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Page 1: Recueil fantastique 4ème

RECUEIL DE NOUVELLES FANTASTIQUES

AU MENU :

AUTEUR TITRE DATE PAGESE.T.A. HOFFMANN La femme vampire 1821 2 – 10

T. GAUTIER La cafetière 1831 11 - 15

P. MERIMEE La Vénus d’Ille 1835 16 – 31

P. BOREL Gottfried Wolfgang 1843 32 – 36

E. A. POE Le chat noir 1843 37 – 43

A. DAUDET L’homme à la cervelle d’or 1860 44 – 47

A. DAUDET Wood’stown 1873 48 – 50

G. de MAUPASSANT La main d’écorché 1875 51 – 53

G. de MAUPASSANT Apparition 1883 54 – 58

G. de MAUPASSANT Qui sait ? 1890 59 – 66

M. SCHWOB L’homme voilé 1891 67 – 69

F. BOUTET Un fantôme 1903 70 – 73

G. APOLLINAIRE La disparition d’Honoré Subrac 1910 74 – 76

SAKI Sredni Vashtar 1910 77 – 79

R. BLOCH Un bonbon pour une bonne petite 1947 80 – 85

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E.T.A. HOFFMANN

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LA FEMME VAMPIRE

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Le comte Hyppolite était revenu exprès d’un voyage lointain pour prendre possession du riche héritage de son père, qui venait de mourir. Le château patrimonial était situé dans la contrée la plus riante, et les revenus des terres adjacentes pouvaient amplement fournir aux embellissements les plus dispendieux.

Or, le comte résolut de réaliser et de faire revivre à ses yeux tout ce qui avait, en ce genre, frappé le plus vivement son attention dans ses voyages, principalement en Angleterre, c’est-à-dire tout ce qui pouvait se faire de plus somptueux, de plus attrayant et de meilleur goût. Il convoqua donc autour de lui des artistes spéciaux et tous les ouvriers nécessaires, et l’on s’occupa aussitôt de la re-construction du château et des plans d’un parc immense, conçu dans le style le plus grandiose, dans lequel devaient être enclavés l’église même du village, le cimetière et le presbytère, comme au-tant de fabriques élevées à dessein au milieu de cette forêt artifi-cielle.

Tous les travaux furent dirigés par le comte lui-même initié aux connaissances nécessaires et qui se consacra exclusivement, et de corps et d’âme, à sa vaste entreprise, si bien qu’une année entière s’écoula sans qu’il eût songé une seule fois à paraître dans la capi-tale, suivant le conseil de son vieil oncle, pour y éblouir par un train splendide les nobles demoiselles à marier, afin que la plus belle, la plus sage et la plus aimable lui échût en partage pour épouse.

Il se trouvait précisément un matin assis devant sa table de tra-vail , occupé d’esquisser le dessin d’un nouveau corps de bâtiment, lorsqu’une vieille baronne, parente éloignée de son père, se fit an-noncer. Hyppolite se souvint aussitôt, en entendant prononcer le nom de la baronne, que son père ne parlait jamais de cette vieille femme qu’avec la plus profonde indignation, même avec horreur, et qu’il avait recommandé à plusieurs personnes qui voulaient se lier avec elle de se tenir sur leurs gardes, sans jamais s’être expliqué du reste sur les dangers de cette liaison, répondant à ceux qui insis-taient à ce sujet : qu’il y avait certaines choses sur lesquelles il va-lait mieux se taire que trop parler. Mais il était notoire que mille bruits fâcheux circulaient dans la capitale sur une affaire criminelle de la nature la plus étrange où la baronne avait été impliquée, et qui avait amené sa séparation d’avec son mari, et sa relégation dans une résidence étrangère. On ajoutait même qu’elle ne devait qu’à la clé-mence du prince d’avoir échappé à des poursuites judiciaires.

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Hyppolite se sentit très péniblement affecté de la rencontre d’une personne pour qui son père avait eu tant d’aversion, et, bien qu’il ignorât encore les motifs de cette répugnance, cependant les devoirs de l’hospitalité , impérieux surtout à la campagne , le contraignirent à faire bon accueil à cette visite importune. Quoique la baronne ne fût certainement pas laide, jamais aucune personne n’avait produit sur le comte une impression aussi désagréable que celle qu’il ressentit à sa première vue. Elle fixa d’abord en entrant un regard étincelant sur lui, puis elle baissa les yeux et s’excusa de sa visite dans des termes presque humiliants pour elle-même. — Elle se confondit en lamentations sur l’inimitié que lui avait témoignée toute sa vie le père du comte, imbu contre elle des préventions le plus extraordinaires , accréditées par la haine de ses ennemis, et se plaignit de ce que, malgré la profonde misère qui l’avait accablée et forcée à rougir de son rang, il ne lui avait jamais fait parvenir le moindre secours. Elle ajouta qu’à la fin , et par une circonstance tout à fait imprévue, une petite somme d’argent qui lui était échue lui ayant permis de quitter la capitale pour se retirer en province dans une ville éloignée, elle n’avait pu résister au vif désir de visiter sur sa route le fils d’un homme qu’elle avait toujours honoré, non-obstant sa haine aussi injuste que déclarée.

C’était avec l’accent touchant de la franchise que la baronne s’exprimait ainsi, et le comte se sentit doublement ému quand, ayant détourné ses regards de l’aspect déplaisant de la vieille, il s’extasia à la vue de l’être gracieux, ravissant et enchanteur qui accompa-gnait la baronne. Celle-ci se tut, et le comte, absorbé dans sa contemplation, n’y prit pas garde et gardait le silence. Alors la ba-ronne le pria de vouloir bien l’excuser si, dans le trouble de sa pre-mière visite, elle ne lui avait pas d’abord et avant tout présenté sa fille Aurélia.

Ce fut alors seulement que le comte recouvra la parole ; il pro-testa en rougissant jusqu’au blanc des yeux, et avec l’embarras d’un jeune homme épris d’amour, contre les scrupules de la baronne, qui lui permettrait sans doute de réparer les torts paternels qu’il ne fal-lait assurément attribuer qu’à un fâcheux malentendu, et il la pria, en attendant, de vouloir bien agréer l’offre d’un appartement dans son château. — Au milieu de ses assurances de bonne volonté, il sai-sit la main de la baronne ; soudain un frisson glacial intercepta sa parole, sa respiration, et pénétra jusqu’au fond de son âme. Il sentit sa main étreinte par une pression convulsive dans les doigts crispés de la vieille, dont la longue figure décharnée avec ses yeux caves et ternes lui parut, sous ses laids vêtements bigarrés, semblable à un cadavre habillé et paré.

« Oh ! mon Dieu ! quel déplorable accident ! et justement dans un moment pareil ! » Ainsi s’écria Aurélia en gémissant. D’une voix émue et pénétrante elle expliqua au comte que sa mère avait quel-

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quefois et à l’improviste de ces crises nerveuses, mais que cela se passait ordinairement très vite et sans nécessiter l’emploi d’aucun remède. Le comte ne s’en débarrassa qu’avec peine de la main de la baronne, mais une douce et vive sensation de plaisir vint ranimer ses sens quand il prit celle d’Aurélia qu’il pressa tendrement contre ses lèvres.

Presque parvenu à la maturité de la vie, le comte éprouvait pour la première fois l’ardeur d’une passion violente, et il lui était d’au-tant plus impossible de dissimuler la nature de ses impressions. D’ailleurs, l’amabilité enfantine avec laquelle Aurélia reçut ses pré-venances, l’enivrait déjà de l’espoir le plus flatteur. Au bout de quelques minutes la baronne avait repris connaissance, et, comme s’il ne se fût rien passé, elle assura au comte qu’elle était fort hono-rée de l’offre qu’il lui faisait de séjourner quelque temps au château, et que cela effaçait d’un seul coup tous les procédés injustes de son père à son égard. — L’intérieur du comte se trouva ainsi subitement modifié, et l’on eut lieu de penser qu’une faveur particulière du sort avait conduit près de lui la seule personne du monde faite pour assu-rer son bonheur et sa félicité, à titre d’épouse chérie et dévouée.

La conduite de la baronne ne se démentit pas. Elle parlait peu, se montrait fort sérieuse et même concentrée à l’excès ; mais elle manifestait dans l’occasion des sentiments doux et un cœur ouvert aux plaisirs purs et simples. Le comte s’était accoutumé à ce visage pâle et ridé , à l’apparence cadavéreuse de ce vieux corps semblable à un fantôme. Il attribuait tout à l’état maladif de la baronne , et à son penchant vers les idées mélancoliques et sombres : car ses do-mestiques lui avaient appris qu’elle faisait dans le parc des prome-nades nocturnes, dont le cimetière était le but.

Il eut honte de s’être laissé subjuguer trop aisément par les pré-ventions de son père, et ce fut absolument en vain que son vieil oncle lui adressa de pressantes exhortations pour l’engager à sur-monter la passion qui s’était emparée de lui, et à rompre des rela-tions qui devaient inévitablement, tôt ou tard, l’entraîner à sa perte. Intimement persuadé de l’amour sincère d’Aurélia, il demanda sa main en mariage, et l’on peut imaginer avec quelle joie la baronne, qui se voyait par là tirée de l’indigence la plus profonde pour jouir d’une brillante fortune, consentit à cette proposition.

Bientôt disparut du visage d’Aurélia, avec sa pâleur habituelle, l’empreinte particulière du chagrin profond et invincible qu’elle semblait nourrir ; on vit tout le bonheur de l’amour éclater dans ses yeux et s’épanouir sur ses joues comme la fraîcheur de la rose.

Un accident affreux, qui arriva le matin même du jour fixé pour la noce, vint traverser tout à coup les vœux du comte. On avait trouve la baronne gisant inanimée la face contre terre, dans le parc,

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près du cimetière, d’où on l’avait transportée au château, au mo-ment même où le comte , à peine levé et dans l’ardente ivresse de son bonheur, jetait un regard radieux par la fenêtre de sa chambre.

Il crut d’abord que la baronne n’avait qu’une attaque de son mal ordinaire ; mais tous les moyens employés pour la rappeler à la vie restèrent sans succès; elle était morte! — Surprise par ce coup im-prévu, et secrètement désespérée , Aurélia s’abandonna moins à l’explosion d’une douleur violente qu’à une consternation muette et sans larmes. Le comte, inquiet des suites de cet événement , n’osa toutefois rappeler à sa bien-aimée qu’en tremblant , et avec précau-tion, que sa position d’orpheline, d’enfant délaissée, lui faisait un de-voir d’abjurer certaines bienséances, pour n’en pas violer une plus rigoureuse, c’est-à-dire qu’il fallait, malgré la mort de sa mère, rap-procher, autant que possible, le moment de leur union. Mais alors Aurélia se jeta dans les bras du comte, et pendant qu’un torrent de larmes ruisselait de ses yeux, elle s’écria d’une voix émue : « Oui, oui, au nom de tous les saints ! au nom de ma félicité, oui ! »

Le comte attribua ce mouvement d’effusion , si vivement expri-mé par Aurélia , à la pensée amère de l’abandon et de l’isolement où elle se trouvait ; car les convenances lui interdisaient de demeurer plus longtemps au château. Du reste, il eut soin qu’une matrone âgée et respectable lui servit de dame de compagnie pendant quelques semaines, à l’expiration desquelles le jour des noces fut ar-rêté de nouveau, et cette fois aucun obstacle fâcheux ne s’opposa à la cérémonie, qui couronna le bonheur d’Hyppolite et d’Aurélia.

Néanmoins l’état singulier d’Aurélia n’avait point changé; elle paraissait incessamment tourmentée, non pas du regret de la perte de sa mère, mais d’une anxiété intérieure mortelle et indéfinissable. Un jour, au milieu d’un entretien amoureux des plus doux, elle s’était levée brusquement saisie d’une terreur soudaine, plus pâle qu’une ombre, et, serrant le comte dans ses bras, comme pour conjurer, en s’attachant à lui, le funeste anathème d’une puissance ennemie et invisible, s’était écriée en versant un torrent de larmes : « Non, jamais! jamais!… » — Cependant, depuis son mariage, cette irritation extrême s’était beaucoup affaiblie, et le calme paraissait rentré dans l’âme d’Aurélia.

Le comte avait dû nécessairement supposer qu’un secret fatal affectait aussi gravement l’esprit d’Aurélia ; mais il avait vu, et avec raison, de l’indélicatesse à la questionner sur ce sujet, tant qu’avait duré son état de souffrance et qu’elle-même gardait le silence. — Devenu l’époux d’Aurélia, il hasarda enfin, avec beaucoup de ména-gements, certaines allusions touchant les motifs probables de cette singulière perturbation morale. Alors Aurélia dit hautement qu’elle regardait comme une faveur du ciel cette occasion d’ouvrir son cœur tout entier à un époux chéri. Et quelle fut la surprise du comte

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en apprenant qu’Aurélia ne devait cette sombre inquiétude, et l’alté-ration de ses facultés, qu’à l’influence et aux menées coupables de sa mère ?

« Y a-t-il au monde, s’écria Aurélia, quelque chose de plus épou-vantable que d’être réduit à haïr, à abhorrer sa propre mère ! » — Ainsi ni le père ni le vieux oncle d’Hyppolite n’avaient nullement cé-dé à d’injustes préventions, et la baronne avait abusé le comte avec une hypocrisie méditée. Il était donc obligé de regarder comme un bienfait du sort que cette méchante femme fût morte le jour fixé pour son mariage, et il ne dissimula pas cette pensée. Mais Aurélia lui révéla que justement après cet événement , elle avait été frappée par un affreux pressentiment de l’idée accablante et sinistre que la défunte surgirait un jour de sa tombe pour l’arracher aux bras de son amant et l’entraîner dans l’abîme.

Voici ce qu’Aurélia raconta à son mari, d’après les souvenirs confus de son enfance. — Un jour, au moment même de son réveil, un grand tumulte s’éleva dans la maison, elle entendit ouvrir et re-fermer violemment les portes, et des voix étrangères crier avec confusion.. Le calme enfin commençait à se rétablir, quand sa bonne vint la prendre dans ses bras et la porta dans une grande chambre, où beaucoup de monde était rassemblé autour d’une longue table, sur laquelle elle vit couché un homme qui jouait habituellement avec elle, de qui elle recevait maintes friandises, et qu’elle appelait du nom de papa. Elle étendit ses petites mains vers lui et voulut l’em-brasser ; mais elle trouva ses lèvres, naguère si douces, sèches et glacées, et Aurélia, sans savoir pourquoi, éclata en amers sanglots. Sa bonne la transporta dans une maison inconnue, où elle resta longtemps, jusqu’à l’arrivée d’une dame qui l’emmena en carrosse avec elle : c’était sa mère, qui, peu de temps après, se rendit dans la capitale, accompagnée d’Aurélia.

Aurélia avait environ seize ans, lorsqu’un jour un homme vint voir la baronne, qui l’accueillit avec joie et familièrement, comme un ancien ami. Ses visites devinrent de plus en plus fréquentes, et bien-tôt un changement des plus sensibles s’opéra dans le train de vie de la baronne. Au lieu de l’humble mansarde qui lui servait d’asile, au lieu de ses vêtements misérables et d’une nourriture malsaine, elle alla occuper un joli logement dans le plus beau quartier de la ville, elle acheta des habits magnifiques, eut une table supérieurement servie, qu’elle partageait avec l’étranger devenu son commensal de tous les jours, et prit part enfin à tous les plaisirs publics dont jouis-sait la capitale.

Toutefois cette amélioration de fortune de sa mère, ce bien-être, qu’elle devait visiblement à l’étranger, n’apportèrent à Aurélia au-cun avantage: elle restait aussi chétivement vêtue qu’auparavant, et tristement reléguée dans sa chambre, quand la baronne courait avec

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son cavalier où le plaisir l’appelait.

L’étranger, quoiqu’il touchât presque à la quarantaine, avait conservé une certaine fraîcheur de jeunesse ; il était grand, bien pris dans sa taille, et sa figure pouvait passer pour une belle tête d’homme. Malgré tout cela, il déplaisait à Aurélia, à cause de ses manières toujours triviales, communes et basses, en dépit de ses ef-forts pour se donner l’air distingué.

Peu-à-peu, il vint à poursuivre Aurélia de regards qui inspiraient à celle-ci un effroi instinctif, et même une horreur dont elle ne pou-vait se rendre compte. Jamais, jusqu’alors, la baronne n’avait daigné adresser à Aurélia un seul mot concernant l’étranger, quand elle lui fit spontanément connaître son nom, en ajoutant que le baron était un de ses parents éloignés et puissamment riche. Elle vanta, à plu-sieurs reprises, sa figure et ses avantages devant Aurélia, et finissait toujours par lui demander ce qu’elle en pensait et s’il lui plaisait. Aurélia ne cachait nullement l’aversion profonde qu’elle éprouvait pour l’étranger : sa mère alors lui lançait un regard fait pour lui cau-ser une impression de terreur, et, d’un air de mépris, l’appelait une petite sotte !

Mais la baronne ne tarda pas à se montrer plus aimable qu’elle n’avait jamais été ; elle donna à Aurélia de jolies robes, de riches pa-rures, et la fit participer à tous ses divertissements. L’étranger de son côté s’appliquait de plus en plus à captiver ses bonnes grâces, et ne parvint pourtant qu’à se rendre plus désagréable à ses yeux. Mais Aurélia devait subir une épreuve bien plus révoltante pour sa pudeur et ses sentiments délicats. Un hasard funeste l’obligea d’être le secret témoin des rapports criminels de sa mère avec l’odieux étranger, et quelques jours après, celui-ci, dans un accès de délire à moitié causé par l’ivresse, osa la serrer elle-même dans ses bras d’une manière qui ne pouvait laisser aucun doute sur ses intentions abominables. Le désespoir lui donna dans cette circonstance une force surhumaine ; elle repoussa l’agresseur si violemment qu’il tomba à la renverse, et elle se sauva dans sa chambre où elle s’en-ferma.

Alors la baronne lui déclara tout froidement et très positivement que, l’étranger pourvoyant à leur entretien, elle n’avait nullement envie de retomber dans sa première misère ; que toute minauderie et tout scrupule étaient aussi inutiles que déplacés, et qu’enfin Auré-lia devait s’abandonner absolument à la volonté de cet homme, qui menaçait autrement de les délaisser. Et, loin d’être touchée des larmes amères de sa fille, au lieu d’avoir égard à ses supplications lamentables, la mère dénaturée se mit à lui dépeindre, en riant ef-frontément tout haut, les enivrants plaisirs auxquels elle allait être initiée, et avec une telle licence d’expressions, avec une dérision si affreuse de tout sentiment honnête, qu’Aurélia fut saisie malgré elle

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d’une indicible frayeur.

Se voyant perdue et sans autre chance de salut qu’une fuite im-médiate, elle était parvenue à se procurer la clé de la porte exté-rieure de la maison. Elle fit le soir un paquet d’un petit nombre d’ef-fets les plus indispensables, et, minuit déjà sonné, croyant sa mère parfaitement endormie, elle traversait sans bruit le vestibule faible-ment éclairé, et était sur le point de sortir, quand la porte s’ouvrit avec fracas, et elle entendit monter l’escalier d’un pas lourd et bruyant. La baronne, vêtue d’un jupon sale et déchiré, s’élança dans l’antichambre et se précipita aux genoux d’Aurélia.

Sa poitrine et ses bras étaient nus, ses cheveux gris flottaient en désordre autour de sa tête ; sur ses pas entra l’étranger armé d’un énorme bâton, et qui, la saisissant avec rage par les cheveux, se mit à la traîner sur le parquet et à la maltraiter cruellement, en s’écriant d’une voix perçante : « Attends ! attends, infâme sorcière ! monstre infernal ! je vais te servir un digne repas de noces. » La baronne ter-rifiée jeta un cri déchirant, et Aurélia, à peine maîtresse de ses sens, s’élança vers une croisée ouverte en criant au secours !

Justement une patrouille armée passait dans la rue, et elle força aussitôt l’entrée de la maison. « Saisissez-le, cria la baronne aux sol-dats dans des convulsions de rage et de douleur, tenez-le ferme ! Regardez à son dos : c’est… » La baronne n’eut pas plutôt prononcé le nom, que le sergent de police, qui commandait la patrouille, dit avec un transport de joie : « Hoho ! nous te tenons donc à la fin ? Urian ! » En même temps les autres maintenaient vigoureusement l’étranger, et, en dépit de sa résistance énergique, ils l’emmenèrent avec eux.

Malgré tout ce qui venait de se passer, la baronne avait parfaite-ment deviné le projet d’Aurélia. Cependant elle se borna à la prendre par le bras d’une manière assez rude, et à la faire rentrer dans sa chambre, où elle l’enferma sans lui adresser la moindre pa-role. Le lendemain, la baronne sortit de grand matin et ne rentra que fort tard dans la soirée, de sorte qu’Aurélia, emprisonnée dans sa chambre sans que personne pût la voir ou l’entendre, fut obligée de passer toute la journée privée de nourriture.

Durant plusieurs jours ce fut à peu près le même manège de la part de la baronne. Souvent elle regardait sa fille d’un œil étincelant de colère, puis elle paraissait en proie à une lutte intérieure et dans l’indécision de ce qu’elle devait faire. Enfin, un soir, elle reçut une lettre qui parut lui causer une certaine joie. Après l’avoir lue, elle dit à Aurélia : « Impertinente créature ! c’est toi qui es cause de tout cela : mais enfin à présent le mal est réparé, et je souhaite même que tu échappes à la malédiction terrible prononcée, pour la puni-tion, par le génie du mal. » Aurélia, séparée de l’homme affreux

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qu’elle redoutait, ne songeait plus à s’enfuir, et sa mère lui rendit quelque liberté.

Quelque temps s’était écoulé, lorsqu’un jour, Aurélia, se trou-vant seule et assise dans sa chambre, entendit un grand tumulte s’élever dans la rue. La femme de chambre accourut et lui apprit qu’on allait voir passer le fils du bourreau de ***, qui avait été mar-qué pour crime de vol et d’assassinat, et qui s’était sauvé de la mai-son de correction où il était détenu. Aurélia se leva en chancelant, frappée d’un étrange pressentiment, et s’approcha de la fe-nêtre :elle ne s’était pas trompée, elle reconnut l’étranger qu’on ra-menait à la prison étroitement garrotté dans une charrette et sous bonne escorte. Mais elle tomba en arrière sur un fauteuil, et presque inanimée, quand cet homme odieux jeta en passant, sur elle, un regard des plus farouches, et de son poing fermé parut lui adresser un geste menaçant.

La baronne continuait à faire des absences assez longues, et laissait toujours seule à la maison Aurélia, qui menait ainsi une vie triste et pénible, en proie à mille inquiétudes et dans l’appréhension de quelque événement funeste, impossible à prévenir.

La femme de chambre, qui d’ailleurs n’était entrée dans la mai-son que depuis la nuit fatale, et qui ne parlait sans doute que sur ouï-dire, avait confirmé à Aurélia l’intimité des relations de sa mère avec l’étranger, ajoutant que, dans toute la ville, on plaignait vive-ment la baronne d’avoir été abusée d’une manière aussi indigne et par un scélérat si infâme. Aurélia ne savait que trop bien que les choses s’étaient passées tout différemment. Elle ne pouvait ad-mettre d’ailleurs que les gardes de police au moins, qui avaient opé-ré l’arrestation, ne sussent pas à quoi s’en tenir sur les rapports qu’avait eus le fils du bourreau avec la baronne, quand celle-ci l’avait désigné par son véritable nom, et leur avait révélé la secrète marque d’infamie qui devait constater son identité.

Il n’était donc pas extraordinaire que la femme de chambre fit allusion quelquefois, d’une manière détournée, aux propos équi-voques qui circulaient à ce sujet. On prétendait même que la cour de justice criminelle s’était livrée à une enquête sévère, et que la ba-ronne s’était vue menacée de l’emprisonnement, par suite des étranges révélations de ce misérable fils du bourreau. — Et la pauvre Aurélia n’avait-elle pas une nouvelle preuve des sentiments corrompus de sa mère, qui persistait à séjourner dans la capitale après cet horrible éclat.

À la fin pourtant, la baronne, forcée de se soustraire aux soup-çons les plus graves et les plus honteux, se décida à fuir dans un pays éloigne. C’est dans ce voyage qu’elle arriva au château du comte, et nous avons raconté plus haut ce qui s’y passa. Aurélia de-

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vait se trouver au comble du bonheur d’être enfin délivrée de tant de craintes et de soucis ; mais quelle fut, hélas! son extrême épou-vante, quand, ayant avec épanchement parlé à sa mère de son amour, de son espoir dans son avenir doux et prospère, elle entendit celle-ci s’écrier d’une voix courroucée, et les yeux enflammés de rage : « Tu es née pour mon malheur, créature abjecte et maudite ! mais vas ! au sein même de ta félicité chimérique, la vengeance des enfers saura t’atteindre, si une mort imprévue me ravit à la terre ! Dans ces crises horribles, qui me sont restées comme le fruit de ta naissance, Satan lui-même… »Ici Aurélia s’arrêta, et, se jetant au cou d’Hyppolite, elle le conjura de vouloir bien la dispenser de répé-ter tout ce qu’avait inspiré à la baronne une frénésie enragée ; car elle avait l’âme brisée au souvenir de l’horrible malédiction proférée par sa mère dans l’égarement de son sauvage délire, et dont l’atroci-té surpassait toutes les prévisions imaginables. — Le comte s’effor-ça, autant qu’il put, de consoler son épouse, quoiqu’il se sentit péné-tré lui-même d’un mortel frisson de terreur. Redevenu plus calme, il fut obligé de s’avouer encore que, bien que la baronne fût morte, la profonde abjection de sa vie jetait sur sa propre destinée un sombre et lugubre reflet. Déjà la réalité de cette influence sinistre lui sem-blait évidente et palpable.

Peu de temps après, un grave changement se manifesta dans l’état d’Aurélia. Ses yeux éteints, sa pâleur livide semblaient des symptômes d’une maladie particulière, tandis que l’agitation et le trouble mêlé de stupeur de son esprit laissaient pressentir qu’un nouveau secret était la cause de son anxiété et de ses souffrances. Elle fuyait même la présence de son mari, tantôt s’enfermant dans sa chambre des heures entières, tantôt cherchant la solitude dans les endroits du parc les plus écartés. À son retour, la rougeur de ses yeux témoignait des pleurs répandus, et, dans l’altération de tous ses traits, on devinait qu’elle avait eu à lutter contre d’affreuse an-goisses.

Le comte chercha vainement à découvrir le véritable motif de ce funeste dérangement. À la fin il tomba dans un morne décourage-ment, et les conjectures d’un médecin célèbre qu’il avait mandé, ne parvinrent pas à le consoler. Celui-ci attribuait au changement de position de la comtesse, c’est-à-dire à son mariage, cette surexcita-tion de sensibilité et les visions menaçantes dont elle était poursui-vie, affirmant qu’on pouvait en augurer que bientôt un doux fruit naîtrait de l’union fortunée des deux époux.

Un jour même, étant à table avec le comte et la comtesse, le docteur hasarda plusieurs allusions a l’état de grossesse supposé d’Aurélia. Celle-ci ne paraissait nullement s’occuper des discours du médecin; mais elle manifesta tout d’un coup l’attention la plus vive, lorsqu’il se mit à parler des envies extraordinaires que les femmes éprouvent souvent dans cet état, et auxquelles il est impossible

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qu’elles résistent sans préjudice pour leur enfant, et même quand elles savent que leur santé en sera compromise. La comtesse acca-bla le docteur de ses questions, et celui-ci ne se lassa pas de racon-ter alors, et d’après l’expérience d’une longue pratique, les faits de ce genre les plus singuliers et les plus comiques.

« Cependant, disait-il, on a des exemples d’envies bien autre-ment inconcevables , et qui ont fait commettre à certaines femmes les actions les plus atroces. C’est ainsi que la femme d’un forgeron fut attaquée d’un désir si violent de manger de la chair de son mari, qu’elle en perdit le repos, jusqu’à ce qu’un jour à la fin, celui-ci étant rentré ivre à la maison, elle se jeta sur lui à l’improviste, armé d’un grand couteau, et le déchira avec ses dents si cruellement, qu’il sur-vécut à peine quelques heures. » — Le docteur parlait encore quand on vit la comtesse tomber évanouie dans son fauteuil, et avec des convulsions telles qu’on pouvait craindre pour sa vie. Le médecin dut reconnaître combien il avait agi imprudemment en racontant cette histoire épouvantable devant une femme dont les nerfs étaient aussi délicats.

Toutefois cette crise paraissait avoir produit un effet salutaire sur la santé d’Aurélia, et elle avait recouvré en partie sa tranquillité. Mais bientôt, hélas ! les bizarreries multipliées de sa conduite, son excessive pâleur toujours croissante, et le feu sombre de ses regards vinrent rejeter dans l’esprit du comte les soupçons les plus alar-mants. La circonstance la plus inexplicable de l’état de la comtesse était l’abstinence complète qu’on lui voyait garder; bien plus, elle montrait pour toute espèce de nourriture, et pour la viande surtout, une répugnance invincible, au point qu’elle était souvent réduite à se lever de table avec les signes les plus énergiques de dégoût et d’horreur. — Les soins du médecin furent sans aucun résultat; car les supplications les plus tendres et les plus pressantes d’Hyppolite avaient été vaines pour décider la comtesse à prendre une seule goutte des remèdes ordonnés.

Cependant plusieurs semaines, des mois s’étaient écoulés de-puis que la comtesse s’obstinait à ne point manger, et il restait in-compréhensible qu’elle pût continuer à vivre ainsi. Le docteur pensa qu’il y avait là-dessous quelque chose de mystérieux et de surnatu-rel, et il prit un prétexte pour quitter le château. Mais le comte n’eut pas de peine à comprendre que ce départ subit n’avait point d’autre motif que l’état presque phénoménal de sa femme qui déroutait toute l’habileté de la science, et que le docteur s’éloignait pour ne pas rester davantage spectateur inutile d’une maladie énigmatique et indéfinissable, qu’il n’avait même pas la faculté de combattre.

On peut imaginer de quels embarras et de quels soucis le comte devait être accablé. Mais tout cela n’était pas encore assez. Un ma-tin, un vieux et fidèle serviteur d’Hyppolite saisit un moment favo-

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rable pour l’entretenir en particulier, et il lui apprit que la comtesse, chaque nuit, sortait du château pour n’y rentrer qu’à la pointe du jour. Le comte resta confondu à cette nouvelle. Il se souvint aussitôt que, depuis un certain temps, en effet, à l’heure de minuit, il était surpris par un sommeil accablant, ce qu’il attribua alors à quelque narcotique que lui faisait prendre Aurélia pour pouvoir quitter, sans être aperçue, la chambre à coucher qu’elle partageait avec le comte, contrairement à l’usage reçu parmi les personnes d’un certain rang.

