Émile durkheim - suicide et natalité. Étude de statistique morale (1888)

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Émile DURKHEIM (1888) “ Suicide et natalité. Étude de statistique morale.” Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Suicide Et Natalité. Étude de Statistique Morale (1888)

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  • mile DURKHEIM (1888)

    Suicide et natalit.tude de statistique

    morale.

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay, bnvole,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected] web: http://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

  • mile Durkheim (1888), Suicide et natalit. tude de statistique morale. 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay, bnvole,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de :

    mile Durkheim (1888)

    Suicide et natalit. tude de statistique morale. Une dition lectronique ralise partir d'un texte dmile Durkheim

    (1888), Suicide et natalit. tude de statistique morale. Extrait de la Revuephilosophique, 26, 1888, pp. 446 463. Reproduit in mile Durkheim, Textes. 2.Religion, morale, anomie, pp. 216 236. Paris: ditions de Minuit, 1975, 508 pp.Collection: Le sens commun.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2001pour Macintosh.

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    dition complte le 8 octobre 2002 Chicoutimi, Qubec.

  • mile Durkheim (1888), Suicide et natalit. tude de statistique morale. 3

    Table des matires

    Suicide et natalit. tude de statistique morale

    I Suicide et natalit dans les diffrents pays d'Europe.II Suicide et crot physiologique dans les dpartements franaisIII Exprience inverse.IV Suicide et crot physiologique suivant le degr d'agglomration des

    habitants.V Crot physiologique et suicide suivant les professions.VI Conclusion.

  • mile Durkheim (1888), Suicide et natalit. tude de statistique morale. 4

    Suicide et natalittude de statistiquemorale mile Durkheim (1888)

    Extrait de la Revue philosophique, 1888, 26. Texte reproduit in mile Durkheim. Textes.2. Religion, morale, anomie (pp. 216 236). Paris: Les ditions de Minuit, 1975, 508pages. Collection: Le sens commun.

    Retour la table des matires

    Depuis les progrs de la dmographie, la question de la population estsortie des discussions logiques o les conomistes l'avaient trop longtempsmaintenue. On ne se contente plus aujourd'hui de disserter sur le principeabstrait de la lutte pour la vie ou sur les chances qu'a la production d'atteindreplus ou moins vite sa limite extrme. Une telle mthode ne pouvait faireavancer le problme d'un pas, car, si gnrale que soit la loi de la concurrence,elle n'est pas seule rgir les faits sociaux, et rsoudre d'aprs cet uniqueaxiome la question si complexe de la population, c'tait se condamner unesolution tronque. D'autre part, rien n'est vain comme de se demander ce quepeuvent devenir la population et les objets de consommation dans un avenirrecul, car la rponse dpend de mille circonstances que l'observateur ne peutatteindre ni prvoir. La science tudie ce qui est avant de chercher deviner

  • mile Durkheim (1888), Suicide et natalit. tude de statistique morale. 5

    ce qui sera et elle ne peut induire l'avenir que d'aprs le prsent bien connu.La seule manire de dcider si l'accroissement de la population est un bien ouun mal pour un peuple est donc d'observer les socits o ce phnomne seproduit, celles o le fait inverse se rencontre et de les comparer.

    Seulement il faut choisir avec discernement le fait social sur lequel on faitporter l'observation. D'ordinaire on raisonne comme si le bonheur des indivi-dus et celui des socits croissaient avec la quantit des objets consomms.On pose en principe qu'un peuple est plus heureux qui consomme davantageet on croit alors que pour rsoudre le problme il suffit de chercher si lesmouvements de la consommation varient ou non comme ceux de la natalit 1.Mais c'est oublier combien le bonheur est chose relative. Il importe peu quel'aisance augmente si les besoins s'accroissent autant ou davantage. La satis-faction qu'ils reoivent n'est pas plus complte s'ils s'tendent plus loin mesure qu'ils sont plus satisfaits ; l'cart reste le mme. Il y a l une vrit depsychologie lmentaire que les conomistes ont gnralement mconnue. Lebonheur social est une rsultante qui dpend d'une multitude de causes. L'aug-mentation des ressources, communes et prives, n'est qu'une de ces causes ettrs souvent ce n'est mme pas une des plus importantes. Pour qu'une socitse sente bien portante, il n'est ni suffisant ni toujours ncessaire qu'elle dpen-se beaucoup de houille ou consomme beaucoup de viande ; mais il faut que ledveloppement de toutes ses fonctions soit rgulier, harmonieux, propor-tionn.

    A vrai dire, nous ne possdons pas de criterium qui nous permette d'va-luer avec quelque exactitude le degr de bonheur d'une socit. Mais il estpossible d'estimer comparativement l'tat de sant ou de maladie o elle setrouve, car nous disposons d'un fait assez bien connu qui traduit en chiffres lesmalaises sociaux : c'est le nombre relatif des suicides. Sans insister ici sur lapsychologie de ce phnomne, il est bien certain que l'accroissement rgulierdes suicides atteste toujours une grave perturbation dans les conditions orga-niques de la socit. Pour que ces actes anormaux se multiplient, il faut queles occasions de souffrir se soient multiplies, elles aussi, et qu'en mmetemps la force de rsistance de l'organisme se soit abaisse, On peut donc treassur que les socits o les suicides sont le plus frquents sont moins bienportantes que celles o ils sont plus tares. Nous avons ainsi une mthode pourtraiter le problme si controvers de la population. Si l'on peut tablir que ledveloppement de la natalit est accompagn d'une lvation du nombre dessuicides, on aura le droit d'en induire qu'une natalit trop forte est un phno-mne maladif, un mal social. En revanche, une constatation inverse implique-rait une conclusion contraire.

