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Monsieur François Bourricaud

Science politique et sociologie. Réflexions d'un sociologueIn: Revue française de science politique, 8e année, n°2, 1958. pp. 249-276.

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Bourricaud François. Science politique et sociologie. Réflexions d'un sociologue. In: Revue française de science politique, 8eannée, n°2, 1958. pp. 249-276.

doi : 10.3406/rfsp.1958.392462

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsp_0035-2950_1958_num_8_2_392462

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Réflexions un Sociologue*

FRAN OIS BOURRICAUD

LA

condition présente des sciences politiques de quoi intriguer le sociologue abord il enregistrera des propos de ce genre qui sonnent toujours agréablement son oreille La vie politique ne se laisse pas enfermer dans les chartes les codes ou les règlements Etat est une réalité sociale le fonctionnement des mécanismes constitutionnels ne doit pas être étudié dans abstrait ils doivent être replacés dans leur contexte social et cul turel Cet effort de la science politique contemporaine pour élar gir analyse strictement juridique demandons-nous maintenant comment il exprime Nous noterons le foisonnement des études de géographie ou de sociologie électorale nous enregistre rons de substantielles recherches sur les partis sur origine de leurs militants et de leurs dirigeants sur la stabilité des élites par lementaires sur émergence abrupte de tel mouvement revendica tif et ses métamorphoses ultérieures sur les groupes de pression leurs fins et leurs moyens Bref notre sociologue aimera la richesse la nouveauté des travaux que ses collègues poursuivent dans le champ des sciences politiques Mais comme il du goût pour les comparaisons et les rapprochements peut-être notera-t-il que ces recherches le plus souvent très concrètes et très limitées ainsi les monographies histoire et de géographie électorales) soulè vent des problèmes une très grande portée Les études sur les partis et leurs électeurs nous amènent nous interroger sur le pouvoir des cadres des élites politiques et corrélativement sur apathie des citoyens Ainsi le sociologue bute-t-il sur des pro- Ce travail bénéficié des critiques de plusieurs de mes amis ils en soient tous remerciés tout particulièrement Jean TOUCHARD

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blêmes qui sont pour lui de vieilles connaissances les gouvernants sont-ils authentiques représentants Tout gouvernement est-il essence oligarchique Les recherches de sciences politiques telles elles sont actuellement conduites nous font-elles progresser vers la solution de ces question épineuses Certains lecteurs irriteront peut-être de cette remarque Nos préoccupations ris quent de leur sembler assez vaines Pourquoi ne pas nous con tenter enregistrer et de décrire

est contre cet empirisme spontané est dirigé le présent article Rien est plus urgent selon nous que élaboration une

théorie Sous ce nom nous désignons un petit nombre hypo thèses qui devraient nous permettre expliquer et de prédire cer tains types de comportements humains La théorie dont nous rêvons sera dite positive dans la mesure où elle nous aidera observer expérimenter et prévoir ces trois titres elle se distingue de la pure réflexion philosophique Mais elle emprunte rait autres voies que celles qui sont familières empirisme On entend souvent dire que la théorie ne se dégagera au terme une multiplicité études particulières ce qui la rigueur est admissible et aussi ce qui est beaucoup moins elle se fera elle-même elle naîtra de la confrontation de tant de monographies laborieusement accumulées Cette espérance quant

nous nous semble tout fait illusoire Nos interlocuteurs nous sommeront alors exhiber ce système

hypothèses simples et faciles dont nous leur chantons merveilles La sociologie dans son état présent peut-elle fournir cette théo rie dont nous affirmons peut-être la légère en son absence toute recherche se dégrade en une morne compilation Reconnais sons elle est elle-même en pleine crise Depuis une vingtaine annés elle est développée si vite et dans des directions si diverses elle ne constitue plus probablement hui une discipline unique Elle est enrichie de son concours avec les mathématiciens et les statisticiens Mais cette collaboration remis en cause ses principes essentiels Elle pas su définir plus heu reusement ses frontières avec la psychologie tantôt elle reven dique une indépendance impossible vis-à-vis de celle-ci et tantôt elle lui emprunte presque tout méthodes comme problèmes Les rapports ne sont pas meilleurs avec les anthropologues ces der niers se rebiffent contre les prétentions de la vieille sociologie ils dénoncent comme un médiocre bavardage moins ils ne ir ritent de étroitesse des pseudo- sciences humaines appliquées

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Que peut apporter aux sciences politiques une discipline aussi généralement décriée que la nôtre Nos amis ont-ils quelques chances de trouver chez nous ce ils attendent Voilà le pro blème en toute bonne foi nous allons tenter examiner Ce que nous offrons abord est un certain langage ou plutôt un voca bulaire Des mots comme attitudes opinions valeurs sont maintenant familiers la science politique Outre que le lexique reste bien confus peut-on baptiser théorie une liste de mots étran ges ou pompeux dont le sens et emploi restent encore trop sou vent obscurs

Illusions et dangers de la méthode comparative

Un ethnologue anglais Radcliffe Brown écrit On tient géné ralement la sociologie théorique pour une science inductive Quant

moi elle se fonde sur étude comparative et systématique un grand nombre de sociétés Cette recherche comparative et sys tématique quelle condition est-elle possible Pouvons-nous entreprendre entrée de jeu comme semble nous le conseiller le grand ethnologue anglais Ce que nous voudrions abord montrer est que la méthode comparative est efficace et valide que sous certaines conditions et surtout elle ne saurait être employée une fois prises certaines précautions bref cette méthode suppose une théorie préalable Durkheim la suite de Comte

suggéré aux sociologues de se faire comparatistes bien que ses plus éclatantes réussites il les ait obtenues avec les Formes élé mentaires de la vie religieuse dans analyse approfondie de socié tés particulières Sa méfiance égard du formalisme il dénon ait par exemple chez Simmel est bien connue Il ne parle guère de théorie et se réfère plus volontiers une méthode très proche des canons de ce on appelait de son temps la logique inductive Sans doute est-il bien obligé de recourir des concepts théoriques comme la notion de contrainte ou institution Mais elles restent un usage trop indéterminé pour il puisse nous les présenter comme des catégories analytiques Son insis-

Cité dans VI-STRAUSS Anthropologie structurale Paris Pion 1958

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tance la plus continue il la met nous recommander analyse des variations concomitantes où il voit selon ses propres termes instrument par excellence de la recherche en sociologie Le

sociologue clairement mis en garde contre les dangers de la spé culation et de la ratiocination idéologique est invité établir des

lois en recherchant les ressemblances et les différences entre des sociétés et des institutions tenues pour comparables Toute la question est évidemment de savoir quand deux sociétés et deux institutions peuvent être bon droit dites comparables3

Considérons par exemple dans nos sociétés occidentales le nombre des partis intéressés la conquête du Pouvoir Il est banal opposer le système multipart des Fran ais au régime des deux partis en usage chez les Anglo-Saxons Remarquons que ce trait qui explique peut-être beaucoup les différences entre notre régime politique et celui de nos voisins apparaît pas distinctement dans les chartes ou constitutions Tous les observateurs pourtant seraient accord pour reconnaître son extrême importance Il faut donc expliquer mais comment On commencera par attacher aux circonstances historiques dans lesquelles se sont formées nos ins titutions et on soulignera combien leur développement diffère de celui ont connu les démocraties anglo-saxonnes Mais cette comparaison toute seule ne peut pas nous conduire très loin Fai sons un pas de plus la France ignore alternance du Pouvoir de deux grands partis rivaux mais loyaux Etat et elle lui substitue de fragiles et médiocres coalitions centristes est que la brutalité des luttes révolutionnaires les séquelles de peur et de haine dont elles nous empoisonnent depuis près de deux siècles ont rendu souhaitable et nécessaire interposition un tampon entre les

extrêmes Quelque jugement que on porte sur nos révolu tions resterait expliquer pourquoi chez nous elles ont été ce point violentes et pourquoi elles ont mis en cause non seulement une certaine distribution du pouvoir mais au fondement de existence sociale On invoque alors le radicalisme de notre caractère notre rage de déduire notre impuissance au compromis Le régime des deux partis serait expliqué par esprit sportif des Anglo-Saxons et de la même manière notre système polyparti par

