dans un premier temps traduite en franais (12741350), puis poursuivie directement dans cette langue. Mais ceux dans lesquels on voit les vritables pres de lhistoire en franais, ceux que lon nomme les premiers chroniqueurs franais sont en ralit des mmorialistes. Ils ont en commun de ntre pas des crivains de profession. Ils relatent des vnements auxquels ils ont t personnellement mls, dont ils ont t plus que tmoins, les acteurs, et parfois des acteurs importants. Ils ont t pousss en crire ou en dicter le rcit cause de la vive impression quils en ont garde ou plus souvent pour des raisons personnelles lies au rle quils y ont jou. 1.1. Les vnements dOrient inspirent de nombreux textes historiques, racontant telle ou telle croisade, ou plus modestement les hauts faits de tel prince, de telle famille rgnante, pour la gloire des royaumes francs et celle de Dieu : ex. Gesta Dei per Francos (une histoire

11 des croisades, les prouesses de Dieu par lintermdiaire des Francs) du bndictin Guibert de Nogent (1053-v. 1124). Mais cest avec la quatrime croisade, dtourne sur Constantinople, quapparat une historiographie sinon moderne, du moins rvolutionnaire : elle traite de faits pratiquement contemporains, auxquels ont particip ses auteurs ; elle le fait en langue romane, afin dtre accessible un plus grand nombre ; elle est radicalement originale, puisquelle ne ressent pas le besoin de remonter indfiniment la cration du monde avant de relater la priode intressante ; elle substitue une histoire de la longue dure une tude dtaille dun moment historique considr comme important. Ainsi, de la quatrime croisade, nous avons deux rcits en prose franaise, celui de Geoffroy de Villehardouin et celui de Robert de Clari : 1.2. Conqute de Constantinople a) de Geoffroi de Villehardouin (vers 1150-1213), marchal de Romnie (Romanie, lEmpire latin de Constantinople) et de Champagne , comme il sintitule lui-mme, fut conseiller des chefs de la quatrime croisade, conduite par le marquis Boniface de Montferrat. Partie pour la Terre Sainte, cette croisade avait compltement dvi de son objectif initial : la reconqute de Jrusalem. Sous la pression des Vnitiens, qui avaient fourni la flotte et taient les cranciers des croiss, ceux-ci semparrent dabord de la ville chrtienne de Zadar. Puis, entrant dans les querelles familiales des empereurs byzantins, ils prirent Constantinople (lune des villes les plus opulentes du monde, la capitale orgueilleuse de la chrtient orientale), et sy tablirent, lisant comme empereur lun des leurs, le comte Baudouin de Flandres. LEmpire latin de Constantinople se maintiendra jusqu la reconqute de la ville par Michel Palologue en 1261 et survivra encore quelques dcennies. Cette chronique marque les dbuts de la prose franaise. Villehardouin est un remarquable crivain, il crit avec une sobre clart qui rvle un esprit vigoureux et lucide. Mais, sous une affectation dimpartialit et de froideur, il est constamment soucieux de justifier des dcisions politiques et militaires o il porte une part de responsabilit. 1.3.Conqute de Constantinople de Robert de Clari (fin XIIe-dbut XIIIe sicle) Robert de Clari tait un petit chevalier picard, infiniment moins important que Geoffroy, qui voit les vnements au jour le jour. Son point de vue est celui de ceux qui ne sont pas dans le secret des chefs de lexpdition, qui ne connaissent leurs plans et leurs projets que par la rumeur, qui doivent suivre le mouvement sans trop savoir o on les mne, mais qui nen pensent pas moins et jugent svrement la cupidit (avidit) des grands seigneurs et labus quils font de leur pouvoir pour se rserver le meilleur du butin. Frapp par la splendeur de Constantinople et de ses monuments, il les dcrit avec une prcision assez rare dans les rcits de voyage de ce temps. Il ne parle pratiquement jamais de lui-mme, et ne se nomme gure que dans la dernire phrase de sa chronique, pour tmoigner de la vrit de son rcit. 1.4 Les croisades : Expditions militaires organises par lEglise pour la dlivrance de la Terre sainte, notamment du tombeau du Christ Jrusalem (Xie-XIIIe s.). Elles eurent lieu lorsque laccs de la Palestine fut rendu plus difficile par la conqute turque seldjoukide. A la fin du Xie sicle se dclenche un phnomne dune ampleur exceptionnelle : la croisade. Au nom du Christ, lOccident part en guerre contre lIslam, les Sarrasins qui occupent Jrusalem et les lieux saints. Pendant deux sicles, les expditions vers lOrient vont se succder avec des motivations religieuses et politiques autant quconomiques.

12 Les motivations des croiss diffrent selon les groupes sociaux engags et les croisades elles-mmes. Llan religieux, au moins pour la premire croisade, qui aboutit en 1099 la prise de Jrusalem et la fondation des Etats latins de Terre sainte, reste cependant primordial. La croisade est dabord un moyen de faire son salut en souffrant et en mourant limitation du Christ, sur les lieux o se sont droules sa vie et sa Passion. Dlivrer la Terre sainte, cest aussi, pour la chevalerie, dlivrer le fief que le Christ sest choisi comme espace de son Incarnation. Lhonneur de la chevalerie est donc engag dans ce service divin et fodal quest la croisade. les croiss :

A ct des armes de chevaliers, dans lensemble bien organises, et sous la conduite de chefs clbres et efficaces (Godefroi de Bouillon, par ex.), il y en a dautres, composes de simples paysans, de pauvres, de bourgeois ou de clercs vagants , brlant du mme dsir daller librer le tombeau du Christ, et de gagner ainsi leur salut. Dans limaginaire des croiss les plus humbles, la Jrusalem cleste se confond avec la Jrusalem terrestre, la conqute guerrire avec le plerinage. Ces armes natteignent que rarement leur but, elles sont dcimes en chemin par les pidmies, les naufrages, ou larme des princes dont elles traversent le territoire. Les croiss russissent cependant fonder ce que lon appelle les royaumes chrtiens : Jrusalem, Antioche, Edesse et Tripoli. Premire croisade (1096-1099). Le premier plerinage militaire fut dcid par le pape Urbain II, qui prcha lui-mme en 1095 Clermont la premire croisade : prise dAntioche et de Jrusalem ; cration du royaume franc de Jrusalem (15 juillet 1099) avec comme chef Godefroi de Bouillon. Deuxime croisade (1147-1149). Prche Vzelay par saint Bernard (Bernard de Clairvaux) sur lordre du pape Eugne III, commande par le roi de France Louis VII et lempereur Conrad III de Hohenstaufen, elle choua devant Damas. Troisime croisade (1189-1192). Elle fut dcide aprs la prise de Jrusalem par Saladin (1187), et prche par Guillaume de Tyr. A lappel du pape Grgoire VIII, lempereur germanique Frdric Barberousse, le roi de France Philippe Auguste et le roi dAngleterre Richard Cur de Lion rassemblrent des armes importantes.

13 Quatrime croisade (1202-1204) : appel du pape Innocent III la noblesse dEurope ; dtourne de son but initial, elle aboutit la prise de Constantinople et la constitution de lEmpire latin. Cinquime croisade (1217-1221) : commande par Jean de Brienne, roi de Jrusalem, elle choua en Egypte. Cette croisade fut prcde par la croisade des enfants, o des milliers de jeunes plerins allemands et franais moururent dpuisement sur la route de la Terre sainte. Sixime croisade (1228-1229). Elle fut inspire par lempereur germanique Frdric II de Hohenstaufen, excommuni, mais se fit couronn roi de Jrusalem aprs lobtention, par ngociation avec le sultan dEgypte, de Jrusalem, Bethlem, Nazareth. 1244 : Prise de Jrusalem dfinitive par les musulmans. Septime croisade (1248-1254) : Saint Louis (Louis IX) commanda lexpdition qui sempara de Damiette. Il sjourna quatre ans en Terre sainte ; battu et fait prisonnier, il est libr contre ranon. Huitime croisade (1270). Louis IX mena encore la huitime croisade, mais mourut devant Tunis. 1291 : Saint-Jean dAcre est reprise par les musulmans. Les chrtiens vacuent Tyr, Beyrouth, Sidon. Croisade des Albigeois (1208-1244)