    Plusieurs faits sur lesquels les dmographes ont dj appel l'attentionsemble confirmer la premire de ces propositions. Dans les pays o la popu-lation est trop dense, les suicides sont nombreux et on les voit baisser toutesles fois que l'migration, fonctionnant comme une soupape de sret, vientsoulager la socit de cette plthore menaante 2. Si donc on s'en tenait cesseules observations, on pourrait regarder le malthusianisme comme dmontr

    1 Voy. Nadaillac (le marquis de). Affaiblissement de la natalit en France, Paris, 1881, p.

    121 et sq.2 Legoyt. Suicide ancien et moderne, p. 257.

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    par la statistique. je ne songe pas a contester ces faits ; mais je voudrais leuren opposer de contraires, non moins nombreux et non moins importants quilimitent la porte des premiers. En d'autres termes, si une natalit excessivepousse au suicide, une natalit trop faible produit exactement les mmesrsultats.

    Exposer les faits qui dmontrent cette loi, puis l'interprter, tel est l'objetde cette tude.

    I. Suicide et natalit dans

    les diffrents pays d'Europe

    Retour la table des matires

    Si l'on runit dans une mme classe les pays d'Europe o il y a le plus desuicides, dans une autre ceux o il y en a le moins, et si on cherche quelle estla natalit moyenne dans ces deux espces de socits, on obtient le rsultatsuivant.

    Pays o le suicide est le plus frquent.

    Suicidessur 1 000 000

    d'habitants

    Naissancessur 1 000 h(1865-76)

    Danemark (1866-75) 267 30,9France (1871-75) 150 25,7Suisse (1876) 196 30,4Prusse (1871-75) 133 38,5Autriche Cisleithane (1873-77) 122 38,7Bavire (1871-76) 90 39,2Sude (1871-75) 81 30,4Norvge (1866-73) 74 30,3Angleterre et Galles (1871-76) 70 35,5

    Moyenne 131 33,3

  • mile Durkheim (1888), Suicide et natalit. tude de statistique morale. 7

    Pays o le suicide est le moins frquent.

    Suicidessur 1 000 000

    d'habitants

    Naissancessur 1 000 h(1865-76)

    Hongrie (1864-65) 52 41,7Belgique (1866-75) 67 32,1Hollande (1869-72) 35 35,6Italie (1864-76) 31 37,1Finlande (1869-76) 31 34,5Espagne (1866-70) 17 35,7Roumanie ? 25 30,2cosse ? 34 35,1

    Moyenne 36 35,7

    Ainsi tandis que dans les pays o l'on se suicide le plus il y a 33,3naissances sur 1000 habitants, il en a 35,7 dans les pays o l'on se suicidemoins. L'cart, il est vrai, n'est pas trs considrable, et si nous n'avions pasd'autre preuve l'appui de notre thse, nous ne devrions admettre entre lesuicide et la natalit qu'une relation lointaine et vague. Il y a pourtant l unpremier fait qui ne doit pas tre nglig. On ne se refusera pas y attribuerplus d'importance encore si l'on rflchit que la faiblesse de la natalit nesaurait tre en aucun cas qu'une des innombrables conditions dont dpend ledveloppement du suicide. Il est donc dj trs remarquable que de cesmultiples influences celle de la natalit se dgage avec une suffisante nettet.Pour apprcier justement ce premier document, il faut surtout tenir compte dece fait que parmi les pays qui font partie de la premire classe, il en est ol'abondance des suicides n'est certainement pas due une natalit trop faible,mais bien plutt une natalit trop forte. Tel est certainement le cas del'Allemagne. La seule prsence de ce pays si prolifique dans la premire denos deux classes en lve sensiblement la natalit moyenne. Si en effet on enretire la Prusse et la Bavire, on trouve :

    Pays o le suicide est le plus frquent. Natalit moyenne, 31,7.Pays o le suicide est le moins frquent. Natalit moyenne, 35,7.

    Si, malgr la prsence de cette cause perturbatrice, l'influence d'une nata-lit faible sur le suicide se fait nanmoins sentir, c'est qu'elle est malgr toutassez gnrale. Aussi Morselli qui nous avons emprunt le tableau ci-dessusne peut s'empcher de reconnatre le fait tout en renonant l'expliquer. Ildemande qu'on le soumette un examen plus dtaille 1. C'est ce que nousallons essayer de faire.

    Cette premire exprience est doublement instructive. En mme tempsqu'elle nous fournit une premire preuve, imparfaite il est vrai, de notre hypo-thse, elle nous indique o il faut aller chercher les lments d'une dmons-tration plus complte. Ce n'est videmment ni dans les pays o la natalit esttrs forte, ni dans ceux o elle est simplement bonne que nous trouverons les

    1 Morselli, Il suicidio, p. 199.

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    faits dont nous avons besoin. Dans les premiers, en effet, la natalit tendraitplutt produite le suicide au lieu de le prvenir dans les autres, nousn'aurions pas un champ d'observations suffisamment varies. Il faut donc nousadresser un peuple o la natalit moyenne soit faible. La France ne remplitque trop cette condition.

    IISuicide et crot physiologique

    dans les dpartements franais.

    Retour la table des matires

    On mesure souvent la natalit en divisant le nombre de naissances annu-elles, dfalcation faite des mort-ns (So), par le chiffre total de la population(N). On obtient ainsi ce qu'on appelle la natalit gnrale. Mais cette mesureest des plus imparfaites, car la population gnrale comprend un grand nom-bre de sujets qui ne sont pas encore ou ne sont plus capables de se reproduire,les impubres et les vieillards ; et comme ils sont ingalement distribus sur lasurface du territoire, la comparaison des dpartements au point de vue de laqualit se trouve ainsi fausse. L o ils sont le plus nombreux, ils diminuenten apparence le chiffre de la natalit, parce qu'ils grossissent le dnominateurN du rapport N / So. C'est pourquoi on prfre, quand on le peut, calculer lanatalit en liminant de N tous les lments impropres la gnration, c'est--dire en divisant, le nombre annuel des naissances par le total de la populationpubre (de 15 50 ans pour les femmes).

