emile durkheim (1858-1917) utiliser -...

21
1 EMILE DURKHEIM (1858-1917) 1. L'HOMME DANS SON TEMPS Né le 15 avril 1858 à Épinal dans les Vosges, David Émile Durkheim est le dernier des quatre enfants d'une famille juive. Son père Moïse Durkheim, rabbin des « Vosges et de la Haute-Marne », comptait parmi les membres les plus influents de l'importante communauté juive de la région. Sa mère, Mélanie Isidore, fille d'un modeste entrepreneur, tenait un petit atelier de broderie qui permettait d'arrondir les fins de mois de la famille. Le foyer est modeste, la vie familiale dominée par l'austérité, le respect de la loi et un sens aigu du devoir. Tous ces traits marqueront durablement le jeune Émile. Son père le destinait aux fonctions de rabbin. Il fréquente l'école rabbinique, apprend l'hébreu, étudie l'Ancien Testament et se familiarise avec le Talmud. Au début de son adolescence, une courte crise mystique l'attire un temps vers le catholicisme. Entre son second baccalauréat et l'entrée à l'École normale, ce fils de rabbin, comme il aime lui-même à se qualifier, rompt définitivement avec le judaïsme. Il deviendra laïque, professeur et savant... Après des études brillantes au lycée d'Épinal - il saute deux classes et sera lauréat du concours général -, il obtient son baccalauréat de Lettres en 1874 et celui de Sciences en 1875. En 1876, il monte à Paris, s'installe à la pension Jauffret où il se lie d'amitié avec Jaurès et prépare l'entrée à l'École normale supérieure qu'il intègre en 1879. À l'École normale, il trouve un milieu intellectuel particulièrement stimulant. Henri Bergson et Jean Jaurès l'ont intégrée l'année précédente. Dans sa promotion même, il côtoie Pierre Janet qui deviendra un maître de la psychologie. Il participe activement aux discussions intellectuelles et politiques qui rythment la vie de l'École où, déjà, il a la réputation d'être un redoutable débatteur ainsi qu'un défenseur passionné de la jeune république. En revanche, l'enseignement rhétorique de l'École le déçoit quelque peu. Deux de ses professeurs cependant le marqueront : l'historien Fustel de Coulanges le sensibilise à l'histoire comparative des institutions reposant sur la description, l'analyse méthodique des faits et le contrôle critique des sources; le philosophe Émile Boutroux exerce également son influence sur le jeune normalien: de lui, il retient l'idée comtienne selon laquelle chaque science doit expliquer les phénomènes qu'elle étudie selon des principes qui lui sont propres. Pendant ces années, Durkheim lit également le philosophe néo-kantien Renouvier ainsi qu'Auguste Comte. En 1882, quoique handicapé par une maladie probablement d'origine psychosomatique, il réussit l'agrégation de philosophie en avant-dernière position. Nommé professeur au lycée de Sens la même année, puis à celui de Saint-Quentin en 1884, il se voit accorder une bourse pour aller étudier l'enseignement de la philosophie et des sciences sociales en Allemagne au cours du premier semestre 1886. Il fréquente assidûment les bibliothèques de Berlin et de Marburg et approfondit ainsi sa connaissance des auteurs de «I'École historique allemande». Il visite également le célèbre laboratoire de psychologie expérimentale de Wilhelm Wundt à Leipzig dans lequel il voit un modèle de ce que doit être la recherche collective dans les sciences sociales. Il apprécie chez les auteurs allemands la critique des économistes classiques et la volonté de lier les problèmes économiques avec les problèmes moraux pour analyser leur mutuelle dépendance. Au retour de son voyage en Allemagne, il publie deux articles remarqués : « La science politique de la morale en Allemagne » et « La philosophie dans les universités allemandes » et reprend, à la rentrée 1886, un poste au lycée de Troyes. Louis Liard, directeur de l'enseignement supérieur, le nomme chargé de cours de « Science sociale et pédagogie » à la faculté de Bordeaux à la rentrée universitaire 1887. La même année, il épouse la fille d'un riche industriel parisien, Louise Julie Dreyfus, qui lui donnera deux enfants, André et Marie. Selon le témoignage de Georges Davy, « elle consacra pleinement et joyeusement sa propre vie à l'austère vie de savant de son mari ». De fait, elle l'assiste dans ses activités professionnelles, assurant une partie du travail d'administration et de correspondance, recopiant ses manuscrits qu'elle était seule à pouvoir déchiffrer et en corrigeant les épreuves. « Sans elle, souligne Marcel Mauss, l'Année sociologique eût été un fardeau écrasant pour Durkheim. » Nommé professeur titulaire sur une chaire de sciences sociales en 1896, Durkheim restera à Bordeaux jusqu'en 1902. Au cours de cette période, il déploie une activité intellectuelle intense. Selon le témoignage de l'un de ses neveux Henri Durkheim : «partout où il était, il travaillait». Chaque semaine, il assure un cours public de science sociale, une conférence sur la pédagogie et suit la préparation des étudiants à l'agrégation de philosophie. Dans le même temps, il se montre un auteur prolifique, avec, en 1892, la publication de sa thèse complémentaire latine consacrée à L'Apport de Montesquieu à la constitution des sciences sociales qu'il dédie à son maître Fustel de Coulanges et, en 1893, celle de sa thèse principale De la division du travail social dédiée à Émile Boutroux. L'année suivante, Les Règles de la méthode paraissent sous la forme de quatre articles dans la Revue philosophique qui seront regroupés en un livre en 1895. En 1897, enfin, c'est la publication du Suicide qui reste un classique inégalé de la sociologie empirique. En 1896 il fonde L'Année sociologique dont le premier numéro paraît en 1898. Entre 1898 et 1913, cette revue publiera 18 mémoires originaux, dont plusieurs de Durkheim, et près de 5000 comptes-rendus d'ouvrages ou d'articles, français et étrangers. L’équipe de L'Année sociologique comprend majoritairement des agrégés de philosophie, dont une proportion importante d'anciens normaliens. Parmi tous ces talents, on peut citer Marcel Mauss, neveu de Durkheim, Célestin Bouglé, François Simiand et Maurice Halbwachs qui contribueront à inscrire durablement la sociologie durkheimienne dans le paysage intellectuel français. En 1898, la demande de révision du procès Dreyfus divise la France. De pétitions en meetings, Émile Durkheim milite activement à la Ligue des droits de l'homme créée en février 1898; il en devient le secrétaire de la section bordelaise. Victime de l'antisémitisme qui règne alors, Durkheim verra ses cours perturbés. C'est dans ce contexte qu'il écrit le 2 juillet CONCEPTS A CONNAITRE ET A SAVOIR UTILISER Fait social Voir le 3.1, 3.2 et 3.3 du polycopié Division du travail social Voir le 4.1 du polycopié Solidarité mécanique Voir le 4.1 du polycopié Solidarité organique Voir le 4.1 du polycopié Anomie Voir le 4.1.4 et le 5.3 (R. K. Merton) du polycopié Conscience collective Voir le 4.1.2. du polycopié ACTUALITE ET PROLONGEMENTS Cohésion sociale Voir le 4.1.2. et le 4.4. du polycopié et le thème 5. Exclusion sociale Voir le 4.1.4. et le 5.3. (H. Becker) du polycopié et le thème 5, notamment avec S. Paugam et R. Castel. Intégration par le travail Voir le 4.1 du polycopié et le thème 5.

Upload: dangdung

Post on 07-Feb-2019

219 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

1

EMILE DURKHEIM (1858-1917)

1. L'HOMME DANS SON TEMPS Né le 15 avril 1858 à Épinal dans les Vosges, David Émile Durkheim est le dernier des quatre enfants d'une famille juive. Son père Moïse Durkheim, rabbin des « Vosges et de la Haute-Marne », comptait parmi les membres les plus influents de l'importante communauté juive de la région. Sa mère, Mélanie Isidore, fille d'un modeste entrepreneur, tenait un petit atelier de broderie qui permettait d'arrondir les fins de mois de la famille. Le foyer est modeste, la vie familiale dominée par l'austérité, le respect de la loi et un sens aigu du devoir. Tous ces traits marqueront durablement le jeune Émile. Son père le destinait aux fonctions de rabbin. Il fréquente l'école rabbinique, apprend l'hébreu, étudie l'Ancien Testament et se familiarise avec le Talmud. Au début de son adolescence, une courte crise mystique l'attire un temps vers le catholicisme. Entre son second baccalauréat et l'entrée à l'École normale, ce fils de rabbin, comme il aime lui-même à se qualifier, rompt définitivement avec le judaïsme. Il deviendra laïque, professeur et savant... Après des études brillantes au lycée d'Épinal - il saute deux classes et sera lauréat du concours général -, il obtient son baccalauréat de Lettres en 1874 et celui de Sciences en 1875. En 1876, il monte à Paris, s'installe à la pension Jauffret où il se lie d'amitié avec Jaurès et prépare l'entrée à l'École normale supérieure qu'il intègre en 1879. À l'École normale, il trouve un milieu intellectuel particulièrement stimulant. Henri Bergson et Jean Jaurès l'ont intégrée l'année précédente. Dans sa promotion même, il côtoie Pierre Janet qui deviendra un maître de la psychologie. Il participe activement aux discussions intellectuelles et politiques qui rythment la vie de l'École où, déjà, il a la réputation d'être un redoutable débatteur ainsi qu'un défenseur passionné de la jeune république. En revanche, l'enseignement rhétorique de l'École le déçoit quelque peu. Deux de ses professeurs cependant le marqueront : l'historien Fustel de Coulanges le sensibilise à l'histoire comparative des institutions reposant sur la description, l'analyse méthodique des faits et le contrôle critique des sources; le philosophe Émile Boutroux exerce également son influence sur le jeune normalien: de lui, il retient l'idée comtienne selon laquelle chaque science doit expliquer les phénomènes qu'elle étudie selon des principes qui lui sont propres. Pendant ces années, Durkheim lit également le philosophe néo-kantien Renouvier ainsi qu'Auguste Comte. En 1882, quoique handicapé par une maladie probablement d'origine psychosomatique, il réussit l'agrégation de philosophie en avant-dernière position. Nommé professeur au lycée de Sens la même année, puis à celui de Saint-Quentin en 1884, il se voit accorder une bourse pour aller étudier l'enseignement de la philosophie et des sciences sociales en Allemagne au cours du premier semestre 1886. Il fréquente assidûment les bibliothèques de Berlin et de Marburg et approfondit ainsi sa connaissance des auteurs de «I'École historique allemande». Il visite également le célèbre laboratoire de psychologie expérimentale de Wilhelm Wundt à Leipzig dans lequel il voit un modèle de ce que doit être la recherche collective dans les sciences sociales. Il apprécie chez les auteurs allemands la critique des économistes classiques et la volonté de lier les problèmes économiques avec les problèmes moraux pour analyser leur mutuelle dépendance. Au retour de son voyage en Allemagne, il publie deux articles remarqués : « La science politique de la morale en Allemagne » et « La philosophie dans les universités allemandes » et reprend, à la rentrée 1886, un poste au lycée de Troyes. Louis Liard, directeur de l'enseignement supérieur, le nomme chargé de cours de « Science sociale et pédagogie » à la faculté de Bordeaux à la rentrée universitaire 1887. La même année, il épouse la fille d'un riche industriel parisien, Louise Julie Dreyfus, qui lui donnera deux enfants, André et Marie. Selon le témoignage de Georges Davy, « elle consacra pleinement et joyeusement sa propre vie à l'austère vie de savant de son mari ». De fait, elle l'assiste dans ses activités professionnelles, assurant une partie du travail d'administration et de correspondance, recopiant ses manuscrits qu'elle était seule à pouvoir déchiffrer et en corrigeant les épreuves. « Sans elle, souligne Marcel Mauss, l'Année sociologique eût été un fardeau écrasant pour Durkheim. » Nommé professeur titulaire sur une chaire de sciences sociales en 1896, Durkheim restera à Bordeaux jusqu'en 1902. Au cours de cette période, il déploie une activité intellectuelle intense. Selon le témoignage de l'un de ses neveux Henri Durkheim : «partout où il était, il travaillait». Chaque semaine, il assure un cours public de science sociale, une conférence sur la pédagogie et suit la préparation des étudiants à l'agrégation de philosophie. Dans le même temps, il se montre un auteur prolifique, avec, en 1892, la publication de sa thèse complémentaire latine consacrée à L'Apport de Montesquieu à la constitution des sciences sociales qu'il dédie à son maître Fustel de Coulanges et, en 1893, celle de sa thèse principale De la division du travail social dédiée à Émile Boutroux. L'année suivante, Les Règles de la méthode paraissent sous la forme de quatre articles dans la Revue philosophique qui seront regroupés en un livre en 1895. En 1897, enfin, c'est la publication du Suicide qui reste un classique inégalé de la sociologie empirique. En 1896 il fonde L'Année sociologique dont le premier numéro paraît en 1898. Entre 1898 et 1913, cette revue publiera 18 mémoires originaux, dont plusieurs de Durkheim, et près de 5000 comptes-rendus d'ouvrages ou d'articles, français et étrangers. L’équipe de L'Année sociologique comprend majoritairement des agrégés de philosophie, dont une proportion importante d'anciens normaliens. Parmi tous ces talents, on peut citer Marcel Mauss, neveu de Durkheim, Célestin Bouglé, François Simiand et Maurice Halbwachs qui contribueront à inscrire durablement la sociologie durkheimienne dans le paysage intellectuel français. En 1898, la demande de révision du procès Dreyfus divise la France. De pétitions en meetings, Émile Durkheim milite activement à la Ligue des droits de l'homme créée en février 1898; il en devient le secrétaire de la section bordelaise. Victime de l'antisémitisme qui règne alors, Durkheim verra ses cours perturbés. C'est dans ce contexte qu'il écrit le 2 juillet

CONCEPTS A CONNAITRE ET A SAVOIR UTILISER

Fait social � Voir le 3.1, 3.2 et 3.3 du polycopié Division du travail social� Voir le 4.1 du polycopié Solidarité mécanique � Voir le 4.1 du polycopié Solidarité organique � Voir le 4.1 du polycopié Anomie � Voir le 4.1.4 et le 5.3 (R. K. Merton) du polycopié Conscience collective � Voir le 4.1.2. du polycopié

ACTUALITE ET PROLONGEMENTS

Cohésion sociale � Voir le 4.1.2. et le 4.4. du polycopié et le thème 5. Exclusion sociale � Voir le 4.1.4. et le 5.3. (H. Becker) du polycopié et le thème 5, notamment avec S. Paugam et R. Castel. Intégration par le travail � Voir le 4.1 du polycopié et le thème 5.