Les plus noirs pressentiments vinrent assiéger Hyppolite. Il pen-sa au caractère diabolique de la mère d’Aurélia qui commençait peut-être à se révéler maintenant dans la fille; il pensa à de cou-pables intrigues, à un commerce adultère, enfin au maudit fils du bourreau. Bref, la nuit prochain devait lui dévoiler le fatal mystère qui pouvait seul occasionner l’étrange dérangement de la comtesse.

Celle-ci avait l’habitude de préparer elle-même, tous les soirs, le thé pour son mari, et se retirait ensuite. Ce jour-là le comte s’abstint d’en boire pendant la lecture qu’il avait coutume de faire dans son lit, et, quand minuit vint, il n’éprouva point, comme à l’ordinaire, l’espèce de léthargie qui le surprenait à cette heure; cependant il feignit de s’assoupir, et parut bientôt après comme profondément endormi. Alors la comtesse se glissa doucement hors de son lit, elle s’approcha de celui du comte, et, après avoir passé une lumière de-vant son visage, elle sortit de la chambre avec précaution.

Le cœur d’Hyppolite battait violemment ; il se leva, jeta un man-teau sur ses épaules, et s’élança sur la trace de sa femme, qui déjà l’avait devancé de beaucoup. Mais la lune brillait dans son plein, et il put aisément distinguer de loin Aurélia, enveloppée d’un négligé de nuit blanc. Elle traversa le parc, se dirigeant vers le cimetière, et près du mur qui lui servait d’enceinte elle disparut. Le comte arrive au même endroit, et devant lui, à quelques pas de distance, il voit aux rayons de la lune un cercle effroyable de fantômes ou de vieilles femmes à demi-nues, échevelées et accroupies par terre, autour du cadavre d’un homme dont elles se disputent les lambeaux de chair qu’elles dévorent avec une avidité de vautours. — Aurélia est au mi-lieu d’elles!...

Le comte s’enfuit en courant au hasard, saisi d’une horreur in-ouïe, stupéfait, glacé par un frisson mortel, et se croyant poursuivi par les furies de l’enfer. À la pointe du jour, et baigné de sueur, il se retrouva à l’entrée du château. Involontairement, et maître à peine de ses idées, il monte rapidement l’escalier et se précipite, en tra-versant les appartements, vers la chambre à coucher. Il y trouva la comtesse, paraissant plongée dans un sommeil doux et paisible. Alors il essaya de se persuader à lui-même qu’il avait été le jouet d’un rêve abominable, et quand il reconnut, à son manteau mouillé par la rosée du matin, la réalité de son excursion nocturne, il voulut

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encore supposer qu’une illusion de ses sens, une vision fantastique l’avait abusé et lui avait causé cet effroi mortel. Il quitta la chambre sans attendre le réveil de la comtesse, s’habilla et monta à cheval. Cette promenade équestre par une belle matinée, à travers des bos-quets odoriférants animés du chant joyeux des oiseaux, rafraîchirent ses sens et dissipèrent l’impression funeste des images de la nuit.

Reposé et consolé, il rentra au château à l’heure du déjeuner. Mais lorsqu’il fut à table avec la comtesse, et qu’on eut servi de la viande devant eux, Aurélia s’étant levée pour sortir avec tous les signes d’une aversion insurmontable, le comte vit alors se représenter à son esprit, avec toutes les couleurs de la vérité, le spectacle affreux de la nuit. Dans le transport de sa fureur, il se leva et cria d’une voix terrible : « Maudite engeance d’enfer ! je comprends ton aversion pour la nourriture des hommes : c’est du sein des tombeaux, femme exécrable, que tu tires les repas qui font tes délices ! » Mais à peine le comte eut-il prononcé énergiquement ces paroles, qu’Aurélia, poussant un hurlement effroyable, se précipita sur lui, et, avec la rage d’une hyène, le mordit dans la poitrine. Le comte terrassa la fu-rieuse, qui expira sur-le-champ au milieu d’horribles convulsions… Et lui tomba dans le délire.

Théophile GAUTIER

1831

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LA CAFETIÈRE

J’ai vu de sombres voiles

Onze étoiles,

La lune, aussi le soleil,

Me faisaient la révérence,

Tout le long de mon sommeil.

La Vision de Joseph

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I

L’année dernière, je fus invité, ainsi que deux de mes cama-rades d’atelier, Arrigo Cohic et Pedrino Borgnioli, à passer quelques jours dans une terre au fond de la Normandie.

Le temps, qui, à notre départ, promettait d’être superbe, s’avi-sa de changer tout à coup, et il tomba tant de pluie, que les chemins creux où nous marchions étaient comme le lit d’un torrent.

Nous enfoncions dans la bourbe jusqu’aux genoux, une couche épaisse de terre grasse s’était attachée aux semelles de nos bottes, et par sa pesanteur ralentissait tellement nos pas que nous n’arri-vâmes au lieu de notre destination qu’une heure après le coucher du soleil.

Nous étions harassés ; aussi, notre hôte, voyant les efforts que nous faisions pour comprimer nos bâillements et tenir les yeux ou-verts, aussitôt que nous eûmes soupé, nous fit conduire chacun dans notre chambre.

La mienne était vaste ; je sentis, en y entrant, comme un fris-son de fièvre, car il me sembla que j’entrais dans un monde nou-veau.

En effet, l’on aurait pu se croire au temps de la Régence, à voir les dessus de porte de Boucher représentant les Quatre Sai-sons, les meubles surchargés d’ornements de rocaille du plus mau-vais goût ; et les trumeaux des glaces sculptés lourdement.

Rien n’était dérangé. La toilette couverte de boîtes à peignes, de houppes à poudrer, paraissait avoir servi la veille. Deux ou trois robes de couleurs changeantes, un éventail semé de paillettes d’ar-gent, jonchaient le parquet bien ciré et, à mon grand étonnement, une tabatière d’écaille ouverte sur la cheminée était pleine de tabac encore frais.

Je ne remarquai ces choses qu’après que le domestique, dépo-

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sant son bougeoir sur la table de nuit, m’eut souhaité un bon somme, et, je l’avoue, je commençai à trembler comme la feuille. Je me déshabillai promptement, je me couchai, et, pour en finir avec ces sottes frayeurs, je fermai bientôt les yeux en me tournant du cô-té de la muraille.

Mais il me fut impossible de rester dans cette position : le lit s’agitait sous moi comme une vague, mes paupières se retiraient violemment en arrière. Force me fut de me retourner et de voir.

Le feu qui flambait jetait des reflets rougeâtres dans l’apparte-ment, de sorte qu’on pouvait sans peine distinguer les personnages de la tapisserie et les figures des portraits enfumés pendus à la mu-raille.

C’étaient les aïeux de notre hôte, des chevaliers bardés de fer, des conseillers en perruque, et de belles dames au visage fardé et aux cheveux poudrés à blanc, tenant une rose à la main.

Tout à coup le feu prit un étrange degré d’activité ; une lueur blafarde illumina la chambre, et je vis clairement que ce que j’avais pris pour de vaines peintures était la réalité ; car les prunelles de ces êtres encadrés remuaient, scintillaient d’une façon singulière ; leurs lèvres s’ouvraient et se fermaient comme des lèvres de gens qui parlent, mais je n’entendais rien que le tic-tac de la pendule et le sifflement de la bise d’automne.

Une terreur insurmontable s’empara de moi, mes cheveux se hérissèrent sur mon front, mes dents s’entrechoquèrent à se briser, une sueur froide inonda tout mon corps.

La pendule sonna onze heures. Le vibrement du dernier coup retentit longtemps, et, lorsqu’il fut éteint tout à fait...

Oh ! non, je n’ose pas dire ce qui arriva, personne ne me croi-rait, et l’on me prendrait pour un fou.

Les bougies s’allumèrent toutes seules ; le soufflet, sans qu’au-cun être visible lui imprimât le mouvement, se prit à souffler le feu, en râlant comme un vieillard asthmatique, pendant que les pincettes fourgonnaient dans les tisons et que la pelle relevait les cendres.

Ensuite une cafetière se jeta en bas d’une table où elle était posée, et se dirigea, clopin-clopant, vers le foyer, où elle se plaça entre les tisons.

Quelques instants après, les fauteuils commencèrent à s’ébranler, et, agitant leurs pieds tortillés d’une manière surpre-nante, vinrent se ranger autour de la cheminée.

II

Je ne savais que penser de ce que je voyais ; mais ce qui me restait à voir était encore bien plus extraordinaire.

Un des portraits, le plus ancien de tous, celui d’un gros joufflu à barbe grise, ressemblant, à s’y méprendre, à l’idée que je me suis faite du vieux sir John Falstaff, sortit, en grimaçant, la tête de son cadre, et, après de grands efforts, ayant fait passer ses épaules et son ventre rebondi entre les ais étroits de la bordure, sauta lourde-ment par terre.

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Il n’eut pas plutôt pris haleine, qu’il tira de la poche de son pourpoint une clef d’une petitesse remarquable ; il souffla dedans pour s’assurer si la forure était bien nette, et il l’appliqua à tous les cadres les uns après les autres.

Et tous les cadres s’élargirent de façon à laisser passer aisé-ment les figures qu’ils renfermaient.

Petits abbés poupins, douairières sèches et jaunes, magistrats à l’air grave ensevelis dans de grandes robes noires, petits-maîtres en bas de soie, en culotte de prunelle, la pointe de l’épée en haut, tous ces personnages présentaient un spectacle si bizarre, que, mal-gré ma frayeur, je ne pus m’empêcher de rire.

Ces dignes personnages s’assirent ; la cafetière sauta légère-ment sur la table. Ils prirent le café dans des tasses du Japon blanches et bleues, qui accoururent spontanément de dessus un se-crétaire, chacune d’elles munie d’un morceau de sucre et d’une pe-tite cuiller d’argent.

Quand le café fut pris, tasses, cafetières et cuillers disparurent à la fois, et la conversation commença, certes la plus curieuse que j’aie jamais ouïe, car aucun de ces étranges causeurs ne regardait l’autre en parlant : ils avaient tous les yeux fixés sur la pendule.

Je ne pouvais moi-même en détourner mes regards et m’empê-cher de suivre l’aiguille, qui marchait vers minuit à pas impercep-tibles.

Enfin, minuit sonna ; une voix, dont le timbre était exactement celui de la pendule, se fit entendre et dit :

- Voici l’heure, il faut danser. Toute l’assemblée se leva. Les fauteuils se reculèrent de leur

propre mouvement ; alors, chaque cavalier prit la main d’une dame, et la même voix dit :

- Allons, messieurs de l’orchestre, commencez !J’ai oublié de dire que le sujet de la tapisserie était un concer-

to italien d’un côté, et de l’autre une chasse au cerf où plusieurs va-lets donnaient du cor, des piqueurs et les musiciens, qui, jusque-là, n’avaient fait aucun geste, inclinèrent la tête en signe d’adhésion.

Le maestro leva sa baguette, et une harmonie vive et dansante s’élança des deux bouts de la salle.

On dansa d’abord le menuet.Mais les notes rapides de la partition exécutée par les musi-

ciens s’accordaient mal avec ces graves révérences : aussi chaque couple de danseurs, au bout de quelques minutes se mit à pirouetter comme une toupie d’Allemagne. Les robes de soie des femmes, frois-sées dans ce tourbillon dansant, rendaient des sons d’une nature particulière ; on aurait dit le bruit d’ailes d’un vol de pigeons. Le vent qui s’engouffrait par-dessous les gonflait prodigieusement de sorte qu’elles avaient l’air de cloches en branle.

L’archet des virtuoses passait si rapidement sur les cordes, qu’il en jaillissait des étincelles électriques. Les doigts des flûteurs se haussaient et se baissaient comme s’ils eussent été de vif-argent ; les joues des piqueurs étaient enflées comme des ballons, et tout ce-la formait un déluge de notes et de trilles si pressés et de gammes

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ascendantes et descendantes si entortillées, si inconcevables, que les démons eux-mêmes n’auraient pu deux minutes suivre une pa-reille mesure.

Aussi, c’était pitié de voir tous les efforts de ces danseurs pour rattraper la cadence. Ils sautaient, cabriolaient, faisaient des ronds de jambe, des jetés battus et des entrechats de trois pieds de haut, tant que la sueur, leur coulant du front sur les yeux, leur emportait les mouches et le fard. Mais ils avaient beau faire, l’orchestre les de-vançait toujours de trois ou quatre notes.

La pendule sonna une heure ; ils s’arrêtèrent. Je vis quelque chose qui m’avait échappé : une femme qui ne dansait pas.

Elle était assise dans une bergère au coin de la cheminée, et ne paraissait pas le moins du monde prendre part à ce qui se passait autour d’elle.

Jamais, même en rêve, rien d’aussi parfait ne s’était présenté à mes yeux ; une peau d’une blancheur éblouissante, des cheveux d’un blond cendré, de longs cils et des prunelles bleues, si claires et si transparentes, que je voyais son âme à travers aussi distinctement qu’un caillou au fond d’un ruisseau.

Et je sentis que, si jamais il m’arrivait d’aimer quelqu’un, ce serait elle. Je me précipitai hors du lit, d’où jusque-là je n’avais pu bouger, et je me dirigeai vers elle, conduit par quelque chose qui agissait en moi sans que je pusse m’en rendre compte ; et je me trouvai à ses genoux, une de ses mains dans les miennes, causant avec elle comme si je l’eusse connue depuis vingt ans.

Mais, par un prodige bien étrange, tout en lui parlant, je mar-quais d’une oscillation de tête la musique qui n’avait pas cessé de jouer ; et, quoique je fusse au comble du bonheur d’entretenir une aussi belle personne, les pieds me brûlaient de danser avec elle.

Cependant je n’osais lui en faire la proposition. Il paraît qu’elle comprit ce que je voulais, car, levant vers le

cadran de l’horloge la main que je ne tenais pas : - Quand l’aiguille sera là, nous verrons, mon cher Théodore.

Je ne sais comment cela se fit, je ne fus nullement surpris de m’entendre ainsi appelé par mon nom, et nous continuâmes à cau-ser. Enfin, l’heure indiquée sonna, la voix au timbre d’argent vibra encore dans la chambre et dit :

- Angéla, vous pouvez danser avec monsieur, si cela vous fait plaisir, mais vous savez ce qui en résultera.

- N’importe, répondit Angéla d’un ton boudeur. Et elle passa son bras d’ivoire autour de mon cou. - Prestissimo ! cria la voix.

Et nous commençâmes à valser. Le sein de la jeune fille tou-chait ma poitrine, sa joue veloutée effleurait la mienne, et son ha-leine suave flottait sur ma bouche.

Jamais de la vie je n’avais éprouvé une pareille émotion ; mes nerfs tressaillaient comme des ressorts d’acier, mon sang coulait dans mes artères en torrent de lave, et j’entendais battre mon cœur comme une montre accrochée à mes oreilles.

Pourtant cet état n’avait rien de pénible. J’étais inondé d’une

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joie ineffable et j’aurais toujours voulu demeurer ainsi, et, chose re-marquable, quoique l’orchestre eût triplé de vitesse, nous n’avions besoin de faire aucun effort pour le suivre.

Les assistants, émerveillés de notre agilité, criaient bravo, et frappaient de toutes leurs forces dans leurs mains, qui ne rendaient aucun son. Angéla, qui jusqu’alors avait valsé avec une énergie et une justesse surprenantes, parut tout à coup se fatiguer ; elle pesait sur mon épaule comme si les jambes lui eussent manqué ; ses petits pieds, qui, une minute auparavant, effleuraient le plancher, ne s’en détachaient que lentement, comme s’ils eussent été chargés d’une masse de plomb.

- Angéla, vous êtes lasse, lui dis-je, reposons-nous. - Je le veux bien, répondit-elle en s’essuyant le front avec son

mouchoir. Mais, pendant que nous valsions, ils se sont tous as-sis ; il n’y a plus qu’un fauteuil, et nous sommes deux.

- Qu’est-ce que cela fait, mon bel ange ? Je vous prendrai sur mes genoux.

III

Sans faire la moindre objection, Angéla s’assit, m’entourant de ses bras comme d’une écharpe blanche, cachant sa tête dans mon sein pour se réchauffer un peu, car elle était devenue froide comme un marbre.

Je ne sais pas combien de temps nous restâmes dans cette po-sition, car tous mes sens étaient absorbés dans la contemplation de cette mystérieuse et fantastique créature.

Je n’avais plus aucune idée de l’heure ni du lieu ; le monde réel n’existait plus pour moi, et tous les liens qui m’y attachent étaient rompus ; mon âme, dégagée de sa prison de boue, nageait dans le vague et l’infini ; je comprenais ce que nul homme ne peut comprendre, les pensées d’Angéla se révélant à moi sans qu’elle eût besoin de parler ; car son âme brillait dans son corps comme une lampe d’albâtre, et les rayons partis de sa poitrine perçaient la mienne de part en part.

L’alouette chanta, une lueur pâle se joua sur les rideaux. Aussitôt qu’Angéla l’aperçut, elle se leva précipitamment, me

fit un geste d’adieu, et, après quelques pas, poussa un cri et tomba de sa hauteur.

Saisi d’effroi, je m’élançai pour la relever… Mon sang se fige rien que d’y penser : je ne trouvai rien que la cafetière brisée en mille morceaux.

À cette vue, persuadé que j’avais été le jouet de quelque illu-sion diabolique, une telle frayeur s’empara de moi, que je m’éva-nouis.

IV

Lorsque je repris connaissance, j’étais dans mon lit ; Arrigo Cohic et Pedrino Borgnioli se tenaient debout à mon chevet.

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Aussitôt que j’eus ouvert les yeux, Arrigo s’écria :- Ah ! ce n’est pas dommage ! voilà bientôt une heure que je te frotte les tempes d’eau de Cologne.

- Que diable as-tu fait cette nuit ? Ce matin, voyant que tu ne des-cendais pas, je suis entré dans ta chambre, et je t’ai trouvé tout du long étendu par terre, en habit à la française, serrant dans tes bras un morceau de porcelaine brisée, comme si c’eût été une jeune et jo-lie fille. - Pardieu ! c’est l’habit de noce de mon grand-père, dit l’autre en soulevant une des basques de soie fond rose à ramages verts. Voilà les boutons de strass et de filigrane qu’il nous vantait tant. - Théodore l’aura trouvé dans quelque coin et l’aura mis pour s’amu-ser. Mais à propos de quoi t’es-tu trouvé mal ? ajouta Borgnioli. Cela est bon pour une petite-maîtresse qui a des épaules blanches ; on la délace, on lui ôte ses colliers, son écharpe, et c’est une belle occa-sion de faire des minauderies. - Ce n’est qu’une faiblesse qui m’a pris ; je suis sujet à cela, répon-dis-je sèchement. Je me levai, je me dépouillai de mon ridicule accoutrement. Et puis l’on déjeuna. Mes trois camarades mangèrent beaucoup et burent encore plus ; moi, je ne mangeais presque pas, le souvenir de ce qui s’était passé me causait d’étranges distractions.

Le déjeuner fini, comme il pleuvait à verse, il n’y eut pas moyen de sortir ; chacun s’occupa comme il put. Borgnioli tambouri-na des marches guerrières sur les vitres ; Arrigo et l’hôte firent une partie de dames ; moi, je tirai de mon album un carré de vélin, et je me mis à dessiner.

Les linéaments presque imperceptibles tracés par mon crayon, sans que j’y eusse songé le moins du monde, se trouvèrent représen-ter avec la plus merveilleuse exactitude la cafetière qui avait joué un rôle si important dans les scènes de la nuit.

- C’est étonnant comme cette tête ressemble à ma sœur Angéla, dit l’hôte, qui, ayant terminé sa partie, me regardait travailler par-dessus mon épaule. En effet, ce qui m’avait semblé tout à l’heure une cafetière

était bien réellement le profil doux et mélancolique d’Angéla. - De par tous les saints du paradis ! est-elle morte ou vivante ?

m’écriai-je d’un ton de voix tremblante comme si ma vie eût dépendu de sa réponse.

- Elle est morte, il y a deux ans, d’une fluxion de poitrine à la suite d’un bal.

- Hélas ! répondis-je douloureusement. Et, retenant une larme qui était près de tomber, je replaçai le

papier dans l’album. Je venais de comprendre qu’il n’y avait plus pour moi de bon-heur sur la terre !

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La Vénus d’Ille

Prosper Mérimée

1837

Ἵλεως, ἢν δ'ἐγώ, ἔστω ὁ ἀνδριὰς

καὶ ἤπιος οὕτως ἀνδρεῖος ὤν.

ΛΟΥΚΙΑΝΟΥ ΦΙΛΟΨΕΥΔΗΣ

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Je descendais le dernier coteau du Canigou, et, bien que le so-leil fût déjà couché, je distinguais dans la plaine les maisons de la petite ville d’Ille, vers laquelle je me dirigeais.« Vous savez, dis-je au Catalan qui me servait de guide depuis la veille, vous savez sans doute où demeure M. de Peyrehorade ?— Si je le sais ! s’écria-t-il, je connais sa maison comme la mienne, et s’il ne faisait pas si noir, je vous la montrerais. C’est la plus belle d’Ille. Il a de l’argent, oui, M. de Peyrehorade ; et il marie son fils à plus riche que lui encore.— Et ce mariage se fera-t-il bientôt ? lui demandai-je.— Bientôt ! il se peut que déjà les violons soient commandés pour la noce. Ce soir, peut-être, demain, après-demain, que sais-je ! C’est à Puygarrig que ça se fera ; car c’est mademoiselle de Puygarrig que monsieur le fils épouse. Ce sera beau, oui ! » J’étais recommandé à M. de Peyrehorade par mon ami M. de P. C’était, m’avait-il dit, un antiquaire fort instruit et d’une complai-sance à toute épreuve. Il se ferait un plaisir de me montrer toutes les ruines à dix lieues à la ronde. Or je comptais sur lui pour visiter les environs d’Ille, que je savais riches en monuments antiques et du Moyen Âge. Ce mariage, dont on me parlait alors pour la première fois, dérangeait tous mes plans. Je vais être un trouble-fête, me dis-je. Mais j’étais attendu ; annoncé par M. de P., il fallait bien me présenter. « Gageons, monsieur, me dit mon guide, comme nous étions déjà dans la plaine, gageons un cigare que je devine ce que vous al-lez faire chez M. de Peyrehorade ?— Mais, répondis-je en lui tendant un cigare, cela n’est pas bien dif-ficile à deviner. À l’heure qu’il est, quand on a fait six lieues dans le Canigou, la grande affaire, c’est de souper.— Oui, mais demain ?… Tenez, je parierais que vous venez à Ille

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pour voir l’idole ? j’ai deviné cela à vous voir tirer en portrait les saints de Serrabona.— L’idole ! quelle idole ? » Ce mot avait excité ma curiosité.« Comment ! on ne vous a pas conté, à Perpignan, comment M. de Peyrehorade avait trouvé une idole en terre ?— Vous voulez dire une statue en terre cuite, en argile ?— Non pas. Oui, bien en cuivre, et il y en a de quoi faire des gros sous. Elle vous pèse autant qu’une cloche d’église. C’est bien avant dans la terre, au pied d’un olivier, que nous l’avons eue.— Vous étiez donc présent à la découverte ?— Oui, monsieur. M. de Peyrehorade nous dit, il y a quinze jours, à Jean Coll et à moi, de déraciner un vieil olivier qui était gelé de l’an-née dernière, car elle a été bien mauvaise, comme vous savez. Voilà donc qu’en travaillant Jean Coll qui y allait de tout cœur, il donne un coup de pioche, et j’entends bimm… comme s’il avait tapé sur une cloche. Qu’est-ce que c’est ? que je dis. Nous piochons toujours, nous piochons, et voilà qu’il paraît une main noire, qui semblait la main d’un mort qui sortait de terre. Moi, la peur me prend. Je m’en vais à Monsieur, et je lui dis : ― Des morts, notre maître, qui sont sous l’olivier ! Faut appeler le curé. — Quels morts ? qu’il me dit. Il vient, et il n’a pas plus tôt vu la main qu’il s’écrie : — Un antique ! un antique ! — Vous auriez cru qu’il avait trouvé un trésor. Et le voi-là, avec la pioche, avec les mains, qui se démène et qui faisait quasi-ment autant d’ouvrage que nous deux.— Et enfin que trouvâtes-vous ?— Une grande femme noire plus qu’à moitié nue, révérence parler, monsieur, toute en cuivre, et M. de Peyrehorade nous a dit que c’était une idole du temps des païens… du temps de Charlemagne, quoi !— Je vois ce que c’est… Quelque bonne Vierge en bronze d’un couvent détruit.— Une bonne Vierge ! ah bien oui !… Je l’aurais bien reconnue, si ç’avait été une bonne Vierge. C’est une idole, vous dis-je ; on le voit bien à son air. Elle vous fixe avec ses grands yeux blancs… On dirait qu’elle vous dévisage. On baisse les yeux, oui, en la regardant.— Des yeux blancs ? Sans doute ils sont incrustés dans le bronze. Ce sera peut-être quelque statue romaine.— Romaine ! c’est cela. M. de Peyrehorade dit que c’est une Ro-maine. Ah ! Je vois bien que vous êtes un savant comme lui.— Est-elle entière, bien conservée ?— Oh ! monsieur, il ne lui manque rien. C’est encore plus beau et mieux fini que le buste de Louis-Philippe, qui est à la mairie, en plâtre peint. Mais avec tout cela, la figure de cette idole ne me re-vient pas. Elle a l’air méchante… et elle l’est aussi.— Méchante ! Quelle méchanceté vous a-t-elle faite ?— Pas à moi précisément ; mais vous allez voir. Nous nous étions mis à quatre pour la dresser debout et M. de Peyrehorade, qui lui aussi tirait à la corde, bien qu’il n’ait guère plus de force qu’un pou-let, le digne homme ! Avec bien de la peine nous la mettons droite. J’amassais un tuileau pour la caler, quand, patatras ! la voilà qui

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tombe à la renverse tout d’une masse. Je dis : Gare dessous ! Pas as-sez vite pourtant, car Jean Coll n’a pas eu le temps de tirer sa jambe…— Et il a été blessé ?— Cassée net comme un échalas, sa pauvre jambe ! Pécaïre ! quand j’ai vu cela, moi, j’étais furieux. Je voulais défoncer l’idole à coups de pioche, mais M, de Peyrehorade m’a retenu. Il a donné de l’argent à Jean Coll, qui tout de même est encore au lit depuis quinze jours que cela lui est arrivé, et le médecin dit qu’il ne marchera jamais de cette jambe-là comme de l’autre. C’est dommage, lui qui était notre meilleur coureur et, après monsieur le fils, le plus malin joueur de paume. C’est que M. Alphonse de Peyrehorade en a été triste, car c’est Coll qui faisait sa partie. Voilà qui était beau à voir comme ils se renvoyaient les balles. Paf ! paf ! Jamais elles ne touchaient terre. » Devisant de la sorte, nous entrâmes à Ille, et je me trouvai bientôt en présence de M. de Peyrehorade. C’était un petit vieillard vert encore et dispos, poudré, le nez rouge, l’air jovial et goguenard. Avant d’avoir ouvert la lettre de M. de P., il m’avait installé devant une table bien servie, et m’avait présenté à sa femme et à son fils comme un archéologue illustre, qui devait tirer le Roussillon de l’ou-bli où le laissait l’indifférence des savants. Tout en mangeant de bon appétit, car rien ne dispose mieux que l’air vif des montagnes, j’examinais mes hôtes. J’ai dit un mot de M. de Peyrehorade ; je dois ajouter que c’était la vivacité même. Il parlait, mangeait, se levait, courait à sa bibliothèque, m’apportait des livres, me montrait des estampes, me versait à boire ; il n’était jamais deux minutes en repos. Sa femme, un peu trop grasse, comme la plupart des Catalanes lorsqu’elles ont passé quarante ans, me parut une provinciale renforcée, uniquement occupée des soins de son ménage. Bien que le souper fût suffisant pour six personnes au moins, elle courut à la cuisine, fit tuer des pigeons, frire des mil-liasses, ouvrit je ne sais combien de pots de confitures. En un ins-tant la table fut encombrée de plats et de bouteilles, et je serais cer-tainement mort d’indigestion si j’avais goûté seulement à tout ce qu’on m’offrait. Cependant, à chaque plat que je refusais, c’étaient de nouvelles excuses. On craignait que je ne me trouvasse bien mal à Ille. Dans la province on a si peu de ressources, et les Parisiens sont si difficiles ! Au milieu des allées et venues de ses parents, M. Alphonse de Peyrehorade ne bougeait pas plus qu’un Terme. C’était un grand jeune homme de vingt-six ans, d’une physionomie belle et régulière, mais manquant d’expression. Sa taille et ses formes athlétiques jus-tifiaient bien la réputation d’infatigable joueur de paume qu’on lui faisait dans le pays. Il était ce soir-là habillé avec élégance, exacte-ment d’après la gravure du dernier numéro du Journal des modes. Mais il me semblait gêné dans ses vêtements ; il était roide comme un piquet dans son col de velours, et ne se tournait que tout d’une pièce. Ses mains grosses et hâlées, ses ongles courts, contrastaient singulièrement avec son costume. C’étaient des mains de laboureur

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sortant des manches d’un dandy. D’ailleurs, bien qu’il me considérât de la tête aux pieds fort curieusement, en ma qualité de Parisien, il ne m’adressa qu’une seule fois la parole dans toute la soirée, ce fut pour me demander où j’avais acheté la chaîne de ma montre. « Ah çà ! mon cher hôte, me dit M. de Peyrehorade, le souper tirant à sa fin, vous m’appartenez, vous êtes chez moi. Je ne vous lâche plus, sinon quand vous aurez vu tout ce que nous avons de cu-rieux dans nos montagnes. Il faut que vous appreniez à connaître notre Roussillon, et que vous lui rendiez justice. Vous ne vous dou-tez pas de tout ce que nous allons vous montrer. Monuments phéni-ciens, celtiques, romains, arabes, byzantins, vous verrez tout, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope. Je vous mènerai partout et ne vous ferai pas grâce d’une brique. » Un accès de toux l’obligea de s’arrêter. J’en profitai pour lui dire que je serais désolé de le déranger dans une circonstance aussi intéressante pour sa famille. S’il voulait bien me donner ses excel-lents conseils sur les excursions que j’aurais à faire, je pourrais, sans qu’il prît la peine de m’accompagner… « Ah ! vous voulez parler du mariage de ce garçon-là, s’écria-t-il en m’interrompant. Bagatelle ! ce sera fait après-demain. Vous fe-rez la noce avec nous, en famille, car la future est en deuil d’une tante dont elle hérite. Ainsi point de fête, point de bal… C’est dom-mage… vous auriez vu danser nos Catalanes… Elles sont jolies, et peut-être l’envie vous aurait-elle pris d’imiter mon Alphonse. Un ma-riage, dit-on, en amène d’autres… Samedi, les jeunes gens mariés, je suis libre, et nous nous mettons en course. Je vous demande pardon de vous donner l’ennui d’une noce de province. Pour un Parisien bla-sé sur les fêtes… et une noce sans bal encore ! Pourtant, vous verrez une mariée… une mariée… vous m’en direz des nouvelles… Mais vous êtes un homme grave et vous ne regardez plus les femmes. J’ai mieux que cela à vous montrer. Je vous ferai voir quelque chose !… Je vous réserve une fière surprise pour demain.— Mon Dieu ! lui dis-je, il est difficile d’avoir un trésor dans sa mai-son sans que le public en soit instruit. Je crois deviner la surprise que vous me préparez. Mais si c’est de votre statue qu’il s’agit, la description que mon guide m’en a faite n’a servi qu’à exciter ma cu-riosité et à me disposer à l’admiration.— Ah ! il vous a parlé de l’idole, car c’est ainsi qu’ils appellent ma belle Vénus Tur… mais je ne veux rien vous dire. Demain, au grand jour, vous la verrez, et vous me direz si j’ai raison de la croire un chef-d’œuvre. Parbleu ! vous ne pouviez arriver plus à propos ! Il y a des inscriptions que moi, pauvre ignorant, j’explique à ma manière… mais un savant de Paris !… Vous vous moquerez peut-être de mon interprétation… car j’ai fait un mémoire… moi qui vous parle… vieil antiquaire de province, je me suis lancé… Je veux faire gémir la presse … Si vous vouliez bien me lire et me corriger, je pourrais es-pérer… Par exemple, je suis bien curieux de savoir comment vous traduirez cette inscription sur le socle : CAVE… Mais je ne veux rien vous demander encore ! À demain, à demain ! Pas un mot sur la Vé-nus aujourd’hui !