    Mais ce qu'on obtient ainsi c'est plutt le chiffre de la fcondit moyenne,et ce n'est pas ce qui nous intresse pour le moment. En effet, nous voulonstudier la natalit dans sa fonction sociale qui est d'entretenir le vie de lasocit. Or la manire dont cette fonction est remplie ne peut videmment treapprcie d'aprs le seul chiffre des naissances ; mais il faut tenir compte desvides que ces naissances sont destines combler, c'est--dire des dcs. Lamme activit reproductrice peut tre forte ou faible suivant que les pertes rparer sont plus ou moins nombreuses. En d'autres termes, l'effet socialementutile de la natalit - et c'est celui-l seul qui nous importe - ne peut treexprim qu'en fonction de la Mortalit. Une socit prolifique, mais o lamortalit est aussi trs forte, n'est pas mieux portante qu'une autre o l'on natmoins mais o l'on meurt moins. C'est pourquoi nous comparerons le chiffredes suicides dans les diffrents dpartements franais non pas la natalitproprement dite, soit gnrale, soit spciale, mais l'accroissement de popu-lation qui rsulte de l'excs des naissances sur les dcs. C'est ce qu'on a fortjustement appel le crot physiologique. L'accroissement ainsi calcul a de

  • mile Durkheim (1888), Suicide et natalit. tude de statistique morale. 9

    plus le trs grand avantage de ne pas tenir compte des mouvements migratoi-res d'un dpartement dans l'autre, qui ne pourraient videmment que troublernos recherches.

    Dans le Compte gnral pour l'administration de la justice criminelle enFrance, anne 1880, M. Yverns a rparti les dpartements en six classes sui-vant la frquence des suicides qui y ont t commis annuellement de 1830 1880 1. Cherchons donc quelle a t pendant cette mme priode, ou pendantune priode, trs voisine de celle-l, le crot physiologique moyen dans cha-cune de ces six classes. je le prends tel qu'il a t calcul par M. Bertillon pourles 69 premires annes de ce sicle (1801-1869) 2. D'autre part, comme lapremire de ces six classes ne comprend qu'un dpartement, la Seine, je larunis la suivante dans les calculs qui vont suivre.

    1re classe. - (De 39 28 suicides annuels par 100 000 habitants.)

    Excdent annuel des naissancessur 1,000 dcs (1801-1869).

    Seine 2,4Seine-et-Oise 0,7Seine-et-Marne 2,6Marne 2,6Oise 1,5Crot moyen 1,9

    Ile classe. - (De 21 17 suicides annuels par 100000 habitants.)

    Excdent annuel des naissancessur 1,000 dcs (1801-1869).

    Seine-Infrieure 3,6Aisne 4,3Aube 2Eure-et-Loir 2,1Var 0,3Crot moyen 2,4

    1 Voy. la Planche 11.

    2 Voy. Dictionnaire encyclopdique des sciences mdicales, articles France , Dmo-

    graphie . - je ne fais entrer dans mes calculs que 82 dpartements ; j'ai d laisser de ctles Alpes-Maritimes et les Savoies, dont la dmographie n'est connue que depuis trop peude temps, et les dpartements annexs en 1870 qui ne sont plus compris dans la carte dessuicides dresse par M. Yverns.

  • mile Durkheim (1888), Suicide et natalit. tude de statistique morale. 10

    IIIe classe. - (De 16 12 suicides annuels par 100 000 habitants.)

    Excdent annuel des naissancessur 1,000 dcs (1801-1869).

    Eure 1 - 0.6Charente-Infrieure 1,7Vaucluse 4,5Basses-Alpes 2,9Bouches-du-Rhne 2Pas-de-Calais 5,6Ardennes 6Meuse 3,7Cte-d'Or 2,8Indre-et-Loire 2,5Drme 5,6Somme 3,5Rhne 5,8Yonne 2,2Loir-et-Cher 3,7Loiret 3,4Crot moyen 3,49

    1 Le tableau de M. Bertillon attribue l'Eure un crot de + 0,6 ; nous croyons que c'est une

    erreur de signe et nous rectifions. De mme plus bas pour le Calvados.

  • mile Durkheim (1888), Suicide et natalit. tude de statistique morale. 11

    IVe classe. - (De 11 5 suicides annuels par 100 000 habitants.)

    Excdent annuel des naissancessur 1,000 dcs (1801-1869).

    Doubs 5,1Jura 2,7Haute-Sane 4,7Dordogne 3,4Cher 7,8Indre 6,2Nivre 5,9Deux-Svres 4,8Tarn-et-Garonne 0,6Gironde 2,1Isre 5,5Maine-et-Loire 3,6Sane-et-Loire 5,6Mayenne 3,9Haute-Marne 3,4Calvados - 0,1Hrault 4Lot-et-Garonne 0,3Orne 1,4Sarthe 3,4Manche 2,1Charente 2,3Nord 7Corrze 6,1Haute-Vienne 4,7Loire 8,3Aude 5,1Pyrnes-Orientales 6,6Vosges 6,4Ardche 7,2Landes 4,6Basses-Pyrnes 4,9Vende 6,2Vienne 5,6Ctes-du-Nord 3,7Finistre 5Ille-et-Vilaine 2,8Loire-Infrieure 5,7Morbihan 4,4Allier 5,7Ain 2,3Hautes-Alpes 3,5Gard 5,5Crot moyen 4,4

  • mile Durkheim (1888), Suicide et natalit. tude de statistique morale. 12

    Ve classe. - (De 4 2 suicides annuels par 100 000 habitants.)