Albigeois. Nom donn aux cathares de la rgion dAlbi et tendu tous ceux duMidi de la France (XIIe-XIIIe s.). Le pape Innocent III appela la croisade qui fut dirige par Simon de Monfort. 2. Jean de Joinville (1225-1317): La vie de Saint Louis Jean, seigneur de Joinville (actuellement chef-lieu de canton de la Haute-Marne) et snchal de Champagne naquit en 1225. Il a particip la septime croisade en Egypte, aux cts du roi Louis IX quil rejoignit Chypre en 1248. Lors de son sjour en Orient, il noua avec son souverain des liens damiti et de confiance. Par ses tmoignages, il contribua la canonisation de Louis IX, prononce par le pape Boniface VIII en 1297. Jean de Joinville mourut en 1317. En effet, la demande de la reine Jeanne de Navarre, lpouse de Philippe le Bel, Joinville commena vers 1305 le Livre des saintes paroles et des bons faits de notre roi Saint Louis quil acheva en 1309, et ddia au futur Louis X le Hutin, larrire-petit-fils de Saint Louis. Il constitue, bien entendu, un tmoignage de premier ordre sur Saint Louis, mais plus encore sur son auteur lui-mme. La Vie de Saint Louis se transforme peu peu en une Vie de Joinville , en une authentique autobiographie, la premire crite en langue franaise. Joinville est le premier lac rdiger une vie de saint. Aussi, contrairement aux hagiographes traditionnels, sattache-t-il plus montrer les prouesses du roi guerrier et les faiblesses, les rires ou les larmes dun homme qu illustrer les vertus thologales et les miracles dun saint, adoptant une perspective plus chevaleresque que clricale. Mais il profite de cette biographie de Louis IX pour parler de lui-mme la premire personne, pour confier ses proccupations et ses tats dme. Parlant du roi, il parle de lui et son uvre rvle de faon saisissante sa propre sensibilit et celle de son temps. La matire du livre de Joinville est surtout alimente par son tmoignage direct, oculaire et auriculaire : que je ai veu et oy ; que je veis de lui en mon dormant [ que je vis de lui pendant mon sommeil ]; en mon songe que je le veoie devant ma chapelle [ dans mon rve que je le voyais devant ma chapelle ] Les deux verbes sensoriels ( voir et entendre ), souvent associs, attestent la vracit du document prsent.

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Conclusion : Moins quune synthse qui dgage les grandes lignes de laction politique des princes, cest une leon morale que les chroniqueurs recherchent dans leurs livres. Ce qui manque encore aux historiens mdivaux, cest le sens de lhistoire, cest-dire la possibilit de dominer les vnements pour en dfinir la causalit et en dgager les lois. Il est dj important que le chroniqueur ait pris conscience de sa dignit littraire. A cet gard, lpoque romane est une fois de plus une poque dcisive. 3. A partir du XIVe sicle, la chronique va connatre son vritable essor : le chroniqueur en langue vulgaire pourra mme devenir le confident et le conseiller du prince, tenant ainsi le rle qui tait auparavant dvolu aux grands clercs. 3.1. Les Chroniques de Jean Froissart (1337-aprs 1404) Pour le XIVe sicle, le monument essentiel de lhistoire en franais est constitu par la masse norme des Chroniques de Jean Froissart. N Valenciennes, en 1337, mort aprs 1404, peut-tre entre 1410 et 1414, Chimay (Belgique). Il se fait clerc, reut donc une bonne instruction et fut ordonn prtre. Son mtier sera de clbrer les hauts faits des princes, de chanter lamour courtois. Mais la profession dhomme de lettres ne pouvait sexercer alors que dans les cours et un auteur comme Froissart ne pouvait vivre que laide financier que lui versaient des protecteurs princiers. Do ses innombrables voyages qui lamenrent sillonner lEurope occidentale. Bientt il les entreprit pour se documenter, pour interroger les gens, voir les lieux afin de mener bien ses trs volumineuses Chroniques. * En 1361, nous le trouvons la cour dAngleterre, o il est pendant huit ans le protg de sa compatriote la reine Philippa de Hainaut, pouse du roi dAngleterre Edouard III. Encourag dans sa vocation dhistoriographe par la reine, il travaille sur des matriaux touchant les guerres de France et dAngleterre , qui est la premire bauche des Chroniques. Il voyage, vient peut-tre en France (1364), se rend en Ecosse auprs des comtes de Douglas. En 1366, il est Bordeaux et en Guyenne o il accompagne le Prince Noir, fils dEdouard III et de la reine Philippa ; en 1367-68, il suit en Italie le duc de Clarence, frre du Prince Noir. De Milan, Froissart se rend en Savoie, puis Ferrare, Bologne et Rome o il fait la connaissance de Ptrarque. Cest Rome quil apprend la mort de sa protectrice, la reine dAngleterre (1368). ** Rentr en Hainaut, Froissart trouve un autre protecteur en la personne de Wenceslas de Luxembourg, duc de Brabant, et o il achve en 1373 la premire version du Premier Livre des Chroniques. Nomm la mme anne cur grce au comte de Blois, qui sera son mcne et qui lui obtiendra plus tard le canonicat Chimay, Froissart rdige une deuxime version du Premier Livre, puis le Second, et enfin, aprs un voyage la cour du comte de Foix et de Barn Gaston Phbus, le Troisime Livre des Chroniques (1389). Il crit aussi dans les annes 1380 son roman Mliador. Un voyage en Angleterre en 1395 le laisse sur la dception de ne plus y retrouver le monde de sa jeunesse. Rentr en Hainaut, il rdige le Quatrime Livre. Il meurt une date inconnue, postrieure 1404. 3.2. Froissart a donc connu peu prs tous les hommes dont il parle. Il a voulu voir les tres et les choses avant den parler. Ses Chroniques sont fondes sur des souvenirs et des tmoignages, mais, il nest pas objectif ; il crit pour faire sa cour et entend plaire ses

15 protecteurs. Mais, on peut admirer ses efforts et son travail. Travail denqute dabord : il voyage en Angleterre, en Ecosse, en Italie, en Barn pour rencontrer des tmoins et des acteurs des vnements, de recueillir et de confronter leurs tmoignages. Ses Chroniques sont une pope publie environ la fin du XVe sicle sous le titre : Chroniques de France, dAngleterre, dEcosse, dEspagne, de Bretagne, de Gascogne, de Flandre et lieux dalentour. Se divisant en IV Livres, elle nembrasse pas moins les trois quarts du XIV sicle (de 1325 1400). Sa majeure partie traite de la guerre de Cent Ans. Dans le Prologue de ses Chroniques, il dfinit la notion de la prouesse et invite tous les jeunes gens lire son texte pour y apprendre devenir de preux chevaliers. Bien que cette chevalerie soit un mythe tomb en dsutude, Froissart se donne mission de la ressusciter. Tout acquis au monde fodal, il croit que la condition de noble suffit toutes les vertus. Par ailleurs, chroniqueur de mtier, il est contraint de plaire ceux qui le rtribuent. Il exaltera donc leurs exploits, en ayant soin de faire accorder son propos avec le seigneur chez lequel il vit ; il ignore artisans, marchands, laboureurs, bourgeois. Il emploie toutes les ressources dont il peut disposer. Il interroge les tmoins, les confronte et reconstitue lensemble avec minutie : et partout o je venois, je faisois enqute aux anciens chevaliers et cuyers qui avoient t en faits darmes, et qui proprement en savoient parler, et aussi aucuns hrauts de crdence [confiance] pour vrifier et justifier toutes matires. Ainsi ai-je rassembl la haute et noble histoire et matire, et le gentil comte de Blois dessus nomm y a rendu grandpeine ; et tant comme je vivrai, par la grce de Dieu, je la continuerai ; car comme plus y suis et plus y laboure[travaille], et plus me plait ; car ainsi comme le gentil chevalier et cuyer qui aime les armes, et en persvrant et continuant il sy nourrit parfait, ainsi, en labourant et ouvrant sur cette matire je mhabilite et dlite [je fais ce qui me convient et jy prends plaisir]. Prologue . ***

IV. La naissance de la posie lyrique aux XIIe et XIIIe sicles : des troubadours aux trouvres1 La posie des troubadours a) On appelle troubadours des potes qui furent en mme temps des musiciens, qui ont crit dans une forme littraire de la langue doc et qui sont les fondateurs de la posie lyrique en langue vernaculaire. Leur production, environ deux mille cinq cents (2500) pices anonymes ou attribues (nous connaissons les noms denviron trois cent cinquante (350) potes), conserves dans des manuscrits dits chansonniers, stend de 1100 environ la fin du XIIIe sicle. b) Le terme troubadour (en occitan trobador), drive du verbe trobar qui dsigne dans les textes lyriques lactivit potique elle-mme. Issu du latin tropare, ce terme renvoie aux deux aspects essentiels de cette posie et dabord son rapport au chant.

