foules intelligentes

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L’association des microprocesseurs de l’accès Internet généralisé et des technologies mobiles est à l’origine de la nouvelle révolution sociale. Foules Intelligentes ( Smart Mobs) est né de cette intuition. Ce livre qui fait date décrit comment des groupes importants dispersés géographiquement et connectés par des technologies simples ( téléphone mobile SMS e-mail web…) peuvent être réunis rapidement pour agir collectivement. L’auteur montre les possibilités mais aussi les dangers de l’innovation dans les communications.Depuis les « Lovegeties » au japon qui s’allument lorsqu’un partenaire est dans les parages jusqu’au renversement de régimes répressifs au Philippines ou au Soudan par des activistes armés de téléphone mobile en passant par les terroristes qui se coordonnent par des messages codés ces « Foules Intelligentes » représentent une nouvelle forme de connexion fondamentalement différente.

TRANSCRIPT

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L’épiphanie de Shibuya

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Howard Rheingold

Foules Intelligentes

La nouvelle révolution sociale

Traduit de l’américain par

Pierre-Emmanuel Brugeron

M21 Editions

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V1.0 - ISBN: 2-9520514-2-9

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

Titre original : Smart Mobs Editeur original : Perseus Books

ISBN : 0-7382-0608-3 Copyright (c) Howard Rheingold

Traduction : copyright (c) M21 Editions 2005

M21 Editions

Paris m21editions.com

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Depuis plus de vingt ans, Howard Rheingold annonce aux Etats-Unis les bonds technologiques à venir,

depuis les interfaces graphiques en 85, le virtuel en 93 et les communautés en 1995 avec des livres à succès

dont Virtual Reality (Réalité virtuelle) en 1993 et The Virtual Community (les Communautés virtuelles) en

1995 (plus de 100.000 exemplaires vendus).

Howard Rheingold voyage autour du monde en observant et écrivant sur les tendances émergeantes de

l’informatique, des communications ou de la culture. Il a été fondateur et éditeur de HotWired, éditeur de The

Millennium Whole Earth Catalog et responsable en ligne de la communauté The Well.

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L’épiphanie de Shibuya

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Préface : mobilités et communautés

Pour beaucoup de professionnels des nouvelles technologies, Howard Rheingold est la pythie qui annonce les prochaines révolutions : l’ordinateur personnel associé aux interfaces graphiques en 1985, l’internet et les communautés virtuelles en 1993. En traversant le carrefour de Shibuya, à Tokyo, au milieu d’une marée humaine aux yeux rivés sur ses portables, Rheingold a connu sa troisième épiphanie (le mot est de lui) : l’association du microprocesseur, de l’internet et des technologies mobiles sera à l’origine de "la prochaine révolution sociale". Smart Mobs, le livre, est né de cette intuition.

La méthode Rheingold consiste à considérer un ensemble de tendances technologiques et sociales et à réfléchir ce que leur combinaison produit de neuf : la multiplication des puces dans l’environnement, les objets, les corps ; l’omniprésence des réseaux sans fil ; les technologies de géolocalisation ; les protocoles techniques et sociaux de connexion “de pair à pair", qu’il s’agisse de la mise en réseau d’appareils sans fil, du partage de disques durs ou de puissances de calcul, ou de réseaux de personnes ; la maturation des outils et des pratiques communautaires, tant dans la sphère non marchande (les communautés du “libre", les blogs…) que dans l’espace marchand (les systèmes de réputation d’eBay ou d’Amazon)… Tout cela compose "une infrastructure qui rend possible certaines actions humaines qui ne l’étaient pas auparavant."

Howard Rheingold s’embarque alors dans un passionnant voyage autour du monde, de laboratoire en entreprise, de savant fou en militant associatif, à la recherche des techniques et des pratiques innovantes qui associent communications mobiles et pratiques sociales. Il en ramène deux grandes conclusions, à la fois fondamentalement convaincantes et sources de débats.

Première conclusion: "Les mondes virtuel, physique et social entrent en collision, fusionnent et se coordonnent." Le numérique s’enracine dans le monde physique, l’échange virtuel accompagne, prépare, suit l’échange physique – et vice-versa. Rheingold est l’un des premiers à diagnostiquer cette transformation fondamentale avec autant d’acuité. Mais pour lui, le sens de la transformation est clair : “Les dispositifs de communication mobiles se transforment en télécommandes du monde réel".

On peut penser que l’inverse est tout aussi vrai. Ceux qui installent des réseaux sans fil savent bien combien les contraintes physiques et sociales du monde "réel" structurent leur activité : les murs, les distances, les reliefs, mais aussi l’esthétique des lieux, la proximité des antennes, les problèmes de brouillage, la sécurité, l’ambiance, la coexistence entre les usagers d’un même espace… De même, les pratiques de communication en ligne, fixes ou mobiles, s’insèrent-elles dans un réseau dense de pratiques et de codes sociaux qui digèrent les technologies en même temps que celles-ci agissent sur eux. L’apport des sciences sociales ne saurait consister en la seule analyse des "impacts des technologies", comme si rien n’impactait la technologie…

Le premier chapitre, nourri de recherches japonaises et finlandaises, annonce ainsi une prise en compte des dynamiques sociales qui cède vite la place à la fascination (justifiée) vis-à-vis des inventions, des concepts et des idées portées par les penseurs, chercheurs et entrepreneurs que Rheingold va dénicher aux quatre coins du monde.

Seconde conclusion : les technologies permettent désormais "d’agir ensemble de manières nouvelles et dans des circonstances où l’action collective n’était pas possible auparavant". C’est ici qu’arrivent les smart mobs, ou foules intelligentes, qui se composent "de personnes capables d’agir ensemble sans même se connaître". Rheingold considère que "l’histoire des sociétés humaines est celle d’un progrès tiré par l’action collective". Le chapitre 2, "Technologies de la coopération", appelle à la rescousse la théorie des jeux, l’économie expérimentale et les neurosciences pour démontrer que la collaboration peut s’avérer plus productive que la poursuite à courte vue de l’intérêt personnel et d’autre part, que les individus sont plus altruistes (ou coopératifs) qu’on ne le croît. Les technologies sur lesquelles s’appuient les smart mobs seraient alors en mesure de révéler ce potentiel de collaboration à lui-même, et de faire émerger de nouveaux biens communs.

On peut apprécier la perspective tout en l’interrogeant. Si le lien pratique entre les technologies décrites et l’émergence de nouvelles pratiques collectives apparaît clairement (le chapitre 5 sur les systèmes de réputation – eBay, Slashdot – comme facteurs de coopération à grande échelle, est particulièrement intéressant), il semble parfois difficile de classer toutes ces pratiques sous le vocable, évidemment connoté, de "Coopération". Entre un réseau de blogs, le partage de morceaux musicaux sur un réseau de pair à pair, l’installation d’un réseau Wi-Fi de quartier, le commentaire d’ouvrages sur Amazon et l’"essaim" d’adolescents en mouvement dans la ville, les démarches sont-elles si semblables ? La proximité des principes techniques entraîne-t-elle mécaniquement celle des démarches sociales ? Ne confond-on pas, parfois, des pratiques qui relèvent de la construction collective, de la consommation ou encore de la relation personnelle ou communautaire ?

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Autrement dit, ce n’est pas nier la vitalité ni l’importance de ces phénomènes que de considérer que quelques manifestations réussies, une élection gagnée grâce aux SMS, une blogosphère et une trentaine de flashmobs (au départ largement composées de lecteurs de Rheingold, dans un intéressant phénomène de prophétie auto-réalisée), ne font pas nécessairement une "révolution sociale".

Howard Rheingold en est conscient, qui soulève à plusieurs reprises des questions nécessaires. Les risques qu’il souligne méritent réflexion : surveillance généralisée, disparition de la sphère privée concomitante avec la privatisation de l’espace public, nouvelles formes d’incivilité et de criminalité, tyrannie de la connexion et de l’urgence… Après beaucoup d’autres, il décrit aussi le conflit toujours vif entre une approche "média", qui considère l’utilisateur avant tout comme un consommateur, et un monde plus ouvert, dans lequel l’innovation émerge des utilisateurs eux-mêmes, auxquels les technologies confèrent un pouvoir nouveau d’initiative et de création.

Foisonnant, écrit dans une langue fluide, Smart Mobs est un livre passionnant autant pour ce qu’il contient que pour ce qu’il ne contient pas. Rheingold s’intéresse à tout ; il ouvre une piste nouvelle toutes les deux pages. Son livre contraindra ceux qui cherchent à comprendre la "société de l’information" à reprendre nombre de leurs analyses qui datent du temps où l’internet se pensait comme un monde à part. Il donnera aussi – nous l’espérons – envie à ses lecteurs d’en combler les inévitables lacunes. Avec, d’ailleurs, le soutien de l’auteur lui-même, qui a fait de son blog smartmobs.com une mine d’information et de discussions, une petite foule intelligente qui réfléchit aux smart mobs.

Daniel Kaplan

Délégué général de la Fondation Internet Nouvelle Génération (FING)

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A Hannah Geraldine Rheingold, ma mère et professeur qui m’autorisa à colorier en dépassant les lignes :

Merci, maman.

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Remerciements Aux personnes suivantes : merci ! Jamais je n’aurais accompli cela sans vous. Marc A. Smith m’a convaincu que je pourrais tirer un livre de nos conversations sur la coopération, la

communication et l’informatique ; il m’a ensuite soutenu, m’a inspiré, m’a aidé et m’a suivi durant les deux années que me prit ce livre.

Kevin Kelly, qui a patiemment suivi, conseillé et aidé mes travaux pendant plus de dix ans, me suggéra de transformer l’un des noms de chapitres en titre de cet ouvrage.

Mon agent, John Brockman, qui ne se contente pas de n’importe quoi, rejeta mes deux premières propositions, avant de me trouver un éditeur qui comprenne ce que j’essayais de faire.

Nick Philipson, de Perseus Books, fut le héraut de ce livre depuis le début. C’est notre premier ouvrage ensemble, et j’espère que ce n’est pas le dernier.

Moya Mason, chercheuse extraordinaire, a été intelligente, incisive, méticuleuse, créative, perfectionniste et confiante. C’est notre second ouvrage ensemble, et j’espère que ce n’est pas le dernier.

Bryan Alexander, Timothy Burke, Charles Cameron, Peter Feltham, Gary Jones, Jim Lai et Michael Wilson furent les meilleurs conseillers, les plus intelligents lecteurs et les plus francs. Merci !

Joanna Lemola à Helsinki ; Mimi Ito, Joi Ito et Justin Hall à Tokyo ; Judith Donath à Cambridge et Michael Thomsen à Stockholm furent des guides aux conseils inestimables, qui me permirent d’aborder les cultures émergentes de leurs parties du monde. Tim Pozar et Robert Heverly me guidèrent à travers les complexités des technologies sans fils et de leur régulation. Lawrence Lessig me permit d’observer les tentatives de fermeture des champs communs d’innovation de l’Internet. David Reed me montra les connexions capitales entre les réseaux sociaux, les réseaux de communication et la corne d’abondance des communautés qu’ils rendent possible.

Les membres de la communauté Brainstorms, aussi bien virtuels que réels, m’ont permit de garder un peu de santé mentale pendant ces mois passés dans mon bureau.

Judy et Mamie Rheingold : Sans vous, quel intérêt ?

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Introduction : Comment reconnaître le futur lorsqu’il

vous tombe dessus Les premiers signes du changement à venir me sont apparus durant un après-midi de printemps en

l’an 2000. C’est à ce moment là que j’ai commencé à remarquer des passants, dans les rues de Tokyo, regardant fixement leur téléphone portable au lieu de parler dedans. La vue de cette nouvelle habitude, aujourd'hui une banalité dans la plupart des pays, me rappela cette sensation que j’avais déjà expérimentée par le passé - cette intuition immédiate qu’une technologie était sur le point de changer ma vie d’une façon à peine imaginable. Depuis, l’échange de SMS a conduit à la formation de sous-cultures, en Europe et en Asie. La façon dont les gens utilisent ces messages-textes a joué un rôle dans la chute d’au moins un gouvernement. Les rituels amoureux des adolescents, l’activisme politique ainsi que la direction d’entreprise ont été modifiés d’une façon totalement inattendue.

J’ai réalisé que les SMS n’étaient que les signes avant coureurs de changements bien plus profonds à venir dans les 10 prochaines années. L’importance de l’évènement observé carrefour Shibuya à Tokyo n’était que ma première rencontre avec un phénomène que j’ai appelé « foules intelligentes ». Quand j’ai pu en reconnaître les signes, j’ai commencé à les voir partout - des codes-barres jusqu’aux péages électroniques.

Les autres pièces du puzzle sont autour de nous, mais ne sont pas encore assemblées. Les puces radio conçues pour remplacer les codes-barres – les RFID – en font partie. Les bornes Internet sans fils dans les cafés, les hôtels ou la rue en font partie. Les ordinateurs personnels qui, par millions, sont utilisés pour rechercher une intelligence extraterrestre en font partie. Les notes que s’attribuent acheteurs et vendeurs sur des sites de ventes aux enchères comme eBay en font partie. Au moins une interrogation-clé sur le business model global en fait partie – comment une société japonaise comme DoCoMo est-elle capable de faire du profit grâce à une offre en constant développement de service Internet sans fils, alors que les opérateurs de téléphonie, européens comme américains, se sont débattus pour échapper à la faillite ?

Lorsque vous assemblez ces composants technologiques, économiques et sociaux, vous obtenez une infrastructure rendant possible des activités humaines jusqu’alors impossibles : les plus grands succès de l’industrie des technologies de l’information et de la communication (TIC) ne viendront ni d’un matériel, ni d’un logiciel mais de nouvelles pratiques sociales. Les changements les plus importants viendront, comme souvent, des types de relations, d’entreprises, de communautés et de marchés rendus possibles par la nouvelle infrastructure.

Les foules intelligentes sont composées d’individus capables d’agir ensemble sans se connaître. Les membres de cette foule intelligente coopèrent d’une façon inédite, grâce à ce nouveau matériel portable, capable à la fois de permettre de communiquer et de traiter des données. Leurs appareils portables se connectent à des sources d’informations présentes à proximité, ainsi qu’au téléphone de leur voisin. Des microprocesseurs standards intégrés dans la plupart des objets permettent de recouvrir mobilier, immeubles, quartiers et produits, d’un ensemble de smartifacts, cellules invisibles intercommuniquant entre elles. En connectant l’Internet aux objets et aux endroits de notre vie de tous les jours, des outils communicationnels tenant dans la main se transforment en véritables télécommandes du monde physique.