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— Tu as raison, Peyrehorade, dit sa femme, de laisser là ton idole. Tu devrais voir que tu empêches monsieur de manger. Va, monsieur a vu à Paris de bien plus belles statues que la tienne. Aux Tuileries, il y en a des douzaines, et en bronze aussi.— Voilà bien l’ignorance, la sainte ignorance de la province ! inter-rompit M. de Peyrehorade. Comparer un antique admirable aux plates figures de Coustou !

Comme avec irrévérenceParle des dieux ma ménagère !

Savez-vous que ma femme voulait que je fondisse ma statue pour en faire une cloche à notre église ? C’est qu’elle en eût été la marraine. Un chef-d’œuvre de Myron, monsieur !— Chef-d’œuvre ! chef-d’œuvre ! un beau chef-d’œuvre qu’elle a fait ! casser la jambe d’un homme !— Ma femme, vois-tu ? dit M. de Peyrehorade d’un ton résolu, et tendant vers elle sa jambe droite dans un bas de soie chinée, si ma Vénus m’avait cassé cette jambe-là, je ne la regretterais pas.— Bon Dieu ! Peyrehorade, comment peux-tu dire cela ! Heureuse-ment que l’homme va mieux… Et encore je ne peux pas prendre sur moi de regarder la statue qui fait des malheurs comme celui-là. Pauvre Jean Coll !— Blessé par Vénus monsieur, dit M. de Peyrehorade riant d’un gros rire, blessé par Vénus, le maraud se plaint.

veneris nec præmia noris. Qui n’a été blessé par Vénus ? » M. Alphonse, qui comprenait le français mieux que le latin, cli-gna de l’œil d’un air d’intelligence, et me regarda comme pour me demander : Et vous, Parisien, comprenez-vous ? Le souper finit. Il y avait une heure que je ne mangeais plus. J’étais fatigué, et je ne pouvais parvenir à cacher les fréquents bâillements qui m’échappaient. Madame de Peyrehorade s’en aper-çut la première, et remarqua qu’il était temps d’aller dormir. Alors commencèrent de nouvelles excuses sur le mauvais gîte que j’allais avoir. Je ne serais pas comme à Paris. En province on est si mal ! Il fallait de l’indulgence pour les Roussillonnais. J’avais beau protester qu’après une course dans les montagnes une botte de paille me se-rait un coucher délicieux, on me priait toujours de pardonner à de pauvres campagnards s’ils ne me traitaient pas aussi bien qu’ils l’eussent désiré. Je montai enfin à la chambre qui m’était destinée, accompagné de M. de Peyrehorade. L’escalier, dont les marches su-périeures étaient en bois, aboutissait au milieu d’un corridor, sur le-quel donnaient plusieurs chambres. « À droite, me dit mon hôte, c’est l’appartement que je destine à la future madame Alphonse. Votre chambre est au bout du corri-dor opposé. Vous sentez bien, ajouta-t-il d’un air qu’il voulait rendre fin, vous sentez bien qu’il faut isoler de nouveaux mariés. Vous êtes à un bout de la maison, eux à l’autre. » Nous entrâmes dans une chambre bien meublée, où le premier objet sur lequel je portai la vue fut un lit long de sept pieds, large de six, et si haut qu’il fallait un escabeau pour s’y guinder. Mon hôte

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m’ayant indiqué la position de la sonnette, et s’étant assuré par lui-même que le sucrier était plein, les flacons d’eau de Cologne dû-ment placés sur la toilette, après m’avoir demandé plusieurs fois si rien ne me manquait, me souhaita une bonne nuit et me laissa seul. Les fenêtres étaient fermées. Avant de me déshabiller, j’en ou-vris une pour respirer l’air frais de la nuit, délicieux après un long souper. En face était le Canigou, d’un aspect admirable en tout temps, mais qui me parut ce soir-là la plus belle montagne du monde, éclairé qu’il était par une lune resplendissante. Je demeurai quelques minutes à contempler sa silhouette merveilleuse, et j’allais fermer ma fenêtre, lorsque, baissant les yeux, j’aperçus la statue sur un piédestal à une vingtaine de toises de la maison. Elle était placée à l’angle d’une haie vive qui séparait un petit jardin d’un vaste carré parfaitement uni, qui, je l’appris plus tard, était le jeu de paume de la ville. Ce terrain, propriété de M. de Peyrehorade, avait été cédé par lui à la commune, sur les pressantes sollicitations de son fils. À la distance où j’étais, il m’était difficile de distinguer l’atti-tude de la statue ; je ne pouvais juger que de sa hauteur, qui me pa-rut de six pieds environ. En ce moment, deux polissons de la ville passaient sur le jeu de paume, assez près de la haie, sifflant le joli air du Roussillon : Montagnes régalades. Ils s’arrêtèrent pour regar-der la statue ; un d’eux l’apostropha même à haute voix. Il parlait catalan ; mais j’étais dans le Roussillon depuis assez longtemps pour pouvoir comprendre à peu près ce qu’il disait. « Te voilà donc, coquine ! (Le terme catalan était plus éner-gique.) Te voilà ! disait-il. C’est donc toi qui as cassé la jambe à Jean Coll ! Si tu étais à moi, je te casserais le cou.— Bah ! avec quoi ? dit l’autre. Elle est de cuivre, et si dure qu’Étienne a cassé sa lime dessus, essayant de l’entamer. C’est du cuivre du temps des païens ; c’est plus dur que je ne sais quoi.— Si j’avais mon ciseau à froid (il paraît que c’était un apprenti ser-rurier), je lui ferais bientôt sauter ses grands yeux blancs, comme je tirerais une amande de sa coquille. Il y a pour plus de cent sous d’argent. » Ils firent quelques pas en s’éloignant. « Il faut que je souhaite le bonsoir à l’idole, » dit le plus grand des apprentis, s’arrêtant tout à coup. Il se baissa, et probablement ramassa une pierre. Je le vis dé-ployer le bras, lancer quelque chose, et aussitôt un coup sonore re-tentit sur le bronze. Au même instant l’apprenti porta la main à sa tête en poussant un cri de douleur. « Elle me l’a rejetée ! » s’écria-t-il. Et mes deux polissons prirent la fuite à toutes jambes. Il était évident que la pierre avait rebondi sur le métal, et avait puni ce drôle de l’outrage qu’il faisait à la déesse. Je fermai la fenêtre en riant de bon cœur. « Encore un Vandale puni par Vénus ! Puissent tous les des-tructeurs de nos vieux monuments avoir ainsi la tête cassée ! » Sur ce souhait charitable, je m’endormis. Il était grand jour quand je me réveillai. Auprès de mon lit

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étaient, d’un côté, M. de Peyrehorade, en robe de chambre ; de l’autre, un domestique envoyé par sa femme, une tasse de chocolat à la main. « Allons, debout, Parisien ! Voilà bien mes paresseux de la ca-pitale ! disait mon hôte pendant que je m’habillais à la hâte. Il est huit heures, et encore au lit ! Je suis levé, moi, depuis six heures. Voilà trois fois que je monte ; je me suis approché de votre porte sur la pointe du pied : personne, nul signe de vie. Cela vous fera mal de trop dormir à votre âge. Et ma Vénus que vous n’avez pas encore vue ! Allons, prenez-moi vite cette tasse de chocolat de Barcelone… Vraie contrebande… Du chocolat comme on n’en a pas à Paris. Pre-nez des forces, car lorsque vous serez devant ma Vénus, on ne pour-ra plus vous en arracher. » En cinq minutes je fus prêt, c’est-à-dire à moitié rasé, mal boutonné, et brûlé par le chocolat que j’avalai bouillant. Je descen-dis dans le jardin, et me trouvai devant une admirable statue. C’était bien une Vénus, et d’une merveilleuse beauté. Elle avait le haut du corps nu, comme les Anciens représentaient d’ordi-naire les grandes divinités ; la main droite, levée à la hauteur du sein, était tournée, la paume en dedans, le pouce et les deux pre-miers doigts étendus, les deux autres légèrement ployés. L’autre main, rapprochée de la hanche, soutenait la draperie qui couvrait la partie inférieure du corps. L’attitude de cette statue rappelait celle du Joueur de mourre qu’on désigne, je ne sais trop pourquoi, sous le nom de Germanicus. Peut être avait-on voulu représenter la déesse jouant au jeu de mourre. Quoi qu’il en soit, il est impossible de voir quelque chose de plus parfait que le corps de cette Vénus ; rien de plus suave, de plus voluptueux que ses contours ; rien de plus élégant et de plus noble que sa draperie. Je m’attendais à quelque ouvrage du Bas-Empire ; je voyais un chef-d’œuvre du meilleur temps de la statuaire. Ce qui me frappait surtout, c’était l’exquise vérité des formes, en sorte qu’on aurait pu les croire moulées sur nature, si la nature produisait d’aussi parfaits modèles. La chevelure, relevée sur le front, paraissait avoir été dorée autrefois. La tête, petite comme celle de presque toutes les statues grecques, était légèrement inclinée en avant. Quant à la figure, ja-mais je ne parviendrai à exprimer son caractère étrange, et dont le type ne se rapprochait de celui d’aucune statue antique dont il me souvienne. Ce n’était point cette beauté calme et sévère des sculp-teurs grecs, qui, par système, donnaient à tous les traits une majes-tueuse immobilité. Ici, au contraire, j’observais avec surprise l’inten-tion marquée de l’artiste de rendre la malice arrivant jusqu’à la mé-chanceté. Tous les traits étaient contractés légèrement : les yeux un peu obliques, la bouche relevée des coins, les narines quelque peu gonflées. Dédain, ironie, cruauté, se lisaient sur ce visage d’une in-croyable beauté cependant. En vérité, plus on regardait cette admi-rable statue, et plus on éprouvait le sentiment pénible qu’une si merveilleuse beauté pût s’allier à l’absence de toute sensibilité. « Si le modèle a jamais existé, dis-je à M. de Peyrehorade, et je

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doute que le Ciel ait jamais produit une telle femme, que je plains ses amants ! Elle a dû se complaire à les faire mourir de désespoir. Il y a dans son expression quelque chose de féroce, et pourtant je n’ai jamais vu rien de si beau.— C’est Vénus tout entière à sa proie attachée ! » s’écria M. de Peyrehorade, satisfait de mon enthousiasme. Cette expression d’ironie infernale était augmentée peut-être par le contraste de ses yeux incrustés d’argent et très brillants avec la patine d’un vert noirâtre que le temps avait donnée à toute la sta-tue. Ces yeux brillants produisaient une certaine illusion qui rappe-lait la réalité, la vie. Je me souvins de ce que m’avait dit mon guide, qu’elle faisait baisser les yeux à ceux qui la regardaient. Cela était presque vrai, et je ne pus me défendre d’un mouvement de colère contre moi-même en me sentant un peu mal à mon aise devant cette figure de bronze. « Maintenant que vous avez tout admiré en détail, mon cher collègue en antiquaillerie, dit mon hôte, ouvrons, s’il vous plaît, une conférence scientifique. Que dites-vous de cette inscription, à la-quelle vous n’avez point pris garde encore ? » Il me montrait le socle de la statue, et j’y lus ces mots : CAVE AMANTEM. « Quid dicis, doctissime ? me demanda-t-il en se frottant les mains. Voyons si nous nous rencontrerons sur le sens de ce cave amantem ! — Mais, répondis-je, il y a deux sens. On peut traduire : « Prends garde à celui qui t’aime, défie-toi des amants. » Mais, dans ce sens, je ne sais si cave amantem serait d’une bonne latinité. En voyant l’expression diabolique de la dame, je croirais plutôt que l’artiste a voulu mettre en garde le spectateur contre cette terrible beauté. Je traduirais donc : « Prends garde à toi si elle t’aime. »— Humph ! dit M. de Peyrehorade, oui, c’est un sens admirable ; mais, ne vous en déplaise, je préfère la première traduction, que je développerai pourtant. Vous connaissez l’amant de Vénus ?— Il y en a plusieurs.— Oui ; mais le premier, c’est Vulcain. N’a-t-on pas voulu dire : « Malgré toute ta beauté, ton air dédaigneux, tu auras un forgeron, un vilain boiteux pour amant ? Leçon profonde, monsieur, pour les co-quettes ! » Je ne pus m’empêcher de sourire, tant l’explication me parut tirée par les cheveux. « C’est une terrible langue que le latin avec sa concision, obser-vai-je pour éviter de contredire formellement mon antiquaire, et je reculai de quelques pas afin de mieux contempler la statue.— Un instant, collègue ! dit M. de Peyrehorade en m’arrêtant par le bras, vous n’avez pas tout vu. Il y a encore une autre inscription. Montez sur le socle et regardez au bras droit. » En parlant ainsi il m’aidait à monter. Je m’accrochai sans trop de façons au cou de la Vénus, avec laquelle je commençais à me familiariser. Je la regardai même un instant sous le nez, et la trouvai de près encore plus méchante et en-

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core plus belle. Puis je reconnus qu’il y avait, gravés sur le bras, quelques caractères d’écriture cursive antique, à ce qu’il me sem-bla. À grand renfort de bésicles j’épelai ce qui suit, et cependant M, de Peyrehorade répétait chaque mot à mesure que je le prononçais, approuvant du geste et de la voix. Je lus donc :

VENERI TVRBVL…EVTYCHES MYROIMPERIO FECIT.

Après ce mot TVRBVL de la première ligne, il me sembla qu’il y avait quelques lettres effacées ; mais TVRBVL était parfaitement lisible. « Ce qui veut dire ?… » me demanda mon hôte radieux et souriant avec malice, car il pensait bien que je ne me tirerais pas fa-cilement de ce TVRBVL. « Il y a un mot que je ne m’explique pas encore, lui dis-je ; tout le reste est facile. Eutychès Myron a fait cette offrande à Vénus par son ordre.— À merveille. Mais TVRBVL, qu’en faites-vous ? Qu’est-ce que TVRBVL ?— TVRBVL m’embarrasse fort. Je cherche en vain quelque épithète connue de Vénus qui puisse m’aider. Voyons, que diriez-vous de TVRBVLENTA ? Vénus qui trouble, qui agite… Vous vous apercevez que je suis toujours préoccupé de son expression méchante. TVRBV-LENTA, ce n’est point une trop mauvaise épithète pour Vénus », ajoutai-je d’un ton modeste, car je n’étais pas moi-même fort satis-fait de mon explication.« Vénus turbulente ! Vénus la tapageuse ! Ah ! vous croyez donc que ma Vénus est une Vénus de cabaret ? Point du tout, monsieur ; c’est une Vénus de bonne compagnie. Mais je vais vous expliquer ce TVRBVL… Au moins vous me promettez de ne point divulguer ma découverte avant l’impression de mon mémoire. C’est que, voyez-vous, je m’en fais gloire, de cette trouvaille là… Il faut bien que vous nous laissiez quelques épis à glaner, à nous autres pauvres diables de provinciaux. Vous êtes si riches, messieurs les savants de Paris ! » Du haut du piédestal, où j’étais toujours perché, je lui promis solennellement que je n’aurais jamais l’indignité de lui voler sa dé-couverte.« TVRBVL…, monsieur, dit-il en se rapprochant et baissant la voix de peur qu’un autre que moi ne pût l’entendre, lisez TVRBVLNERÆ.— Je ne comprends pas davantage.— Écoutez bien. À une lieue d’ici, au pied de la montagne, il y a un village qui s’appelle Boulternère. C’est une corruption du mot latin TVRBVLNERA. Rien de plus commun que ces inversions. Boulte-mère, monsieur, a été une ville romaine. Je m’en étais toujours dou-té, mais jamais je n’en avais eu la preuve. La preuve, la voilà. Cette Vénus était la divinité topique de la cité de Boultemère ; et ce mot de Boultemère, que je viens de démontrer d’origine antique, prouve une chose bien plus curieuse, c’est que Boultemère, avant d’être une ville romaine, a été une ville phénicienne ! »

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Il s’arrêta un moment pour respirer et jouir de ma surprise. Je parvins à réprimer une forte envie de rire. « En effet, poursuivit-il, TVRBVLNERA' est pur phénicien, TVR, prononcez TOUR… TOUR et SOUR, même mot, n’est-ce pas ? SOUR est le nom phénicien de Tyr ; je n’ai pas besoin de vous en rappeler le sens. BVL, c’est Baal, Bâl, Bel, Bul, légères différences de prononciation. Quant à NERA, cela me donne un peu de peine. Je suis tenté de croire, faute de trouver un mot phénicien, que cela vient du grec γηρός, humide, marécageux. Ce serait donc un mot hy-bride. Pour justifier γηρός, je vous montrerai à Boultemère comment les ruisseaux de la montagne y forment des mares infectes. D’autre part, la terminaison NERA aurait pu être ajoutée beaucoup plus tard en l’honneur de Nera Pivesuvia, femme de Tétricus, laquelle aurait fait quelque bien à la cité de Turbul. Mais, à cause des mares, je préfère l’étymologie de γηρός. » Il prit une prise de tabac d’un air satisfait. « Mais laissons les Phéniciens, et revenons à l’inscription. Je traduis donc : "À Vénus de Boultemère Myron dédie par son ordre cette statue, son ouvrage." » Je me gardai bien de critiquer son étymologie, mais je voulus à mon tour faire preuve de pénétration, et je lui dis : « Halte-là, monsieur. Myron a consacré quelque chose, mais je ne vois nulle-ment que ce soit cette statue.— Comment ! s’écria-t-il, Myron n’était-il pas un fameux sculpteur grec ? Le talent se sera perpétué dans sa famille : c’est un de ses descendants qui aura fait cette statue. Il n’y a rien de plus sûr.— Mais, répliquai-je, je vois sur le bras un petit trou. Je pense qu’il a servi à fixer quelque chose, un bracelet, par exemple, que ce Myron donna à Vénus en offrande expiatoire. Myron était un amant mal-heureux. Vénus était irritée contre lui : il l’apaisa en lui consacrant un bracelet d’or. Remarquez que fecit se prend fort souvent pour consecravit. Ce sont termes synonymes. Je vous en montrerais plus d’un exemple si j’avais sous la main Gruter ou bien Orelli. Il est na-turel qu’un amoureux voie Vénus en rêve, qu’il s’imagine qu’elle lui commande de donner un bracelet d’or à sa statue. Myron lui consa-cra un bracelet… Puis les barbares ou bien quelque voleur sacri-lège…— Ah ! qu’on voit bien que vous avez fait des romans ! s’écria mon hôte en me donnant la main pour descendre. Non, monsieur, c’est un ouvrage de l’école de Myron. Regardez seulement le travail, et vous en conviendrez. » M’étant fait une loi de ne jamais contredire à outrance les an-tiquaires entêtés, je baissai la tête d’un air convaincu en disant : « C’est un admirable morceau.— Ah ! mon Dieu, s’écria M. de Peyrehorade, encore un trait de van-dalisme ! On aura jeté une pierre à ma statue ! » Il venait d’apercevoir une marque blanche un peu au dessus du sein de la Vénus. Je remarquai une trace semblable sur les doigts de la main droite, qui, je le supposai alors, avaient été touchés dans le trajet de la pierre, ou bien un fragment s’en était détaché par le

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choc et avait ricoché sur la main. Je contai à mon hôte l’insulte dont j’avais été témoin et la prompte punition qui s’en était suivie. Il en rit beaucoup, et, comparant l’apprenti à Diomède, il lui souhaita de voir, comme le héros grec, tous ses compagnons changés en oiseaux blancs. La cloche du déjeuner interrompit cet entretien classique, et, de même que la veille, je fus obligé de manger comme quatre. Puis vinrent des fermiers de M. de Peyrehorade ; et pendant qu’il leur donnait audience, son fils me mena voir une calèche qu’il avait ache-tée à Toulouse pour sa fiancée, et que j’admirai, cela va sans dire. Ensuite j’entrai avec lui dans l’écurie, où il me tint une demi-heure à me vanter ses chevaux, à me faire leur généalogie, à me conter les prix qu’ils avaient gagnés aux courses du département. Enfin il en vint à me parler de sa future, par la transition d’une jument grise qu’il lui destinait. « Nous la verrons aujourd’hui, dit-il. Je ne sais si vous la trou-verez jolie. Vous êtes difficiles, à Paris ; mais tout le monde, ici et à Perpignan, la trouve charmante. Le bon, c’est qu’elle est fort riche. Sa tante de Prades lui a laissé son bien. Oh ! je vais être fort heu-reux. » Je fus profondément choqué de voir un jeune homme paraître plus touché de la dot que des beaux yeux de sa future. « Vous vous connaissez en bijoux, poursuivit M. Alphonse, comment trouvez-vous ceci ? Voici l’anneau que je lui donnerai de-main. » En parlant ainsi, il tirait de la première phalange de son petit doigt une grosse bague enrichie de diamants, et formée de deux mains entrelacées ; allusion qui me parut infiniment poétique. Le travail en était ancien, mais je jugeai qu’on l’avait retouchée pour enchâsser les diamants. Dans l’intérieur de la bague se lisaient ces mots en lettres gothiques : Sempr’ ab ti, c’est-à-dire, toujours avec toi. « C’est une jolie bague, lui dis-je ; mais ces diamants ajoutés lui ont fait perdre un peu de son caractère.— Oh ! elle est bien plus belle comme cela, répondit-il en souriant. Il y a là pour douze cents francs de diamants. C’est ma mère qui me l’a donnée. C’était une bague de famille, très ancienne… du temps de la chevalerie. Elle avait servi à ma grand-mère, qui la tenait de la sienne. Dieu sait quand cela a été fait.— L’usage à Paris, lui dis-je, est de donner un anneau tout simple, ordinairement composé de deux métaux différents, comme de l’or et du platine. Tenez, cette autre bague, que vous avez à ce doigt, serait fort convenable. Celle-ci, avec ses diamants et ses mains en relief, est si grosse, qu’on ne pourrait mettre un gant par-dessus.— Oh ! madame Alphonse s’arrangera comme elle voudra. Je crois qu’elle sera toujours bien contente de l’avoir. Douze cents francs au doigt, c’est agréable. Cette petite bague-là, ajouta-t-il en regardant d’un air de satisfaction l’anneau tout uni qu’il portait à la main, celle-là, c’est une femme à Paris qui me l’a donnée un jour de mardi gras. Ah ! comme je m’en suis donné quand j’étais à Paris il y a deux

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ans ! C’est là qu’on s’amuse !… » Et il soupira de regret. Nous devions dîner ce jour-là à Puygarrig, chez les parents de la future ; nous montâmes en calèche, et nous nous rendîmes au château éloigné d’Ille d’environ une lieue et demie. Je fus présenté et accueilli comme l’ami de la famille. Je ne parlerai pas du dîner ni de la conversation qui s’ensuivit, et à laquelle je pris peu de part. M. Alphonse, placé à côté de sa future, lui disait un mot à l’oreille tous les quarts d’heure. Pour elle, elle ne levait guère les yeux, et, chaque fois que son prétendu lui parlait, elle rougissait avec modes-tie, mais lui répondait sans embarras. Mademoiselle de Puygarrig avait dix-huit ans ; sa taille souple et délicate contrastait avec les formes osseuses de son ro-buste fiancé. Elle était non seulement belle, mais séduisante. J’admi-rais le naturel parfait de toutes ses réponses ; et son air de bonté, qui pourtant n’était pas exempt d’une légère teinte de malice, me rappela, malgré moi, la Vénus de mon hôte. Dans cette comparaison que je fis en moi-même, je me demandais si la supériorité de beauté qu’il fallait bien accorder à la statue ne tenait pas, en grande partie, à son expression de tigresse ; car l’énergie, même dans les mau-vaises passions, excite toujours en nous un étonnement et une es-pèce d’admiration involontaire. « Quel dommage, me dis-je en quittant Puygarrig, qu’une si ai-mable personne soit riche, et que sa dot la fasse rechercher par un homme indigne d’elle ! » En revenant à Ille, et ne sachant trop que dire à madame de Peyrehorade, à qui je croyais convenable d’adresser quelquefois la parole : « Vous êtes bien esprits forts en Roussillon ! m’écriai-je ; com-ment, madame, vous faites un mariage un vendredi ! À Paris nous aurions plus de superstition ; personne n’oserait prendre femme un tel jour.— Mon Dieu ! ne m’en parlez pas, me dit-elle, si cela n’avait dépen-du que de moi, certes on eût choisi un autre jour. Mais Peyrehorade l’a voulu, et il a fallu lui céder. Cela me fait de la peine pourtant. S’il arrivait quelque malheur ? Il faut bien qu’il y ait une raison, car en-fin pourquoi tout le monde a-t-il peur du vendredi ?— Vendredi ! s’écria son mari, c’est le jour de Vénus ! Bon jour pour un mariage ! Vous le voyez, mon cher collègue, je ne pense qu’à ma Vénus. D’honneur ! c’est à cause d’elle que j’ai choisi le vendredi. Demain, si vous voulez, avant la noce, nous lui ferons un petit sacri-fice ; nous sacrifierons deux palombes, et si je savais où trouver de l’encens…— Fi donc, Peyrehorade ! interrompit sa femme scandalisée au der-nier point. Encenser une idole ! Ce serait une abomination ! Que di-rait-on de nous dans le pays ?— Au moins, dit M. de Peyrehorade, tu me permettras de lui mettre sur la tête une couronne de roses et de lis : Manibus date lilia plenis. Vous le voyez, monsieur, la charte est un vain mot. Nous n’avons pas la liberté des cultes ! »

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Les arrangements du lendemain furent réglés de la manière suivante. Tout le monde devait être prêt et en toilette à dix heures précises. Le chocolat pris, on se rendrait en voiture à Puygarrig. Le mariage civil devait se faire à la mairie du village, et la cérémonie religieuse dans la chapelle du château. Viendrait ensuite un déjeu-ner. Après le déjeuner on passerait le temps comme l’on pourrait jusqu’à sept heures. À sept heures, on retournerait à Ille, chez M. de Peyrehorade, où devaient souper les deux familles réunies. Le reste s’ensuit naturellement. Ne pouvant danser, on avait voulu manger le plus possible. Dès huit heures j’étais assis devant la Vénus, un crayon à la main, recommençant pour la vingtième fois la tête de la statue, sans pouvoir parvenir à en saisir l’expression. M. de Peyrehorade allait et venait autour de moi, me donnait des conseils, me répétait ses éty-mologies phéniciennes ; puis disposait des roses du Bengale sur le piédestal de la statue, et d’un ton tragi-comique lui adressait des vœux pour le couple qui allait vivre sous son toit. Vers neuf heures il rentra pour songer à sa toilette, et en même temps parut M. Al-phonse, bien serré dans un habit neuf, en gants blancs, souliers ver-nis, boutons ciselés, une rose à la boutonnière. « Vous ferez le portrait de ma femme ? me dit-il en se pen-chant sur mon dessin. Elle est jolie aussi. » En ce moment commençait, sur le jeu de paume dont j’ai parlé, une partie qui, sur-le-champ, attira l’attention de M. Alphonse. Et moi, fatigué, et désespérant de rendre cette diabolique figure, je quittai bientôt mon dessin pour regarder les joueurs. Il y avait parmi eux quelques muletiers espagnols arrivés de la veille. C’étaient des Aragonais et des Navarrois, presque tous d’une adresse mer-veilleuse. Aussi les Illois, bien qu’encouragés par la présence et les conseils de M. Alphonse, furent-ils assez promptement battus par ces nouveaux champions. Les spectateurs nationaux étaient conster-nés. M. Alphonse regarda à sa montre. Il n’était encore que neuf heures et demie. Sa mère n’était pas coiffée. Il n’hésita plus : il ôta son habit, demanda une veste, et défia les Espagnols. Je le regardais faire en souriant, et un peu surpris. « Il faut soutenir l’honneur du pays », dit-il. Alors je le trouvai vraiment beau. Il était passionné. Sa toilette, qui l’occupait si fort tout à l’heure, n’était plus rien pour lui. Quelques minutes avant il eût craint de tourner la tête de peur de déranger sa cravate. Maintenant il ne pensait plus à ses cheveux fri-sés ni à son jabot si bien plissé. Et sa fiancée ?… Ma foi, si cela eût été nécessaire, il aurait, je crois, fait ajourner le mariage. Je le vis chausser à la hâte une paire de sandales, retrousser ses manches, et, d’un air assuré, se mettre à la tête du parti vaincu, comme César ralliant ses soldats à Dyrrachium. Je sautai la haie, et me plaçai commodément à l’ombre d’un micocoulier, de façon à bien voir les deux camps. Contre l’attente générale, M. Alphonse manqua la première balle ; il est vrai qu’elle vint rasant la terre et lancée avec une force surprenante par un Aragonais qui paraissait être le chef des Espa-