Règles.. Paris Alean 1938 185 DuRKHEiM croyait résoudre cette difficulté par sa notion de type

social chapitre iv des Règles.. qui lui permettait de classer les sociétés dans un ordre de simplicité décroissante et de complexité croissante Pour lui des comparaisons étaient valides entre des sociétés présentant le même degré de simplicité ou de complexité

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notre turbulence déjà signalée par César et que on oppose tra ditionnellement empirisme et la sagesse des Insulaires Avouons que cette procédure ne nous satisfait pas le radica lisme extrémisme ne coexistent-ils pas chez nous avec esprit de modération Et nos politiciens ne sont-ils pas des maîtres recon nus au jeu du nègre blanc Ce que on aurait dû nous expliquer est comment affrontement de deux rivaux produit dans le cas fran ais affaiblissement de deux extrêmes et leur commune subor dination un tertius galiciens alors que cette compétition est compatible chez les Anglais et les Américains avec une alternance régulière et sans heurt est-on parvenu Non puisque ne sachant pas ce est le radicalisme ni ce est esprit de compro mis nous avons aucune chance en distinguer les variantes fran aises des variantes anglo-américaines La comparaison naïve entre les différences institutionnelles nous conduits une inter prétation historique arbitraire dont nous nous sommes tirés par un recours la psychologie la plus sommaire

Ces faiblesses de la méthode comparative si sensibles quand nous rapprochons des sociétés vaguement comparables deviennent frappantes lorsque la comparaison est tentée entre les groupes sociaux les plus hétérogènes est cette tâche périlleuse que applique un célèbre ethnologue américain Murdock dans un très brillant article où il cherche comparer institution anglo- saxonne du bipartisme avec institution connue en sociologie pri mitive sous le nom organisation dualiste La comparaison nous allons le voir doit faire éclater une ressemblance qui ex pliquerait par la fonction commune jouée par ces deux institu tions dans une et autre société Les ethnologues ont observé que dans beaucoup de sociétés non occidentales les villages sont divisés en moitiés localisées dans un Haut et un Bas comme par exemple dans le Cuzco préhispanique ou encore entre deux groupes ont lieu certains échanges de biens de personnes et de services tandis que lesdits échanges particulièrement les échanges matrimoniaux seraient interdits entre sujets appartenant une même moitié Seulement pour reprendre une question de Lévi- Strauss où commence et où finit organisation dualiste

Leonard WHITE ed Political Moieties in The State of the Social Sciences Leonard White ed. The University of Chicago Press pp 113- 148

Structures élémentaires de la parenté Paris Presses universitaires de France 91

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Est-elle une manière de donner et de gagner des femmes Est elle nécessairement liée la règle exogamie Parlera-t-on encore organisation dualiste lors même elle ne réglerait plus échange des personnes mais concernerait seulement la prestation de cer tains services comme obligation de donner et de rendre certaines fêtes Le rapprochement risque de avoir plus beaucoup de sens si on rapproche la circulation des élites politiques en régime de concurrence Démocrates contre Républicains Conservateurs contre Travaillistes des règles de échange matrimonial entre deux groupes exogames Résumons brièvement exemple analyse

Murdock chez certains Indiens du Sud-Est des Etats-Unis les Creek les lignages intérieur une ville sont régulièrement dis tribués entre deux moitiés matrilinéaires une de ces moitiés est appelée blanche et autre rouge Dans la première sont choisis les fonctionnaires civils de la ville dans la seconde les militaires est le chef du lignage de plus haut rang dans la moitié blanche qui est reconnu titre héréditaire comme le chef de la ville Voici maintenant comment se présente le législatif un conseil constitué par les chefs de lignages mais seulement ceux qui appartiennent

la moitié blanche6 Au-dessus de autorité territoriale la tribu et la confédération chaque ville associée est représentée au sein de la confédération tout comme les lignages et les moitiés dans assemblée et dans le gouvernement de chaque ville De même intérieur de la confédération nous retrouvons opposition entre la moitié blanche et la moitié rouge Ainsi dans chaque confédé ration chaque ville regarde telles villes associées comme ennemies et telles autres comme amies Comment se résolvent les tensions entre les adversaires potentiels Non point par la guerre mais par des jeux où intention de défi est aussi claire que intention de le contrôler et de le sublimer en exprimant Chaque camp délègue ses représentants qui devant les deux villes assemblées se rencontrent sur le terrain et vident fort régulièrement la querelle Ce jeu est pas purement gratuit Il entraîne des conséquences pour les gagnants comme pour les perdants si la même ville perd plus de quatre fois la suite elle change de moitié pour être en quelque sorte annexée par la moitié rivale

Pouvons-nous avec Murdock déclarer que les moitiés rouge et blanche des Indiens Creek ont rempli la même fonction que celles que remplissent les partis politiques dans les régimes

MURDOCK oc cit 138

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deux partis aux Etats-Unis et dans la plupart des Etats du Com monwealth par exemple Les arguments de Murdock si séduisants soient-ils sont peu convaincants Dans le processus élec toral américaine on peut discerner un mécanisme pour réduire les tensions entre deux groupes rivaux prétendant au pouvoir Accordons que le caractère sportif de épreuve apparaît chez les Creek comme chez les compatriotes de Murdock Mais enjeu est-il tout fait le même Et surtout les attitudes des joueurs égard des règles sont-elles identiques On ferait les mêmes remarques encontre du deuxième exemple cité par Murdock

Il agit cette fois de montrer que la fameuse technique de équilibre des pouvoirs est point inconnue de certaines sociétés archaïques exemple les Berbères dont Murdock analyse or ganisation politique en se référant au livre de Montagne7 Ces sociétés sont la fois belliqueuses et démocratiques Chacune se sent menacée sans cesse par de puissants voisins elle menace

son tour pourtant toutes répugnent instauration un Pouvoir fort Le problème posé leurs institutions politiques peut énoncer en ces termes comment maintenir égalité entre les chefs de famille au dedans et la force de la tribu au dehors Murdock analyse finement comment ces deux objectifs peu compatibles ou même en certains cas contradictoires sont pourtant réalisés simul tanément La démocratie interne est réalisée par accès très ouvert de la djemâa de village tous les chefs de famille par la diffusion extrême du Pouvoir dans cette assemblée et par im puissance de organisation tribale Mais comment le groupe se défendra-t-il contre les entreprises de ses ennemis Chaque tribu passe alliance avec un certain nombre de ses voisines et entre ainsi en cheville avec elles contre toutes celles qui restent en dehors de leur pacte8 Ainsi les tribus se trouvent partagées en deux groupes ou lef que nous pouvons considérer comme des moitiés puisque leur somme inclut toutes les sociétés berbères dans une aire donnée Montagne avait observé que les tribus relevant des deux lef antagonistes sont localisées les unes par rapport aux autres comme les casiers blancs et les casiers noirs sur un échiquier chacune est en contact la fois avec un groupe relevant du même lef et avec un groupe relevant du lef rival Ainsi se

MONTAGNE Les Berbères et le Makhzen dans le Sud du Maroc Paris Alean 1931

En règle générale écrit MURDOCK la tribu berbère est pas une unité politique Ibid 146)

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trouve assuré un équilibre plus ou moins précaire mais au cas où cet équilibre vient être rompu chaque groupe peut compter que assistance du plus prochain de ses alliés ne tardera point le secourir menace qui peut retenir ses ennemis de attaquer