    Excdent annuel des naissancessur 1,000 dcs (1801-1869).

    Corse 6,2Creuse 6,3Aveyron 5,6Lozre 5,9Hautes-Pyrnes 5,9Cantal 3,8Haute-Loire 5,5Arige 6,3Tarn 5,4Haute-Garonne 4,4Gers 1Lot 3,1Puy-de-Dme 3,6Crot moyen 4,8

    On voit par ces tableaux que le crot physiologique moyen s'lve d'unemanire progressive et rgulire mesure que le chiffre des suicides s'abaisse.Ces deux mouvements parallles se poursuivent de la premire la dernireclasse sans interruption et sans exception. Nous pouvons donc conclure queces deux faits sociaux varient en raison inverse l'un de l'autre.

    Il est vrai que nous n'avons ainsi compar que des moyennes. Mais il taitncessaire de procder ainsi, vu la multitude de causes accidentelles et localesdont dpendent les phnomnes compars. Il fallait les neutraliser les unes parles autres en oprant sur un nombre suffisant de dpartements. Si d'ailleurs, aulieu de nous contenter des moyennes, nous analysons le contenu des tableauxqui prcdent, nous ne trouverons rien qui ne confirme notre conclusion.

    En effet, pour la France entire, ou plutt pour les 82 dpartements quenous avons pris en considration, le crot physiologique moyen est de 4(exactement de 4,03). Si donc nous cherchons combien il y a de dpartementsau-dessus et au-dessous de la moyenne dans chacune des cinq classes, noustrouvons qu'elles sont ainsi composes :

    Au-dessousdu crot moyen

    Au-dessusdu crot moyen

    1re classe (39-28 suicides) Les 100 centimes Les 0 centimes de la classeIle classe (21-17 suicides ) Les 80 centimes Les 20 centimes de la classeIIIe classe (16-12 suicides) Les 68 centimes Les 32 centimes de la classeIVe classe (11- 5 suicides) Les 40 centimes Les 60 centimes de la classeVe classe ( 4- 2 suicides) Les 13 centimes Les 77 centimes de la classe

  • mile Durkheim (1888), Suicide et natalit. tude de statistique morale. 13

    Ainsi les classes qui, comptent le plus de suicides ne comprennent presqueque des dpartements dont le crot est au-dessous de la moyenne. Puis lerapport se renverse peu peu, mesure que le nombre des suicides augmente.On pourrait encore exprimer le mme rsultat de la manire suivante. Sur les26 dpartements o il y a le plus de suicides (1re, 2e et 3e classe), vingt ontun crot physiologique au-dessous de la moyenne ; et sur les 41 dpartementsdont le crot est dans la moyenne ou la dpasse, 25, c'est--dire plus de troisquarts, appartiennent la quatrime et la cinquime classe, celles o lenombre des suicides est le moins lev.

    IIIExprience inverse

    Retour la table des matires

    Pour vrifier le rsultat prcdent, faisons l'exprience inverse : classonsles dpartements d'aprs l'importance de leur crot physiologique et cherchonsensuite quel est dans chacune des classes ainsi distingues le chiffre moyendes suicides pour chaque dpartement ; c'est une moyenne prise sur les cinqannes qui se sont coules de 1872 1876. La priode est courte sans douteet ne correspond pas assez celle qui a servi dterminer le crot physio-logique. Malheureusement ces chiffres sont les seuls dont nous disposions. M.Yverns, dans son Compte gnra1, ne nous donne pour chacune des classesqu'il distingue que la limite suprieure et la limite infrieure ; il ne nousindique pas quel est pour chaque dpartement en particulier le nombre moyendes suicides. Nous aurions pu, il est vrai, le calculer nous-mme ; mais nousavons recul devant un travail aussi considrable, que la concordance detoutes les preuves qui prcdent et de celles qui suivent nous a paru rendremoins ncessaire. D'ailleurs comme le suicide a depuis le commencement dusicle volu d'une manire beaucoup plus rgulire que le crot, il n'est pasaussi indispensable d'en tablir le montant annuel d'aprs une priode trstendue.

    Nous rpartirons les dpartements en quatre classes d'aprs la valeurrelative de leur crot moyen.

  • mile Durkheim (1888), Suicide et natalit. tude de statistique morale. 14

    Ire classe. - (Crot de 0,6 2,5. - 20 dpartements.

    Suicides par anet par 1 000 000 d'habitants

    Eure ........................................................... 255,1Calvados.................................................... 147,5Var............................................................. 221,2Loir-et-Cher .............................................. 84,5Tarn-et-Garonne ....................................... 74Seine-et-Oise............................................. 388,8Gers ........................................................... 61,8Orne........................................................... 96,9Oise ........................................................... 407,2Charente-Infrieure................................... 160,2Bouches-du-Rhne ................................... 202,9Aube .......................................................... 284,8Eure-et-Loir .............................................. 273,5Gironde...................................................... 122,5Manche...................................................... 84,5Yonne ........................................................ 219,3Ain............................................................. 128,2Charente .................................................... 164,3Seine.......................................................... 400,3Indre-et-Loire............................................ 213,2Moyenne des suicides............................... 199,5

  • mile Durkheim (1888), Suicide et natalit. tude de statistique morale. 15

    IIe classe. - (Crot de 2,5 4,5. - 26 dpartements.)