16 Tropare signifie en effet, en latin mdival, composer des tropes, cest--dire des pices chantes en latin et destines orner le chant liturgique. Mais tropare/trobar dsigne aussi une activit littraire qui se donne comme cration, invention, trouvaille potique. c) A partir de 1160 environ, les structures formelles et la thmatique de la lyrique occitane ont t reprises en langue dol par les trouvres, mais linfluence des troubadours sest galement tendue en Allemagne (les Minnesnger), en Espagne et en Italie du Nord. d) Les onze cansos, attribues Guillaume IX, duc dAquitaine, comte de Poitiers, qui vcut de 1071 1127, sont les plus anciennes pices connues de la lyrique occitane. Quatre de ces pices clbrent un amour fait dattente, de tendresse et de respect pour la dame, la domna anonyme laquelle il sadresse. Ces pices posent un double problme: - lmergence en langue vernaculaire, mme si Guillaume a eu des prdcesseurs, dune forme potique nouvelle que le pote appelle vers (adaptation du latin versus au sens de composition potique et musicale); - lapparition, qui coexiste dans luvre de Guillaume avec des formulations beaucoup plus libres, dune reprsentation de lamour exaltant le dsir et non la jouissance et dont le mot cl est dj chez Guillaume obediens / obediensa (la soumission parfaite la dame). 2. La finamor ( amour parfaite et dlicate ) et la courtoisie Ce que lon appelle finamor, cest--dire amour parfaite et dlicate (amor est du fminin en ancien franais comme en ancien occitan), constitue le noyau dun ensemble plus vaste qui est la courtoisie. Cette conception de lamour est trs largement inspire du systme des troubadours. La finamor ou amor corts (courtois), expression dans laquelle ladjectif fin au fminin signifie un amour port son plus haut degr de perfection, est un alliage complexe. Elle est dabord lie un nouvel idal de socit, la courtoisie, tel quil slabore alors dans les cours et les villes du Midi. Selon les troubadours, en effet, seul peut pratiquer la finamor, accder au statut de fin amant celui qui possde les qualits constitutives de la courtoisie: essentiellement la mesure, matrise du comportement, du langage, des sentiments, la largesse, la gnrosit matrielle et morale et la joven (jeunesse) qui est surtout disponibilit, ouverture desprit. La doctrine de la finamor possde aussi une dimension morale. Les troubadours nont pas, comme on la souvent dit, invent lamour. Mais ils ont forg une thique de la sexualit. Ils ont affirm que le dsir charnel mais matris, disciplin, dans et par le cadre courtois, pouvait devenir une valeur, et non simplement une fonction, que les pulsions rotiques, pour l'homme qui prend le risque de s'y soumettre pour les mieux dominer, pouvaient tre la source vive d'un melhurar, d'une amlioration dtre. Source de toutes les vertus au plan moral et social, la fin'amor est enfin et surtout le principe crateur de l'criture potique et la garantie de son excellence. 2.1. La courtoisie et l'amour courtois (les courtois: ceux qui vivent dans le milieu des cours) ne constituent nullement une doctrine autonome. Ils ont bien eu une sorte de thoricien en la personne d'Andr le Chapelain (qui doit son nom sa fonction la cour de Marie de Champagne), auteur dun Tractatus de Amore (Trait sur l'amour) latin crit vers 1184 sans doute la cour de Champagne. Il suit le plan trac par Ovide, auteur d'un Ars amandi (Art d'aimer) suivi de Remedia amoris (Remdes contre l'amour). Selon Andr Le Chapelain, les dames nobles et courtoises auraient organis des cours judiciaires ( Cours dAmour ) au cours desquelles les amants en dsaccord

17 auraient expos leurs litiges en sen remettants larbitraire de ces dames. Son livre contient un certain nombre de ces jugements qui dfinissent avec prcision les moindres nuances du code courtois au point dliminer toute spontanit. A partir de ce moment, le principe de lamour courtois devient, de manire plus gnrale, simple courtoisie : cest--dire un code social, fond sur la dlicatesse et le respect, au moins extrieur, de la dame, et se mlant au systme des valeurs plus proprement chevaleresques pour constituer lidologie dominante de la chevalerie. Pour les troubadours nul ne peut tre parfaitement courtois sil naime, car lamour multiplie les bonnes qualits de celui qui lprouve et lui donne mme celles quil na pas. Loriginalit de la courtoisie est de faire la femme une place essentielle et de lui tmoigner un respect et une dvotion extrmes. Lamant courtois fait de celle quil aime sa dame (domina), cest--dire sa suzeraine au sens fodal. Lamour qui les troubadours confrent une si minente dignit et qui apparat comme la cl de vote dun systme de valeurs, dune morale laque qui viendrait doubler la morale religieuse, ne saurait se confondre avec les satisfactions de lamour physique ou les drames de la passion. Ce quessaie de capter la posie occitane, cest le moment essentiel o le dsir de lautre simpose lamant/pote et la mditation tour tour voluptueuse et douloureuse quil poursuit voquer la dame, la jouissance quelle pourrait lui donner mais aussi la distance qui la spare de lamant ; distance que le texte sefforce dabolir, alors que cest prcisment dans lespace ainsi mnag entre lamant et la dame que se dploie ce dsir daimer et cette criture du dsir demeur dsir quest la canso. Cependant, les avis sont trs partags : lamour courtois, la finamor, peuvent-ils tre charnels (amor mixtus), ou doivent-ils rester chastes (amor purus). Lamor mixtus, par dfinition, ne peut sadresser qu une femme marie. Autre loi de la finamor : elle est fonde sur ladultre. Or, le vritable amour repose sur le dsir, beaucoup plus que sur sa satisfaction ; comme le mari a des droits sur sa femme, il ne saurait laimer comme un amant doit aimer sa dame. En attendant dtre clbres, dans un esprit un peu diffrent, par les romans, courtoisie et finamor trouvent leur expression unique dans la posie lyrique des troubadours de langue doc, et plus tard des trouvres de langue dol, cest--dire de ceux qui trouvent (trobar en langue doc), qui inventent des pomes. Cest une posie lyrique au vrai sens du terme, cest--dire une posie chante, dont chaque pote compose, comme le dit Marcabru, lun des premiers troubadours, les mots et les sons , les paroles et la musique. 2.2. Les formes du trobar La forme essentielle de la lyrique occitane est la canso ou chanson. Cest un pome de quarante soixante vers environ, rpartis en strophes ou coblas de six dix vers, et termin gnralement par un envoi ou tornada qui rpte par les rimes et la mlodie la fin de la dernire strophe. 2.3 Trobar clus, trobar ric, trobar leu Les troubadours distinguent trois sortes de style : 1. le trobar leu ( lger ou large ) ou plan qui se veut posie relativement facile et accessible et quont illustr par exemple les troubadours tels Jaufr Rudel, Bernard de Ventadour et Giraut de Borneilh ; 2. le trobar clus ( ferm ) qui revendique un certain degr dobscurit, dhermtisme et dont le matre et le thoricien est Raimbaut dOrange ;

18 3. le trobar ric, dans lequel a excell Arnaut Daniel, se caractrise par la recherche systmatique de rimes, de mots rares, dassonances, dallitration, etc.