Les tribus berbères connaissent les vertus de équilibre des pouvoirs elles recourent ce pouvoir dans la gestion de leurs affaires internes comme dans leurs relations internationales

Murdock se prend méditer sur la sagesse des Berbères qui ont depuis si longtemps découvert efficacité des regroupements dualistes qui caractérisent histoire moderne Triple Alliance contre Triple Entente puissances de Axe contre les puissances alliées les nations du monde libre contre les pays du rideau de fer Encore faut-il ajouter avec notre auteur que la comparaison tourne avantage des Berbères puisque chez eux les regroupe ments dualistes sont une condition de paix et de stabilité tandis que dans notre histoire ils ont entraîné généralement une lutte mort

Pourquoi ces comparaisons ingénieuses nous semblent-elles tout compte fait assez faibles est abord que les éléments entre lesquels la comparaison est instituée sont mal définis abord organisation dualiste été vidée de tout le contenu que lui avait donné la réflexion ethnologique Il ne agit plus une procédure échange matrimonial Murdock lui-même nous en prévient

Les moitiés politiques ne réglaient pas le mariage il agit des Indiens Creek) elles semblent avoir servi principalement de mécanisme pour canaliser agression en des formes socialement inoffensives in socially harmless ways Bref pour Murdock organisation dualiste ne se définit plus par aucune règle concrète nous pouvons observer dans les échanges matrimoniaux aussi bien que dans certaines procédures ceremonielles dans la distri bution géographique des populations etc Elle se réduit la relation de dualité il organisation dualiste toutes les fois que deux groupes et deux groupes seulement se trouvent face face Maintenant bien que les traits institutionnels de organisation dua liste soient dans image que nous en donne notre auteur confus et peu près tous effacés une fonction lui est assez nettement assignée Les moitiés canalisent agression la discutent ou expriment comme chez les Creek ou elles la réduisent en insti- tutionalisant comme chez les Berbères Finalement la fonction

Ibid 146

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que Murdock attribue ces institutions est psychologique Nous ne lui en ferons pas reproche Nous nous contenterons de noter que la fameuse méthode cross-cultural conduit un recours parfois très naïf la psychologie 10

Cette méthode cross-cultural method est définie en ces ter mes par John W.M thing 11 Elle utilise des données ras semblées par des anthropologues concernant la culture de divers peuples travers le monde en vue de vérifier certaines hypothèses concernant la conduite humaine Et Vithing un peu plus loin énonce très clairement la condition sans laquelle toute com paraison risque être vaine De bons observateurs remarque-t-il12 ont fait valoir que des actions identiques ont un sens complète ment différent dans différentes sociétés Ainsi roter est une mar que de déférence ou une grossièreté faire un pied de nez est une insulte ou un geste sans portée Placé devant cette objection de bon sens thing répond sans détours La comparaison interculturelle cross-cultural comparaison pour condition une équivalence entre les sens attachés aux conduites comparées plutôt une équivalence entre les conduites elles-mêmes équivalence in meaning rather than formal equivalence Et pour bien marquer la portée de cette déclaration il ajoute Si les coutumes sont définies aide de catégories universelles communes et compréhen sibles tous les hommes les conduites peuvent être comparées de culture culture Cette formule nous agrée tout fait autant plus que nous pouvons nous autoriser elle pour rejeter les inter prétations de Murdock Si la comparaison entre les gestes et les conduites est possible après que nous nous soyons assurés que les sens attachés cette conduite dans une société est comparable au sens attaché la même conduite dans une autre société il nous faut nous employer définir ces dimensions humaines universelles 13 dont parle AVithing ces significa tions communes toutes les cultures avant en entreprendre la

10 Op cit. 139 11 Handbook of Social Psychology sous la direction de Gardner LINDZEY

Addison WES EY ed. Cambridge 1956 tome 523 12 Ibid 528 13 Un autre auteur relevant de la même inspiration D.G HORTON tenté

une étude des styles culturels de ivresse ingestion de quantités massives alcool observable dans beaucoup de sociétés humaines mais point dans toutes est mise en rapport avec diverses sortes anxiétés celle liée au tabou sexuel comme celle qui découle de la pénurie alimentaire de la menace de famine imminente) est présentée comme un mécanisme pour réduire ces ten-

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comparaison Les tensions que sont censé réduire les moitiés chez les Indiens Creek et le systèmes des deux partis chez les compatriotes de Murdock sont-elles de même nature Les riva lités entre les tribus berbères et celles qui opposent les Etats natio naux de Europe du xixe siècle sont-elles comparables Nous en jurerions pas Si nous nous en tenons au texte de Murdock rien ne nous permet de affirmer en tout cas omis probandi lui incombe on nous comprenne bien nous sommes tout disposé

admettre entre ces différentes situations des éléments compa rables mais pour dire lesquels il faudrait peut-être commencer par se demander si certains ne sont pas plus décisifs que autres et si nous savons distinguer les uns des autres

La méthode comparative vise découper de manière appropriée les éléments que observateur entreprend de comparer cet effet il faut que les éléments choisis soient significatifs et que nous sachions restituer le sens que leur attachent les acteurs Mais notre rôle ne arrête pas là Pour interpréter la conduite des acteurs il ne suffit pas de se demander ce que signifie pour eux leur con duite mais aussi ce elle signifie par rapport la situation où ils se trouvent placés Cette situation deux aspects un phy sique nous agissons dans un milieu naturel qui ses lois) et autre social toute action humaine est soumise des règles socia lement définies Ne pouvons-nous pour reprendre le fameux pré cepte durkheimien analyser ces règles considérées en elles-mêmes sans nous préoccuper de ce elles signifient pour les acteurs

bref en les traitant comme des choses Cette solution est séduisante elle nous épargnerait le recours analyse théo rique du moins si cette dernière doit être comprise ainsi que le fait Wbiting comme étude des dimensions humaines uni verselles et nous permettrait une comparaison immédiate entre les systèmes de normes observables dans différentes sociétés exemple des régimes de parenté est ici le plus topique Il semble en effet que nous nous trouvions en face un ensemble de pres criptions et de prohibitions dont le sens puisse être découvert sans

sions dont les variétés sont en rapport avec les variétés de frustration expéri mentées par le sujet Les significations universelles immanentes des con duites données avec leurs particularités culturelles est dans analyse psycho logique que ces auteurs vont les chercher dans les frustrations imposées au sujet par les règles sociales tabou sexuel) ou par avarice du milieu naturel et dans les tensions qui en résultent pour nous comme dans expression sym bolique de ces tensions

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référence expérience subjective des acteurs et que nous soit ainsi permise une comparaison directe de système système Etu dier un régime de parenté est abord dresser des droits et des devoirs auxquels sont soumis les parents Nous aurions pas nous demander ce que les intéressés pensent de ces obligations mais abord les enregistrer Nous aurions pas nous atta cher aux attitudes des acteurs mais aux règles auxquelles ils sont censés obéir La comparaison établirait alors elle-même entre ces diverses listes et nous aurions chercher les causes de certaines présences de certaines absences ou de certaines variantes Ce qui facilite ici la tâche du comparatiste est un système de parenté peut être défini comme un système de rapports entre les termes une liste dressée priori Pour une structure de parenté existe il faut écrit Lévi-Strauss que trouvent présents les trois types de relations toujours données dans la société humaine est-à-dire une relation de consanguinité une relation alliance une relation de filiation autrement dit une relation de germain germaine une relation époux épouse une relation de parents enfants 14 Sans doute la nomenclature sera dans certaines sociétés une richesse presque infinie tandis que dans autres elle nous apparaîtra une extrême pauvreté Pourtant quelle que soit la prolixité ou la concision de la nomenclature il faut que les trois problèmes de alliance de la consanguinité et de la filiation soit résolus il est vrai ils constituent tous les trois les exigences fonctionnelles quoi tout régime de parenté se trouve pour ainsi dire sommé de fournir une solution De même on peut dire priori que importe quel individu dans importe quelle société compte sept différentes sortes de parents au premier degré primary relations) 33 au deuxième degré secondary rela tions) 151 au troisième degré et le nombre progresse géométri quement mesure que les degrés sont plus élevés 10 Même si la nomenclature en usage dans une société ne distingue pas claire ment ces termes la liste peut toujours être reconstituée priori et il reste alors se demander pourquoi de tous les termes possibles quelques-uns seulement sont en usage dans la société considérée Généralisons ces remarques la tâche du comparatiste se dessi nera devant nous avec quelque netteté Il devra abord déterminer les problèmes fonctionnels que les sociétés il compare ef-