    Suicides par anet par 1 000 000 d'habitants

    Marne......................................................... 380,6Seine-et-Marne .......................................... 383,5Jura............................................................. 123Haute-Marne.............................................. 141,7Dordogne ................................................... 115,3Loiret.......................................................... 206,7Ille-et-Vilaine ............................................ 69,2Cte-d'Or ................................................... 187,4Basses-Alpes.............................................. 195,2Lot .............................................................. 58,9Sarthe ......................................................... 141,7Hautes-Alpes ............................................. 115,3Somme ....................................................... 206,7Seine-Infrieure ......................................... 155,3Maine-et-Loire........................................... 99,2Puy-de-Dme............................................. 219,3Loir-et-Cher............................................... 186Meuse......................................................... 212,8Ctes-du-Nord ........................................... 52,7Cantal ......................................................... 61,2Mayenne .................................................... 82,7Hrault ....................................................... 78,1Haute-Garonne .......................................... 65,9Aisne .......................................................... 297,9Morbihan ................................................... 64,8Vaucluse .................................................... 208,7Moyenne des suicides ............................... 157,6

  • mile Durkheim (1888), Suicide et natalit. tude de statistique morale. 16

    IIIe classe. - (Crot de 4,5 6, - 24 dpartements.)

    Suicides par anet par 1 000 000 d'habitants

    Landes...................................................... 83,1Haute-Sane............................................. 118,1Haute-Vienne........................................... 101,1Basses-Pyrnes ...................................... 64,2Deux-Svres............................................. 111,0Finistre ................................................... 108,2Doubs ....................................................... 113,9Aude......................................................... 74,8Tarn .......................................................... 55,0Haute-Loire.............................................. 45,9Isre.......................................................... 97,9Gard.......................................................... 114,7Aveyron ................................................... 39,7Drme ...................................................... 162,2Vienne...................................................... 93,5Pas-de-Calais ........................................... 146,8Sane-et-Loire ......................................... 144,7Allier ........................................................ 83,9Loire-Infrieure ....................................... 76,0Rhne ....................................................... 166,8Hautes-Pyrnes ...................................... 39,9Nivre....................................................... 94,1Lozre ...................................................... 54,6Ardennes .................................................. 166,7Moyenne des suicides.............................. 98,2

    Ive classe. - (Crot de 6 8,3. - 12 dpartements.)

    Suicides par anet par 1 000 000 d'habitants

    Corrze ................................................... 69,3Corse ...................................................... 28,6Indre ....................................................... 66,2Arige..................................................... 103,6Creuse..................................................... 30,8Vosges.................................................... 69,2Pyrnes-Orientales............................... 126,2Nord........................................................ 76,0Ardche .................................................. 109,9Vende ................................................... 84,6Cher ........................................................ 104,9Loire ....................................................... 70,8Moyenne des suicides............................ 78,3

  • mile Durkheim (1888), Suicide et natalit. tude de statistique morale. 17

    Cette seconde exprience confirme donc la prcdente et rvle aussiclairement le rapport inverse du crot et du suicide. La classe o le crot est leplus faible est celle o le suicide est le plus fort et nous voyons de classe enclasse le second de ces termes s'abaisser mesure que le premier s'lve.

    Si, comme nous l'avons fait prcdemment, nous ne nous contentons pasd'oprer sur des moyennes, nous obtiendrons les rsultats suivants :

    Pour les 82 dpartements observs, la moyenne annuelle des suicides sur 1000 000 d'habitants est de 138,9. Or nous constatons tout d'abord que des 36dpartements qui sont compris dans la troisime et la quatrime classe, celleso le crot est le plus fort, cinq seulement sont au-dessus de la moyenne pourles suicides : et encore ces cinq exceptions se trouvent-elles toutes dans latroisime classe : il n'y en a pas une seule dans la quatrime.

    Mais nous pouvons pousser l'analyse plus loin.

    Le maximum des suicides est de 407,2 (dpartement de l'Oise) et leminimum de 28,6 (Corse). Divisons l'intervalle qui spare ces chiffres extr-mes en quatre parties et cherchons dans chacune des quatre classes, tabliesd'aprs l'importance du crot, combien il y a de dpartements o les suicidesdpassent 300, combien o ils sont compris entre 300 et 201, entre 200 et 101,entre 100 et 28,6. Le rsultat est exprim dans le tableau suivant :

    Combien y a-t-il de dpartements o les suicides soient compris entre

    407et 301

    300et 201

    200et 101

    100et 28,6

    Nombretotal des

    dpartementsIre Classe

    (crot de - 0,3 2,5) 3 7 5 5 20

    IIe Classe(crot de 2,6 4,4) 2 6 8 10 26

    les 2 premiers de la classeIIIe Classe

    (crot de 4,6 6,5) 0 0 11 13 24

    IVe Classe(crot de 6,5 8,3) 0 0 4 8 12

    Total 8 13 28 36 82

  • mile Durkheim (1888), Suicide et natalit. tude de statistique morale. 18

    Il suffit de jeter les yeux sur ce tableau pour y voir la confirmation durapport nonc 1.

    IVSuicide et crot physiologique

    suivant le degr d'agglomrationdes habitants.

    Retour la table des matires

    Ce rapport se manifeste encore d'autres manires.

    On sait qu'en France, comme d'ailleurs dans tous les autres pays d'Europe,les suicides sont beaucoup plus frquents dans les villes que dans les campa-gnes. De 1873 1878, 18 470 suicides ont t commis dans les campagneset 15 895 dans les villes. En rapportant la moyenne annuelle dduite de cesnombres aux populations respectives accuses en 1876, on a pour les campa-gnes 123,48 et pour les villes 221,44 suicides pour un million d'habitants 2. Si donc nous ne nous sommes pas tromps dans ce qui prcde, on doits'attendre ce que le crot physiologique des villes soit bien infrieur celuides campagnes. C'est en effet ce qui arrive.