D’ici à dix ans, la plupart des grands foyers démographiques de la planète seront saturés de trillions de puces électroniques, certaines ayant la puissance d’un petit ordinateur, la plupart étant capables de communiquer entre elles. Certains de ces équipements seront des téléphones, et certains seront de superordinateurs dotés d’une puissance de calcul que seul les services de défense pouvaient acquérir il y a encore quelques années. Certains de ces équipements liront les codes RFID, et seront capables d’envoyer et de recevoir des messages grâce à des fréquences radio sécurisées. Certains équiperont des connexions

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permanentes et sans fil à Internet, et contiendront des équipements de localisation à l’échelle mondiale. Par conséquent, un grand nombre de personnes, dans les pays développés, auront en permanence sur eux un équipement leur permettant de relier des objets, des endroits ou des personnes à des contenus ou des services en ligne. Pointez votre matériel vers une plaque de rue, annoncez votre destination et contentez-vous de suivre la carte qui vient de s’afficher ; ou dirigez-le sur un livre, et profitez de la critique du Times ou de votre groupe de lecture local. Sélectionnez un restaurant, et prévenez vos amis que le service se dégrade.

Ces équipements permettront de coordonner des actions à l’autre bout de la planète, mais également, et c’est peut-être le plus important, des actions entre voisins. Ils permettront à leurs utilisateurs d’acquérir un pouvoir social inédit ainsi que de nouvelles façons de s’organiser et d’échanger précisément et instantanément. Les fortunes de demain seront bâties par des hommes capables de tirer profit de ces changements, et les fortunes d’hier s’écrouleront sous ceux qui ne comprennent pas ces mêmes changements. Comme cela s’est passé pour les PC ou la programmation, les innovations les plus importantes ne viendront pas des leaders du marché, bien établis, mais des amateurs, des alternatifs, des start-up et même des associations de passionnés. Surtout des associations de passionnés.

Bien qu’elles ne s’affirmeront pleinement que dans dix ans, les communications mobiles ainsi que l’omniprésence invisible de l’ordinateur, associés à de nouvelles formes de contrats sociaux jusqu’alors impossibles, ont déjà initié un changement dans la façon dont les gens se rencontrent, travaillent, se séduisent, se font la guerre, achètent, vendent, dirigent et créent. Ce changement peut être source de pouvoir et de bienfaits, comme il peut amplifier la marge de manœuvre des personnes aux intentions nuisibles. De nombreux petits groupes, en utilisant ce nouveau moyen pour leur bénéfice personnel, créeront un effet massif, renforçant certaines institutions déjà existantes, certains modes de vie, et en détruiront d’autres. Des effets simultanés et contradictoires sont envisageables : les individus peuvent, alors qu’ils gagnent de nouveaux pouvoirs, perdre d’anciennes libertés. De nouveaux biens publics peuvent apparaître, comme les anciens peuvent disparaître.

Lorsque j’ai commencé à me renseigner sur l’usage des téléphones portables à Tokyo, j’ai découvert que le carrefour Shibuya était la plus grande concentration de téléphones au monde : 80% des 1500 personnes qui traversent cette place à chaque feu rouge possèdent un téléphone portable1. J’ai pris cette coïncidence comme preuve que je suivais la bonne voie, bien que l’objet de ma recherche me soit resté très vague. Je ne m’étais pas encore rendu compte que mon étude n’était plus la quête de preuves à propos d’un changement dans les pratiques sociales liées aux nouvelles technologies, mais un départ à travers le monde pour traquer la forme même du futur.

J’ai réalisé que ces adolescents, comme tant d’autres personnes au Japon, qui fixaient leur téléphone en survolant les touches de leurs pouces, s’envoyaient des SMS : des mots, ainsi que des images simples – des messages, sortes d’e-mails courts, échangés instantanément et lisibles à toute heure. En regardant les caractéristiques techniques du « texting » par téléphone, ce qui a fini par être son nom dans certaines régions du monde, j’ai compris que ces jeunes rédacteurs de messages se baladaient avec une connexion Internet permanente dans le creux de leur paume. Mon intuition de départ se transforma en vraie piste. Lorsque vous avez une connexion permanente au Net, vous avez accès à une véritable aubaine plus qu’à simple un moyen de communication.

Un problème de taille se pose à ceux qui réalisent les possibilités inhérentes à un Internet mobile : le pouvoir potentiel d’une connexion entre un équipement portable et Internet a été récemment mis en lumière, sinon à la mode, mais, à l’exception de DoCoMo, aucune société n’a su tirer un quelconque profit d’un système d’Internet sans fil. L’explosion de la bulle Internet en 2001, ainsi que la très forte baisse de valeur des sociétés de télécommunication ont posé la question suivante : existe-t-il une société, ayant à la fois le capital et la jugeote pour ouvrir la téléphonie mobile au monde d’Internet et en tirer profit ?

Prévoir le potentiel d’un Internet sans fil est la partie facile. Je sais qu’on doit s’attendre à l’inattendu quand des technologies, autrefois séparées, se rejoignent. Dans les années 80, des écrans ressemblant à des télévisions, associés à des calculateurs miniaturisés se combinèrent pour créer une technologie aux propriétés inédites : les ordinateurs personnels, ou PC. En vingt ans, les ordinateurs personnels connurent une expansion inouïe. Aujourd'hui, les ordinateurs de poche sont des milliers de fois plus puissants que le premier micro Apple. Puis les PC se combinèrent aux réseaux de télécommunications, se multiplièrent, et créèrent Internet, aux propriétés spécifiques à cette combinaison. Une fois de plus, ce nouveau média se développa très rapidement ; ma connexion Internet est aujourd’hui mille fois plus rapide que mon modem dans les années 80. Puis le Web permit, à la fin des années 90, une interface visuelle au Net, s’ouvrant ainsi à des centaines de millions d’utilisateurs. Dans cette spirale de changement technologique, économique et sociaux s’accélérant sans cesse, qu’est-ce qui vient après ?

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Ce qui vient après tout cela, c’est le Net mobile. Entre 2000 et 2010, le réseau social de moyens de communications mobiles rejoindra le pouvoir de traitement de l’information des ordinateurs en réseau. Le point critique a eu lieu peu après 2003, depuis que les équipements portables reliés à Internet sont plus nombreux que les PC2. Si la période de transition que nous traversons pendant la première décennie du XXIème siècle ressemble à l’avènement des ordinateurs personnels et de l’Internet, la nouvelle forme d’organisation rendue possible par la technologie s’avérera être un média absolument inédit, et non uniquement un moyen de se tenir au courant des cours de la Bourse ou de ses messages dans le train, ou de surfer sur le Web en marchant dans la rue. L’Internet mobile, quand il sera vraiment présent, ne sera pas juste un moyen de faire des choses en étant mobile, il permettra de faire des choses jusqu’alors totalement irréalisables.

Ceux qui se souviennent de ce à quoi ressemblaient les téléphones portables il y a 5 ans ont une idée de la vitesse à laquelle évolue la technologie portable. Aujourd’hui, les portables ne sont pas que des versions plus légères et plus petites de leurs ancêtres, ils sont de petits terminaux Internet. Je suis retourné à Tokyo un an après avoir remarqué ces passants écrivant leurs messages sur de minuscules écrans noir et blanc. Lors de ma dernière visite, durant l’automne 2001, j’ai pu participer à une visioconférence en couleur grâce à la version actuelle des téléphones de 3ème génération, multimédia et haut débit. Probablement bien plus importante que l’apparition de la couleur sur les écrans, la localisation de l’appareil a fait son apparition, permettant au téléphone de situer à quelques mètres près sur quel continent il est, dans quel quartier et dans quelle pièce.

Ces avancées techniques, la mobilité, le multimédia ou la localisation, ne font pas que s’additionner, leurs capacités se multiplient entre elles tandis que leur prix baisse incroyablement. Comme nous le verrons plus tard, les principes directeurs des équipements portables, connectés à Internet et sensibles à leur environnement obéissent à la loi de Moore (les puces d’ordinateurs voient leur prix baisser en même temps que leur puissance augmenter), à la loi de Metcalfe (le pouvoir utile d’un réseau augmente d’autant plus vite que le nombre de maillons de ce réseau augmente), et à la loi de Reed (le pouvoir d’un réseau augmente en rapport avec le nombre de groupes d’individus capables de l’utiliser). La loi de Moore a dirigé l’industrie du PC, ainsi que les changements sociaux qui en ont résulté. La loi de Metcalfe dirigea le déploiement d’Internet et la loi de Reed dirigera le développement de l’Internet mobile et omniprésent.

Le marché du matériel portable est destiné à suivre le même chemin que les PC entre 1980 et 1990, c'est-à-dire un saut, un passage du gadget pratique utilisé par une sous-culture à une technologie révolutionnaire capable de changer tous les aspects de la société. Les avancées technologiques permettant un tel saut sont déjà prêtes, et l’infrastructure les connectant l’est presque.

Après un petit temps de récupération, conséquence de l’éclatement de la bulle des télécommunications, l’infrastructure nécessaire à une communication basée sur Internet, mondiale et sans fil est arrivée au stade de développement final. Ma vidéoconférence par téléphone à Tokyo est la preuve qu’un réseau sans fil à haut débit pouvait se connecter à un appareil portable, me permettant ainsi de recevoir un contenu multimédia dans le creux de la main. L’étape la plus importante pour les sociétés qui déploieront ses technologies et en tireront du profit n’a rien à voir avec les microprocesseurs et les puces, il s’agit uniquement de business models, de communautés de développeurs et de chaîne de valeurs. Le problème n’est plus de construire les outils. Il est de savoir ce qu’en feront les gens.

Comment l’humain réagira-t-il lorsque les appareils qu’il tient à la main, transporte dans sa poche ou porte dans ses vêtements deviendront des superordinateurs interconnectés à travers une sorte de « super Internet » sans fil ? Quel comportement peut-on attendre des utilisateurs lorsqu’ils découvriront ces nouveaux gadgets ? Peut-on prévoir quelle société mènera les changements et détectera quel marché sera transformé ou au contraire détruit par ces mêmes changements ? Ces questions m’apparurent pour la première fois durant ce jour de printemps à Tokyo, mais je n’y avais plus prêté attention avant une autre rencontre dans la rue, à l’autre bout du monde.

Assis à une terrasse d’Helsinki, quelques mois après avoir remarqué les passants écrivant des textos grâce à leur téléphone « i-mode » au Japon, j’observais un groupe de cinq Finlandais. Trois d’entre eux avaient une vingtaine d’années, et les deux autres semblaient assez âgés pour être leurs parents. Tandis qu’il parlait à ses parents, un des jeunes baissa la tête et regarda son écran de téléphone. Il sourit et montra l’écran aux deux autres jeunes, sans pour autant le montrer aux deux adultes. La conversation continua tranquillement, apparemment sans être affectée par la scène dont je venais d’être le témoin. Quelle qu’ait pu être l’image du téléphone, il est clair que ce comportement s’inscrivait dans un code social qui m’était totalement étranger. Un nouveau code social, rendu possible par une nouvelle technologie, s’était déjà diffusé dans les normes de la société finlandaise.

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C’est à ce moment que je sentis à nouveau l’étrange impression du carrefour Shibuya. Des lignes, encore mal établies, commençaient à relier les points : mes intuitions. Au centre de mon cerveau, mon détecteur de futur passa d’un tintement discret à une sonnerie constante.

À deux reprises déjà, au cours des vingt dernières années, j’ai observé des éléments me convainquant instantanément que ma vie, ainsi que la vie de millions d’autres personnes, allait changer du tout au tout dans les années à venir. Ces deux rencontres m’entraînèrent dans une quête personnelle et intellectuelle de compréhension de ces changements potentiels. L’expérience qui motiva ma première quête fut l’impression que l’utilisation d’une interface graphique mettrait fin au monopole des programmeurs, en permettant aux autres utilisateurs d’utiliser une souris et le système « point and click ». Mon livre de 1985 “Tools for Thought : The History and Future of Mind-Expanding Technology ” présentait ma réflexion selon laquelle l’ordinateur personnel rendrait possible une expansion créative et intellectuelle comparable aux changements dus à l’imprimerie3.

À force d’écrire à propos de ces gadgets décuplant les capacités de l’esprit, ils finirent par faire partie de ma vie. Mon PC devint une machine à écrire magique. Puis je branchais mon PC à ma ligne téléphonique et pénétrais le cyberespace social. Je passai de plus en plus de temps à lire des bulletins, des newsletters, des mailing lists ou des forums de discussion. Mon livre de 1993, « The Virtual Community », avait pour objet le phénomène social émergent lors des premières années de l’ère Internet4. Grâce à ces expériences passées, j’étais prêt à faire attention, ce jour de mai 2000, aux passants de Tokyo survolant les touches du clavier de leurs portables.

Nous ne voyons que les toutes premières esquisses du comportement provoqué par les téléphones portables – les légions grossières, discutaillant dans leur portable ou dans leur oreillette en marchant, en conduisant ou en s’asseyant au concert, les menottes électroniques qui transforment chaque endroit en bureau, et la journée entière en temps de travail. Et si tout cela n’était en réalité que les signes avant-coureurs d’une révolution à venir ? Mon expérience passée des changements technologiques me force à voir les conséquences des télécommunications mobiles comme un raz-de-marée social. En voici quelques signes :

Les foules intelligentes du « People Power II » à Manille qui ont renversé le président Estrada en 2001

organisaient leurs manifestations en se transférant des SMS5. Un site Web, http://www.upoc.com, permet aux fans de suivre en temps réel leurs idoles grâce à un

système de réseau téléphonique organisé sur Internet. Un autre système permet également aux journalistes d’effectuer des interviews à la volée très rapidement. Ce site permet d’organiser facilement des communautés d’intérêt sous forme de tribus téléphoniques.

À Helsinki et à Tokyo, vous pouvez commander dans des distributeurs grâce à votre téléphone. Vous pouvez également recevoir votre itinéraire sur votre organiseur de poche6.

Les utilisateurs de « Lovegety » au Japon se voient proposer de potentiels rendez-vous amoureux lorsque leur détecteur reconnaît un autre utilisateur de « Lovegety » dans la zone et correspondants aux caractéristiques recherchées. Ce système de rencontre basé sur la proximité est désormais disponible dans certains services téléphoniques7.

Lorsque je ne l’utilise pas, mon ordinateur personnel recherche des signes d’intelligence extraterrestre. Je fais partie de ces millions de personnes qui prêtent leur ordinateur à un système coopératif – distribuant des bouts de calculs par Internet, les traitant sur notre PC lorsqu’il est en veille, et assemblant les résultats sur le Net. Cette mise en commun de la puissance de calcul forme un superordinateur capable de percer des codes, de participer aux recherches médicales ou de produire un film d’animation8.

Les citoyens des Philippines, les fans de stars new-yorkaises, les organiseurs de poches capables de se

situer, les portefeuilles électroniques et les réseaux sans fils, les utilisateurs de Lovegety, la mise en commun d’une puissance de calcul, ont tous quelque chose en commun : ils permettent aux gens d’agir ensemble d’une nouvelle manière, et dans des situations où une action collective n’était pas possible. Une convergence inattendue de technologies propose de nouvelles réponses à la question fondamentale de la civilisation : comment des individus en compétition peuvent-ils apprendre à travailler ensemble ?