14 VI-STRAUSS Anthropologie structurale Paris Pion 1958 56 15 MURDOCK Social Structure The Mac Millan Company New York

1949 96

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forcent de résoudre il examinera ensuite et rapprochera les diverses solutions données par ces sociétés au même problème

Les choses sont évidemment autant plus aisées que les solu tions comparer sont fournies par des systèmes de règles objec tives explicites et univoques Malheureusement et est Lévi- Strauss lui-même qui nous en prévient La parenté ne exprime pas seulement dans une nomenclature les individus ou les classes individus qui utilisent les termes se sentent ou ne se sentent pas tenus les uns par rapport aux autres une conduite déter minée 16 Ainsi se trouve introduit côté du système appel lations ce que auteur appelle système des attitudes et

Lévi-Strauss repousse énergiquement toute tentative pour voir dans le second expression ou la traduction sur le plan affectif du premier 17 Cette dualité des attitudes et des appella tions subsiste donc jusque dans les régimes de parenté où Ego se voit assigner un conjoint prescrit Mais si les règles et les

appellations qui le définissent ne suffisent pas épuiser la réa lité un système de parenté bien plus forte raison est-il impro bable que le fonctionnement un régime politique puisse expli quer par la seule logique de ses règles constitutionnelles explicites Celui que nous appelons le chef est pas toujours celui qui com mande le prestige influence donnent du poids des gens au seul vu de la nomenclature nous ne compterions point parmi les puissants Plus encore ailleurs le système des appellations risque ici être décevant abord le Pouvoir comme tous les sym boles se propage de individu dans lequel il est incarné vers certains de ses associés ensuite il semble il soit dans sa nature être sans cesse remis en cause Ces deux traits sont bien marqués par ce texte de Spinoza Ceux qui croient la possi bilité de incarnation par un homme seul du droit souverain de la nation sont dans une erreur profonde. Aussi celui que la masse

nommé roi attache-t-il des généraux des conseillers des amis auxquels il confie son salut et le salut de tout le peuple. Aussi ne pouvons-nous jamais traiter un régime politique comme un pur et simple système de normes côté des appellations il faut tenir compte des attitudes Sans doute a-t-il dans ce jeu politique comme dans les autres des actions interdites des actions tolérées certaines enfin qui sont prescrites Seulement

16 VI-STRAUSS oc cit. 45 17 Ibid 46 18 SPINOZA Traité politique chap Ed de la Pléiade 1.010)

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comme on ne connaît jamais avec certitude la liste des joueurs côté des chefs apparents ou derrière eux) des chefs réels les

tireurs de ficelle chers imagerie populaire peuvent rendre vaines les dispositions constitutionnelles les règles du jeu sont toujours menacées de précarité En outre la liste est jamais donnée ne uarietur Pour suivre exemple de Spinoza la faveur du monarque fait et défait les ministres plus généralement nous ne sommes jamais sûrs que des individus des groupes qui sem blent hui exclus du pouvoir le soient jamais ou même pour longtemps et ils apporteront pas avec eux des recettes ou des procédures nouvelles est pourquoi la distinction entre

élites et masses doit être prise avec beaucoup de précaution Que la participation aux décisions politiques soit inégale est un fait probablement observable dans toutes les sociétés De cet inégal intérêt la vie politique les raisons peuvent tenir aux dispositions subjectives des individus Elles tiennent aussi aux règles institu tionnelles Pourtant même dans le cas où statutairement une partie de la population se trouve exclue du jeu politique il est pas possible de raisonner comme si elle en trouvait absolument et définitivement écartée Admettons que son rôle soit obéir La manière dont elle en acquitte importe aussi selon elle se montre docile ou rebelle les rapports de force entre les groupes de élite se trouvent modifiés Aussi est-ce par une convention

coup sûr arbitraire et très souvent dangereuse que on limitera analyse un régime politique étude de ses élites ou de ses

groupes dirigeants Imaginons un pays réel parfaitement apathique observateur sera tenté de concentrer son intérêt sur ces jeux de prince dont Stendhal nous donné dans Lucien Leuwen une description ce jour inégalée Mais quand la France ennuie il lui arrive un geste de culbuter échiquier autour duquel sont élaborées de si savantes combinaisons

Les termes entre lesquels le système des normes politiques devrait établir des rapports sont trop nombreux et surtout trop variables pour que ces rapports soient jamais clairement définis La régulation politique se fait autant par les attitudes est-à-dire par des dispositions diffuses et implicites que par les normes est-à-dire par des procédures explicites et univoques Ce qui détermine le fonctionnement régulier un régime est autant la confiance la docilité ou au contraire esprit de libre examen que les règles qui allouent une manière univoque les rôles poli tiques tels individus ou tels groupes Mais les règles créent

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autant de problèmes elles en résolvent en définissant les con ditions de la concurrence elles excluent certains qui brûlent en trer dans la carrière et incluent autres qui manquent ardeur Elles suscitent ainsi des réponses favorables ou défavorables qui ensuite continueront les altérer Bref le système des règles et le système des attitudes ne sont pas rigoureusement separables Entre eux institue une relation dynamique telle que chaque état de un explique au moins partiellement par un état antérieur ou simultané de autre Mais en soulignant une comparaison des règles qui ignorerait les rapports de ces règles autres parties du système social où elles sont incluses risquerait être grave ment arbitraire nous soulevons un nouveau problème la compa raison peut-elle instituer entre des éléments séparés ou ne peut- elle porter que sur les ensembles eux-mêmes Dans le premier cas le découpage risque être arbitraire au moins tant que est pas précisée la place des éléments dans le système où ils ont été extraits mais dans le second cas une comparaison portant sur des ensembles risque être tout fait impraticable du moins tant que nous ne pourrons pas prendre de ces ensembles une con naissance la fois maniable et bien fondée

Quelques difficultés de la méthode comparative nous appa raissent maintenant en pleine lumière du même coup se précisent les conditions auxquelles cette méthode peut être employée une manière légitime et fructueuse Disons abord que on ne peut pas comparer des institutions sans tenir compte du sens que les acteurs leur attachent Mais cette première remarque pour impor tante elle soit est pas suffisante il faut en outre reconnaître dans les institutions des réponses diversement adéquates des pro blèmes posés la société par une situation elle interprète en les résolvant Alors se présente une dernière difficulté la compa raison doit-elle porter sur des ensembles ou des éléments Est-il possible de comparer des mécanismes institutionnels partiels Ou bien ne peut-on comparer que des sociétés entières Revenons exemple dont nous nous étions servi Soit comparer le régime polyparti des Fran ais au système britannique des deux partis Nous ne pouvons pas nous contenter invoquer esprit de compro mis la modération qui permettrait aux Anglo-Saxons de laisser alterner au pouvoir deux rivaux décidés ne jamais abuser un contre autre de leur avantage provisoire Moins encore pouvons- nous nous satisfaire explications purement historiques Ce que nous devrions rechercher est pourquoi une institution le régime