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gnols. C’était un homme d’une quarantaine d’années, sec et nerveux, haut de six pieds, et sa peau olivâtre avait une teinte presque aussi foncée que le bronze de la Vénus. M. Alphonse jeta sa raquette à terre avec fureur. « C’est cette maudite bague, s’écria-t-il, qui me serre le doigt, et me fait manquer une balle sûre ! » Il ôta, non sans peine, sa bague de diamants : je m’approchais pour la recevoir ; mais il me prévint, courut à la Vénus, lui passa la bague au doigt annulaire, et reprit son poste à la tête des Illois. Il était pâle, mais calme et résolu. Dès lors il ne fit plus une seule faute, et les Espagnols furent battus complètement. Ce fut un beau spectacle que l’enthousiasme des spectateurs : les uns pous-saient mille cris de joie en jetant leurs bonnets en l’air ; d’autres lui serraient les mains, l’appelant l’honneur du pays. S’il eût repoussé une invasion, je doute qu’il eût reçu des félicitations plus vives et plus sincères. Le chagrin des vaincus ajoutait encore à l’éclat de sa victoire. « Nous ferons d’autres parties, mon brave, dit-il à l’Aragonais d’un ton de supériorité ; mais je vous rendrai des points. » J’aurais désiré que M. Alphonse fût plus modeste, et je fus presque peiné de l’humiliation de son rival. Le géant espagnol ressentit profondément cette insulte. Je le vis pâlir sous sa peau basanée. Il regardait d’un air morne sa ra-quette en serrant les dents ; puis, d’une voix étouffée, il dit tout bas : Me lo pagarás. La voix de M. de Peyrehorade troubla le triomphe de son fils ; mon hôte, fort étonné de ne point le trouver présidant aux apprêts de la calèche neuve, le fut bien plus encore en le voyant tout en sueur, la raquette à la main. M. Alphonse courut à la maison, se lava la figure et les mains, remit son habit neuf et ses souliers vernis, et cinq minutes après nous étions au grand trot sur la route de Puygar-rig. Tous les joueurs de paume de la ville et grand nombre de spec-tateurs nous suivirent avec des cris de joie. À peine les chevaux vi-goureux qui nous traînaient pouvaient-ils maintenir leur avance sur ces intrépides Catalans. Nous étions à Puygarrig, et le cortège allait se mettre en marche pour la mairie, lorsque M. Alphonse, se frappant le front, me dit tout bas : « Quelle brioche ! J’ai oublié la bague ! Elle est au doigt de la Vénus, que le diable puisse emporter ! Ne le dites pas à ma mère au moins. Peut-être qu’elle ne s’apercevra de rien.— Vous pourriez envoyer quelqu’un, lui dis-je.— Bah ! mon domestique est resté à Ille. Ceux-ci, je ne m’y fie guère. Douze cents francs de diamants ! cela pourrait en tenter plus d’un. D’ailleurs que penserait-on ici de ma distraction ? Ils se mo-queraient trop de moi. Ils m’appelleraient le mari de la statue… Pourvu qu’on ne me la vole pas ! Heureusement que l’idole fait peur à mes coquins. Ils n’osent l’approcher à longueur de bras. Bah ! ce n’est rien ; j’ai une autre bague. »

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Les deux cérémonies civile et religieuse s’accomplirent avec la pompe convenable ; et mademoiselle de Puygarrig reçut l’anneau d’une modiste de Paris, sans se douter que son fiancé lui faisait le sacrifice d’un gage amoureux. Puis on se mit à table, où l’on but, mangea, chanta même, le tout fort longuement. Je souffrais pour la mariée de la grosse joie qui éclatait autour d’elle ; pourtant elle lais-sait meilleure contenance que je ne l’aurais espéré, et son embarras n’était ni de la gaucherie ni de l’affectation. Peut-être le courage vient-il avec les situations difficiles. Le déjeuner terminé quand il plut à Dieu, il était quatre heure ; les hommes allèrent se promener dans le parc, qui était magnifique, ou regardèrent danser sur la pelouse du château les paysannes de Puygarrig, parées de leurs habit de fête. De la sorte, nous em-ployâmes quelque heures. Cependant les femmes étaient fort em-pressée; autour de la mariée, qui leur faisait admirer sa corbeille. Puis elle changea de toilette, et je remarquai qu’elle couvrit ses beaux cheveux d’un bonnet et d’un chapeau à plumes, car les femmes n’ont rien de plus pressé que de prendre, aussitôt qu’elles le peuvent, les parures que l’usage leur défend de porter quand elles sont encore demoiselles. Il était près de huit heures quand on se disposa à partir pour Ille. Mais d’abord eut lieu une scène pathétique. La tante de made-moiselle de Puygarrig, qui lui servait de mère, femme très âgée et fort dévote, ne devait point aller avec nous à la ville. Au départ, elle fit à sa nièce un sermon touchant sur ses devoirs d’épouse, duquel sermon résulta un torrent de larmes et des embrassements sans fin. M. de Peyrehorade comparait cette séparation à l’enlèvement des Sabines. Nous partîmes pourtant, et, pendant la route, chacun s’évertua pour distraire la mariée et la faire rire ; mais ce fut en vain. À Ille, le souper nous attendait, et quel souper ! Si la grosse joie du matin m’avait choqué, je le fus bien davantage des équi-voques et des plaisanteries dont le marié et la mariée surtout furent l’objet. Le marié, qui avait disparu un instant avant de se mettre à table, était pâle et d’un sérieux de glace. Il buvait à chaque instant du vieux vin de Collioure presque aussi fort que de l’eau-de-vie. J’étais à côté de lui, et me crus obligé de l’avertir : « Prenez garde ! on dit que le vin… » Je ne sais quelle sottise je lui dis pour me mettre à l’unisson des convives. Il me poussa le genou, et très bas il me dit : « Quand on se lèvera de table…, que je puisse vous dire deux mots. » Son ton solennel me surprit. Je le regardai plus attentivement, et je remarquai l’étrange altération de ses traits. « Vous sentez-vous indisposé ? lui demandai-je.- Non. » Et il se remit à boire. Cependant, au milieu des cris et des battements de mains, un enfant de onze ans, qui s’était glissé sous la table, montrait aux as-

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sistants un joli ruban blanc et rose qu’il venait de détacher de la cheville de la mariée. On appelle cela sa jarretière. Elle fut aussitôt coupée par morceaux et distribuée aux jeunes gens, qui en ornèrent leur boutonnière, suivant un antique usage qui se conserve encore dans quelques familles patriarcales. Ce fut pour la mariée une occa-sion de rougir jusqu’au blanc des yeux… Mais son trouble fut au comble lorsque M. de Peyrehorade, ayant réclamé le silence, lui chanta quelques vers catalans, impromptus, disait-il. En voici le sens, si je l’ai bien compris : « Qu’est-ce donc, mes amis ? Le vin que j’ai bu me fait-il voir double ? Il y a deux Vénus ici… » Le marié tourna brusquement la tête d’un air effaré, qui fit rire tout le monde. « Oui, poursuivit M. de Peyrehorade, il y a deux Vénus sous mon toit. L’une, je l’ai trouvée dans la terre comme une truffe ; l’autre, descendue des cieux, vient de nous partager sa ceinture. » Il voulait dire sa jarretière. « Mon fils, choisis de la Vénus romaine ou de la catalane celle que tu préfères. Le maraud prend la catalane, et sa part est la meilleure. La romaine est noire, la catalane est blanche. La romaine est froide, la catalane enflamme tout ce qui l’approche. » Cette chute excita un tel hourra, des applaudissements si bruyants et des rires si sonores, que je crus que le plafond allait nous tomber sur la tête. Autour de la table il n’y avait que trois vi-sages sérieux, ceux des mariés et le mien. J’avais un grand mal de tête ; et puis, je ne sais pourquoi, un mariage m’attriste toujours, ce-lui-ci, en outre, me dégoûtait un peu. Les derniers couplets ayant été chantés par l’adjoint du maire, et ils étaient fort lestes, je dois le dire, on passa dans le salon pour jouir du départ de la mariée, qui devait être bientôt conduite à sa chambre, car il était près de minuit. M. Alphonse me tira dans l’embrasure d’une fenêtre, et me dit en détournant les yeux : « Vous allez vous moquer de moi… Mais je ne sais ce que j’ai… je suis ensorcelé ! le diable m’emporte ! » La première pensée qui me vint fut qu’il se croyait menacé de quelque malheur du genre de ceux dont parlent Montaigne et madame de Sévigné : « Tout l’empire amoureux est plein d’histoires tragiques », etc. Je croyais que ces sortes d’accidents n’arrivaient qu’aux gens d’esprit, me dis-je à moi-même. « Vous avez trop bu de vin de Collioure, mon cher monsieur Alphonse, lui dis-je. Je vous avais prévenu.— Oui, peut-être. Mais c’est quelque chose de bien plus terrible. » Il avait la voix entrecoupée. Je le crus tout à fait ivre. « Vous savez bien, mon anneau ? poursuivit-il après un silence.— Eh bien ! on l’a pris ?— Non.— En ce cas, vous l’avez ?

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— Non… je… je ne puis l’ôter du doigt de cette diable de Vénus.— Bon ! vous n’avez pas tiré assez fort.— Si fait… Mais la Vénus… elle a serré le doigt. » Il me regardait fixement d’un air hagard, s’appuyant à l’es-pagnolette pour ne pas tomber. « Quel conte ! lui dis-je. Vous avez trop enfoncé l’anneau. De-main vous l’aurez avec des tenailles. Mais prenez garde de gâter la statue.— Non, vous dis-je. Le doigt de la Vénus est retiré, reployé ; elle serre la main, m’entendez-vous ?… C’est ma femme, apparemment, puisque je lui ai donné mon anneau… Elle ne veut plus le rendre. » J’éprouvai un frisson subit, et j’eus un instant la chair de poule. Puis, un grand soupir qu’il fit m’envoya une bouffée de vin, et toute émotion disparut. Le misérable, pensai-je, est complètement ivre. « Vous êtes antiquaire, monsieur, ajouta le marié d’un ton la-mentable ; vous connaissez ces statues-là…, il y a peut-être quelque ressort, quelque diablerie, que je ne connais point… Si vous alliez voir ?— Volontiers, dis-je. Venez avec moi.— Non, j’aime mieux que vous y alliez seul. » Je sortis du salon. Le temps avait changé pendant le souper, et la pluie commen-çait à tomber avec force. J’allais demander un parapluie, lorsqu’une réflexion m’arrêta. Je serais un bien grand sot, me dis-je, d’aller vé-rifier ce que m’a dit un homme ivre ! Peut-être, d’ailleurs, a-t-il vou-lu me faire quelque méchante plaisanterie pour apprêter à rire à ces honnêtes provinciaux ; et le moins qu’il puisse m’en arriver, c’est d’être trempé jusqu’aux os et d’attraper un bon rhume. De la porte je jetai un coup d’œil sur la statue ruisselante d’eau, et je montai dans ma chambre sans rentrer dans le salon. Je me couchai ; mais le sommeil fut long à venir. Toutes les scènes de la journée se représentaient à mon esprit. Je pensais à cette jeune fille si belle et si pure abandonnée à un ivrogne brutal. Quelle odieuse chose, me disais-je, qu’un mariage de convenance ! Un maire revêt une écharpe tricolore, un curé une étole, et voilà la plus honnête fille du monde livrée au Minotaure ! Deux êtres qui ne s’aiment pas, que peuvent-ils se dire dans un pareil moment, que deux amants achèteraient au prix de leur existence ? Une femme peut-elle jamais aimer un homme qu’elle aura vu grossier une fois ? Les premières impressions ne s’effacent pas, et j’en suis sûr, ce M. Alphonse méritera bien d’être haï… Durant mon monologue, que j’abrège beaucoup, j’avais en-tendu force allées et venues dans la maison, les portes s’ouvrir et se fermer, des voitures partir ; puis il me semblait avoir entendu sur l’escalier les pas légers de plusieurs femmes se dirigeant vers l’ex-trémité du corridor opposé à ma chambre. C’était probablement le cortège de la mariée qu’on menait au lit. Ensuite on avait redescen-du l’escalier. La porte de madame de Peyrehorade s’était fermée. Que cette pauvre fille, me dis-je, doit être troublée et mal à son

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aise ! Je me tournais dans mon lit de mauvaise humeur. Un garçon joue un sot rôle dans une maison où s’accomplit un mariage. Le silence régnait depuis quelque temps lorsqu’il fut troublé par des pas lourds qui montaient l’escalier. Les marches de bois cra-quèrent fortement. « Quel butor ! m’écriai-je. Je parie qu’il va tomber dans l’esca-lier. » Tout redevint tranquille. Je pris un livre pour changer le cours de mes idées. C’était une statistique du département, ornée d’un mémoire de M. de Peyrehorade sur les monuments druidiques de l’arrondissement de Prades. Je m’assoupis à la troisième page. Je dormis mal et me réveillai plusieurs fois. Il pouvait être cinq heures du matin, et j’étais éveillé depuis plus de vingt minutes lorsque le coq chanta. Le jour allait se lever. Alors j’entendis distinc-tement les mêmes pas lourds, le même craquement de l’escalier que j’avais entendus avant de m’endormir. Cela me parut singulier. J’es-sayai, en bâillant, de deviner pourquoi M. Alphonse se levait si ma-tin. Je n’imaginais rien de vraisemblable. J’allais refermer les yeux lorsque mon attention fut de nouveau excitée par des trépignements étranges auxquels se mêlèrent bientôt le tintement des sonnettes et le bruit de portes qui s’ouvraient avec fracas, puis je distinguai des cris confus. Mon ivrogne aura mis le feu quelque part ! pensais-je en sau-tant à bas de mon lit. Je m’habillai rapidement et j’entrai dans le corridor. De l’ex-trémité opposée partaient des cris et des lamentations, et une voix déchirante dominait toutes les autres : « Mon fils ! mon fils ! » Il était évident qu’un malheur était arrivé à M. Alphonse. Je courus à la chambre nuptiale : elle était pleine de monde. Le premier spec-tacle qui frappa ma vue fut le jeune homme à demi-vêtu, étendu en travers sur le lit dont le bois était brisé. Il était livide, sans mouve-ment. Sa mère pleurait et criait à côté de lui. M. de Peyrehorade s’agitait, lui frottait les tempes avec de l’eau de Cologne, ou lui met-tait des sels sous le nez. Hélas ! depuis longtemps son fils était mort. Sur un canapé, à l’autre bout de la chambre, était la mariée, en proie à d’horribles convulsions. Elle poussait des cris inarticulés, et deux robustes servantes avaient toutes les peines du monde à la contenir. « Mon Dieu ! m’écriai-je, qu’est-il donc arrivé ? » Je m’approchai du lit et soulevai le corps du malheureux jeune homme ; il était déjà roide et froid. Ses dents serrées et sa fi-gure noircie exprimaient les plus affreuses angoisses. Il paraissait assez que sa mort avait été violente et son agonie terrible. Nulle trace de sang cependant sur ses habits. J’écartai sa chemise et vis sur sa poitrine une empreinte livide qui se prolongeait sur les côtes et le dos. On eût dit qu’il avait été étreint dans un cercle de fer. Mon pied posa sur quelque chose de dur qui se trouvait sur le tapis ; je me baissai et vis la bague de diamants. J’entraînai M. de Peyrehorade et sa femme dans leur chambre ; puis j’y fis porter la mariée. « Vous avez encore une fille, leur dis-

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je, vous lui devez vos soins. » Alors je les laissai seuls. Il ne me paraissait pas douteux que M. Alphonse n’eût été vic-time d’un assassinat dont les auteurs avaient trouvé moyen de s’in-troduire la nuit dans la chambre de la mariée. Ces meurtrissures à la poitrine, leur direction circulaire m’embarrassaient beaucoup pourtant, car un bâton ou une barre de fer n’aurait pu les produire. Tout d’un coup je me souvins d’avoir entendu dire qu’à Valence des braves se servaient de longs sacs de cuir remplis de sable fin pour assommer les gens dont on leur avait payé la mort. Aussitôt je me rappelai le muletier aragonais et sa menace ; toutefois j’osais à peine penser qu’il eût tiré une si terrible vengeance d’une plaisante-rie légère. J’allais dans la maison, cherchant partout des traces d’effrac-tion, et n’en trouvant nulle part. Je descendis dans le jardin pour voir si les assassins avaient pu s’introduire de ce côté ; mais je ne trouvai aucun indice certain. La pluie de la veille avait d’ailleurs tel-lement détrempé le sol, qu’il n’aurait pu garder d’empreinte bien nette. J’observai pourtant quelques pas profondément imprimés dans la terre : il y en avait dans deux directions contraires, mais sur une même ligne, partant de l’angle de la haie contiguë au jeu de paume et aboutissant à la porte de la maison. Ce pouvait être les pas de M. Alphonse lorsqu’il était allé chercher son anneau au doigt de la statue. D’un autre côté, la haie, en cet endroit, étant moins fourrée qu’ailleurs, ce devait être sur ce point que les meurtriers l’auraient franchie. Passant et repassant devant la statue, je m’arrê-tai un instant pour la considérer. Cette fois, je l’avouerai, je ne pus contempler sans effroi son expression de méchanceté ironique ; et, la tête toute pleine des scènes horribles dont je venais d’être le té-moin, il me sembla voir une divinité infernale applaudissant au mal-heur qui frappait cette maison. Je regagnai ma chambre et j’y restai jusqu’à midi. Alors je sor-tis et demandai des nouvelles de mes hôtes. Ils étaient un peu plus calmes. Mademoiselle de Puygarrig, je devrais dire la veuve de M. Alphonse, avait repris connaissance. Elle avait même parlé au pro-cureur du roi de Perpignan, alors en tournée à Ille, et ce magistrat avait reçu sa déposition. Il me demanda la mienne. Je lui dis ce que je savais, et ne lui cachai pas mes soupçons contre le muletier ara-gonais. Il ordonna qu’il fût arrêté sur-le-champ. « Avez-vous appris quelque chose de madame Alphonse ? » demandai-je au procureur du roi, lorsque ma déposition lut écrite et signée. « Cette malheureuse jeune personne est devenue folle, me dit-il en souriant tristement. Folle ! tout à fait folle. Voici ce qu’elle conte : Elle était couchée, dit-elle, depuis quelques minutes, les ri-deaux tirés, lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit, et quelqu’un entra. Alors madame Alphonse était dans la ruelle du lit, la figure tournée vers la muraille. Elle ne fit pas un mouvement, persuadée que c’était son mari. Au bout d’un instant, le lit cria comme s’il était chargé d’un poids énorme. Elle eut grand peur, mais n’osa pas tour-

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ner la tête. Cinq minutes, dix minutes peut-être… elle ne peut se rendre compte du temps, se passèrent de la sorte. Puis elle fit un mouvement involontaire, ou bien la personne qui était dans le lit en fit un, et elle sentit le contact de quelque chose de froid comme la glace, ce sont ses expressions. Elle s’enfonça dans la ruelle, trem-blant de tous ses membres. Peu après, la porte s’ouvrit une seconde fois, et quelqu’un entra, qui dit : Bonsoir, ma petite femme. Bientôt après on tira les rideaux. Elle entendit un cri étouffé. La personne qui était dans le lit, à côté d’elle, se leva sur son séant et parut étendre les bras en avant. Elle tourna la tête alors… et vit, dit-elle, son mari à genoux auprès du lit, la tête à la hauteur de l’oreiller, entre les bras d’une espèce de géant verdâtre qui l’étreignait avec force. Elle dit, et m’a répété vingt fois, pauvre femme !… elle dit qu’elle a reconnu… devinez-vous ? la Vénus de bronze, la statue de M. de Peyrehorade… Depuis qu’elle est dans le pays, tout le monde en rêve. Mais je reprends le récit de la malheureuse folle. À ce spec-tacle, elle perdit connaissance, et probablement depuis quelques instants elle avait perdu la raison. Elle ne peut en aucune façon dire combien de temps elle demeura évanouie. Revenue à elle, elle revit le fantôme, ou la statue, comme elle dit toujours, immobile, les jambes et le bas du corps dans le lit, le buste et les bras étendus en avant, et entre ses bras son mari, sans mouvement. Un coq chanta. Alors la statue sortit du lit, laissa tomber le cadavre et sortit. Ma-dame Alphonse se pendit à la sonnette, et vous savez le reste. » On amena l’Espagnol ; il était calme, et se défendit avec beaucoup de sang-froid et de présence d’esprit. Du reste, il ne nia pas le propos que j’avais entendu ; mais il l’expliquait, prétendant qu’il n’avait voulu dire autre chose, sinon que le lendemain, reposé qu’il serait, il aurait gagné une partie de paume à son vainqueur. Je me rappelle qu’il ajouta : « Un Aragonais, lorsqu’il est outragé, n’attend pas au lende-main pour se venger. Si j’avais cru que M. Alphonse eût voulu m’in-sulter, je lui aurais sur-le-champ donné de mon couteau dans le ventre. » On compara ses souliers avec les empreintes de pas dans le jardin ; ses souliers étaient beaucoup plus grands. Enfin l’hôtelier chez qui cet homme était logé assura qu’il avait passé toute la nuit à frotter et à médicamenter un de ses mulets qui était malade. D’ailleurs cet Aragonais était un homme bien famé, fort connu dans le pays, où il venait tous les ans pour son commerce. On le re-lâcha donc en lui faisant des excuses. J’oubliais la déposition d’un domestique qui le dernier avait vu M. Alphonse vivant. C’était au moment qu’il allait monter chez sa femme, et, appelant cet homme, il lui demanda d’un air d’inquiétude s’il savait où j’étais. Le domestique répondit qu’il ne m’avait point vu. Alors M. Alphonse fit un soupir et resta plus d’une minute sans parler, puis il dit : Allons ! le diable l’aura emporté aussi ! Je demandai à cet homme si M. Alphonse avait sa bague de dia-mant, lorsqu’il lui parla. Le domestique hésita pour répondre ; enfin

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il dit qu’il ne le croyait pas, qu’il n’y avait fait au reste aucune atten-tion. « S’il avait eu cette bague au doigt, ajouta-t-il en se reprenant, je l’aurais sans doute remarquée, car je croyais qu’il l’avait donnée à madame Alphonse. » En questionnant cet homme je ressentais un peu de la terreur superstitieuse que la déposition de madame Alphonse avait répon-due dans toute la maison. Le procureur du roi me regarda en sou-riant, et je me gardai bien d’insister. Quelques heures après les funérailles de M. Alphonse, je me disposai à quitter Ille. La voiture de M. de Peyrehorade devait me conduire à Perpignan. Malgré son état de faiblesse, le pauvre vieillard voulut m’accompagner jusqu’à la porte de son jardin. Nous le traversâmes en silence, lui se traînant à peine, appuyé sur mon bras. Au moment de nous séparer, je jetai un dernier regard sur la Vénus. Je prévoyais bien que mon hôte, quoiqu’il ne partageât point les terreurs et les haines qu’elle inspirait à une partie de sa famille, voudrait se défaire d’un objet qui lui rappellerait sans cesse un mal-heur affreux. Mon intention était de l’engager à la placer dans un musée. J’hésitais pour entrer en matière, quand M. de Peyrehorade tourna machinalement la tête du côté où il me voyait regarder fixe-ment. Il aperçut la statue et aussitôt fondit en larmes. Je l’embras-sai, et, sans oser lui dire un seul mot, je tombai dans la voiture. Depuis mon départ je n’ai point appris que quelque jour nou-veau soit venu éclairer cette mystérieuse catastrophe. M. de Peyrehorade mourut quelques mois après son fils. Par son testament il m’a légué ses manuscrits, que je publierai peut-être un jour. Je n’y ai point trouvé le mémoire relatif aux inscriptions de la Vénus. P.-S. Mon ami M. de P. vient de m’écrire de Perpignan que la statue n’existe plus. Après la mort de son mari, le premier soin de madame de Peyrehorade fut de la faire fondre en cloche, et sous cette nouvelle forme elle sert à l’église d’Ille. Mais, ajoute M. de P., il semble qu’un mauvais sort poursuive ceux qui possèdent ce bronze. Depuis que cette cloche sonne à Ille, les vignes ont gelé deux fois.

Petrus BOREL

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Gottfried Wolfgang

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Je me trouvais depuis quelque temps à Boulogne, et comme le

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jour de mon départ approchait, un matin, mon hôte m'aborde gra-cieusement et me présentant un rouleau de paperasses assez volu-mineux :

- Tenez, me dit-il, permettez-moi, monsieur, de vous offrir ceci, vous en pourrez sans doute tirer un meilleur parti que moi. Un jeune Anglais fort taciturne et fort bizarre logeait ici : il y a bien de cela deux ans... Un soir, il sortit ; on le vit se diriger vers la jetée, et depuis je n'ai plus eu de lui ni trace ni nouvelles. Ces papiers sont restés en ma possession, ainsi que tout son bagage, assez mince du reste, fort mince même... Hélas ! il passait toutes ses jour-nées et toutes ses nuits à penser ou à écrire, le pauvre jeune homme !...

La fin si cruelle de ce jeune étranger qui comme tant d'autres avait rêvé sans doute une mort bien douce après une carrière pleine de gloire et de félicité... cette douleur si isolée, si obscure, que les flots de la mer ou elle était allée s'éteindre en connaissaient seuls le secret, m'avait touché vivement ; j'étais dans une émotion pénible ; je m'enfermai dans ma chambre, et je me pris à parcourir avec avidité, l'âme remplie de découragement, les papiers qui ve-naient de m'être confiés, tristes et derniers vestiges d'une intelli-gence qui avait succombé dans la lutte! - perdue sans retour, anéantie!... Je me disais : au moins, s'il était possible de sauver de l'oubli quelqu'une de ces pages, ce serait une consolation pour l'ombre de cet infortuné jeune homme, qui sans doute est là er-rante autour de moi, me trouvant bien hardi de porter la main sur ses dépouilles !

Au milieu d'un monceau de poésies à peine ébauchées, parmi des fragments de toute sorte, sans liaison et sans suite, mais toujours empreints d'un certain caractère de grandeur et de superstition, je ne tardai pas à découvrir un petit cahier sans date ni titre, sur le-quel était écrit d'une façon presque illisible l'étrange récit qui va suivre.

Cette bizarre composition fut-elle l'ouvrage de ce pauvre inconnu ? N'était-ce simplement qu'une imitation ou une traduction qu'il avait faite de quelque morceau fantasmagorique éclos dans le cer-veau vaporeux d'un Allemand, ou venu de France, et qui avait sé-duit son esprit malade ? Je ne sais... le hasard me l'a mis entre les mains ; comme le hasard me l'a donné, je le donne. - Que l'insensé à qui cela pourrait appartenir, le déclare ! - Et sur-le-champ il lui sera fait réparation.

II

C'était au temps de la Révolution française. Par une nuit d'orage, à cette heure qu'on est convenu communément d'appeler indue, un jeune Allemand traversait le vieux Paris et regagnait si-lencieusement sa demeure. Les éclairs éblouissaient ses yeux, le bruit du tonnerre! les éclats de la foudre retentissaient et trou-vaient de l'écho dans les rues tortueuses de la cité décrépite... Mais souffrez, avant tout, que je vous dise quelque chose de mon jeune

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Saxon.Gottfried Wolfgang était un jeune homme de bonne famille. Il

avait étudié quelque temps à Gœttingue ; mais visionnaire et en-thousiaste, il s'était livré à ces doctrines spéculatives qui ont égaré si souvent la jeunesse d'Allemagne. La vie retirée qu'il menait, son application constante et la singulière nature de ses études avaient affecté peu à peu toutes ses facultés morales et physiques. Sa santé était altérée, son imagination malade. Il avait poussé si loin ses rê-veries abstraites sur les essences spirituelles, qu'il avait fini par se former, comme Swedenborg, un monde idéal gravitant autour de lui ; et il s'était persuadé, dans son égarement, qu'une influence ma-ligne, un esprit malfaisant, planait sans cesse au-dessus de sa tête, cherchant l'occasion de le perdre. Une idée si extravagante, agis-sant sur son idiosyncrasie déjà très mélancolique, avait produit les plus déplorables effets. Devenu farouche et tombé dans le plus morne découragement, la maladie mentale à laquelle il était en proie, n'avait pas tardé à se trahir ; et comme le changement de lieu avait pu devoir être le remède le plus efficace dans sa cruelle situa-tion, il avait été envoyé pour finir ses études, au milieu des splen-deurs et du tourbillon de Paris.

Au moment où Wolfgang arrivait dans la capitale, les premiers troubles révolutionnaires éclataient. D'abord son esprit exalté, cap-tivé par les théories politiques et philosophiques du temps, avait payé son tribut au délire populaire. Mais les scènes sanglantes qui avaient suivi, ayant blessé sa nature sensible, dégoûté de la société et du monde, et rendu bientôt à ses habitudes monastiques, il s'était retiré dans un petit logement solitaire, choisi dans une rue obscure, non loin de la vieille Sorbonne, au centre du quartier des étudiants. Là Wolfgang avait donné de nouveau libre cours à ses spéculations favorites. S'il quittait quelquefois sa chère cellule, c'était seulement pour aller s'enfermer pendant des journées entières, dans les grands dépôts de livres de Paris, ces catacombes des auteurs en de-liquium, ces Romes souterraines de la pensée, où il fouillait avec ar-deur, en quête de nourriture pour satisfaire son esprit maladif, les bouquins les plus poudreux, les grimoires les plus surannés. Notre étudiant était en quelque sorte (passez-moi cette légère absence de goût) une manière de vampire littéraire s'engraissant au charnier de la science morte et de la littérature en dissolution.

Malgré son penchant pour la retraite, Gottfried était d'un tempé-rament ardent et voluptueux, qui d'ordinaire n'agissait guère que sur son esprit. Il était trop réservé et trop neuf pour s'avancer avec le sexe ; mais en même temps il s'avouait admirateur passionné de la beauté. Souvent il se perdait dans des rêves infinis sur des fi-gures ou des formes qu'il avait vues, et son imagination lui créait des idoles qu'elle ornait de perfections surpassant de beaucoup toute réalité.

Dans le temps que son esprit se trouvait dans cet état de surexci-tation, il eut un songe qui l'affecta d'une manière extraordinaire. La vision lui avait représenté une femme d'une beauté transcendante, et l'impression que cette image avait faite sur lui avait été si forte,

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qu'il la voyait sans cesse, à toute heure, en tout lieu ; le jour, la nuit, son cerveau en était plein. Enfin il s'était passionné tellement pour cette vapeur, et cette extravagance avait duré si longtemps, qu'elle s'était changée en une de ces idées fixes que l'on confond quelque-fois, chez les hommes mélancoliques, avec la folie.