Comme l’indique leur nom, les foules intelligentes ne sont pas toujours positives. [NDT : Jeu sur le double sens de « Mobs » en anglais, à la fois pègre et foules.] La voyoucratie et les foules en colère continuent à engendrer des atrocités. Cette même convergence technologique qui permet d’ouvrir de nouvelles perspectives de coopération permet également l’avènement d’une surveillance économique universelle. Elle rend puissant le sanguinaire comme l’altruiste. Comme lors de chaque révolution technologique, la convergence des réseaux sans fils et de la communication permettra à l’homme d’améliorer sa vie, d’accroître sa liberté dans un certain sens, comme de la réduire dans un autre. Une même technologie a le potentiel d’être

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à la fois un outil de contrôle social et un moyen de résistance. Même les effets bénéfiques auront des effets secondaires.

Nous évoluons rapidement vers un monde dans lequel un mécanisme d’espionnage est placé dans chaque objet que nous croisons. Alors que nous laissions des traces digitales de nos vies privées, par les cartes de crédit ou les navigateurs Web d’aujourd’hui, les équipements portables de demain diffuseront un nuage d’information à des ordinateurs invisibles où que nous soyons. Nous vivons les dernières années de l’ère précédant la mise en place systématique de capteurs autour de nous. La mise en place scientifique et économique des bases de l’omniprésence informatique a commencé il y a des décennies, mais les effets sociaux n’apparaissent que maintenant. Les mondes virtuels, sociaux et physiques s’entrechoquent, se mélangent et s’organisent.

Ne vous méprenez pas sur mes prévisions vis-à-vis du pouvoir de la technologie à venir en y voyant un enthousiasme aveugle. Mon but n’est pas d’inciter les gens à embrasser ce nouveau système sans notion critique, mais au contraire, j’incite à se renseigner utilement sur ce qui nous attend. L’opportunité de réfléchir sur les implications sociales est à saisir maintenant, lorsque ce nouveau régime technologique émerge, et non une fois que toute notre vie est modifiée et réordonnée.

Les réseaux sociaux sont les activités humaines profitant des infrastructures de communications des câbles et des puces. Lorsque la communication sociale sur Internet s’est largement répandue, les gens ont commencé à se marier après s’être rencontrés en ligne. Ils ont formé des groupes de soutien et des coalitions politiques en ligne. Les nouvelles formes sociales de la fin du 20ème siècle se développèrent grâce à la capacité d’Internet à offrir une communication many-to-many. Les nouvelles formes sociales du début du 21ème siècle pourraient permettre aux individus d’utiliser la puissance des réseaux sociaux pour y inclure des personnes qu’ils ne connaissent pas encore, mais en qui ils ont confiance.

Depuis Tokyo et Helsinki, j’ai enquêté sur la rencontre entre le matériel portable, omniprésent, doté d’une fonction de localisation et intercommuniquant et les pratiques sociales, ce qui rend une technologie utile à un individu comme à un groupe.

Le premier élément de ces pratiques sociales est le « système de réputation », un processus de gestion de la confiance assistée par ordinateur. Le pouvoir des foules intelligentes vient en partie de la façon dont des pratiques sociales traditionnelles touchant à la confiance et à la coopération sont reprises par les nouvelles technologies de communication et de traitement des données.

Dans ce monde à venir, l’action de se réunir et de se rassembler, droit fondamental des sociétés libres, pourrait changer radicalement à partir du moment où chacun sera capable de savoir qui, dans son entourage, est susceptible d’acheter ce qu’il a à vendre, de vendre ce qu’il veut acheter, savoir ce qu’il veut savoir et veut faire la même rencontre sexuelle ou politique que lui. Alors que les événements en ligne sont liés au monde physique, le pouvoir des États et les corporations s’accroîtra plus sur la base de notre comportement et de nos croyances qu’ils ne le font aujourd'hui. En même temps, les citoyens découvriront de nouvelles façons de se réunir et de résister à ces puissantes institutions. Une nouvelle forme de fracture digitale de 10 ans séparera ceux qui savent se servir d’un nouveau média pour se réunir de ceux qui ne savent pas.

Savoir qui croire, et comment, va devenir de plus en plus important (et c’est devenu de plus en plus important depuis longtemps). Se regrouper, du lynchage à la démocratie, relève de l’action collective. Au centre de l’action collective on trouve la réputation, les histoires que chacun d’entre nous transporte et que les autres inspectent machinalement pour estimer notre capacité, de la conversation au prêt d’argent. Le système de réputation est fondamental dans la vie sociale depuis longtemps. Dans les microsociétés, tout le monde sait tout à propos de tout le monde et la biographie de chacun est un livre ouvert, rarement sujet à débat. Cela nous permet de nous tenir au courant de qui croire, qui est crû par les autres, qui est important et qui décide de l’importance.

Les systèmes de réputation en ligne d’aujourd’hui sont des technologies informatiques permettant de nouvelles et puissantes manipulations d’une vieille et essentielle caractéristique humaine. Notez le développement de sites comme eBay (vente aux enchères), Epinions (avis de consommateurs), Amazon (vente de livres, CD et matériel électronique), Slashdot (discussion) et Plastic (discussion et édition), construits autour de la contribution de millions de consommateurs, amélioré par un système de réputation qui garantit la qualité du contenu et des transactions assurées par ces sites9. Dans ce modèle marchand, le consommateur est également producteur de ce qu’il consomme, la valeur du marché augmentant avec le nombre d’utilisateurs, et l’opinion globale des utilisateurs fournissant une mesure de la confiance nécessaire à l’épanouissement des transactions et du marché sur le cyberespace.

Le système de réputation d’eBay permet au futur enchérisseur d’avoir une idée de suivi et de confiance plus rassurante que l’anonymat du vendeur à qui l’on poste un chèque. La notation des experts d’ePinions rend visible l’expérience qu’ont pu avoir les autres en suivant les conseils de ces mêmes experts. Le système des

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Points de Karma, attribués par les modérateurs de Slashdot, permet de mettre en lumière les articles particulièrement enrichissants, drôles ou pratiques d’une conversation en ligne.

L’équipement sans fils introduira ces systèmes de confiance dans les moindres recoins du monde social, bien plus loin que les bureaux auxquels ils sont pour l’instant attachés. Alors que le prix des expertises dans les domaines de la communication et de la gestion sociale baisse, ces équipements permettront à chacun d’organiser soi-même une aide collective. Il est aujourd’hui possible, par exemple, de créer un service me permettant de dire, à mon téléphone : « Je suis sur la route du bureau. Qui est sur ma route et va dans la même direction que moi en ce moment, et, parmi eux, qui est recommandé par mes amis les plus fiables? »

Les technologies de communication mobile, et les régimes politiques en limitant l’usage, sont un composant clé de l’infrastructure des foules intelligentes. Entre autres aventures durant ma quête, j’ai pu, dans un restaurant de Stockholm et dans le hall d’un immeuble de bureau de San Francisco, me connecter à un réseau sans fil public ou non protégé d’où j’ai pu brancher mon ordinateur portable sur Internet. Des groupements de passionnés d’Internet pourront-ils créer un réseau gratuit capable de rivaliser avec les fournisseurs d’accès établis ?

Au Quatrième Chapitre, je mettrais en relation l’absence de lieu des communications sans fil et la structure des puces d’ordinateurs mises en réseau qui commencent à infiltrer les immeubles, les objets et même les vêtements. Même si les ordinateurs omniprésents et portés comme des vêtements sont prédits depuis plus d’une décennie, leurs composants ne sont bon marché que depuis peu, ce qui permet d’imaginer une vague de changement. Après des années de prototypes, les vêtements-ordinateurs sont sur le point de devenir des objets de mode. Les premières « communautés d’utilisateurs d’ordinateurs portés » apparaissent.

Les chapitres qui suivent sont le récit de mon enquête dans les pratiques technologiques et les théories sociales, et mon investigation sur les savoirs nécessaires à la modification de ces pratiques technologiques. Je m’intéresserai à une théorie de l’évolution des équipements mobiles, à l’ordinateur omniprésent futur, au pouvoir du partage en peer-to-peer, aux idées de coopération et de science de la réputation. J’examinerai le modèle marchand de l’Internet sans fil, ou son absence, en démêlant le jargon geek habituellement rattaché aux débats touchant à l’Internet sans fil et à sa technologie. J’espère expliquer pourquoi l’actuelle bataille à propos du spectre électromagnétique pourrait se trouver être la plus grande rencontre entre le politique et le technologique communicationnel depuis que le Roi d’Angleterre autorisa l’imprimerie.

En examinant le potentiel des nouvelles technologies, j’espère éviter le danger de la « rhétorique de la technologie sublime », dans laquelle les incroyables propriétés des nouveaux outils sont louées sans aucun regard critique sur leur côté sombre10. Je cherche à examiner les choses à la lumière, mais aussi à en examiner les ombres.

La perte de vie privée est peut-être la plus grosse ombre au tableau des systèmes de coopération technologiques. Pour coopérer avec plus de gens, je dois en savoir plus sur eux, ce qui veut également dire qu’ils en sauront plus sur moi. Ces outils rendant possible la coopération transmettent également à un grand nombre de personnes une importante quantité d’informations personnelles sur chacun. Dans un passé récent, l’on disait que les technologies d’information digitales, telle que les bandes magnétiques des cartes de crédit, laissaient un « chemin de miettes électroniques » qui permettait de suivre un individu. Demain, ce chemin se transformera en nuage se mouvant en même temps que l’individu envoie en masse des informations à propos de lui à des appareils situés à dix mètres, à un pâté de maison ou à l’autre bout du monde. Bien qu’il y ait matière à spéculer sur le temps que cela prendra, l’on peut penser qu’en quelques décennies des appareils sans fils au faible coût s’infiltreront partout dans le monde social, facilitant le vol d’information. L’Etat-maton que redoutait Orwell semble petit jeu face à la toile panoptique dans laquelle nous nous sommes enveloppés. Des informations détaillées à propos du comportement minute par minute d’une population entière deviendront véritablement efficaces et de plus en plus précises et rapides. Des aspects à la fois très bénéfiques et très dangereux de cette nouvelle possibilité de suivi seront littéralement intégrés dans le monde qui nous entoure.

L’ « effort coopératif » est un mot qui sonne bien, et dans le meilleur des cas c’est la base des plus belles créations des civilisations humaines. Mais il peut également être nuisible, si les personnes qui coopèrent partagent des buts nuisibles. Les terroristes ainsi que la pègre ont diaboliquement réussi dans leur utilisation des tactiques des foules intelligentes. Une infrastructure technologique qui renforce la surveillance exercée sur le citoyen et facilite le terrorisme n’est pas une utopie. L’intrusion dans la vie privée et dans les libertés par l’État et ses ennemis politiques n’est pas l’unique effet négatif d’une coopération assistée par ordinateur et menée à une plus grande échelle. De profondes questions sur la qualité et le sens de la vie sont posées par la perspective de millions d’individus dont les outils de communication sont en permanence en mode « Marche », au travail ou à la maison. Considèrerons-nous la séparation des parents et des adolescents par les communications mobiles comme une attaque à la vie de famille ?

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Il y a des opportunités et des risques, et une des principales raisons pour lesquelles j’ai écrit cet ouvrage est ma foi croissante en l’idée que ce que nous comprenons du futur des foules intelligentes, et comment nous en parlons, détient le pouvoir de changer ce futur, au moins à travers un petit champ d’opportunités. Les possibilités pour l’Homme d’utiliser les infrastructures des foules intelligentes ne se limitent pas aux pires scénarios imaginables. À la place, la coopération peut faire partie des plus hautes expressions de la nature humaine. Pour balancer les possibilités pessimistes que j’ai apportées, des sociologues et des économistes soutiennent que les technologies sans fil peuvent faciliter la création de biens publics, créant par conséquent une opportunité sans précédent d’améliorer le capital social qui pourra enrichir la vie de chacun.

Alors que les anciennes notions de communautés étaient remises en question par l’émergence des réseaux sociaux du cyberespace, des idées traditionnelles sur la nature de l’espace, du lieu, sont remises au cœur du débat au moment où les ordinateurs et les outils de communications commencent à saturer l’environnement de chacun. Alors que de plus en plus de gens, dans la rue, dans les transports publics, passent du temps à parler à des personnes qui ne sont pas là physiquement, la notion d’espace public et d’autres aspects de géographie sociale sont en train de changer devant nous ; certains de ces changements bénéficieront au bien public, d’autres lui nuiront.

Avant même que ceux qui ont des implications dans la civilisation technologique de demain puissent espérer résoudre les challenges sociaux posés par les technologies des foules intelligentes, nous devons savoir sur quels sujets ils portent, ce qu’ils impliquent, et comment les aborder utilement. Je conclus cet ouvrage par un briefing stratégique pour le futur, mettant en lumière les forces et les faiblesses, les opportunités et les dangers des technologies mobiles et omniprésentes. Je crois sincèrement que notre destinée n’est pas (encore) fixée par la technologie, que notre qualité de vie ainsi que notre liberté ne doivent pas nécessairement être sacrifiées pour faire de nous des pièces plus efficaces d’une machine à produire de l’argent.

Je sais également que les utilisations bénéfiques de la technologie n’apparaîtront pas uniquement parce

que les gens l’espèrent. Ceux qui pensent avoir une influence sur le résultat doivent tout d’abord savoir quels sont les dangers et les opportunités, et comment les influer. Une telle connaissance ne garantie pas que quiconque puisse créer un monde humain et cohérent pour l’homme et ses outils. Sans une telle connaissance néanmoins, les besoins des outils de demain auront plus d’influence que les besoins humains.

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Le télégraphe, au même titre qu’Internet, a transformé les pratiques sociales et

commerciales, mais il ne pouvait être utilisé que par des opérateurs qualifiés. Ses bénéfices ne furent disponibles au grand public que lorsque le télégraphe évolua pour donner le téléphone, initialement connu sous le nom de « Télégramme parlant ». Internet aujourd’hui est encore au stage télégraphique du développement, c'est-à-dire que la complexité et la variété des PC empêchent un grand nombre d’utilisateurs de s’en servir. Le téléphone portable promet de faire à Internet ce que le téléphone a fait pour le télégraphe : le transformer en technologie réellement grand public.

