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Jeanne
Favret-SaadaDsorceler
- ditions de l'Olivier
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Dsorceler
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penser/rverCOLLECTION DIRIGE PAR
MICHEL GRIBINSKI
Pierre BergouniouxOil est lepass
entretien avec Michel Gribinski
Theodor WAdornoLApsychanalyse rh,isc
traduit de l'allemand par Jacques Le Ride!suivi de Jacques Le
RiderL'alliincommode
Henri NormandLes amours d'une mre
Nathalie ZaltzmanL'esprit du mal
Christian DavidLe mlancolique sans mlancolie
Paul-Laurent AssounLe dmon de midi
Adam PhillipsHlinnicott ou le choix de lasolitude
Jean-Michel ReyPaul ou les ambig11ts
Michel Neyraut
Alter Ego
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JEANNE FAVRET-SAADA
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DITIONS DE L'OLIVIER
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Les cartes du petit cartomancienet du Grand Jeu de Mlle Lenormand ont t reproduites
avec l'aimable autorisation de France Cartes.
ISIJN 978.2.87929.639.5
ditions de l'Olivier, 2009.
le Code de lfl propntl- mte-llt"CtueUe mterdir les cop1e-s ou reprodliCtlon
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Avertissen1ent
L'enqute que j'ai mene sur la sorcellerie dans leBocage de 1969 1972 a donn lieu la publication dedeux livres: LesMots, la mort, les sorts.La sorcellerie dans leBocage,paru chez Gallimard en 1977; et, galement chezGallimard, crit avec Jose Contreras, Corps pour corps.Enqute sur la sorcellerie dans leBocage,en 1981.
Puis, de 1981 1987,Jose Contreras et moi avons travaill sur mes matriaux relatifs au dsorclement.Nousavons publi ensemble cinq articles et j'en ai crit cinqautres sur des aspects du problme que j'avais explorssparment1 Le prsent ouvrage remanie ces dix texteset les articule afm de proposer une analyse gnrale dudsorclement et de tirer des conclusionspistmologiques
de cette ethnographie dessorts commence il y a quaranteans.
On verra ds le premier chapitre quel point JoseContreras a t engage dans la dmarche tant de pense
1. Certains de ces textes ont t publis aprs la fin de notre travail surle dsorclemcnt. En ralit, nous en avons publi beaucoup plus, au gr des
demandes -participation tel congrs, tel ouvrage collectif, telle revue -mais ils n'ajoutent rien ces dix articles-l.
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que d'criture sur le dsorclement.Je lui exprime toutema gratitude pour ces annes de coopration intellec
tuelle, pour l'autorisation qu'elle me donne d'utiliser icinos travaux, et pour sa relecture critique dece volume.
Nous avons crit ensemble:Comment produire de l'nergie avec deux jeux de
cartes,Bulletin d'cthnomdecinc,n 24, octobre 1983,pp.3-36.L'embrayeur de violence, l J. Contreras,J. Favret
Saada,J. Hochmann, O. Mannoni, F. Roustang, Le ]\;foi ctl'Autre, Denol, 1985, pp. 95-148.
, Terrain,n 14, L'incroyableet sespreuves, mars 1990, pp. 21-31.
Le travail thrapeutique corrune production domes
tique, Nouvelles Questions fministes, n 16-18, 1991,pp. 149-167.J'ai publi seule:, Le Dbat, n 40, mai-septembre 1988,pp. 29-46.
,pp. 160-174.
tre affect, Gradhiva, n 8, 1990, pp. 3-9.
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Prlude
Entre 1969 et 1972,j'ai travaill dans une rgion bocagredu nord-ouest de la France que j'ai voulu protger dela curiosit mdiatique -si vive pour tout ce qui touche la sorcellerie - en la dsignant par 1'expression vaguede Bocage de l'Ouest franais. Durant l'enqute sur leterrain, j'ai connu plusieurs dsorceleurs, mais je n'ai pu
longuement assister qu'au travail d'un seul d'entre eux,une femme en l'occurrence,Madame Flora, qui le faisait))avec des jeux de cartes et de tarots. En effet, tant impotente, elle ne pouvait pas, comme le font ses collgues, sedplacer dans les fermes, et elle pratiquait la divinationsur les cas d'ensorcellement que lui rapportaient ses visiteurs dans la salle manger de sa petite maison de village.
D'emble nos rapports se sont situs sur un plan professionnel et, mme s'ils sontdevenus assez complexes au fildu temps, ils ne sont jamais sortis de ce cadre strict: elletait ma dsorceleuse et j'tais sa cliente. Elle savait,biensr, que j'tais chercheur au CNRS et que j'crirais unlivre-informations qui l'avaient laisse de marbre.
Lors de ma premire visite Madame Flora, il y avait djpresque une anne que je vivais dans la rgion. Plusieurs
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ensorcels avaient commenc se confier moi, et leurspropos me plongeaientparfois dans un tat de peurdiffi
cilement matrisable. Car le thme central desaffaires desorcellerie, la matire qu'elles traitent, c'est lalutte mortde couples ennemis: sorcier et ensorcel,dsorceleur etsorcier. Ces luttes ont beau n'tre que mtaphoriques,elles produisent presque toujours des effets rels. Parmilesquels, aussi, la mort relle. Or,quand des ensorcelsme racontaient leur histoire, ce n'taitjamais parce que
j'tais ethnographe, mais parce qu'ils avaient pens que j'taisprise>>, comme eux, dans les sorts>>.
Nanmoins leurs interprtations divergeaient.Certains concluaient que je devais avoir beaucoup deforce>>magique pour supporter de tels rcits et que,donc,j'taisncessairement une dsorceleuse, celle dont ils avaient
besoin. D'autres, plus observateurs ou dj tirs d'affaire,voyaient bien ma frayeur et en dduisaient que j'tais uneensorcele. Le jour o un ancien ensorcelm'annona quej'tais>, que mes symptmes etl'tat de ma voitureen tmoignaient l'vidence, et qu'ilme demanderait unrendez-vous chez sa dsorceleuse,Madame Flora,j'en fus
presque soulage.
Quoique. Ds la premire entrevue, Madame Floravoulut que je nomme les ennemis que j'avais pu me faire.Or j'avais beau ne pas croire qu'un sorcier ait pu poserdes charmes susceptibles de me rendre malade,j'avais beaune pas croire que nommer soit tuer,je fus dans une totaleimpossibilit de lui livrer aucun nom. Chaque fois qu'elle
me pressa de le faire, en frappant la table de ses cannes,j'eus l'esprit aussi vide qu'un analysant somm de faire
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PRLUDE
des associations libres.Je tentai pendant plusieurs semainesde me drober jusqu'au jour o j'acceptai que ledsor
clement require la mme force d'engagement qu'unepsychanalyse. partir de l, je parlai rgulirement demoi, sur des modes tort diffrents, et mon psychanalyste
parisien, et ma dsorceleusebocaine,les deux pratiquestant d'ailleurs impermables l'une l'autre.
Entre nos rencontres,je pensais Madame Flora avecun mlange de peur - ds que me revisitait sa voix commentant certains tarots-, d'affection et d'enthousiasme.J'en parlaisbeaucoup mes interlocuteurs bocains, tout encraignant pour eux qu'ils veuillent la consulter et qu'elleles entrane bien trop loin dans l'expression de la violence,tut-elle symbolique. Mais un couple de fermiers insista
pour la consulter, et je dus organiser un rendez-vous. ma
grande surprise, Madame Flora me retint cette consultation. ma non moins grande surprise, de retour chezmoi, je pus reconstituer le droulement de la sance et meremmorer la signification de certaines cartes - ce dont
jusque-l j'avais t incapable. Car cette fois, ce n'taitpas moi que 1'on tirait les cartes, pas moi que les interprtations s'adressaient, pas moi qui tais tenue derpondre:
alors la mmorisation, ai-je cru, devenaitpossible.Je dus bientt dchanter.Ces clients m'en prsentrent
d'autres, puis d'autres encore, amener chez Madame Flora.Elle me faisait entrer avec eux.Je devins ainsi une familirede la voyante, tout en restant personnellement sa cliente.Mais, pour peu que je sois trop affecte par les malheurs
de tels ensorcels, ou pour peu que la fureur potique deMadame Flora rn'atteigne trop vivement, la mme amnsie
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frappait autant leurs sances que les miennes.Je supportaisvaille que vaille de vivre ces situations opaques, mais je ne
souffrais pas la perspective de renoncer pour toujours les comprendre. C'est alors que je dcidai d'apporter unmagntophonepour constituer un chantillon fidle deschanges entre la dsorceleuse et ses consultants.
L'introduction de l'appareil ne fit pas l'objet d'unengociation explicite entre Madame Flora et moi.J'avaiscraint de lui en faire la demande en rgle qu'elle aurait, mesemblait-il, invitablement refuse: comment unemagicienne dans 1'exercice de son art pourrait-elle admettred'tre relgue au rang d'informatrice d'uneethnographe?Je mis donc l'appareil dans un sac de toile gue je posaitout bonnement sur le tapis vert de la table de jeu. On nele voyait pas, mais on l'entendait:c'tait un vieux Philips
qui ronflait sans discontinuer,jedevais invoquer un prtexte pour quitter la pice avec mon sac et aller dehorsretourner la cassette. Madame Flora comprit tout de suite
le mange.Mi-furieuse, mi-amuse, elle m'apostropha:Non mais... vous ne me faites pas le truc du magnto
phone quand mme? Puis, magnanime:Arrangez-vouspour gue mon nom ne soit pas dansvotre livre, il ne tut
pas gue les gendarmes me trouvent!>>Ayant dlgu la machine la fonction de mmori
sation, tant ds lors assure qu'elle effectuerait ma placeun travail ethnographique minimal,je fus dbarrasse desarrire-penses de connaissance rationnelle: construireune interprtation motive de cequi se passait l, ce serait
peut-tre possible un jour.