Le trobar clus disparat au XIIIe sicle et, dans le nord de la France, les trouvres ne lont jamais adopt.Dune manire gnrale la posie des troubadours est une posie difficile, crite dans une langue trs code, trs allusive, et dont le sens fait souvent difficult. Elle est dabord une posie formelle qui suppose, de la part du troubadour, la (re)connaissance dun code, dune tradition quil reprend et ractualise. Le pote ne cherche pas la novelt (nouveaut) du chant : il cherche, selon une formule quutilisent souvent les trouvres (mon chant vueil renoveler), renouveler des motifs hrits. 2.4. La posie des troubadours, si attentive aux raffinements de lexpression, ne cherche nullement loriginalit du contenu. Elle ne craint pas dtre rptitive et de redire sans se lasser, chanson aprs chanson, que le printemps invite chanter lamour, mais que ce chant est douloureux dans la bouche de celui qui aime sans tre pay de retour. La cration potique, pour les troubadours, vise se conformer le plus possible un modle idal. Le pome doit, dune certaine faon, ressembler lamour et reflter la perfection de lamour. Celui qui aime le mieux est le meilleur pote, comme le dit Bernard de Ventadour : Non es meravelha seu chan Il nest pas tonnant que je chante Melhs de nul autre chantador mieux que nul autre chanteur, Que plus me tral cors va amor car mon cur mentrane plus vers lamour E melhs sui faihz so coman. Et je me soumets mieux ses commandements. De mme que lamour doit tendre vers une perfection idale, de mme la chanson qui lexprime et le reflte doit tendre vers une perfection abstraite. La sincrit, la loyaut que revendiquent troubadours et trouvres, le statut de fin amant quils sattribuent, renvoient moins, peut-tre, une quelconque fidlit sentimentale la dame quils ne disent ladhsion exclusive du pote aux exigences thiques et esthtiques de la finamor. La posie des troubadours cre une nouvelle conception de lamour, et russit lintgrer au systme chevaleresque, fodal, qui laissait jusqualors peu de place autre chose quaux valeurs guerrires. 2. 5 Le vers de la canso : On constate que les troubadours ont utilis toutes les possibilits de vers dune quatorze syllabes. Mais, le grand vers de la canso amoureuse est le dcasyllabe. Il sagit dun vers, dont lorganisation essentiellement diffrente du dcasyllabe pique (celui de la Chanson de Roland, par exemple) justifie une dsignation spcifique : le dcasyllabe lyrique. Le deuxime type de vers utilis par les troubadours est celui des vers longs non csurs (sans coupe mtrique) : ce sont les vers de sept, huit et neuf syllabes. Le vers de neuf est trs rare. Le vers de sept est trs frquent ; et loctosyllabe est un deuxime vers majeur. Cependant, on constate la quasi-absence de lalexandrin lyrique (par opposition pique, didactique ou religieux). Les vers des troubadours sont pratiquement toujours rims. 2.6 Les sons : la canso est un objet potique et musical et le troubadour qui la compose doit faire la fois les mots et les sons , cest--dire le pome et la mlodie. Pour les troubadours, une chanson sans musique est comme un moulin sans eau .

19 Il ne reste que quelque 250 mlodies notes, peine un dixime de lensemble potique. On sait avec certitude que cette musique a le caractre essentiellement monodique (chant une seule voix) ; lexcution tait vraisemblablement accompagne instrumentalement comme le montrent les miniatures : psalterion, naquaire, luth, cymbale, cromorne, fltes, vielle et dautres. 2.7. Le troubadour est un homme de mtier : linvention, mme inspire par lamour, est un labeur, un travail, qui demande effort et patience, subtilit . Guillaume IX se reprsente en bon obrador , les images de la lime, de la forge, du tissage, de lenlacement des mots aux sons, reviennent sans cesse : Arnaut Daniel dit: obre e lim, motz e valor. ab art damor (travaille et lime des mots de valeur avec lart damour). La perfection du trobar (lart des troubadours) va de pair avec la perfection de la dame. Mais les efforts pour atteindre cette excellence sont tels que la composition dune chanson est une uvre de longue haleine. Bernart Marti ne cesse de trouver et compose en une anne un o dos o tres pomes. Toute chanson doit tre lachvement dune recherche, un objet beau, intense, prcieux, et rare, digne dtre entendu. 2.8. Le sirventes Une des distinctions de genre fondamentales de la posie des troubadours est celle qui spare la canso, genre du grand chant courtois , du sirventes. Le sirventes, selon lune des tymologies introduites par les troubadours, est un pome, qui sert la canso, qui se met son service ; le sirventes, ainsi, parlera dautre chose que damour : de morale, de politique, de thorie du chant. Par le sirventes, le trobar peut devenir une arme redoutable entre les mains des troubadours ; il intervient dans les querelles des seigneurs, il propage des polmiques ; le troubadour sen sert pour dfendre ses intrts, ses passions, lutter contre ses ennemis, soutenir une politique. 2.9. Tensons et partimens La tenso, tenson , est une dispute potique , un dbat : les controverses entre troubadours sur la nature de lamour ou celle du chant, les divergences stylistiques. Dans le partimen, le troubadour qui commence chanter naffirme pas, ds le dbut, sa position, mais propose un dilemme : Il y a, dans telle situation damour, deux positions possibles, la position A et la position B ; vous choisissez, dit-il son adversaire, la rponse qui vous plat, je dfendrais lautre. Le troubadour initiateur du partimen (nomm aussi joc partit ; chez les trouveurs, jeu parti) choisit donc la fois la mlodie, la formule mtrique et les termes dialectiques du dilemme, imposant ainsi pour B lun des antonymes courtois (ou anti-courtois) possibles A ; lintrieur de cette prison formelle son adversaire doit simposer. 2.10. Les diffrents genres ou registres du trobar : - la canso appartient au registre du grand chant . - la pastourelle o la fille du peuple est mise en scne, qui rpond aux dsirs du troubadour-chevalier dune parole suppose plus vraie , plus authentique ; les troubadours ont compos beaucoup moins de pastourelles que les trouvres; les bergres de la pastourelle occitane sont au moins aussi courtoises dans leur langue que les

dames et dailleurs elles ne sont souvent que des dames dguises.

20 - lalba, qui met en scne la sparation des amants laube , est un type de posie universelle. Dans lalba le guetteur annonce laube aux amants ; cette aube, la lumire du jour qui vient, est un danger pour le troubadour et la dame ; la sparation est invitable, le monde menace (le fou jaloux ) : Ex. Giraut de Borneil : () Beau compagnon en chantant vous appelle / ne dormez plus jentends chanter loiseau / qui va cherchant le jour dans le bocage / et moi jai peur que le jaloux vous assaille / et bientt ce sera laube () 2.11. Le rcit du trobar : vidas et razos La tradition a conserv dans quelques manuscrits des textes en prose qui sont soit des biographies de certains troubadours, les vidas, introduisant dans le chansonnier un choix de ses uvres, soit des commentaires, en prface certaines cansos ou sirventes, les razos (explications). Pour la composition de leurs textes, les auteurs des vidas ont fait un travail de mmorialistes, dhistoriens ; ils ont recueilli des traditions orales, ils ont interrog des tmoins, ils ont puis dans les textes mmes quils introduisaient et commentaient des renseignements. Mais leur intention nest pas strictement documentaire ; ils nhsitent pas inventer, interprter narrativement. Il sagit pour eux de donner lclat romanesque la splendeur du trobar, de dire sa vrit interne en la racontant, non dtre des chroniqueurs scrupuleux. 2.12. Les uvres des troubadours ont t prserves dans des manuscrits assez nombreux, les chansonniers dorigine, de date et dampleur trs variables. Certains chansonniers nont que quelques feuilles de papier ou de parchemin, dautre sont trs vastes, comme le chansonnier C, conserv la Bibliothque nationale de Paris, qui a t copi Narbonne, vraisemblablement au dbut du XIVe sicle ; il contient plus de 1200 textes, presque la moiti du total.