Parce qu’il utilisait la même prise, le téléphone n’était au commencement perçu qu’à peine comme un télégraphe parlant, mais il s’avéra qu’il s’agissait de quelque chose de totalement nouveau. La même erreur est aujourd’hui commise avec Internet. Beaucoup de personnes attendent de l’Internet mobile la même chose que de la version câblée, la mobilité en plus, mais ils ont tort… Au lieu de cela, l’Internet mobile, bien qu’il utilise la même technologie que sa version fixe, sera quelque chose de totalement différent, et sera utilisé de manière inédite et imprévue. Tom Standage, The Internet Untethered1 [NDT : « L’Internet Sans Attache »]

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Tribus du Pouce Si vous désirez essayer la réalité virtuelle sans mettre le nez dans un ordinateur, prenez le métro jusqu’à la

station Shibuya et suivez les signes jusqu’à « Hachiko ». Arrêtez-vous à proximité de la statue, près de la sortie. Ce monument de bronze dédié à un chien fidèle est un des lieux de rendez vous favoris des habitants de Tokyo. Dans les années 20, Hachiko accompagnait le professeur Eisaboru Ueno jusqu’à cette station tous les matins, attendant ensuite le retour de son maître. Ueno manqua son rendez-vous le jour de sa mort, en 1925, ce qui n’empêcha pas son chien de venir l’y attendre jusqu’à sa propre mort en 1934. Tous les ans, le 7 mars, une manifestation est encore tenue au pied de la statue2. Une petite histoire tout à fait à propos pour un lieu de Schelling3. Au même titre que d’autres points de rendez-vous, comme l’horloge de la gare Grand Central [NDT : ou la Fontaine St-Michel à Paris], la statue de Hachiko est un point de coordination informel utilisé par les populations urbaines – un principe social défini comme essentiel à la vie de toute ville par le sociologue Thomas Schelling.

Des centaines de personnes fourmillent autour de Hachiko. Bandes et groupes se réunissent et se répandent. Les amoureux et les octets se hâtent, se synchronisent et s’en vont. Shibuya ressemble à tous les points de rendez vous étudiés par Schelling sous bien des aspects mais, à la différence de l’agora d’Athènes, certaines des personnes regroupées autour de Hachiko sont invisiblement coordonnées par des suites de messages électroniques.

De plus en plus d’usagers du carrefour de Shibuya doivent se concentrer sur trois domaines en même temps. Il y a d’abord le monde physique, où il est question d’éviter de rentrer dans son voisin. Ensuite, autour de la foule, un monde artificiel mais réel, la ville en tant qu’espace clos de la propagande publicitaire, comme la décrivait il y a plus de trente ans La Société du Spectacle4. Enfin, moins tape-à-l’œil mais tout aussi influents que les néons et les vidéos de la métropole du 21ème siècle, les canaux privés des tribus du « texting », un troisième domaine dans lequel des fragments d’une communication concise relient les personnes dans le temps et l’espace.

Mettez-vous dos à Hachiko et regardez au bout de la rue au bon moment. Vous vous verrez sur l’un des trois gigantesques écrans qui donnent sur le carrefour. Ces immenses télévisions haute définition sont, en termes de réalité virtuelle, immersives. Sur le carrefour Shibuya, vous ne faîtes pas que percevoir une publicité distrayante au son et à l’image dynamiques. Vous en faites partie.

Le carrefour fonctionne sur le principe de la mêlée. À chaque feu vert, 1500 personnes traversent depuis huit directions en même temps, réalisant une chorégraphie complexe, improvisée et collective qui réussit à éviter parfaitement l’affrontement : les passants coopèrent avec leurs voisins immédiats pour aller chacun dans une direction différente. En plus de ces négociations à réaliser en moins d’une seconde avec des inconnus en mouvement, beaucoup de passants dans la foule continuent de discuter avec des personnes situées autre part que sur ce carrefour. Lorsque je suis revenu à cet endroit un an et demi après ma première rencontre avec le texto, j’ai fait une pause au centre du carrefour pendant une douzaine de cycles de feux verts, dans le but de m’imprégner de l’harmonie de ces foules ultra-coordonnées.

Je savais que chaque régime technologique impliquait les inventeurs d’un outil, les personnes qui le fabriquent et le vendent (ainsi que leurs financiers, et les hommes politiques influencés par ces financiers) et, au final, les personnes utilisant cette technologie de manières rarement imaginées par les inventeurs, les vendeurs et les financiers. Chacun de ces groupes a une implication et un point de vue différent sur l’objet. J’ai commencé par un anthropologue, puis ai rencontré un des stratèges de l’i-mode, le service Internet sans fils japonais, le seul à avoir réussi. J’ai également parlé à des scientifiques, à des ingénieurs, à des économistes, à des entrepreneurs, des journalistes et à des personnes dans la rue.

Deux étudiantes de l’université des femmes de Showa, Tomoko Kawamura et Haruna Kamide, et moi-même furent rejoints dans les rues de Tokyo par mon ami Justin Hall, un jeune Américain de 25 ans dont la manière guillerette d’accoster des étrangers compensait sa compréhension rudimentaire de la langue japonaise. En quelques jours, nous avions abordé des dizaines d’utilisateurs de keitai (téléphones portables) lors de ce sondage révélateur, bien que guère scientifique. Nous avons commencé par les 14-20 ans, pour ensuite poursuivre avec les tranches d’âges étudiantes.

A quelques pas du métro Harajuku, La Foret est un centre commercial en hauteur destiné aux jeunes urbains. Le petit parvis devant l’entrée de l’immeuble est le lieu de convergence de la culture des fous des technologies et de mode, utilisateurs du texto et encore en pleine construction identitaire. Une des premières personnes que nous interviewions gardait son keitai en permanence dans sa poche arrière. (J’ai remarqué une prolifération de petites poches spéciales pour portables dans les vêtements des habitants de Tokyo.) Ses cheveux s’éclataient en 40 directions, séparés par des pinces pour bébé fluorescentes soigneusement disposées. Elle portait un nœud papillon. La mode s’était répandue dans Harajuku des dizaines d’années avant

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que le texto n’accélère les réseaux sociaux. Notre informatrice aux cheveux anarchiques nous dit qu’elle échangeait en moyenne 80 textos par jour, la plupart du temps avec ses trois meilleures amies, parfois avec des garçons. Comme beaucoup de ses amis, elle était capable d’écrire un texto du bout des pouces sans même regarder son écran.

Nous avons parlé à un adolescent de 18 ans, en pantalon baggy violet. Ses cheveux n’avaient rien de particulier mais ils étaient si immobiles qu’ils laissaient imaginer la quantité de gel. Il portait un T-shirt au motif camouflage et une casquette des NY Yankees. Il envoyait des messages à ses amis, « mais surtout, à ma copine ». Il envoyait et recevait quelques dizaines de messages chaque jour. Parfois, lui et ses amis s’envoyaient des chansons pop en sonneries de portable.

Certaines jeunes filles portaient des uniformes scolaires, mais décoraient leur keitai d’autocollants brillants et de phrases écrites au vernis à ongle. Les marques étaient importantes dans les vêtements et les tenues, mais souvent d’une façon mélangée : les logos et les insignes d’équipes se retrouvaient ensemble, assortis d’autocollants, de patches, de jouets et de porte-bonheur.

Certains appellent les « texters » du Japon les oyayubisoku – « la tribu du pouce ». Kyodo News diffusa, durant l’été 2001, une histoire qui révéla un aspect sombre des tribus électroniques : la police avait arrêté cinq jeunes membres des « Mad Wing Angels », un groupe de motards virtuels se rencontrant par textos. Tous les membres ne possédaient pas de moto, et ils ne s’étaient jamais réunis au complet à un seul endroit. La meneuse du gang n’avait jamais rencontré les quatre jeunes filles de Tokyo dont elle ordonna le passage à tabac et la torture à un cinquième membre qui avait demandé la permission de se retirer du gang pour se consacrer à ses études5.

De façon claire, les éclaboussures du texting touchaient un territoire ethnographique riche. Ma chance était donc de connaître une ethnologue qui les avait étudiés depuis le départ : le mentor de Kawamura et de Kamide, ma vieille amie Mizuko Ito.

L’anthropologue Mizuko Ito observe la manière dont la jeunesse utilise les keitai. Aujourd’hui professeur adjointe à l’université Keio, la diplômée de Stanford étudie « comment l’identité et l’espace sont produits par et au sein des infrastructures des médias digitaux ». Je la connaissais depuis une dizaine d’année ; son frère, Joichi, fut le premier à me montrer comment créer un site Web, aux alentours de 1993 ; son mari, Scott Fisher, était un chercheur de la NASA que j’avais interviewé en 19906. Lorsque je pense à cette tribu tokyoïte qui vit dans le futur, je pense aux Ito-Fisher.

À l’époque de ma discussion avec Kawamura, Kamide et Ito, elle avait déjà interviewé les adolescents de Tokyo – probablement les plus accros à la technologie parmi les expérimentateurs culturels – depuis deux ans. Selon Ito, les téléphones mobiles ont déclenché une inversion des rapports de forces entre les générations au Japon en permettant à la jeunesse de se libérer de « la tyrannie des lieux partagés par des membres indiscrets de la famille, créant ainsi un lieu privé de communication et d’action qui modifie les possibilités d’action sociale7 ». Au Japon, il est coûteux de faire installer une ligne fixe chez soi ; les abonnements de téléphones portables restent moins chers.

« L’espace du foyer, » remarque Ito, « dominé par les parents, confortait leur identité d’enfants, mais non d’amis. Il est trop petit, exigu et saturé des intérêts familiaux pour être le lieu approprié d’une rencontre face à face. Le téléphone de la maison était, pour les parents, un moyen de contrôler et de gérer les relations de leurs enfants8 ». Le texting permet aux jeunes d’avoir des conversations que nul ne peut surprendre. Ito observe des adolescents qui utilisaient cette nouvelle liberté de communication pour « construire un lieu centralisé et portable d’intimité, un canal de communication avec en général trois à cinq personnes9. »

Ito et Kawamura, son assistante de recherche, ont interviewé des lycéens et des étudiants, dans le but de savoir comment « le keitai transforme la façon dont nous percevons le temps et l’espace10.» En expliquant qu’à Tokyo, la vie des lycéens est étroitement surveillée par leurs parents ou leur école, Ito poursuit : « Le téléphone portable accorde aux adolescents un niveau de vie privée et un droit de réunion jusqu’ici refusés, qu’ils utilisent pour construire un espace connecté alternatif disponible où qu’ils soient11. »

Les jeunes équipés de keitai utilisent les lieux entre leur école et leur maison comme théâtre de leur vie sociale alternative, discutant avec leurs amis durant le trajet vers la maison, prenant part à des discussions collectives en faisant leurs courses, se réunissant dans des fast-food ou des cafés durant leur temps libre tout juste négocié.

Kawamura et Kamide sont d’accord avec Ito sur le fait que, bien que la jeunesse japonaise ait plusieurs centaines de contacts dans son répertoire de téléphone portable, la plupart des jeunes n’échangent de SMS qu’avec un petit groupe de trois à cinq personnes. Les trois chercheuses ont également remarqué que les messages étaient en grande partie voués à maintenir une intimité, comme des « Je pense à toi ». Les jeunes femmes observées utilisent fréquemment les messages pour des « Bonne nuit », « Coucou » ou même « Je m’ennuie ». Des recherches similaires, non publiées encore quand Ito arrivaient à ses conclusions, portaient

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sur des changements similaires dans les structures de pouvoir familial en Scandinavie, une culture tout à fait différente située de l’autre côté de la planète12.

Kawamura s’intéressa à l’organisation d’une soirée dans un bar karaoké par un groupe de trente personnes. « Alors que le soir en question approchait, la fréquence des messages s’accéléra. Mais le soir à l’heure convenue, seules quatre personnes étaient au rendez-vous ». Néanmoins, des dizaines d’autres restèrent en contact par messages et appels tandis qu’ils arrivaient au compte-goutte. « Les jeunes sont devenus coulants à propos de l’heure et des endroits. Si vous avez un téléphone, vous pouvez être en retard », ajouta Kawamura. Kamide, la seconde étudiante, confirma qu’il n’est plus interdit d’arriver en retard : « Le tabou d’aujourd’hui, » remarqua Kamide, est « d’oublier votre keitai ou de laisser votre batterie se décharger ». J’ai découvert par la suite que cet « assouplissement du temps » était remarquable chez la même tranche d’âge en Norvège13. « L’opportunité de prendre des décisions sur place a ôté l’envie aux jeunes de diviser la journée en tranches précises, comme le faisaient leurs parents » ajouta un autre chercheur norvégien14.

L’idée de « présence » est-elle devenue indépendante de toute notion physique pour se déplacer vers une notion de réseau social ? Selon Ito, « aussi longtemps que la personne participe à l’échange communicationnel au sein du groupe, elle est considérée comme présente15 ». En Norvège, Rich Ling et Birgette Yttri ont observé que les utilisateurs de téléphone portable de la même tranche d’âge « restaient disponibles pour leur réseau social même lorsqu’ils participaient à un autre événement social16 ».

C’est un fait accepté par tous les observateurs de l’i-mode que l’engouement des jeunes est un facteur d’accélération de la pénétration des services Internet mobiles au sein de la société japonaise (au printemps 2001, 90% des lycéens de la région de Tokyo possédaient un téléphone portable – une diffusion de technologie qui dépasse l’adoption du PC au Japon à la fois en étendue et en quantité17). Les adolescents partageaient deux caractéristiques clés avec le marché, plus important, des hommes d’affaires et des femmes au foyer : la plupart n’étaient pas déjà utilisateurs d’Internet, et la plupart considèrent le keitai à la fois comme un accessoire de mode et comme une technologie. Les jeunes interrogées aiment télécharger de nouvelles sonneries ou visiter un site i-mode pour vérifier que le garçon rencontré est compatible astrologiquement, mais aucun ne considère cela comme « utiliser Internet ».

Bien que les principales marques, comme Sony, s’inspirent des modèles culturels des jeunes branchés de Shibuya, pour leur en revendre une version modifiée, les gamins urbains ont déjà poussé les techniques des foules intelligentes bien plus loin que les frontières rassurantes établies par les marques connues. Dmitro Ragano rapporta ceci, six mois après ma dernière visite à Shibuya :

« Alors que la balance du pouvoir penche en faveur des gamins de Shibyua, les firmes

technologiques pourraient en être de plus en plus dépendantes. Au Japon, les jeunes commencent à tourner le dos aux sites et aux applications officiellement reconnues par les opérateurs pour se diriger vers des aspects plus underground. Un exemple, sombre et étrange, de cette tendance est le succès, en termes de connexions et de réputation, du site Zavn.net, et ce sans aucune publicité. Ce site présente une série de romans inédits touchants au phénomène japonais des enjo kosai dans lequel des jeunes adolescentes vendent leurs faveurs à des hommes d’affaires dans le métro. Les histoires de Zavn.net sont rédigées dans un style nerveux et en chapitres courts, de façon à pouvoir être lues sur un écran de portable18. »

Selon Ragano, un café dans Shibuya ainsi qu’un film ont été crées sur les bases de ce phénomène

souterrain – pas exactement ce que pouvaient prévoir les cadres dirigeants des grandes marques. Michel Lewis parlait d’un « modèle de développement économique basé sur l’enfant » dans Next, the

Future Just happened [A suivre : le futur vient d’arriver] à propos du fait que la seule partie florissante de l’économie japonaise, autrement en déroute, dérivait de produits ciblant les jeunes, des lecteurs MP3 aux services i-mode en passant par les keitai miniaturisés19. Bien que les 30 millions d’abonnés à i-mode soient de tous les âges, Mari Matsunaga, le génie qui lança ce service radical depuis une société grave et sérieuse, avait les adolescents tokyoïtes à l’esprit. On me conseilla de rencontrer Takeshi Natsuno, le directeur marketing pour tout ce qui touche à Internet, qui aida Mitsunaga à lancer le service.