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PRLUDE
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En 1981, aprs la sortie de Corps pour corps,JaseContreras et moi avions le projet d'en crire simplementla suite chronologique : mes entrevues initiales avec lesclients de Madame Flora, l'histoire de leur cas, leurs rendez-vous avec elle. Nous pensions que le rcit suffirait rendre la fois sensibles et intelligibles le processus dudsorclement et ses effets sur les consultants. Nous rouvrmes ensemble les documents que j'avais rapports duBocage:les bandes magntiques enregistres au magnto
phone, tmoins irremplaablesde l'atmosphre des sanceset de l'utilisation de sa voix par la dsorceleuse;la dactylographie de ces bandes, un bon millier de pages; et enfin,les pages de mon journal de terrain qui voquaient soit les
rencontres auxquelles j'avais assist chez Madame Flora,soit mes entretiens avec les consultants chez eux, hors laprsence de la dsorceleuse.
mesure que nous examinions ces archives, la matirese drobait.Tout ce qui tait racontable d'une sance l'avaitt dans Corps pour corps. Le tableau des malheurs desfamilles ensorceles tait dsesprment similaire, et ledis
cours de Madame Flora, en lui-mme,prsentait toutes lesapparences de l'arbitraire et du ressassement. Pas question,non plus, d'tayer le rcit sur mon vcu d'ethnographe.Car, du dbut la tin de la priode o j'avais frquentMadame Flora.j'avais t dans la mme fascination et dansla mme navet quant son activit(c'est pourquoi, sans
doute, elle m'avait laisse partagerle
secret de tant de rencontres et engranger tant de matriau).Je n'avais acquis
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aucune comprhension de ses pratiques. ni effectu aucunparcours intellectuel travers le dsorclement. Seulement
je ne le savais pas et pensais rellement avoir comprisl'essentiel-au point d'avoir imprudemment annonc ds1977, dans Les Mots, la mort, les sorts, un second volumeconsacr au dsorclement.
La forme narrative tant impossible. il fallut se rabattresur la technique prouve de l'analyse textuelle des sances.
Nous avons dcompos cette masse verbale selon lessquences qui revenaient de faon invariable:les changesprliminaires, le tirage des cartes, leur interprtation, lesdigressions qu'introduit Madame Flora, ses rcits d'autrescas de sorcellerie, ses discussions avec les consultants surtelle dmarche entreprendre ou telle dcision prendre,les mesures de protection, les rfrences son action
de magicienne hors sance. Ensuite, nous nous sommesconcentres sur les passages concernant le maniement etl'interprtation des cartes, ouvrant un dossier distinct pourchacune: quel moment de quelle sance et quel sujetla voyante dit quoi propos d'un roi de pique? d'un dix decur? d'un valet de carreau? Quelles cartes se contentet-elle de nommer au passage? En laisse-t-elle passer sans
mme les nommer? etc. De mme pour les tarots figuratifs du XIXe sicle, dont elle utilisait deux jeux diffrentsselon les circonstances. En somme, nousavons constitu undictionnaire des significations, assorties de leurs contextes
prcis d'nonciation. la fm de cet inventaire mticuleux,Jose Contreras
a repr une anomalie rcurrente dans les interprtationsde Madame Flora. Elle consistait en ceci: en rgle gnrale,
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deux cartes particulires reprsentent les figures fmininesen cause dans une crise de sorcellerie, l'pouse du couple
ensorcel et celle du couple sorcier; or, en certainescirconstances prcises, et seulement et systmatiquementdans celles-l, Madame Flora inverse ces significations1Je n'avais jamais repr ce dispositifformel, mais j'en aitout de suite ralis l'importance,et je l'ai baptis, enhommage au linguiste RomanJakobson, l'embrayeur deviolence. dater de cette dcouverte inaugurale, les ressorts du dsorclement telque le pratique Madame Floranous sont apparus l'un aprs l'autre,sans difficult majeure.Et l'action desdsorceleurs que j'avais rencontrs ou donton m'avait parl nous est devenue intelligible.
*Jusqu'ici,j'ai voqu les tapes de la construction de
mon ethnographie :de 1969 1972, l'enqute de terrain 2 ;en 1977, LesMots,la mort,lessorts;en 1981, Corps pour corps,crit avec Jose Contreras; les mois suivants, la mise enroute de l'analyse du dsorclement prsente dans celivre. Elle se termina en 1987, les articles publisultrieurement reprenant des fragments dj crits.
J'avais maintenu quelques liens avec la population duBocage, surtout avec des jeunes gens tablis Paris. Pourautant qu'il soit possible de s'appuyer sur des indices aussi
1. Ce procd est analys au chapitre 4.2. En ralit,j'ai continu vivre dans le Bocage mi-temps jusqu'en
1975. Bien que j'aie cess d'enquter, j'entendais videmment parler desorcellerie.
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tnus, j'avais 1'impression que le dispositif sorcellaire seperptuait sans changement notable: certes, les muta
tions sociales et mentales de lapaysanneriefranaise affectaient aussi la rgion, mais avec une certaine lenteur. Parla suite, une longue maladie m'ayantdonn une furieuseenvie d'explorer denouveaux sujets,je n'ai plus pens auproblme.
Au moment de publier Dsorceler,je dois toutefoissignaler mon actuelle conviction: la sorcellerie telle que
je l'ai connue n'existe sans doute plus sous la mme formedans le Bocage - si mme elle existe 1 Car elle tait lie,on le verra au chapitre 6, un certain type de tissu socialqui s'est profondment mtamorphos, surtout depuisdeux dcennies. Par exemple, les villages abritent maintenant de nombreux noruraux nullement lis la terre
(des fonctionnaires, des retraits parmi lesquels des Anglais);et les hameaux, quand ils ne sont pas dserts, necomptent
plus qu'un seul agriculteur.Cette transformation massivene peut pas avoir laiss intacte uneformation symboliquecomme la sorcellerie, car le contact avec des humainsrels lui est absolument ncessaire. Reste que la sorcellerie bocaine- telle qu'voque dans Les JV!ots, la mort,
les sorts et Corps pour corps,puis analyse dans Dsorcelerconserve sonintrt:toutes les formes sociales et symboliques, gu 'elles soient en usage ou qu'elles l'aient t, sontdes objets possibles pour les sciences humaines, des pointsd'appuipour d'ventuelles analyses comparatives.
1. La rponse ces simples questions aurait exig plusieurs mois de travailsur le terrain.
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Depuis plus d'un sicle,les descriptions ethnographiquesabusent du prsent gnonque1,le temps des faits ni futurs
ni passs,le temps des vrits gnrales, des proverbes et desthormes, bref, le temps des faits intemporels. Mes collgues parlent cet gard d'un prsentethnographique)),dont l'usage rhtorique a t souvent critiqu mais n'en
perdure pas moins 2. Grce quoi les socitsprintives>>,sauvages ou traditionnelles paraissent hors du temps,flottant dans l'intemporalit des principes preners. Dslors, le travail sur le terrain s'inscrit dans le droit fil de lageste arthurienne: un jeune curieux, muni des pauvrestalismans fournis par l'Acadne,quitte son Umwelt et, sans
pravis, est catapult dans une socit
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pratiquant l'association classique de la polyculture (prairies,crales, cultures fourragres, pommiers cidre) avec
l'levage (vaches laitires, bufs de boucherie, veaux etporcs). Certes, la modernisation de l'agriculture est djpasse par l: les micro-exploitations sont maintenantrarissimes, et la polyculture laisse place, peu peu, unemonoculture au service de l'levage. La plupart des fermiersne possdent qu'une partie des terres qu'ils exploitent,et louent le reste despropritaires,souvent des nobliaux.Les rgles coutumires d'hritage sont qualifies par les
juristes d' galitaires)), ce qui signifie juste qu'elles n'inscrivent aucun principe ingalitaire:les ans n'ontpas dedroits particuliers. Dans les faits,pourtant,certains hritierssont moins gaux que d'autres, puisqu'unefractionimportante de leur hritage n'est jamais verse aux femmes;
et que le successeur mle d'un fermier, celui qui reprendl'exploitation et qu'on appelle le reprenant)), bnficied'un avantage considrable surses frres. Le pre, mesureque sa vigueur diminue, luicdeprogressivement l'exploitation de ses terres, lui vend son matriel et son cheptel:ainsi les vieux exploitants s'assurent-ils l'indpendancefinancire quileur permet de se retirer au village.
Les exploitations sont occupes par des famillesnuclaires, le couple de fermiers et ses enfants non maris.Aprs seize ans, les jeunes gens qui ne poursuivent pasleurs tudes travaillent sans salaire sur la ferme paternellependant une dizaine d'annes ct reoivent ensuite desdonations d'installation et de mariage quand ils fondent
leur propre exploitation et leur famille. Les parents tablissent et dotent un premier enfant, puis ils alignent les
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donations des suivants sur la sienne. Mais cette quivalence est sujette d'infinies manipulations car les parents
font entrer dans leurs calculs quantit de paramtres quichappent une valuation objective; par exemple, ilssoustraient la somme les frais d'tudes ou de maladie,y rajoutent le nombre d'annes de travail gratuit, etc.Le mode de calcul de ces donations ainsi que, plus tard,celui des parts respectives d'hritage,sont une sourcepermanente de jalousies, parfois de haines entre les enfants,surtout entre les frres. Pour les filles, le calcul est encore
plus approximatif, moins qu'elles n'pousent un fermierqui exige en leur nom un minimum d'quit.
Les fermes sont disperses dans la campagne ouregroupes par deux ou trois dans de minuscules hameaux.Dans les villages, qu'on appelle ,vivent des culti
vateurs retraits, des artisans, des commerants, etquelquesfonctionnaires subalternes -lepostier,l'instituteur,parfoisun mdecin:leur ensemble constitueles bourgeois>>. Letissu urbain, assez lche, comporte environ une petite villetous les trente kilomtres et la capitale provinciale.
Pendant la semaine, les fermiers sont isols.Ils ne quittentla trme que pour les rares ncessits professionnelles,
et ils frquentent celles de leurs voisins avec qui ils sonten relation d'entraide ou d'affaires ( noter que, dans leBocage, la notion de voisin est une catgorie lastique,qui ne correspondpas vraiment la ralit topographique).Le dimanche matin, les familles se rendent au bourg o, aprsla messe, les maris font une partie de cartes au caf, tandis
que les pouses font les courses et que les enfants jouent surla place.Au dbut de l'aprs-midi, les fermiers changent
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des visites avec leurs parents et amis, puis ils rentrents'occuper desbtes.
Dans ce contexte,les relations sociales sont un tel luxequ'on rflchit deux fois avant de les rompre:les multiplesoccasions de conflits familiaux sont neutralises autant que
possible, les relations de voisinage et d'entraide sontstrictement rglementes. D'une faon gnrale, l'agressivitouverte est prohibe: un enfant violent est vite dclarfou et adress en consultation l'hpitalpsychiatrique;un homme n'a le droit de se battre ques'il est ivre; pourune femme, la question ne seposemmepas.