2

1898 dans La Revue bleue l'article « Les intellectuels et l'individualisme » en réponse à un pamphlet antidreyfusard de l'écrivain catholique Ferdinand Brunetière publié dans La Revue des Deux Mondes. Il y défend le droit des intellectuels à intervenir dans le débat politique et prononce un vibrant plaidoyer en faveur du respect des droits de la personne. En 1902, Durkheim est nommé à la Sorbonne chargé de cours en « Sciences de l'éducation »; le poste est transformé en chaire en 1906 et reçoit l'appellation de « Sciences de l'éducation et de sociologie » en 1913. Emile Durkheim qui a reçu la Légion d'honneur en 1907 est alors au faîte de sa réputation. S'il publie moins, à l'exception des Formes élémentaires de la vie religieuse en 1912, il donne de très nombreuses conférences dont certaines marquent une étape de sa pensée : « La détermination du fait moral » défendue devant la Société française de philosophie en 1906, « Jugements de valeur et jugements de réalité » présentée devant le Congrès international de philosophie de Bologne en 1911. Le véritable magistère moral et intellectuel qu'il exerce alors suscite des polémiques. Dans une série d'articles publiés dans la revue L'Opinion dans les années 1910-1911, sous le pseudonyme d'« Agathon », deux écrivains, Alfred de Tarde (fils de Gabriel de Tarde) et Henri Massis stigmatisent l'influence néfaste de la sociologie durkheimienne sur les jeunes esprits : « La sociologie, sous l'impulsion de M. Durkheim, se borne à une collection de matériaux, à une accumulation d'observations patientes, où les peurs des sauvages, des Botocudos et des Iroquois tiennent la plus grande place. La morale, plus doctement appelée Science des moeurs, n'est plus qu'une dépendance de la sociologie historique. » À cette époque, Durkheim détient une position institutionnelle forte dans le système éducatif français. Il occupe la fonction d'administrateur au Conseil de l'université et siège dans de nombreuses commissions dépendant du ministère de l'Éducation nationale. On lui prête aussi une influence décisive dans la création de chaires de sociologie en province où il place certains de ses élèves. Cependant, sa tentative d'instituer l'enseignement de la sociologie a été un « semi-échec », puisqu'elle ne s'introduira généralement à l'Université que sous le couvert d'autres disciplines : la science sociale, la pédagogie, la philosophie. Il faudra attendre 1927 pour qu'une première chaire de sociologie soit créée à Strasbourg pour Maurice Halbwachs et la chaire de Durkheim à la Sorbonne ne sera transformée en chaire de sociologie qu'en 1932, pour Paul Fauconnet. L'un de ses disciples, Paul Lapie, devenu directeur de l'enseignement primaire, introduira, après la Première Guerre mondiale, la sociologie durkheimienne dans le cursus d'étude des instituteurs. Elle deviendra ainsi l'un des ferments de la morale laïque enseignée dans l'école de la République. En 1914, la déclaration de guerre avec l'Allemagne ravive chez Durkheim les blessures dues à la défaite de 1871. Comme membre du Comité national d'information et d'action auprès des Juifs des pays neutres, il soutient ardemment l'effort de guerre de la France auprès des pays étrangers. Il rédige également deux pamphlets en 1915, L'Allemagne au-dessus de tout, et Qui a voulu la guerre ? qui constituent une virulente critique de la mentalité dominatrice de l'Allemagne et mettent en cause la responsabilité de ce pays dans le déclenchement de la guerre. Il publie aussi en 1916, avec l'historien Ernest Lavisse, des « Lettres à tous les Français » qui invitent la population à «la patience, à l'effort et à la confiance». Cette guerre lui enlève beaucoup de ses disciples et, surtout, en 1915, son fils André, normalien et brillant linguiste, dont il reste inconsolable. Dans une lettre à son disciple et ami Georges Davy, il écrit en juillet 1917 : « J'ai l'impression de vous parler des hommes et des choses avec le détachement de quelqu'un qui aurait déjà quitté le monde. » Et, en effet, il s'éteint peu après, le 15 novembre 1917.

BIBLIOGRAPHIE De la division du travail social, PUF, 1893. Les Règles de la méthode, PUF, 1895. Le Suicide, PUF, 1897. Les Formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, 1912. Éducation et sociologie, PUF, 1922. Sociologie et philosophie, textes réunis par C. Bouglé, PUF, 1924. L'Éducation morale, PUF, 1925. Le Socialisme, PUF, 1928. L'Évolution pédagogique en France, PUF, 1938. Leçons de sociologie, PUF, 1950. Pragmatisme et sociologie, PUF, 1955. Montesquieu et Rousseau, précurseurs de la sociologie, M. Rivière, 1966. Journal sociologique, textes réunis par J. Duvignaud, PUF, 1969. La Science sociale et l'action, textes réunis par J.C. Filloux, PUF, 1970 Textes réunis par V. Karady (3 tomes), Minuit, 1975.

2. LE CONTEXTE POLITIQUE, SOCIAL ET RELIGIEUX DE LA TROISIEME REPUBLIQUE Pour bien comprendre l'itinéraire intellectuel de Durkheim, il faut le situer dans la communauté juive de l'Est de la France et dans la vie politique et sociale du pays en cette fin de XIXe siècle. La communauté juive d'Alsace-Lorraine est la plus importante de France. Elle représente alors environ la moitié de la population juive de la France. Les Juifs de cette région constituent à l'époque une communauté fermée repliée sur elle-même et en butte à l'hostilité des chrétiens. Durkheim l'a bien dépeinte dans Le Suicide : « La réprobation dont le christianisme les a pendant longtemps poursuivis, a créé entre les Juifs des sentiments de solidarité d'une particulière énergie. La nécessité de lutter contre une animosité générale, (...) les ont obligés à se tenir étroitement serrés les uns contre les autres. Par suite, chaque communauté devint une petite société, compacte et cohérente, qui avait d'elle-même et de son unité un très vif sentiment. Tout le monde y pensait et y vivait de la même manière; les divergences individuelles y étaient rendues à peu près impossibles. »

3

Nul doute que cette expérience d'une vie communautaire particulière n'ait profondément marqué l'oeuvre de Durkheim et sa conception du groupe comme «espace de communion» et «lieu de soumission à la loi ». Pour Durkheim, le groupe exerce, à l'instar de la religion, un effet « dynamogénique » sur l'individu: il lui donne des forces et lui apporte le soutien dont il a besoin. On comprend mieux aussi l'insistance mise sur le respect de la règle dans l'éducation de l'enfant, ainsi que la nécessité de lui faire aimer la vie de groupe. Il n'est jusqu'à sa conception même du maître qui n'ait été influencée par le judaïsme : « Ce n'est pas du dehors que le maître peut tenir son autorité, c'est de lui-même; elle ne peut lui venir que d'une foi intérieure. (...) De même que le prêtre est l'interprète de son dieu, lui, il est l'interprète des grandes idées morales de son temps et de son pays. » Faut-il ajouter d'ailleurs que Durkheim exerçait lui-même sa fonction comme un véritable prophète laïque. Selon H. Bourgin: « Il était prêtre plus encore que savant. C'était une figure hiératique. Sa mission était religieuse. » Mais la communauté juive est en voie de désintégration. Les Juifs s'assimilent à la nation française. Leur ardent patriotisme a été avivé par la défaite de 1871 et l'annexion de l'Alsace-Lorraine. Durkheim lui aussi aspire à participer à la reconstruction de la France et veut « relever l'esprit public abattu par la défaite ». Beaucoup rompent avec le judaïsme et se convertissent au protestantisme, au catholicisme ou deviennent agnostiques, en même temps qu'ils accèdent à de nouvelles fonctions dans la société. Chaque membre est donc partagé entre son attachement à ses racines juives et l'attrait de la culture humaniste et classique française. Cela explique le propre déchirement de Durkheim et son ambivalence à l'égard de la modernité : il vit la modernisation comme un processus irréversible, constituant indéniablement une source de progrès, tout en conservant une certaine nostalgie des formes de solidarités anciennes qui ont marqué son enfance. Par ailleurs, Durkheim est contemporain de la naissance de la Troisième République à laquelle il s'identifie. Née par surprise, la jeune république reste fragile, éclaboussée par des scandales et à la merci d'un coup d'Etat, comme la tentative du général Boulanger. Traversée par des tensions internes, elle doit faire face à l'hostilité des milieux conservateurs catholiques qui ne reconnaissent pas sa légitimité. Durkheim se sent proche des milieux protestants qui entourent Jules Ferry. Il partage avec eux l'amour de la patrie, un certain ascétisme, le sens du devoir et du labeur. Il milite en faveur d'une modernisation du système scolaire et défend le développement d'un enseignement scientifique moderne qui se mette à « l'école des choses » et essaie, en même temps, de fonder les bases d'une morale laïque. Dans le conflit politique qui traversait la société française en ce tournant du siècle et allait conduire à la séparation de l'Église et de l'État et aux « Inventaires », évaluant, en vue de le confisquer, le patrimoine de l'Église, la sociologie durkheimienne avait pris parti: elle était laïque, donc républicaine et anticléricale. Durkheim et son école étaient en guerre idéologique et scientifique avec l'École de la science sociale et les différents élèves de Le Play, profondément attachés au catholicisme. La querelle des sociologues s'inscrivait dans la querelle nationale : afin de donner une armature de morale laïque aux futurs instituteurs, Durkheim a bataillé pour introduire la sociologie dans le programme des Écoles normales. L'autre grande question de l'époque est la question ouvrière. Les dures grèves de Decazeville débutent en 1886. Le mouvement ouvrier prend son élan: Jules Guesde introduit le marxisme en France en 1877, le premier congrès du parti ouvrier se déroule à Marseille en 1879, et Jaurès, élu par les mineurs de Carmaux, entre au Parlement en 1893, l'année même où Durkheim soutient sa thèse; de ces problèmes, Durkheim se fait l'écho, n'hésitant pas à évoquer dans la seconde préface en 1902 « un état de guerre nécessairement chronique » entre les classes. S'il se refuse à adhérer au parti socialiste, malgré la sympathie qu'il éprouve à l'égard de l'action politique de Jaurès et la pression de certains de ses disciples, il cherche la solution de la question sociale dans la fondation de nouvelles règles morales. Finalement, comme le souligne Georges Gurvitch, c'est en cherchant à fonder la morale que Durkheim a inventé la sociologie.

3. LA NAISSANCE DE « LA SOCIOLOGIE SCIENTIFIQUE » Avec Les Règles de la méthode sociologique, Durkheim veut asseoir la légitimité scientifique de la sociologie en codifiant la démarche mise en oeuvre dans De la division du travail social publiée l'année précédente; en même temps, il annonce la méthodologie qui sera suivie dans Le Suicide l'année suivante. Certains ont vu dans cet ouvrage un catéchisme simpliste, d'autres la première tentative rigoureuse pour systématiser les méthodes de la sociologie empirique naissante. En fait, Durkheim y poursuit un programme de recherche dont il avait déjà tracé les grandes lignes dès sa leçon d'ouverture à la faculté de Bordeaux en 1887 : assigner un objet d'étude spécifique à la sociologie, ce sera le fait social; y transposer une méthode de recherche proche de la méthode expérimentale employée dans les sciences de la nature, ce sera la méthode comparative.

3.1. L'OBJET DE LA SOCIOLOGIE : LE FAIT SOCIAL Le premier chapitre des Règles de la méthode définit le fait social à partir de l'extériorité et de la contrainte: « Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure. » L’extériorité renvoie d'abord à une dimension temporelle: les faits sociaux s'inscrivent généralement dans une temporalité plus longue que la durée de la vie humaine. Produit par l'ensemble des générations, ils préexistent à la naissance de chacun d'entre nous comme ils perdurent après notre mort. Ils constituent un cadre extérieur que nous n'avons pas créé nous-mêmes et qui conditionne la plupart de nos comportements : nous sommes

4

obligés, par exemple, d'utiliser les voies de communication existantes, de parler la langue de notre pays, de respecter les règles du droit et de la morale... Cependant, certains faits sociaux, comme les courants d'opinion qui peuvent naître dans une foule ou dans une assemblée, sont plus éphémères: ils s'évanouissent, une fois le groupe dissous. En quoi peut-on dire alors qu'ils sont extérieurs à chaque participant? En ce sens qu'ils sont le produit de la vie du groupe: si chaque membre du groupe participe bien par son action à l'élaboration des croyances collectives, la synthèse résultant de l'ensemble des interactions obéit aux lois de la dynamique des groupes qui échappent en grande partie au contrôle de chacun des membres. En ce sens, les représentations collectives débordent chacune des consciences individuelles. En d'autres termes, pour Durkheim la société existe en dehors des individus qui la composent. La contrainte sociale renvoie à cette extériorité et Durkheim lui donne une multiplicité de significations. On peut au moins en dénombrer cinq : - Dans un premier sens, le plus fort, la contrainte fait référence à la notion de sanction. Ainsi, les faits moraux

sont contraignants parce qu'ils consistent en des règles de conduite obligatoires dont le non-respect entraîne des sanctions de la part de la société, qu'elles soient diffuses (réprobation, blâme de l'opinion publique) ou organisées (application d'une sanction pénale par un tribunal).

- Dans un second sens, la contrainte s'identifie aux conditions de réussite de l'action : par exemple, l'entrepreneur qui ne cherche pas à minimiser ses coûts de production risque de faire faillite, l'individu qui ne parle pas la langue de son pays ne sera pas compris par ses concitoyens,... Bref, le non-respect de certaines règles de comportement peut tout simplement entraîner l'échec des actions de celui qui les entreprend.

- La contrainte, c'est aussi un ensemble de facteurs qui orientent le sens de nos actions : le nombre des échanges économiques et l'intensité des relations entre populations sont, par exemple, largement déterminés par la nature et l'état des réseaux de communication; de même, l'architecture des villes, la disposition des salles à l'intérieur d'un bâtiment sont susceptibles d'influencer la nature et le mode de relations entre les individus.

- La notion de contrainte évoque également la pression exercée par le groupe sur chaque individu : les mouvements d'enthousiasme ou d'indignation qui soulèvent une foule ont un retentissement important sur chaque participant; cependant, lorsque l'individu se retrouvera seul, ces sentiments lui paraîtront généralement étrangers, témoignant ainsi rétroactivement de l'influence spécifique exercée alors par le groupe.

- Enfin, certaines normes de conduite, en particulier les règles morales, peuvent être intériorisées à travers le processus de socialisation : la sanction s'exprime alors par les remords ressentis par l'individu; pour intérieure qu'elle devienne, la contrainte n'en est pas moins réelle. On est alors renvoyé à la notion de conscience morale ultérieurement théorisée par Freud sous le concept de surmoi.