    1 Dans tout ce qui prcde nous ne nous sommes occups que du crot. Il nous a paru

    intressant de faire la mme comparaison pour la natalit spciale ou fcondit (nombrede naissances annuelles par 1000 femmes maries de quinze cinquante ans). On obtientles rsultats suivants :

    Suicides annuels Natalit spciale

    Ire catgorie de dpartements 38 133IIe catgorie de dpartements 28 139,25IIIe catgorie de dpartements 21 17 150,2IVe catgorie de dpartements 16 12 161Ve catgorie de dpartements 11 5 190VIe catgorie de dpartements 4 2 185

    Sauf l'irrgularit qui apparat brusquement la sixime catgorie, ce rsultatconcorde avec les prcdents.

    2 Legoyt, Suicide ancien et moderne, p. 195.

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    Si l'on observe uniquement les chefs-lieux de dpartement, on constateque non seulement l'accroissement est minime, mais que la mortalit dpassela natalit. En 1880, et le mme fait se reproduit tous les ans, 71 chefs-lieuxsur 86 avaient plus de dcs que de naissances. Les quinze qui font exception la rgle sont les suivants :

    Nice, 183. - Privas, 102. - Mzires, 5. - Tulle, 231. - Chteauroux, 43. -Saint-tienne, 266. - Chaumont, 62. - Lille, 658. Tarbes, 39. Perpignan, 2. -La Roche-sur-Yon, 2. Limoges, 57. Epinal, 4. - Prigueux, 3.

    Le gain total dans ces quinze villes est de 1758, tandis que le dficit dansles soixante et onze autres monte au chiffre norme de 13 641.

    Sur la population urbaine et la population rurale tout entires la statistiquede France nous donne pour 1884 les valuations suivantes :

    Population urbaine (comprenant toute agglomration au-dessus de 2 000habitants), 13 400 000 habitants.

    Population rurale, 24 500 000 habitants.

    La premire reprsente plus de la moiti de la seconde, et par consquentson crot devrait tre gal plus de la moiti du crot de cette dernire. Enralit il en est seulement le neuvime. En effet dans cette mme anne 1884l'accroissement est :

    Pour la population urbaine, de 8 363Pour la population rurale, de 70 661.

    C'est--dire que si l'on reprsente le premier chiffre par 100 il faudrareprsenter le second, non par 200, mais par 875.

    Enfin si on comparat ces deux sortes de populations au point de vue, nondu crot, mais de la seule natalit, on aurait des rsultats analogues. Ainsi en1861 on trouvait 1 :

    Pour la Seine, une natalit de 32,1 ;Pour les autres villes, une natalit de 34,5;Pour la campagne, une natalit de 38,7.

    Cet accroissement ingal de la population des villes et de celle descampagnes a d'ailleurs t remarque depuis longtemps. M. Maurice Block 2croit pouvoir l'expliquer par ce fait qu'on se marie plus tt la campagne qu'la ville. Sans compter qu'il est malais de comprendre comment un retard dequelques annes peut produire une telle diffrence dans l'accroissement de cesdeux populations, le rapprochement que nous venons de faire entre le crotphysiologique et le suicide dmontre que l'affaiblissement du crot est unphnomne autrement important et dpend de causes morales plus profondes.

    1 Legoyt, La France et l'tranger, II, 38.

    2 Statistique de France, 1, 63.

  • mile Durkheim (1888), Suicide et natalit. tude de statistique morale. 20

    VCrot physiologique et suicide

    suivant les professions.

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    On sait que les professions ont sur le suicide une influence qui est parfoistrs marque : il y a donc lieu de rechercher aussi quelle est celle qu'ellesexercent sur le crot de la population.

    Quoiqu'on ne sache pas avec une prcision suffisante comment chaqueprofession particulire agit sur la tendance au suicide, on peut regarder pour-tant comme tabli que la profession o l'on se suicide le moins est l'agricul-ture, et que celles o l'on se suicide le plus sont les professions librales. Dansl'intervalle se trouvent le commerce et l'industrie, sans qu'il soit possible deleur assigner un rang bien certain : le commerce semblerait pourtant un peuplus expos que l'industrie. L'Italie est le pays o l'influence des professionssur le suicide a pu tre le mieux tudie ; or voici le tableau qu'a dressMorselli 1 :

    UN PROBLME D'ANOMIE : SUICIDE ET NATALIT

    Sur 1 000 000 d'individusde chaque carrire, combien de suicides

    Proprit mobilire et immobilire ..................... 113,5Production de matires premires ....................... 25,0Industrie................................................................ 56,7Commerce ............................................................ 246,5Transports............................................................. 154,7Administration publique...................................... 324,8Culte ..................................................................... 45,3Jurisprudence ....................................................... 217,8Profession mdicale ............................................. 163,3Instruction et ducation ....................................... 175.3Beaux-arts ............................................................ 94,0Lettres et sciences ................................................ 618,3Arme................................................................... 404,1

    1 L'immunit de l'industrie en Italie est mme tout fait exceptionnelle. Elle tient sans

    doute ce que l'industrie italienne est trop peu dveloppe.

  • mile Durkheim (1888), Suicide et natalit. tude de statistique morale. 21

    Comme on le voit, il y a trs peu de suicides parmi les agriculteurs, peuencore parmi les industriels 1, davantage chez les commerants ; les profes-sions librales fournissent un contingent norme. On peut admettre que cesrapports sont peu prs les mmes en France : or nous allons trouver pour lecrot physiologique une relation inverse.

    En effet, d'aprs la statistique de France 2, si on nglige les domestiques,on constate qu'en moyenne une famille de patrons agriculteurs comprend 3,53personnes ; dans l'industrie il n'y en a plus dj que 2,98 ; 2,73 dans lecommerce ; 1,74 dans les professions librales. Ainsi les familles d'agricul-teurs sont suprieures de prs d'un sixime celles des industriels, de plusd'un cinquime celles des hommes qui sont vous aux professions librales.En un mot, les professions o l'on se tue le plus sont aussi celles o l'on nat lemoins, et inversement.