Les Bocains sont conservateurs en religion commeen politique.Tous les fermiers sont baptiss, font leurpremire communion,sont enterrs l'glise, etpresque tousvont la messe chaque dimanche.Mais ce sont des catho
liques anticlricaux qui considrent la plupart des prtrescomme des incroyants>> :incroyants>> dans la religiontraditionnelle - ils imposent brutalement les innovationsconciliaires qui,pour les paroissiens, sont un pur non-sens;incroyants>> dans la ralit historique des saints gurisseurslocaux;
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d'en prendre -,prne la foi claire. Quelle que soit sonorigine sociale, il s'identifie aux valeurs urbaines etrepr
sente le parti des Lumires avec l'instituteur et lemdecin.Un prtre croyant- il en reste quelques spcimensest n dans une ferme et ne se sent sonaise qu'avec des
paysans. Il porte une soutane rapice, sepromne dans lebourg en lisant son brviaire en latin,accepte de chanterle Dies Irae lors des funrailles, tient bien l'alcool quandil visite les familles, vnre les saints populaires, accepteenfin de bnir les ensorcels et leursbiens.
Quand une ferme et ses habitants connaissent une crisegrave, l'une des rponses possibles est la sorcellerie. Il estcommunment admis (du moins en priv, car en publicon le dsavoue) d'invoquer les sorts pour expliquer unecatgorie particulire de malheurs, ceux qui se rptent
sans raison dans une exploitation: les btes et les gensdeviennent striles, tombent malades ou meurent, les vachesavortent ou tarissent, les vgtaux pourrissent ou schent,les btiments brlent ou s'effondrent, les machines se dtraquent, les ventes ratent... Les fermiers ont beau recouriraux spcialistes - mdecin, vtrinaire,mcanicien... -,ceux-ci dclarent n'y rien comprendre.
Tous ces malheurs sont considrs comme une pertede force>>pour le chef d'exploitation et de famille.C'est lui seul que s'adresse l'annonce rituelle de l'tatd'ensorcellement-
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relation au chef d'exploitation et de famille, parce que cesont ses cultures, ses btes, ses machines, sa famille. BreC
ses possessions. En principe, l'ensorcellement l'aficted'abord comme un sujet de droit (le titulaire des capacits
propres un possesseur) et seulement par voie deconsquence comme un sujet psychologique (unepersonne
prive avec ses particularits biographiques,son stock detraumas et de conflits intrapsychiques).
D'un fermier dont l'exploitation est frappe de malheursrpts, on suppose qu' un sorcier lui "rattire"sa force.(Selon toute probabilit, personne, dans le Bocage, ne jettede sorts, ce qui n'empche pas certains d'en recevoir.) Lesorcier est, lui aussi,un chef d'exploitation1chef de famille:
proche mais non parent de l'ensorcel,il est cens vouloircapter la,
pour les agresseurs de celui-ci. Son activit de magicien
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est connue de ses seuls clients, car il est toujours menacd'inculpation pour escroquerie ou pour exercice illgal
de la mdecine.Assez souvent, il conserve d'ailleurs uneprofession pour la faade, dans l'agriculture ou l'artisanat.Chaque dsorceleur a ses propres mthodes de dsenvotement, ses propres faons de faire et de parler qu'ila rodes au cours d'annes de pratique solitaire, en s'inspirant la fois de l'enseignement deson initiateur et d'unpetit nombre de livres>> qui sonttombs entre ses mains.
Quand il est requis par des fermierspris dans des malheursrpts, le dsorceleur mobilise sa force l'occasiond'un rituel spectaculaire qui a pour objectif d'annulercelle du sorcier, tout en permettant l'ensorcel de rcu
prerson potentielbioconomique:sant, fcondit desbtes,fertilit des terres... C'est du moins ce qui se passe
enprincipe.Mais on verra que notre travail sur les matriaux que j'avais rapports du terrain nous a conduites,Jose Contreras et moi, qualifter l'action du dsorceleurcomme une thrapie du collectif familial des exploitantsd'une ferme.
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La thrapie sans le savoir
Le psy, l'anthropologue, l'indigne
Toute pratique visant faire cesser la rptition chezdes souffrants - disons, toute pratique thrapeutique -s'appuie sur un discours qui, d'un seul mouvement, dfinitla technique et en justifie le bien-fond.Ce discoursper
met-il aussi d'identifier les ressorts de l'efficacitpropres cette cure? Chaque cole thrapeutique est assure de
pouvoir, quant elle, yprtendre,bien qu'elle en dnie lapossibilit ses concurrentes.Certains thrapeutesreconnaissent qu'on ne peut la fois parler et savoir tout ce quel'on dit, faire et savoir tout ce que l'on fait,mais ils n'entirent pas consquence quand il s'agitd'valuer la thorie
de leur pratique.Les anthropologues, eux, admettent volontiers qu'une
squence d'actes rituels puisse produire des effets thrapeutiques, immdiats et spectaculaires, chez un souffrant.Depuis le fameux texte de Lvi-Strauss sur l'efficacit sym
bolique 1,beaucoup se sont appliqus relever les succs
1. C. Lvi-Strauss,L'efficacit symbo(;que,Revue de l'ltistoirc des religious,
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LA THRAPIE SANS LE SAVOIR
des faiseurs de rituels en tout genre:les matres des cultesde possession hatiens gurissent, les spirites portoricains
et mexicains gurissent, les witch doctors amricains etafricains aussi,les shamans sibriens et thalandaisgalement 1
Nous n'chapperons pas cette tradition, puisque, aprsavoir motiv notre dcision, nous qualifierons de cure ledsenvotement et gratifierons du titre de thrapeutes lesdsorceleurs ruraux du Bocage del'Ouest franais.
Aucun psychanalyste ne nous a jamais contest ledroit d'utiliser ces termes la condition d'admettre ceci:le dsorclement bocain constituerait une sorte de cure,
puisqu'il semble gurir quelque chose, mais une cure del'espce infrieure, la seule vraie tant, comme chacunsait, dpourvue de tout recours aux actes et aux effets desuggestion qui en rsultent invitablement.
S'ils taient en mesure de prendre part ce dbat, lesBocains renverraient dos dos anthropologues etpsychanalystes:pourquoi qualifier de thrapeutiques les effets d'unrituel, pourquoi appeler cure)) la cessation immdiate dessouffrances de l'ensorcellement? Car les Bocains tablissentune distinction nette entre les diffrentes maladies somatiques et psychiques et l'tat d'ensorcellement, lequel se
caractrise par la rptitioncatastrophique, tale sur unelongue priode, de malheurs affectant des registres trs
t. 135, n 1, 1949. Cf. aussi "Le sorcier et sa magie, Les Temps modemes,4' anne, n 41.Textes republis dans Anthropologie stmcturale, chap. IX er X,Plon, 1958.
1. Rares sont les chercheurs qui ont essay de prciser ce que soignent,exactement, ces gurisseurs et d'expliquer quels ressorts, exactement, sont
actionns pour obtenir la gurison. Je renvoie aux travaux de A. Harwood,G. Obeyesekere, S.Tambiah, A.Young, rfrencs dans les Textescits .
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divers dans une exploitation agricole familiale: maladiesde personnes et de btes, pannes de machines, mauvaises
rcoltes, ventes manques ...bref, tout ce qui peut diminuerle potentiel productif-reproductif d'une familled'agriculteurs. L'ensorcellement n'tant pas une maladie particulire, le spcialiste qui y met fin par un acte rituel n'est
pas aux yeux de ses clients un thrapeute, ou mme ungurisseur.
Le dsorceleur ne serait pas moins surpris d'tre tiquet de la sorte: s'il pratique paralllement le dsorclement et le gurissage, il les distingue avec soin.En tant que contre-sorcier, il n'a pas se comporter engurisseur:il n'examine pas ses consultants et ne soigne
pas leur corps, ni avec desplantes, ni avec des remdes desa composition, ni avec des prires. Et il ne se tient pas
pour un mdecin,moins encore pour un psychiatre, unpsychologue ou un psychanalyste. Ces deux derniers, quiprtendent negurirqu'avec des mots, il les considre oubien commedes menteurs (ils ne veulent pas reconnatrequ'en ralit ils font quelque chose), ou bien commedesincapables (si vraiment ils ne font rien, comment esprent-ils venir bout de la rptition?).Son travail,ledsor
celeur le situe dans le seul registre du faire: il se prsentecomme n'usant de la parole que pour prononcerdes formules consacres, non pour avancer des interprtationsou scander les libres associations des patients. Dsorceler,c'est, par exemple, planter mille pingles dans un curde buf bouillant en dfiantsolennellement le sorcier:
si le dsorceleur est \(fort assez, \(a y fait, la rptitioncesse chez l'ensorcel.
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Donc les Bocains, les magiciens comme leurs clients,nous contestent l'usage de la terminologie thrapeutique
pour rendre compte du dsorclement.Que notre positions'appuie sur quelques arguments solides ne nous dispensetoutefois pas de faire droit aux conceptions indignes etd'essayer de comprendre comment les Bocains se reprsentent une crise de sorcellerie, la fonction dudsorceleur,son activit, les effets qu'onpeut en attendre,la faon dontil s'y prend pour lesproduire.
Mais une remarque pralable. Les habitus des cures parla parole pourraient s'tonner que nous voquions indiffremment les conceptions des ensorcels et celles desdsorceleurs comme si, dans le dsorclement, patients etthrapeutes taient les metteurs galement autoriss d'undiscours sur la thrapie.
Les thrapies par la parole, issues des milieux lettrs,assoient leur crdibilit sur un corpus thorique gigantesque et sur un raffinement conceptuelconsidrable,queles praticiens ont accrotre, et avec lesquels ils devrontse familiariser leur vie entire, lisantquantit d'ouvrages,
participant des confrences, des sminaires et des groupesde travail.Seuls ces professionnels produisent, dans sa quasi
totalit, le discours autoris sur la thrapie. Les patientsn'ont d'autre choix que de l'assimiler et de le profrercomme s'ils taienteux-mmes thrapeutes ou, mieux, enle devenant. Dansl'intervalle,ils peuvent se raconter entreeux des histoires d'interprtations aux effets miraculeux,formuler desquestions ou des revendications sur le fonctionnement de la cure: ce n'est pas l du discours thra
peutique,mais du discours typique de patients, nophytes
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enthousiastes. gens qui rsistent la cure ou la connaissentmal. quelques exceptions prs - ici un schizophrne
gnial, l une anorexique surdoue-, le point de vue desutilisateurs est disqualifi d'avance:bien sr par lesproducteurs du discours thrapeutique, mais aussi par les
patients eux-mmes.Et les apprentis saignantsn'chappentpas davantage la conviction de tenir des propos fautifsou insuffisants par principe: auraient-ils mal digr leurslectures thoriques.dform les paroles deleur thrapeuteou dnatur ses intentions, projet leurproblmatique personnelle sur la relation de cas cliniques... En bref, dansles cures par la parole, sa position crdite le soignant dedeux aptitudes indissociables : un savoir et un savoir-fairethrapeutiques;tandis que la position de soign comporteles deux inaptitudes corrlatives.