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des deux partis dans un cas constitué pour une société la solution ses problèmes politiques et pourquoi une autre ins

titution le polypartisme apporte dans notre cas une solution diffé rente un problème sinon identique du moins analogue La mé thode comparative mettrait en valeur la constance et universalité de certains problèmes fonctionnels comme originalité que chaque société leur apporte Mais pour que la ressemblance et la diffé rence entre les solutions puissent nous apparaître encore faut-il que nous ayons des termes dans lesquels est posé le problème une connaissance préalable comparer des solutions suppose évidem ment que nous comprenions abord le problème auquel sont cen sées répondre lesdites solutions

II

Le consensus du point de vue politique et du point de vue sociologique

La politique lato et stricto sensu

Demandons-nous maintenant en quoi consiste cette théorie dont nous avons dans la première partie de cet article tenté de faire saisir au lecteur la nécessité Nous avons parlé comme si pour nous activité politique était une procédure une manière pour la société de résoudre certains problèmes que lui pose son fonc tionnement Mais quels sont ces problèmes de quelle nature sont- ils Quand nous nous intéressions au régime polyparti trait si frappant de la vie fran aise que cherchions-nous Nous nous demandions comment de tant de volontés en conflit de tant de centres plus ou moins autonomes de décision pouvait se dégager une volonté commune nous cherchions comprendre comment en France un consensus une volonté générale peuvent se consti tuer compte tenu de la multiplicité des intérêts comme de la variété de leur expression Nous pourrions énoncer en ces termes le problème posé la société fran aise elle résolu sa manière et dont observateur cherche la formule quelles règles devons- nous supposer est soumise la vie politique dans cette société cette dernière étant dénnie par ses paramètres caractéristiques) pour que des décisions collectives puissent être prises qui engagent tous les Fran ais est-à-dire qui deviennent exécutoires pour tous Nous ne prétendons pas répondre ici cette question nous

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nous contenterons de présenter quelques remarques que nous sug gère son énoncé En définissant la politique comme ensemble de procédures par lesquelles une société réalise ou ne réalise pas son consensus nous nous proposons en faire une activité orientée vers une certaine fin par rapport laquelle les règles et les normes prennent leur sens Nous sommes ainsi conduits voir dans les règles les solutions ou les racines du problème posé au groupe qui lui permettent de réaliser son consensus Si on définit avec

Georges Guilbaud19 les jeux comme toutes sortes de schémas de caractère limité où on trouve en opposition en colla boration en concurrence diverses volontés plus ou moins autono mes on est autorisé voir dans la politique au moins un certain point un jeu dont est notre rôle de découvrir et ana lyser les règles Précisons en insistant sur le fait que tout jeu un commencement et une fin il est limité dans le temps 20 Guilbaud marque clairement les limites de la com paraison entre la politique et le jeu Pas plus que la politique ne se ramène une série de parties ou de coups discontinus elle ne se réduit rigoureusement opposition la collaboration ou la concurrence de volontés autonomes qui viseraient consciem ment la maximation de leur pouvoir ou de leur profit

Sous ces réserves il nous paraît fructueux de traiter tout régime politique comme une solution ou un système de solutions un certain type de problèmes posés la société et qui touchent au maintien de sa cohésion Même si les résultats obtenus par les joueurs sont différents de ceux ils escomptaient tout jeu est une action concertée dont les éléments règles et joueurs sont liés et interdépendants Ils ne sauraient en aucun cas être analysés comme une simple collection de recettes arbitraires est un sys tème qui sa logique Il ne agit pas affirmer que toute action sociale est harmonieuse et intégrée mais lors même que on admet la réalité de conflits rien empêche observateur de rai sonner en termes de plans et de stratégies il agit des joueurs de problèmes et de solutions il agit des règles du jeu Piaget dans le premier chapitre de son Jugement moral chez enfant montre que les règles du jeu de billes sont définies par la nature des enjeux et par la nature des activités que le jeu doit mettre en lumière chez les joueurs Pour que le jeu soit possible non

19 Georges GUILBAUD La Théorie des jeux Economie appliquée tome II 1949 pp 275-321

20 Ibid 90

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seulement comme pure expression ludique mais comme une action concertée il faut savoir qui droit de lancer la bille et comment qui tire le premier et le nombre de coups que chacun peut tirer 21 La logique de ces règles est compréhensible que si on prend garde elles organisent une concurrence équitable où doit écla ter adresse des plus habiles une concurrence dont les effets sélectifs soient compatibles avec le maintien du consensus

est donc face au problème du consensus que nous sommes ramenés Nous voudrions montrer dans les pages suivantes que ce problème constitué pour les philosophes politiques du xvne et du xvine siècle le centre de leurs préoccupations avant de devenir le thème autour duquel commencé élaborer la théorie sociolo- gique moderne est cette même notion de consensus que nous proposons comme foyer ou point de convergence pour les réflexions du sociologue et du spécialiste des sciences politiques

Nous voudrions ici introduire deux remarques historiques aux quelles nous attachons une certaine portée Notons abord que la réflexion systématique sur les faits sociaux débuté dans Occi dent moderne par la réflexion sur les faits politiques Les voya geurs du xvie et du xvne siècle avaient rassemblé sur les peuples non européens une très riche documentation Mais en général elle restait éparse muséographique pour ainsi dire Des coutumes bizar res étaient étudiées avec beaucoup de nesse parfois de sympathie ou même de naïveté Mais leur liaison leur sens ne sont ni décrits ni expliqués Comment peut-on être Persan est encore une question plaisante pour les Parisiens de Montesquieu bien elle énonce avec élégance le problème même auquel doit répondre la recherche ethnologique Pourquoi obéissons-nous aux ordres des magistrats et des hommes armes Cette question en revanche paraît très sérieuse Pascal et notre embarras répondre atteste

ses yeux la vanité de existence sociale est en réfléchissant sur les titres sur la légitimité du Pouvoir politique que les pen seurs de notre tradition ont commencé se préoccuper des fonde ments de ordre social Bref la problématique sociale est déve loppée dans nos civilisations au moins autant partir une réflexion sur la diversité des cultures que une méditation sur obéissance et autorité Ajoutons que ordre social et ainsi introduirons-nous une deuxième remarque apparaissait aux grands hommes des xvne et xvme siècles comme le fruit un accord entre volontés Les sociologues durkheimiens aimaient désigner

21 PIAGET oc cit pp 8-9

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en Auguste Comte leur Grand Ancêtre Nous revendiquerions plus volontiers le parrainage auteurs qui comme Hobbes Spinoza ou Rousseau se sont attachés décrire le consensus déterminer si et quelle conditions les hommes peuvent se mettre accord ou être mis accord et prendre en commun des décisions qui les engagent tous Le contractualisme est pas une pure fiction méta physique il en faut de peu que nous puissions voir une hypo thèse ou un modèle qui rend compréhensible une réalité en elle-même opaque et impénétrable Le mérite des philosophies con- tractualistes est nos yeux double est avoir lié le problème de ordre social celui de obéissance politique et avoir mis la notion de réciprocité au centre de leurs réflexions découvrant du même coup que ordre social ne se confond ni avec les solli citations du sentiment ni avec les purs calculs de intérêt indivi duel Cette irréductibilité de la société aux individus qui la com posent que Durkheim désignait du nom ailleurs ambigu de con trainte et laquelle il attachait tant importance Spinoza en donne déjà une image saisissante quand il écrit dans le Théo logico-politiaue 22 Entre particuliers aucun pacte ne saurait être valide. si le pacte est pas conclu en termes tels que sa rupture entraîne pour autre parti plus de préjudice que de profit Personne souligné avec plus de netteté que le contrat social est pas assimilable un contrat entre particuliers il requiert pour être efficace le recours des éléments que Durkheim quali fiait de non-contractuels Bref tout ordre fondé sur la récipro cité suppose en fin de compte le recours la contrainte