Reprenons le récit que nous avons interrompu plus haut, et sui-vons notre jeune Allemand dans sa course nocturne, Comme il tra-versait la place de Grève, soudain il se trouva près de la g... Non, ja-mais ma plume ne saura écrire ce mot hideux... Il recula avec ef-froi... C'était au fort de la Terreur. Alors cet horrible instrument était en permanence et le sang le plus pur et le plus innocent ruis-selait continuellement sur l'échafaud. Il avait été ce jour même em-ployé à l' œuvre de carnage et présentait encore, dans l'attente de nouvelles victimes, à la cité endormie, son appareil lugubre et me-naçant.

Wolfgang se sentait défaillir, et il se détournait en frémissant, quand il aperçut tout à coup un personnage mystérieux accroupi, pour ainsi dire, au pied de l'échafaud. Une suite de vifs éclairs ren-dit bientôt sa forme plus distincte aux yeux de l'étudiant : c'était une femme habillée tout de noir, paraissant appartenir à la classe supérieure. Plus d'une belle tête habituée aux douceurs de l'oreiller de duvet se posait sur la pierre dans ces temps d'affreuses vicissi-tudes. Elle était assise sur le plus bas degré, le corps penché en avant et la figure cachée dans son giron. Ses longues tresses épaisses pendaient jusque à terre, égouttant comme un toit de chaume, la pluie qui tombait par torrents. Devant ce monument so-litaire du malheur, Wolfgang s'arrêta court : - Peut-être, se dit-il, que du rivage de l'existence où cette infortunée gît le cœur brisé, l'effroyable couteau a lancé dans l'éternité tout ce qui lui était cher au monde !... Poussé par une puissance irrésistible, il s'avance alors dans un timide embarras, et adresse à celle qui lui inspirait à la fois tant de pitié et d'intérêt quelques paroles de sympathie. Elle lève la tête et le fixe du regard d'un air égaré. Mais, quel est l'étonnement de Wolfgang en reconnaissant à la lueur brillante des éclairs, la réalité dont l'ombre subjuguait depuis longtemps toutes ses facul-tés. La figure de l'inconnue, quoique couverte en ce moment d'une pâleur mortelle, et portant l'empreinte profonde du désespoir, était d'une ravissante beauté.

Les émotions les plus violentes et les plus diverses agitaient le cœur passionné de Wolfgang. Tremblant, il lui adresse de nouveau la parole. Il s'étonne de la voir ainsi exposée seule à une pareille heure, dans un tel lieu, en butte à la furie de l'orage, et finit par lui offrir gracieusement de la conduire en sûreté à sa famille ou à ses amis. Mais elle, avec un geste épouvantablement significatif, et d'une voix qui impressionna singulièrement son interlocuteur, ré-pondit :

- Je n'ai point d'amis sur la terre. - Mais vous avez peut-être un asile ? - Oui, dans la tombe !L'âme de l'étudiant était déchirée.

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- Si un simple bachelier, reprit-il avec une modeste hésitation, pouvait, sans crainte d'être mal compris, offrir son humble de-meure pour abri et son bras pour protection... Je suis étranger au sol de la France et aussi bien que vous sans amis dans cette ville ; mais si ma vie peut vous être de quelque service, elle est à votre disposition et serait sacrifiée avant qu'aucun mal ou que le plus léger affront vous atteignît !Il y avait dans la manière du jeune homme un honnête empresse-

ment qui produisit son effet. Le véritable enthousiasme possède une élégance particulière à laquelle on ne peut se méprendre. La femme de l'échafaud se confia implicitement à la protection de Gottfried.

L'orage avait perdu de son intensité, le tonnerre ne grondait plus que dans l'éloignement. Tout Paris était encore dans le repos, le grand volcan des passions humaines sommeillait pour quelques ins-tants, afin de rassembler de nouvelles forces pour l'éruption du len-demain.

Nos deux héros marchèrent ensemble pendant plus d'une heure : Gottfried soutenait les pas chancelants de sa compagne, et tous deux gardaient un religieux silence. Enfin, après avoir longé les murs sombres de la Sorbonne, ils arrivèrent au bout de leur course à l'étroite et antique masure, demeure de l'étudiant. - Wolfgang l'anachorète, dans la compagnie d'une femme ! À ce spectacle ex-traordinaire, le vieux concierge qui s'était levé pour ouvrir resta dans un étonnement indicible.

Comme il entrait dans son logement, notre jeune Allemand rougit pour la première fois à la pensée de sa misérable apparence. Il n'avait qu'une seule chambre, assez grande à la vérité, mais en-combrée de l'arsenal ordinaire de l'étudiant ; le lit occupait un ré-duit profond à l'une des extrémités de la pièce.

Gottfried pouvait alors contempler à loisir sa compagne. Il se sen-tit plus que jamais enivré de sa beauté. Son teint, d'une blancheur éblouissante, était comme relevé par une profusion de cheveux noirs comme du jais, qui flottaient négligemment sur l'ivoire de ses épaules. Ses yeux étaient grands et pleins d'éclat ; mais on remar-quait dans leur expression quelque chose de hagard. Sa taille, au-tant que son vêtement noir permettait d'en juger, était d'une forme parfaite. L'ensemble de son extérieur était extrêmement noble et distingué, en dépit de la simplicité de sa mise. La seule chose qu'elle portât, ayant quelque apparence de luxe ou de parure, était une large bande de velours noir, une sorte de cravate, agrafée avec des diamants.

Cependant l'étudiant se trouvait quelque peu embarrassé sur le moyen d'exercer convenablement l'hospitalité avec l'être infortuné qu'il avait pris sous sa protection. Il avait bien pensé à lui abandon-ner sa chambre et à aller chercher pour lui-même un autre abri ; mais il était tellement fasciné ; mais son esprit et ses sens étaient sous l'empire d'un charme si puissant, qu'il ne pouvait s'attacher à sa présence. D'un autre côté, la conduite de l'inconnue contribuait à le retenir. Elle paraissait avoir oublié sa douleur et les effroyables

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circonstances auxquelles Wolfgang devait sa rencontre. Les atten-tions du jeune homme, après avoir gagné sa confiance, avaient ap-paremment aussi gagné son cœur.

Dans l'ivresse du moment, Wolfgang lui déclara sa passion. Il lui raconta ses rêves mystérieux ; il lui dit comment elle avait possédé son cœur avant qu'il l'eût jamais vue. Étrangement agitée à mesure qu'il parlait, elle avoua à son tour qu'elle s'était sentie portée vers lui par une impulsion tout aussi surnaturelle.

- Alors, pourquoi nous séparerions-nous ? s'écria Wolfgang au comble du délire. Nos cœurs sont unis par une puissance sympa-thique ; aux yeux de la raison et de l'honneur, nous ne faisons plus qu'un... Est-il besoin de formules vulgaires pour lier deux grandes âmes !. . .

La femme au collier noir écoutait attentivement et avec une atten-tion toujours croissante.

- Vous n'avez ni toit ni famille, continua Wolfgang, eh bien ! que je sois tout pour vous, ou plutôt soyons tout l'un pour l'autre ! Voici ma main, je m'engage à vous pour touJours.

- Pour toujours ? dit-elle solennellement.- Pour toujours, affirma Wolfgang.L'étrangère saisit la main qu'il lui présentait.- Donc, je suis à vous, à jamais, murmura-t-elle.En prononçant ces derniers mots, elle laissait tomber sur son amant un long regard, plein de mélancolie et de tendresse.

Le lendemain matin, Gottfried sortit de bonne heure pour chercher un appartement plus spacieux et plus convenable après le changement qui venait de s'opérer dans sa condition. Il avait laissé sa fiancée paisiblement endormie. À son retour, il la trouva encore plongée dans un profond sommeil, mais sa tête pendait hors du vaste fauteuil sur lequel elle avait voulu passer la nuit, enveloppée pudiquement dans son manteau. Un de ses bras était jeté sur son front d'une façon étrange. Il lui parle, mais ne reçoit point de ré-ponse. Il s'avance pour l'éveiller et lui faire quitter cette position in-commode et dangereuse ; mais sa main était froide ; mais son pouls était nul, mais son visage était livide et contracté... Elle était morte !!!

Éperdu, épouvanté, Gottfried pousse des cris aigus. Tout le voisi-nage accourt ; -la scène était déchirante...

Requis par le concierge, enfin un officier de police se présente ; mais en pénétrant dans la chambre, à la vue du cadavre il recule d'effroi.. .

- Grand Dieu, s'écrie-t-il, comment cette femme est-elle ici ?- La connaissez-vous donc ? demande vivement le pauvre Gott-

fried.- Si je la connaissais !... reprend l'officier. Moi !... cette femme !. ..

Hier elle est morte sur l'échafaud !À ces mots, plus prompt que la foudre, Wolfgang s'avance et dé-

tache la bande noire qui entourait le col si beau de son amie.Et aussitôt se découvre à son regard la trace horrible et sanglante

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du fatal couteau !!!- Horreur ! Horreur !... s'écrie-t-il, dans un accès effrayant de dé-

lire. Oh ! je le vois bien, le mauvais génie a pris possession de moi, je suis perdu pour toujours. Mon ennemi a ranimé ce cadavre pour me tendre le piège cruel dans lequelje suis tombé. Affreuse déception...

III

L'invraisemblance de cette aventure, dont quelques détails ont dû choquer, sans doute, l'esprit rigoureux de certains lecteurs, s'expliquera d'une manière toute naturelle, lorsque nous aurons dit que Gottfried Wolfgang, quelque temps après cette vision qu'il se plaisait souvent à raconter, mourut pensionnaire dans une maison de fous.

 

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EDGAR ALLAN POE

1843

LE CHAT NOIR

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Relativement à la très étrange et pourtant très familière his-toire que je vais coucher par écrit, je n’attends ni ne sollicite la créance. Vraiment, je serais fou de m’y attendre, dans un cas où mes sens eux-mêmes rejettent leur propre témoignage. Cependant, je ne suis pas fou, — et très certainement je ne rêve pas. Mais demain je meurs, et aujourd’hui je voudrais décharger mon âme. Mon dessein immédiat est de placer devant le monde, clairement, succinctement et sans commentaires, une série de simples événements domes-tiques. Dans leurs conséquences, ces événements m’ont terrifié, — m’ont torturé, — m’ont anéanti. Cependant, je n’essaierai pas de les élucider. Pour moi, ils ne m’ont guère présenté que de l’horreur ; — à beaucoup de personnes ils paraîtront moins terribles que ba-roques. Plus tard peut-être il se trouvera une intelligence qui rédui-ra mon fantôme à l’état de lieu commun, — quelque intelligence plus calme, plus logique, et beaucoup moins excitable que la mienne, qui ne trouvera dans les circonstances que je raconte avec terreur qu’une succession ordinaire de causes et d’effets très naturels.

Dès mon enfance, j’étais noté pour la docilité et l’humanité de mon caractère. Ma tendresse de cœur était même si remarquable qu’elle avait fait de moi le jouet de mes camarades. J’étais particu-lièrement fou des animaux, et mes parents m’avaient permis de pos-séder une grande variété de favoris. Je passais presque tout mon temps avec eux, et je n’étais jamais si heureux que quand je les nourrissais et les caressais. Cette particularité de mon caractère s’accrut avec ma croissance, et, quand je devins homme, j’en fis une de mes principales sources de plaisirs. Pour ceux qui ont voué une affection à un chien fidèle et sagace, je n’ai pas besoin d’expliquer la nature ou l’intensité des jouissances qu’on peut en tirer. Il y a dans l’amour désintéressé d’une bête, dans ce sacrifice d’elle-même, quelque chose qui va directement au cœur de celui qui a eu fré-quemment l’occasion de vérifier la chétive amitié et la fidélité de gaze de l’homme naturel.

Je me mariai de bonne heure, et je fus heureux de trouver dans ma femme une disposition sympathique à la mienne. Observant mon

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goût pour ces favoris domestiques, elle ne perdit aucune occasion de me procurer ceux de l’espèce la plus agréable. Nous eûmes des oiseaux, un poisson doré, un beau chien, des lapins, un petit singe et un chat.

Ce dernier était un animal remarquablement fort et beau, en-tièrement noir, et d’une sagacité merveilleuse. En parlant de son in-telligence, ma femme, qui au fond n’était pas peu pénétrée de super-stition, faisait de fréquentes allusions à l’ancienne croyance popu-laire qui regardait tous les chats noirs comme des sorcières dégui-sées. Ce n’est pas qu’elle fût toujours sérieuse sur ce point, — et, si je mentionne la chose, c’est simplement parce que cela me revient, en ce moment même, à la mémoire.

Pluton, — c’était le nom du chat, — était mon préféré, mon ca-marade. Moi seul, je le nourrissais, et il me suivait dans la maison partout où j’allais. Ce n’était même pas sans peine que je parvenais à l’empêcher de me suivre dans les rues. Notre amitié subsista ainsi plusieurs années, durant lesquelles l’ensemble de mon caractère et de mon tempérament, — par l’opération du Démon Intempérance, je rougis de le confesser, — subit une altération radicalement mau-vaise. Je devins de jour en jour plus morne, plus irritable, plus insou-cieux des sentiments des autres. Je me permis d’employer un lan-gage brutal à l’égard de ma femme. À la longue, je lui infligeai même des violences personnelles. Mes pauvres favoris, naturelle-ment, durent ressentir le changement de mon caractère. Non seule-ment je les négligeais, mais je les maltraitais. Quant à Pluton, toute-fois, j’avais encore pour lui une considération suffisante qui m’empê-chait de le malmener, tandis que je n’éprouvais aucun scrupule à maltraiter les lapins, le singe et même le chien, quand, par hasard ou par amitié, ils se jetaient dans mon chemin. Mais mon mal m’en-vahissait de plus en plus, car quel mal est comparable à l’Alcool! — et à la longue Pluton lui-même, qui maintenant se faisait vieux et qui naturellement devenait quelque peu maussade, — Pluton lui-même commença à connaître les effets de mon méchant caractère.

Une nuit, comme je rentrais au logis très ivre, au sortir d’un de mes repaires habituels des faubourgs, je m’imaginai que le chat évitait ma présence. Je le saisis; — mais lui, effrayé de ma violence, il me fit à la main une légère blessure avec les dents. Une fureur de démon s’empara soudainement de moi. Je ne me connus plus. Mon âme originelle sembla tout d’un coup s’envoler de mon corps, et une méchanceté hyperdiabolique, saturée de gin, pénétra chaque fibre de mon être. Je tirai de la poche de mon gilet un canif, je l’ouvris; je saisis la pauvre bête par la gorge, et, délibérément, je fis sauter un de ses yeux de son orbite! Je rougis, je brûle, je frissonne en écri-vant cette damnable atrocité !

Quand la raison me revint avec le matin, — quand j’eus cuvé

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les vapeurs de ma débauche nocturne, — j’éprouvai un sentiment moitié d’horreur, moitié de remords, pour le crime dont je m’étais rendu coupable; mais c’était tout au plus un faible et équivoque sen-timent, et l’âme n’en subit pas les atteintes. Je me replongeai dans les excès, et bientôt je noyai dans le vin tout le souvenir de mon ac-tion.

Cependant le chat guérit lentement. L’orbite de l’œil perdu pré-sentait, il est vrai, un aspect effrayant; mais il n’en parut plus souf-frir désormais. Il allait et venait dans la maison selon son habitude; mais, comme je devais m’y attendre, il fuyait avec une extrême ter-reur à mon approche. Il me restait assez de mon ancien cœur pour me sentir d’abord affligé de cette évidente antipathie de la part d’une créature qui jadis m’avait tant aimé. Mais ce sentiment fit bientôt place à l’irritation. Et alors apparut, comme pour ma chute finale et irrévocable, l’esprit de PERVERSITÉ. De cet esprit la philo-sophie ne tient aucun compte. Cependant, aussi sûr que mon âme existe, je crois que la perversité est une des primitives impulsions du cœur humain, — une des indivisibles premières facultés ou senti-ments qui donnent la direction au caractère de l’homme. Qui ne s’est pas surpris cent fois commettant une action sotte ou vile, par la seule raison qu’il savait devoir ne pas la commettre? N’avons-nous pas une perpétuelle inclination, malgré l’excellence de notre juge-ment, à violer ce qui est la Loi, simplement parce que nous compre-nons que c’est la Loi? Cet esprit de perversité, dis-je, vint causer ma déroute finale. C’est ce désir ardent, insondable de l’âme de se tor-turer elle-même, — de violenter sa propre nature, — de faire le mal pour l’amour du mal seul, — qui me poussait à continuer, et finale-ment consommer le supplice que j’avais infligé à la bête inoffensive. Un matin, de sang-froid, je glissai un nœud coulant autour de son cou, et je le pendis à la branche d’un arbre; — je le pendis avec des larmes plein mes yeux, — avec le plus amer remords dans le cœur; — je le pendis, parce que je savais qu’il m’avait aimé, et parce que je sentais qu’il ne m’avait donné aucun sujet de colère; — je le pendis, parce que je savais qu’en faisant ainsi je commettais un péché, — un péché mortel qui compromettait mon âme immortelle, au point de la placer, — si une telle chose était possible, — même au-delà de la mi-séricorde infinie du Dieu Très-Miséricordieux et Très-Terrible.

Dans la nuit qui suivit le jour où fut commise cette action cruelle, je fus tiré de mon sommeil par le cri : Au feu! Les rideaux de mon lit étaient en flammes. Toute la maison flambait. Ce ne fut pas sans une grande difficulté que nous échappâmes à l’incendie, — ma femme, un domestique, et moi. La destruction fut complète. Toute ma fortune fut engloutie, et je m’abandonnai dès lors au désespoir.

Je ne cherche pas à établir une liaison de cause à effet entre l’atrocité et le désastre, je suis au-dessus de cette faiblesse. Mais je rends compte d’une chaîne de faits, — et je ne veux pas négliger un

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seul anneau. Le jour qui suivit l’incendie, je visitai les ruines. Les murailles étaient tombées, une seule exceptée; et cette seule excep-tion se trouva être une cloison intérieure, peu épaisse, située à peu près au milieu de la maison, et contre laquelle s’appuyait le chevet de mon lit. La maçonnerie avait ici, en grande partie, résisté à l’ac-tion du feu, — fait que j’attribuai à ce qu’elle avait été récemment remise à neuf. Autour de ce mur, une foule épaisse était rassemblée, et plusieurs personnes paraissaient en examiner une portion parti-culière avec une minutieuse et vive attention. Les mots : Étrange! singulier! et autres semblables expressions, excitèrent ma curiosité. Je m’approchai, et je vis, semblable à un bas-relief sculpté sur la sur-face blanche, la figure d’un gigantesque chat. L’image était rendue avec une exactitude vraiment merveilleuse. Il y avait une corde au-tour du cou de l’animal.

Tout d’abord, en voyant cette apparition, — car je ne pouvais guère considérer cela que comme une apparition, mon étonnement et ma terreur furent extrêmes. Mais, enfin, la réflexion vint à mon aide. Le chat, je m’en souvenais, avait été pendu dans un jardin ad-jacent à la maison. Aux cris d’alarme, ce jardin avait été immédiate-ment envahi par la foule, et l’animal avait dû être détaché de l’arbre par quelqu’un, et jeté dans ma chambre à travers une fenêtre ou-verte. Cela avait été fait, sans doute, dans le but de m’arracher au sommeil. La chute des autres murailles avait comprimé la victime de ma cruauté dans la substance du plâtre fraîchement étendu; la chaux de ce mur, combinée avec les flammes et l’ammoniaque du cadavre, avait ainsi opéré l’image telle que je la voyais.

Quoique je satisfisse ainsi lestement ma raison, sinon tout à fait ma conscience, relativement au fait surprenant que je viens de raconter, il n’en fit pas moins sur mon imagination une impression profonde. Pendant plusieurs mois je ne pus me débarrasser du fan-tôme du chat; et durant cette période un demi-sentiment revint dans mon âme, qui paraissait être, mais qui n’était pas le remords. J’allai jusqu’à déplorer la perte de l’animal, et à chercher autour de moi, dans les bouges méprisables que maintenant je fréquentais habituel-lement, un autre favori de la même espèce et d’une figure à peu près semblable pour le suppléer.

Une nuit, comme j’étais assis à moitié stupéfié, dans un re-paire plus qu’infâme, mon attention fut soudainement attirée vers un objet noir, reposant sur le haut d’un des immenses tonneaux de gin ou de rhum qui composaient le principal ameublement de la salle. Depuis quelques minutes je regardais fixement le haut de ce tonneau, et ce qui me surprenait maintenant c’était de n’avoir pas encore aperçu l’objet situé dessus. Je m’en approchai, et je le tou-chai avec ma main. C’était un chat noir, — un très gros chat, — au moins aussi gros que Pluton, lui ressemblant absolument, excepté en un point. Pluton n’avait pas un poil blanc sur tout le corps; celui-

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ci portait une éclaboussure large et blanche, mais d’une forme indé-cise, qui couvrait presque toute la région de la poitrine.

À peine l’eus-je touché qu’il se leva subitement, ronronna for-tement, se frotta contre ma main, et parut enchanté de mon atten-tion. C’était donc là la vraie créature dont j’étais en quête. J’offris tout de suite au propriétaire de le lui acheter; mais cet homme ne le revendiqua pas, -ne le connaissait pas -, ne l’avait jamais vu aupara-vant.

Je continuai mes caresses, et, quand je me préparai à retour-ner chez moi, l’animal se montra disposé à m’accompagner. Je lui permis de le faire; me baissant de temps à autre, et le caressant en marchant. Quand il fut arrivé à la maison, il s’y trouva comme chez lui, et devint tout de suite le grand ami de ma femme.

Pour ma part, je sentis bientôt s’élever en moi une antipathie contre lui. C’était justement le contraire de ce que j’avais espéré; mais, — je ne sais ni comment ni pourquoi cela eut lieu, — son évi-dente tendresse pour moi me dégoûtait presque et me fatiguait. Par de lents degrés, ces sentiments de dégoût et d’ennui s’élevèrent jus-qu’à l’amertume de la haine. j’évitais la créature; une certaine sen-sation de honte et le souvenir de mon premier acte de cruauté m’empêchèrent de la maltraiter. Pendant quelques semaines, je m’abstins de battre le chat ou de le malmener violemment, mais gra-duellement, — insensiblement, — j’en vins à le considérer avec une indicible horreur, et à fuir silencieusement son odieuse présence, comme le souffle d’une peste.

Ce qui ajouta sans doute à ma haine contre l’animal fut la dé-couverte que je fis le matin, après l’avoir amené à la maison, que, comme Pluton, lui aussi avait été privé d’un de ses yeux. Cette cir-constance, toutefois, ne fit que le rendre plus cher à ma femme, qui, comme je l’ai déjà dit, possédait à un haut degré cette tendresse de sentiment qui jadis avait été mon trait caractéristique et la source fréquente de mes plaisirs les plus simples et les plus purs.

Néanmoins, l’affection du chat pour moi paraissait s’accroître en raison de mon aversion contre lui. Il suivait mes pas avec une opiniâtreté qu’il serait difficile de faire comprendre au lecteur. Chaque fois que je m’asseyais, il se blottissait sous ma chaise, ou il sautait sur mes genoux, me couvrant de ses affreuses caresses. Si je me levais pour marcher, il se fourrait dans mes jambes, et me jetait presque par terre, ou bien, enfonçant ses griffes longues et aiguës dans mes habits, grimpait de cette manière jusqu’à ma poitrine. Dans ces moments-là, quoique je désirasse le tuer d’un bon coup, j’en étais empêché, en partie par le souvenir de mon premier crime, mais principalement, — je dois le confesser tout de suite, — par une véritable terreur de la bête.

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Cette terreur n’était pas positivement la terreur d’un mal physique, — et cependant je serais fort en peine de la définir autre-ment. Je suis presque honteux d’avouer, — oui, même dans cette cel-lule de malfaiteur, je suis presque honteux d’avouer que la terreur et l’horreur que m’inspirait l’animal avaient été accrues par une des plus parfaites chimères qu’il fût possible de concevoir. Ma femme avait appelé mon attention plus d’une fois sur le caractère de la tache blanche dont j’ai parlé, et qui constituait l’unique différence visible entre l’étrange bête et celle que j’avais tuée. Le lecteur se rappellera sans doute que cette marque, quoique grande, était pri-mitivement indéfinie dans sa forme; mais, lentement, par degrés, — par des degrés imperceptibles, et que ma raison s’efforça longtemps de considérer comme imaginaires, — elle avait à la longue pris une rigoureuse netteté de contours. Elle était maintenant l’image d’un objet que je frémis de nommer, — et c’était là surtout ce qui me fai-sait prendre le monstre en horreur et en dégoût, et m’aurait poussé à m’en délivrer, si je l’avais osé; — c’était maintenant, dis-je, l’image d’une hideuse, — d’une sinistre chose, — l’image du GIBET! — oh! lugubre et terrible machine! machine d’Horreur et de Crime, — d’Agonie et de Mort !

Et, maintenant, j’étais en vérité misérable au-delà de la mi-sère possible de l’Humanité. Une bête brute, — dont j’avais avec mé-pris détruit le frère, — une bête brute engendrer pour moi, — pour moi, homme façonné à l’image du Dieu Très Haut, — une si grande et si intolérable infortune! Hélas! je ne connaissais plus la béatitude du repos, ni le jour ni la nuit! Durant le jour, la créature ne me lais-sait pas seul un moment; et, pendant la nuit, à chaque instant, quand je sortais de mes rêves pleins d’une intraduisible angoisse, c’était pour sentir la tiède haleine de la chose sur mon visage, et son immense poids, — incarnation d’un Cauchemar que j’étais impuis-sant à secouer, — éternellement posé sur mon cœur !

Sous la pression de pareils tourments, le peu de bon qui restait en moi succomba. De mauvaises pensées devinrent mes seules in-times, — les plus sombres et les plus mauvaises de toutes les pen-sées. La tristesse de mon humeur habituelle s’accrut jusqu’à la haine de toutes choses et de toute humanité; cependant ma femme, qui ne se plaignait jamais, hélas! était mon souffre-douleur ordi-naire, la plus patiente victime des soudaines, fréquentes et indomp-tables éruptions d’une furie à laquelle je m’abandonnai dès lors aveuglément.

Un jour, elle m’accompagna pour quelque besogne domes-tique dans la cave du vieux bâtiment où notre pauvreté nous contrai-gnait d’habiter. Le chat me suivit sur les marches roides de l’esca-lier, et, m’ayant presque culbuté la tête la première, m’exaspéra jus-qu’à la folie. Levant une hache, et oubliant dans ma rage la peur puérile qui jusque-là avait retenu ma main, j’adressai à l’animal un

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coup qui eût été mortel, s’il avait porté comme je le voulais; mais ce coup fut arrêté par la main de ma femme. Cette intervention m’ai-guillonna jusqu’à une rage plus que démoniaque; je débarrassai mon bras de son étreinte et lui enfonçai ma hache dans le crâne. Elle tomba morte sur la place, sans pousser un gémissement.

Cet horrible meurtre accompli, je me mis immédiatement et très délibérément en mesure de cacher le corps. Je compris que je ne pouvais pas le faire disparaître de la maison, soit de jour, soit de nuit, sans courir le danger d’être observé par les voisins. Plusieurs projets traversèrent mon esprit. Un moment j’eus l’idée de couper le cadavre par petits morceaux, et de les détruire par le feu. Puis, je résolus de creuser une fosse dans le sol de la cave. Puis, je pensai à le jeter dans le puits de la cour, — puis à l’emballer dans une caisse comme marchandise, avec les formes usitées, et à charger un com-missionnaire de le porter hors de la maison. Finalement, je m’arrêtai à un expédient que je considérai comme le meilleur de tous. Je me déterminai à le murer dans la cave, comme les moines du moyen âge muraient, dit-on, leurs victimes.

La cave était fort bien disposée pour un pareil dessein. Les murs étaient construits négligemment, et avaient été récemment en-duits dans toute leur étendue d’un gros plâtre que l’humidité de l’at-mosphère avait empêché de durcir. De plus, dans l’un des murs, il y avait une saillie causée par une fausse cheminée, ou espèce d’âtre, qui avait été comblée et maçonnée dans le même genre que le reste de la cave. Je ne doutais pas qu’il ne me fût facile de déplacer les briques à cet endroit, d’y introduire le corps, et de murer le tout de la même manière, de sorte qu’aucun œil n’y pût rien découvrir de suspect.

Et je ne fus pas déçu dans mon calcul. À l’aide d’une pince, je délogeai très aisément les briques, et, ayant soigneusement appli-qué le corps contre le mur intérieur, je le soutins dans cette position jusqu’à ce que j’eusse rétabli, sans trop de peine, toute la maçonne-rie dans son état primitif. M’étant procuré du mortier, du sable et du poil avec toutes les précautions imaginables, je préparai un crépi qui ne pouvait pas être distingué de l’ancien, et j’en recouvris très soigneusement le nouveau briquetage. Quand j’eus fini, je vis avec satisfaction que tout était pour le mieux. Le mur ne présentait pas la plus légère trace de dérangement. j’enlevai tous les gravats avec le plus grand soin, j’épluchai pour ainsi dire le sol. Je regardai triom-phalement autour de moi, et me dis à moi-même: Ici, au moins, ma peine n’aura pas été perdue !

Mon premier mouvement fut de chercher la bête qui avait été la cause d’un si grand malheur; car, à la fin, j’avais résolu ferme-ment de la mettre à mort. Si j’avais pu la rencontrer dans ce mo-ment, sa destinée était claire; mais il paraît que l’artificieux animal

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avait été alarmé par la violence de ma récente colère, et qu’il pre-nait soin de ne pas se montrer dans l’état actuel de mon humeur. Il est impossible de décrire ou d’imaginer la profonde, la béate sensa-tion de soulagement que l’absence de la détestable créature déter-mina dans mon cœur. Elle ne se présenta pas de toute la nuit, et ain-si ce fut la première bonne nuit, — depuis son introduction dans la maison, — que je dormis solidement et tranquillement; oui, je dor-mis avec le poids de ce meurtre sur l’âme !

Le second et le troisième jour s’écoulèrent, et cependant mon bourreau ne vint pas. Une fois encore je respirai comme un homme libre. Le monstre, dans sa terreur, avait vidé les lieux pour toujours! Je ne le verrais donc plus jamais! Mon bonheur était suprême! La criminalité de ma ténébreuse action ne m’inquiétait que fort peu. On avait bien fait une espèce d’enquête, mais elle s’était satisfaite à bon marché. Une perquisition avait même été ordonnée, — mais naturel-lement on ne pouvait rien découvrir. Je regardais ma félicité à venir comme assurée.