La contrainte définit-elle l'essence du social ou bien ne faut-il y voir que l'une de ses modalités possibles? La réponse de Durkheim est sans ambiguïté. La contrainte n'est que l'une des caractéristiques du fait social, celui-ci pouvant tout aussi bien être défini par un trait opposé : « Car en même temps que les institutions s'imposent à nous, nous y tenons. » La société présente en effet une double face : d'un certain point de vue, elle nous contraint et nous limite, d'un autre elle nous attire et nous soutient. Si le critère de la contrainte est mis en avant par Durkheim, c'est uniquement pour des raisons de commodité méthodologique; l'aspect contraignant du fait social est plus facile à observer que son caractère bienfaisant car il se manifeste par des signes visibles: l'application de sanctions. Les diverses significations de la contrainte renvoient, en fait, à l'existence d'une pluralité de faits sociaux. La morphologie sociale s'intéresse aux faits sociaux les plus consolidés, « les plus durs » parce que les plus durables; ils constituent le substrat matériel de la société, à savoir : l'étendue du territoire, la forme des frontières, le volume et la densité de la population, les voies de communication, l'architecture des villes. La physiologie sociale réunit, d'une part, les institutions qu'elles soient formelles, comme le droit, ou informelles, comme les moeurs ou les coutumes et, d'autre part, les représentations collectives qui se divisent elles-mêmes en courants d'opinion durables et en phénomènes «d'effervescence spontanée» des groupes, par essence, plus éphémères et plus instables. Tour à tour, Durkheim a semblé privilégier l'un ou l'autre de ces niveaux de la réalité sociale. Dans De la division du travail social, il accorde le primat aux faits de morphologie sociale : le volume et la densité de la population sont les principaux facteurs explicatifs de la division du travail. Dans la première édition des Règles de la méthode, il souligne que « les faits de morphologie sociale (...) jouent dans la vie sociale et, par suite, dans les explications sociologiques un rôle prépondérant ». Dans la préface à la seconde édition de 1902, la sociologie est définie comme « la science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement». Enfin, dans les textes plus tardifs, la sociologie se voit confier la mission d'étudier les représentations sociales et la manière dont elles se combinent, ce que l'auteur appelle encore les lois de l'idéation collective. Durkheim est passé au cours de son oeuvre, vraisemblablement sous l'influence de l'étude du phénomène religieux, d'explications à dominante matérialiste à des explications d'inspiration spiritualiste.

5

3.2. CONSIDERER LES FAITS SOCIAUX COMME DES CHOSES Durkheim veut construire la sociologie sur le modèle des sciences de la nature; or, les sciences de la nature sont avant tout des sciences des choses. D'où la célèbre maxime que l'on trouve dans le second chapitre des Règles de la méthode et qui a suscité tant de polémiques et d'incompréhensions : « Les phénomènes sociaux sont des choses et doivent être traités comme des choses ». Qu'a t-il voulu signifier par là ? Pour Durkheim, la chose, c'est ce qui est posé devant nous, ce qui se donne à observer de l'extérieur. La chose s'oppose ainsi à l'idée que l'on peut connaître par un simple travail d'introspection. En d'autres termes, les faits sociaux ont une existence indépendamment des hommes qui les pensent ou les observent. Si les faits sociaux sont des choses, il s'agit de choses sui generis, puisqu'ils sont constitués essentiellement de représentations mentales. Ce qui intéresse le sociologue, ce ne sont d'ailleurs pas tant les représentations mentales de tel ou tel individu particulier, mais bien celles qui expriment le point de vue de groupes sociaux. C'est en ce sens que Durkheim étudiera les doctrines socialistes « comme des choses » dans son cours sur Le Socialisme de 1895; il procédera de même avec les doctrines pédagogiques en 1904 et 1905 dans L'Évolution pédagogique en France. Le sociologue doit donc aborder l'étude des faits sociaux avec le même état d'esprit que le physicien ou le chimiste aborde les faits de nature : comme s'il ne les connaissait pas. Il doit donc mettre entre parenthèses l'expérience personnelle qu'il peut avoir de la vie sociale. Cette prescription est d'autant plus difficile à suivre en sociologie que le sociologue est aussi un acteur de la vie sociale : il est impliqué dans une vie familiale, politique et religieuse dans laquelle il peut s'engager avec passion. Il devra donc construire les faits sociaux de manière à les mettre à distance, en choisissant des instruments qui permettent de les observer sous leur caractère le plus stable, le plus consolidé, le plus indépendant de leurs manifestations individuelles: « Il faut aborder le règne social par les endroits où il offre le plus de prise à l'investigation scientifique. » C'est ainsi qu'on étudiera la morale à travers le droit ou encore le suicide à travers les taux sociaux de suicide, l'objectivité du phénomène venant en quelque sorte s'enregistrer d'elle-même dans les statistiques : « Non seulement, nous considérons ainsi les faits sociaux de l'extérieur, comme des choses, mais encore, nous nous efforçons de les montrer sous les aspects où ils présentent le plus le caractère de choses. »

3.3. LA DEFINITION PREALABLE DES FAITS SOCIAUX Cette attitude débouche sur deux prescriptions pratiques : l'une négative, écarter systématiquement les prénotions; l'autre positive, définir préalablement les phénomènes étudiés. Les prénotions sont les jugements tout faits que les individus portent sur la réalité sociale. Elles sont élaborées dans et pour les besoins de la pratique. En ce sens, elles sont utiles à l'action, mais conçues sans méthode et sans être soumises à une critique systématique, elles manquent de la rigueur nécessaire à l'élaboration de concepts scientifiques qui doivent être définis à partir de leurs seules propriétés objectives. Dans la pratique, cependant, le sociologue est bien obligé de partir des concepts et des mots du sens commun : la définition se construira donc finalement à la fois contre les prénotions véhiculées par le sens commun, mais aussi à partir d'elles. Car c'est par le concept vulgaire que « nous sommes informés qu'il existe quelque part un ensemble de phénomènes qui sont réunis sous une même appellation et qui, par conséquent, doivent vraisemblablement avoir des caractères communs ». Plus qu'à un travail d'invention conceptuelle, Durkheim invite donc le sociologue à un travail de réélaboration. Il s'agira de soumettre les concepts vulgaires à un travail méthodique de clarification et d'épuration pour obtenir une définition construite à partir de critères clairs et observables qui permettent d'englober l'ensemble du défini, quelles que soient les périodes et les sociétés considérées, sans en exclure aucune d'entre elles. Le crime, par exemple, ne sera pas défini par l'atteinte à la vie ou aux biens de la personne mais par la peine que la société lui applique. La peine constitue en effet le seul dénominateur commun à tous le actes variés que les différentes sociétés qualifient de crimes. Cette définition purement formelle présente deux avantages : elle permet d'appréhender le crime à partir d'un indicateur facilement observable, la peine; elle met sur le même plan la criminalité religieuse des sociétés primitives et la criminalité des sociétés modernes qui concerne essentiellement les atteintes aux biens et à la vie de la personne. On aperçoit la fécondité de cette démarche qui amène à regrouper ce que le sens commun sépare et à dissocier ce qu'il réunit. Cette exigence de la définition préalable répond chez Durkheim à plusieurs préoccupations. Les définitions ont d'abord pour objet de permettre de démarrer l'étude en délimitant le champ d'investigation. Pour entreprendre une recherche, encore faut-il savoir ce que l'on cherche! En tant que telles, elles ne prétendent pas révéler l'essence des phénomènes étudiés qui ne sera connue qu'au terme de la recherche. Il s'agit de simples définitions provisoires qui sont donc appelées à être remaniées en fin d'étude. En second lieu, elles ont pour objet d'éviter le tri incontrôlé des données, d'empêcher que le chercheur n'écarte arbitrairement telle ou telle donnée qui n'irait pas dans le sens de sa démonstration; enfin, il s'agit de lever les ambiguïtés du vocabulaire courant pour donner aux concepts un sens univoque. Les définitions préalables facilitent donc le contrôle du

6

travail sociologique par la communauté scientifique et constituent ainsi le gage d'une possible cumulativité de la recherche en sciences sociales.

3.4. LA METHODE COMPARATIVE Le physicien ou le biologiste, dans un laboratoire, peut réaliser de véritables expériences. Pour les mener à bien, il neutralise successivement l'action des différents facteurs. Ainsi, il peut déterminer l'impact de chacun d'entre eux dans l'explication du phénomène étudié. Le sociologue ne peut le faire. Il lui faut donc trouver un substitut à la méthode expérimentale utilisée dans les sciences de la nature. Cette forme d'expérimentation indirecte, c'est la méthode comparative. Elle s'oppose aussi bien à la méthode déductive, qui se contente d'utiliser les faits pour illustrer des conclusions qui ont été élaborées en dehors d'eux, qu'à l'empirisme naïf, qui se borne à accumuler, sans méthode, le plus grand nombre de faits. Ce qu'il faut, c'est mettre en évidence des faits cruciaux, décisifs, qui auront une valeur exemplaire et d'où l'on pourra induire des lois. À la limite, comme l'indique Durkheim dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, une seule observation bien construite peut permettre d'établir une loi de portée générale. Cependant, il faut se garder aussi bien de vouloir établir des lois universelles, valables en tout temps et en tout lieu, que de s'en tenir à la simple monographie de groupes ou de sociétés particulières dont on ne pourra induire aucune loi (la méthodologie adoptée par Le Play et ses disciples est ici clairement visée). Durkheim préconise donc une solution intermédiaire qu'il emprunte à Montesquieu : la sociologie doit établir des lois, mais celles-ci ne seront valables que pour les sociétés appartenant à un même type social. L'une des tâches de la sociologie consiste donc à classer, les sociétés en « types sociaux » à partir du nombre de leurs composantes et de leur degré d'agrégation. De même, si le sociologue veut dépasser la simple description des faits, il doit les ordonner et constituer des types, comme le fera Durkheim lui-même avec sa typologie des suicides.

3.5. EXPLIQUER LE SOCIAL PAR LE SOCIAL La première règle posée par Durkheim est d'expliquer le social par le social : « Toutes les fois qu'un phénomène social est directement expliqué par un phénomène psychique, on peut être assuré que l'explication est fausse. » Il n'empêche qu'il arrive à Durkheim d'introduire subrepticement des hypothèses psychologiques dans ses raisonnements. Il en est ainsi dans De la division du travail social quand il pose comme hypothèse de départ que la solidarité peut provenir aussi bien de la similitude que de la différence; ou encore, dans Le Suicide, quand il rend compte du suicide du célibataire par «le fait qu'il est plus tourmenté que l'homme marié » ou de celui de l'intellectuel par le fait « qu'il est professionnellement condamné au doute ». L'explication des phénomènes sociaux comprend deux temps. D'abord rechercher les causes efficientes du phénomène étudié, ensuite seulement la fonction (cause finale) qu'il remplit, tout en envisageant l'effet rétroactif de la fonction sur la cause qui peut contribuer à renforcer cette dernière. Durkheim rejette la position du pluralisme causal défendue par Stuart Mill qui énonçait que, selon les circonstances, un même effet pouvait être produit par des causes différentes; il défend, au contraire, le principe du monisme causal sans lequel aucune science du social ne lui semble possible « À un même effet correspond toujours une même cause. » Dans la pratique, cependant, le principe connaît des accommodements au point de devenir parfois quelque peu artificiel. Dans Le Suicide, le monisme causal revient finalement à décomposer le phénomène étudié en types différents, de telle sorte que chaque type n'obéisse qu'à une seule cause. De plus ce monisme causal s'est infléchi au cours du temps et des oeuvres: dans L'Évolution pédagogique en France, Durkheim prend ainsi en compte une pluralité de causes pour expliquer le développement du système éducatif en France aux différentes époques historiques. Dans la pratique, Durkheim privilégie deux méthodes: la méthode génétique qui fait appel à l'ethnologie et à l'histoire, et la méthode des variations concomitantes qui repose sur l'utilisation des données statistiques. - La première méthode est mise en oeuvre dans L'Évolution pédagogique en France et dans Les Formes

élémentaires de la vie religieuse où l'on en trouve la justification suivante : « Toutes les fois qu'on entreprend d'expliquer une chose humaine, prise à un moment déterminé du temps - qu'il s'agisse d'une croyance religieuse, d'une règle morale, d'un précepte juridique, d'une technique esthétique, d'un régime économique - il faut commencer par remonter jusqu'à sa forme la plus primitive et la plus simple, chercher à rendre compte des caractéristiques par lesquelles elle se définit à cette période de son existence, puis faire voir comment elle s'est peu à peu développée et compliquée, comment elle est devenue ce qu'elle est au moment considéré. »

- La méthode des variations concomitantes consiste à mettre en évidence une évolution parallèle dans le temps entre des séries de valeurs concernant plusieurs groupes sociaux et/ou plusieurs sociétés appartenant à un même type social. Encore, ne faut-il pas isoler les états que l'on compare des contextes dans lesquels ils s'insèrent; il faut donc, en fait, réaliser une double comparaison: et du contexte et des données. La méthode des variations concomitantes est appliquée par Durkheim aussi bien à des données quantitatives comme les taux de suicide qu'à des données qualitatives, comme la relation établie entre l'évolution des formes du droit et celle des types de solidarité dans De la division du travail social.

7

Durkheim ne confond pas concomitance et causalité : toute corrélation entre deux variables n'implique pas, en effet, l'existence d'un rapport de causalité directe. Dans certains cas, une variable intermédiaire peut s'intercaler. Ainsi, le parallélisme observé, dans Le Suicide, entre l'allongement du jour et l'augmentation des taux de suicide trouve son explication dans le fait que l'allongement du jour induit lui-même une intensification de la vie sociale. On a donc le schéma d'explication suivant: accroissement du jour => intensification de la vie sociale => augmentation des taux de suicide. Dans d'autres cas, le parallélisme observé dans l'évolution de deux phénomènes peut s'expliquer par l'impact d'une troisième variable. Ainsi, la corrélation établie entre le développement de l'instruction et l'accroissement des taux de suicide n'autorise pas à en induire que le développement de l'instruction est la cause de l'augmentation des taux de suicide. En effet, l'évolution des deux phénomènes s'explique par l'action d'une tierce variable : la perte d'influence de la tradition religieuse; lorsque le développement de l'instruction n'est pas liée à cette érosion de la tradition, il n'induit pas une augmentation des taux de suicide. R. Boudon a pu ainsi montrer que, sans posséder la notion mathématique de corrélation, Durkheim construit dans Le Suicide des schémas d'interactions causales particulièrement sophistiqués «qui contrastent avec les naïvetés épistémologiques de ses prédécesseurs et contemporains ». Dans L'Analyse mathématique des faits sociaux, R. Boudon a reconstruit le modèle causal sous-jacent à certaines analyses du suicide. En particulier, Durkheim met en évidence une relation statistique entre mariage et suicide : les personnes mariées se suicident moins que les célibataires aux mêmes âges. Seules deux explications peuvent rendre compte de ce fait : ou bien le mariage exerce un effet de tri en sélectionnant les populations les moins fragiles; ou bien il protège du suicide. La première hypothèse étant peu compatible avec d'autres données d'observation, Durkheim retient la seconde. Reste à déterminer alors comment s'exerce l'effet protecteur du mariage : est-il dû au simple fait de vivre en couple ou au fait de fonder une famille et d'avoir des enfants? Un premier test consiste alors à comparer les taux de suicide des mariés sans enfants et des mariés avec enfants avec ceux des célibataires de même âge. On s'aperçoit que si les deux effets jouent un rôle protecteur, « l'effet famille » l'emporte sur « l'effet conjugalité ». La contre-épreuve vise alors à isoler «l'effet famille» de « l'effet conjugalité» en comparant les taux de suicide des veufs sans enfants et avec enfants à celui des célibataires de même âge. Elle confirme le résultat précédent. Mais si le mariage exerce globalement un effet protecteur par rapport au suicide, cet effet est différent selon les sexes. Si on introduit cette nouvelle variable, on s'aperçoit que les femmes mariées avec enfants sont protégés contre le suicide mais que les femmes mariées sans enfants voient leur situation s'aggraver par rapport aux célibataires de même âge et de même sexe. La protection exercée par le mariage contre le suicide dépend donc du sexe. Durkheim compare alors les mêmes rapports pour le département de la Seine (sous-culture urbaine) et pour la province (sous-culture rurale). Il apparaît que «l'effet du sexe sur l'action du mariage sur le suicide dépend lui-même du type de sous-culture dans lequel on l'observe. Les épouses apparaissent comme « plus préservées » dans la sous-culture urbaine qu'en province». Ce dernier effet s'explique par le fait que le relâchement plus fort du lien conjugal (anomie domestique) en milieu urbain fait croître la protection de la femme contre le suicide. La structure causale sous-jacente au modèle d'explication durkheimien se révèle donc finalement d'une extrême complexité : il fait apparaître d'abord deux effets directs différenciés (l'effet conjugalité et l'effet famille) qui sont eux-mêmes influencés par l'action d'une tierce variable, le sexe (effet d'interaction de premier ordre), dont l'action dépend elle-même d'une autre variable la sous-culture (effet d'interaction de deuxième ordre). Raymond Boudon a résumé l'ensemble de ce modèle causal par le schéma ci-contre.