3. Le vocabulaire de la posie des troubadours: - la dona ; lamour est pour la dame ; la dame est son but, son objet, sa raison ; la dame est belle, elle a la beltatz, la beaut totale qui est la fois corps et esprit, morale : blancas dens ab motz verais (blanches dents sur des mots vrais), dit Arnaut de Mareuil. Elle est lumire, elle donne lumire, elle est plus blanche quivoire (Guillaume IX) ; la beaut de la dame est accompagne ncessairement de ses belles manires, de son bel accueil, de son savoir, de son ducation en amour, de son intelligence, de son "entente en lamour . La dame a connaissance de lamour. Lensemble de ses qualits, ajoutes celle de sa naissance, noble mais pas excessivement, lui donne clat, paratge, mot o parat apparence et paratre et parent. - le joi est ltat dharmonie, dextase et de perfection intrieure que donne lamour quand la dame le veut ; bien plus intense que son affaiblissement lexical ultrieur en joie ; il colore le chant, il illumine le monde pour les yeux du troubadour, il change tout en bien. Le joi est insparable de la dame. - sofrirs : ira e dolors , souffrance ; lenvers du joi. La privation du joi , la lenteur de la joie , le refus de la joie, laction des ennemis de lamour, le regret du joi perdu, lloignement ( lamor de lonh ), le doute, linquitude, le sentiment du nant (du niens ), telles sont les causes du sofrirs compagnon insparable du joi . La douleur premire et pure est celle du dsir vain. Cette souffrance met en prsence du nant :

21 a totz jorns mes pres enaissi. Canc daquo camiei no-m jauzi fauc maintas res que-l cor me di. tot es niens [toujours il sest pass ceci de ce que jaimai je nai jouije fais bien des choses dont le cur me dit tout est nant] (Guillaume IX). Une seule chose rend le sofrirs supportable : que le joi vienne avec lui ; joi et dolors alternent. Lide que la souffrance est condition ncessaire de la joie, est un mal que la joie gurit ( elle est plus poignante qupine la douleur quon gurit par la joie , dit Jaufre Rudel), amne donner au sofrirs une valeur positive ; aimer son mal, puisquil est voulu par la dame et par lamour ( et pour cela je veux supporter la douleur car par souffrir sont maintes riches joies atteintes souffrir fait maint amoureux en joie) (Rigaut de Barbzieux). - cor (cur): lamour se loge dans le cur ; lamour sempare du cur ; le cur est le prisonnier damour : amors lenclave lescrinhae-l ten pres dinz son escrinh. [lamour lenferme et lenchssele tient pris en son crin] (Rimbaut dOrange) ; per tot lo cor mintra lamors. si cum fai laiguen lespoigna [ par tout le cur mentre lamour comme fait leau en lponge] (Peirol). - regard : la vue de la dame, son regard, ont conduit lamour jusquau cur. Les yeux reoivent lamour de la vue mme de la dame. Mais cest surtout le regard que lance la dame qui transporte lamour arien invisible quoique matriel, quinterprtent les yeux, pour le cur qui le reoit : ab dous esguart siey cortes huelh. Man fan guai e fin amador. (par doux regard ses courtois yeux / mont fait gai et pur amant) (Bernart de Ventadour). - amar : tre celui qui aime, amaire, lamoureux. La dame est lamia et lamoureux espre tre lami, amics : vous mappelez doux ami doucement (douz amic douzamen). Qui aime, aime absolument. Il met en sa dame, son amie cur et corps et sens et savoir (Bernart de Ventadour). En ltat damour tout est amour. amors mi te jauzen e deleitos. amors mi ten en son douz recaliu.amors mi ten gallart et esforciu. Per amor sui pessius e cossiros. Per amor sui tan fort enamoratz. Que damor son totas mas voluntatz. Per amor am cortezie joven. Quar damor son mei fag e mei parven. (amour me tient joyeux et rjoui / lamour me tient en sa douce braise / lamour me tient audacieux et violent / damour je suis pensif et soucieux / par amour je suis si fort amoureux / que damour sont tous mes dsirs / pour amour jaime courtoisie et jeunesse / car damour sont mes actes et ma conduite) (Peire Vidal). - dezir : ce qui retourne du cur, par amour, vers la dame, est dsir : dezir , talen ; lamoureux dsire. Il veut la voir, toucher, treindre ; il veut tre accueilli prs delle, la nuit, quand elle va se coucher, quand elle se dpouille : amors e que-m farraiara cuit que-n morrai. del dezirer que-m ve. si-lh bela lai on jai. no maizis pres de se. queu la manei e bai. et estrenha vas me. sos cors blanc gras e le. [amour et que ferai-je je crois que jen mourrai. de ce dsir qui me vient. si la belle l o elle couche. ne me reoit prs delle. si je ne la caresse et embrasse. et saisit tout contre moi. son corps blanc charnu et lisse] (Bernart de Ventadour). En effet, lamour courtois, ou finamor repose sur lide que lamour se confond avec le dsir : Car lamour parfait sachez-le nest rien dautre que le dsir (Aimeric de Belenoi). Cest ainsi quil y a perptuellement dans lamour un conflit insoluble entre le dsir et le dsir du dsir, entre lamour et lamour de lamour. Le sentiment amoureux est un mlange de souffrance et de plaisir, dangoisse et dexaltation. Les lieux du dsir sont la chambre, les chambres aussi de feuilles au printemps, les jardins ; par le dsir, les chambres deviennent palais si qe la cambra e-l jardis. mi resemble totz temps palatz. (Jaufre Rudel). Le dsir, toujours, va vers le plus souhait, imagin, rv, mme impossible : le jauzimen (jouissance), le jauzir (jouir) : e-n fatz soven

22 mout angoissos sospir. Car non la posc totz jorns baizan jauzir. [et souvent je pousse dangoisseux soupirs car je ne la peux tous jours embrassant jouir] (Bernart de Ventadour). - mezura : pour matriser le dsir, pour viter que sa violence dpasse la belle folie damour et devienne jalousie, pour maintenir la tension surmonte entre joie et souffrance, espoir et dsespoir, les troubadours ont invent le concept de mezura : le seul rempart du troubadour et de la dame contre lanarchie de lros. Marcabru a situ mezura au cur de la contradiction centrale de lamour, joie et souffrance : les biens des amants , dit-il, sont jois sofris e mesura . - desmezura : le contraire de mezura est desmezura, aussi hassable que mezura est souhaitable. Le dmesur est fou : mas es fols qui-s desmezura ; celui qui ne suit pas mesure fait une faute envers sa dame et lamour. Le dsir excessif, lamour sans contrle, sont les compagnons de la dmesure : era-m combat sobrevolers ; e sobramars e loncs dezirs. (maintenant je combats en moi le trop dsirer / et trop aimer et les longues envies) (Giraut de Borneil). - servir : le troubadour est devant amour comme devant un seigneur ; et la dame, en qui amour sincarne, qui porte amour en son regard, en son baiser, en son corps, qui dtient le fief convoit de la joie, est la chair mme de cette seigneurie ; cest ainsi que lamant sadresse la dame comme un suzerain. Le service amoureux se chante en les termes du service fodal, et la dame est dsigne par midons , que nous traduisons par ma seigneur : de midons fatz dompne seignor. (de ma seigneur je fais ma dame et mon seigneur), dit Raimbaut dOrange. Le troubadour se propose de servir, dtre vassal, il demande la dame de laccueillir, de le reconnatre comme tel : bona domna re no-us deman. mas que-m prendatz par servidor. Que-us servirai com bo senhor.cossi que del gazardo man. [bonne dame je ne vous demande rien / sinon que vous me preniez pour serviteur / je vous servirai comme bon seigneur / quelle quen soit la rcompense] (Bernart de Ventadour). Il est en tat de soumission, dobissance fodale, obediens . Le troubadour qui sert est homme lige , vassal ou serf, celui qui sert est fidle, afin que sa seigneur ( sidons ) nait rien lui reprocher. Lamant parfois reprsente en image sa demande, lattitude mme de la soumission, linclinaison de la tte, lhumilit genoux. La rcompense du service est le guerredon , comme disent les trouvres. Lamant, amador qui veut devenir drut, amant rcompens, attend ce bienfait de son suzerain, sa dame. La dame est seigneur et ses biens, ses chteaux sont sa beaut, sa valeur, son pretz. - merce : la merce est la piti, la piti amoureuse quamour met en le cur de la dame, qui procde de la charit de lamour; par elle la dame surmontera sa cruaut, sa froideur, son ddain, les angoisses que lui inspirent les ennemis de lamour, leur surveillance, celle de son mari jaloux. Les chansons qui ont t composes pour elle, rpandant son pretz (prix, sa valeur / valor) parmi dames et chevaliers ; si merce nadoucit pas le cur de la dame, lamour bascule dans ce "niens", "non re" (nant et non chose). - les ennemis de lamour : le troubadour vit entour dennemis qui porte le nom significatif de lausengiers ; les lausengiers sont les mdisants : amors est la fois une affaire totalement prive et totalement publique ; le chant damour doit se faire entendre au-dessus du bruit de voix hostiles des lausengiers qui sont fels fals et mols (flons faux et mous) (Raimbaut dOrange). La maladie la plus grave que peuvent rpandre les mdisants est celle de la jalousie : le gilos est un malade, quil soit mari ou amant ; les lausengiers sont envieux et dtre en haine du pur amour ils cherchent lempoisonner par la jalousie : que la dame soit jalouse, que son mari soit jaloux, que le troubadour soit jaloux, tel est leur but. - senhal: pour viter toute mdisance, il conviendrait que lamour reste secret: "Ai Deus com bona foramors. de dos amics sesser pogues. que ja us daquestz enveyos lor amistat no