Le quatrième jour depuis l’assassinat, une troupe d’agents de police vint très inopinément à la maison, et procéda de nouveau à une rigoureuse investigation des lieux. Confiant, néanmoins, dans l’impénétrabilité de la cachette, je n’éprouvai aucun embarras. Les officiers me firent les accompagner dans leur recherche. Ils ne lais-sèrent pas un coin, pas un angle inexploré. À la fin, pour la troisième ou quatrième fois, ils descendirent dans la cave. Pas un muscle en moi ne tressaillit. Mon cœur battait paisiblement, comme celui d’un homme qui dort dans l’innocence. J’arpentais la cave d’un bout à l’autre; je croisais mes bras sur ma poitrine, et me promenais çà et là avec aisance. La police était pleinement satisfaite et se préparait à décamper. La jubilation de mon cœur était trop forte pour être ré-primée. Je brûlais de dire au moins un mot, rien qu’un mot, en ma-nière de triomphe, et de rendre deux fois plus convaincue leur conviction de mon innocence.

- Gentlemen, — dis-je à la fin, — comme leur troupe remontait l’escalier, — je suis enchanté d’avoir apaisé vos soupçons. Je vous souhaite à tous une bonne santé et un peu plus de courtoisie. Soit dit en passant, gentlemen, voilà, voilà une maison singulièrement bien bâtie (dans mon désir enragé de dire quelque chose d’un air dé-libéré, je savais à peine ce que je débitais); — je puis dire que c’est une maison admirablement bien construite. Ces murs, — est-ce que vous partez, gentlemen? — ces murs sont solidement maçonnés !

Et ici, par une bravade frénétique, je frappai fortement avec une canne que j’avais à la main juste sur la partie du briquetage der-rière laquelle se tenait le cadavre de l’épouse de mon cœur.

Ah! qu’au moins Dieu me protège et me délivre des griffes de

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l’Archidémon! — À peine l’écho de mes coups était-il tombé dans le silence, qu’une voix me répondit du fond de la tombe! — une plainte, d’abord voilée et entrecoupée, comme le sanglotement d’un enfant, puis, bientôt, s’enflant en un cri prolongé, sonore et continu, tout à fait anormal et antihumain, — un hurlement, — un glapissement, moitié horreur et moitié triomphe, — comme il en peut monter seulement de l’Enfer, — affreuse harmonie jaillissant à la fois de la gorge des damnés dans leurs tortures, et des démons exultant dans la damnation ! Vous dire mes pensées, ce serait folie. Je me sentis défaillir, et je chancelai contre le mur opposé. Pendant un moment, les offi-ciers placés sur les marches restèrent immobiles, stupéfiés par la terreur. Un instant après, une douzaine de bras robustes s’achar-naient sur le mur. Il tomba tout d’une pièce. Le corps, déjà grande-ment délabré et souillé de sang grumelé, se tenait droit devant les yeux des spectateurs. Sur sa tête, avec la gueule rouge dilatée et l’œil unique flamboyant, était perchée la hideuse bête dont l’astuce m’avait induit à l’assassinat, et dont la voix révélatrice m’avait livré au bourreau. J’avais muré le monstre dans la tombe !

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Alphonse DAUDET

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L'HOMME À LA CERVELLE D'OR

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I

Je suis né dans une petite ville de l'ancienne Souabe, chez le greffier au tribunal, un jour de soleil et de Pentecôte. Ma venue au monde fut accompagnée de quelques signes étranges qu'il est bon de raconter. Toute la famille étant réunie autour du lit de l'accou-chée, mon oncle, l'inspecteur aux douanes, me prit délicatement entre ses doigts et m'apporta près de la fenêtre pour me contempler à son aise; mais la pesanteur de mon petit être le surprit à ce point que le bonhomme effrayé me lâcha et que je m'en allai tomber lour-dement sur le carreau, la tête la première. On me crut mort sur le coup, et vous pensez les cris qu'on poussa ; le crâne d'un nouveau-né est quelque chose de si débile, le tissu en est si frêle, la pelure si délicate ; une aile de papillon glissant là-dessus peut causer les plus grands ravages ! Ô surprise ! la ténuité de mon crâne se ressentit à peine de cette terrible secousse, et ma tête, en touchant le sol, ren-dit un son métallique et connu de tous qui fit dresser vingt oreilles à la fois. On m'entoure, on me relève, on me palpe, et grande fut la stupeur, quand le docteur déclara que j'avais le sommet de la tête et la cervelle en or, à preuve un fragment qui s'en était détaché dans ma chute, et qu'on reconnut être un morceau d'or très pur et très fin.

- Singulier enfant ! dit monsieur le docteur en hochant la tête.- Destiné à de grandes choses ! fit judicieusement observer

mon oncle.Avant de se séparer, on se promit le plus grand secret sur

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l'aventure : ce fut là la première pensée de ma mère, qui craignait que ma valeur une fois connue ne vînt à tenter la cupidité de mé-chantes gens. J'étais, du reste, un enfant comme tous les autres, mangeant ou plutôt buvant bien, avec cela très précoce et porteur d'allures drôlettes à dérider le front le plus sévère. Crainte d'acci-dent, ma mère voulut me nourrir elle-même ! Je grandis donc dans notre vieille maison de la rue des Tanneurs, ne mettant presque ja-mais le nez dehors, toujours caressé, choyé, surveillé, talonné, n'osant faire un pas à moi seul de peur d'abîmer ma précieuse per-sonne, et regardant tristement à travers les vitres mes petits voisins jouer aux osselets dans la rue et cabrioler à leur aise dans les ruis-seaux. Comme vous pensez, on se garda bien de m'envoyer à l'école, mon père fit venir à grands frais des maîtres à la maison, et j'acquis en même temps une instruction présentable. J'avouerai même que j'étais doué d'une intelligence qui surprenait les gens, et dont mes parents et moi avions seuls le secret. Qui n'eut été intelligent avec une cervelle riche comme la mienne ? Un jour ne se passait pas sans que chez nous on ne bénît le ciel d'avoir fait un miracle en ma fa-veur et d'avoir honoré d'un enfant prodige l'humble demeure du greffier.

Ah ! faveur maudite, exécrable présent ! ne pouviez-vous donc tomber sur la maison d'en face !

II

Mon père était loin d'être riche : c'était un modeste greffier gagnant avec peine quelques misérables florins par année à copier et enregistrer les actes de tribunal. Les dépenses qu'il avait faites pour mon éducation étaient de beaucoup au-dessus de ses forces ; aussi, mes études finies et comme je prenais pied sur mes dix-huit ans, se trouva-t-il à bout de ressources.

Un soir, en rentrant d'une promenade sur l'esplanade, je trou-vai quatre gaillards, fort laids, en train d'inspecter la maison et de tâter le pouls à nos pauvres meubles pour s'assurer de leur santé et de leur valeur. Ma mère pleurait dans un coin, accroupie sur un es-cabeau, la tête dans ses mains ; mon père, pâle comme un linceul blanc, faisait visiter l'appartement à ces messieurs et se retournait de temps à autre pour essuyer une grosse larme honteuse. Je com-pris que j'assistais à une lugubre scène du drame de M. Loyal. Les hommes sortis avec promesse de revenir le lendemain, nous res-tâmes seuls dans la chambre assombrie, et je n'entendis que des pleurs et des sanglots.

Mon père se leva et se promena quelques instants par la salle. « - Ah ! malheureux enfant ! fit-il en s'arrêtant tout à coup, que de douleurs tu nous vaux, et comment t'acquitteras-tu jamais envers moi des larmes que tu fais verser à ta mère ! » Je voulus parler, les pleurs m'en empêchaient ; - ma mère priait à voix basse dans un coin.

Mon père reprit, en s'approchant de moi : « - Dire que nous mourons de misère à côté de cet or ! » Et d'un geste fébrile, il ap-

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puya sa main sur mon front. De l'or ! À ce mot, un frisson fit claquer ses membres, en même temps qu'une idée terrible fondait sur moi et m'envahissait. Je songeai aux richesses immenses que contenait mon cerveau : « - Oh! si je pouvais !... » Et plein de cette pensée, je courus m'enfermer avec elle dans ma chambre.

Maintes fois on m'avait conté la scène qui accompagna ma naissance : et puisque j'avais survécu à la perte d'un morceau de ma cervelle, il me parut que je pouvais sans péril en détacher encore un brin pour venir en aide à mes malheureux parents. Ici, une affreuse objection se dressait devant moi : ce lambeau de cervelle que j'allais m'arracher, n'était-ce pas pour autant d'intelligence dont je me pri-vais ? L'intelligence, ce levier, cette force, cette puissance ; l'intelli-gence, ma seule richesse à moi ! Avais-je le droit de disposer ainsi d'un bien que je n'avais acquis au prix d'aucun travail, d'aucune fa-tigue ? Et que deviendrais-je, juste Dieu, si j'allais tomber dans l'im-bécillité et l'abrutissement ?... D'un côté, je voyais le désespoir de ces pauvres gens qui avaient trouvé bon de se sacrifier pour moi: mon cœur s'en émut, mes yeux se mouillèrent, je n'y tins plus, et, prenant une décision soudaine... L'horrible souffrance, je crus que ma tête éclatait.J'entrai dans la salle ou se tenaient mes parents : « Tenez, leur dis-je, ne pleurez plus ! » et je jetai sur leurs genoux un morceau d'or gros comme une noisette, tout saignant encore et tout palpitant. Tandis qu'ils me couvraient de leurs caresses, moi j'étais en proie à une profonde tristesse, et à une sensation singulière : mes idées me semblaient moins nettes, moins lucides ; c'était comme un voile qui s'étendait sur mon esprit. - Je secouai tout cela : « Bah! me dis-je, c'est pour la maison; et puis j'en ai donné si peu !... »

III

À quelque temps de là, de misérables compagnons de dé-bauche m'entraînèrent à une orgie qui devait me coûter cher. La chose se passait à l'Hôtel de France : on y fit un vacarme du diable, on mit la cave à sec et la vaisselle à sac ; nous nous amusâmes considérablement. Quand le fatal quart d'heure sonna, mes excel-lents amis, profitant de mon ivresse, jugèrent à propos de s'évader sans m'avertir et sans payer. Je passai ma nuit à dormir sur les di-vans de l'Hôtel et, le lendemain au réveil, je me trouvai face à face avec une interminable addition qu'il fallait solder sur-le-champ. Je n'avais pas un kreutzer en poche, et si grand que fût mon crève-cœur, je dus recourir encore à ma cervelle et lui faire un second et terrible emprunt... Dès ce jour, un amer découragement s'empara de mon être ; encore quelques emprunts de ce genre, et j'en aurais fini avec cette intelligence dont j'étais si fier. Cette pensée, qui me fai-sait frémir, se dressait sans cesse devant mes yeux ; je devins sombre, misanthrope ; de tous mes amis, je n'en avais gardé qu'un seul, le plus ancien et le plus sûr de tous, qui connaissait depuis longtemps mon secret et me prêchait à toute heure du jour de ména-ger précieusement ce trésor ; ce cher ami avait ses raisons pour cela

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; une nuit qu'il pleuvait et que le mauvais temps le fit coucher à la maison, il s'en vint furtivement et pendant mon sommeil il m'arracha un énorme quartier de cervelle.

La douleur me réveilla, et je me dressai en hurlant sur ma couche, le misérable, pris en flagrant délit, ne sut que pâlir, balbu-tier et trembler de tous ses membres. En fin de compte, il s'enfuit, emportant son butin. Je ne sais comment j'aurais supporté ce der-nier coup, si une passion violente n'était venue me distraire un temps des rêves sinistres où je m'abîmais ; je devins amoureux et je résolus de me marier, persuadé que dans un intérieur tranquille et aimant, je parviendrais à échapper à la complète destruction du meilleur de moi.

IV

La femme que je choisis était, certes, faite pour charmer ; elle avait des yeux, de l'esprit et du cœur, un nom qui me plaisait, de fines attaches et de l'économie ; nous entrâmes en ménage et je me crus heureux pour toujours. Hélas ! du jour de mon mariage da-tèrent seulement mes vraies souffrances, et c'est là que je devais en-gloutir le beau lingot d'or qui me restait encore dans le crâne.

Ma femme, avec des goûts modestes, était pourtant aiguillon-née par le désir immodéré de la toilette; le soir, à la musique, je l'en-tendais maintes fois soupirer et regarder douloureusement, en pas-sant à côté des dames de la ville, toutes somptueusement habillées. Je voyais clair dans ses soupirs, et, bien qu'elle n'osât me les avouer, je sentais les regrets que faisait naître en elle cet étalage de luxe. Peu à peu je crus m'apercevoir que la froideur se glissait dans la maison : plus d'effusion de cœur, plus d'épanchements, plus de longues et douces causeries. Je compris qu'on commençait à m'accu-ser de beaucoup d'égoïsme. - « Pourquoi, se disait-on, me laisser dans un pareil dénuement et puisqu'il a le moyen de me rendre heureuse pourquoi ne pas s'en servir ? Que fera-t-il de ses richesses, s'il ne les dépense pour moi. » Je lisais toutes ces choses et bien d'autres encore dans l'azur d'une paire d'yeux trop beaux pour mentir et tandis que j'observais de mon côté, l'amour s'en allait de l'autre. Il fallait prendre un parti ; j'aimai mieux laisser faire mon cœur. Ma femme eut des diamants, ma femme me rendit ses plus doux sourires : mais non ! vous ne sau-rez jamais de quel prix je payai tout cela... Comment faire autre-ment, puisque je n'avais pas de fortune ? Pouvais-je entrer en bou-tique, mesurer du drap à l'aune, fabriquer des cornets de papier ? Quelque chose de divin que je sentais en moi me défendait obstiné-ment des métiers pareils. Il me fallait de l'argent ; ma cervelle valait de l'argent, et ma foi, je dépensai ma cervelle. - Dépense de tous les jours, torture de toutes les heures, pour les besoins de la vie, pour les joies de la vanité, ce soir pour un bal, demain pour le dîner, hier pour une robe, aujourd'hui pour du pain ; le trésor y passait tout en-tier. Parfois, aux heures de solitude et des regards intérieurs, il me

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prenait de soudaines rages, je saisissais ma tête à deux mains, comme pour arrêter les flots d'or qui s'en échappaient ; je criais: « Ne t'en va pas ! ne t'en va pas ! » Un instant après, je m'acharnais à me meurtrir le crâne pour en extraire le divin minerai. Sur ces en-trefaites, un bonheur imprévu vint apporter quelque soulagement à mon affreuse position, poser un baume sur mes plaies toujours sai-gnantes. Un enfant nous naquit, un bijou de petit garçon, vraie mi-niature de la mère. Mon premier soin fut de m'assurer qu'il n'aurait pas la cervelle de son père, et quand je vis qu'il n'avait pas hérité de cette infirmité royale, j'eus de la joie pour quelque temps.

V

L'enfant grandit ; ô douleur ! C'était un être de plus à faire vivre de mon cerveau. Des nourrices, des médecins, des éleveurs. Que sais-je encore ? tout autant de misérables qui vinrent s'achar-ner sur ma mine d'or, si souvent et si cruellement exploitée. Je n'épargnai rien à la chère créature ; et ce qui m'étonnait surtout, c'était la quantité de richesses contenues en ma cervelle, et la peine que j'avais à les épuiser. Il fallait pourtant en finir, une bonne fois... Nous étions au premier jour de l'année ; au-dehors, un gai soleil se jouait sur la neige ; chez moi, les fronts étaient moroses et les yeux gonflés. L'enfant soupirait dans son lit ; à l'air de misère qui régnait dans la maison il devinait bien qu'il ne devait pas songer aux étrennes, et que cette journée de joie serait toute de larmes pour lui. Triste de cette tristesse, la mère se taisait et, volontiers, eût donné son sang pour voir un rayon de gaieté dans les yeux du bam-bin ; mais, sachant mes nombreux sacrifices, elle n'osait me deman-der encore celui-là. De ma place, je voyais ce drame de famille poi-gnant et désolé... Enfin, n'y tenant plus, je passai dans la chambre voisine et j'allai à ma cervelle. - Dieu vivant ! le trésor avait fui ; - il en restait à peine un débris gros comme la moitié de mon petit doigt :« Non, jamais ! » m'écriai-je en frémissant. Au même moment, j'en-tendis dans la pièce à côté l'enfant, que ma présence ne retenait plus, partir d'un long sanglot. Je n'hésitai pas... Le sacrifice accom-pli, je revins près de ma femme et je lui dis d'aller avec son fils ache-ter des étrennes ; l'enfant battit des mains, elle, pleurant de joie, se jeta dans mes bras et se serra sur ma poitrine avec amour : « Ah! cher homme, que tu es bon ! » Quand ils furent sortis, je me laissai tomber sur une chaise, et là je songeai amèrement à ces splendides richesses, - dont il ne me restait plus désormais la moindre parcelle et qu'il ne m'était plus donné de revoir. Je récapitulai toutes les circonstances de ma vie où j'avais perdu mon or brin par brin, tous les buissons de la route où j'avais laissé un lambeau de ma toison ; la maladresse de mon oncle, mon amour pour mes parents, le mauvais tour de mes camarades à l'Hôtel de France, l'horrible conduite de mon ami, mes devoirs d'époux et de père, tout me passa devant les yeux. Que faire désor-

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mais ? que désirer ? un lit d'hôpital ou bien encore une place de gar-çon mercier quelque part, à la Bobine d'argent, par exemple ; voilà l'avenir qui m'était réservé, et je n'avais pas quarante ans. Puis, tan-dis que je me désolais et que je pleurais toutes mes larmes, je vins à songer à tant de malheureux qui vivent de leur cervelle comme moi j'en avais vécu, à ces artistes, à ces gens de lettres sans fortune, obligés de faire du pain de leur intelligence, et je me dis que je ne devais pas être seul ici-bas à connaître les souffrances de l'homme à la cervelle d'or.

ALPHONSE DAUDET

1873

WOOD’ STOWN

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L'emplacement était superbe pour bâtir une ville. Il n'y avait qu'à déblayer les bords du fleuve, en abattant une partie de la forêt, de l'immense forêt vierge enracinée là depuis la naissance du monde. Alors abritée tout autour par des collines boisées, la ville descendrait jusqu'aux quais d'un port magnifique, établi dans l'em-bouchure de la Rivière-Rouge, à quatre milles seulement de la mer.

Dès que le gouvernement de Washington eut accordé la concession, charpentiers et bûcherons se mirent à l'œuvre ; mais vous n'avez jamais vu une forêt pareille. Cramponnée au sol de toutes ses lianes, de toutes ses racines, quand on l'abattait par un bout elle repoussait d'un autre, se rajeunissait de ses blessures ; et chaque coup de hache faisait sortir des bourgeons verts. Les rues, les places de la ville à peine tracées étaient envahies par la végéta-tion. Les murailles grandissaient moins vite que les arbres et, sitôt élevées, croulaient sous l'effort des racines toujours vivantes.

Pour venir à bout de cette résistance où s'émoussait le fer des cognées et des haches, on fut obligé de recourir au feu. Jour et nuit une fumée étouffante emplit l'épaisseur des fourrés, pendant que les

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grands arbres au-dessus flambaient comme des cierges. La forêt es-saya de lutter encore, retardant l'incendie avec des flots de sève et la fraîcheur sans air de ses feuillages pressés. Enfin l'hiver arriva. La neige s'abattit comme une seconde mort sur les grands terrains pleins de troncs noircis, de racines consumées. Désormais on pou-vait bâtir.

Bientôt une ville immense, toute en bois comme Chicago, s'étendit aux bords de la Rivière-Rouge, avec ses larges rues ali-gnées, numérotées, rayonnant autour des places, sa Bourse, ses halles, ses églises, ses écoles, et tout un attirail maritime de han-gars, de douanes, de docks, d'entrepôts, de chantiers de construc-tion pour les navires. La ville de bois, Wood'stown - comme on l'ap-pela, - fut vite peuplée par les essuyeurs de plâtres des villes neuves. Une activité fiévreuse circula dans tous ses quartiers ; mais sur les collines environnantes, dominant les rues pleines de foule et le port encombré de vaisseaux, une masse sombre et menaçante s'étalait en demi-cercle. C'était la forêt qui regardait.

Elle regardait cette ville insolente qui lui avait pris sa place au bord du fleuve, et trois milles d'arbres gigantesques. Tout Woo-d'stown était fait avec sa vie à elle. Les hauts mâts qui se balan-çaient là-bas dans le port, ces toits innombrables abaissés l'un vers l'autre, jusqu'à la dernière cabane du faubourg le plus éloigné, elle avait tout fourni, même les instruments de travail, même les meubles, mesurant seulement ses services à la longueur de ses branches. Aussi quelle rancune terrible elle gardait contre cette ville de pillards !

Tant que l'hiver dura, on ne s'aperçut de rien. Les gens de Wood'stown entendaient parfois un craquement sourd dans leurs toitures, dans leurs meubles. De temps en temps, une muraille se fendait, un comptoir de magasin éclatait en deux bruyamment. Mais le bois neuf est sujet à ces accidents, et personne n'y attachait d'im-portance. Cependant, aux approches du printemps, - un printemps subit, violent, si riche de sèves qu'on en sentait sous terre comme un bruissement de sources, - le sol commença à s'agiter, soulevé par des forces invisibles et actives. Dans chaque maison, les meubles, les parois des murs se gonflèrent, et l'on vit sur les planchers de longues boursouflures comme au passage d'une taupe. Ni portes, ni fenêtres, rien ne marchait plus. - "C'est l'humidité, disaient les habi-tants. Avec la chaleur, cela passera".

Tout à coup, au lendemain d'un grand orage venu de la mer, qui apportait l'été dans ses éclairs brûlants et sa pluie tiède, la ville en se réveillant eut un cri de stupeur. Les toits rouges des monu-ments publics, les clochers des églises, le plancher des maisons et jusqu'au bois des lits, tout était saupoudré d'une teinte verte, mince comme une moisissure, légère comme une dentelle. De près, c'était

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une quantité de bourgeons microscopiques, où l'enroulement des feuilles se voyait déjà. Cette bizarrerie des pluies amusa sans in-quiéter ; mais, avant le soir, des bouquets de verdure s'épanouis-saient partout sur les meubles, sur les murailles. Les branches pous-saient à vue d'œil ; légèrement retenues dans la main, on les sentait grandir et se débattre comme des ailes.

Le jour suivant, tous les appartements avaient l'air de serres. Des lianes suivaient les rampes d'escalier. Dans les rues étroites, des branches se joignaient d'un toit à l'autre, mettant au-dessus de la ville bruyante l'ombre des avenues forestières. Cela devenait in-quiétant. Pendant que les savants réunis délibéraient sur ce cas de végétation extraordinaire, la foule se pressait dehors pour voir les différents aspects du miracle. Les cris de surprise, la rumeur éton-née de tout ce peuple inactif donnaient de la solennité à cet étrange événement. Soudain quelqu'un cria : "Regardez donc la forêt !" et l'on s'aperçut avec terreur que depuis deux jours le demi-cercle ver-doyant s'était beaucoup rapproché. La forêt avait l'air de descendre vers la ville. Toute une avant-garde de ronces, de lianes s'allongeait jusqu'aux premières maisons des faubourgs.

Alors Wood'stown commença à comprendre et à avoir peur. Évidemment la forêt venait reconquérir sa place au bord du fleuve ; et ses arbres, abattus, dispersés, transformés, se déprisonnaient pour aller au-devant d'elle. Comment résister à l'invasion ? Avec le feu, on risquait d'embraser la ville entière. Et que pouvaient les haches contre cette sève sans cesse renaissante, ces racines mons-trueuses attaquant le sol en dessous, ces milliers de graines vo-lantes qui germaient en se brisant et faisaient pousser un arbre par-tout où elles tombaient ?

Pourtant tout le monde se mit bravement à l'œuvre avec des faux, des herses, des cognées ; et l'on fit un immense abattis de feuillages. Mais en vain. D'heure en heure la confusion des forêts vierges, où l'entrelacement des lianes joint entre elles des pousses gigantesques, envahissait les rues de Wood'stown. Déjà les insectes, les reptiles faisaient irruption. Il y avait des nids dans tous les coins, et de grands coups d'ailes, et des masses de petits becs jaseurs. En une nuit les greniers de la ville furent épuisés par toutes les couvées écloses. Puis, comme une ironie au milieu de ce désastre, des pa-pillons de toutes grandeurs, de toutes couleurs, volaient sur les grappes fleuries, et les abeilles prévoyantes qui cherchent des abris sûrs, au creux de ces arbres si vite poussés installaient leurs rayons de miel comme une preuve de durée.

Vaguement, dans la houle bruyante des feuillages, on enten-dait les coups sourds des cognées et des haches ; mais le quatrième jour tout travail fut reconnu impossible. L'herbe montait trop haute, trop épaisse. Des lianes grimpantes s'accrochaient aux bras des bû-

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cherons, garrottaient leurs mouvements. D'ailleurs les maisons étaient devenues inhabitables ; les meubles, chargés de feuilles, avaient perdu leurs formes. Les plafonds s'effondraient, percés par la lance des yuccas, la longue épine des acajoux ; et à la place des toitures s'étalait le dôme immense des catalpas. C'était fini. Il fallait fuir.

A travers le réseau de plantes et de branches qui se resser-raient de plus en plus, les gens de Wood'stown épouvantés se préci-pitèrent vers le fleuve, emportant le plus qu'ils pouvaient de ri-chesses, d'objets précieux. Mais que de peine pour gagner le bord de l'eau ! Il n'y avait plus de quais. Rien que des roseaux gigan-tesques. Les chantiers maritimes, où s'abritaient les bois de construction, avaient fait place à des forêts de sapins ; et dans le port tout en fleurs, les navires neufs semblaient des îlots de verdure. Heureusement qu'il se trouvait là quelques frégates blindées sur les-quelles la foule se réfugia et d'où elle put voir la vieille forêt joindre victorieusement la forêt nouvelle.

Peu à peu les arbres confondirent leurs cimes, et, sous le ciel bleu plein de soleil, l'énorme masse de feuillage s'étendit des bords du fleuve à l'horizon lointain. Plus trace de ville, ni de toits, ni de murs. De temps en temps un bruit sourd d'écroulement, dernier écho de la ruine, ou le coup de hache d'un bûcheron enragé, retentissait sous la profondeur du feuillage. Puis plus rien que le silence vibrant, bruissant, bourdonnant, des nuées de papillons blancs tournoyant sur la rivière déserte, et là-bas, vers la haute mer, un navire qui s'enfuyait, trois grands arbres verts dressés au milieu de ses voiles, emportant les derniers émigrés de ce qui fut Wood'stown...