I-mode über alles

Durant l’automne 2001, la somptueuse salle de réception de NTT DoCoMo, située au 27ème étage de la

tour Sanno de Tokyo, ressemblait à la capitale d’un monde, comme le restaurant Buck de Woodside en Californie pendant les start-ups en 1999, ou le siège de Sony en 1989. Des ascenseurs dallés de marbre, de la

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taille d’une salle d’attente, déversaient des cohortes de responsables de partenariats, d’entrepreneurs et d’assistants d’entrepreneurs dans une antichambre gigantesque avec vue panoramique sur Tokyo. Au centre de la pièce, trois bureaux de réceptionnistes à l’uniforme fuschia prenaient les noms et dirigeaient les foules polyglottes vers les différents bancs de cuir noir.

J’étais venu dans cette tour pour découvrir comment cette société réussissait là où tant d’autres échouaient. Les géants des télécoms européens regardaient leurs actions s’écrouler alors qu’ils devaient 100 milliards d’euros aux gouvernements pour les licences de troisième génération achetées dans les années 90. Les téléphones portables analogiques étaient la première génération. Les téléphones portables digitaux qui proposaient des services proches de l’Internet comme les sms étaient la seconde génération. La troisième génération, « 3G », qui nécessitait l’achat de licences au gouvernement pour utiliser certaines fréquences radios, fut considérée comme la révolution qui prévaudrait durant l’ère de l’Internet mobile. Bien que la Finlande et la Suède aient accordé les licences gracieusement dans une sorte de concours de beauté entre les participants, les autres pays ont procédé à des ventes aux enchères. En prévision d’une explosion du marché de l’Internet sans fil, certaines sociétés françaises engagèrent des sommes sans précédent pour garantir leur part de fréquences de troisième génération. Transformer ces parts en bénéfice se révéla être difficile.

Les premières tentatives de création d’un réseau de troisième génération suffisamment rapide pour transférer de la vidéo en temps réel d’un appareil à un autre furent remises à plus tard en Europe alors que les sociétés de télécoms luttaient pour passer d’un réseau câblé à un média sans fil. L’engouement pour le marché de l’Internet sans fil commençait à paraître aussi creux que pour la bulle Internet. Il y eut pourtant une exception notable aux échecs de ce modèle : alors que les sociétés de télécommunication faisaient face à une chute de la demande après des années d’expansion, une firme attira vingt-huit millions d’utilisateurs en deux ans en lançant un service d’un type inédit. Chacun de ces utilisateurs payait mensuellement à peu près 20 dollars pour avoir accès au i-mode, la version de DoCoMo de l’Internet sans fil. Je m’assis sur un de ces gros bancs de cuir noir de la tour Sanno pour attendre de rencontrer le responsable de la stratégie de l’i-mode. DoCoMo venait de lancer le seul service de 3ème génération qui s’avéra une réussite, et ce trois semaines avant ma visite.

Nippon Telephone and Telegraph, la société-mère de DoCoMo, comme AT & T et d’autres sociétés de télécommunication dans le monde, était un monopole dirigé par des ingénieurs et des bureaucrates. Durant la plus grande partie du 20ème siècle, NTT vendit des services téléphoniques, des licences technologiques et rêvait de vendre des services autres que de la téléphonie. La direction réalisa que le marché de l’Internet serait tout à fait différent de ce qui leur avait permis de devenir la plus grande société de télécoms au monde avec plus de 200 000 employés20. Lorsque les technologies permettant la création d’un téléphone portable permirent d’imaginer un service Internet sans fil, le coup de génie d’un cadre de NTT nommé Keiichi Ekimoto fut de recruter une personne extérieure à la culture NTT21. Il choisit une femme, non-ingénieur, qui ne comprenait rien aux ordinateurs et n’utilisait pas Internet.

À 42 ans, Mari Matsunaga a passé vingt ans au service de la société japonaise Recruit. Sa spécialité y était de lancer des magazines. Enoki considéra que l’absence totale de compétence Internet de Matsunaga serait un avantage, car le marché visé par DoCoMo était composé de personnes n’utilisant pas Internet. NTT fournirait la compétence de ses ingénieurs, et Matsunaga y ajouterait son génie de marketing. Enoki arriva à convaincre Matsunaga de relever le défi malgré les doutes initiaux de cette dernière.

Matsunaga devait recruter quelqu’un de plus compétent qu’elle dans le domaine d’Internet. Elle se rappela d’un jeune homme prometteur et appliqué qui avait travaillé comme assistant à temps partiel pour un des magazines lancés par Recruit. Takeshi Natsuno avait ensuite été diplômé d’une des meilleures universités du Japon, puis avait fait l’expérience de la culture Internet alors qu’elle se diffusait dans les cercles enthousiastes des étudiants de la Wharton School qu’il fréquentait au début des années 90 pour valider un diplôme de MBA. A son retour au Japon, il avait fondé le premier e-business du pays à utiliser Internet comme support de publicité, pour enfin rejoindre une firme hasardeuse. « Son expérience dans cette firme, » explique Matsunaga « lui montra les limites d’un marché focalisé exclusivement sur les utilisateurs de PC. Son public se limitait alors à 300 000 personnes maximum. En s’attaquant à la téléphonie mobile, les utilisateurs potentiels se comptaient par millions22 ».

Natsuno rédigea un business plan pour Matsunaga qui reconnaissait l’incroyable opportunité d’un mariage téléphonie mobile/Internet sans fil : « La faiblesse des téléphones portables, et de tous les outils de communication vocale », pour Natsuno, « est qu’ils sont inutiles à moins de connaître le bon numéro de téléphone. La diffusion de données par téléphone, au contraire, permettrait de trouver un restaurant ou d’y effectuer une réservation. Elle permettrait également de réserver un billet d’avion ou de train… la publicité pour les entreprises ne serait plus une information inutile, mais une information essentielle, que les usagers paieraient pour recevoir ». Natsuno reconnut l’influence de son expérience chez Recruit dans la conception de

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son modèle i-mode : « Les consommateurs sont près à payer pour acheter les magazines Recruit, qui ne sont en grande partie qu’une collection de publicités. Les téléphones, eux, ne sont pas utilisés pour la réception d’informations. En arrivant à envoyer des informations aux téléphones portables, la consultation de ces informations deviendrait aussi naturelle qu’utiliser son téléphone23 ».

Matsunaga insista pour que les téléphones pèsent moins de 100 grammes et que le service de base coûte moins de 300 yens (moins de 3 dollars) par mois. Sachant que « les choses n’existent que quand on leur donne un nom », elle proposa « i-mode24 ». Elle se souvient qu’Enoki insistait sur le fait que le service n’était pas destiné aux cadres de NTT, mais à leurs enfants. « Ma famille me donna le premier signe positif » se rappelle Enoki : « A ce moment, le pager était extrêmement populaire. Ma fille utilisait le clavier comme moyen de communication. Mon fils pouvait jouer à un jeu vidéo sans en lire la notice. Leur capacité à s’adapter à de nouvelles informations me fit forte impression. J’étais persuadé que les jeunes accepteraient un nouveau type de service leur offrant le même intérêt25 ».

Les jeunes employés de DoCoMo qui rejoignirent l’équipe i-mode persuadèrent le groupe de l’importance d’un système de communication textuel entre utilisateurs de téléphones portables – une version courte d’e-mails instantanés adaptée au petit écran d’un keitai. « Les jeunes membres de l’équipe arrivaient toujours avec des idées neuves, » reconnaît Mitsunaga : Une des idées était l’ajout d’un système de caractères symboliques. Elle fut proposée pour résoudre le problème de transmission de sens et d’émotions dans un email court. Il y avait un pager qui s’était particulièrement bien vendu. Après avoir décortiqué les raisons de son succès, il s’avéra que c’était le seul modèle permettant d’envoyer un symbole en forme de cœur. Le simple ajout d’un petit dessin à envoyer avait fait une incroyable différence dans les ventes26 ».

Par la suite, un des réceptionnistes me dirigea vers un autre ascenseur, dans lequel je pus rejoindre les élus pour monter jusqu’aux salles du 33ème étage. Une vue encore plus panoramique sur Tokyo, une table ornée de carafes et de verres de cristal et, au bout de cette table, un tableau blanc. Nastuno entra dans la pièce mû d’une énergie qui n’avait pas vacillé durant l’heure et demie pendant laquelle nous (surtout lui) avions parlé. Il portait un costume sur-mesure et une cravate parfaitement assortie. A 36 ans, Natsuno était le plus jeune des cadres directeurs de NTT. Son anglais était parfait et il faisait bien comprendre qu’il avait foi en ce qu’il vendait. Il souriait souvent et paraissait parfaitement heureux du discours qu’il tenait. Pourquoi ne le serait-il pas ? L’i-mode a accompli en un peu plus de deux ans ce qui en a prit dix à AOL : toucher trente millions d’abonnés.

Lors de mes remarques préliminaires, à peine avais-je évoqué le fait que la vidéo d’anticipation de NTT que m’avait montré un représentant était rigoureusement la même qu’il y a dix ans, Natsuno laissa échapper, avec une gaieté étonnante : « Les ingénieurs ne comprennent pas les chaînes de valeur ! » Il se leva d’un bond et dessina un diagramme sur le tableau : « J’adore utiliser le tableau » s’exclama-t-il27. Une demi-heure plus tard, il avait enlevé sa veste et n’avait rien perdu de son enthousiasme. Après l’avoir rencontré, personne ne peut nier que Natsuno est un vendeur dynamique, à qui les grandes annonces ne font pas peur : « Mon rôle est de coordonner une chaîne de valeur plus vaste que le monde des réseaux, des serveurs et des téléphones auquel NTT était habitué. Je savais qu’aucune société ne pouvait assurer une telle chaîne de valeur, j’ai donc organisé un réseau d’alliances et d’aide avec des développeurs extérieurs. Je savais comment America Online avait réussi. AOL était devenu le numéro 1 des services Internet en proposant une interface simple, un contenu utile proposé depuis l’extérieur et un moyen pour les utilisateurs de communiquer entre eux28. »

À l’instar d’AOL, Natsuno proposait aux utilisateurs de l’i-mode un contenu soigneusement choisi qui attirerait les utilisateurs de téléphones portables ne connaissant rien à Internet mais avides d’informations utiles : Services bancaires, achat et réservation de billets et de chambres d’hôtel, bulletins météo et côtes boursières, guides culinaires, aide au transport, jeux, sonneries et même des services de voyance. Natsuno força DoCoMo à se montrer généreux envers les développeurs, dans le but de réaliser des sites attirants. Ceci renversait totalement la façon de faire des opérateurs téléphoniques à travers le monde. Les entreprises extérieures responsables des services étaient encouragées financièrement, au lieu de laisser à l’opérateur la plus grosse partie des bénéfices. « C’est la philosophie Internet, pas la philosophie Télécoms, » nous dit Natsuno en souriant.

Le téléchargement de sonneries, si populaire à Harajuku, n’était pas qu’une rentrée d’argent, c’était la phase initiatique de millions d’utilisateurs dans le téléchargement de fichiers, remarqua Natsuno. La troisième génération, 3G, permettra de télécharger des jeux, des films ou des bulletins télévisés en direct sur son téléphone. Des millions de personnes se mettent à jour pour suivre les avancées multimédias. Qui peut dire ce qu’inventeront les dizaines de milliers de développeurs i-mode pour utiliser toute cette bande passante ?

Trois semaines après mon entrevue avec Natsuno, NTT lançait leur « i-motion », service de localisation précise pour les utilisateurs de 3G29. Désormais, les utilisateurs pouvaient utiliser leur téléphone pour trouver des informations concernant le quartier ou l’immeuble dans lequel ils étaient. A peine avais-je entendu parler

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d’ « i-motion » que me revint en mémoire une conversation que j’avais eu avec Kenny Hirschlorn, stratège en chef pour le géant européen des télécommunications Orange. (Le panneau sur la porte du bureau londonien de Hirschlorn indiquait « M. Futur ».) Il m’avait mis en garde de ne pas considérer le téléphone uniquement comme un appareil dans lequel on parle. Il fallait plutôt en parler comme en phase de devenir la « télécommande de nos vies ». Ces commentaires en tête, je percevais mieux ce qu’imaginait Natsuno pour le futur de l’i-mode30.

Avant de quitter le 33ème étage, Natsuno me fit une démonstration de commande d’un soda à l’aide de mon téléphone 3G. Bien que cela me permette de télécharger un dessin animé en sirotant ma boisson sans avoir à chercher de la monnaie dans ma poche, la suite de menus et d’icônes restait trop hermétique pour plaire aux foules de personnes qui n’ont pas envie d’une arborescence de menus complexe mais d’un Coca-cola. Toutefois, Coca Cola est précisément le genre de « partenaire extérieur » dont NTT à besoin pour sortir du domaine de la téléphonie et être pionnier sur le domaine très attendu mais encore incertain du « m-commerce ». Diriger son téléphone vers un distributeur de boisson ou vers une plaque de rue pour avoir son itinéraire sont des exemples de la façon dont l’Internet mobile diffèrerait d’avec l’Internet câblé comme le téléphone diffère du télégraphe.

Les modèles mentaux du futur des foules intelligentes que j’avais commencé à imaginer à Tokyo étaient pour certains à réviser tandis que d’autres s’avéreraient être renforcés après avoir passé quelques temps dans l’autre épicentre de la technologie mobile et omniprésente : les pays Nordiques.

L’Helsinki virtuel et les Botkillers de Stockholm

Risto Linturi tenait son portable à la main en entrant dans la pièce. Avant de s’asseoir, il posa son appareil

sur la table. De temps en temps, il le prenait et le manipulait. Tandis que les keitais de Shibuya restaient souvent dans des poches spéciales ou à la ceinture, ils semblaient être une extension de la main en Finlande. En effet, känny, le mot utilisé par les finlandais pour parler de leur portable, est un diminutif du mot « main31 ». Si DoCoMo et Tokyo furent les pionniers de l’Internet sans fil, Helsinki et Nokia furent le berceau de la téléphonie mobile. La Finlande est la première au monde à la fois en nombre de connexions Internet et de téléphones portables par habitant32. Avant même le lancement de l’i-mode, les rituels amoureux des adolescents finlandais, au même titre que les habitudes sociales des hommes d’affaires, étaient modifiés par l’usage des SMS.