3.6. NORMAL ET PATHOLOGIQUE Pour établir un diagnostic de l'état de la société, le sociologue doit trouver un critère objectif permettant de distinguer « scientifiquement » le normal du pathologique et non s'en remettre au jugement que la société porte sur elle-même. Ce critère, Durkheim croit d'abord le trouver dans la généralité un phénomène est normal quand on l'observe dans la plupart des sociétés d'une espèce donnée situées à un même stade de développement. Au contraire, le phénomène exceptionnel sera jugé pathologique. Ainsi, dans la France de la fin du XIXe siècle, il est normal que les traditions religieuses reculent ou que la division sociale du travail se développe, car il s'agit de phénomènes que l'on observe dans toutes les sociétés industrialisées. Si ce premier critère est facile à appliquer aux sociétés stables, parvenues à leur maturité, en revanche, il se révèle difficilement utilisable pour les sociétés en situation de transition entre deux régimes sociaux. Dans ce cas, un phénomène peut être général tout en étant inadapté aux nouvelles conditions d'existence de la société; il en est ainsi, par exemple, d'une survivance qui se maintient

8

par un effet d'inertie; inversement, un phénomène exceptionnel peut constituer une innovation tout à fait adaptée aux nouvelles conditions d'existence sociale. Durkheim est donc amené à poser un second critère de normalité l'adaptation aux besoins sociaux, aux conditions d'existence de la société. Dans un langage plus moderne, on dira que le phénomène normal est fonctionnel par rapport au tout social alors que le phénomène pathologique est dysfonctionnel. Par exemple, le crime est jugé pathologique par le citoyen qui en est victime alors qu'il est un phénomène normal pour le sociologue. En effet, on ne connaît pas de société sans crime. Il s'agit donc d'un phénomène général que l'on rencontre dans toutes les sociétés (normalité de fait) et qui, de plus, est lié aux conditions de toute vie sociale (normalité de droit). Une société sans crime est impossible : à supposer que certains comportements criminels ne soient plus commis, cela signifierait que le degré de sensibilité de la conscience collective par rapport à la criminalité s'est accru; dès lors, des fautes plus vénielles en viendraient à être considérées elles-mêmes comme des crimes. Pour qu'il en soit autrement, il faudrait supposer une totale homogénéité de l'état de la conscience collective dans tous les esprits; mais alors la société serait complètement figée, comme pétrifiée et donc incapable de changer. Voilà pourquoi, selon Durkheim, le criminel doit être considéré comme un agent régulier de la vie sociale: « Socrate était un criminel et sa condamnation n'avait rien que de juste; Cependant son crime, à savoir l'indépendance de sa pensée, était utile, non seulement à l'humanité, mais à sa patrie. Car il servait à préparer une morale et une foi nouvelle... » Si le crime est normal, la peine ne peut être un remède destiné à amender le criminel; elle sert plutôt à réaffirmer la force de la conscience collective. La peine a donc pour fonction principale de réassurer « les honnêtes hommes », de confirmer la validité des normes et des valeurs de la société. En tant que telle, la peine est donc aussi un phénomène normal. Finalement, c'est le couple peine/crime qui est normal : il exprime le rapport dialectique qui existe entre ordre social et changement social. On mesure la fécondité d'une telle approche : tout en montrant que «le crime peut être un facteur de santé publique », elle dévoile les fonctions latentes de la peine. En revanche, une augmentation trop forte de la criminalité (ou du suicide) peut être pathologique. Durkheim en juge ainsi pour l'accroissement des crimes et des suicides qu'il observe en France à la fin du XIXe siècle. Cela revient à considérer finalement qu'un phénomène mesurable statistiquement devient pathologique quand il connaît une rupture importante par rapport à sa courbe tendancielle. La régularité statistique devient alors le critère de la normalité, ce qui est discutable si l'on isole le phénomène de son contexte. En effet, si les taux de suicide ont bien été multipliés par deux ou trois en une courte période, le progrès de l'industrie et le développement des grandes villes ont suivi la même courbe ascensionnelle. Et comme, cette élévation des taux de suicide s'observe dans toutes les sociétés ayant un niveau de civilisation comparable, on pourrait tout aussi bien considérer que la forte augmentation des taux de suicide observée par Durkheim est un phénomène normal. Si celui-ci conclut tout autrement, n'est-ce pas parce que chez lui, l'opinion du moraliste a pris le pas sur celle du sociologue, parce qu'il confond, lui-même, jugements de fait et jugements de valeur?

3.7. LA PORTEE DE L'APPROCHE DURKHEIMIENNE La méthode de Durkheim est marquée par son temps et la conception des sciences de la nature de son époque. Il croit pouvoir définir la sociologie par son objet, le fait social, alors qu'aujourd'hui une discipline scientifique se définit plutôt par un certain type de questionnement, un certain point de vue sur l'objet. En effet, plusieurs sciences peuvent se partager un même objet d'étude, ce qui les distinguent, c'est la manière de l'appréhender. Durkheim avait d'ailleurs bien conscience que l'étude du fait social relevait également d'autres disciplines comme l'histoire, la géographie, l'anthropologie, ou l'économie... D'où, finalement, sa définition de la sociologie comme « système des sciences sociales » mettant alors au premier plan la méthode : toutes les sciences sociales relèvent de la sociologie ou plus précisément il n'y a qu'une science sociale définie par la posture du savant et non par l'objet qu'il étudie.

4. LA THEMATIQUE DOMINANTE : LE LIEN SOCIAL La question initiale de la sociologie selon Durkheim est celle du lien social : comment les hommes forment-ils ensemble une société? Sous différentes formes, cette question traverse toute son oeuvre. Dans sa thèse De la division du travail social, il pose le problème de la transformation des formes du lien social quand on passe des sociétés traditionnelles aux sociétés industrialisées et s'interroge sur les possibilités de concilier l'autonomie de l'individu et la cohésion sociale dans les sociétés contemporaines. Le Suicide qui constitue en quelque sorte une contre-épreuve, analyse la crise du lien social dans les sociétés modernes. Enfin, dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, le sociologue est à la recherche des origines du lien social qu'il croit trouver dans la religion.

9

4.1. LES FORMES DU LIEN SOCIAL: DE LA DIVISION DU TRAVAIL SOCIAL

4.1.1. L'élaboration d'une question sociologique Dès son introduction, Durkheim reprend sous une nouvelle forme la question des effets de la division du travail, posée par Adam Smith dans le cadre de l'économie. Il élargit le champ d'étude à l'ensemble du processus de différenciation sociale à l'oeuvre dans les sociétés industrialisées tant au niveau de l'économie qu'au niveau de la famille, de la politique, de la justice ou encore des arts et des sciences. Ensuite, il opère un déplacement du questionnement : au lieu de s'interroger sur l'efficacité de la division du travail, il met en évidence son caractère moral : « Est moral tout ce qui est source de solidarité, tout ce qui force l'homme à compter avec autrui. » On peut ainsi reformuler la question de Durkheim dans des termes plus actuels : la différenciation sociale croissante que connaissent les sociétés modernes est-elle un facteur de cohésion sociale ou conduit-elle au contraire à la dissolution du lien social? Selon Durkheim, les réponses qui ont été apportées jusque-là à cette question sont d'ordre idéologique; il veut, au contraire, fonder une science positive de la morale, en partant de l'observation des faits, à partir d'un schéma en trois temps : élaboration d'hypothèses, construction d'indicateurs observables, confrontation des hypothèses avec les données empiriques. Il part de l'hypothèse que la solidarité peut naître aussi bien des similitudes entre les hommes que de leurs différences. Pour tester cette hypothèse, il doit la rendre opérationnelle. En effet, la solidarité est un phénomène moral qui ne se prête pas directement à l'observation. Pour l'étudier objectivement, il faut donc traduire ce concept abstrait en un concept observable, voire, si possible, mesurable. Le droit, sous une forme plus facilement identifiable, exprime une grande part de la morale. Tout précepte de droit est une règle de conduite faisant l'objet d'une sanction organisée par la société; on possède donc un indicateur mesurable : les sanctions. Or, il existe deux types de sanctions et par conséquent deux formes de droit qui correspondent elles-mêmes à deux variantes du lien social : les sanctions répressives punissent celui qui a commis un crime ou un délit et les sanctions restitutives visent à remettre les choses en l'état. La sanction répressive exprime la réaction de la société tout entière contre celui qui a offensé les sentiments collectifs; la sanction restitutive se contente de régler les rapports entre les organes spécialisés de la société. Le premier type de sanction s'identifie pour l'essentiel au droit pénal tandis que le second caractérise le droit coopératif : droit civil, droit commercial, droit administratif... De là, on peut mettre en évidence l'existence de deux formes de lien social: au droit répressif correspond la solidarité mécanique qui repose sur les similitudes entre les individus et, au droit coopératif, la solidarité organique qui exprime les complémentarités produites par la division du travail. En montrant que le droit coopératif progresse au détriment du droit pénal, on peut alors conclure que la solidarité organique se substitue, au cours du temps, à la solidarité mécanique.

4.1.2. Les deux formes du lien social: solidarité mécanique et solidarité organique La solidarité mécanique est dominée par la primauté de la conscience collective définie comme « l'ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d'une même société ». Dans les sociétés à solidarité mécanique, les individus ont des pratiques similaires et partagent les mêmes valeurs, croyances et sentiments. Dans ce type de société, la conscience collective est maximale et la conscience individuelle réduite à presque rien. La solidarité est maintenue par la sanction pénale qui exprime la réaction de la collectivité contre quiconque offense les sentiments collectifs. L'individu est donc soumis à une forte pression du groupe et ne peut développer une personnalité propre. La solidarité organique repose sur la division du travail qui rend les hommes économiquement dépendants les uns des autres. La conscience collective devient plus indéterminée et laisse plus de place aux variations individuelles; tout en devenant plus générale, plus abstraite, plus rationnelle en laissant davantage place au libre examen, la conscience collective se renforce pour tout ce qui touche au respect de la dignité de l'homme : « l'individu devient l'objet d'une sorte de religion ». La qualité générique d'homme est en effet le seul élément qui reste commun à tous les hommes quand les fonctions sociales se sont totalement différenciées. Mais « la religion de l'homme » ne saurait cependant produire les mêmes effets que les anciennes croyances car si « c'est bien de la société qu'elle tire tout ce qu'elle a de force, ce n'est pas à la société qu'elle nous attache: c'est à nous-même. Par conséquent, elle ne constitue pas un lien social véritable. » Dans des études ultérieures, Durkheim révisera cette position et fera de l'individualisme le principal ciment des sociétés modernes. Cependant, si la conscience collective s'altère, les individus restent soumis à des systèmes de normes et de valeurs communes dans chacun des groupes particuliers auxquels ils appartiennent. Simplement, ces règles n'ont pas la même force et n'exercent pas la même contrainte que celles nées de la conscience collective. D'abord parce qu'elles ne régissent qu'une partie de l'activité de l'individu; ensuite, parce que chaque individu appartient à plusieurs groupes et se trouve donc soumis à plusieurs systèmes moraux différents, de sorte qu'il n'est engagé totalement dans aucun d'entre eux; enfin, parce que les activités professionnelles aussi bien que les fonctions domestiques sont très largement choisies. En conséquence, la pluralité des systèmes moraux en concurrence laisse une marge de liberté plus importante à l'individu qui est «moins agi et davantage source d'activité spontanée ».

10

Finalement, c'est le degré de complexité de la société qui différencie principalement la solidarité mécanique de la solidarité organique : alors que «la première relie directement l'individu à la société sans aucun intermédiaire. Dans la seconde, il dépend de la société, parce qu'il dépend des parties qui la composent ». Cette architecture à deux étages pose un double problème d'intégration : intégration de chaque individu à l'intérieur des différents groupes intermédiaires; articulation de l'ensemble de ces groupes au sein de la société globale. C'est à l'État que revient la charge de cette dernière régulation. Au fur et à mesure que la société se différencie, l'État voit ses fonctions s'étendre et se spécialiser. Il concentre des fonctions qui jusque-là étaient diffuses dans la société: l'éducation des jeunes, l'assistance aux pauvres, la mise en place de moyens de transports et de communication, la création de services statistiques... Il y a donc un parallélisme entre la différenciation qui s'opère au sein de la société globale et la différenciation des organes administratifs au sein de l'État.

4.1.3. Le passage d'une forme de solidarité à l'autre Les deux formes de solidarité constituent des types purs qui servent à comprendre l'évolution des sociétés sous l'influence de la division croissante du travail. Comment peut-on alors expliquer ce dernier processus ? Pour le sociologue anglais Spencer, la division du travail résulte d'une décision des individus qui décident de se spécialiser pour accroître leur bonheur. Durkheim conteste le bien-fondé de cette explication. Il n'est pas sûr que les progrès dans la production des richesses contribuent à augmenter le bonheur humain, chose subjective s'il en est. Nous n'avons pas de preuves que l'homme devienne plus heureux avec le développement de la civilisation, alors que nous avons un indice du contraire: les taux des suicides semblent progresser avec le développement de la civilisation. Il faut donc chercher une autre explication à la division du travail. Durkheim croit la découvrir dans l'accroissement du volume et de la densité matérielle et morale de la population. La densité matérielle renvoie à la fois à un indicateur démographique, la concentration de la population sur des aires géographiques restreintes, elle-même favorisée par l'urbanisation et, à un facteur technologique, l'augmentation du nombre et de la rapidité des moyens de communication et de transmission. La densité matérielle est considérée comme un bon indicateur observable de la densité morale (ou dynamique) qui exprime la fréquence et l'intensité des relations sociales entre les différents segments de la société. L'accroissement de la densité accentue la concurrence entre les hommes et rend plus intense la lutte pour la vie. Plusieurs solutions peuvent être apportées à cette intensification de la lutte pour la vie: la colonisation de nouveaux territoires, l'émigration, l'élimination des plus faibles... La division du travail est la seule solution pacifique à ce changement du milieu social : en devenant complémentaires, les hommes ne sont plus rivaux mais deviennent dépendants les uns des autres. Encore faut-il expliquer pourquoi cette solution est préférée aux autres. Parce que c'est le seul moyen de préserver le lien social qui préexistait à la division du travail : « La division du travail ne peut s'effectuer qu'entre les membres d'une société déjà constituée. » Elle n'est donc qu'une forme de lien social dérivée par rapport à la solidarité mécanique.