 

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GUY DE MAUPASSANT

1875

LA MAIN D'ÉCORCHÉ

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Il y a huit mois environ, un de mes amis, Louis R..., avait réuni, un soir, quelques camarades de collège ; nous buvions du punch et nous fumions en causant littérature, peinture, et en racontant, de temps à autre, quelques joyeusetés, ainsi que cela se pratique dans les réunions de jeunes gens. Tout à coup la porte s'ouvre toute grande et un de mes bons amis d'enfance entre comme un ouragan. "Devinez d'où je viens, s'écria-t-il aussitôt. - Je parie pour Mabille, répond l'un, - Non, tu es trop gai, tu viens d'emprunter de l'argent, d'enterrer ton oncle, ou de mettre ta montre chez ma tante, reprend un autre. - Tu viens de te griser, riposte un troisième, et comme tu as senti le punch chez Louis, tu es monté pour recommencer. - Vous n'y êtes point, je viens de P... en Normandie, où j'ai été passer huit jours et d'où je rapporte un grand criminel de mes amis que je vous demande la permission de vous présenter." A ces mots, il tira de sa poche une main d'écorché ; cette main était affreuse, noire, sèche, très longue et comme crispée, les muscles, d'une force extraordi-naire, étaient retenus à l'intérieur et à l'extérieur par une lanière de peau parcheminée, les ongles jaunes, étroits, étaient restés au bout des doigts ; tout cela sentait le scélérat d'une lieue. "Figurez-vous, dit mon ami, qu'on vendait l'autre jour les défroques d'un vieux sor-cier bien connu dans toute la contrée ; il allait au sabbat tous les sa-medis sur un manche à balai, pratiquait la magie blanche et noire, donnait aux vaches du lait bleu et leur faisait porter la queue comme celle du compagnon de saint Antoine. Toujours est-il que ce vieux gredin avait une grande affection pour cette main, qui, disait-il, était celle d'un célèbre criminel supplicié en 1736, pour avoir jeté, la tête la première, dans un puits sa femme légitime, ce quoi faisant je trouve qu'il n'avait pas tort, puis pendu au clocher de l'église le curé qui l'avait marié. Après ce double exploit, il était allé courir le monde et dans sa carrière aussi courte que bien remplie, il avait dé-troussé douze voyageurs, enfumé une vingtaine de moines dans leur couvent et fait un sérail d'un monastère de religieuses. - Mais que vas-tu faire de cette horreur ? nous écriâmes-nous. - Eh parbleu, j'en

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ferai mon bouton de sonnette pour effrayer mes créanciers. - Mon ami, dit Henri Smith, un grand Anglais très flegmatique, je crois que cette main est tout simplement de la viande indienne conservée par le procédé nouveau, je te conseille d'en faire du bouillon. - Ne raillez pas, messieurs, reprit avec le plus grand sang-froid un étudiant en médecine aux trois quarts gris, et toi, Pierre, si j'ai un conseil à te donner, fais enterrer chrétiennement ce débris humain, de crainte que son propriétaire ne vienne te le redemander ; et puis, elle a peut-être pris de mauvaises habitudes cette main, car tu sais le pro-verbe : "Qui a tué tuera." - Et qui a bu boira", reprit l'amphitryon. Là-dessus il versa à l'étudiant un grand verre de punch, l'autre l'ava-la d'un seul trait et tomba ivre-mort sous la table. Cette sortie fut ac-cueillie par des rires formidables, et Pierre élevant son verre et sa-luant la main : "Je bois, dit-il, à la prochaine visite de ton maître", puis on parla d'autre chose et chacun rentra chez soi. Le lendemain, comme je passais devant sa porte, j'entrai chez lui, il était environ deux heures, je le trouvai lisant et fumant. "Eh bien, comment vas-tu ? lui dis-je. - Très bien, me répondit-il. - Et ta main ? - Ma main, tu as dû la voir à ma sonnette où je l'ai mise hier soir en rentrant, mais à ce propos figure-toi qu'un imbécile quelconque, sans doute pour me faire une mauvaise farce, est venu carillonner à ma porte vers minuit ; j'ai demandé qui était là, mais comme personne ne me répondait, je me suis recouché et rendor-mi." En ce moment, on sonna, c'était le propriétaire, personnage grossier et fort impertinent. Il entra sans saluer. "Monsieur, dit-il à mon ami, je vous prie d'enlever immédiatement la charogne que vous avez pendue à votre cordon de sonnette, sans quoi je me verrai forcé de vous donner congé. - Monsieur, reprit Pierre avec beaucoup de gravité, vous insultez une main qui ne le mérite pas, sachez qu'elle a appartenu à un homme fort bien élevé." Le propriétaire tourna les talons et sortit comme il était entré. Pierre le suivit, dé-crocha sa main et l'attacha à la sonnette pendue dans son alcôve. "Cela vaut mieux, dit-il, cette main, comme le "Frère, il faut mourir" des Trappistes, me donnera des pensées sérieuses tous les soirs en m'endormant." Au bout d'une heure je le quittai et je rentrai à mon domicile. Je dormis mal la nuit suivante, j'étais agité, nerveux ; plu-sieurs fois je me réveillai en sursaut, un moment même je me figurai qu'un homme s'était introduit chez moi et je me levai pour regarder dans mes armoires et sous mon lit ; enfin, vers six heures du matin, comme je commençais à m'assoupir, un coup violent frappé à ma porte, me fit sauter du lit ; c'était le domestique de mon ami, à peine vêtu, pâle et tremblant. "Ah monsieur ! s'écria-t-il en sanglotant, mon pauvre maître qu'on a assassiné." Je m'habillai à la hâte et je courus chez Pierre. La maison était pleine de monde, on discutait, on s'agitait, c'était un mouvement incessant, chacun pérorait, racon-tait et commentait l'événement de toutes les façons. Je parvins à grand-peine jusqu'à la chambre, la porte était gardée, je me nom-mai, on me laissa entrer. Quatre agents de la police étaient debout

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au milieu, un carnet à la main, ils examinaient, se parlait bas de temps en temps et écrivaient ; deux docteurs causaient près du lit sur lequel Pierre était étendu sans connaissance. Il n'était pas mort, mais il avait un aspect effrayant. Ses yeux démesurément ouverts, ses prunelles dilatées semblaient regarder fixement avec une indi-cible épouvante une chose horrible et inconnue, ses doigts étaient crispés, son corps, à partir du menton, était recouvert d'un drap que je soulevai. Il portait au cou les marques de cinq doigts qui s'étaient profondément enfoncés dans la chair, quelques gouttes de sang ma-culaient sa chemise. En ce moment une chose me frappa, je regardai par hasard la sonnette de son alcôve, la main d'écorché n'y était plus. Les médecins l'avaient sans doute enlevée pour ne point im-pressionner les personnes qui entreraient dans la chambre du bles-sé, car cette main était vraiment affreuse. Je ne m'informai point de ce qu'elle était devenue. Je coupe maintenant, dans un journal du lendemain, le récit du crime avec tous les détails que la police a pu se procurer. Voici ce qu'on y lisait : "Un attentat horrible a été commis hier sur la personne d'un jeune homme, M. Pierre B..., étudiant en droit, qui appartient à une des meilleures familles de Normandie. Ce jeune homme était rentré chez lui vers dix heures du soir, il renvoya son domestique, le sieur Bouvin, en lui disant qu'il était fatigué et qu'il allait se mettre au lit. Vers minuit, cet homme fut réveillé tout à coup par la son-nette de son maître qu'on agitait avec fureur. Il eut peur, alluma une lumière et attendit ; la sonnette se tut environ une minute, puis re-prit avec une telle force que le domestique, éperdu de terreur, se précipita hors de sa chambre et alla réveiller le concierge, ce der-nier courut avertir la police et, au bout d'un quart d'heure environ, deux agents enfonçaient la porte. Un spectacle horrible s'offrit à leurs yeux, les meubles étaient renversés, tout annonçait qu'une lutte terrible avait eu lieu entre la victime et le malfaiteur. Au milieu de la chambre, sur le dos, les membres raides, la face livide et les yeux effroyablement dilatés, le jeune Pierre B... gisait sans mouve-ment ; il portait au cou les empreintes profondes de cinq doigts. Le rapport du docteur Bourdeau, appelé immédiatement, dit que l'agresseur devait être doué d'une force prodigieuse et avoir une main extraordinairement maigre et nerveuse, car les doigts qui ont laissé dans le cou comme cinq trous de balle s'étaient presque re-joints à travers les chairs. Rien ne peut faire soupçonner le mobile du crime, ni quel peut en être l'auteur. La justice informe." On lisait le lendemain dans le même journal : "M. Pierre B..., la victime de l'effroyable attentat que nous ra-contions hier, a repris connaissance après deux heures de soins assi-dus donnés par M. le docteur Bourdeau. Sa vie n'est pas en danger, mais on craint fortement pour sa raison ; on n'a aucune trace du coupable." En effet, mon pauvre ami était fou ; pendant sept mois j'allai le voir tous les jours à l'hospice où nous l'avions placé, mais il ne re-couvra pas une lueur de raison. Dans son délire, il lui échappait des

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paroles étranges et, comme tous les fous, il avait une idée fixe, il se croyait toujours poursuivi par un spectre. Un jour, on vint me cher-cher en toute hâte en me disant qu'il allait plus mal, je le trouvai à l'agonie. Pendant deux heures, il resta fort calme, puis tout à coup, se dressant sur son lit malgré nos efforts, il s'écria en agitant les bras et comme en proie à une épouvantable terreur : "Prends-la ! prends-la ! Il m'étrangle, au secours, au secours !" Il fit deux fois le tour de la chambre en hurlant, puis il tomba mort, la face contre terre. Comme il était orphelin, je fus chargé de conduire son corps au petit village de P... en Normandie, où ses parents étaient enter-rés. C'est de ce même village qu'il venait, le soir où il nous avait trouvés buvant du punch chez Louis R... et où il nous avait présenté sa main d'écorché. Son corps fut enfermé dans un cercueil de plomb, et quatre jours après, je me promenais tristement avec le vieux curé qui lui avait donné ses premières leçons, dans le petit ci-metière où l'on creusait sa tombe. Il faisait un temps magnifique, le ciel tout bleu ruisselait de lumière, les oiseaux chantaient dans les ronces du talus, où bien des fois, enfants tous deux, nous étions ve-nus manger des mûres. Il me semblait encore le voir se faufiler le long de la haie et se glisser par le petit trou que je connaissais bien, là-bas, tout au bout du terrain où l'on enterre les pauvres, puis nous revenions à la maison, les joues et les lèvres noires de jus des fruits que nous avions mangés ; et je regardai les ronces, elles étaient cou-vertes de mûres ; machinalement j'en pris une, et je la portai à ma bouche ; le curé avait ouvert son bréviaire et marmottait tout bas ses oremus, et j'entendais au bout de l'allée la bêche des fossoyeurs qui creusaient la tombe. Tout à coup, ils nous appelèrent, le curé ferma son livre et nous allâmes voir ce qu'ils nous voulaient. Ils avaient trouvé un cercueil. D'un coup de pioche, ils firent sauter le couvercle et nous aperçûmes un squelette démesurément long, cou-ché sur le dos, qui, de son œil creux, semblait encore nous regarder et nous défier ; j'éprouvai un malaise, je ne sais pourquoi j'eus presque peur. "Tiens ! s'écria un des hommes, regardez donc, le gre-din a un poignet coupé, voilà sa main." Et il ramassa à côté du corps une grande main desséchée qu'il nous présenta. "Dis donc, fit l'autre en riant, on dirait qu'il te regarde et qu'il va te sauter à la gorge pour que tu lui rendes sa main. - Allons mes amis, dit le curé, laissez les morts en paix et refermez ce cercueil, nous creuserons autre part la tombe de ce pauvre monsieur Pierre. Le lendemain tout était fini et je reprenais la route de Paris après avoir laissé cinquante francs au vieux curé pour dire des messes pour le repos de l'âme de celui dont nous avions ainsi trou-blé la sépulture.

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GUY DE MAUPASSANT

1883

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    On parlait de séquestration à propos d'un procès récent. C'était à la fin d'une soirée intime, rue de Grenelle, dans un ancien hôtel, et chacun avait son histoire, une histoire qu'il affirmait vraie.    Alors le vieux marquis de la Tour-Samuel, âgé de quatre-vingt-deux ans, se leva et vint s'appuyer à la cheminée. Il dit de sa voix un peu tremblante :    - Moi aussi, je sais une chose étrange, tellement étrange, qu'elle a été l'obsession de ma vie. Voici maintenant cinquante-six ans que cette aventure m'est arrivée, et il ne se passe pas un mois sans que je la revoie en rêve. Il m'est demeuré de ce jour-là une marque, une empreinte de peur, me comprenez-vous ? Oui, j'ai subi l'horrible épouvante, pendant dix minutes, d'une telle façon que depuis cette heure une sorte de terreur constante m'est restée dans l'âme. Les bruits inattendus me font tressaillir jusqu'au cœur ; les objets que je distingue mal dans l'ombre du soir me donnent une envie folle de me sauver. J'ai peur la nuit, enfin.    Oh ! je n'aurais pas avoué cela avant d'être arrivé à l'âge où je suis. Maintenant je peux tout dire. Il est permis de n'être pas brave devant les dangers imaginaires, quand on a quatre-vingt-deux ans. Devant les dangers véritables, je n'ai jamais reculé, Mesdames.    Cette histoire m'a tellement bouleversé l'esprit, a jeté en moi un trouble si profond, si mystérieux, si épouvantable, que je ne l'ai même jamais racontée. Je l'ai gardée dans le fond intime de moi, dans ce fond où l'on cache les secrets pénibles, les secrets honteux, toutes les inavouables faiblesses que nous avons dans notre exis-tence.     Je vais vous dire l'aventure telle quelle, sans chercher à l'expli-quer. Il est bien certain qu'elle est explicable, à moins que je n'aie eu mon heure de folie. Mais non, je n'ai pas été fou, et vous en don-

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nerai la preuve. Imaginez ce que vous voudrez. Voici les faits tout simples.    C'était en 1827, au mois de juillet. Je me trouvais à Rouen en gar-nison.     Un jour, comme je me promenais sur le quai, je rencontrai un homme que je crus reconnaître sans me rappeler au juste qui c'était. Je fis, par instinct, un mouvement pour m'arrêter. L'étranger aper-çut ce geste, me regarda et tomba dans mes bras.    C'était un ami de jeunesse que j'avais beaucoup aimé. Depuis cinq ans que je ne l'avais vu, il semblait vieilli d'un demi-siècle. Ses che-veux étaient tout blancs ; et il marchait courbé, comme épuisé. Il comprit ma surprise et me conta sa vie. Un malheur terrible l'avait brisé.     Devenu follement amoureux d'une jeune fille, il l'avait épousée dans une sorte d'extase de bonheur. Après un an d'une félicité sur-humaine et d'une passion inapaisée, elle était morte subitement d'une maladie de cœur, tuée par l'amour lui-même, sans doute.     Il avait quitté son château le jour même de l'enterrement, et il était venu habiter son hôtel de Rouen. Il vivait là, solitaire et déses-péré, rongé par la douleur, si misérable qu'il ne pensait qu'au sui-cide.    "Puisque je te retrouve ainsi, me dit-il, je te demanderai de me rendre une grand service, c'est d'aller chercher chez moi dans le se-crétaire de ma chambre, de notre chambre, quelques papiers dont j'ai un urgent besoin. Je ne puis charger de ce soin un subalterne ou un homme d'affaires, car il me faut une impénétrable discrétion et un silence absolu. Quant à moi, pour rien au monde je ne rentrerai dans cette maison.    "Je te donnerai la clef de cette chambre que j'ai fermée moi-même en partant, et la clef de son secrétaire. Tu remettras en outre un mot de moi à mon jardinier qui t'ouvrira le château.    "Mais viens déjeuner avec moi demain, et nous causerons de ce-la."     Je lui promis de lui rendre ce léger service. Ce n'était d'ailleurs qu'une promenade pour moi, son domaine se trouvant situé à cinq lieues de Rouen environ. J'en avais pour une heure à cheval.    A dix heures, le lendemain, j'étais chez lui. Nous déjeunâmes en tête à tête ; mais il ne prononça pas vingt paroles. Il me pria de l'ex-cuser ; la pensée de la visite que j'allais faire dans cette chambre, où gisait son bonheur, le bouleversait, me disait-il. Il me parut en effet singulièrement agité, préoccupé, comme si un mystérieux combat se fût livré dans son âme.     Enfin il m'expliqua exactement ce que je devais faire. C'était bien simple. Il me fallait prendre deux paquets de lettres et une liasse de papiers enfermés dans le premier tiroir de droite du meuble dont j'avais la clef. Il ajouta :    "Je n'ai pas besoin de te prier de n'y point jeter les yeux."   Je fus presque blessé de cette parole, et je le lui dis un peu vive-ment. Il balbutia :    "Pardonne-moi, je souffre trop."

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    Et il se mit à pleurer.    Je le quittai vers une heure pour accomplir ma mission.    Il faisait un temps radieux, et j'allais au grand trot à travers les prairies, écoutant des chants d'alouettes et le bruit rythmé de mon sabre sur ma botte.    Puis j'entrai dans la forêt et je mis au pas mon cheval. Des branches d'arbres me caressaient le visage ; et parfois j'attrapais une feuille avec mes dents et je la mâchais avidement, dans une de ces joies de vivre qui vous emplissent, on ne sait pourquoi, d'un bon-heur tumultueux et comme insaisissable, d'une sorte d'ivresse de force.    En approchant du château, je cherchai dans ma poche la lettre que j'avais pour le jardinier, et je m'aperçus avec étonnement qu'elle était cachetée. Je fus tellement surpris et irrité que je faillis revenir sans m'acquitter de ma commission. Puis je songeai que j'allais mon-trer là une susceptibilité de mauvais goût. Mon ami avait pu d'ailleurs fermer ce mot sans y prendre garde, dans le trouble où il était.    Le manoir semblait abandonné depuis vingt ans. La barrière, ou-verte et pourrie, tenait debout on ne sait comment. L'herbe emplis-sait les allées ; on ne distinguait plus les plates-bandes du gazon.     Au bruit que je fis en tapant à coups de pied dans un volet, un vieil homme sortit d'une porte de côté et parut stupéfait de me voir Je sautai à terre et je remis ma lettre. Il la lut, la relut, la retourna, me considéra en dessous, mit le papier dans sa poche et prononça :    "Eh bien ! qu'est-ce que vous désirez ?"    Je répondis brusquement :     "Vous devez le savoir, puisque vous avez reçu là-dedans les ordres de votre maître ; je veux entrer dans ce château."     Il semblait atterré. Il déclara :     "Alors, vous allez dans... dans sa chambre ?"     Je commençai à m'impatienter.     "Parbleu ! Mais est-ce que vous auriez l'intention de m'interroger, par hasard ?"     Il balbutia :    "Non... Monsieur... mais c'est que... c'est qu'elle n'a pas été ou-verte depuis... depuis la... mort. Si vous voulez m'attendre cinq mi-nutes, je vais aller... aller voir si..."    Je l'interrompis avec colère :     "Ah ! ça voyons, vous fichez-vous de moi ? Vous n'y pouvez pas en-trer, puisque voici la clef."     Il ne savait plus que dire.     "Alors, Monsieur, je vais vous montrer la route.     - Montrez-moi l'escalier et laissez-moi seul. Je la trouverai bien sans vous.     - Mais... Monsieur... cependant..."     Cette fois, je m'emportai tout à fait :     "Maintenant, taisez-vous, n'est-ce pas ? ou vous aurez affaire à moi."     Je l'écartai violemment et je pénétrai dans la maison.

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    Je traversai d'abord la cuisine, puis deux petites pièces que cet homme habitait avec sa femme. Je franchis ensuite un grand vesti-bule, je montai l'escalier et je reconnus la porte indiquée par mon ami.    Je l'ouvris sans peine et j'entrai.     L'appartement était tellement sombre que je n'y distinguai rien d'abord. Je m'arrêtai, saisi par cette odeur moisie et fade des pièces inhabitées et condamnées, des chambres mortes. Puis, peu à peu, mes yeux s'habituèrent à l'obscurité, et je vis assez nettement une grande pièce en désordre, avec un lit sans draps, mais gardant ses matelas et ses oreillers, dont l'un portait l'empreinte profonde d'un coude ou d'une tête comme si on venait de se poser dessus.     Les sièges semblaient en déroute. Je remarquai qu'une porte, celle d'une armoire sans doute, était demeurée entrouverte.     J'allai d'abord à la fenêtre pour donner du jour et je l'ouvris ; mais les ferrures du contrevent étaient tellement rouillées que je ne pus les faire céder.     J'essayai même de les casser avec mon sabre, sans y parvenir. Comme je m'irritais de ces efforts inutiles, et comme mes yeux s'étaient enfin parfaitement accoutumés à l'ombre, je renonçai à l'espoir d'y voir plus clair et j'allai au secrétaire.     Je m'assis dans un fauteuil, j'abattis la tablette, j'ouvris le tiroir in-diqué. Il était plein jusqu'aux bords. Il ne me fallait que trois pa-quets, que je savais comment reconnaître, et je me mis à les cher-cher.    Je m'écarquillais les yeux à déchiffrer les suscriptions, quand je crus entendre ou plutôt sentir un frôlement derrière moi. Je n'y pris point garde, pensant qu'un courant d'air avait fait remuer quelque étoffe. Mais, au bout d'une minute, un autre mouvement, presque in-distinct, me fit passer sur la peau un singulier petit frisson désa-gréable. C'était tellement bête d'être ému, même à peine, que je ne voulus pas me retourner, par pudeur pour moi-même. Je venais alors de découvrir la seconde des liasses qu'il me fallait ; et je trouvais justement la troisième, quand un grand et pénible soupir, poussé contre mon épaule, me fit faire un bond de fou à deux mètres de là. Dans mon élan je m'étais retourné, la main sur la poignée de mon sabre, et certes, si je ne l'avais pas senti à mon côté, je me serais en-fui comme un lâche.     Une grande femme vêtue de blanc me regardait, debout derrière le fauteuil où j'étais assis une seconde plus tôt.     Une telle secousse me courut dans les membres que je faillis m'abattre à la renverse ! Oh ! personne ne peut comprendre, à moins de les avoir ressenties, ces épouvantables et stupides ter-reurs. L'âme se fond ; on ne sent plus son cœur ; le corps entier de-vient mou comme une éponge, on dirait que tout l'intérieur de nous s'écroule.     Je ne crois pas aux fantômes ; eh bien ! j'ai défailli sous la hideuse peur des morts, et j'ai souffert, oh ! souffert en quelques instants plus qu'en tout le reste de ma vie, dans l'angoisse irrésistible des épouvantes surnaturelles.

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    Si elle n'avait pas parlé, je serais mort peut-être ! Mais elle parla ; elle parla d'une voix douce et douloureuse qui faisait vibrer les nerfs. Je n'oserais pas dire que je redevins maître de moi et que je retrouvai ma raison. Non. J'étais éperdu à ne plus savoir ce que je faisais ; mais cette espèce de fierté intime que j'ai en moi, un peu d'orgueil de métier aussi, me faisaient garder, presque malgré moi, une contenance honorable. Je posais pour moi et pour elle sans doute, pour elle, quelle qu'elle fût, femme ou spectre. Je me suis rendu compte de tout cela plus tard, car je vous assure que, dans l'instant de l'apparition, je ne songeais à rien. J'avais peur.    Elle dit :     "Oh ! Monsieur, vous pouvez me rendre un grand service !"    Je voulus répondre, mais il me fut impossible de prononcer un mot. Un bruit vague sortit de ma gorge.     Elle reprit :     "Voulez-vous ? Vous pouvez me sauver, me guérir. Je souffre af-freusement. Je souffre, oh ! je souffre !"     Et elle s'assit doucement dans mon fauteuil. Elle me regardait :    "Voulez-vous ?"     Je fis : "Oui !" de la tête, ayant encore la voix paralysée.    Alors elle me tendit un peigne en écaille et elle murmura :    "Peignez-moi, oh ! peignez-moi ; cela me guérira ; il faut qu'on me peigne. Regardez ma tête... Comme je souffre ; et mes cheveux comme ils me font mal !"     Ses cheveux dénoués, très longs, très noirs, me semblait-il, pen-daient par-dessus le dossier du fauteuil et touchaient la terre.    Pourquoi ai-je fait ceci ? Pourquoi ai-je reçu en frissonnant ce peigne, et pourquoi ai-je pris dans mes mains ses longs cheveux qui me donnèrent à la peau une sensation de froid atroce comme si j'eusse manié des serpents ? Je n'en sais rien.     Cette sensation m'est restée dans les doigts et je tressaille en y songeant.    Je la peignai. Je maniai je ne sais comment cette chevelure de glace. Je la tordis, je la renouai et la dénouai ; je la tressai comme on tresse la crinière d'un cheval. Elle soupirait, penchait la tête, sem-blait heureuse.    Soudain elle me dit : "Merci !" m'arracha le peigne des mains et s'enfuit par la porte que j'avais remarquée entrouverte.     Resté seul, j'eus, pendant quelques secondes, ce trouble effaré des réveils après les cauchemars. Puis je repris enfin mes sens ; je courus à la fenêtre et je brisai les contrevents d'une poussée fu-rieuse.    Un flot de jour entra. Je m'élançai sur la porte par où cet être était parti. Je la trouvai fermée et inébranlable.     Alors une fièvre de fuite m'envahit, une panique, la vraie panique des batailles. Je saisis brusquement les trois paquets de lettres sur le secrétaire ouvert ; je traversai l'appartement en courant, je sautai les marches de l'escalier quatre par quatre, je me trouvai dehors et je ne sais par où, et, apercevant mon cheval à dix pas de moi, je l'en-fourchai d'un bond et partis au galop.

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    Je ne m'arrêtai qu'à Rouen, et devant mon logis. Ayant jeté la bride à mon ordonnance, je me sauvai dans ma chambre où je m'en-fermai pour réfléchir.    Alors, pendant une heure, je me demandai anxieusement si je n'avais pas été le jouet d'une hallucination. Certes, j'avais eu un de ces incompréhensibles ébranlements nerveux, un de ces affolements du cerveau qui enfantent les miracles, à qui le Surnaturel doit sa puissance.     Et j'allais croire à une vision, à une erreur de mes sens, quand je m'approchai de ma fenêtre. Mes yeux, par hasard, descendirent sur ma poitrine. Mon dolman était plein de longs cheveux de femme qui s'étaient enroulés aux boutons !     Je les saisis un à un et je les jetai dehors avec des tremblements dans les doigts.     Puis j'appelai mon ordonnance. Je me sentais trop ému, trop trou-blé, pour aller le jour même chez mon ami. Et puis je voulais mûre-ment réfléchir à ce que je devais lui dire.     Je lui fis porter ses lettres, dont il remit un reçu au soldat. Il s'in-forma beaucoup de moi. On lui dit que j'étais souffrant, que j'avais reçu un coup de soleil, je ne sais quoi. Il parut inquiet.     Je me rendis chez lui le lendemain, dès l'aube, résolu à lui dire la vérité. Il était sorti la veille au soir et pas rentré.     Je revins dans la journée, on ne l'avait pas revu. J'attendis une se-maine. Il ne reparut pas. Alors je prévins la justice. On le fit recher-cher partout, sans découvrir une trace de son passage ou de sa re-traite.    Une visite minutieuse fut faite au château abandonné. On n'y dé-couvrit rien de suspect.     Aucun indice ne révéla qu'une femme y eût été cachée.     L'enquête n'aboutissant à rien, les recherches furent interrom-pues.     Et, depuis cinquante-six ans, je n'ai rien appris. Je ne sais rien de plus.

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Guy de MAUPASSANT

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Qui sait ?

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Mon Dieu ! Mon Dieu ! Je vais donc écrire enfin ce qui m'est arrivé ! Mais le pour-rai-je ? l'oserai-je ? cela est si bizarre, si inexplicable, si incompréhensible, si fou !    Si je n'étais sûr de ce que j'ai vu, sûr qu'il n'y a eu, dans mes raisonnements, aucune défaillance, aucune erreur dans mes constatations, pas de lacune dans la suite inflexible de mes observations, je me croirais un simple halluciné, le jouet d'une étrange vision. Après tout, qui sait ?    Je suis aujourd'hui dans une maison de santé ; mais j'y suis entré volontairement, par prudence, par peur ! Un seul être connaît mon histoire. Le médecin d'ici. Je vais l'écrire. Je ne sais trop pourquoi ? Pour m'en débarrasser, car je la sens en moi comme un intolérable cauchemar.     La voici :    J'ai toujours été un solitaire, un rêveur, une sorte de philosophe isolé, bienveillant, content de peu, sans aigreur contre les hommes et sans rancune contre le ciel. J'ai vécu

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seul, sans cesse, par suite d'une sorte de gêne qu'insinue en moi la présence des autres. Comment expliquer cela ? Je ne le pourrais. Je ne refuse pas de voir le monde, de cau-ser, de dîner avec des amis, mais lorsque je les sens depuis longtemps près de moi, même les plus familiers, ils me lassent, me fatiguent, m'énervent, et j'éprouve une envie grandissante, harcelante, de les voir partir ou de m'en aller, d'être seul.    Cette envie est plus qu'un besoin, c'est une nécessité irrésistible. Et si la présence des gens avec qui je me trouve continuait, si je devais, non pas écouter, mais entendre long-temps encore leurs conversations, il m'arriverait, sans aucun doute, un accident. Lequel ? Ah! qui sait ? Peut-être une simple syncope ? oui ! Probablement !    J'aime tant être seul que je ne puis même supporter le voisinage d'autres êtres dor-mant sous mon toit ; je ne puis habiter Paris parce que j'y agonise indéfiniment. Je meurs moralement, et suis aussi supplicié dans mon corps et dans mes nerfs par cette immense foule qui grouille, qui vit autour de moi, même quand elle dort. Ah! le som-meil des autres m'est plus pénible encore que leur parole. Et je ne peux jamais me repo-ser, quand je sais, quand je sens, derrière un mur, des existences interrompues par ces régulières éclipses de la raison.    Pourquoi suis-je ainsi ? Qui sait ? La cause en est peut-être fort simple : je me fa-tigue très vite de tout ce qui ne se passe pas en moi. Et il y a beaucoup de gens dans mon cas.    Nous sommes deux races sur la terre. Ceux qui ont besoin des autres, que les autres distraient, occupent, reposent, et que la solitude harasse, épuise, anéantit, comme l'as-cension d'un terrible glacier ou la traversée du désert, et ceux que les autres, au contraire, lassent, ennuient, gênent, courbaturent, tandis que l'isolement les calme, les baigne de repos dans l'indépendance et la fantaisie de leur pensée.    En somme, il y a là un normal phénomène psychique. Les uns sont doués pour vivre en dehors, les autres pour vivre en dedans. Moi, j'ai l'attention extérieure courte et vite épuisée, et, dès qu'elle arrive à ses limites, j'en éprouve dans tout mon corps et dans toute mon intelligence un intolérable malaise.    Il en est résulté que je m'attache, que je m'étais attaché beaucoup aux objets inanimés qui prennent, pour moi, une importance d'êtres, et que ma maison est devenue, était de-venue, un monde où je vivais d'une vie solitaire et active, au milieu de choses, de meubles, de bibelots familiers, sympathiques à mes yeux comme des visages. Je l'en avais emplie peu à peu, je l'en avais parée, et je me sentais, dedans, content, satisfait, bien heureux comme entre les bras d'une femme aimable dont la caresse accoutumée est devenue un calme et doux besoin.    J'avais fait construire cette maison dans un beau jardin qui l'isolait des routes, et à la porte d'une ville où je pouvais trouver, à l'occasion, les ressources de société dont je sentais, par moments, le désir. Tous mes domestiques couchaient dans un bâtiment éloigné, au fond du potager, qu'entourait un grand mur. L'enveloppement obscur des nuits, dans le silence de ma demeure perdue, cachée, noyée sous les feuilles des grands arbres, m'était si reposant et si bon, que j'hésitais chaque soir, pendant plusieurs heures, à me mettre au lit pour le savourer plus longtemps.    Ce jour-là, on avait joué Sigurd au théâtre de la ville. C'était la première fois que j'entendais ce beau drame musical et féerique, et j'y avais pris un vif plaisir.    Je revenais à pied, d'un pas allègre, la tête pleine de phrases sonores, et le regard hanté par de jolies visions. Il faisait noir, noir, mais noir au point que je distinguais à peine la grande route, et que je faillis, plusieurs fois, culbuter dans le fossé. De l'octroi chez moi, il y a un kilomètre environ, peut-être un peu plus, soit vingt minutes de marche lente. Il était une heure du matin, une heure ou une heure et demie ; le ciel s'éclaircit un peu devant moi et le croissant parut, le triste croissant du dernier quartier de la lune. Le croissant du premier quartier, celui qui se lève à quatre ou cinq heures du