Helsinki est couleur granite, pas néon, et aucune télévision géante ne domine les carrefours, mais les finlandais sont les plus habitués aux effets du portable. Quelques visionnaires du pays, Risto Linturi en tête, ont mené depuis quelque temps une réflexion sur les technologies de l’information rendue portables et omniprésentes. Comme mes amis de Tokyo, Linturi est un membre de cette tribu internationale vivant dans le futur. Adolescent, il fut l’un des premiers passionnés de PC. Depuis, il est devenu directeur des technologies chez Helsinki Telephone et il a « aidé Nokia à concevoir le téléphone comme une télécommande à tout faire33. » Mince, à la voix douce et cherchant toujours le bon mot à utiliser, Linturi est un passionné des technologies qu’il imagine. Au même titre que Natsuno et Hirschlorn, il est persuadé que les téléphones évoluent pour devenir des télécommandes du monde physique.

Linturi a installé un ensemble de capteurs autour de sa maison dans les environs d’Helsinki. Il peut régler et déclencher la température, la lumière, verrouiller et déverrouiller les cadenas, faire fonctionner les appareils ménagers ou le magnétoscope depuis son téléphone, où qu’il soit, comme avec une télécommande : « Les gens qui sonnent à ma porte durant mon absence peuvent me parler directement au téléphone34. » Le mélange d’enthousiasme personnel et d’optimisme professionnel me remit en mémoire M. Irukuyama, l’ingénieur de DoCoMo qui présenta le plus formellement du monde les objectifs de NTT, puis fièrement me montra comment son téléphone 3G se connectait à la webcam de son jeune enfant.

Linturi, lui-même papa de deux adolescentes, fut l’un des premiers à observer comment les jeunes utilisaient les SMS pour se coordonner : « Les appels étaient sans fin « Non, non, le plan a changé – on ne va plus du tout là-bas, dépêche-toi ! » On aurait dit un banc de sardines35 ». À l’époque de ma rencontre avec Linturi en mai 2001, le mot « pulluler » s’était répandu chez les habitants d’Helsinki pour décrire les réunions publiques « cyber négociées » par textos des adolescents. Lors de notre conversation, Linturi mit en avant le fait que les téléphones portables avaient également un effet sur les adultes : « Les managers dans les sociétés finlandaises n’éteignent jamais leur téléphone. Les clients attendent d’eux des réactions rapides. En Finlande, si vous ne pouvez pas contacter votre supérieur, vous prenez la décision seul. Les managers qui veulent influencer les décisions de leurs subordonnés ne doivent jamais éteindre leur appareil36. »

Linturi était le principal concepteur d’un projet nommé « Helsinki Arena 2000 », une installation expérimentale connectant les téléphones portables à des « balises » d’information situées autour de la ville,

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permettant l’accès à une base d’information sur la géographie de la ville, et ce en temps réel37. Les Systèmes d’Informations Géographiques sont, couplés à un Internet mobile, une mine de possibilités : utiliser des cartes comme interface d’utilisation permet de transformer des informations utiles mais abstraites en informations accessibles et compréhensibles38. En utilisant des appareils doués d’une fonction de localisation, les gens ont eu accès à une partie simulée d’Helsinki, comme le prédisait David Gerlenter dans « Mirror Worlds » en 199239. Pour l’expérience furent reproduits 25 Km² de la ville d’Helsinki. La ville connectée capable d’envoyer à votre appareil portable votre position ainsi que votre itinéraire est, selon Linturi, le bond à franchir pour toutes les cités digitales de demain.

Lors d’une précédente visite à Helsinki, j’avais rendu visite à un ami dont les bureaux étaient situées dans le quartier connu sous le nom « d’Arabianranta » (la baie arabe) en raison de la fabrique de porcelaine « Arabia » qui avait dominée ce quartier d’industrie légère pendant ce siècle. À l’instar d’autres quartiers comme le Soho de New York ou le « Multimedia Gulch » de San Francisco, les grands espaces d’Arabianranta ainsi que les loyers bas avaient attiré des fans d’informatique, des designers, des artistes, des étudiants et des entrepreneurs. Des restaurants et des cinémas apparurent. Sans que personne ne s’y attende, une sorte d’écosystème des cultures underground apparut dans ce quartier. En 1999, IBM, l’opérateur télécoms finlandais Sonera, ainsi que l’ « Alliance Symbian », une collusion d’intérêt entre Ericsson, Motorola, Nokia, Matsushita et Psion, s’accordèrent pour investir un milliard de dollars dans la construction du « Village Virtuel de Helsinki » (VVH) au sein d’Arabianranta40. Comme j’étais dans le quartier, j’en profitais pour rendre également visite à Ilkka Innamaas chez Digia, une société qui aidait à la réalisation du VVH. D’ici 2010, clamait Ilkka, le VVH connectera 12 000 habitants, 700 entreprises de 8000 employés par un système de câbles optiques dans les foyers ainsi que par du matériel de troisième génération capable de se localiser41. Si le Village se révèle être un succès, les sponsors envisagent de le proposer dans d’autres quartiers et banlieues autour du monde. Tout ce qui nous pouvions y voir en 2000 n’était qu’une version de démonstration.

« C’est du pré-mâché » selon Linturi : « La base devrait permettre aux gens de connecter des appareils et des services automatiquement ». S’ils avaient la liberté de régler leurs réseaux sans fils, ou de mettre leur maison en réseau comme Linturi l’avait fait, ce dernier pense que les citoyens créeraient des chemins digitaux qui leur sont propres, comme l’on crée son chemin entre les immeubles. Une façon de penser la communauté suggère de permettre aux personnes de créer différents chemins, plutôt que d’essayer de prédéfinir leur chemin à travers le groupe42. Les Villages Virtuels, sous cet angle, se créeraient d’eux-mêmes. Au Quatrième chapitre, je m’intéresse de plus près aux « villes digitales » recouvertes de capteurs, de balises, d’ordinateurs et d’émetteurs. Arena 2000 et le VVH pourraient être les deux premiers représentants d’écoles opposées d’organisation de villes : L’école du système ouvert, modifiable et progressif face à celle de l’utilisation centralisée, au système propriétaire et fermé.

Les innovateurs finlandais ont apporté des contributions de taille au monde des technologies Internet : Internet Relay Chat (IRC), le canal de discussion qui réunit tant de tribus sociales, fut inventé par Jarkko Oikarinen, un étudiant en informatique, en 1988. Le mouvement des logiciels open source Linus Torvalds lança Linux, le système opérateur programmé en communauté qui menace Microsoft, depuis un serveur à l’université d’Helsinki43.

Le finlandais Nokia commença comme fabriquant de papier sur les rives de la rivière du même nom en 186544. En 1999, avec 15.7 milliards de dollars de ventes, Nokia était le premier fabriquant d’infrastructures et de téléphones portables au monde45. Son PDG misa sur ce qui n’était encore que la technologie d’un futur lointain, alors que les technocrates européens s’accordaient sur la norme Global System for Mobile Communication (GSM). En 1991, la société finlandaise Radiolinja lançait le premier réseau GSM du monde ; en quelques années, le taux de pénétration des téléphones portables, majoritairement des Nokia, dans la population avait atteint 60%46.

Dans la norme GSM était intégrée la capacité d’envoyer de courts messages de 160 caractères d’un téléphone à l’autre en les rédigeant grâce au clavier du téléphone puis en les lisant sur son petit écran – le Short Message Service (SMS). Le premier SMS fut envoyé en décembre 92 en Angleterre47. Mi-2001, des dizaines de milliards de sms étaient échangés chaque mois48. En 2002, 100 milliards de messages transitent chaque mois49. En gardant à l’esprit que chaque message est facturé quelques centimes par les opérateurs, c’est une source miraculeuse pour ce qui n’était à la base qu’un sous-produit du GSM.

Le succès inattendu du texting était également un signe que les gens s’appropriaient à nouveau une technologie à des fins sociales, comme ils l’avaient fait pour la téléphonie, le Minitel en France, dans lequel la fonction de discussion fut littéralement arrachée aux opérateurs par les utilisateurs, ou pour l’e-mail, la force motrice de l’expansion de l’Internet câblé50.

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Petit aparté qui reviendra plus tard dans notre quête des foules intelligentes : un avantage technique et économique du texto est qu’il est géré par paquets et non par circuit. Cette distinction technique sépare l’ère analogique du téléphone et du télégraphe de l’ère digitale d’Internet et du mobile. Les connexions téléphoniques gérées par circuit nécessitent une série de modifications physiques reliant une communication filaire entre les deux interlocuteurs, rappelez-vous par exemple des vieux films dans lesquelles les opératrices gèrent les communications avec des prises à enfoncer dans un tableau de contrôle. À l’instar des données sur Internet, les messages-textes sont envoyés en paquets de données électroniques, les paquets qui tracent leur propre route à travers le réseau grâce à des routeurs qui lisent leur destination et les y transfèrent. Les paquets sont petits et réassemblés à l’arrivée ; ils peuvent ainsi voyager avec d’autres messages au lieu de se chevaucher comme les font les circuits analogiques. Par conséquent, cela permet d’envoyer beaucoup plus de données plus économiquement de n’importe quel point du réseau à un autre car le média de transport gère efficacement les ressources du réseau (les paquets sont envoyés dans le désordre puis réassemblés), plutôt que par un système inefficace et centralisé dans lequel chaque conversation nécessite un circuit complet. Cet avantage technique permet de baisser les coûts d’un trafic massif de messages textos plutôt qu’un système de voix par circuit. La source de la puissance de ce nouveau medium est la rencontre de l’avantage économique du texto avec son avantage et son utilisation dans les réseaux sociaux. L’avantage économique provenant de cette manière d’ « interfolier » des informations digitales reviendra en jeu lorsque je me pencherai sur les nouvelles technologies sans fils qui remettent en cause la façon dont est géré le spectre électromagnétique.

Le texting, désigné par les jeunes passionnés finlandais par le verbe « tekstata » est apparu en Finlande en 1995 et fut découvert par les adolescents en 199851. Dès 2000, les finlandais s’échangeaient de milliards de messages tous les ans52. Eija-Liisa Kasasniemi, une folkloriste finlandaise, concentra ses recherches sur la culture du texto des adolescents finlandais. Elle et son collègue Pirjo Rautianen commencèrent à récolter des informations sur l’échange par sms dans la vie de ces adolescents.

Ils notèrent que

« A travers le SMS, les jeunes détestent, jouent les médiateurs ou expriment leur désir, même lorsque le rédacteur du message n’a pas le courage d’appeler la personne concernée ou dans des situations où tout autre moyen de communication est inapproprié. Le texto est la porte de secours de la communication.

« Le phénomène des SMS a généré sa propre terminologie, ses normes sociales et ses coutumes… La plus surprenante de ces coutumes est peut-être la capacité du sms à provoquer un comportement collectif…. Les messages circulent entre amis, sont lus, reçus et composés à plusieurs, et contiennent des expressions, ou parfois des messages entiers, empruntés à d’autres.

« Les adolescents utilisent le texto pour tester leurs limites et sortir du rôle d’enfant. Le message-texte est une façon de partager des relations53. »

En 1997, Pasi Mäenpää et Timo Kopomaa menèrent des recherches financées par Nokia et Telecom

Finland (qui devint par la suite Sonera). Leur rapport contenait certaines observations qui faisaient échos au travail d’Ito au Japon :

« … Le téléphone portable crée sa propre culture, liée à son usage ; cette culture produit ensuite

de nouveaux styles de vie et de nouvelles cultures urbaines… « Des contacts spontanés, souvent « impromptus » selon les plus jeunes interviewés, se

présentent sous la forme des appels comme « t’es où ? » ou « qu’est-ce que tu fais ? ». Ce genre de bavardage ne s’apparente pas à un véritable échange d’informations, à une discussion quelconque ni même à un partage de la vie de quelqu’un en permanence. C’est dans le but de vivre en rythme avec ses amis les plus proches, d’avoir la sensation d’une vie partagée dans la continuité.

« Les communications téléphoniques répétitives ne sont pas qu’un échange d’information, elles ouvrent également un autre monde d’expérience au-delà, ou à la place, de l’actuel54.

J’ai rencontré des Finlandais d’une vingtaine d’années qui avaient grandi avec la téléphonie mobile et

imaginaient aujourd’hui des technologies qui augmenteraient le capital social au lieu de le réduire. Ils construisent un « espace de vie urbain partagé » qui combine la localisation physique, une communauté virtuelle, un réseau social mobile, une organisation coopérative ainsi qu’un « anti-cybercafé, dans lequel aucun écran ne scintille mais où la technologie est tout de même présente, dans lequel une unique norme sociale nous permet d’être ensemble et de faire ensemble55.» Tout cela débuta lorsque quatre jeunes hommes

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rencontrèrent un entrepreneur américain qui voulait « parler aux jeunes « mecs Internet » à propos de l’installation d’un cybercafé à Helsinki56.

Quand les « mecs Internet » finlandais commencèrent à expliquer pourquoi les « cybercafés sont si nazes », ils commencèrent à rêver d’un endroit qu’ils finirent par nommer « Aula, un salon urbain pour la société du réseau ». A la fois défi d’entrepreneur, association à but non lucratif dans le but de faire le bien, et laboratoire d’étude de la culture mobile, Aula était en cours de création lorsque j’en interviewai les créateurs.

J’avais parlé à Linturi dans le cadre de l’élégant et formel Hotel Kämp. A quelques pâtés de maison de là, je rencontrai Jyri Engeström, Tuomas Toivonen et Aleksi Aaltonen dans un cadre moins formel, moins élégant mais plus agité et plus éclectique. En Mai 2001, ils installaient le local physique de leur centre communautaire au centre de Lasipalatsi, un des principaux carrefours – un équivalent moins spectaculaire mais également vital du carrefour de Shibuya.

En forme de L, le local ne faisait que quelques centaines de mètres carrés. Du contreplaqué était découpé alors que nous parlions. Des tuyaux nus recouvraient le plafond. Jyri Engeström, un étudiant en sociologie d’une vingtaine d’années, s’assit sur les matériaux de construction, prenant la parole dès que la scie électrique lui permettait. « Les cybercafés sont nazes car ils n’ont rien d’un endroit social. Les gens ne s’y réunissent pas » disait-il.