23 conogues." [ah Dieu comme serait bon lamour / de deux amis sil se pouvait / que jamais un de ces envieux / leur amiti ne connaisse) (Bernart de Ventadour). Mais comme lamour doit se dire dans le chant, que le pretz de la dame doit tre rpandu, que la joie damour doit susciter les mlodies et les rimes, on se trouve devant une contradiction que rsolvent, partiellement, le concept et la pratique du senhal. Le senhal est un nom secret donn la dame pour quelle soit nomme dans la canso sans que son identit ordinaire sy rvle. Voici quelques senhals : Rai (Rayon), Miels de Domna (Meilleurs des Dames), Bels Espers (Bel Espoir), Doussa Enemia (Douce Ennemie), Mirail de Pretz (Miroir de Prix), Loba (La Louve), Na Bel Ris (Beau Rire), Mon Guerrier (Mon Guerrier) - printemps : cest le moment naturel lamour. Douceur, clart, odeur ( lodors de lerba floria / lodeur de lherbe fleurie) ; verdeur, couleur, feuille, fleur. Mais si le printemps est en rsonance avec lamour, lamour est tant printemps quil peut ltre malgr la saison, contre lhiver ; si lamour est assez fort, il peut mme nier le temps et faire de lhiver un printemps : jai le cur si plein de joie. Que tout pour moi change de nature. Fleur blanche vermeille et jaune. Que le gel me semble fleur. La neige verdure (Bernart de Ventadour).

Le non-printemps saccorde ltat dhiver intrieur qui vient non du nonamour mais de la souffrance damour :- lamer ( laura amara ) : quand lair doux devient amer et la feuille tombe des rameaux / et les oiseaux changent leur latin ici moi je soupire et chante / damour qui me tient li en prison / jamais je ne leus en mon pouvoir (Cercamon). - ceux qui annoncent : avant tout, les oiseaux. Leur parler, leur latin est celui de lamour. Ils chantent sa douceur. Ils chantent dans le printemps courtoisement puisquils savent lamour ; puisquils souffrent lamour : A la douceur du temps nouveaux. Les bois feuillissent les oiseaux. Chantent chacun en son latin. Selon les vers du nouveau chant. Il est donc temps de se procurer. Ce que lhomme dsire le plus (Guillaume IX). Les oiseaux les plus courtois sont lalouette et le rossignol. Comme le dit Peire dAuvergne : Amics Bernartz de Ventadorn. com vos podetz de chant sofrir. can aissi auzetz esbaudir. lo rossinholet noih e jorn. aujatz lo joi que demena. tota noih chanta sotz la flor. melhs senten que vos en amor. [ ami Bernart de Ventadour. comment pouvez-vous vous empcher de chanter quand ainsi vous entendez se rjouir / le rossignol nuit et jour coutez la joie qui lagite / toute la nuit il chante sur la fleur /mieux sentend que vous en amour ]. Enfin, les troubadours appartiennent toutes les classes de la socit, de lempereur (Frdric III de Sicile) au marginal (Marcabru, dont un surnom est Pan-Perdut : Painperdu ) ; une exception prs, il ny a pas, parmi eux, de paysans. 4. Choix de posies des troubadours (Pour la version franaise de ce choix, voir louvrage de Jacques Roubaud, Les Troubadours, anthologie bilingue, Seghers, 1980) 4.1. Guillaume IX, duc dAquitaine (1071-1127) Guillaume de Poitiers tait le plus grand feudataire de la France dalors et gouvernait un territoire bien plus important que celui des rois captiens. Mais il fut surtout le premier grand troubadour, le premier pote damour en langue vulgaire, pre symbolique du trobar. Cest lui que nous devons probablement la conception de lamour et de la femme qui dominera jusqu nos jours dans la posie lyrique europenne. La vieille biographie, la vida de Guillaume IX dAquitaine dit ceci :

24 Le comte de Poitiers fut un des plus courtois du monde et des plus grands tricheurs de dames et bon chevalier darmes et gnreux dans les affaires damour il sut bien trouver et chanter. Et il alla longtemps par le monde pour tromper les dames. Et il eut un fils qui eut pour femme la duchesse de Normandie dont il eut une fille qui fut femme du roi dAngleterre mre du Jeune roi et du seigneur Richard et du comte Jaufre de Bretagne. Dans les onze pices de ses Vers qui nous ont t gards, lon passe de lexpression dun amour purement sensuel, hritage de lAntiquit transmis au haut Moyen Age, une exaltation de la femme, symbole dune beaut presque divine. Cette transformation dune posie uniquement sensuelle, parfois obscne, en une exaltation potique, qui slve une spiritualit absolument nouvelle peut sexpliquer par la rencontre de Guillaume IX, avec un mouvement religieux qui avait sa source labbaye de Fontevrault (Maine-et-Loire), fonde vers la fin du XIe sicle par le prdicateur Robert dArbrissel qui convertissait de nombreuses femmes de la noblesse. Il affirmait la supriorit des femmes sur les hommes. Labbaye groupait sous lautorit dune abbesse une communaut dhomme et une communaut de femmes. Robert dArbrissel mit la tte de lordre non pas un homme, mais une femme, invitant les moines la servir et la respecter comme le Christ avait demand laptre saint Jean de le faire pour la Vierge Marie. Cette abbesse tait dailleurs toujours une veuve, du moins au commencement de lordre Cest dans limmense cit monastique de Fontevrault, qui contenait plusieurs maisons de moniales, et dautres pour les moines, que se retirrent successivement la premire femme de Guillaume IX, Ermengarde dAnjou, puis sa seconde femme Philippa, avec sa fille Aldarde, sa matresse aime, la vicomtesse de Chtellerault, dite la Maubergonne, ainsi que de nombreux autres seigneurs et dames de lAnjou et du Poitou (lglise abbatiale romane du XIIe sicle renferment les tombeaux des Plantagents). Un exemple: Tout joyeux je me prends aimer Tout joyeux je me prends aimer / une joie dont je veux me rjouir et puisquen joie je veux revenir / je dois si je peux prendre le meilleur / vers le meilleur maintenant je vais / qui se puisse voir ou entendre Vous le savez je ne me vante pas / je ne mattribue pas de grands mrites / mais si jamais joie a plus fleurir / celle-l plus que toutes portera fruit et sur toutes resplendira / comme un jour sombre sclaircit Jamais homme na imagin /tel corps en volont ou dsir / ni en pense ni en imagination / telle joie ne peut gale trouver /et qui la voudra bien louer / en un an ny pourra parvenir Toute joie doit shumilier et tout autre amour rendre hommage ma seigneur pour son accueil et pour son bel agrable aspect il devrait plus de cent ans durer qui sa joie pourrait conqurir Par sa joie elle peut gurir par sa colre tuer un homme sage peut devenir fou lhomme beau perdre sa beaut le plus courtois devenir vilain le parfait vilain se faire courtois Puisquon nen peut trouver plus belle ni les yeux voir ni la bouche dire pour moi seul je la veux garder pour dans le cur me rafrachir et pour la chair renouveler afin quelle ne puisse vieillir