4.1.4. Les tensions internes à la solidarité organique les formes anormales de la division du travail

En situation normale, la division du travail produit spontanément la réglementation qui est nécessaire aux rapports entre les organes spécialisés de la société. Si les organes sont en relation continue les uns avec les autres, alors un certain nombre de règles vont régir leurs échanges, ces règles vont devenir habituelles puis, avec le temps, elles vont se consolider et devenir obligatoires. Tel est bien le schéma idéal conçu par Durkheim. Mais la réalité peut être tout autre. La division du travail devient anomique lorsque, en raison de leur manque de contiguïté et de contact, les relations entre les organes ne sont pas réglementées ou ne le sont pas suffisamment. Durkheim illustre une telle situation par trois cas de figure : les crises industrielles ou commerciales proviennent d'un manque d'ajustement entre l'offre et la demande des biens lié à l'extension des marchés; l'antagonisme du travail et du capital résulte d'un manque de contact au sein de la grande entreprise entre employeurs et salariés. Enfin, la spécialisation croissante des sciences rend plus problématique leur coordination. Mais l'anomie peut aussi résulter d'un excès de réglementation. Lorsqu'il est trop divisé et réglementé dans ses moindres détails, le travail finit par perdre tout sens pour le travailleur. Ce «travail en miettes », selon l'expression de Georges Friedmann, correspond à l'aliénation chez Marx. D'où la tentation contestable de certains commentateurs d'assimiler l'anomie durkheimienne à l'aliénation marxiste. La seconde source de pathologie provient de la division du travail contrainte qui n'est pas tant due à un excès de règles qu'à leur caractère injuste. Durkheim relève deux sources d'injustices. La première correspond à ce que l'on appellerait aujourd'hui l'inégalité des chances : les fonctions occupées par chacun n'ont pas été librement choisies et ne correspondent pas aux mérites; en conséquence les individus ne sont pas attachés à un travail qui ne leur semble pas correspondre à leurs talents. L'autre source d'inégalité réside dans ce que le prix des biens n'est pas nécessairement en rapport avec la peine qu'ils coûtent et le service qu'ils rendent; dès lors, les

11

individus risquent de ne pas se sentir engagés par des contrats qu'ils jugent léonins. N'étant plus légitimées ni par la religion ni par la tradition, les inégalités apparaissent plus insupportables dans les sociétés modernes que dans les sociétés traditionnelles. La troisième forme anormale de division du travail, à laquelle Durkheim n'accorde d'ailleurs qu'une faible attention - le seul exemple contemporain évoqué est celui de l'administration - correspond à une situation où le travail est excessivement divisé sans que pour autant chaque travailleur soit suffisamment occupé par sa tache. Il en résulte une faible productivité du travail alors même que l'organisation du travail a été mise en place par le pouvoir hiérarchique. Compte tenu de ces dernières caractéristiques, Philippe Besnard a proposé de l'appeler « division bureaucratique du travail ».

4.1.5. L'originalité de la solution durkheimienne entre libéralisme et étatisme La thèse de Durkheim appariait comme une tentative de dépassement de l'opposition entre libéralisme et étatisme. Pour le sociologue anglais Herbert Spencer, la division du travail produit spontanément la solidarité sociale car elle crée une interdépendance économique entre les agents. Les échanges économiques qui prennent la forme juridique du contrat assurent naturellement l'harmonie sociale selon un processus proche de « la main invisible » théorisée par Adam Smith. Durkheim conteste cette solution en prenant soin de bien distinguer la solidarité organique de la solidarité contractuelle. L’application du contrat présuppose en effet l'existence d'une réglementation préalable qui fixe les conditions selon lesquelles les parties au contrat seront liées: « Tout n'est pas contractuel dans le contrat» et donc, en même temps que se développe le droit contractuel, la réglementation d'origine étatique doit progresser parallèlement. C'est la nature du droit d'origine étatique qui évolue mais son volume ne diminue pas nécessairement. Le sociologue allemand Ferdinand Tönnies, quant à lui, distingue deux formes de lien social : communauté et société. Dans la première, le tout est donné avant les parties, dans la seconde, le tout n'est formé que de leur juxtaposition. Les membres de la communauté sont soudés ensemble par des sentiments et des valeurs communes. La société, au contraire, est le produit de la volonté réfléchie des hommes et repose sur des relations contractuelles dont le modèle est la société commerciale. Tandis que la communauté s'enracine dans la volonté organique, la société ne tient que par des liens mécaniques fictifs. Aussi, la solidarité entre les membres de la société est-elle fragile et, seule, une intervention puissante de l'État pourra retarder son éclatement. Durkheim conteste la vision pessimiste de Tönnies et inverse sa terminologie : ce sont les sociétés industrialisées modernes qui sont caractérisées par une tonne de solidarité organique tandis que les communautés de Tönnies relèvent de la solidarité mécanique. En fait, la solution durkheimienne oscille entre la solution contractualiste des libéraux et la solution interventionniste des étatistes. Tantôt, Durkheim semble croire à une génération spontanée de la norme: les contacts continus entre les organes sociaux, feraient naître des habitudes collectives qui, avec le temps, deviendront obligatoires. Tantôt, et plus particulièrement dans la seconde préface de 1902, il se montre plus pessimiste sur cette capacité de la division du travail à produire spontanément une réglementation adaptée aux nouvelles conditions sociales d'existence et presse l'État de (ré) instituer, sous une forme modernisée, les corporations de l'Ancien Régime, seules susceptibles de promouvoir une réglementation adaptée et de lui donner force obligatoire : « Car s'il est vrai que les fonctions sociales cherchent spontanément à s'adapter les unes aux autres pourvu qu'elles soient régulièrement en rapport, d'un autre côté, ce mode d'adaptation ne devient une règle de conduite que si un groupe le consacre de son autorité. Une règle, en effet, n'est pas seulement une manière d'agir habituelle; c'est avant tout, une manière d'agir obligatoire. »

4.1.6. La portée De la division du travail social Œuvre de jeunesse, De la division du travail social reste encore marquée par une conception évolutionniste de la société que Durkheim avait pourtant critiquée chez Comte. On part d'un type de société où l'individu est entièrement sous l'emprise du groupe, contraint de se conformer aux normes et valeurs sociales sous la menace des sanctions du droit pénal, pour aller vers un autre type de société où les individus sont plus libres et plus autonomes. La solidarité organique est ainsi parée de toutes les qualités qui correspondent aux idéaux de Durkheim : autonomie de l'individu, liberté, justice sociale. On sent encore poindre le moraliste derrière le sociologue! Or, l'évolution tracée par Durkheim est loin d'être entièrement conforme à la réalité des choses. De nombreuses études ethnologiques sur les sociétés primitives font apparaître que ces sociétés sont plus complexes et moins homogènes que ne le pensait Durkheim. Inversement, il n'est pas sûr que les sociétés modernes soient moins répressives que les sociétés traditionnelles. Dans un article ultérieur « Les deux lois de l'évolution pénale », Durkheim corrigera d'ailleurs la vision quelque peu simpliste qui se dégage de La division du travail social. Il n'y est plus question d'une substitution du droit restitutif au droit répressif mais d'une simple évolution quantitative et qualitative du droit pénal : adoucissement des peines infligées, remplacement des châtiments corporels par des peines privatives de liberté. Ensuite, cette

12

évolution du droit pénal dépend désormais de deux facteurs indépendants : les progrès de la civilisation, d'une part, le caractère plus ou moins absolu du pouvoir de l'État, d'autre part. Le schéma se fait donc nettement moins évolutionniste : la solidarité organique ne progresse pas nécessairement avec la civilisation.

4.2. LA DISSOLUTION DU LIEN SOCIAL DANS LES SOCIETES MODERNES: LE SUICIDE En choisissant d'étudier le suicide, Durkheim tente un double pari: d'une part montrer que ce phénomène privé, individuel, imprévisible pour l'entourage, est un fait social; d'autre part, prouver qu'à partir d'une étude spécifique et bien ciblée, on peut tirer des conclusions plus générales sur l'état de santé morale d'une société ou d'un groupe.

4.2.1. La constitution du fait social Durkheim n'étudie pas le suicide en tant que tel, mais plutôt une donnée agrégée : les taux de suicides. Il fait un double constat : les taux de suicide présentent une relative constance d'une année à l'autre au sein d'une même société à tel point que, connaissant le taux de suicide pour les années passées, il est relativement facile de prévoir le nombre des suicides pour les années à venir; en revanche, il peut exister de très grandes variations des taux de suicide entre pays différents (les écarts pouvant aller de 1 à 4), et entre catégories et groupes sociaux. Comment expliquer l'ensemble de ces données? Si le suicide ne dépendait que de caractéristiques liées à la nature humaine, les taux de suicide devraient être pratiquement identiques d'une société à l'autre. Inversement, si les taux de suicide dépendaient des seules décisions des individus, ils devraient varier de manière erratique d'une année sur l'autre plutôt que de présenter cette remarquable régularité. Seule, la particularité du milieu social propre à chaque société peut rendre compte à la fois de la constance des taux dans le temps et de leurs différences selon les types de sociétés. Le suicide est donc bien un fait social : sa réalité s'enregistre en quelque sorte d'elle-même dans les statistiques.

4.2.2. L'explication des taux de suicide Deux facteurs semblent influencer le niveau des suicides : le degré d'intégration des sociétés et leur niveau de régulation. Le premier facteur mesure l'attachement des individus aux groupes sociaux tandis que le second fait référence à la force avec laquelle la réglementation sociale impose limites et bornes aux désirs des individus. Pour chacun des deux facteurs, on peut mettre en évidence deux formes de déséquilibres : un déséquilibre par excès et un déséquilibre par défaut. L'excès d'intégration peut entraîner une forme de suicide altruiste qui se rencontre surtout dans les sociétés primitives et, à toute époque, dans l'armée: l'individu est tellement attaché au groupe qu'il est prêt à faire le sacrifice de sa vie pour le groupe. Mais cette forme de suicide ne revêt qu'une importance réduite dans les sociétés contemporaines. De même, l'excès de régulation peut induire une forme de suicide fataliste que l'on ne rencontre guère que dans certaines sociétés primitives; le suicide est alors dû au caractère trop contraignant de la norme qui ne permet pas de trouver un sens à la vie : par exemple, les suicides d'esclaves dans l'Antiquité. L'augmentation des suicides dans les sociétés industrialisées s'explique surtout par la progression de deux autres formes : le suicide égoïste et le suicide anomique. Le suicide égoïste est lié à un défaut d'intégration des individus aux groupes sociaux. Durkheim repère ainsi une corrélation inversée entre le niveau de suicide et le degré d'intégration aux différents groupes, religieux, familial et politique. S'agissant des groupes religieux, la comparaison des taux de suicide entre protestants, catholiques et juifs fait apparaître, dans différents contextes, un penchant plus élevé pour le suicide chez les protestants que chez les catholiques et chez ceux-ci que chez les juifs; on peut l'attribuer au fait que la religion protestante, laissant une place plus importante au libre examen et à la pensée individuelle, peut être considérée comme une «Église moins fortement intégrée que l'Église catholique »; tandis que la position du judaïsme oblige les juifs à une forte intégration. L'intégration familiale, de même, diminue le risque de suicide : les célibataires se tuent plus que les hommes mariés et les veufs plus que les gens mariés mais moins que les célibataires. Enfin, l'effet de l'intégration à la société politique se fait surtout sentir en périodes de guerre ou de crise politique : ces événements stimulent les sentiments collectifs et amènent les hommes à se rapprocher en fonction de leurs préférences patriotiques ou partisanes; en conséquence les taux de suicide décroissent. Comment mesurer le degré d'intégration des groupes sociaux? En fait, les critères posés par Durkheim pour les différents groupes qu'il étudie ne sont pas homogènes. Le catholicisme est jugé plus intégrateur que le protestantisme car il compterait plus « de croyances et de pratiques communes à tous les fidèles ». Le critère de l'intégration du groupe semble donc ici résider dans le fait que le corps de doctrine de la religion catholique est « plus vaste et plus solidement constitué ». Le degré d'intégration familiale, quant à lui, est appréhendé par la densité des rapports familiaux, c'est-à-dire à la fois le nombre des membres de la famille mais aussi la fréquence et l'intensité de leurs relations : c'est ainsi que la famille nombreuse protège mieux du suicide que la famille réduite qui, elle-même, est plus protectrice que le simple mariage sans enfants. Enfin, l'intégration de la

13

société politique s'explique par le fait que les situations de crise poussent les hommes à se rapprocher pour faire face à un danger commun. On est donc confronté à trois critères d'intégration qui peuvent être d'ailleurs combinés : l'intégration du groupe est d'autant plus forte que les individus partagent un grand nombre de croyances et de valeurs communes (notion proche de la conscience collective), que les individus constituant le groupe sont nombreux et en interactions multiples, enfin, qu'ils ont à s'unir contre un ennemi commun. Pour employer le langage de Merton, la crainte du hors-groupe pousse à l'intégration de l'en-groupe, L'autre forme importante de suicide dans les sociétés modernes est le suicide anomique : l'individu se suicide parce que ses désirs ne rencontrent plus de bornes, plus de limites. L'anomie est alors définie par Durkheim comme « le mal de l'infini ». Les désirs deviennent insatiables : « Ainsi, plus on aura et plus on voudra avoir, les satisfactions reçues ne faisant que stimuler les besoins au lieu de les apaiser. » Durkheim est conduit à distinguer deux formes d'anomie : L’anomie aiguë et l'anomie chronique. Dans le domaine économique, l'anomie aiguë survient avec la crise économique qui entraîne une rupture de l'équilibre ancien. Lors de crises de dépression, certaines catégories d'individus se trouvent subitement déclassées : leur niveau d'exigence et leurs besoins ne sont plus ajustés à leurs nouvelles conditions d'existence; à l'inverse, dans « les crises de prospérité », certaines classes sociales se trouvent propulsées dans une position supérieure à celle qu'elles occupaient auparavant : leurs aspirations et leurs exigences vont alors s'accroître plus vite que leurs moyens de les satisfaire. Les classements antérieurs sont brouillés : « On ne sait plus ce qui est possible et ce qui ne l'est pas, ce qui est juste et ce qui est injuste, quelles sont les revendications et les espérances légitimes, quelles sont celles qui passent la mesure. » Il est à noter que le suicide anomique touche davantage les catégories privilégiées que les pauvres, ce qui amène Durkheim à proposer une reformulation de la loi de Tocqueville : « Moins on se sent limité, plus toute limitation paraît insupportable. » La démocratie et l'égalité suscitent une soif inextinguible de satisfactions matérielles, ce que Merton étudiera sous la notion de frustration relative. À côté de cette anomie conjoncturelle existe également une anomie chronique, liée à l'absence de réglementation dans le monde du commerce et de l'industrie: le « déchaînement des désirs » n'est plus limité par aucune autorité et le marché s'étend de manière incontrôlée exacerbant ainsi l'ambition de chaque producteur à la recherche de gains toujours plus élevés. L'état d'anomie devient alors un phénomène quasiment normal. De même, dans le groupe familial, à l'anomie aiguë qui correspond aux situations de veuvage s'ajoute une anomie chronique liée à la montée des divorces et surtout à leur institutionnalisation. Le légalisation du divorce par consentement mutuel fait peser une incertitude sur la solidité de l'institution matrimoniale : « Le mariage n'est plus qu'une forme affaiblie de lui-même; c'est un moindre mariage. » Durkheim n'est pas le sociologue de l'ordre social comme a essayé de le faire accroire Talcott Parsons, mais plutôt celui de l'équilibre social. Pour lui, l'excès aussi bien que l'insuffisance constituent des déséquilibres préjudiciables au bon fonctionnement des sociétés. Une société trop intégrée ou régulée risque de rester figée dans son passé et de ne pas pouvoir s'adapter à de nouvelles conditions d'existence. Inversement, les sociétés modernes connaissent un défaut d'intégration et de régulation qui mine la cohésion sociale; si le suicide, comme le crime, est un phénomène normal, en revanche, l'augmentation considérable des taux de suicide, lors des crises économiques, est pathologique.