Les jeunes gens qui avaient refusé l’idée des cybercafés décidèrent de créer un espace public où « la consommation était possible mais pas obligatoire, et où la production et l’échange étaient également présents57. » Il y aurait une machine à café et une imprimante/photocopieuse, mais qui seraient directement utilisées par les participants : un Starbuck à but non lucratif croisé à un Kinko [NDT : Chaîne de magasins de photocopie aux Etats-Unis] autogéré. Ils se fixaient comme défi la conception d’un lieu dans lequel les communautés virtuelles et les tribus mobiles pourraient se réunir dans le monde physique, dans lequel la technologie aiderait les gens à se rapprocher plutôt que de les séparer. Il y aurait des tableaux blancs et des réseaux sans fils, et la clé d’entrée serait une puce RFID qui permettrait aux utilisateurs de savoir quel réseau social les connecte à Aula. Plusieurs sponsors étaient réunis. Avant l’ouverture du lieu de réunion en septembre 2001, le réseau Aula se rencontrait en ligne et dans des cafés. Aux quatre personnes assemblées en mai 2000 s’en ajoutèrent trois cents en un an.

Nokia connaît des difficultés, ainsi que la récemment florissante industrie des communications mobiles finlandaise, ce qui n’empêche pas les pratiques culturelles rendues possibles par les mobiles d’évoluer partout dans Helsinki. Différentes visions de cette nouvelle forme de culture se présentent aussi bien chez les individus que dans les marchés, d’Arena 2000 au Village Virtuel d’Helsinki en passant par Aula, des sous-cultures adolescentes aux modifications des pratiques marchandes. La Finlande a beau être le laboratoire de pointe de la société mobile, elle n’est pas la seule dans le Nord. Stockholm, avec plus de téléphones portables par personne qu’aucune autre ville au monde58, a ses propres exemples d’industrie, de culture et de recherche mobiles. Les botfighters, par exemple.

Je me retrouvais, vers minuit moins le quart, un de ces jours de printemps où la nuit ne tombe qu’à 22h, en vadrouille dans Stockholm en compagnie de quatre passionnés d’un jeu qui implique des avatars virtuels, des textos moqueurs, une technologie de localisation géographique, de la mauvaise nourriture et une raillerie permanente. Ils se font appeler « la Pègre ». Ils sont les premiers à reconnaître, dans la joie, qu’ils passent trop de temps à pourchasser les joueurs dans le Stockholm « physique ». Ils se rencontrèrent pour la première fois quand trois d’entre eux se réunirent pour détruire le bot du quatrième. Après la bataille virtuelle, ils s’échangèrent tous les quatre des insultes bien senties, décidèrent de se rencontrer, et devinrent instantanément un prétendu gang.

Joel Abrahamson passa me prendre à mon hôtel après une journée de travail en tant qu’administrateur système pour une boîte d’hébergement Internet. Il leva les yeux de son portable suffisamment longtemps pour m’accueillir. « Oh non ! » fut sa réplique suivante. « Mon bot vient de se faire shooter. » Son adversaire, m’apprit-il, n’était qu’à 400m d’ici, certainement une de ces personnes dans le parc que nous pouvions voir depuis mon hôtel. « Et maintenant il me rabaisse par SMS ! Il ferait mieux de prier pour quitter la zone avant que mon gang n’arrive. » Une petite Volvo s’arrêta au coin dans laquelle je m’engouffrais en compagnie de quatre jeunes gens, lesquels levèrent le nez de leur téléphone, poliment mais furtivement, pour m’accueillir. Concernant ces histoires de pègre, de gangs et de massacre de bots, Joel et ses amis n’ont de gangsters que le nom, en rien différents des autres jeunes suédois travaillant dans l’informatique.

Quelque temps auparavant, j’avais visité les locaux de « It’s Alive. », la société créatrice du premier jeu par téléphone portable localisé géographiquement. Sven Halling, son PDG, me montra comment Botfighters tirait profit de ces technologies de localisation intégrées aux téléphones. Après s’être inscrit sur le site Web, le joueur créait son « Bot », lui donnait un nom, des armes, un bouclier, une batterie et des détecteurs. Lorsque son téléphone est allumé, il reçoit des sms l’informant de la distance des autres Bots. « Lorsqu’ils sont à

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distance de faire feu », expliquait Halling, « les joueurs reçoivent un SMS depuis notre serveur et, si leurs armes sont plus puissantes que le bouclier de l’adversaire, et si ce dernier ne tire pas avant, ils sont récompensés d’un point. » Les scores ainsi que le classement des joueurs sont mis à jour en permanence sur le site web.

Joel, son partenaire Tjomme ainsi que deux garçons nommés David, travaillent dans le domaine des technologies de l’information. Un temps de réaction très court dans le jeu semble être un des avantages du jeu en gangs. D’une certaine manière, ce n’est qu’une variation du vénérable rituel du tour en voiture entre amis ; Botfighters, en réalité, nécessite un téléphone portable et un ordinateur portable en plus d’une voiture. Alors que certains jouent depuis leur bureau ou leur appartement, d’autres, comme La Pègre, se déplacent dans Stockholm à pied, en métro ou en voiture. À peu près toutes les heures, nous nous arrêtions pour faire le plein de junk food et se dégourdir les jambes. Durant ces pauses, un ordinateur connecté à un téléphone permettait aux joueurs de se connecter pour recharger les bots et regarder les classements.

Les utilisateurs de portables ont l’habitude de payer quelques centimes pour l’envoi d’un SMS, et beaucoup en envoient plus de cent par jour. It’s Alive facture les opérateurs en fonction du nombre de joueurs inscrits ; ces joueurs paient un abonnement mensuel en plus du faible prix payé aux opérateurs pour chaque message. Ces jeux attirent les participants habituels, comme La Pègre, des hommes en 12 et 30 ans, mais pourraient également servir de plates-formes de communication sociale plus larges s’ils étaient utilisés autrement. Les jeux multijoueurs peuvent être rejoints lorsqu’on fait la queue, qu’on est assis dans le bus et n’importe quel moment d’attente peut être utilisé pour les services mobiles et sensibles à la localisation. D’autres jeux de ce genre sont prêts à être lancés bientôt aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Scandinavie. France Telecom mène des essais de jeux à localisation basés sur une chasse au trésor plutôt que sur des fusillades59.

Stockholm, en mai 2001, bourdonnait de culture mobile. Mon hôtel était le théâtre de soirées privées dans lesquelles on ne pouvait pas rentrer sans montrer le bon SMS comme mot de passe. Un des organisateurs de ces soirées me confia que ce réseau diffus de plusieurs centaines de participants se réunissait toutes les semaines à un endroit différent après que chacun des quatre organisateurs ai envoyé l’invitation à tous ses contacts. Svante, un jeune homme acquis à la cause anarchiste, me parla d’un groupe de resquilleurs à Stockholm qui utilisaient le SMS pour se prévenir quand le conducteur risquait de vérifier les tickets. Richard Ericsson ouvrit un ordinateur portable sur la table d’un restaurant, y connecta son téléphone et me montra LunarStorm, une communauté virtuelle qu’il avait lancée en janvier 2000 et qui comptait 950 000 membres au printemps 2001 (plus de 65 % des 14-24 ans suédois). Durant l’été 2001, Ericsson et ses collègues y ajoutèrent la messagerie LunarMobil, qui permettait à des dizaines de milliers de membres de LunarStorm de rester en contact en étant loin de leurs PC60.

Génération txt

« Nous sommes la génération txt », proclamait un célèbre message qui a fait le tour de la jeunesse

philippine ; un autre message ironique qui lui avait fait écho dans les réseaux sociaux de Manille disait, dans la grammaire sms : « Il y a 1 vi deriR le txting. Vi la61. (Il y a une vie derrière le texting. Vis la.) » Dans un chapitre suivant je parle des évènements de janvier 2001, lorsque le texting joua un rôle lors de la révolte du « People Power II » contre l’ancien président philippin Estrada. Avant 2001, le sms s’est largement répandu aux Philippines avec plus de 50 millions de textos échangés chaque jour62. Un récit du San Francisco Chronicle de 2001 cita une source travaillant pour une société de télécommunications : « Certains adolescents philippins peuvent le faire les yeux bandés. Je ne peux pas, mais je sais écrire un texto en conduisant63.» Rumeurs, chaînes, manifestes par SMS apparaissaient fréquemment dans la société philippine. Les Philippines peuvent représenter les premiers indices de la façon dont les communications mobiles peuvent influer sur les pays où un passage direct à une infrastructure sans fil est économiquement plus délicat.

Un correspondant en ligne rapporta, durant le printemps 2001, à propos de la communauté retranchée « GenTxt : »

« Le texting est utilisé dans ce groupe pour envoyer des blagues et des devinettes, transmettre

des invitations à des fêtes, ou juste pour dire « coucou » à des amis en envoyant le logo, par exemple, d’un nounours. Il est plutôt utilisé comme une carte envoyée à ses amis le matin, l’après midi ou le soir. Des compilations de messages sont même disponibles dans les librairies et sur le Web, pour ceux qui ne se sentent pas d’écrire leurs propres messages.

« Parfois, je saute un repas pour pouvoir m’acheter une carte prépayée pour mon téléphone portable », nous dit Tammy Reyes, une lycéenne de 17 ans. « Si je ne reçois pas un message à mon

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réveil ou si je ne reçois que peu de messages pendant la journée, j’ai l’impression que personne ne m’aime suffisamment pour me le rappeler pendant la journée64. »

Bien que j’ai visité Tokyo, Helsinki, Stockholm, Copenhague, Londres, New York, Boston, Seattle et San

Francisco, il m’apparut clairement, dès l’automne 2001, que je ne serai pas capable de me rendre partout où le texting explose. J’ai prêté attention lorsque l’agence de presse Xinhua rapporta que les messages de St Valentin envahirent la plus grosse société de téléphonie mobile thaïlandaise65. J’ai été attentif en apprenant que 373 millions de textos avaient été envoyés sur le réseau Orange (France et Royaume-Uni) en janvier 200166. Je n’ai pas été surpris de découvrir qu’un italien sur cinq possédait un téléphone portable67, bien que j’ai été quelque peu alarmé d’apprendre qu’un peu plus du huitième de la population du Botswana avait un mobile68.

Pendant que je continuais mon enquête informelle, Motorola demandait à l’écrivaine Sadie Plant, basée en Angleterre, de diriger une étude « Sur le mobile : Les effets du téléphone portable sur la vie sociale et individuelle. » Ses recherches la menèrent à Tokyo, Pékin, Hong Kong, Bangkok, Peshawar, Dubaï, Londres, Birmingham et Chicago. Elle remarqua que dans certains cas, les personnes utilisaient leur téléphone portable pour maintenir une vie familiale ; les jeunes gens qui vont travailler « à la ville » peuvent garder le contact avec leurs connaissances restées à la campagne, et leur famille éparpillée partout dans le monde. Dans d’autres cas, Plant remarque que certains jeunes utilisent leur téléphone pour rester en contact avec des amis que leurs parents désapprouveraient. Au Pakistan, les afghans furent horrifiés de découvrir avec quelle facilité les jeunes garçons et filles musulmans, qui en temps normal n’auraient jamais été autorisés à être seuls ensemble, pouvaient avoir des relations sociales virtuelles grâce au téléphone portable. Plant collectait les récits montrant avec quelle diversité le téléphone portable et le texting changeaient la vie de leurs utilisateurs :

« Sur un bateau de bois amarré dans le port encombré de Dubaï, un marchant somalien fait un

petit somme à l’ombre d’une bâche. Il se réveille aux notes d’ouverture de Vive le vent. « Hallo ? Aiwa…la…aiwa…OK. » Marché conclu. Ce marchant, Mohammed, exporte de petits composants électriques, y compris des téléphones portables, à l’Afrique de l’Est. « C’est mon gagne-pain, » dit-il de son téléphone portable. « Pas de téléphone, pas de business. » Son mobile multiplie ses opportunités de contact et d’affaires lorsqu’il voyage entre les villes et les ports, et les messages courts et instantanés, ainsi que les appels, auxquels le mobile se prête, sont parfaits pour les transactions de petites quantités à effectuer rapidement auxquelles il est habitué. Il a désormais accès à des informations sur le mouvement des biens, des bateaux, des concurrents et des marchés. Des informations qui étaient hors de portée sont désormais sous ses doigts.

« Dans les régions isolées de plusieurs pays en développement, comme le Swaziland, la Somalie et la Côte d’Ivoire, le portable fait son apparition sous forme de centres de cabines téléphoniques dans les villages qui en sont équipés69. »

Pourquoi le texting n’a-t-il pas explosé aux Etats-Unis, comme marché ou comme appropriation

culturelle ? Les analystes que j’ai interrogés blâment l’esprit de concurrence et un marketing idiot, ainsi qu’un système de tarifs s’aliénant les premiers acheteurs. Alors que les opérateurs européens s’accordèrent sur la norme GSM qui permettait aux clients d’une société d’envoyer des sms à n’importe qui chez n’importe quel opérateur, vous ne pouvez envoyer des sms qu’avec certains types de téléphones aux Etats-Unis, et vous ne pouvez jamais avoir les lignes fixes. Dans le Bengladesh rural, ces boutiques, et les femmes qui les dirigent, sont devenues de nouveau points centraux de la communauté.

Je me disais que David Bennahum aurait une théorie concernant l’échec des opérateurs américains, je l’ai donc invité à déjeuner lors de ma dernière visite à New York. Je le savais un excellent auteur sur tout ce qui touche à la technologie, mais durant les vingt derniers mois il avait travaillé en partenariat avec une société basée à New York finançant des infrastructures, une technologie et des médias sans fils70. Je lui ai demandé pourquoi MCI, ATT ou Sprint n’avaient pas branché les Américains sur la culture de l’Internet mobile et il me répondit sans hésitation : « Ce serait comme attendre une fusion de General Motors et des Beatles71 ».

En dépit de la barrière culturelle des sociétés mentionnée par Bennahum, il me cita deux sous-cultures américaines potentiellement reliées au texting. La culture Hip-hop des fans de rap, possédant une culture de rue et soucieux de leur image, qui ont opté pour les pagers émetteurs/récepteurs de Motorola, tandis que les jeunes agents de change, en costumes et fans d’informatiques, travaillant dans les technologies de l’information, utilisent les pagers sans fils BlackBerry de Research in Motion72. Si les barrières, telles que les incompatibilités techniques et les prix élevés du texting disparaissent, peut-on imaginer que ces pratiques culturelles, aujourd’hui encore en incubation dans deux sous-cultures, atteignent le point de basculement pour

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lancer une mode se répandant dans le grand public ? Les géants américains des télécommunications apprendront-ils de DoCoMo à mener leurs affaires d’une façon radicalement différente ? Ou DoCoMo se révèlera-t-il être plus qu’une firme japonaise à succès pour devenir une firme mondiale, comme Honda ou Sony l’ont fait il y a quelques années ? En décembre 2000, DoCoMo paya 9.9 milliards de dollars pour obtenir 16 % de AT&T Wireless73 et, en 2001, installa des locaux à Düsseldorf en vue de « l’invasion mobile de l’Europe74 ».