    VIConclusion

    Retour la table des matires

    La loi tablie, il reste l'interprter.

    La premire conclusion qui ressort de ce qui prcde, c'est que la natalit,quand elle est trop faible, est un phnomne pathologique. De quelque ma-nire en effet qu'on explique le suicide, il est toujours, nous l'avons vu,l'indice d'un malaise social et il ne peut s'accrotre que si ce malaise s'accrotlui-mme. Puisque la faiblesse de la natalit et l'aggravation de la tendance ausuicide s'accompagnent avec la rgularit que nous venons de dire, nousavons donc le droit d'y voir deux phnomnes de mme espce et d'attribuerau premier le caractre morbide que tout le monde reconnat au second. Parsuite du paralllisme de leur dveloppement, la nature anormale de l'un rvlela nature anormale de l'autre.

    Bien des sociologistes ont dj soutenu qu'une natalit trop basse est undommage et un mal pour la socit. Cette tude dmontre que de plus elle estun dommage et un mal pour les individus. Non seulement une socit qui

    1 L'immunit de l'industrie en Italie est mme tout fait exceptionnelle. Elle tient sans

    doute ce que l'industrie italienne est trop peu dveloppe.2 2e srie, XVII, XLVII.

  • mile Durkheim (1888), Suicide et natalit. tude de statistique morale. 22

    s'accrot rgulirement est plus forte, plus capable de se maintenir contre lessocits rivales, mais les membres qui la composent ont eux-mmes plus dechances de survie. Leur organisme a plus de vigueur, plus de force de rsis-tance. Parlant des pays dont la natalit est mauvaise, M. Bertillon dit qu'ilstransforment en pargne, en capitaux, une partie de leur descendance 1. Onvoit par ce qui prcde combien un tel placement est dsastreux pour tous etpour chacun.

    Mais, ainsi que nous le disions en commenant, nous n'entendons passoutenir que ce rapport soit identiquement vrai tous les degrs de l'chellede la natalit. Il reste vraisemblable au contraire que la natalit, quand elledpasse un niveau trop lev, devient de nouveau et pour une autre raison unecause de suicides. Dans une socit o la population se multiplie trop vite, lalutte pour la vie devient plus rude et les individus renoncent plus facilement une existence devenue trop pnible. Ces deux propositions, quoique contra-dictoires en apparence, se concilient d'ailleurs trs bien. Il ne faut pas oublieren effet que la natalit est un fait social, par consquent vivant. Or il n'y a pasde proprit organique qui soit bonne indfiniment et d'une manire absolue.Tout dveloppement biologique est sain partir d'un certain point jusqu' unautre : il y a pour tous les phnomnes de la vie une zone normale en de etau-del de laquelle ils deviennent pathologiques. C'est ce qui arrive pour lanatalit.

    Tel est le sens du rapport que nous avons tabli ; mais quelle en est lacause ? Aprs l'avoir interprt, il faut l'expliquer. D'o vient que, dans decertaines limites tout au Moins, la courbe de la natalit s'abaisse mesure quecelle du suicide se relve et inversement ?

    Il faut videmment que ces deux faits, la multiplication des suicides etl'abaissement de la natalit, aient une ou plusieurs causes qui leur soientcommunes. Mais quelles sont ces causes ?

    Ainsi que l'a dit quelque part M. Bertillon, le suicide est toujours lesymptme d'un organisme dsquilibr : seulement ce manque d'quilibrepeut tre d ou des causes organiques ou des causes sociales. Tantt c'estl'tre lui-mme qui est vici, ce sont ses fonctions qui sont fausses et alt-res, tandis que le milieu est sain ; tantt c'est le milieu lui-mme qui n'est pasnormal. A vrai dire, il est trs probable qu'il n'y a point de suicide o ces deuxcauses ne concourent la fois. Un organisme parfaitement intact rsisterait aumilieu, et si le milieu n'avait lui-mme rien de pathologique, les germes mor-bides que peut receler l'organisme ne pourraient pas se dvelopper. Mais sices deux causes sont toujours prsentes, c'est tantt l'une et tantt l'autre qui ale plus d'influence et qui marque le suicide de son caractre propre. On aparfois distingu les suicides en deux grandes espces : les uns absurdes, lesautres raisonnables et raisonns. Les premiers sont ceux qui rsultent presqueexclusivement de la tare organique et o les causes sociales n'ont jou qu'unrle occasionnel ; les autres, au contraire, drivent logiquement de la naturedu milieu et sont pour cela mme intelligibles.