4.2.3. Les problèmes ouverts L'analyse du suicide pose deux catégories de problèmes conceptuels. La première porte sur le concept d'anomie dont la signification a manifestement subi plusieurs inflexions entre De la division du travail social et Le Suicide. Dans le premier ouvrage, l'anomie désigne une absence ou une insuffisance de coordination entre les différentes fonctions sociales. Les actions des différents organes sociaux ne sont pas ajustées en raison d'une absence de coordination : chaque organe tend alors à se développer de manière illimitée au détriment des autres de telle sorte qu'apparaissent des désajustements ou des conflits entre groupes. Dans Le Suicide, ce sont les désirs des individus au sein d'un groupe ou de catégories d'individus au sein de la société globale, qui deviennent illimités : on entre alors dans des luttes de concurrence dans lesquelles chacun tente d'améliorer sa situation relative par rapport à autrui. On s'est également interrogé sur la pertinence de la distinction entre intégration et régulation. Durkheim lui-même n'admet-il pas que les deux formes de suicide qui y correspondent présentent des affinités ? À cela, on peut apporter deux éléments de réponse. La distinction paraît déjà féconde au plan empirique puisqu'elle aboutit à identifier deux populations de suicidés bien distinctes : le suicide égoïste frappe essentiellement le monde des intellectuels tandis que le suicide anomique est surtout le fait des professions indépendantes, patrons de l'industrie et du commerce. De plus, la distinction s'éclaire au regard de ses écrits ultérieurs sur la morale dans

14

lesquels Durkheim met en avant deux critères : l'attachement au groupe (l’intégration) et l'esprit de discipline (la régulation). Cette vision correspond d'ailleurs à quelque chose de plus fondamental chez Durkheim, à savoir que la société présente deux caractères apparemment opposés : tout à la fois, elle nous contraint et nous limite (régulation) mais, aussi, elle nous soutient et nous attire (intégration). Cependant, à mesure qu'il s'intéressera davantage à la religion, Durkheim insistera surtout sur le second caractère pour ne plus considérer le premier que comme un signe extérieur commode pour repérer le fait social. Voilà qui explique l'abandon du concept d'anomie dans les textes ultérieurs au Suicide.

4.2.4. La portée du Suicide L'ouvrage de Durkheim a ouvert un champ nouveau d'investigation à la sociologie empirique qui connaîtra un fort développement avec la sophistication des méthodes quantitatives. Sans disposer d'un tel outillage mathématique - la notion même de corrélation lui était inconnue -, Durkheim a construit sous une forme littéraire un schéma d'analyse causal particulièrement subtil. Certes, tous les résultats qu'il a mis en évidence n'ont pas été confirmés par les analyses ultérieures. Certains s'avèrent particulièrement robustes cependant. Baudelot et Establet constatent ainsi que, dans tous les pays industrialisés et à toutes les époques, la cellule familiale exerce un effet de protection contre le suicide. Ils en ont même tiré une loi générale : « La protection dont bénéficie un individu à l'égard du suicide est fonction du nombre et de la profondeur des relations qu'il noue avec son milieu familial. » D'autres résultats sont plus incertains. Par exemple, si le lien entre crise économique (appréhendée ici par le taux de chômage) et suicide se trouve aujourd'hui vérifié pour la France, il n'en est pas de même pour l'Angleterre ou l'Italie. Il en est aussi qui sont carrément inversés même s'ils ne contredisent pas nécessairement la thèse centrale de Durkheim. À son époque, le suicide est avant tout un phénomène urbain alors que de nos jours il frappe plus massivement une partie du monde rural tandis qu'une autre partie en est mieux protégée. Au XIXe siècle, l'urbanisation se développe dans un univers marqué par la domination des valeurs paysannes; celui qui va à la ville se vit donc comme un déraciné; au contraire, aujourd'hui, dans une civilisation à dominante urbaine, le paysan traditionnel devient un être marginal comme en témoignent les difficultés qu'il rencontre pour se marier, tandis que l'agriculteur moderne se trouve en quelque sorte urbanisé tout en vivant dans une société locale où les liens sociaux sont plus forts qu'en ville. Plus fondamental nous semble être la critique portant sur la déconnexion entre la définition très élaborée que Durkheim donne du suicide au début de l'ouvrage et les statistiques officielles qu'il utilise pour les fins de sa démonstration qui reposent sur des définitions institutionnelles proches du sens commun. Le matériau utilisé est loin d'être en parfaite adéquation avec l'objet d'étude! Le courant ethnométhodologique a cru pouvoir radicaliser cette critique. Jack Douglas a ainsi fait valoir que le mode d'enregistrement statistique des suicides comportait un biais systématique en fonction du statut social du suicidé et du degré d'intégration du groupe auquel il appartenait. Certains suicides seraient systématiquement sous-estimés. Si le niveau de suicide apparaît inversement proportionnel au degré d'intégration de groupes, cela serait dû tout simplement à ce que dans les milieux les plus intégrés, le suicide est considéré comme un déshonneur, et qu'en conséquence, l'entourage du suicidé ferait davantage pression sur les autorités pour le dissimuler. Là où Durkheim voyait un défaut d'intégration, il n'y aurait qu'un artefact statistique! Cette critique est à relativiser car s'il n'est pas contestable qu'il existe une sous-estimation des suicides, d'ailleurs variable selon la qualité des appareils d'enregistrement, de nombreuses études ultérieures ont cependant démontré que cela n'affectait ni la nature ni le sens de la distribution des taux de suicide: certaines régularités, que l'on retrouve dans plusieurs pays et à différentes époques, semblent bien indépendantes des modes d'enregistrement statistique.

4.3. LA GENESE DU LIEN SOCIAL : LES FORMES ELEMENTAIRES DE LA VIE RELIGIEUSE Dès l'École normale, Durkheim fut sensibilisé à l'importance des phénomènes religieux dans la vie sociale par Fustel de Coulanges. Mais ce n'est qu'à partir de 1895, après la lecture des travaux de l'anthropologue anglais William Robertson Smith, qu'il a dû, selon ses propres termes, reprendre « à nouveaux frais » toutes ses recherches pour intégrer pleinement le facteur religieux dans l'explication des phénomènes sociaux. De fait, si le thème est présent dans l'ensemble de ses travaux, ce n'est que dans les écrits postérieurs à cette date que son influence sur le système de pensée de l'auteur se fait réellement sentir, à tel point que l'on a pu parler d'un tournant spiritualiste de l'oeuvre.

4.3.1. Comment appréhender le phénomène religieux ? A la différence de certains penseurs rationalistes critiques, Durkheim se refuse à considérer que la religion ne puisse être qu'un ensemble de superstitions, qu'un tissu d'illusions « car une institution humaine ne saurait reposer sur l'erreur et le mensonge : sans quoi elle n'aurait pu durer». Même si certaines croyances religieuses peuvent paraître au premier abord étonnantes, voire déconcertantes, on doit postuler que la religion repose bien sur des bases réelles. On ne saurait admettre pour autant la position des théologiens qui fonde cette réalité sur des données de nature supra humaine, non susceptibles d'être soumises à l'expérimentation scientifique. Pour Durkheim, la réalité de la religion est de nature sociale : les représentations religieuses ne sont qu'un type

15

particulier de représentations collectives et le sacré ne fait qu'exprimer, sous une forme symbolique et transfigurée, la société. Voilà la thèse qui sera soutenue dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Pour l'étayer, Durkheim se propose d'étudier le phénomène religieux le plus primitif, c'est-à-dire à la fois le plus simple et le plus ancien, de telle sorte que l'on ne puisse observer des emprunts à des systèmes religieux antérieurs. Ce choix est dicté par des raisons de méthode : il est plus facile d'identifier les traits fondamentaux de la religion sur un cas simple qu'à partir de l'étude de religions contemporaines dont la complexité est telle qu'il devient difficile d'y distinguer l'essentiel de l'accessoire. Il croit trouver cette religion élémentaire dans le totémisme pratiqué par les aborigènes australiens. De cette observation du phénomène religieux, en quelque sorte à l'état naissant, il espère cependant tirer des enseignements plus généraux sur la nature de la religion ainsi que sur l'ensemble des institutions sociales qui en sont dérivées.

4.3.2. Qu'est-ce que la religion ? Il réfute d'abord l'idée selon laquelle la spécificité du religieux tiendrait à la croyance en des phénomènes surnaturels ou divins. En effet, pour parler de phénomènes surnaturels, il faut déjà postuler l'existence d'un ordre naturel des choses, avec lequel certains événements se révéleraient inconciliables. Or cette idée d'un ordre des choses obéissant à des lois naturelles n'apparaît qu'avec le développement des sciences positives, donc postérieurement à la naissance du sentiment religieux. La croyance en un Dieu ne peut pas non plus servir à fonder la religion dans la mesure où il existe des religions sans dieu comme le bouddhisme ou le jaïnisme. C'est dans l'opposition entre sacré et profane qu'il croit trouver le trait distinctif de la pensée religieuse. Ce qui le conduit à la définition suivante : «Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c'est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent. » Cette définition met en exergue deux critères complémentaires. Le phénomène religieux est d'abord appréhendé à partir des notions de sacré et de profane qui s'opposent de manière irréductible, désignant deux mondes incommensurables et radicalement séparés : « Les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et isolent; les choses profanes celles auxquelles ces interdits s'appliquent et qui doivent rester à distance des premières ». Le sacré, c'est donc ce qui, en principe, est inaccessible à l'être profane. L'appartenance et l'attachement à « une communauté morale appelée Eglise » permettent de distinguer la religion de l'exercice de la magie. Les croyances religieuses unissent les individus en une foi commune alors que les pratiques magiques ne relient pas le magicien et les clients qui le consultent en une même communauté: « il n'existe pas d'Église magique ». Par ailleurs, la religion n'est pas seulement un ensemble de représentations, mais c'est aussi, et surtout, un système de forces que le fidèle éprouve à travers une expérience collective, la pratique du culte, qui réunit, à des périodes régulières, l'ensemble des membres de la communauté religieuse.

4.3.3. L'origine de la religion La dualité sacré/profane trouve son origine dans les états contrastés de la vie sociale, dont le fonctionnement des sociétés australiennes fournit une bonne illustration. En effet, la vie des aborigènes australiens passe successivement par deux phases. Lors de la première, la population est dispersée, chacun vivant de son côté et s'occupant pour l'essentiel d'activités économiques : chasse, pêche... ; dans la seconde, la population se concentre et se condense en des lieux déterminés pour célébrer une sorte de fête, le «corrobori». Si, dans la première phase, la vie est peu intense et assez routinière, au cours du corrobori, « l'effervescence devient souvent telle qu'elle entraîne à des actes inouïs. Les passions déchaînées sont d'une telle impétuosité qu'elles ne se laissent contenir par rien. On est tellement en dehors des conditions ordinaires de la vie et on en a si bien conscience qu'on éprouve comme le besoin de se mettre en dehors et au-dessus de la morale ordinaire ». Et Durkheim d'ajouter: « Comment des expériences comme celles-là, surtout quand elles se répètent chaque jour pendant des semaines, ne laisseraient-elles pas (à l'homme) la conviction qu'il existe effectivement deux mondes hétérogènes et incomparables entre eux? » Le premier monde, celui de la vie quotidienne, de l'activité « économique », est le monde profane, le second, qui produit ces phases d'exaltation et d'effervescence du groupe, qui donne à chacun l'impression de voir ses forces décupler et de pouvoir faire des choses qu'il ne peut réaliser dans la vie ordinaire, est le monde sacré : « C'est donc dans ces milieux sociaux effervescents et de cette effervescence même que parait être née l'idée religieuse. » Pour Durkheim, le concept d'effervescence groupale est donc essentiel dans l'apparition du religieux. De l'association des hommes en groupe, émerge un phénomène nouveau, transcendant chacun des individus et tirant sa force propre de l'intensité même des interactions qui se produisent dans le groupe. La notion d'effervescence créatrice renvoie finalement au schéma suivant: quand les relations entre individus deviennent plus nombreuses et plus intenses, les consciences individuelles s'attirent mutuellement au point de fusionner entre elles. Il se produit une véritable «synthèse créatrice» d'où naissent des valeurs et croyances nouvelles qui vont obéir ensuite à leur logique propre. Se forme en quelque sorte un monde de représentations collectives

16

relativement autonome qui se superpose au monde réel et qui, en tant que tel, n'en a pas moins de réalité. Les idées collectives agissent ainsi comme de véritables forces qui permettent aux hommes de s'élever au-dessus de leur condition ordinaire. Dans les sociétés modernes, la création des grands idéaux collectifs caractérisent les époques révolutionnaires : « Cette aptitude de la société à s'ériger en Dieu ou à créer des dieux ne fut nulle part plus visible que pendant les premières années de la Révolution. À ce moment, en effet, sous l'influence de l'enthousiasme général, des choses purement laïques par nature, furent transformées par l'opinion publique en choses sacrées : c'est la Patrie, la Liberté, la Raison. » Cette idée selon laquelle la Révolution, à l'origine antireligieuse, s'est rapidement transformée en une nouvelle forme de religion humaniste est d'ailleurs déjà présente chez Tocqueville.