Dans le Bocage, savoir sur le dsorclement etsavoirfaire rituel sont absolument dissocis. Les dsorceleursse forment sur le tas, au contact d'un ancien, qui leura reconnu le et leur passe lesecret avant de seretirer. Ils ne cherchent pas augmenter leur savoir dequelque faon que ce soit: chacun son secret, se plaisent-ils rpter. Le dsorceleur ne possdant en propre
qu'un secret (un savoir-faire rituel) et une certainequantit de
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au sujet d'autres dsorceleurs; ils le voient de leurs yeuxmettre en uvre sa au moment du rituel. Pour
tre crdible, le dsorceleur compte sur la seule efficacitde 1'acte rituel: ds que a y a fait, tout est dit.
L'ordre du faire n'exige donc pas de justifiCationsthoriques et suscite peu de commentaires gnraux:celan'entrane pas, bien sr, que le dsorclement (et, plusgnralement, la sorcellerie) soit dpourvu de represcognitifS, mais ils sont d'une tout autre nature que dansles thrapies savantes.Pour les identifier, envisageons lediscours sorcellaire deux niveaux: le plus lmentaire, unnombre limit de dsignations et leurs rgles d'emploi;le
plus complexe, une grande quantit de rcits oraux et leursrgles d'nonciation. Rappelons auparavant que seuls lesensorcels et leurs magiciens parlent, dans des occasions
trs circonscrites, de la sorcellerie. Les prsums sorciersou jeteurs de sortsn'en parlent pas: si on les interroge ce sujet, ils dclarent n'y pas croire et se bornent disqualifier les dires de leurs accusateurs.
Qualifier la sorcellerie
Considrons d'abord les dsignations bocaines de lasorcellerie. Les unes, qui concernent les agents, sorcieret dsorceleur, figurent dans le lexique indigne, maisrarement dans le discours; les autres, qui concernent lesattributs ontologiques des agents et leurs actions, sontpr
sentes la fois dans le lexique et le discours, mais elles yont un contenu imprcis.
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Les agentssoree/lairesMme quand un ensorcel commente son tat avec
un proche en qui il a toute confiance,jamais il ne parlede sorcier ou de dsorceleur >>, ne mentionne leur
patronyme ou leur localisation exacte. Il emploie des expressions convenues, mais vagues, euphmiques ou desseininexactes. Pour le sorcier: celui qui me l'afait, la salo
perie, l'autre, celui sur qui on se doute (videmment,aucun doute ne pse sur la culpabilit de lapersonne ainsidsigne). Pour ledsorceleur:
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de citer un nom ou une localisation exacte, prcisionsqui mettraient son magicien la merci des contre
attaques du sorcier.D'autre part, un discours limpide fournirait un
incroyant>> (incroyant dans les sorts, un voisin positivistepar exemple) qui se trouverait matriellement porte devoix, le moyen de dnoncer le dsorceleur aux gendarmes,et de railler la crdulit,l'arriration de l'ensorcel devantla communaut villageoise.Empcher cet auditeur ventuelde comprendre reprsente donc un enjeu capital.
On pourrait qualifier de paradoxales ces dsignationsqui n'ont d'emploi qu' la condition de ne dsignerpersonne. Ellesprennent sens dans une conception dumondequi accorde une suprme importance aux actes, la paroleelle-mme tant un acte aux consquences incalculables.
Lorsqu'on est pris dans un cycle de malheurs, on est bienoblig d'en parler avec sesproches,ne serait-ce que pourattnuer l'angoisse de la rptition,ou chercher des issues.Mais la crainte omniprsente desactes de parole contraintles locuteurs une incessante activit de camouflage.
Les attributs ontologiques des agmts et leurs actions
Dans ce cas,les dsignations ne sont pas moinsimprcises, mais cette imprcision-l est involontaireet signalela prsence d'un objet de pense impensable,inconcevable, irreprsentable. Par exemple:le sorciervous ou vous joue des tours parce qu'il est fort>>. En quoiconsiste cette force? En ce qu'elle est anormale, non
rductible au potentielproductif-reproductif voqu plushaut. Le locuteur n'enpeut prciser ni la nature ni le mode
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d'action, il peut seulement indiquer les canaux par lesquels elle transite- la parole, le toucher, le regard-et les
effets terminaux qu'elle produit: des malheurs en srie.Le sort, c'est la mise en uvre de cette forceinconcevable. La force du dsorceleur, galementdpourvuede dfinition ou de paraphrase, a pour vertuprincipalede permettre son dtenteur de faire cequ'ila faire>>.C'est--dire? Il doit rabattre le sort [objet de pense sansdfinition] sur le sorcier.
Ou encore, propos de l'apparition de
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pourquoi certains en sont-ils pourvus et d'autres non,ce n'est pasprcis-et qui circule suivant les voies ordi
naires de la communication humaine; et d'autre part,l'existence d'un systme de places dans lequel ceux quidisposent de la force)) (sorciers et dsorceleurs) peuventsoit attaquer mort, soit sauver ceux qui n'en disposent
pas (ensorcels).
Raconter la sorcellerie
Les dsignations des acteurs et des actions sorcellaires qu'on vient d'examiner figurent dans des rcits quimontrent les trajectoires possibles de la
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travailleurs, en bons termes avec l'entourage, devientla proie de malheurs divers, rpts et d'une gravitcrois
sante, qui frappent au hasard n'importe quel lment del'exploitation.Accable, effiaye, dsespre, cette famillese demande ce qui lui arrive. En vain:chaque malheur,
pris sparment, rsiste l'analyse rationnelle; a fortiori leuraccumulation, leur aspect sriel.Selon les diffrentes versions du rcit exemplaire, ces gens n'ont jamais entendu
parler des sorts, ou bien ils n'y croient pas, ou encore ils
n'avaient mme pas song cette ventualit. Un tiers,parent, ami ou voisin,lui-mme nagure victime de sorcellerie, observe depuis longtemps leur dgringolade.Un jour,s'adressant au chef de famille et d'exploitation, illuiannonce son tat d'ensorcelpar une formule rituelle:N'y en amait-i' pas, par hasard, qui te voudraient du
mal? L'intress tombe des nues, se rend aux argumentsde l'annonciateur et accepte enfin de soumettre l'hypo
thse l'ancien dsorceleur de celui-ci.Le dsorceleur, s'il confmne le diagnostic de l'annon
ciateur, entreprend le dsorclement, qui se droulera enprsence de la famille ensorcele, et d'elle seule. Le rcitexemplaire passe sous silence l'tape de la dsignation
du sorcier, les procdures mises en uvrepour l'identifier, mais dcrit toujours le rituel destin le vaincre:faire bouillir un curde buf.y planter mille pingles,dfier solennellement le sorcier dsign; ou encore, faire
sauter du gros sel gris dans une pole chauffe blanc...Toutes les versions du rcit soutiennent, sans la moindre
ambigut, que ces actes rituels produisent un effet relinstantan sur le sorcier dsign, pourtant absent de la
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ferme o opre le magicien. Par exemple: > Le narrateurne dit pas comment on en est venu accuser cet aut'-l,mais le rituel confirme invitablement que c'est bien luile coupable. Or le dsorceleur ne connat pas la famillesorcire et ne la connatra jamais, car il habite toujoursloin de ses clients, et il ne sait rien de leur histoire ni deleur rseau de relations.
Le rcit se termine par la dfaite du sorcier, frapp
son tour de malheurs incomprhensibles, rpts,comparables en nature et en gravit ceux queconnurent lesensorcels. Qu' l'issue de la crise les agriculteurs dsorcels rcuprent la totalit de leurpotentiel productifreproductif- sant, fcondit des btes, fertilit desterres...-, cela va tellement de soi que les narrateursngligent parfois de lesignaler.
Le travail du dsorceleur sebornerait donc punir lesorcier in absentiapar un acte rituel qui produit sur celui-ciun effet rel instantan.Rien, dans le rcit exemplaire, ne
permet d'interprter le dsorclement conune une
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exclusivement aux prises avec un sorcier invisible, occupele devant de la scne, tremblant, suant, tombant, s'criant
parfois: Corps pour corps, c'est lui qui y passe [meurt], ouc'est moi! Il n'est d'ailleurs jamais dit, ni mme suggr,que les ensorcels tirent le moindre profit thrapeutiquede ce spectacle. Ils en ont certes fllli avec la rptition desmalheurs, mais ils ne semblent pas avoir accompli decheminement personnel, passant simplement de la positioninitiale de victimes passives la position fmale de vainqueurs par procuration. Comme si leur seulengagementdans cette affaire se limitait avoir requis un dsorceleur,du reste sur le conseil de leur annonciateur.
On pourrait aisment en conclure que les Bocains rapportent comme rels des faits notoirement impossibles:Au moment mme o, la ferme A, le dsorceleurpra
tique son rituel, la ferme B le sorcier dsignenregistredans son corps une raction violente,prlude des catastrophes en chane. Croire au dsorclement, ce serait
pouvoir affirmer sansbroncher une proposition de cegenre. De fait, le rcitexemplaire contient une telle pro
position et, mme, ilne contient que cette proposition-l,narrativise. Mais avant de poser que c'est cela, et cela
seul, que croient les Bocains, que c'est ainsi, et ainsi seulement, qu'ils se reprsentent le dsorclement,il convientde dcrire la situation d'nonciation et de se demander quifait cette sorte de rcits, qui et dans quelle intention.
Les sorciers prsums ne racontent pas d'histoires de sorcellerie puisqu'ils affirment n'y pas croire. Les incroyants,
dont l'unique objectif est de ridiculiser ceux qui y croient,limitent leur rpertoire aux exploits de charlatans mystifiant
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des imbciles. Les auteurs ou colporteurspossibles de rcitsexemplaires sont donc, par dfinition,des croyants>> :soit
des gens qui ont eu personnellement affaire aux sorts, soitleurs proches. Ces narrateurs se divisent en deux catgories,selon qu'ils sont ou non pourvus de
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jamais eu avec les intresss de conversation explicite, ilsn'en ont reu aucune confidence directe; dans tous les
cas, ils n'ontpas assist l'affrontement magique dudsorceleur et du sorcier. Mais ils ont dploy pendant des moisune intense activit d'observation etd'interprtation 1, auterme de laquelle ils se sentent autoriss propager cetteversion des faits-un rcitexemplaire de plus-puisqu'ilssont en mesure de fournirquantit de preuves empiriques l'appui de leurs affirmations. D'autres narrateurs n'ontmmepas connu les hros du rcit gu 'ils colportent;ils letiennent nanmoinspour vrai parce qu'ils peuvent dcrirela nature du lien, indirect mais proche, unissant les hros autmoin que tt le premier narrateur, celui-ci au deuximenarrateur, et ainsi de suite jusqu' eux-mmes.