25 Si veut ma seigneur son amour me donner je suis prs jaccepte et remercie je dissimulerai et louerai je dis et fais ce quil lui plat je tiendrai pour cher son prix je ferai sonner son loge Je nose rien lui envoyer tant jai peur quelle ne sirrite et jai si peur de mal agir que je nose ouvertement la prier mais elle doit mon mieux choisir elle sait que delle jaurai salut

4. 2. Jaufre RUDEL (1130- ?) ( lamour de loin , composante essentielle de la thorie de lamour.) Sur la foi dune de ces notices ou vidas, rdiges en provenal par Jehan de Nostredame, Jaufre Rudel est devenu le hros dune lgende qui a pris le pas sur son uvre (son chansonnier) constitue de six posies : les unes se rapportent un amour idal et lointain ( amor de terra lonhdana ) et les autres des amours de caractre charnel. Quant la lgende, peut-tre a-t-elle pour origine une passion que Jaufr Rudel aurait rellement prouve pour Odierne, femme de Raimond Ier, comte de Tripoli. 4.2.1. Sa vida dit: Jaufres Rudels de Blaia si fo mout gentils hom princes de Blaia. et enamoret se de la comtessa de Tripol ses vezer, per lo ben quel nauzi dire als pelerins que venguen dAntiocha. e fez de leis mains vers ab bons sons, ab paubres motz. e per voluntat de leis vezer, el se crozet e se mes en mar e pres lo malautia en la nau e fo condug a Tripol en un alberc per mort e fo fait saber a la comtessa et ella venc ad el al son leit e pres lo antre sos bratz. () [ Jaufre Rudel de Blaye fut un homme trs noble, prince de Blaye et il tomba amoureux de la comtesse de Tripoli sans la voir pour le grand bien quil avait entendu dire delle par les plerins qui venaient dAntioche. Et il fit delle de nombreuses chansons, avec de belles mlodies avec de pauvres mots. Et par volont de la voir il se croisa et se mit en la mer. Et il prit la maladie sur le navire et fut conduit Tripoli en une abbaye comme mort. Et cela fut fait savoir la comtesse et elle vint lui son lit et le prit entre ses bras. Et il sut quelle tait la comtesse et aussitt il retrouva louie et lodorat et il loua Dieu qui lui avait la vie soutenue assez pour quil la voie et ainsi il mourut entre ses bras. Et elle le fit en grand honneur ensevelir en la maison des Templiers et puis le mme jour elle se fit nonne pour la douleur quelle eut de la mort de lui.] 4.2.2. Le pome : Lorsque les jours sont longs en mai (Lanquand li jorn son lonc en mai) Lorsque les jours sont longs en mai / mest beau le doux chant doiseau de loin et quand je me suis loign de l / je me souviens dun amour de loin / je vais courb et inclin de dsir / Si bien que chant ni fleur daubpine / ne me plaisent comme Lhiver gel. [Lanquand li jorn son lonc en mai. mes bels douz chans dauzels de loing. e quand me sui partitz de lai. remembra-m dunamor de loing. vauc de talan enbroncs e clis. si que chans ni flors dalbespis. no-m platz plus que linverns gelatz.] Jamais damour je ne jouirai / si je ne jouis de cet amour de loin [destamor de loing] car mieux ni meilleure je ne connais / en aucun lieu ni prs ni loin / tant est son prix vrai et sr / que l-bas au royaume des Sarrazins / pour elle je voudrais tre captif

26 Triste et joyeux je la quitterai / quand je verrai cet amour de loin [cest amor de loing] mais je ne sais quand je la verrai / car trop sont nos terres loin [car trop son nostras terras loing] il y a tant de passages de chemins / et moi je ne suis pas devin mais que tout soit comme il plat Dieu Je verrai la joie quand je lui demanderai / pour lamour de Dieu lamour de loin et sil lui plat jhbergerai / prs delle moi qui suis de loin [be-m sui de loing] alors viendra lentretien fidle amant lointain je serai proche / de ses paroles je savourerai la jouissance. 4. 3. Bernard (t) de VENTADOUR (IIme moiti du XIIe sicle) Troubadour limousin, peut-tre lun des plus clbres, on ne sait rien de prcis et de certain sur son existence. Une vieille biographie provenale dit : Bernart de Ventadour fut du Limousin du chteau de Ventadour. Il fut un homme de pauvre lignage fils dun serviteur qui tait fournier qui chauffait le four pour cuire le pain du chteau. Et il devint un homme beau et adroit et sut bien chanter et trouver et il devint courtois et instruit. Et le vicomte son seigneur de Ventadour se plut bien de lui et de son trobar et de son chanter et lui fit grand honneur. Et le vicomte de Ventadour avait une femme jeune et gentille et gaie. Et elle se plut dEn Bernart et de ses chansons et devint amoureuse de lui et lui de la dame si bien quil fit ses chansons et ses vers delle de lamour quil avait delle et de la valeur delle. Longtemps dura leur amour avant que le vicomte ou dautres gens sen aperoivent. Et quand le vicomte sen aperut il lloigna de lui et sa femme fit enfermer et garder. Et la dame fit donner cong En Bernart afin quil partt et sloignt de ce pays. Et il sen spara et sen alla la duchesse de Normandie qui tait jeune et de grande valeur et qui comprenait le prix et lhonneur et les belles paroles de louange et elle le reut et laccueillit trs bien. Longtemps il fut en sa cour et fut amoureux delle et elle de lui et fit beaucoup de bonnes chansons delle. Et tant prs delle le roi Henri dAngleterre la prit pour femme et lemmena de Normandie et lemmena en Angleterre. En Bernart resta de ce ct triste et douloureux et sen vint au bon comte de Toulouse et fut prs de lui jusqu ce que le comte mourt. Et En Bernart pour cette douleur se rendit en lordre de Dalon et l il mourut. Et moi Uc de Saint Circ ce que jai crit de lui me le conta le vicomte Eble de Ventadour qui fut fils de la vicomtesse quEn Bernart aima. Et il fit ces chansons que vous entendrez ainsi ci dessous crites. Des chansons de B. de Ventadour nous sont parvenues environ cinquante chansons. Il nest pas un adepte du trobar clus , tout en tant conscient de la valeur de lart en tant que technique, il souligne dans une de ses Chansons que la source premire de sa posie est la sincrit de linspiration : Le chant qui ne vient pas du fond du cur na pas de valeur . chantars no pot gaire valer /Si dinz del cor no mou lo chans). Bernard est le matre par excellence du trobar leu. Il est un pote uniquement damour. Il procde par grands axiomes amoureux sur la nature de lamour, du chant, sur leur union indissoluble, sur le joi et la douleur. Dans ses Chansons, tous les critiques ont relev un contenu autobiographique de telle sorte quelles expriment dans les dtails le processus de la vie du pote : dsirs, angoisses du premier amour pour sa dame, la vicomtesse de Ventadour, lointaine et inaccessible dabord, encourageante ensuite, lextase du premier baiser, et plus tard, les amertumes, les dceptions; la vie pauvre du troubadour exil et errant qui soupire aprs lamour perdu, souffre et pleure ; dans lloignement douloureux et dans la triste solitude, il sent quun nouvel amour nilluminera jamais plus son me. Cependant, il trouvera rconfort et joie auprs dune splendide dame, joyeuse et aimante, la