4.3.4. Du pouvoir de consécration de la société aux pratiques cultuelles Les moments d'effervescence sont par nature, éphémères. Or, la religion est un phénomène qui perdure dans le temps. Comment s'entretient donc la foi religieuse? De deux manières. D'abord, les idéaux élaborés par le groupe s'objectivent en se fixant sur des objets ou des personnes qui les symboliseront et dont ils tireront force et vénération. Le caractère sacré attribué aux objets ne dépend pas de leur valeur intrinsèque mais de leur consécration par la société « qui crée de toutes pièces des choses sacrées ». Le drapeau qui sert à symboliser l'amour de la Patrie dans les sociétés modernes joue, d'une certaine manière, un rôle « religieux » comparable à celui du totem dans les sociétés australiennes. Les idéaux peuvent également s'incarner dans des personnes qui, en tant que porteurs des valeurs du groupe, deviennent elles-mêmes des représentations divines à qui on témoigne déférence et respect : « La simple déférence qu'inspirent les hommes investis de hautes fonctions sociales n'est pas d'une autre nature que le respect religieux. Elle se traduit par les mêmes mouvements : on se tient à distance d'un haut personnage, on ne l'aborde qu'avec précautions; pour s'entretenir avec lui on emploie un autre langage et d'autres gestes que ceux qui servent avec le commun des mortels. » L'autre manière de réactiver ces grands idéaux passe par la pratique régulière du culte qui met en oeuvre toute une série de rites, c'est-à-dire de «règles de conduite qui prescrivent comment l'homme doit se comporter avec les choses sacrées ». Ces pratiques rituelles sont de trois types. Les rites négatifs consistent essentiellement en interdits de différentes natures : interdits liés au contact et à la vue des choses sacrées, interdits alimentaires, suspension de l'activité de travail pendant le déroulement des cérémonies religieuses, interdiction faite au profane d'entrer dans certains lieux de culte. Les rites négatifs ont pour première fonction de maintenir la séparation entre le sacré et le profane, « d'empêcher tout rapprochement indu ». Ils exercent également une autre fonction qui est de préparer l'individu ordinaire à accéder au monde sacré et, en tant que tels, ils jouent en quelque sorte le rôle de rites d'initiation. Les rites positifs, tels que les sacrifices ou les rites mimétiques - qui consistent, par exemple, chez les aborigènes australiens à imiter les cris des animaux dont on souhaite favoriser la reproduction - sont des fêtes collectives qui ont pour objectif d'entrer en contact avec la divinité et de réactiver la foi du croyant; en même temps, ils ont pour fonction latente de recréer l'unité morale du groupe. Si les rites positifs sont des fêtes joyeuses, les rites piaculaires ou expiatoires sont des fêtes tristes. Un bon exemple est constitué par les rites funéraires qui accompagnent les situations de deuil. Ils comportent à la fois des interdits mais aussi des actes positifs tels que la nature des soins à donner au cadavre ou la manière de l'ensevelir. Ils ont pour but de revivifier le groupe momentanément affaibli par la perte de l'un des siens. La fonction latente des rites positifs et piaculaires est donc sociale : il s'agit de réaffirmer l'identité et l'unité du groupe. De ce point de vue, des rites, en apparence laïques, ne sont pas d'une nature fondamentalement différente des célébrations religieuses : « Quelle différence essentielle y a-t-il entre une assemblée de chrétiens célébrant les principales dates de la vie du Christ et une réunion de citoyens commémorant l'institution d'une nouvelle charte morale ou quelque grand événement de la vie nationale? »

4.3.5. L'origine religieuse de la science et de la morale Selon Durkheim, toutes les grandes institutions sociales, à l'exception peut-être de l'économie, sont nées de la religion. Avec le développement de la civilisation, il se produit une différenciation des fonctions sociales : la morale, le droit et la science s'affranchissent peu à peu de la religion. Il n'en reste pas moins qu'elles conservent des traces de leurs origines premières. « L' objet sacré nous inspire, sinon de la crainte, du moins un respect qui nous écarte de lui, qui nous fient à distance, et en même temps, il est objet d'amour et de désir; nous tendons à nous rapprocher de lui, nous aspirons vers lui. » La morale présente également cette dualité : elle nous semble bonne et désirable mais nous inspire aussi crainte et respect. La morale laïque, elle-même, garde l'empreinte de son origine religieuse même si elle repose en grande partie sur l'autonomie de la volonté. L'homme moderne devient plus libre, mais cela ne signifie pas, pour autant, qu'il n'obéit pas à la règle, mais simplement qu'il y obéit volontairement. Voilà pourquoi aujourd'hui « enseigner la morale ce n'est pas la prêcher, ce n'est pas l'inculquer: c'est l'expliquer ».

17

La science, elle-même, a des origines religieuses : la construction des concepts et les explications scientifiques ne constituent qu'une forme plus élaborée et systématique de la pensée religieuse. Durkheim est ainsi le premier à construire les éléments d'une sociologie de la connaissance dont on connaît aujourd'hui la vitalité. Pour Kant, les catégories de l'entendement sont données a priori et possèdent donc, en tant que telles, un caractère universel; pour Durkheim, au contraire, ces catégories sont le produit de l'expérience sociale des hommes: la conception de l'espace est déterminée par la manière dont ils occupent leur territoire, celle du temps dépend des rythmes sociaux du groupe où alternent périodes de travail et périodes de fêtes. Les principes de classification eux-mêmes trouvent leur source dans la différenciation et la hiérarchisation des groupes sociaux; d'une certaine manière, la hiérarchie logique ne fait que reproduire, sous un autre aspect, la hiérarchie sociale : « C'est parce que les groupes humains s'emboîtent les uns dans les autres, le sous-clan dans le clan, le clan dans la phratrie, la phratrie dans la tribu, que les groupes de choses se disposent suivant le même ordre. » Comme produit du mode de fonctionnement social des sociétés, les catégories de la pensée sont donc différentes d'une époque à l'autre et d'une société à l'autre. Ce sont des catégories relatives : « Le principe de cause a été entendu de manières différentes suivant les temps et les pays; dans une même société, il varie avec les milieux sociaux, avec les règnes de la nature auxquels il est appliqué. » Par ailleurs, le crédit que nous accordons à la science ne découle pas tant de la valeur objective de ses propositions que de la croyance de l'opinion publique en la valeur de la science, laquelle «ne diffère pas essentiellement de la foi religieuse». Non seulement les connaissances scientifiques ont un caractère relatif, mais d'autres expériences sociales peuvent présenter une validité comparable : « Nous admettons donc que les croyances religieuses reposent sur une expérience spécifique dont la valeur démonstrative, en un sens, n'est pas inférieure à celle des expériences scientifiques, tout en étant différente. » Voilà de quoi relativiser le reproche de scientisme que l'on a pu faire à Durkheim!

4.3.6. La portée des Formes élémentaires de la vie religieuse Les Formes élémentaires de la vie religieuse ont fait l'objet de vives critiques tant au plan méthodologique qu'au niveau des données empiriques. On a reproché à Durkheim de ne pas respecter ses propres règles de méthode : l'exemple de la religion totémique australienne apparaît davantage comme une illustration d'une théorie construite a priori que comme une expérience cruciale d'où l'on pourrait induire une loi; l'analyse de la naissance des religions comme produit de l'effervescence des groupes semble céder à un psychologisme peu compatible avec ses positions de principe. Par ailleurs, c'est la validité même des résultats empiriques qui a été mise en cause. On a d'abord contesté que la religion totémique soit la plus simple et la plus primitive de toutes les religions; ensuite, certains ethnologues de terrain ont fait remarquer que l'opposition entre sacré et profane était tout à fait étrangère à la mentalité des aborigènes australiens et que, de surcroît, cette opposition était loin d'être universelle; elle serait surtout caractéristique des religions monothéistes de type judéo-chrétien.

4.4. ENTRE SCIENCE ET MORALE: LA REFORME SOCIALE De La Division du travail social aux Formes élémentaires de la vie religieuse, la vision du changement social s'est déplacée. Dans le premier ouvrage, il apparaît d'abord comme la conséquence des modifications du substrat matériel de la société : c'est l'accroissement du volume de la population et de la densité matérielle et morale qui constitue le principal facteur explicatif du développement de la division du travail. Dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, c'est, au contraire, de l'effervescence des groupes, « créatrice des grands idéaux collectifs », que Durkheim fait dépendre le changement. Les représentations collectives occupent désormais une place centrale dans l'analyse à tel point que le sociologue lui-même, s'il veut faire changer la société, doit s'appuyer sur la force de l'opinion publique : « C'est qu'en effet, tout dans la vie sociale, la science elle-même, repose sur l'opinion. Sans doute, on peut prendre l'opinion comme objet d'étude et en faire la science; c'est en cela que consiste principalement la sociologie. Mais la science de l'opinion ne fait pas l'opinion; elle ne peut que l'éclairer... » Le sociologue ne peut donc espérer influencer le mouvement de la société qu'en modifiant les représentations de l'opinion publique. C'est l'un des rôles que Durkheim assigne à « la science positive de la morale ». Mais, quel diagnostic Durkheim portait-il, lui-même, sur la société, de son temps? Quelle « thérapeutique » souhaitait-il voir mettre en oeuvre ? Il voit la société en proie à une crise morale sans précédent. Le problème central qui est posé à la sociologie est celui de la (re)construction de la solidarité sociale dans une période de changement rapide. Toute situation de rupture de l'équilibre social est pour lui pathologique. L'excès de régulation ou d'intégration est un mal aussi bien que son insuffisance. Dans le premier cas, la société risque de ne pas être en mesure de s'adapter; dans le second, le changement incontrôlé vient se briser sur le manque de cohésion sociale. Sous une autre forme, on retrouve le même souci d'équilibre en matière politique. L'excès d'État comme son insuffisance est un mal; car si le développement de l'État libère les individus du « despotisme des groupes secondaires », d'un autre côté, l'hypertrophie de l'État constitue « une monstruosité sociologique ». La thérapeutique préconisée s'inspire de ce même souci de modération : le rétablissement de l'ordre ancien serait une véritable régression sociale; mais le changement révolutionnaire par la lutte des classes détruirait la société tout entière.

18

La crise étant de nature morale plus qu'économique, la solution préconisée par certains socialistes, tel Saint-Simon, recommandant une distribution plus équitable des richesses par l'État manque son but : « On ne réussira pas à calmer les appétits soulevés, parce qu'ils prendront de nouvelles forces à mesure qu'on les calmera. » Toute solution économique à la crise ne peut donc qu'être vaine, compte tenu du caractère insatiable des désirs de l'homme. La solution qu'il entrevoit repose sur le renforcement des groupes secondaires, notamment le rétablissement, sous une forme rénovée, des corporations existant sous l'Ancien Régime. Regroupant dans une même organisation les représentants des syndicats ouvriers et patronaux, cette institution lui parait susceptible tout à la fois d'intégrer les individus et d'assurer une régulation efficace des rapports économiques. En même temps, sur le plan politique, ces groupes secondaires contrebalanceront le pouvoir de l'État l'empêchant de devenir tyrannique tout en évitant qu'il ne tombe sous la dépendance directe de la masse. On retrouve là un thème d'une tonalité toute tocquevillienne. L'idée d'une restauration des corporations peut paraître aujourd'hui bien vieillotte; surtout, la malencontreuse expérience du régime fasciste italien a contribué à la discréditer totalement. Reste cependant une intuition forte chez Durkheim: la nécessité d'organiser un espace de négociation entre syndicats ouvriers et patronat. D'une certaine façon, le développement des conventions collectives dans la plupart des pays industrialisés rend justice à cette préoccupation. Construire une morale sur des bases scientifiques telle était la base du projet durkheimien que l'on trouve posé dès la conclusion de La division du travail social : « Notre premier devoir actuellement est de nous faire une morale. » Pari impossible et, surtout, intenable sur le plan épistémologique, comme le montrera Max Weber.

5. LA POSTERITE

5.1. LES DURKHEIMIENS DANS L'ENTRE-DEUX-GUERRES Après la Première Guerre mondiale, l'équipe de l'Année sociologique se recompose, les anciens collaborateurs de Durkheim orientant leurs carrières dans des directions différentes. Une opposition se fait jour entre le groupe des enseignants universitaires et celui des chercheurs. Les membres du premier groupe (Bouglé, Fauconnet, Davy) s'appuient sur la sociologie morale et les accents spiritualistes des dernières oeuvres du maître pour tenter de jeter un pont avec la tradition philosophique. S'ils produisent peu d'oeuvres originales, ils publient, en revanche, des manuels de vulgarisation et militent pour l'introduction d'un enseignement de sociologie dans les écoles normales d'instituteurs. Le groupe des chercheurs se ramifie : Mauss se spécialise dans la sociologie des religions, Hubert dans l'étude de l'Antiquité, et Granet dans l'étude de la Chine; Simiand et Halbwachs développent, quant à eux, des recherches en sociologie économique. De l'ensemble de ces travaux, les oeuvres de Mauss et d'Halbwachs ont retenu le plus l'attention des sociologues contemporains. C'est dans le premier numéro de la nouvelle série de l'Année sociologique, que Marcel Mauss fait paraître en 1925 l'un des textes fondateurs de l'ethnologie moderne : «L'essai sur le don ». Étudiant la forme des échanges dans certaines sociétés archaïques situées en Polynésie, en Mélanésie, et dans le Nord-Ouest américain, il est frappé par la place qu'y prennent dons et contre-dons; derrière ces actes, en apparence libres et volontaires, Mauss décèle la réalité d'un système d'obligations - donner, recevoir et restituer - qui s'inscrivent dans un cycle d'échange complet; tout manquement à l'une de ces obligations, généralement interprété comme un refus d'alliance, pouvant déclencher la guerre entre les tribus. Mais surtout, ces échanges constituent « un système de prestations totales » qui engage, non pas de simples individus, mais des groupes (clans, familles) et qui ne portent pas sur les seuls biens économiquement utiles: on échange ainsi des festins ou des politesses comme des enfants ou des femmes. Ces « faits sociaux totaux » comportent des composantes juridique, économique, religieuse, esthétique qui sont inséparables et qui ne peuvent s'analyser que comme une totalité. Par ailleurs, dans le potlatch pratiqué surtout par les tribus du Nord-Ouest américain, les échanges prennent une forme agonistique : chaque chef de tribus rivalise de générosité pour éclipser ses rivaux. Ces joutes peuvent aller jusqu'à la destruction gratuite de l'ensemble des richesses accumulées. Donner plus que l'autre, détruire des biens est le moyen d'acquérir pouvoir et prestige. Deux conclusions ressortent de ces observations : la sphère économique n'est pas, à l'origine, détachée de l'ensemble de la vie sociale; la finalité des échanges n'est pas tant l'utilité économique que la recherche d'alliance ou la constitution de hiérarchies sociales. Le fait économique est donc bien aussi un fait social, n'en déplaise aux économistes classiques. Séparer l'analyse économique de l'étude du reste des comportements sociaux est donc un véritable non-sens, ce qui conduit Mauss à préconiser d'étudier le comportement de l'homme concret (par opposition à l'homo oeconomicus) dans une société donnée en prenant en compte toutes les dimensions de la situation observée. Pour mener cette étude de « l'homme total », le chercheur doit combiner l'apport de plusieurs sciences, en