Quand le narrateur estpourvu de force, c'estncessai
rement un dsorceleur, les sorciers ne comptant pas parmiles locuteurs possibles. Lui seul peut assumer sa proprehistoire, car il n'a pas craindre un sorcier qui s'est rvlmoins
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relle. vcue. et non d'une fiction;des gens qui partagentavec le locuteur la mconnaissance des ressorts narratifs
du rcit. Celui-ci ne provoque aucune question, maisseulement la fascination. Si les auditeurs prennent ensuitela parole.ce ne sera que pour voquer leur tour des rcitsdu mme genre, visant produire exactement la mmefascination, sauvegarder la mme mconnaissance.
En second lieu, des personnes dont le narrateur neconnat pas la position sur les sorts. Par exemple : uneconversation ambigu s'tant amorce avec un inconnu de
bonne volont 1,il n'a pas proclam d'emble sonscepticisme, comme un incroyant n'aurait pu s'empcher dele faire. Que pense-t-il? On lui sert un rcit exemplaireparticulirement provocateur. Supporte-t-il d'couterjusqu'au bout? Parat-il impressionn et reste-t-il silen
cieux la fin du rcit? Fait-il des objections lmentairesconcernant la ralit ?Veut-il prciser des dtails mineurs?Ses ractionspermettent de savoir trs vite qui l'on aaffaire: uncroyant clandestin s'il ne proteste pas, unsceptique hsitant dans le cas contraire.
Bien que le narrateur de rcits exemplaires prtenderelater des faits vrais, son objectif n'est pas de fournir une
description de ce qui se passe dans un dsorclement, etmoins encore de mettre au jour le ressort de son efficacit.Il vise, bien plutt,poser ensemble les deux affirmationsqui instituent la pense sorcellaire:Les sorts, c'est rel,.
1. Comme le fut !"ethnographe sur le terrain.
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Les rcits i11citatifsEt lorsque a n'y fait pas>>? ou pas assez? ou pas encore?
Pour traiter 1'insuccs absolu, l'insuccs ou le succs relatifs,le succs qui tarde se manifester, le discours sorcellairefournit un second genre de rcits, par dfinition inachevs
puisque la crise de sorcellerie demeure irrsolue.Seuls sonthabilits profrer le rcit incitatif les partenaires d'unenouvelle tentative de dsorclement 1. Toujours le narrateur y rapporte son propre cas, mais un interlocuteurspcifique et pour des raisons spcifiques.
Quand c'est un dsorceleur qui raconte, il s'adresse de nouveaux clients et utilise ce genre de rcits titred'exemples,pour leur enseigner, de manire oblique, des
notions essentielles sur les conditions de leur salut. Quandc'est un ensorcel qui raconte, il adresse le rcit sonnouveau dsorceleur dont il attend qu'il se montre plustort que le prcdent. pour qu'enfin
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plus, ces rcits comportent de nombreuses rfrences larelation complexe, et trs investie dans certaines phases,
qui s'instaure entre le magicien et ses clients: de toutevidence, cette relation dure plus que le temps d'un rituel, etelle engage plus qu'un rapport de producteur consommateur de spectacle.
La premire tche du dsorceleur, ds l'instant o il rencontre ses nouveaux clients, est de txer son diagnostic 1, entranchant ces questions:s'agit-il d'un cas de sorcellerie? Sioui, quelle est sa gravit, les fermiers sont-ils pris mort>>?Combien de sorciers semblent impliqus? Qui sont-ils?Depuis quand le font-ils? Quels sont leurs motifs? Cinq six nuites de travail acharn seront ncessaires l'ta
blissement du diagnostic.On commencepar une visite mticuleuse de la ferme,
c'est--dire de la maison d'habitation, pice aprs pice;des btiments d'exploitation, table,porcherie, volaillerie,hangars, en insistant sur les seuils et les ouvertures; onfait le tour des champs;l'examen des btes, une une;desmachines agricoles; de la voiture... En divers points derexploitation, des incidents impressionnants interrompentmomentanment la visite: le dsorceleur chancelle ou
s'croule, il parat recevoir des coups violents venantd'ennemis invisibles. Il mesure la de ceux-ci avec soncorps, se plie, se redresse et commente son tatd'une voixtendue: Ah, il est mauvais, 'lui-l [sorcier]!Je n'sais si
j'pourrai l'avoir! ou Y en a [des sorts] dans toutes lesdirections, vous tes pris de partout!>>
1. Qui, contrairement ce que l'on imagine, n'est pas toujours positif.
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Vient ensuite un interrogatoire serr au cours duquelles ensorcels doivent idalement tout lui dire>> - faut
rein y cacher, sinon i' dit qu'i' n'est point capab' -,dresserla chronologie de leurs malheurs et, pour chaque pisode,faire la liste de leurs frquentations de l'poque. Car lessorciers font ncessairement partie des relations habituelles du mnage ensorcel 1:les gens que l'onrencontresouvent, ceux que l'on salue au bourg, avec qui on parle,on s'entraide, ceux qui ont leurs entres la ferme.Troiscatgories de personnes sont exclues de la liste. D'abord,les membres de la famille nuclaire ensorcele, celle-citant considre comme une unit inscable,indmem
brable, absolument solidaire. Ensuite, les gens qui ne sontpas en contact direct avec les ensorcels,puisque la forcedu sorcier transite par la parole, le regard et le toucher.
Enfin, ceux qui ne sont pas en relation habituelle avecles ensorcels, car le sorcier doit jouer un mauvais tourchaque jour.
l'occasion de ce travail, un certain nombre depointscruciaux ne peuvent manquer d'tre abords: enparticulier les antcdents du mariage (Comment les pouxse sont-ils choisis? En liminant quels rivaux?), les condi
tionsjuridico-fmancires de l'installation du fermier (A-t-ilsuccd son pre? Si oui, tait-ce du vivant de celui-ciou aprs sa mort? Comment cettesuccession a-t-elle trgle avec les frres?), et la situationprsente de l'exploitation (Est-elle anormalement greve d'emprunts? Qui
1. Cette catgorie des relations habituelles est plus large que celle devoi,ins, ,j souvent indique dans les ouvrages d'ethnologie franaise.
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sont les cranciers? Le Crdit agricole? Des parents? Desprteurs privs? Avec qui l'on a t et l'on est actuellement
dans quels termes?). La reprsentation que les ensorcels sefaisaient de leur cas s'en trouve invitablement modifie:sur un commentaire ou une question du dsorceleur, onrinterprte un pan d'existence, on se ressouvient de scnesoublies, on resitue tel fait par rapport tel autre... Petitpetit, lesprotagonistes ngocient une version cohrenteet stable du cas,et l'accusation ferme d'un ou deux sorciers.Mais, d'avoir ainsi eu scruter les vnements fondateursdu domaine et de la famille, les mettre en pleine lumiredevant un inconnu,d'avoir lui exposer des secrets financiers d'ordinaire jalousement gards engage les consultantsdans une relation trs troite avec ledsorceleur.
Une fois que le magicien a confirm l'ensorcellement
et jauge l'ennemi,il dit s'il accepte ou refuse de rabattrele sort,selon qu'il se sent ou non fort assez>>.S'il accepte,la dcision d'entreprendre le dsorclement revient auxensorcels, qui s'y lanceront ou s'y droberont selon qu'ilssupportent ou non la perspective de
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alors le dsorceleur, tant pour lui soumettre leurs rcentesinfortunes que pour arrter leur opinion son gard:cet
homme est-il un charlatan, ou un authentique magicien?Jusqu'o va-t-illes entraner faire le mah? Les ensorcels
peuvent galement lui dlguer leur annonciateur, sousdes prtextes futiles, pour que celui-ci vrifie sonapprciation:oui, ce dsorceleur est rest honnte,dvou sesclients, prt mettre sa force au service del'innocence.Quand enfin le dsorclement est ordonn,la confiancedes consultants est solidement tablie.
D'aprs les rcits exemplaires, tout est termin lorsquele magicien conclut sa lutte avec le sorcier invisible parune annonce premptoire: 'lui qui vous l'a fait, i' ne leref'ra plus!, Dans trois jours d'ici, la femme [la sorcire],' tombera!>> Les rcits incitatifs, eux, font tat d'unepro
longation de la sance, autour de la table familiale,devantune cafetire fumante et une bouteille de goutte. Les ensorcels racontent encore et le dsorceleur, prsentqu' il estquitte>> de son travail rituel, prescrit une sriede mesuresurgentes destines y aiden, illustrant la prescriptiond'exemples tirs de son exprience passe. Cette activitnarrative du magicien a pour objectifd'ancrer dans l'espritdes ensorcels que, s'ils veulent rcuprer leur potentielproductif-reproductif,ils doivent assumer certaines responsabilits et adopter certainscomportements,sans quoi rienne changera. Nombre dercits imputent l'chec du rituelaux manquements de clients qui ont nglig d'excuter le
programme avec toute la dtermination requise.
Principe directeur: Faut tout dencher>>- instituer un
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tat de clture gnralise 1 La pense sorcellaire traite ledomaine ensorcel et la famme qui l'exploite comme une
surface unique, offerte l'effraction des sorciers. Pourprotger cette surface, deux sortes de barrires doivent tre
poses: les unes en interdisent l'accsmatriel et sont desbarrires ordinaires, visibles, palissades fermes et portesverrouilles; les autres contrecarrent la force)) et sontdes barrires magiques,invisibles ou caches, mdailles,
eau et sel bnits. Chaque lment du domaine sera enclosde toutes les manires possibles. Ainsi de la voiture: ony aura dispos des mdailles de saint Benot et asperglecapot d'eau bnite; elle stationnera,portires fermes cl, dans un garage cadenass; quand le conducteur
prendra le volant, il aura pingl sur son tricot de peauun sachet protecteur et mis dans ses poches du sel bnit.
Pour les lments matriellement difficiles clenchen,par exemple les champs ou les btes aux prs,des manuvresd'isolation (on fait le toun en jetant du sel bnit) serontcombines des manuvres de colmatage (boucher lesouvertures2 avec des ingrdients magiques). Ces oprationsseront ritres dates fixes (les priodes rputes nfastesdu calendrier), aux moments dcisifs du cycleproductifreproductif (avant les semailles, les vlages,les accouchements) et, en temps ordinaire, la moindre alerte,
1. Cette activit de clture est ncessaire parce que l'identit et le nombredes sorciers ne sont pas encore assurs: tant que la rptition des malheurs necessepas, c'est qu'un sorcier non identifi. au moins, svit dans les parages.