27 plus grande dame de son poque, Alinor dAquitaine, devenue duchesse de Normandie, quil invoquera dans un de ses Chants sous le nom de Aziman (Aimant) Tout cela a concouru faire de Bernart le troubadour prfr du public et de la plupart des spcialistes. Un fragment du pome : Chanter ne peut gure valoir (Chantar no pot gaire valer) Chantars no pot gaire valer; si dins dal cor no mou lo chans. Ni chans no pot dal cor mover. Si no-I es finamors coraus. Per so es mos chantars cabaus. Quen joi damor ai et enten. La boche-ls olhs e-l cor e-l sen. [Chanter ne peut gure valoir / si du fond du cur ne monte le chant et le chant ne peut monter du cur / si en lui il ny a amour de cur / cest pourquoi je chante parfaitement / car en la joie damour jai engag / la bouche les yeux le cur le sens] () Un autre fragment : Il nest pas tonnant que je chante (Non es meravelha seu chan) Non es meravelha seu chan. melhs de nul autre chantador. que plus me tra-l cors vas amor. e melhs sui faihz a so coman. cor e cors e saber e sen. e forse poder i ai mes. si-m tira vas amor lo fres. que vas autra part no-m aten. [Il nest pas tonnant que je chante / mieux quaucun autre chanteur plus me tire le cur vers lamour / je suis mieux fait ses commandements / cur et corps et sens et savoir / et force et pouvoir jy ai mis / tant me tire vers lamour le frein que je ne me soucie de rien dautre]. 4.4. MARCABRU ou MARCABRUN vcut approximativement entre 1110 et 1150, tant n, dit-on, dans une ville de Gascogne et dpos sa naissance devant la porte dun riche gentilhomme. Tous les rcits sont daccord pour lui donner pour matre le troubadour Cercamon qui lui apprit jouer de divers instruments et composer des Vers. Il eut une jeunesse dure, avait la passion de la critique, lamour de la fodalit et une vritable haine pour lamour courtois qui, disait-il, avait amolli et perverti les murs, transformant les guerriers en coureurs de femmes. Tout son talent passa dans ses satires et lon redoutait fort ses attaques, qui lui valurent une grande renomme. Il est pre, loquent et original dans ses images autant que dans sa forme. Sa posie, par horreur de la facilit, recherche les constructions difficiles et il passe par linventeur du trobar clus . Il ne nous reste de lui que 43 pomes, mais ils suffisent pour lui assurer une place de choix parmi les troubadours. Je vous dirai sans hsitation (Dirai vos senes duptansa) () Lamour va comme ltincelle / qui couve le feu sous la suie/ brle le bois et la paille / coutez / il ne sait plus o senfuir celui que dvore le feu Je dirai damour les grimaces / ici regarde et l guigne / ici embrasse ici grimace / coutez / il sera plus droit que ligne avant que je lui sois familier

28 Amour autrefois tait droit / maintenant tordu brch / et il a pris cette devise / coutez / o il ne peut mordre il lche plus prement que le chat () Croyez-vous que je ne connais pas / dAmour sil est aveugle ou louche / ses mots il les lisse il les polit / coutez / il pique plus suavement que mouche / mais plus difficilement on gurit Qui sur jugement de femme se rgle / il est juste que mal lui en vienne / comme lEcriture nous lenseigne / coutez / et le malheur vous en viendra / tous si vous ne vous en gardez Marcabru fils de Marcabrune / fut engendr sous telle lune / quil sait damour comme il sgrne / coutez / jamais il nen aima aucune / ni daucune il ne fut aim. 4. 5. Bertran de BORN - troubadour prigourdin, n probablement v. 1137-1140, mort v. 1208. Bertran de Born fut un chtelain de lvch de Prigord, seigneur dun chteau qui avait nom Hautefort. Il fut tout le temps en guerre avec tous ses voisins avec le comte de Prigord avec le vicomte de Limoges et son frre Constantin et avec Richart tant quil fut comte de Poitiers. Bon chevalier il fut et bon guerrier et bon amoureux et bon troubadour et savant et bien parlant et il sut bien affronter le bon comme le mauvais sort. Il dominait toutes les fois quil le voulait le roi Henri et son fils et il voulut tout le temps quils fussent en guerre lun contre lautre, le pre et le fils et le frre. Et tout le temps il voulut que le roi de France et le roi dAngleterre fussent en guerre ensemble. Et sils taient en paix ou en trve alors il essayait par ses sirventes de dfaire la paix et de montrer comment chacun deux tait dshonor en cette paix. Ainsi en eut-il de grands biens et de grands maux. Ses posies, au nombre dune quarantaine, comprennent des pomes damour sans grand intrt, et surtout des sirventes politiques, moraux et guerriers, tout embrass par la passion qui agitait lauteur ds quil sagissait de guerre, de coups dpe (de carnage et de riche butin). Cest par l que sa posie, chappant aux motifs conventionnels et monotones de lamour courtois, est originale et charge dintensit. Il a un style qui lui est propre : rapide, concis, plein de force dans lexpression et les images. Cette rputation guerrire de Bertran est atteste par ses biographes. Ce qui fait la valeur de ses sirventes, cest la description du spectacle de la guerre avec les couleurs, les sons, les mouvements. Les casques brillent au soleil, et aussi les boucliers, les insignes, des tendards claquent dans la plaine. Le campement est endormi. Les chevaux hennissent, et cest pour le pote un bruit plus doux que la viole du jongleur. Bertran de Born excelle aussi peindre la vie fastueuse des cours : festins ou chasses, chevaliers ou belles dames ; le spectacle est toujours dcrit avec un ralisme intense qui contraste avec la manire habituelle des troubadours. Ex. Jaime le temps gai de Pques / Be-m platz lo gais temps de Pascor Jaime le temps gai de Pques / qui fait feuilles et fleurs venir / et jaime quand jentends la jubilation / des oiseaux qui font retentir / leur chant dans le bocage / et jaime quand je vois sur les prs tentes et pavillons dresss / et jai grande allgresse / quand je vois dans la campagne rangs /chevaliers et chevaux arms Jaime quand les claireurs / font fuir les gens avec leurs biens / jaime quand je vois derrire eux / une troupe de soldats accourir / jaime en mon cur / voir de forts chteaux

29 assigs / les remparts rompus et effondrs / voir larme sur la rive toute entoure close de fosss / et lisses de forts pieux serrs Jaime que le seigneur / soit le premier lattaque / cheval arms sans peur / quil rende les siens audacieux / de sa vaillance et bravoure / et quand vient la mle / que chacun soit prt volontiers le suivre / car nul nest estim / qui na reu et donn de coups Masses darmes pes heaumes de couleurs / cus trous et rompus / nous verrons ds que commence la lutte / vassaux ensemble frapper / et sen iront laventure / les chevaux des morts et des blesss / ds quil sera entr en la lutte / chaque homme de notre paratge / ne doit en autre chose penser / qu fendre les ttes et les bras / mieux vaut tre mort que vivre vaincu Je dis que rien na tant de saveur / manger ni boire ni dormir / que dentendre crier eux / des deux cts et hennir / les chevaux des cavaliers dans lombre / et crier laide laide voir tomber dans les fosss / petits ou grands dans lherbe voir les morts qui ont au flanc / le fer des lances avec les oriflammes Barons mettez en gage / chteaux villes et cits plutt que de cesser la guerre () 4. 6. Arnaud DANIEL Troubadour prigourdin qui vcut dans la seconde moiti du XIIe s. et le dbut du XIIIe s. Mais nous ne connaissons rien de sa vie, en dehors de ce que nous raconte une ancienne biographie provenale. Daprs celle-ci, il serait n Ribrac, dans le Prigord, au sein dune noble famille ; il aima, sans dailleurs obtenir ses faveurs, une grande dame de Gascogne : Arnaut Daniel fut de cette rgion dont fut Arnaut de Mareuil, de lvch de Prigord dun chteau qui a nom Ribrac et fut noble. Et il apprit bien les lettres et se dlecta en le trobar. Et il abandonna les lettres et se fit jongleur et il prit une manire de trobar en rimes chres si bien que ses chansons ne sont pas lgres entendre ni apprendre. Et il aima une haute dame de Gascogne femme dEn Guillem de Buovilla mais il na pas t cru que la dame lui fit plaisir en droit damour cest pourquoi il dit : Je suis Arnaut qui amasse le vent et chasse le livre avec le buf et nage contre le courant . Nous avons de lui dix-huit posies qui toutes, sauf une, traitent uniquement damour. Lune delles se caractrise par une forme strophique complexe, connue sous le nom de sextine, qui a t reprise par Dante et Ptrarque. Arnaud Daniel est en effet le plus illustre reprsentant du trobar clus (lobscurit du propos), et mieux encore du trobar ric (rimes rares et difficiles) qui en est le terme le plus raffin. Il eut une matrise exceptionnelle de la langue. Dune part, il dfinit et labore sa forme par un patient travail de polissage, et dautre part