19

particulier de la biologie, de la psychologie, et de la sociologie. Tout en radicalisant la critique de Durkheim contre les économistes, Mauss atténue ce que pouvait avoir de dogmatique, par rapport à la psychologie, la position de Durkheim. Maurice Halbwachs est souvent considéré comme un spécialiste de sociologie économique, mais ses recherches sont en fait éclectiques. Sa thèse de 1912 porte sur La Classe ouvrière et les niveaux de vie, thème qu'il reprendra, sous une forme remaniée, en 1933 après avoir fait un voyage aux États-Unis où il put constater l'augmentation rapide du niveau de vie des ouvriers américains. Contre les analyses simplificatrices des économistes qui ne retiennent que l'influence du facteur revenu sur la consommation, il met en évidence le rôle prépondérant des facteurs sociaux : les besoins sociaux des différentes classes, modelés par les conditions de travail et le système de valeurs culturelles déterminent principalement les modes de consommation. Son analyse des classes sociales doit beaucoup au concept durkheimien d'intégration. Il conçoit la société comme un ensemble de groupes, hiérarchisés en fonction de leur degré d'intégration plus ou moins grand au «foyer central de l'activité sociale ». De ce point de vue, la classe ouvrière, en raison de ses conditions de travail qui la mettent en contact avec la matière et, non avec d'autres hommes, se trouve à la périphérie de la société. Cette faible sociabilité de la classe ouvrière ressort pleinement des besoins que reflète la composition des postes de dépense des budgets ouvriers. Dans Les Causes du suicide publié en 1930, il approfondit, tout en la corrigeant la problématique de Durkheim. S'il confirme certains des résultats, il montre aussi l'impossibilité d'isoler la relation entre religion et taux de suicide des autres formes d'appartenance sociale des fidèles. De même, s'il confirme l'accroissement des taux de suicide en période de dépression économique, par contre, il repère une baisse dans les phases de prospérité. Au plan méthodologique, il s'écarte de Durkheim sur deux points: d'une part, il se refuse à séparer les motifs psychologiques des facteurs sociologiques dans l'explication des taux de suicide; d'autre part, il se montre plus attentif que Durkheim aux risque de biais introduits par les sources statistiques. Dans Les Cadres sociaux de la mémoire (1925) qui constitue certainement son oeuvre maîtresse, il prolonge les études de Durkheim sur les cadres sociaux des catégories mentales, en montrant que, se souvenir, c'est reconstruire de manière sélective le passé à partir de cadres, de points de repères qui sont fournis par la société et les groupes sociaux auxquels on appartient. L'étude de la mémoire collective dans différents groupes intermédiaires, la famille, les collectivités religieuses, les classes sociales fait apparaître que la mémoire est aussi un facteur de cohésion sociale. Attentives aux problèmes posés par la collecte et le traitement des faits, détachées de toute préoccupation évolutionniste, ouvertes à une collaboration avec la psychologie, les sociologies de Mauss et d'Halbwachs annoncent, d'une certaine façon, les tendances qui seront celles de la sociologie de l'après-guerre. À ces deux exceptions près, la sociologie, stricto sensu, s'est assoupie pendant l'entre-deux-guerres. En revanche, elle a exercé une influence décisive sur les disciplines voisines notamment l'histoire et la géographie. L'école française de géographie humaine et l'école historique des Annales ont tiré leurs inspirations de la lecture de Durkheim et de la fréquentation des durkheimiens. De son côté, Simiand a été un précurseur à la fois de l'histoire économique et de l'histoire quantitative.

5.2. LA REACTION ANTI-DURKHEIMIENNE DE L'APRES-GUERRE Sociologue d'origine russe, Georges Gurvitch a dominé la scène sociologique de l'après-guerre en France. Comme Durkheim, il poursuit le projet de construire une théorie sociologique générale mais se démarque sur plusieurs points de l'héritage durkheimien à qui il reproche en particulier : - de confondre la sociologie avec la philosophie de l'histoire en postulant un développement unilinéaire des

sociétés de la solidarité mécanique vers la solidarité organique; - d'opposer artificiellement l'individu et la société au lieu d'articuler les deux perspectives; - de dissocier la sociologie de la psychologie alors que les deux disciplines ont des approches

complémentaires du fait social; - d'assimiler loi et causalité alors qu'il peut exister des causalités singulières qui ne sont pas le résultat de

l'application d'une loi. En s'appuyant sur les travaux de Mauss, Georges Gurvitch propose de promouvoir « une sociologie en profondeur des phénomènes sociaux totaux » qui s'appuie sur une analyse conjointe des différents niveaux de la réalité sociale, depuis les plus visibles comme les éléments morphologiques, jusqu'à ceux qui sont les plus difficilement accessibles à la recherche, comme les valeurs. Il s'agit de mettre en évidence les tensions, les décalages temporels entre ces niveaux, sans rechercher un sens à l'histoire, mais en privilégiant la société en train de se faire. Si Gurvitch a bien mis le doigt sur les fausses pistes de la sociologie du XIXe siècle, il n'a pas su traduire son programme de recherche de manière positive et s'est finalement perdu dans la multiplication à l'infini de typologies non opératoires pour une recherche empirique qu'il appelait pourtant de ses voeux.

20

Nourri de la lecture d'auteurs allemands, comme Rickert, Simmel et Weber, qu'il sera l'un des premiers à introduire en France, Raymond Aron est l'autre figure marquante de cette période. Dans l'introduction aux Étapes de la pensée sociologique, il confesse avoir toujours ressenti pour la pensée de Durkheim «une immédiate antipathie». Il trouve chez lui une fâcheuse tendance, quoiqu'il s'en défende, à hypostasier la société. La célèbre formule de Durkheim « Entre Dieu et la société il faut choisir. Je n'examinerai pas ici les raisons qui peuvent militer en faveur de l'une ou l'autre solution qui sont toutes deux cohérentes. J'ajoute qu'à mon point de vue, ce choix me laisse assez indifférent, car je ne vois dans la divinité que la société transfigurée et pensée symboliquement» lui semble la source de nombreuses équivoques : en effet, ou bien, la société qui est ainsi divinisée est la société concrète, sensible, que nous pouvons observer, et alors on se trouve selon Aron devant un cas d'idolâtrie, ou bien, il s'agit d'une société idéalisée et « dans ce cas nous sortons du totémisme et nous entrons dans une sorte de religion de l'humanité au sens d'Auguste Comte ». Pour Aron, et on sent là l'influence de Weber, la seule réalité, ce sont les groupements sociaux, porteurs de systèmes de valeurs antagonistes et en lutte pour tenter de les imposer. C'est donc faire preuve d'une extrême naïveté que de penser, comme Durkheim, que la science puisse un jour servir à fonder une morale. Voilà pourquoi selon Raymond Aron, « la science sociale sera pour longtemps et probablement pour toujours, incapable de dire aux moralistes et aux éducateurs : voici la morale que vous devez prêcher au nom de la science ». Nommé professeur de sociologie à l'Université de Bordeaux en 1945, dans la chaire de Durkheim, Jean Stoetzel, lors d'une conférence prononcée le 24 mars 1946 devant la Société de philosophie de Bordeaux, dresse également un réquisitoire sans complaisance contre la sociologie de Durkheim. Reprochant à ce dernier d'avoir voulu séparer la sociologie des autres sciences, en particulier de la biologie et de la psychologie, il affirme que la sociologie n'a, pas plus que les autres sciences, de domaine propre et plaide pour une conception ouverte et libérale de la discipline. Il fait également grief à Durkheim de n'avoir fait que reformuler dans un langage nouveau les vieux problèmes de la philosophie sociale; enfin, il évoque la stérilité des Règles de la méthode auxquelles il oppose le pragmatisme des manuels de méthodologie américains où se trouvent exposées les techniques d'échantillonnage et de construction d'échelles d'attitude. La condamnation tombe sans appel : «... Durkheim a été trop ambitieux et trop impatient. Il a inventé un phlogistique sociologique, stérile et paralysant. On peut se demander s'il ne vaut pas mieux mettre les jeunes générations de futurs chercheurs à l'abri de son influence. » Pour lui, le temps est passé de s'interroger sur l'essence des choses, il s'agit maintenant de les mesurer. À une sociologie d'orientation rationaliste et humaniste, il oppose un programme de recherches résolument empirique et le recours aux enquêtes quantitatives. Stoetzel, qui a fait plusieurs séjours à l'université Columbia aux États-Unis, y a découvert les méthodes de sondage d'opinion qu'il importe en France en fondant l'IFOP, le premier institut de sondage français. Sur le terrain même de la sociologie de la religion, Gabriel Le Bras inaugurera cette pratique des enquêtes. Il commença par un simple comptage des fidèles présents à la messe dominicale et qui recevaient la communion à Pâques. Cette statistique faisait ressortir le contraste entre régions unanimement religieuses, tels la Bretagne, la Vendée et le sud-est du Massif central, et les régions où une faible minorité fréquentait l'Église, tels le Bassin parisien et le nord-ouest du Massif central. Des pratiques, il n'inférait pas la croyance, il n'affirmait ni que les Bretons étaient croyants ni que les Creusois étaient incroyants. La foi lui paraissait hors de la portée du sociologue. En conséquence, l'analyse de la religion se trouvait complètement détachée de Dieu et de l'Au-Delà, réduite à une institution et à des moeurs qui se prêtaient à l'étude comme toutes autres. Mieux, le sociologue pouvait aider le prêtre à perfectionner sa pastorale en l'adaptant à la diversité des sociétés locales et des catégories sociales. Ainsi naquit, au sein même de l'Église, un effort considérable de sociologie « appliquée ». Ce parti scientifique, fermement établi, permettait de réconcilier l'Eglise et la sociologie au point même que son enseignement pénétrait dans les séminaires comme dans les écoles normales un quart de siècle plus tôt! Au sein même du catholicisme, rien ne lui semblait hors d'atteinte. Par exemple, les canonisations devenaient un objet d'enquête sans remettre en question ni la croyance ni le culte des saints; simplement la description de l'origine sociale et régionale des saints montrait par quels canaux de communication et sous l'influence de quels lobbies la Curie romaine faisait ses choix. Par ailleurs, la sociologie débordait le catholicisme pour se faire comparatiste et retrouvait la tradition allemande de Weber et de Troeltsch : l'étude du judaïsme, de l'islam et des religions orientales, des sectes (au sens sociologique du terme) protestantes et des diverses formes de religions populaires.

21

5.3. L'INFLUENCE DE DURKHEIM AUJOURD'HUI Aujourd'hui, dans la génération qui a reconstruit la sociologie française après la guerre, peu de sociologues se déclarent ouvertement durkheimiens; en revanche, la plupart sont prêts à reconnaître leur dette envers le père de la sociologie française. Il n'est évidemment pas question de dresser ici un inventaire complet des multiples influences à la fois diffuses et complexes que la pensée de Durkheim a pu exercer sur nombre de travaux sociologiques contemporains. Un livre entier n'y suffirait pas! On se contentera donc d'illustrer cette influence à partir de trois grands domaines de la sociologie : la déviance, l'éducation et la famille. Tant en raison de son étude sur le normal et le pathologique que de son livre sur le suicide, on s'accorde généralement à faire de Durkheim l'un des précurseurs de la sociologie de la déviance. Définissant le crime à partir de la sanction qui lui est appliquée, il déplace le regard du sociologue, du comportement du criminel vers la réaction de la société qui le punit. Ce qui confère aux actes leur caractère criminel, « ce n'est pas leur importance intrinsèque, mais celle que leur prête la conscience commune » qui a la capacité de « marquer » comme criminels les moindres écarts. En ce sens Durkheim annonce, d'une certaine manière, la labelling theory d'Howard Becker. Mais l'influence de Durkheim se fait surtout sentir sur le courant fonctionnaliste. En soulignant, avec d'autres, que le crime a des fonctions positives, induire le changement social et rappeler quelles sont « les bornes à ne pas dépasser », Parsons ne fait que reprendre les développements consacrés par Durkheim à l'utilité du crime. En revanche, en empruntant à Durkheim le concept d'anomie, Merton lui fait subir une véritable transformation, puisqu'il désigne par ce terme la non-concordance entre les buts culturellement valorisés par la société et les possibilités d'accès aux moyens légitimes pour les atteindre. Finalement, comme le souligne Philippe Besnard, la définition mertonienne de l'anomie aboutit à inverser complètement la perspective adoptée par Durkheim. Alors que pour lui, l'anomie est définie par l'illimitation ou l'indétermination des fins, pour Merton, elle renvoie, au contraire, à la limitation des moyens. En conséquence, les pauvres qui étaient protégés de l'anomie en raison de « leur horizon limité » chez Durkheim, y deviennent prédisposés, chez Merton, en raison même de leurs difficultés d'accès aux moyens légitimes. La vague de popularité que connaîtra le concept d'anomie en France à la fin des années 60, est due en partie au caractère polysémique qu'elle a pris. Philippe Besnard n'a pas manqué de le souligner, le mot a servi davantage de signe de reconnaissance, d'emblème au sein de la tribu des sociologues que de concept opératoire. Faut-il, pour autant, en dresser l'acte de décès, comme il prétend l'avoir fait? Durkheim a consacré plusieurs de ses cours à l'analyse du système éducatif français. C'est pourtant à d'autres textes - « De quelques formes primitives de classification » et Les Formes élémentaires de la vie religieuse -, que Pierre Bourdieu empruntera certaines des catégories d'analyse de sa sociologie de l'éducation. Dans un article sur «Les catégories de l'entendement professoral», il observe que les formes scolaires de classification, tout comme les formes primitives de classification étudiées par Durkheim, sont le produit de l'incorporation des structures sociales. Confrontant les appréciations qu'un professeur de khâgne a porté sur ses élèves pendant quatre ans, il fait un double constat : d'une part, les qualificatifs sont d'autant plus positifs que l'origine sociale des élèves est élevé; d'autre part et surtout, la nature des appréciations portées reproduit la hiérarchie des qualités généralement attribuées aux différentes catégories sociales : « lourd », « pauvre », « vulgaire » servent à qualifier les devoirs des élèves d'origine populaire, tandis que « riche », « subtil », « fin » sont associés aux copies des élèves issues des catégories dominantes. Ce qui conduit Bourdieu à conclure, dans une tonalité très durkheimienne, que les jugements scolaires sont construits et fonctionnent comme des jugements sociaux. Quoiqu'il ne reste guère que deux cours de Durkheim sur la famille - « L'introduction à la sociologie de la famille » de 1888 et le cours sur «La famille conjugale» donnée en 1892 -, ses travaux en ce domaine restent encore aujourd'hui une référence privilégiée par la plupart des spécialistes de ce champ d'étude. Les principales tendances que, dès la fin du XIXe siècle, Durkheim relevait dans l'évolution de la famille - réduction de la famille à son noyau conjugal, développement de l'autonomie de ses membres, intervention croissante de l'État dans la vie intérieure de la famille - sont exactement les trois traits relevés et discutés, un siècle plus tard, par François de Singly dans sa stimulante Sociologie de la famille contemporaine qui constitue certainement le meilleur hommage que l'on puisse rendre au père de la sociologie française.