    1 Bertillon, article Natalit du Dict. encycl. des sciences mdicales, 2e srie, II, 490.

  • mile Durkheim (1888), Suicide et natalit. tude de statistique morale. 23

    La premire de ces causes n'est pas commune aux deux phnomnescompars et ne saurait par consquent expliquer leur rapport. C'est en effetune vrit dmontre en dmographie que la natalit n'est que trs faiblementdpendante de la race. Une mme race est ou n'est pas trs prolifique suivantles circonstances et le milieu o elle se trouve. La race franaise en France ade la peine compenser ses pertes annuelles ; au Canada elle se multiplieavec une trs grande rapidit. La race normande est trs fconde en Angle-terre ; elle l'est trs peu en Normandie. Ces faits et d'autres qui pourraient trecits dmontrent que la natalit dpend beaucoup moins de certaines prdis-positions organiques que des murs et des ides qui rgnent dans la socit.Quoique la strilit individuelle puisse tre due un tat physiologique, lastrilit en masse rsulte d'autres causes. Nous savons bien d'ailleurs qu'elleconstitue une pratique voulue, une sorte de discipline, laquelle les individusse soumettent de propos dlibr, plus qu'elle ne s'impose a eux pour desncessits organiques. Il est vrai que les dpartements o il y a le plus desuicides et le moins de naissances sont aussi ceux o il y a le plus d'alins.Mais cela prouve seulement que la folie, comme le suicide et comme lanatalit, ne rsulte pas uniquement de variations individuelles et accidentelles,mais, pour un bonne partie, de causes sociales. Les systmes nerveux tars nese multiplient pas seulement dans un groupe par suite de croisements mal-heureux et des prdispositions hrditaires, mais aussi par suite des mauvaisesconditions sociologiques dans lesquelles ils se trouvent placs. Les causesorganiques ne sont souvent que des causes sociales transformes et fixesdans l'organisme. Il n'y a donc que les causes sociales qui soient communes ausuicide et la natalit et qui puissent rendre compte de leur relation.

    Pour dterminer avec plus de prcision la nature exacte de ces causes,rapprochons la natalit de plusieurs autres faits qui confrent galementl'immunit contre le suicide. On sait que les poux sont beaucoup moinsexposs au suicide que les clibataires, et les pres de famille que les pouxsans enfants ; que l o la famille est trs forte, o les traditions domestiquessont tellement puissantes qu'elles rsistent ces luttes intestines qui ailleursdissolvent le mariage, en un mot que l o les divorces et les sparations decorps sont rares, les suicides sont rares aussi, et que l o les premiers sontfrquents il en est ainsi des seconds. Tous ces faits dmontrent que l o lafamille existe, elle protge contre le suicide et qu'elle a d'autant plus cettevertu protectrice qu'elle est plus vivante et plus unie. Or, une bonne natalitsuppose naturellement des familles assez denses ; mais celles-ci leur tour nesont possibles que l o les hommes ont le got et l'habitude de la solidaritdomestique et prfrent l'aisance matrielle les plaisirs de la vie en commun.Sans doute ces prfrences se fixent le plus souvent d'une manire instinctiveet irrflchie ; mais qu'importe ? Dlibres ou non, elles ne changent pas denature. On a dit souvent que si les familles se rarfiaient c'est que les parentsne voulaient compromettre ni leur bien-tre personnel ni celui de leurs en-fants. Je le veux bien ; mais le bien-tre matriel n'aurait pas pris autantd'importance dans la morale populaire si les joies de la vie collective n'enavaient perdu. Ainsi tout affaiblissement de la natalit implique un affaiblis-sement de l'esprit domestique : or nous venons de voir que ce dernier faitprovoque au suicide. Telle doit donc tre la cause commune que nous sommesen train de chercher. Si le suicide progresse quand la natalit dcline, c'est queces deux phnomnes galement sont dus en partie une rgression dessentiments domestiques.

  • mile Durkheim (1888), Suicide et natalit. tude de statistique morale. 24

    Mais d'o vient cette proprit bienfaisante de la famille ? Il ne saurait treici question des avantages conomiques que peut offrir la socit domestique.Quand on songe aux soucis, au surcrot de travail, aux responsabilits et auxchagrins de toute sorte qu'amnent avec elles les familles nombreuses, quioserait dire que la balance des avantages et des inconvnients purementutilitaires se solde par un bnfice ou par un dficit ? Quand on se place cepoint de vue, on n'aperoit mme plus quelles peuvent tre les raisons d'trede la famille et on est rduit, comme fait quelque part M. Renan, voir dansl'amour paternel je ne sais quelle machinerie dresse par la nature contre lesindividus, pour les contraindre servir ses fins. tant donn ce qui prcde, iln'y a qu'une rponse possible la question : c'est que la vie en famille est dansla nature de l'organisme humain, tel du moins que l'a fait l'volution. Tel qu'ilest actuellement constitue, l'homme est fait pour s'unir avec certains de sessemblables dans une communaut plus troite que ne le comportent lesrelations du monde ou de la simple amiti ; et on explique aisment commentce besoin a pu natre et se consolider. Dans ces conditions en effet l'individufait partie d'une masse compacte dont il est solidaire et qui multiplie sesforces : son pouvoir de rsistance se trouve ainsi augment. Il est d'autant plusfort pour la lutte qu'il est moins isol. L au contraire o les familles sontrares, pauvres, maigres, les individus, moins rapprochs les uns des autres,laissent entre eux des vides o souffle ce vent froid de l'gosme qui glace lescurs et abat les courages.

    Cette courte tude est une preuve de plus l'appui de cette vrit que, dansles questions sociales, c'est le point de vue social qui prdomine. D'ordinaireon tudie surtout la natalit dans ses consquences conomiques ; on cherchequelle influence elle peut avoir sur la production ou sur la rpartition desproduits, c'est--dire sur les intrts des individus, et on croit pouvoir enexpliquer les mouvements par ces seules considrations. Nous venons de voirqu'elle est essentiellement une condition et un indice de la bonne sant dessocits. Ce qui en dtermine les variations, ce n'est pas tant des calculsutilitaires - trop savants d'ailleurs pour tre efficaces sur la plupart desvolonts - que certains sentiments sociaux qui, selon qu'ils sont prsents ounon, portent la vie en groupe ou en dtournent. Il en est de mme du suicide.On l'a souvent prsent comme un dnouement au conflit des intrtsindividuels et on en a expliqu les progrs par l'intensit croissante de laconcurrence, de la lutte pour la vie (Morselli). Mais il est d aussi d'autrescauses proprement sociales, morales si l'on veut ; nous venons d'indiquer l'uned'elles, peut-tre l'une des plus importantes.

    Fin de larticle