2. Le terme d' ouverture.. doit tre entendu dans un sens littral (lagueule des btes, les seuils des btiments, les entres des chemins), mais aussi
dans une multiplicit de sens mtaphoriques (les parties malades des btes etdes gens,la personne entire des ensorcels).
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c'est--dire en cas de contact, potentiel ou rel, avec lessorciers.
Thoriquement, tout rapport avec eux doit tre vit:Ne pas les frquenter>>,
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occurrence particulire. En somme, les ensorcels vonttroquer une position passive, la rsignation aux malheurs
rpts, contre une position hyperactive, l'entranement faire ce qu'il faut au moment o il faut.
Ces prescriptions sont prsentes comme de simplesmesures d'autodfense, mais toutes comportent unedimension d'agression qui, pour tre peine voque,n'en est pasmoins prsente.Ainsi,les prires,ventuellement adresses un Dieu misricordieux, contiennent unednonciation formelle des sorciers et la sollicitation de leur chtiment selon la loi du talion. La force de saint Benot,concentre dans ses mdailles bnites, protge les seuilsdes btiments, mais elle est aussi cense faire reculer lesorcier qui tenterait de les franchir ou lui assener un coupsi violent qu'il se le tiendra pour dit.Les sachets que les
ensorcels ne doivent jamais quitter sont remplis de protections (un morceau de ciergepascal, etc.), mais aussi de
pointes, de ce qui pique. Le destinataire de cette agression mtaphorique abeau n'en rien savoir dans la plupartdes cas, l'metteur ne mconnat pas entirement l'avoircommise, et cela nesera pas sansproduire en lui quelquechangementpsychique.
Dans une rgion o rien n'est clench parce quevols et meurtres y sont rarissimes Oe taux le plus bas deFrance), o les btes paissent l'air libre en toute saison,o les btiments d'exploitation ne sont protgs que duvent, o les maisons d'habitation ne jouissent que d'unefermeture symbolique (ilest d'usage, en cas d'absence, de
laisser la cl dans le fournil abandonn),poser desbarrires ordinaires, visibles, c'est infliger ses connaissances
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un affiont caractris, c'est leur signifier qu'on les considrecomme des malfaiteurs. Les prescriptions d'vitement,
ou de neutralisation des contacts invitables, quivalentelles aussi des insultes: une relation habituelle, un voisin,un ami sc voit, du jour au lendemain, rejet de millemanires 1 On ne le salue plus; on ne lui rpond plusqu'en rptant ses dernires paroles; on n'accepte plusde lui aucun service et on ne lui en rend plus; on leregarde sans ciller jusqu' ce qu'il baisse les yeux; on ne
lui permet plus d'entrer dans la ferme;s'il tend la main, onla lui refuse en silence ou on lui balance une apostrophenigmatique: Je t'toucherai les mains quand ' s'ront
propres ! Poser des barrires ordinaires revient donc poser sans mot dire des actes d'agression qui valent un longdiscours, actes dont on peut supposer sans grand risque
de se tromper qu'ils modifient de faon dcisive tant lesrelations avec l'entourage que les positions psychiques desacteurs.
La mise en application de toutes ces mesures exige uncertain temps. Plus long encore est le temps ncessaire s'assurer que a y a fait>>: que la famille/l'exploitationdu sorcier est prise>> dans une spirale de malheurs, tandis
que la famille 1l'exploitation ensorcele en est dprise,qu'elle a rcupr la totalit de son potentielproductifreproductif.Certes, les signes le plus criantsdel'ensorcellement disparaissent rapidement aprs la grande scne du
1. Le dsorceleur vite. autant que possible.de faire tomber l'imputationsur quelqu'un avec qui l'ensorcel serait en conflit ouvert. Par consquent
le sorcier dsign n'a gnralement rien,, se reprocher et, au dbut, il necomprend pas ce qui se passe.
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combat magique-c'est,semble-t-il,le cas le plus gnral-,mais l'valuation du succs du dsorclement suppose
plusieurs mois: la dure d'un cycle cultural, la dure degestation pour les animaux et les humains, la dure d'unexercice comptable,etc. Pendant cette priode probatoire,les ensorcels, dj engags dans une activit forcene denon-communication agressive avec les sorciers, doiventproduire un effort d'observation non moins soutenu:ils dcortiquent la moindre information provenant dudomaine sorcier, y guettent sans rpit les plus infimesdifficults, comparent avec excitation les changements,mmeminuscules, survenus dans l'une ou l'autre exploitation.Et les commentent avec leur dsorceleur.Car celui-cine semble nullement estimer sa tche termine aprs lerituel: nuit et jour sur le qui-vive, il pie les
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n'a pas accs, le magicien dynamise ses clients et les chargede lui signifier qu'un dtenteur de force)> le combat.
La thorie et la pratique
Le discours sorcellaire, dans chacun de ses lments,affirme l'efficacit relle des actes mtaphoriques: leslocuteurs la jugent si redoutable qu'ils vitent de dsignerles agents sorcellaires: elle excde ce point les bornesdu pensable que les attributs ontologiques et les actionsdes dtenteurs de force sont dpourvus de dfinition,sinon ngative; un certain genre de rcits, exemplaires,est affect la mise en scne de cette efficacit sous saforme la plus impressionnante; mme les rcits consacrs
ses ratages ne peuvent manquer de s'y rfrer comme l'unique modle possible.Puisqu'elle est pose de faon ferme et constante par
tous les locuteurs dans toutes les circonstances o ils sesentent libres de parler des sorts, on peut dire que cetteaffirmation de l'efftcacit relle du rituel constitue lathorie du dsorclement, ou sa croyance))' ce quoi
il faut adhrer pour se proclamer dsorceleur ou pourdemander un dsorclement. Or cette thorie, qui paratsuffire aux besoins des
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le magicien et les ensorcels, visant expulser ceux-cide leur place de victimes passives1 ; un procs de com
munication, permettant de rabattre la violence sur untiers non impliqu. Ces lments, on pourrait dire qu'ilsfont l'objet d'une admission sans reconnaissance: omni
prsents dans le rcit, ils y sont privs de statut thorique,et parfois mme de nom. Le fait qu'ils soient absents de lathorie du dsorclement n'empche toutefois pas qu'ilfaille les compter au nombre des reprsentations, des objetsmentaux se rapportant au dsorclement.
Donc, dans les rcits exemplaires, une thorie dudsorclement, qui dissimule les ressorts de son efficacit.Et dans les rcits incitatifs, outre cette thorie, un ensemblede reprsentations qui laissent apercevoir ces ressorts, l'expresse condition d'chapper la thorie. Entre repr
sentations et thorie,iln'y a pas de contradiction,mais uneopration de contraction du procs dedsorclement.
Cette contraction donne la thorie sa fonction emblmatique, tout fait essentielle pour les Bocains : cesserde s'y rfrer, ce serait quitter l'ordre de la sorcellerie et,partant, renoncer la ncessaire mconnaissance de cequi y fait.
1. Relation qu'on est dsormais fond qualifier de thrapeutique''
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L'invention d'une thrapie
Embotant le pas au sens commun, l'ethnologie franaise prsente la sorcellerie paysanne contemporaine enEurope comme un bloc inaltrable de penses et depratiques tires d'un fonds immmorial. Il n'est pas jusqu'augrand Lvi-Strauss qui ne la dclare pourvued'une faibleplasticit'': Depuis des sicles et sans doute des mill
naires [...],les mmes croyances et les mmes techniquesseperptuent ou se reproduisent,souvent dans le plus petitdtail.>> Et il insiste: La sorcellerie tant strile et non susceptible de progrs>>, ses fidles continuent aujourd'huipenser comme on a toujourspens 1 >>.
De leur ct, les historiens franais, en principe vous montrer la mutabilit de la sorcellerie paysanne-comme
de toute autre forme sociale -, font plutt le contraire.Et quoi qu'ils affirment sur ce point, c'est avec uneparfaite candeur pistmologique: certains, sans avancer lamoindre justification, mettent dans le mmesac des faits
1. C. Lvi-Strauss.prtce M. Bouteiller, Sorciers crjc!CIIrs de SM!;, Plon.1'}58. L'anthropologie anglo-amricaine, elle, dnie tout bonnement l'exis
tence d'une telle sorcellerie en Europe aujourd'hui: j'aborderai ce point
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portant sur des poques et sur des rgions dissemblables;d'autres (ce sont parfois les mmes) utilisent les archives
de la rpression sorcellaire comme s'il s'agissait d'enqutesethnographiques directes auprs des intresss, d'enquteslibres -au moins relativement- d'enjeux politiques et
idologiques 1 ;beaucoup, entn,sont contraints de recourir des facteurs anhistoriques et d'invoquer,par exemple, lemagisme>>, ou la
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et rien d'autre, toutes les reprsentations ditestraditionnelles)) et tous les lments rituels concourant tayer cette
thrapie. Ni les ouvrages portant sur la sorcellerie ruralefranaise ni ceux des folkloristes locauxdu XIXe sicle nem'avaient prpare cela. Entre les analyses de la sorcellerie bocaine produites par mesprdcesseurs et lamienne, il existe une diffrence considrable : commenten rendre compte ?
Il ne suffit pas,pour le faire, d'invoquer des divergencesde mthode:bien sr, contrairement aux folkloristes,
j'ai accept d'tre moi-mme
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de rparation aussi bien matrielles (ple-mle: les techniques agricoles, la mcanique, la prvision mtorologique,
l'art vtrinaire, la mdecine...)quesymboliques (la sorcellerie, la gurison magique, la religion - officielle oupopulaire -,la thrapie psychique). Et, d'une priode l'autre, j'ai not les dplacements, les apparitions et lesdisparitions.
Pour la simplicit de l'expos,je m'appuierai sur unseul ouvrage de folklore, le plus complet et celui qui dcritla rgion la plus proche du canton o j'ai vcu: Esquissesdu Bocage 11ormand, de Jules Lecur,deux tomes parusen 1883 et 1887 1 Ces dates de parution signalent quel'auteur a effectu ses observations pendant lapriode de1850 1880, priode conomiquement faste pourl'ensemble de la paysannerie franaise et que l'Histoire de la
Fra11ce rurale considre comme
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accompagnant le dclin progressif (de 1850 1914) del'artisanat rural. De la fin du XI Xe sicle 1940, les her
bages permanents vont occuper une part toujours croissante de la surface agricole utile.