Mizuko Ito, qui passa la plupart de sa vie entre le Japon et les Etats-Unis, pense que des caractéristiques culturelles propres aux Américains contribuent au manque de culture du texting mobile :

« Même les Américains urbains possèdent énormément d’espace privé qui peut recevoir leur

identité sociale complète comme leurs réseaux sociaux. Les américains de classe moyenne possèdent de nombreuses choses que les japonais de classe moyenne ne possèdent pas ; Une maison suffisamment grande pour y recevoir ses amis et collègues par exemple, des chambres d’enfants, des cuisines avec un espace de rangements et des ustensiles, plus d’une voiture, de quoi se garer chez soi, un parking gratuit en cas de sortie, de l’essence peu chère, des autoroutes sans péages, des PC avec accès Internet (et la place de mettre un PC à la maison), plus d’une ligne de téléphone à des prix compétitifs (ce qui vient tout juste d’évoluer au Japon).

« Toutes ces choses participent à utiliser l’espace privé, et jouent contre l’espace public. Les américains évoluent entre des maisons à espaces privés, des transports privés, et souvent des bureaux privés, avec de brefs passages en voiture pour faire les courses de temps en temps (et non un passage quotidien à l’épicerie comme au Japon), l’utilisation de l’espace public prend donc un aspect d’excursion optionnelle plutôt que nécessaire. Au Japon, la plupart des gens doivent recevoir en dehors de leur maison. À Tokyo, je me retrouve à occuper souvent l’espace public qui contribue au texting, car l’usage de la voiture est cher, ma maison est petite et cela prend trop longtemps de marcher pour se déplacer. La technologie du téléphone fait partie d’un ensemble d’autres technologies de façonnement du lieu et de l’identité, et l’ensemble de ces technologies est si différent aux Etats-Unis qu’il travaille contre l’adoption du texting mobile à la japonaise75. »

D’autres forces, psychologiques et culturelles, sont sans aucun doute à l’œuvre aux USA. L’attaque

contre le World Trade Center du 11 septembre 2001 a modifié l’attitude des américains vis-à-vis de ce qu’ils appellent les « cell phones», ou téléphones cellulaires. Tout d’abord arrivèrent des rapports dramatiques sur ceux qui, piégés dans les immeubles en flammes ou détournés dans les avions, ont utilisé leurs téléphones pour appeler leurs familles76. Puis des rapports selon lesquels seuls les pagers émetteurs/récepteurs, qui utilisent l’envoi par paquets, fonctionnaient quand aucune ligne ne répondait dans le Lower Manhattan77 (la communication par paquet a été originellement inventée pour pouvoir garder le contact durant une guerre nucléaire78). Alors que de plus en plus d’américains utilisent les téléphones portables et les pagers émetteurs/récepteurs pour leur sécurité, des recherches venant de Scandinavie indiquent que ces appareils vont rapidement être utilisés aux Etats-Unis à des fins de communication sociale79.

Bien qu’il ne soit pas possible de déterminer assurément quelle société sera l’IBM, le Microsoft ou l’AOL de l’Internet sans fil, ou même si les américains vont développer une culture du texting grand public, il est clair que la téléphonie mobile, le texting et les services Internet sans fils influent d’ors et déjà sur les relation sociales.

Les réseaux d’identité, les espaces insituables et autres collisions sociales

La téléphonie mobile est peut-être le premier grand média dont les impacts sociaux sont observés depuis les débuts80. Mais j’appelle à la prudence lorsque l’on généralise le sens des premières découvertes sur les communications mobiles. La méthodologie d’obtention des données doit être analysée. Les contextes sociaux, économiques et psychologiques doivent être pris en compte lors de la construction des théories sur l’impact social. Au-delà de ces mises en garde, je suis persuadé que certains sociologues des sciences ont fait des découvertes utiles concernant les sous-cultures des communications mobiles. Ce qui suit est un bref passage en revue des plus intéressantes observations scientifiques concernant l’usage du téléphone portable sur :

le niveau de personnalité de l’individu, dans lequel des sujets liés à la cognition et à l’identité

émergent ; le niveau du réseau social immédiat et du voisinage, dans lequel des points liés au lieu et à la

communauté émergent ;

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le niveau de la société dans laquelle les effets émergents des coutumes individuelles peuvent influencer l’esprit du temps, les valeurs et/ou la structure du pouvoir d’un gouvernement, d’une culture ou d’une civilisation.

Il est à noter que les adolescents, de 14 à 20 ans, sont souvent les premiers à utiliser les communications

mobiles, ainsi que les premiers dont les identités, les familles et les communautés en sortent modifiées. La plus évidente explication de l’importance de la jeunesse dans la diffusion des technologies mobiles est qu’elles leur permettent de communiquer avec des amis, en dehors de la surveillance de leurs professeurs ou de leurs parents, à un moment précis où ils s’éloignent de leur famille pour asseoir leur identité de membre d’un groupe. Une autre explication est que les jeunes sont plus à l’aise avec une technologie qu’ils connaissent depuis leur plus jeune âge, tandis qu’elle n’existait pas pendant l’enfance de leurs parents.

Le théoricien social Erving Goffman présentait les personnes improvisant en public comme se composant une identité, à la fois dans leur esprit et dans l’esprit des autres81. Selon ce que Goffman appelait « la représentation de soi », les façons dont les gens communiquent ainsi que leur public font partie du mécanisme de construction de l’identité. Le groupe auquel appartient l’individu définit qui il croit être. Cette présentation de soi se dirige à la fois à l’extérieur, vers le groupe, et à l’intérieur, c'est-à-dire vers l’identité du communiquant, à travers les mêmes actes communicationnels. Cette théorie de Goffman correspond bien aux médias mobiles car les messages en eux-mêmes, ainsi que le choix du destinataire et de la réponse, sont utilisés par les jeunes d’aujourd’hui comme un matériel brut permettant la construction de l’identité et du groupe.

Des chercheurs étudiant l’usage du téléphone portable chez les adolescents norvégiens notent qu’ « en termes Goffmaniens, la nature indirecte des SMS permet d’arranger sa propre représentation de soi82 ». Les mêmes chercheurs remarquent que les chaînes de SMS, les blagues (souvent de nature sexuelle) ainsi que l’expression d’intérêt envers un copain ou une copine potentiels ont tous une un élément « expressif » qui constitue une « confirmation de relation. C’est un type d’interaction sociale dans lequel l’auteur et le destinataire partagent une expérience commune, bien qu’asynchrone. Lorsque l’un envoi un sms, il renoue le contact entre les deux83.» Selon l’ethnologue norvégien Truls Erik Johnsen, « Le contenu n’est pas si important. Le message à un sens en lui-même, c’est une façon de dire au destinataire que vous pensez à lui (ou à elle84). »

Dans le chapitre suivant, nous nous intéresserons de plus près aux réseaux sociaux. Notons que de nombreux jeunes utilisent les réseaux sociaux comme indicateurs de statut, au même titre que les vêtements à la mode ou la musique populaire. « A quel groupe appartiens-tu ? » a toujours été important chez les adolescents. Les chercheurs Alex S.Taylors et Richard Harper ont observé 120 participants entre 11 et 18 ans au Royaume Unis et ont noté qu’un des avantages du téléphone était qu’il permettait aux jeunes de montrer leur appartenance et leur statut dans un réseau social :

« A la fois l’apparence du téléphone et la manière dont il est utilisé contiennent une valeur

symbolique dans l’affirmation au sein d’un réseau social. … « A travers l’utilisation du téléphone, les jeunes consolident leurs relations entre amis, se

différencient de la famille ou du cercle de la maison et contribuent à créer à la fois une indépendance (vis-à-vis de la famille) et une collectivité (vis-à-vis des pairs). En bref, les formes collaboratives d’interaction avec l’appareil paraissent consolider, à la fois fonctionnellement et symboliquement, la durabilité des relations sociales au sein des communautés locales85. »

L’un des premiers impacts les plus évidents au niveau du réseau social immédiat est le rôle du texting

dans les rituels amoureux chez les jeunes. Parce qu’ils peuvent prendre leur temps pour rédiger un message, et parce qu’ils n’auront pas à affronter un refus face à face, les jeunes hommes de Scandinavie et d’ailleurs estiment qu’il est plus facile de demander un rendez-vous. Le jeune homme envoie à l’objet de son attention un message vide, ou doux comme « C’était une soirée sympa.» Le destinataire peut choisir d’ignorer ce début ou répondre et montrer un intérêt. Il a été remarqué que de jeunes adolescents étaient capables de mener toute une relation de ce type uniquement par échange de SMS86.

Les textos et les téléphones sont eux-mêmes des objets sociaux. Les chercheuses suédoises Alexandra Weilenmann et Catrine Larsson ont noté, comme je l’ai fait, que les adolescents scandinaves se montraient souvent leurs messages entre eux, et parfois même se passaient le téléphone : « Les adolescents partagent ainsi avec leurs amis présents la communication à laquelle ils participent. La communication est, au même titre que le téléphone lui-même, partagée87. »

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Marko Ahtisaari, un des jeunes concepteurs de Aula, à Helsinki, reviens sur le rôle du matériel physique dans la socialisation : « L’acte d’apprendre à utiliser les nouveaux services mobiles sociaux est lui-même social. Nous apprenons quand on nous montre, pas en lisant les manuels. Les icônes et les sonneries conçues pour personnaliser physiquement les téléphones sont faites pour être affichées. Le simple fait que j’ai un inédit de Madonna comme sonnerie dit quelque chose de moi88. »

En Italie, au Royaume-Uni et en Allemagne, « plus de la moitié des personnes interrogées avait une forme de réaction négative vis-à-vis des conversations publiques avec un téléphone portable89. » Sadie Plant cite Goffman comme explication de la gêne associée aux conversations indiscrètes : « Une conversation a sa vie propre. C’est un petit système qui fixe ses propres barrières ; c’est un petit accord de devoir et de loyauté qui possède ses propres héros et ses propres méchants90. » Elle note : « Subir une conversation revient à écouter un de ces mondes. N’entendre qu’un de ces aspects est un signe que l’on n’est pas totalement admis ni totalement rejeté de ce monde91. »

D’autres observateurs de ce phénomène ont fait référence aux théories de Goffman à propos des

différentes « apparences » que l’on présente à différents publics :

« Nous croyons que parler au téléphone portable dans un lieu public est en partie un problème d’espaces sociaux dans lesquels les gens doivent avoir plusieurs apparences. Le téléphone portable nécessite souvent d’entrecroiser plusieurs masques et plusieurs activités. Lorsque l’utilisateur du téléphone portable est au téléphone, il est simultanément dans deux endroits : l’espace physiquement occupé, et l’espace virtuel de la conversation (l’espace conversationnel). Quand un appel est reçu (ou peut être plus prétentieusement, quand il est accepté), l’utilisateur décide, consciemment ou pas, quelle apparence, quel masque, va s’imposer : l’apparence en relation avec sa localisation physique ou celle qui correspond à son espace conversationnel ? Plus la différence entre les comportements est grande, plus la décision sera réfléchie, révélatrice et difficile.

« Il semble que le fait de prendre plusieurs apparences soit très lié au fait que les personnes trouvent les conversations dérangeantes, voir agressives. Tout d’abord, choisir de changer son comportement pour quitter l’espace physique peut être perçu par certains, présents dans l’espace, comme mal élevé. Deuxièmement, l’utilisateur de téléphone portable peut avoir à violer (ou au moins à perturber) les normes sociales de l’espace social pour honorer celle de son espace conversationnel. Enfin, ce qui est apparent à tous, c’est que l’apparence présentée au téléphone est différente de celle qui venait d’être perçue dans l’espace public juste avant l’appel. Ce changement rappelle le fait que les apparences visent le public, ce qui cause l’impression que la nouvelle apparence, et peut-être l’ancienne, sont fausses92. »

Mizuko Ito me fit remarquer que les théories de Goffman sur le lien entre la construction d’identité et le

comportement en public étaient de bonnes pistes pour observer les personnes engagées dans une conversation, dans un lieu public, avec un interlocuteur qui n’est pas là : « La façon dont les téléphones placent les individus dans les groupes sociaux est liée à la façon dont ils sont utilisés dans les lieux publics. Selon moi, ceci est connecté à comment les gens occupent l’espace social amélioré par la technologie. La capacité du téléphone portable à garder les gens continûment connectés avec leur groupe social est ce qui les isole des autres individus présents dans l’espace public. En d’autres termes, l’exclusion est le revers de la réunion. »

Au chapitre VIII, je dégagerais les implications de la nature permanente de l’Internet mobile, les effets du fait d’être en permanence disponible pour les autres, et comment tous nos anciens moments inactifs, dans les transports publics ou en marchant dans la rue, sont maintenant actifs. Si la téléphonie et le texting étaient les uniques agents du changement, les cultures du monde entier serait modifiées considérablement en termes de normes, de relations et de pouvoir social. Les méthodes « peer-to-peer », comme celles qui ont rendu Napster possible, se dirigent vers le matériel portable connecté à Internet, offrant une possibilité d’action collective basée sur un échange massif entre appareils. L’émergence de l’ « omniprésence de l’ordinateur » dans des sortes de « salles intelligentes », « des ordinateurs portés comme des vêtements » et des « villes digitales », depuis les laboratoires jusqu’aux produits finis, ne font qu’initier le changement qui fera des téléphones d’aujourd’hui les « télécommandes de nos vie » que prévoient Hirschlorn, Linturi et Natsuno.

Les formes de comportement collectif rendues possibles par les infrastructures des foules intelligentes vont infiniment plus loin que de choisir où et quand passer un coup de fil depuis son portable. Les changements les plus radicaux sont ceux qui seront possibles à l’échelle d’une société. Pour donner un sens aux technologies que je voyais en laboratoire et aux comportements que j’observais dans la rue, je me suis mis à chercher des observateurs qui s’intéressaient, non pas aux petits groupes, mais aux actions collectives

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observables à l’échelle de sociétés entières. Heureusement, les années passées à étudier les communautés virtuelles m’avaient mené à des penseurs comme Marc A. Smith, désormais à Microsoft Research. Après les rues d’Helsinki et de Tokyo, et les chercheurs de Cambridge et de Californie, je me dirigeais vers Redmond [NDT : Siège de Microsoft] pour voir plus grand.

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L’association des microprocesseurs de l’accès Internet généralisé et des technologies mobiles est à l’origine de la nouvelle révolution sociale. Foules Intelligentes ( Smart Mobs) est né de cette intuition. Ce livre décrit comment des groupes importants dispersés géographiquement et connectés par des technologies simples peuvent être réunis rapidement pour agir collectivement. L’auteur montre les possibilités mais aussi les dangers de l’innovation dans les communications.

Howard Rheingold a décelé, en vingt ans, tous les grands bonds technologiques.  

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