Or cet enseignement qui fait le fond commun des diverses doctrines contractualistes peut-être ne serait-il pas trop difficile de le retrouver dans certaines études des sociologues contemporains sur les petits groupes ou sur les groupes restreints Avec moins de peine encore nous exhumerions plus ou moins altéré il est vrai des analyses durkheimiennes sur la conscience collec tive Mais le problème de ordre est posé en termes plus géné raux par les sociologues que par les philosophes politiques car pour les sociologues la contrainte ne incarne pas seulement dans le bras du bourreau pas plus que les sanctions ne se réduisent la seule catégorie des sanctions juridiques Pourtant même dans les groupes où aucun code est institué une contrainte exerce sur les individus non point seulement pour les attirer et les retenir mais aussi pour les amener tenir compte dans leurs pro-

22 Edition de la Pléiade 885

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pres plans des plans de leur partenaire Cette exigence de réci procité même si elle ne prend pas une expression normative rigou reuse même si elle se traduit seulement par des courants attrac tion ou de répulsion affective plus ou moins instables fournit observateur un principe aide duquel il peut décrire le système des rôles sociaux est-à-dire ensemble des rapports qui lient chaque participant ses partenaires La contrainte analyse alors comme la somme des conditions sans lesquelles le groupe ne se constituerait pas et ne subsisterait pas comme unité et sans les quelles la position de individu dans le groupe serait tout fait indéterminée

Ces brèves remarques suf sent nous convaincre de la parenté entre analyse politique et analyse sociologique telle que Durk- heim en posé les fondements Mais les développements de la recherche et de la réflexion contemporaine nous aident franchir une nouvelle étape La grande faiblesse des philosophies politiques traditionnelles est de ne être guère préoccupé des conditions concrètes dans lesquelles le consensus peut se réaliser Comme il arrive souvent les pionniers avaient formulé le problème avec une netteté irréprochable malheureusement ce sont les méthodes appro priées qui leur avaient fait défaut pour développer leur première intuition Ils semblent avoir eu tous tendance raisonner comme si une pure et simple alternative nous était posée une part le chaos la violence arbitraire autre part le consensus accord des volontés la légitimité Ainsi Hobbes oppose la guerre de tous contre tous la paix dans obéissance et la soumission Rous seau le particularisme des intérêts la volonté générale expé rience historique pas de peine nous convaincre entre le pur chaos et intégration parfaite il place pour beaucoup de solutions diversement cohérentes et diversement efficaces cet égard le modèle contractualiste est certainement beaucoup trop simple et doit être enrichi par un recours observation Mais les développements récents de la microsociologie nous donnent un avantage décisif la fois sur Rousseau et sur DurJkheim car ils mettent notre portée étude expérimentale du consensus Nous pouvons en laboratoire examiner comment se forme dans un groupe influence un participant sur les autres étudier comment vote une assemblée quelles conditions une volonté générale peut

constituer et se rendre efficace Par là nous pouvons aujour hui donner la notion de consensus un sens beaucoup plus précis et plus étendu que ne lui prêtaient non seulement les philosophes

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du XVIIe et du xvn siècle mais les sociologues durkheimiens eux- mêmes Chez Durkheim en effet est éducation morale qui produit le consensus on dirait en style moderne que pour lui le problème de intégration sociale se confond avec celui de in tégration culturelle le consensus fran ais est ensemble des

urs et les opinions communs aux fran ais En revanche les règles ou les procédures par lesquels ceux-ci parviennent des accords explicites ne font pas objet un traitement systématique est que pour un durkheimien les règles ne sont pas efficaces par elles-mêmes elles ne le sont que par les valeurs elles ont pour fin de réaliser Un des mérites de la microsociologie contemporaine est avoir contribué préciser le sens un peu flou du concept intégration Certains auteurs comme Moreno attachent aux relations interpersonnelles pour que le groupe soit intégré il faut que ses membres éprouvent les uns pour les autres plus attrac tion ils ne ressentent de répulsion autres auteurs soulignent importance des motivations individuelles Mais les recherches peut-être plus prometteuses étudient les rapports entre la forme organisation du groupe et sa cohésion entre son unité et la nature des tâches qui pratiquent comme les conditions impo sées leur déroulement De tels travaux procèdent de observa tion mais aussi bien de expérimentation Non seulement divers indices nous permettent de mesurer la tension entre divers membres un groupe apprécier la qualité de la participation de chaque acteur Rien ne nous empêche de nous demander en outre comment va se comporter le groupe face une situation artificiel lement définie si devant des circuits information allongés rac courcis ou compliqués il tendra se disloquer ou se raffermir si un même groupe soumis des moniteurs formés aux métho des démocratiques ou autoritaires accroîtra ou diminuera sa production ou sa productivité Nous aurons ainsi traité sur

modèle simplifié dans le premier cas quelques-uns des pro blèmes qui touchent organisation bureaucratique dans le second quelques-uns de ceux qui intéressent analyse des régimes poli tiques Si nous parvenons découvrir dans un et autre de ces domaines des corrélations répétables qui nous permettent expli quer et de prévoir certains comportements nous aurons posé les bases de la théorie dont tout au long de cet article nous avons cessé de célébrer les mérites

Une telle théorie ne pourra être dite générale au sens précis de ce qualificatif si nous ne parvenons pas exprimer toutes nos

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observations dans un seul et même langage or le plus probable est que notre théorie restera partielle et le passage une théorie partielle une autre posera des problèmes fort délicats En tout cas nous espérons réussir formuler quelques relations significatives vérifiables et généralisables Du même coup des com paraisons rigoureuses deviendront possibles il suffira de rappro cher les variables empiriques liées au fonctionnement de telles ou telles institutions du système de relation logique déjà posé par la réflexion et par expérimentation23 De telles relations si elles ne nous permettent pas interpréter simultanément rous les ordres de phénomènes est-à-dire si elles ne définissent pas une théorie rigoureusement générale intéressent plus un ordre de phéno mènes la fois et permettent une comparaison entre ces divers ordres Ainsi idée une théorie générale de autorité est peut- être pas entièrement satisfaisante mais il est clair que toute théorie de autorité des chances de appliquer plusieurs types de commandement Du coup pourquoi ne point tenter interpréter les phénomènes politiques aide de catégories que le sociologue établies sur observation et sur expérimentation des groupes res treints et qui par conséquent ont un sens dans un contexte non politique du moins si on prend ce mot dans une acception traditionnelle Clyde Kluckhohn24 écrit avec beaucoup de jus tesse La raison pour laquelle les anthropologues ont si peu écrit sur le comportement politique est leur inaptitude isoler dans de nombreuses cultures un ordre de phénomènes strictement com parables ce que nous appelons gouvernement Tant que on fait de la désignation formelle des gouvernants le critère unique de toute organisation politique il faut admettre puisque expé rience nous désigne des sociétés sans gouvernement que pour de telles sociétés le problème de autorité politique ne se pose pas En revanche dès que on voit dans le consensus le thème poli tique par excellence il plus de raison de restreindre la poli tique étude des institutions gouvernementales tout groupe quels que soient sa taille et ses caractères fait face des problèmes poli tiques pour autant que ses problèmes touchent sa cohésion et

son unité Cette définition est évidemment très large trop large

23 La méthode ainsi esquissée inspire évidemment de epistemologie des modèles dont il pas de raison de confiner usage la science éco

nomique cf G.G GRANGER Méthodologie économique IIe partie chap ill Paris P.U.F. 1955 Il serait aussi intéressant de la rapprocher de la notion webérienne de type-idéal