Au moment o Lecurprend des notes pour sesEsquisses,l'ancien systme cultural est encore en vigueur:la plus grande partie du territoire est occupe par descultures cralires de pitre rendement; les prs, non
pturs et rservs aux foins, sont limits aux fonds humidesdes vallons; les ptures sont constitues par les landes,les taillis, les bois et les bruyres; enfm, le clos attenant la ferme produit les lgumes et la boisson (cidre et poir);il abrite aussi les petits animaux et la basse-cour 1
Du point de vue religieux, cette priode est marque,dans la France entire, par l'introduction des nouvelles
dvotions ultramontaines-le Dieu terrible>> commence composer avec le bon Dieu''Ces pratiques connaissentun vif succs auprs des femmes citadines. Les ruraux desrgions non dchristianises lespratiquent eux aussi avecassiduit, bien que Grard Cholvy, le seul historien quise soit questionn leur sujet, s'avoue incapable de direce qu'ils en pensent ni pourquoi ils le font 2
Cette fidlit, qui contraste avec la dsaffection de lapratique religieuse des classes laborieuses et dangereusesdes villes, parachve la modification de l'ancienne image
1. A. Frmont, L'lemge e11 N
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du paysan paen, le pagmms stupide etbestial-modificationamorce depuis la fin du XVIIIe sicle par la littraturerusti
cophile. Certeau,Julia et Revel notent que le
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Malgr la modestie de leur titre, les Esquisses duBocagenormand- en tout, huit cent quarante-huitpages-consti
tuent une encyclopdie rgionale o l'on trouve tout cequi a trait la gographie humaine (avec une profondeurhistorique d'un sicle) et tout ce qui a trait au folklore.Dans cet ensemble monumentaL la sorcellerie occupe unesoixantaine de pages 1
Pour ce qui est du tolklore, il ne faut pas demander Lecurplus qu'il ne peut donner. Le paysan est pour lui unconservatoire de traits culturels discrets, dont il n'a mme
pas ide qu'ils pourraient s'organiser en une logique, ouen un systme symbolique. Chapitre aprs chapitre,paragraphe aprs paragraphe, il nous communique sa collecte.
Nous ne savons rien des conditions dans lesquelles il l'afaite: en particulier, il ne fait pas lepartage entre ce que
lui ont dit les paysans et ce que dit la tradition orale (lescontes et lesproverbes).Quant la sorcellerie, Lecur ne nous offre que des
rcits exemplaires, ces rcits que les croyants>> dans lessorts adressent tout interlocuteur de bonne volont, dontils savent dj qu'il y croit lui-mme, ou dont l'attitudene dit pas d'emble qu'il n'y croit pas. Selon touteproba
bilit, Lecur en a recueilli lui-mme unebonne partie,et il les a couts sans rire. Personnellement,il ne croit pasaux sorts, bien sr, mais il n'en profite pas pour se juchersur une position de surplomb:l'aptitude croire est universelle, dit-il, la foi dans la science engendrant autant desuperstitions que la foi dans la magie.
1. J.Lecur,op.cil.,!. Il, chap. 1 31.
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Pour ce qui est de la deuxime sorte de rcits desorcellerie - les rcits incitatifs, qui sont destins traiter
les situations d'chec du dsorclement et qui nous enapprennent tant sur ce qui s'ypasse-,Lecur nesouponnemme pas leur existence, n'ayant jamais t en positionde les entendre. Entn, il ne se doute pas del'intrt qu'ily aurait prciser, pour chaque rcit, lecontexte de l'interlocution et le rapport du locuteur ce ou celui dontil parle. Faute de l'avoir fait, Lecurconfond perptuellement sous un mme terme -sorcier -les deux fonctions du sorcier et dudsorceleur, bien qu'on puisse toujoursdduire du texte quand il s'agit de l'une et quand del'autre.
Malgr ces limites, la comparaison des rcits exemplaires de 1887 avec ceux de 1970 est extraordinairement
instructive et nous tit saisir sur levifl'volution de la sorcellerie bocaine vers une forme de thrapie de l'exploitation agricole familiale.
Dans ces rcits, nous allons comparer les actions, puisles agents sorcellaires et enfin la conception bocaine dela doree anormale)).
Ensorceler, dsorceler
Les rcits de sorcellerie, et singulirement les rcitsexemplaires, racontent une suite d'vnements incroyablesqui sont autant d'entorses aux lois reconnues de la causalit
physique. Il ne s'ensuit videmmentpas qu'onpuisse y diren'importe quoi: l'incroyable mis en scne dans les rcits doit
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toujours tre crdible, et cette crdibilit est troitementcommandepar le contexte culturel de l'poque.
Au XIXe sicle,les rcits exemplaires dcrivent toute unecollection de procds d'ensorcellement (peu importe qu'ilsaient t ou non effectivement utiliss): on ne s'y prend
pas de la mme faon pour >arrter un attelage en pleine course, pour tarir les vaches(Lecur en cite plusieurs procds), les faire avorter, prir,ou pour faire mourir quelqu'un de langueur. Au contraire,les rcits exemplaires de 1970, qui s'tendent avec tant decomplaisance sur les rituels de dsorclement, ne donnent
pas la moindre indication sur les mthodes d'ensorcellement,sebornant affirmer qu' un tour deforce y a t
jou, ou qu' Untel l'a fait.Si l'on cherche des informations sur ce sujet, il faut
aujourd'hui s'adresser aux rcits incitatifs. Leurs narrateurs affirment qu'il existe plusieurs mthodes d'ensorcellement, mais ils sont incapables d'en dcrireaucune:lefait de l'ensorcellement (c'est--dire le transfert de forced'un domaine l'autre) est affirm avecbeaucoup deconviction, mais son mcanisme est pass sous silence. Si
je demande des prcisions, mes interlocuteurs mettent
l'hypothse que le sorcier se sera content des canauxordinaires de la communication humaine - le regard, la
parole ou le toucher- ou bien ils insistent sur un dtailqui leur parat lourdement accusateur, mais sans jamaisle situer dans une squence rituelle.
Un exemple.Au XIXe sicle, on pouvait sepermettre de
dcrire le cordeau aubeurre, technique destine tarirune vache laitire: le sorcier, en secret, arrachait du poil
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la vache de sa victime dont il convoitait le lait pour lasienne, le tressait en cordeau, et y faisait de place en place,
en prononant les paroles voulues, des nuds forms decertaine faon, dit Lecur.Ce cordeau tait ensuite attach la patte arrire gauche de sa vache, qu'il promenait unmatin, au soleil levant, dans les ptis et les chemins frquents par la bonne laitire qu'il voulait tarir sonprofit.En 1970, propos du tarissement d'une vache,on voquera peut-tre avec indignation le fait qu'on a surprisle sorcier en train d'arracher des poils la vache ensorcele, ou bien serrant dans sa main unepoigne de poilsde vache.Jamais on ne parlera nommment de cordeauau beurre,jamais on ne donnera tous les dtails de laversion de 1887.Et le seuldtail qu'on accepte d'voquersera annul par une srie de repentirs: C'tait du poil
de vache, enfin, c'en avait bein l'air. ..De mme, on parle toujours en 1970 de gens que les
sorciers font prir de langueur, mais il serait impensabled'en prciser la mthode: en 1887, il fallait arracher uncheveu la victime endormie et, l'aide d'une aiguille, luien passer unboutentre cuir et chair, enprononant desparoles secrtes. Plus le cheveu poussait l'intrieur ducorps, plus la victime dprissait. Elle mourait dans d'atrocessouffrances le jour o le cheveu, ayant atteint le cur,l'enserrait de mille nuds. Cette version tait peut-trecrdible quand l'glise inondait les campagnes de viesde saints qu'on lisait la veille.Aujourd'hui,on prfereratoujours dire que le sorcier opre par un contact direct,
par les voies ordinaires de la communication humaine,d'apparence plus rationnelle. (Une remarque au passage:
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que la communication humaine puisse provoquer desmalheurs en srie, voil une ide typique de lapsycho
thrapie.) Dans la sorcellerie contemporaine,la crdibilitdu contact mtaphorique est rserve, pour l'essentiel,au dsorclement. Encore faut-il lui faire subir un traitement particulier, comme le montrent ces deux exemplesde dsorclement, rapports dans des rcitsexemplaires un sicle d'intervalle.
Dans la version de 1887, un ensorcel
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l'ensorcel reprend bientt les couleurs vermeilles de lasant>>.
Dans la version comparable de 1970, l'ensorcel souffredu mme symptme-ilest malade ou
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Les agents sorcellaires
Les humai11s dpourvus de force>>
Aujourd'hui, l'ensorcellement est conu comme untat de faiblesse ou d'insuffisance irrmdiable dont onn'a aucune chance de sortir par ses propres moyens. Unindividu ordinaire n'a strictement rien opposer la forceanormale d'un sorcier. Toute forme de contact rditela fable du pot de terre et du pot de fer, et c'est pourquoiil n'y a pas d'autre issue pour survivre que d'en appeler un dtenteur de ((force>>. Cette conception - un sujet,mme collectif, souffrant d'une faiblesse irrmdiable, etcontraint de recourir autrui pour survivre-est typique
de lapsychothrapie moderne.Au XIXe sicle, les individus ordinaires taient infi
niment moins dpourvus devant la force anormale>>.Toutd'abord, leur qualit de chrtiens les dotait d'une forcesurnaturelle leur permettant de se dbrouiller seuls dans
bon nombre de cas, mme graves. taient la dispositionde n'importe qui :
-laprire et les gestes rituels: on pouvait faire dcamperSatan rien qu'en lui rcitant des Pater et des Ave. Ou en sesignant, ou en traant des signes de croix dans l'air;- l'utilisation de symboles religieux: le jour o un
chrtien pensa enterrer de saintes reliques sur le montMargantin, ce fut la disparition du sabbat qu'y menaientchaque
anne les sorciers pendant la nuit de la Saint-Jean;-
enfin, l'utilisation d'objets bnits des fins soit
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dfensives, soit directement agressives: en cas d'oragemont>> par un sorcier, quiconque tirait une balle de fusil
bnite dans le nuage le plus noir calmait l'orage et faisaits'craser le sorcier au sol; de mme avec une balle d'argent
bnite contre les sorciers meneurs de loups qui ravageaient les troupeaux.
En l'espace d'un sicle, les ensorcels ont donc cessde croire que les pratiques religieuses, elles seules,pouvaient les tirer d'affaire. Cela pour deux raisons. D'abord
parce que, le catholicisme ayant perdu unebonne part deson influence culturelle dans la socitfranaise, ses rituelsne sont plus crdits de la mme efficacit. Ensuite parceque l'glise, prise elle-mme dans le mouvement gnralde rationalisation, a progressivement priv les ensorcelsdu soutien qu'elledonnait ces pratiques, dclares supers
titieuses:depuis les annes vingt, la rgle est de les supprimer chaque fois que c'est possible, de les disqualifiersinon.Donc, au XIXe sicle, les individus ordinaires, parcequechrtiens, disposaient de solides avantages symboliques.