24 Universal categories of culture in Anthropology Today 508

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puisque prise la lettre elle reviendrait confondre le problème politique avec celui de intégration sociale

Si pour sauver la spécincité de la politique nous voulons res treindre notre définition nous serons conduits distinguer entre ce que nous appellerons la politique lato sensu et la politique stricto sensu Quand nous examinons les conditions du consensus dans un groupe quelconque nous sommes amenés porter atten tion aux faits de pouvoir et de prestige comme aux résistances que suscitent les supériorités réelles ou usurpées Bref nous voyons esquisser un système de stratification des différences qualita tives auxquelles sont affectées des valeurs déterminent la position status de chaque individu Elles lui assignent une puissance cer tains actes me sont interdits raison de mon status alors que autres pour la même raison me sont prescrits cause du pres tige dont il jouit il bénéficie de certaines privautés ou se voit refuser certains privilèges Le système de relations qui une manière plus ou moins cohérente résume ces différences de pouvoir et de prestige nous pouvons appeler hiérarchie Cette hiérarchie est pas donnée une fois pour toutes elle existe point par elle- même elle peut être mise en cause Elle apparaît autre part comme une condition du consensus elle facilite ou elle con trarie Une manipulation expérimentale peut nous éclairer sur le lien entre le consensus et la hiérarchie accord est-il facilité ou retardé si les individus prestigieux et puissants entendent si leurs suggestions sont accueillies avec confiance Pour distinguer action politique des autres formes action sociale il faut préciser dans quel contexte exercent la lutte pour le status et la mise en cause des hiérarchies spontanées Une uvre comme Street Cor ner Society de William Whyte2ä peut être dite politique en ce sens elle décrit émergence une stratification de pouvoirs et de prestiges dans un groupe de jeunes dés uvrés et les ten sions qui résultent dans la hiérarchie ainsi élaborée de la lutte que mènent un contre autre les deux possibles leaders Pourtant cette rivalité ne peut être dite politique dans le même sens que celle qui opposa par exemple Staline Trotsky Pourquoi Voyons quelques raisons dont analyse nous permettra éclairer notre dis tinction entre la politique lato sensu et la politique stricto sensu

Disons abord une hiérarchie politique stricto sensu inté resse nécessairement plus un groupe la fois Aristote signalait

25 William WHYTE Street Corner Society Chicago University of Chi cago Press 1943

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déjà que la Polis son origine ni dans les contrats af faires ni dans les alliances en vue de la guerre ni dans les échanges de services. ni dans le fait habiter sur un même territoire 26 analyse aristotélicienne applique aussi bien nos Etats moder nes qui ne se réduisent pas davantage une juxtaposition unités locales une collection de ménages ou une somme de firmes Ils se définissent comme un ordre auquel sont soumis les indi vidus aussi bien comme producteurs que comme chefs de famille ou comme particuliers Cette multiplicité des groupes intéressés par ordre politique explique par le fait aucun de ces groupes est par nature autonome Les sociologues ont coutume de qua lifier la famille de groupe primaire Excellente formule si elle souligne importance de cette institution dans le processus de socialisation mais qui entraîne de lourdes erreurs elle nous invite voir dans ordre domestique un ensemble de régulations se suffisant elles-mêmes Dès apparaît la prohibition de in ceste la famille humaine ne peut plus se refermer sur elle-même elle constitue une unité essentiellement incomplète obligée chaque génération de rejeter une partie de ses membres et de chercher en dehors elle une fraction de son effectif La distinction laquelle les ethnologues nous ont habitués entre la famille orientation celle où Ego re oit sa première éducation et la famille de pro création celle où Ego assume les responsabilités parentales) la violence avec laquelle sont sanctionnées partout les infractions au tabou de inceste suffisent nous convaincre que ordre inté rieur de la famille est assuré par des contrôles dont la source doit être recherchée en dehors elle Si nous considérons maintenant les firmes ou plus généralement les diverses unités économiques leur heteronomie ne nous frappera pas moins La division du tra vail ne analyse pas seulement comme un système de techniques elle suppose aussi des urs et une éthique Si des prétentions contradictoires élèvent entre différentes catégories de producteurs qui mettent en cause les termes de échange entre acheteurs et vendeurs qui les arbitrera Le recours aux instances supérieures le dessaisissement des instances subalternes constituent le premier trait mais ni le seul ni peut-être le plus important par lequel appa raît la hiérarchie politique

Si toute organisation politique suppose une pluralité de groupes soumis un ordre commun puisque chacun de ces groupes consi dérés isolément est incapable de se constituer en unité autonome)

26 Léon ROBIN Aristote Paris P.U.F. 1944 274

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comment décrire et expliquer les mécanismes intégration com ment rendre raison de la force ou de la faiblesse du consensus La dif culte apparaît autant plus grave que la cohésion poli tique revêt souvent des formes ambiguës elle est pas de ordre du tout ou rien Des accords partiels peuvent se réaliser dans des circonstances particulières Mais la zone accords ne recouvre pourtant une faible partie des problèmes auxquels est confronté le groupe En outre le consensus peut apparaître très faible au niveau explicite et très vivace au niveau implicite un groupe cul- turellement uni peut être politiquement désuni On entend encore souvent citer les sociétés archaïques comme des exemples de socié tés intégrées Les causes de ce rare bonheur seraient au nombre de deux abord les individus seraient profondément assimilés les uns aux autres par leur intense participation la conscience collective On insiste ensuite sur la simplicité sur le petit nombre de problèmes qui se posent ces sociétés pour lesquelles se trou vent ainsi réduites les chances de tension et de conflit Il ne faut pas se dissimuler que cette image édifiante toutes chances être fausse La complexité structurale est pas le propre de nos sociétés Prenons la description un ethnologue anglais de grand renom Evans Pritchard donne de organisation politique un groupe soudanais les Nuer27 Nous allons voir que apparente simplicité de cette sociétés tribus et sections largement indépendantes recouvre des problèmes organisation assez délicats28 Soit deux tribus Nuer et La tribu est divisée en deux sections pri maires primary sections) lesquelles sont leur tour divisées chacune en deux sections secondaires X1 et X1 et et Y2 Mais tandis que constitue le terme ultime de différenciation en se divise en et Z2 29 auteur remarque Chez les Nuer il toujours du point de vue structurel contradiction dans la définition du groupe politique un homme est membre dudit groupe seulement en raison du fait il appartient pas autres groupes du même type et que vraisemblablement il ap partient pas un autre groupe raison de son appartenance un segment de celui-ci qui est per en opposition avec les autres segments de ce même groupe Un peu comme si je étais mem bre du parti démocrate que parce que je ne suis pas membre du

27 Evans PRITCHARD The Nuer of the Southern Sudan in African Political Systems Oxford University press édition 1950

28 Ibid. pp 280-282 29 Voir le diagramme oc cit. 282

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parti républicain que appartienne une organisation club syn dicat société de pensée... affiliée au parti démocrate agit donc une structure où la position des individus est déterminée la fois par inclusion et par exclusion Si Pierre appartient pas

il appartient si en appartenant il appartient pas il appartient si appartenant il appartient pas

il appartient si appartenant pas il appartient pas Z1 il appartient Z2 Les règles exclusion semblent donc

rigoureuses De même les règles inclusion si un individu appar tient Z2 je suis sur au moins sous certains rapports et en cer taines circonstances il relève de la juridiction de

Pourtant bien des difficultés nous attendent quand nous entre prenons de déterminer si Pierre qui appartient appartient ou X1 ou X1 ou En effet remarque notre auteur il relève un groupe politique dans une situation et en relève plus dans une situation différente appartenance telle ou telle section se détermine une fois connue appartenance la moitié ou inversement de appartenance une section peut se déduire appartenance une moitié mais cela est vrai que dans la majorité des cas et tant que applique le principe de emboî tement hiérarchique Il arrive aussi dans certaines circonstances et pour certaines activités de la vie sociale que la hiérarchie se différencie chaque niveau en deux status alternatifs de même valeur La tâche du sociologue est analyser les règles de substitution comme les règles intégration et de se demander dans quelles circonstances intérieur un système partiellement hié rarchisé deux status apparaissent indifférents même équiva lents en prestige et en pouvoir Les textes très elliptiques de Evans Pritchard ils ne nous permettent pas de nous faire une idée de ces délicates opérations nous suggèrent quelques problèmes une très grande portée comment le principe intégration hiérarchique peut-il se combiner avec celui de indépendance et de autonomie des segments et sections inclus dans la hiérarchie où la rigueur de chacun de ces principes peut-elle être poussée sans mettre en cause le principe du consensus Quelle dérogation et quel compromis chacun eux est-il susceptible admettre

Après avoir indiqué brièvement la complexité de la structure Nuer demandons-nous maintenant comment un individu membre de Zi par exemple per oit la hiérarchie Sa perception des chances être assez confuse il est vrai que son appartenance dépend de ses diverses participations aux activités sociales Par

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rapport un individu de la tribu il se percevra comme membre de mais par rapport un membre de Z1 comme lui membre de de de et de Y1 il se percevra comme membre de Z1 tandis que par rapport un il se per oit comme un caté gorie qui rassemble la fois X1 et X2 Aussi Evans Pritchard peut-il écrire Une unité de la tribu ne constitue un groupe poli tique que par rapport autres unités qui possèdent ce même caractère et ils forment ensemble une tribu Nuer seulement en rapport avec autres tribus. et en dehors de ces rapports de positions il pas lieu attribuer beaucoup de sens des concepts comme tribu et segment 30 Bref la hiérarchie se définit en termes de substitutions et oppositions

Une structure politique du type Nuer apparaît comme un sys tème de deux oppositions moitiés plus ou moins rigoureuses intérieur desquelles et entre lesquelles jouent alternativement un principe de substitution et un principe de hiérarchie dont la rigueur et exigence dans le cas des Nuer semblent assez faibles Est-il déraisonnable de supposer que des structures de ce type se ren contrent ailleurs que chez les Nuer Ne donnons pas dans des rapprochements faciles et abstenons-nous affirmer tout de suite que nos régimes deux partis sont de cette forme car affiliation chez nous est libre la plupart des citoyens américains ne sont ni républicains ni démocrates et même un grand nombre entre eux ne votent pas) tandis que dans exemple de Evans Pritchard il faut que tout sujet appartienne au groupe ou au groupe En revanche étudier la hiérarchie de pouvoir et de prestige entre les divers groupements affiliés un parti les substitutions et les équivalences entre eux syndicats amicales sections groupes de pression permettrait apprécier la cohésion interne et la force de ce parti il entreprenait une telle étude observateur se trou verait en présence de principes très généraux il toutes chances de retrouver dans autres branches de la recherche supposer un individu soit membre du syndicat peut-on prévoir il sera aussi membre de amicale étant donné que cette amicale est affiliée comme le syndicat au parti Ou bien par le poids il acquiert de sa participation amicale cet individu membre du parti est-il dispensé de affilier au syndicat Formellement ces questions sont on le voit très proches de celles examinent les théoriciens de la Scale Analysis et leur exa men permettrait sans doute des comparaisons utiles et bien fondées

30 Loc cit. 282

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Selon les réponses que feraient nos sujets le degré comme la nature de intégration du parti pourraient être déterminés Nous aurions ainsi traité un problème politique en termes sociologiques et nous aurions traité en recourant des méthodes dont les psy cho-sociologues font emploi dans les secteurs très divers Au fond la politique comme la sociologie pose le problème du con sensus et pour étudier ces deux disciplines recourent des métho des comparables est dans ce sens que lato sensu sociologie et politique ont tendance se rapproche Sans doute peut-on faire valoir que intégration politique met en jeu plus un groupe la fois tandis que le sociologue peut se contenter étudier la cohé sion du groupe restreint est-à-dire pris en lui-même et sans rapports avec les autres Mais cette première différence si on la presse un peu risque apparaître assez peu nette En effet in térieur un groupe si restreint soit-il le processus de différen ciation peut faire apparaître des cliques et des coalitions unité un tel groupe en cours de différenciation pose alors un problème on peut qualifier formellement de politique Mais peut-être tenons-nous une distinction plus solide quand nous oppo sons intégration culturelle fruit une éducation commune in tégration politique qui recourt un système de sanctions spéci fiques est ainsi que nous lisons sous la plume de Radcliffe Brown organisation politique une Société est aspect de son organisation totale qui touche le contrôle et la régulation de la force physique 31 Ce qui distingue les hiérarchies politiques des autres hiérarchies sociales ce est pas seulement leur plus grande complexité est que pose le problème du recours la force nue Les hiérarchies politiques ne se distinguent pas seulement des autres parce elles concernent toujours plus un groupe la fois ce premier trait ressort très clairement de exemple que nous avons analysé après Evans Pritchard Elles ne se définissent pas seulement comme une constellation de prestige et de pouvoir qui peut être remis en cause et pour ainsi dire sans cesse renversé il suffît que individu change de position dans la structure politique pour que se déforme sa perception de la hiérarchie La différence entre Staline et Trotsky une part Chic et Doc les deux héros de Wbite autre part est que Staline ap puyant sur appareil de Etat prolétarien peut régler intégra lement le contentieux qui opposait son rival

31 African Political Systems preface xxiii

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Pourtant gardons-nous abord une erreur Radcliffe Brown jamais voulu dire que la force physique constitue le seul ni

le plus efficace principe intégration politique il aucune raison imaginer que le grand sociologue anglais ait oublié les enseignements de Durkheim sur la conscience collective Le sens de sa maxime est beaucoup moins discutable les systèmes politiques sont des organisations et peut-être les seules dans les quelles le recours la force physique est explicitement envisagé ou en autres termes les normes politiques et juridiques mettent en évidence ultima ratio de toute organisation sociale Nous avions disposé nos développements autour de la notion de con sensus est-il pas étrange que nous débouchions maintenant sur le problème de la force Car le recours la force nous rejette en de du consensus et nous ramène des questions que en seignement contractualiste avait cru résoudre oublions pas pour tant que les sociologues durkheimiens définissaient le fait social par la contrainte Sans doute ce concept restait chez eux exagéré ment compréhensif il incluait la fois la pression et as piration les sanctions spécifiques et diffuses externes et internes Mais il apparaissait toujours quelque niveau que ce soit de la réflexion sociologique Dans toute vie sociale la contrainte est pré sente même si le recours méthodique la force est ni organisé ni envisagé Et est originalité de ordre politique aménager ce recours de définir les conditions auxquelles il sera tenu pour légitime et de les distinguer de celles où il apparaîtra abusif

On voit comment la réalité politique est pour ainsi dire enve loppée dans une réalité sociale dont elle révèle et précise certains traits et au fonctionnement de laquelle elle apporte certaines solu tions Mais une et autre ne sont compréhensibles que si la diversité indéfinie des situations et des circonstances peut être interprétée la lumière de quelques schémas simples capables de supporter épreuve de la vérification expérimentale Les difficultés de cette entreprise ses dangers mêmes ne nous échappent pas Mais plus encore nous sommes sensibles son urgence Puissions- nous avoir convaincu quelques-uns de nos lecteurs et les avoir per suadés il pas de tâche plus nécessaire dans état présent de nos disciplines que établissement de quelques propositions sim ples et généralisables touchant la conduite humaine est cette condition seulement que des comparaisons deviendront possibles entre les diverses sociétés et entre les états successifs une même société

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