Lecur nous dit aussi que l'ge tait alors une sourcenaturelle de force surnaturelle pour les femmes : onassurait les vieilles femmes capables de dfaire, de djouer
les mauvais tours, sans mme possder de livres.Quantaux hommes- au contraire des ensorcels actuels-, ilsne considraient pas la contrainte physique sur le sorciercomme une absurdit mtaphysique.Au lieu de recourirau dsorceleur, ilspouvaient toujours menacer le sorcierou le battre pour le contraindre . Par ailleurs,
dans certains mtiers particulirement menacs, on disposait d'unsecret permettant de travailler. Parexemple,
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les postillons, toujours sur les routes, exposs aux toursde force des bergers qui savaient stopper net une dili
gence en pleine course ou bien l'empcher dedmarreraprs une halte. Un rcit rapport par Lecur dcrit un
postillon qui voyage avec un petit marteau dont il frappeles sabots de ses btes en prononant un exorcisme : seschevaux se remettent en route tandis que les moutons du
berger se dispersent et deviennent fous.Enfin, quiconqueavait ramass, sans le savoir, une btevenimeuse possdaitprovisoirement un don de clairvoyance lui permettant dedjouer les tours dessorciers.
D'une faon gnrale, les individus ordinaires taientcertes incapables d'infliger au sorcier une totale rtorsion,comme le faisait le dsorceleur; mais ils taient pourvusde ce qu'il fallait pour annuler un certain nombre de
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surnaturelles))' possesseurs de livres)), Dans la deuximecatgorie, les plus souvent cits sont les prtres; viennent
ensuite les mdecins. Au xx" sicle, le champ des techniques de rduction du malheur s'est modifi de tellemanire que les sciences naturelles suffisent dsormaisaux mdecins, et la thologie rationnelle la plupart des
prtres. Aussi les uns et les autres apparaissent-ils commedes incroyants dans les rcitsdesorcellerie contemporains. Les dsorceleurs sont aujourd'hui exclusivementdes ruraux et les paysansbocains ont une conscienceaigu de ce que la sorcellerie n'a pas cours hors de leurmilieu.
Sorciers
Au XIXe sicle, les sorciers pouvaient tre soit des
fermiers du voisinage, soit des trangers. Parmi ceux-ci,lespremiers suspects taient les bergers, pour deux raisons:il tait impossible de contrler leur activit, et ils taientirresponsables parce que clibataires, c'est--dire n'tant
pas en charge d'une exploitation. Leurs mfaits, tels qu'ilssont voqus dans les rcits, paraissent surtout consister enfacties, en bons tours)), destins faire rire aux dpens
d'autrui,plutt qu'en malfices destins porter atteinteaux exploitations:ilspouvaient, par exemple, arrter magiquement un attelage en plein lan,l'empcher de dmarreraprs la halte, tirer du cidre ou du vin distance...Bref,ils figuraient la version plaisante de la sorcellerie, celle dela jeunesse. Ensuite venaient les gens de passage qui, eux,
jouaient de mauvais tours)): les mendiants surtout, quiil tait dangereux de refuser une aumne, mais aussi les
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ouvriers ou artisans itinrants (les taupiers, les ratiers, lessourciers...).
Aujourd'hui, il n'y a plus de bergers et, pour trouverune version plaisante de la sorcellerie, il faut regarder lefeuilleton tlvis amricain Ma sorcire bien-aime1 Lesvagabonds et les ouvriers itinrants ont disparu. Unefamille d'exploitants ne voit plus passer la ferme, en faitd'trangers, que des rparateurs patents: mdecin,vtrinaire, mcanicien; ou des bureaucrates-fonctionnaires,reprsentants. employs des firmes agroalimentaires. Uneautre logique ordonne les relationsdes fermiers avec cesdiffrentes sortes d'trangers: s'ils n'ont pas de domaine,ils ne sont pas pour autant des vagabonds irresponsables.Par consquent, les sorciers possibles sont aujourd'huiexclusivement des fermiers qui font partie des relations
habituelles des ensorcels, et les crises de sorcellerie traitentdsormais une seule situation: l'affrontement duel entredes familles d'exploitants. (Les rares ouvriers agricoles ou((commis>> sont des candidats rvs pour une accusationde sorcellerie: ils sont physiquement proches de leurpatron et ils ont accs tous ses biens, d'une part; ilssont eux aussi les chefs d'une petite exploitation
agricole, d'autrepart. Ils ne sont donc, pour leur patron,ni des trangers ni des irresponsables.)
1. Srie tlvise amri
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La force anormale
Sa trajectoire
Au XIXe sicle, la force)) circulait plus librementqu'aujourd'hui:ilarrivait des individus ordinaires - nidsorceleurs ni sorciers-de jeter un sort pour dfendre ledroit et la justice. (Mais on ne dit pas d'o leur venait cetteforce l>.) Lecur cite, par exemple, le cas d'une femmequi dlivra ainsi le pays d'unebande de brigands. D'autresrcits montrent que les dsorceleurs ne s'attaquaient pasexclusivement aux sorciers de leurs clients mais aussi desindividus ordinaires pour leur faire respecter soit l'ordremoral, soit leur rputation. Par exemple, tel dsorceleur
-un mdecin-paralyse un groupe d'indiscrets qui, s'tantcrus seuls, et oublieux de ce que les manieurs de force))entendent distance, prononcent son nom, le moquentet le dsignent comme
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ptence se rduire mais, dans ces nouvelles limites, il estdsormais le seul pouvoir rduire une crise.
Son origine
Au XIXe sicle, on disait que, pour acqurir la force>>,il fallait disposer de mauvais livres, des grimoires>>
baptiss par Satan, qui donnent les recettes de la cuisinemagique.Tous les dtenteurs de force taient censs
possder au moins l'un de ces livres: tous, c'est--dire lessorciers, mais aussi les dsorceleurs
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outre les magiciensruraux, les prtres et parfois les mdecins.
De nos jours, seuls les sorciers sont censs disposerde mauvais livres. Il n'est pas dit expressment que lesdsorceleurs n'en ont pas: puisqu'ils ont des secrets>>,sansdoute les trouvent-ils dans des livres, mais srementpas
des mauvais livres, en tout cas pas les mmes que ceuxdes sorciers. En particulier, si je demande d'o teldsorceleur tient sa force,jamais on n'voque le fait qu'ildisposerait d'un grimoire, mais on s'tend l'infmi surl'pisode l'occasion duquel sa force>> a t reconnue:se gurir d'un cancer, dmasquer un sorcier,prdire la dateexacte du retour d'un prisonnier en 1945.Bref, la force
du dsorceleur, en 1970, vient du sangfort, d'un charisme personnel, rien de plus. Par ailleurs, la sorcelleries'est considrablement scularise:Satan n'est plusjamaisvoqu propos de sorcellerie et les prtres possesseurs demauvais livres>> le sont peine, pour mmoire.
Il s'ensuit que le scnario typique de l'apprenti sorcierest compltement modifi. D'un sicle l'autre, le hrosest un innocent qui dcouvre un mauvais livre et ne
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L'INVENTION D'UNE THRAPIE
peut s'empcher de le lire, mais aujourd'hui il ne s'agitpas du mme innocent, et il ne lui arrive pas les mmes
aventures.Dans la version de 1887, le dcouvreur de ((grimoire
est proche d'unprtre:c'est sa nice ou sa servante, bref,une fille curieuse, une irresponsable; ou bien son lve -un jeune berger, encore un irresponsable. Il (ou elle) sait peine lire, et dchifire haute voix un texte dont il nesaisit pas le sens. Ce faisant, il invoque Satan sans le savoir.Au bas des feuillets, un avertissement est inscrit:Tournela page, si tu l'oses!>> Mais le lecteur est tellement dvorde curiosit qu'il ne se laisse pas impressionner, ou bien- variante - il est si inculte qu'il ne comprend pas pluscet avertissement que le reste du texte. Le Diable surgit,sous l'apparence d'un homme ou d'un grand bouc noir.
Il demande ses ordres l'apprenti sorcier qui, terrifi,ne dit mot. Alors, Satan lui saute dessus et l'emporte dansles airs. Deuxime pisode: le prtre, alert par cettemystrieuse disparition, finit par comprendre ce qui se passe.Il se lance dans une srie d'exorcismes, de croissante, jusqu' ce qu'il ait russi rcuprer l'imprudent,
plus mort que vif, ainsi que son dangereux grimoire>>.
Il entreprend alors de brler celui-ci, mais le livre rsisteaux flammes jusqu' ce que l'exorcisme convenable aitt pratiqu.
Dans la version de 1970, le dcouvreur est un jeunehomme qui trouve le par hasard: soitqu'il en hrite, soit qu'ille trouve dans la ferme o il
vient de s'installer. Donc, c'est un jeune chefd'exploitation, pas une femme ni un irresponsable.Dsla page de
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DSORCELER
garde, il comprend quoi il a affaire. Dans les rcitsincitatifs.certains fermiers ensorcels voquent cette situation,
signalant prcipitamment qu'ils ont brl le livre sansl'ouvrir. L'opration parat aussi laborieuse mais plusdangereuse qu'au XIXe sicle, sans doute parceque lesbrleurs de livres ne prononcent plus d'exorcisme: alors, lagazinire explose, ou la chemines'effondre, etc. Dans lesrcits exemplaires, lejeunehomme comprend galement
qu'il s'agit d'un livre donnant les recettes pour faire dumal magique. Mais,dvor de curiosit, il lit le texte toutd'une traite, sans s'arrter aux avertissements figurant au
bas des pages, dont il saisit parfaitement le sens, et dontla formule s'est d'ailleurs complique: Tourne la pagesi tu l'oses, ou si tu le peux, ou si tu le veux, si tu ledsires)) (lapromotion du dsir, encore une ide caract
ristique de la thrapie). Sa lecture transforme ce garoncurieux en un sorcier jaloux, dont le toucher, la paroleet le regard produiront des ravages chez ses victimes, etluipermettront d'accrotre son domaine sans travailler;comme tout dtenteur de force anormale, il sera nanmoins possd par elle, forc de jouer un mauvais tourchaque joun, qu'il en ait envie ou non.
Sa comptence
Lecur note que, dj en 1887, les sorciers nepouvaient plus: aller au sabbat; se mtamorphoser en btes(cheval, livre, loup, renard, bouc noir) pour effrayer lesvoyageurs attards la nuit et les faire s'garer;mener les
loups)) trangler le btail de leurs ennemis.Nanmoins,ils disposaient encore en 1887 de nombreuses aptitudes
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