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soir, est clair, gai, frotté d'argent, mais celui qui se lève après minuit est rougeâtre, morne, inquiétant ; c'est le vrai croissant du Sabbat. Tous les noctambules ont dû faire cette remarque. Le premier, fût-il mince comme un fil, jette une petite lumière joyeuse qui réjouit le cœur, et dessine sur la terre des ombres nettes ; le dernier répand à peine une lueur mourante, si terne qu'elle ne fait presque pas d'ombres.    J'aperçus au loin la masse sombre de mon jardin, et je ne sais d'où me vint une sorte de malaise à l'idée d'entrer là-dedans. Je ralentis le pas. Il faisait très doux. Le gros tas d'arbres avait l'air d'un tombeau où ma maison était ensevelie.    J'ouvris ma barrière et je pénétrai dans la longue allée de sycomores, qui s'en allait vers le logis, arquée en voûte comme un haut tunnel, traversant des massifs opaques et contournant des gazons où les corbeilles de fleurs plaquaient, sous les ténèbres pâlies, des taches ovales aux nuances indistinctes.    En approchant de la maison, un trouble bizarre me saisit. Je m'arrêtai. On n'entendait rien. Il n'y avait pas dans les feuilles un souffle d'air. "Qu'est-ce que j'ai donc ?" pensai-je. Depuis dix ans je rentrais ainsi sans que jamais la moindre inquiétude m'eût effleu-ré. Je n'avais pas peur. Je n'ai jamais eu peur, la nuit. La vue d'un homme, d'un marau-deur, d'un voleur m'aurait jeté une rage dans le corps, et j'aurais sauté dessus sans hési-ter. J'étais armé, d'ailleurs. J'avais mon revolver. Mais je n'y touchai point, car je vou-lais résister à cette influence de crainte qui germait en moi.    Qu'était-ce ? Un pressentiment ? Le pressentiment mystérieux qui s'empare des sens des hommes quand ils vont voir de l'inexplicable ? Peut-être ? Qui sait ?    A mesure que j'avançais, j'avais dans la peau des tressaillements, et quand je fus de-vant le mur, aux auvents clos, de ma vaste demeure, je sentis qu'il me faudrait attendre quelques minutes avant d'ouvrir la porte et d'entrer dedans. Alors, je m'assis sur un banc, sous les fenêtres de mon salon. Je restai là, un peu vibrant, la tête appuyée contre la muraille, les yeux ouverts sur l'ombre des feuillages. Pendant ces premiers instants, je ne remarquai rien d'insolite autour de moi. J'avais dans les oreilles quelques ronfle-ments; mais cela m'arrive souvent. Il me semble parfois que j'entends passer des trains, que j'entends sonner des cloches, que j'entends marcher une foule.    Puis bientôt, ces ronflements devinrent plus distincts, plus précis, plus reconnais-sables. Je m'étais trompé. Ce n'était pas le bourdonnement ordinaire de mes artères qui mettait dans mes oreilles ces rumeurs, mais un bruit très particulier, très confus cepen-dant, qui venait, à n'en point douter, de l'intérieur de ma maison.    Je le distinguais à travers le mur, ce bruit continu, plutôt une agitation qu'un bruit, un remuement vague d'un tas de choses, comme si on eût secoué, déplacé, traîné douce-ment tous mes meubles.    Oh! je doutai, pendant un temps assez long encore, de la sûreté de mon oreille. Mais l'ayant collée contre un auvent pour mieux percevoir ce trouble étrange de mon logis, je demeurai convaincu, certain, qu'il se passait chez moi quelque chose d'anormal et d'in-compréhensible. Je n'avais pas peur, mais j'étais... comment exprimer cela... effaré d'étonnement. Je n'armai pas mon revolver - devinant fort bien que je n'en avais nul be-soin. J'attendis.    J'attendis longtemps, ne pouvant me décider à rien, l'esprit lucide, mais follement an-xieux. J'attendis, debout, écoutant toujours le bruit qui grandissait, qui prenait, par mo-ments, une intensité violente, qui semblait devenir un grondement d'impatience, de co-lère, d'émeute mystérieuse.    Puis soudain, honteux de ma lâcheté, je saisis mon trousseau de clefs, je choisis celle qu'il me fallait, je l'enfonçai dans la serrure, je la fis tourner deux fois, et poussant la porte de toute ma force, j'envoyai le battant heurter la cloison.    Le coup sonna comme une détonation de fusil, et voilà qu'à ce bruit d'explosion ré-pondit, du haut en bas de ma demeure, un formidable tumulte. Ce fut si subit, si ter-

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rible, si assourdissant que je reculai de quelques pas, et que, bien que le sentant tou-jours inutile, je tirai de sa gaine mon revolver.    J'attendis encore, oh! peu de temps. Je distinguais, à présent, un extraordinaire piéti-nement sur les marches de mon escalier, sur les parquets, sur les tapis, un piétinement non pas de chaussures, de souliers humains, mais de béquilles, de béquilles de bois et de béquilles de fer qui vibraient comme des cymbales. Et voilà que j'aperçus tout à coup, sur le seuil de ma porte, un fauteuil, mon grand fauteuil de lecture, qui sortait en se dandinant. Il s'en alla par le jardin. D'autres le suivaient, ceux de mon salon, puis les canapés bas et se traînant comme des crocodiles sur leurs courtes pattes, puis toutes mes chaises, avec des bonds de chèvres, et les petits tabourets qui trottaient comme des lapins.    Oh! quelle émotion ! Je me glissai dans un massif où je demeurai accroupi, contem-plant toujours ce défilé de mes meubles, car ils s'en allaient tous, l'un derrière l'autre, vite ou lentement, selon leur taille et leur poids. Mon piano, mon grand piano à queue, passa avec un galop de cheval emporté et un murmure de musique dans le flanc, les moindres objets glissaient sur le sable comme des fourmis, les brosses, les cristaux, les coupes, où le clair de lune accrochait des phosphorescences de vers luisants. Les étoffes rampaient, s'étalaient en flaques à la façon des pieuvres de la mer. Je vis pa-raître mon bureau, un rare bibelot du dernier siècle, et qui contenait toutes les lettres que j'ai reçues, toute l'histoire de mon cœur, une vieille histoire dont j'ai tant souffert ! Et dedans étaient aussi des photographies.    Soudain, je n'eus plus peur, je m'élançai sur lui et je le saisis comme on saisit un vo-leur, comme on saisit une femme qui fuit ; mais il allait d'une course irrésistible, et malgré mes efforts, et malgré ma colère, je ne pus même ralentir sa marche. Comme je résistais en désespéré à cette force épouvantable, je m'abattis par terre en luttant contre lui. Alors, il me roula, me traîna sur le sable, et déjà les meubles, qui le suivaient, com-mençaient à marcher sur moi, piétinant mes jambes et les meurtrissant ; puis, quand je l'eus lâché, les autres passèrent sur mon corps ainsi qu'une charge de cavalerie sur un soldat démonté.    Fou d'épouvante enfin, je pus me traîner hors de la grande allée et me cacher de nou-veau dans les arbres, pour regarder disparaître les plus infimes objets, les plus petits, les plus modestes, les plus ignorés de moi, qui m'avaient appartenu.    Puis j'entendis, au loin, dans mon logis sonore à présent comme les maisons vides, un formidable bruit de portes refermées. Elles claquèrent du haut en bas de la demeure, jusqu'à ce que celle du vestibule que j'avais ouverte moi-même, insensé, pour ce départ, se fût close, enfin, la dernière.    Je m'enfuis aussi, courant vers la ville, et je ne repris mon sang-froid que dans les rues, en rencontrant des gens attardés. J'allai sonner à la porte d'un hôtel où j'étais connu. J'avais battu, avec mes mains, mes vêtements pour en détacher la poussière et je racontai que j'avais perdu mon trousseau de clefs, qui contenait aussi celle du potager, où couchaient mes domestiques en une maison isolée, derrière le mur de clôture qui préservait mes fruits et mes légumes de la visite des maraudeurs.    Je m'enfonçai jusqu'aux yeux dans le lit qu'on me donna. Mais je ne pus dormir, et j'attendis le jour en écoutant bondir mon cœur. J'avais ordonné qu'on prévînt mes gens dès l'aurore, et mon valet de chambre heurta ma porte à sept heures du matin.    Son visage semblait bouleversé.    - Il est arrivé cette nuit un grand malheur, monsieur, dit-il.    - Quoi donc ?    - On a volé tout le mobilier de monsieur, tout, tout, jusqu'aux plus petits objets.    Cette nouvelle me fit plaisir. Pourquoi ? Qui sait ? J'étais fort maître de moi, sûr de dissimuler, de ne rien dire à personne de ce que j'avais vu, de le cacher, de l'enterrer

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dans ma conscience comme un effroyable secret. Je répondis :    - Alors, ce sont les mêmes personnes qui m'ont volé mes clefs. Il faut prévenir tout de suite la police. Je me lève et je vous y rejoindrai dans quelques instants.    L'enquête dura cinq mois. On ne découvrit rien, on ne trouva plus le plus petit de mes bibelots, ni la plus légère trace des voleurs. Parbleu ! Si j'avais dit ce que je sa-vais... Si je l'avais dit... on m'aurait enfermé, moi, pas les voleurs, mais l'homme qui avait pu voir une pareille chose.    Oh! je sus me taire. Mais je ne remeublai pas ma maison. C'était bien inutile. Cela aurait recommencé toujours. Je n'y voulais plus rentrer. Je n'y rentrai pas. Je ne la revis point.    Je vins à Paris, à l'hôtel, et je consultai des médecins sur mon état nerveux qui m'in-quiétait beaucoup depuis cette nuit déplorable.    Ils m'engagèrent à voyager. Je suivis leur conseil.

II

    Je commençai par une excursion en Italie. Le soleil me fit du bien. Pendant six mois, j'errai de Gênes à Venise, de Venise à Florence, de Florence à Rome, de Rome à Naples. Puis je parcourus la Sicile, terre admirable par sa nature et ses monuments, re-liques laissées par les Grecs et les Normands. Je passai en Afrique, je traversai pacifi-quement ce grand désert jaune et calme, où errent des chameaux, des gazelles et des Arabes vagabonds, où, dans l'air léger et transparent, ne flotte aucune hantise, pas plus la nuit que le jour.    Je rentrai en France par Marseille, et malgré la gaieté provençale, la lumière dimi-nuée du ciel m'attrista. Je ressentis en revenant sur le continent, l'étrange impression d'un malade qui se croit guéri et qu'une douleur sourde prévient que le foyer du mal n'est pas éteint.    Puis je revins à Paris. Au bout d'un mois, je m'y ennuyai. C'était à l'automne, et je voulus faire, avant l'hiver, une excursion à travers la Normandie, que je ne connaissais pas.    Je commençai par Rouen, bien entendu, et pendant huit jours, j'errai distrait, ravi, en-thousiasmé, dans cette ville du moyen âge, dans ce surprenant musée d'extraordinaires monuments gothiques.    Or, un soir, vers quatre heures, comme je m'engageais dans une rue invraisemblable où, coule une rivière noire comme de l'encre nommée "Eau de Robec", mon attention, toute fixée sur la physionomie bizarre et antique des maisons, fut détournée tout à coup par la vue d'une série de boutiques de brocanteurs qui se suivaient de porte en porte.    Ah! ils avaient bien choisi leur endroit, ces sordides trafiquants de vieilleries, dans cette fantastique ruelle, au-dessus de ce cours d'eau sinistre, sous ces toits pointus de tuiles et d'ardoises où grinçaient encore les girouettes du passé !    Au fond des noirs magasins, on voyait s'entasser les bahuts sculptés, les faïences de Rouen, de Nevers, de Moustiers, des statues peintes, d'autres en chêne, des christs, des vierges, des saints, des ornements d'église, des chasubles, des chapes, même des vases sacrés et un vieux tabernacle en bois doré d'où Dieu avait déménagé. Oh! les singu-lières cavernes en ces hautes maisons, en ces grandes maisons, pleines, des caves aux greniers, d'objets de toute nature, dont l'existence semblait finie, qui survivaient à leurs naturels possesseurs, à leur siècle, à leur temps, à leurs modes, pour être achetés, comme curiosités, par les nouvelles générations.    Ma tendresse pour les bibelots se réveillait dans cette cité d'antiquaires. J'allais de boutique en boutique, traversant, en deux enjambées, les ponts de quatre planches pourries jetées sur le courant nauséabond de l'Eau de Robec.

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    Miséricorde ! Quelle secousse ! Une de mes plus belles armoires m'apparut au bord d'une voûte encombrée d'objets et qui semblait l'entrée des catacombes d'un cimetière de meubles anciens. Je m'approchai tremblant de tous mes membres, tremblant telle-ment que je n'osais pas la toucher. J'avançais la main, j'hésitais. C'était bien elle, pour-tant : une armoire Louis XIII unique, reconnaissable par quiconque avait pu la voir une seule fois. Jetant soudain les yeux un peu plus loin, vers les profondeurs plus sombres de cette galerie, j'aperçus trois de mes fauteuils couverts de tapisserie au petit point, puis, plus loin encore, mes deux tables Henri II, si rares qu'on venait les voir de Paris.    Songez ! songez à l'état de mon âme !    Et j'avançai, perclus, agonisant d'émotion, mais j'avançai, car je suis brave, j'avançai comme un chevalier des époques ténébreuses pénétrait en un séjour de sortilège. Je re-trouvais de tas en tas tout ce qui m'avait appartenu, mes lustres, mes livres, mes ta -bleaux, mes étoffes, mes armes, tout, sauf le bureau plein de mes lettres, et que je n'aperçus point.    J'allais, descendant à des galeries obscures pour remonter ensuite aux étages supé-rieurs. J'étais seul. J'appelais, on ne répondait point. J'étais seul; il n'y avait personne en cette maison vaste et tortueuse comme un labyrinthe.    La nuit vint, et je dus m'asseoir, dans les ténèbres, sur une de mes chaises, car je ne voulais point m'en aller. De temps en temps je criais: - Holà! holà! quelqu'un !    J'étais là, certes, depuis plus d'une heure quand j'entendis des pas, des pas légers, lents, je ne sais où. Je faillis me sauver; mais, me raidissant, j'appelai de nouveau, et j'aperçus une lueur dans la chambre voisine.    - Qui est là? dit une voix.    Je répondis :    - Un acheteur.    On répliqua :    - Il est bien tard pour entrer ainsi dans les boutiques.    Je repris :    - Je vous attends depuis plus d'une heure.    - Vous pouviez revenir demain.    - Demain, j'aurai quitté Rouen.    Je n'osais point avancer, et il ne venait pas. Je voyais toujours la lueur de sa lumière éclairant une tapisserie où deux anges volaient au-dessus des morts d'un champ de ba-taille. Elle m'appartenait aussi. Je dis :     - Eh bien! Venez-vous ?    Il répondit :    - Je vous attends.    Je me levai et j'allai vers lui.    Au milieu d'une grande pièce était un tout petit homme, tout petit et très gros, gros comme un phénomène, un hideux phénomène.    Il avait une barbe rare, aux poils inégaux, clairsemés et jaunâtres, et pas un cheveu sur la tête ! Pas un cheveu ! Comme il tenait sa bougie élevée à bout de bras pour m'apercevoir, son crâne m'apparut comme une petite lune dans cette vaste chambre en-combrée de vieux meubles. La figure était ridée et bouffie, ses yeux imperceptibles.    Je marchandai trois chaises qui étaient à moi, et les payai sur-le-champ une grosse somme, en donnant simplement le numéro de mon appartement à l'hôtel. Elles devaient être livrées le lendemain avant neuf heures.    Puis je sortis. Il me reconduisit jusqu'à sa porte avec beaucoup de politesse.    Je me rendis ensuite chez le commissaire central de la police, à qui je racontai le vol de mon mobilier et la découverte que je venais de faire.    Il demanda séance tenante des renseignements par télégraphe au parquet qui avait

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instruit l'affaire de ce vol, en me priant d'attendre la réponse. Une heure plus tard, elle lui parvint tout à fait satisfaisante pour moi.    Je vais faire arrêter cet homme et l'interroger tout de suite, me dit-il, car il pourrait avoir conçu quelque soupçon et faire disparaître ce qui vous appartient. Voulez-vous aller dîner et revenir dans deux heures, je l'aurai ici et je lui ferai subir un nouvel inter-rogatoire devant vous.    - Très volontiers, monsieur. Je vous remercie de tout mon cœur.    J'allai dîner à mon hôtel, et je mangeai mieux que je n'aurais cru. J'étais assez content tout de même. On le tenait.    Deux heures plus tard, je retournai chez le fonctionnaire de la police qui m'attendait.    - Eh bien! monsieur, me dit-il en m'apercevant. On n'a pas trouvé votre homme. Mes agents n'ont pu mettre la main dessus.    Ah! Je me sentis défaillir.    - Mais... Vous avez bien trouvé sa maison ? demandai-je.    Parfaitement. Elle va même être surveillée et gardée jusqu'à son retour. Quant à lui, disparu.    - Disparu ?    - Disparu. Il passe ordinairement ses soirées chez sa voisine, une brocanteuse aussi, une drôle de sorcière, la veuve Bidoin. Elle ne l'a pas vu ce soir, et ne peut donner sur lui aucun renseignement. Il faut attendre demain.    Je m'en allai. Ah! que les rues de Rouen me semblèrent sinistres, troublantes, han-tées.    Je dormis si mal, avec des cauchemars à chaque bout de sommeil.    Comme je ne voulais pas paraître trop inquiet ou pressé, j'attendis dix heures, le len-demain, pour me rendre à la police.    Le marchand n'avait pas reparu. Son magasin demeurait fermé.    Le commissaire me dit :    - J'ai fait toutes les démarches nécessaires. Le parquet est au courant de la chose; nous allons aller ensemble à cette boutique et la faire ouvrir, vous m'indiquerez tout ce qui est à vous.    Un coupé nous emporta. Des agents stationnaient, avec un serrurier, devant la porte de la boutique, qui fut ouverte.    Je m'aperçus, en entrant, ni mon armoire, ni mes fauteuils, ni mes tables, ni rien, rien, de ce qui avait meublé ma maison, mais rien, alors que la veille au soir je ne pou-vais faire un pas sans rencontrer un de mes objets.    Le commissaire central, surpris, me regarda d'abord avec méfiance.    - Mon Dieu, monsieur, lui dis-je, la disparition de ces meubles coïncide étrangement avec celle du marchand.    Il sourit :    - C'est vrai ! Vous avez eu tort d'acheter et de payer des bibelots à vous, hier. Cela lui a donné l'éveil.    Je repris :    - Ce qui me paraît incompréhensible, c'est que toutes les places occupées par mes meubles sont maintenant remplies par d'autres.    - Oh! répondit le commissaire, il a eu toute la nuit, et des complices sans doute. Cette maison doit communiquer avec les voisines. Ne craignez rien, monsieur, je vais m'occuper très activement de cette affaire. Le brigand ne nous échappera pas long-temps puisque nous gardons la tanière.

    ...........................................................    Ah! mon cœur, mon cœur, mon pauvre cœur, comme il battait !

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    ...........................................................    Je demeurai quinze jours à Rouen. L'homme ne revint pas. Parbleu ! parbleu ! Cet homme-là qui est-ce qui aurait pu l'embarrasser ou le surprendre ?    Or, le seizième jour, au matin, je reçus de mon jardinier, gardien de ma maison pillée et demeurée vide, l'étrange lettre que voici :     "MONSIEUR,     "J'ai l'honneur d'informer monsieur qu'il s'est passé, la nuit dernière, quelque chose que personne ne comprend, et la police pas plus que nous. Tous les meubles sont reve-nus, tous sans exception, tous, jusqu'aux plus petits objets. La maison est maintenant toute pareille à ce qu'elle était la veille du vol. C'est à en perdre la tête. Cela s'est fait dans la nuit de vendredi à samedi. Les chemins sont défoncés comme si on avait traîné tout de la barrière à la porte. Il en était ainsi le jour de la disparition.    "Nous attendons monsieur, dont je suis le très humble serviteur.     "RAUDIN, PHILIPPE."    Ah! mais non, ah! mais non, ah! mais non. Je n'y retournerai pas !Je portai la lettre au commissaire de Rouen.    - C'est une restitution très adroite, dit-il. Faisons les morts. Nous pincerons l'homme un de ces jours.

    ...........................................................    Mais on ne l'a pas pincé. Non. Ils ne l'ont pas pincé, et j'ai peur de lui, maintenant, comme si c'était une bête féroce lâchée derrière moi.    Introuvable ! Il est introuvable, ce monstre à crâne de lune ! On ne le prendra jamais. Il ne reviendra point chez lui. Que lui importe à lui. Il n'y a que moi qui peux le rencon-trer, et je ne veux pas.    Je ne veux pas ! je ne veux pas ! je ne veux pas !    Et s'il revient, s'il rentre dans sa boutique, qui pourra prouver que mes meubles étaient chez lui ? Il n'y a contre lui que mon témoignage, et je sens bien qu'il devient suspect.    Ah! mais non ! cette existence n'était plus possible. Et je ne pouvais pas garder le se -cret de ce que j'ai vu. Je ne pouvais pas continuer à vivre comme tout le monde avec la crainte que des choses pareilles recommençassent.    Je suis venu trouver le médecin qui dirige cette maison de santé, et je lui ai tout ra-conté.    Après m'avoir interrogé longtemps, il m'a dit :    - Consentiriez-vous, monsieur, à rester quelque temps ici ?    - Très volontiers, monsieur.    - Vous avez de la fortune ?    - Oui, monsieur.    - Voulez-vous un pavillon isolé ?    - Oui, monsieur.    - Voudrez-vous recevoir des amis ?    - Non, monsieur, non, personne. L'homme de Rouen pourrait oser, par vengeance, me poursuivre ici.

    ...........................................................    Et je suis seul, seul, tout seul, depuis trois mois. Je suis tranquille à peu près. Je n'ai qu'une peur... Si l'antiquaire devenait fou... et si on l'amenait en cet asile... Les prisons elles-mêmes ne sont pas sûres...

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Du concours de circonstances qui me perd, je ne puis rien dire ; certains accidents de la vie humaine sont aussi artistement combi-nés par le hasard ou les lois de la nature que l'invention la plus dé-moniaque : on se récrierait, comme devant le tableau d'un impres-sionniste qui a saisi une vérité singulière et momentanée. Mais si ma tête tombe, je veux que ce récit me survive et qu'il soit dans l'histoire des existences une étrangeté vraie, comme une ouverture blafarde sur l'inconnu.

Quand j'entrai dans ce terrible wagon, il était occupé par deux personnes. L'une, tournée, enveloppée de couvertures, dormait pro-fondément. La couverture supérieure était mouchetée de taches, à fond jaune, comme une peau de léopard. On en vend beaucoup de semblables aux rayons d'articles de voyage : mais je puis dire tout de suite qu'en la touchant plus tard je vis que c'était vraiment la peau d'un animal sauvage ; de même le bonnet de la personne en-dormie, lorsque je le détaillai avec la puissance de vision suraiguë que j'obtins, me parut être d'un feutre blanc infiniment délicat. L'autre voyageur, d'une figure sympathique, paraissait avoir juste franchi la trentaine ; il avait d'ailleurs la tournure insignifiante d'un homme qui passe confortablement ses nuits en chemin de fer.

Le dormeur ne montra pas son billet, ne tourna pas la tête, ne remua pas pendant que je m'installais en face de lui. Et lorsque je me fus assis sur la banquette, je cessai d'observer mes compagnons de voyage pour réfléchir à diverses affaires qui me préoccupaient.

Le mouvement du train n'interrompit pas mes pensées ; mais il dirigeait leur courant d'une curieuse façon. Le chant de l'essieu et des roues, la prise des rails, le passage sur les jonctions des rails, avec le soubresaut qui secoue périodiquement les voitures mal sus-pendues se traduisait par un refrain mental. C'était une sorte de pensée vague qui coupait à intervalles réguliers mes autres idées. Au bout d'un quart d'heure, la répétition touchait à l'obsession. Je m'en débarrassai par un violent effort de volonté ; mais le vague re-frain mental prit la forme d'une notation musicale que je prévoyais. Chaque heurt n'était pas une note, mais l'écho à l'unisson d'une note conçue d'avance, à la fois crainte et désirée ; si bien que ces heurts éternellement semblables parcouraient l'échelle sonore la plus éten-due, correspondant, en vérité, avec ses octaves superposées que le gosier d'aucun instrument n'eût pu atteindre, aux étages de supposi-tions qu'entasse souvent la pensée en travail.

Je finis par prendre un journal pour essayer de rompre le charme. Mais les lignes entières se détachaient des colonnes, lorsque je les avais lues, et venaient se replacer sous mon regard avec une sorte de son plaintif et uniforme, à des intervalles que je prévoyais et ne pouvais modifier. Je m'adossai alors à la banquette, éprouvant un singulier sentiment d'angoisse et de vide dans la tête.

C'est alors que j'observai le premier phénomène qui me plon-gea dans l'étrange. Le voyageur de l'extrémité du wagon, ayant rele-vé sa banquette et assujetti son oreiller, s'étendit et ferma les yeux.

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Presque au même moment le dormeur qui me faisait face se leva sans bruit et tendit sur le globe de la lampe le petit rideau bleu à ressort. Dans ce mouvement, j'aurais dû voir sa figure, - et je ne la vis pas. J'aperçus une tache confuse, de la couleur d'un visage hu-main, mais dont je ne pus distinguer le moindre trait. L'action avait été faite avec une rapidité silencieuse qui me stupéfia. Je n'avais pas eu le temps de voir le dormeur debout que déjà je n'apercevais plus que le fond blanc de son bonnet au-dessus de la couverture tigrée. La chose était insignifiante, mais elle me troubla. Comment le dor-meur avait-il pu comprendre si vite que l'autre avait fermé les yeux ? Il avait tourné sa figure vers moi, et je ne l'avais pas vue ; la rapidité et le mystère de son geste étaient inexprimables.

Une ombre bleue flottait maintenant entre les banquettes capi-tonnées, à peine interrompue de temps à autre par le voile de lu-mière jaune jeté du dehors par un fanal à l'huile.

Le cercle de pensées qui me hantait revint à mesure que le battement du train croissait dans le silence. L'inquiétude du geste l'avait fixé, et des histoires d'assassins en chemin de fer surgissaient de l'obscurité, lentement modifiées à la façon de mélopées. La peur cruelle m'étreignait le cœur ; plus cruelle, parce qu'elle était plus vague, et que l'incertitude augmente la terreur. Visible, palpable, je sentais se dresser l'image de Jud - une face maigre avec des yeux caves, des pommettes saillantes et une barbiche sale - la figure de l'assassin Jud, qui tuait, la nuit, dans des wagons de premières et qu'on n'a jamais repris après son évasion. L'ombre m'aidait à trans-porter cette figure sur la forme du dormeur, à peindre des traits de Jud la tache confuse que j'avais vue à la lampe, à m'imaginer sous la couverture tigrée un homme tapi, prêt à bondir.

J'eus alors la tentation violente de me jeter à l'autre bout du wagon, de secouer le voyageur endormi, de lui crier mon péril. Un sentiment de honte me retenait. Pouvais-je expliquer mon inquié-tude ? Comment répondre au regard étonné de cet homme bien éle-vé ? Il dormait confortablement, la tête sur l'oreiller, soigneusement enroulé, ses mains gantées, croisées sur sa poitrine : de quel droit irais-je le réveiller parce qu'un autre voyageur avait tiré le rideau de la lampe ? N'y avait-il pas déjà quelque symptôme de folie dans mon esprit, qui s'obstinait à rattacher le geste de l'homme à la connais-sance qu'il aurait eue du sommeil de l'autre ? N'étaient-ce pas deux événements différents appartenant à des séries diverses, qu'une simple coïncidence rapprochait ? Mais ma crainte s'y butait et s'y obstinait ; si bien que, dans le silence rythmé du train, je sentais battre mes tempes ; une ébullition de mon sang, qui contrastait dou-loureusement avec le calme extérieur, faisait tournoyer les objets autour de moi, et des événements futurs et vagues, mais avec la pré-cision devinée de choses qui sont sur le point d'arriver, traversaient mon cerveau dans une procession sans fin.

Et tout à coup un calme profond s'établit en moi. Je sentis la tension de mes muscles se relâcher dans un abandon entier. Le tour-billonnement de la pensée s'arrêta. J'éprouvai la chute intérieure qui précède le sommeil et l'évanouissement, et je m'évanouis véritable-

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ment les yeux ouverts. Oui, les yeux ouverts et doués d'une puis-sance infinie dont ils se servaient sans peine. Et la détente était si complète que j'étais à la fois incapable de gouverner mes sens ou de prendre une décision, de me représenter même une idée d'agir qui eût été à moi. Ces yeux surhumains se dirigèrent d'eux-mêmes sur l'homme à la figure mystérieuse, et, bien que perçant les obstacles, ils les percevaient. Ainsi je sus que je regardais à travers une dé-pouille de léopard et à travers un masque de soie couleur de peau humaine, crêpon couvrant un face basanée. Et mes yeux rencon-trèrent immédiatement d'autres yeux d'un éclat noir insoutenable : je vis un homme vêtu d'étoffes jaunes, à boutons qui semblaient d'argent, enveloppé d'un manteau brun : je le savais couvert de la peau de léopard, mais je le voyais. J'entendais aussi (car mon ouïe venait d'acquérir une acuité extrême) sa respiration pressée et hale-tante, semblable à celle de quelqu'un qui ferait un effort considé-rable. Mais l'homme ne remuant ni bras ni jambes, ce devait être un effort intérieur ; c'en était un, à coup sûr - car sa volonté annihilait la mienne.

Une dernière résistance se manifesta en moi. Je sentis une lutte à laquelle je ne prenais réellement pas part ; une lutte soute-nue par cet égoïsme profond qu'on ne connaît jamais et qui gou-verne l'être. Puis des idées vinrent flotter devant mon esprit - idées qui ne m'appartenaient pas, que je n'avais pas créées, auxquelles je ne reconnaissais rien de commun à ma substance, perfides et atti-rantes comme l'eau noire vers laquelle on se penche.

L'une d'elles était l'assassinat. Mais je ne le concevais plus comme une œuvre pleine de terreur, accomplie par Jud, comme l'is-sue d'une épouvante sans nom. Je l'éprouvais possible, avec quelque lueur de curiosité et un anéantissement infini de tout ce qui avait ja-mais été ma volonté.

Alors l'homme voilé se leva, et, me regardant fixement sous son voile couleur de chair humaine, il se dirigea à pas glissants vers le voyageur endormi. D'une main il lui saisit la nuque, fermement, et lui fourra en même temps dans la bouche un tampon de soie. Je n'eus pas d'angoisse ; ni le désir d'un cri. Mais j'étais auprès et je re-gardais d'un œil morne.

L'homme voilé tira un couteau du Turkestan mince, effilé, dont la lame évidé avait une rigole centrale, et coupa la gorge au voya-geur comme on saigne un mouton. Le sang gicla jusqu'au filet. Il avait enfoncé son couteau du côté gauche, en le ramenant vers lui d'un coup sec. La gorge était béante : il découvrit la lampe, et je vis le trou rouge. Puis il vida les poches et plongea ses mains dans la mare sanglante. Il vint vers moi, et je supportai sans révolte qu'il barbouillât mes doigts inertes et ma figure, où pas un pli ne bou-geait. L'homme voilé roula sa couverture, jeta autour de lui son manteau, tandis que je restais près du voyageur assassiné. Ce mot terrible ne m'impressionnait pas - lorsque soudain je me sentis man-quer d'appui, sans volonté pour suppléer la mienne, vide d'idées, dans le brouillard. Et me réveillant par degrés, les yeux collés, la

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bouche glaireuse, avec ma nuque serrée d'une main de plomb, je me vis seul, au petit jour gris, avec un cadavre ballotant. Le train filait dans une campagne rase, à bouquets d'arbres clairsemés, d'une mo-notonie intense, - et lorsqu'il s'arrêta après un long sifflement dont l'écho traversait l'air frais du matin, j'apparus stupidement à la por-tière, avec ma figure barrée de caillots de sang.

Frédéric BOUTET

1903

Un fantôme

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Il était dix heures du soir lorsque, plein de résolution et prêt à affronter les plus extraordinaires périls, Anatole Douvre arriva de-vant la maison hantée.

Grâce aux descriptions qu'on lui en avait faites, il l'identifia sans peine - isolée qu'elle était dans la petite rue déserte par les murs de jardins adjacents, et portant ce vaste écriteau « À louer » qui ne tentait plus personne.

«C'est ici ! se dit Anatole qui semblait un peu excité et qui exa-minait l'ensemble d'un œil investigateur. C'est ici ! Attention aux blagues !...»

Il avait une clef pour ouvrir la porte en haut du perron. Dans le grand vestibule, aux lueurs d'une allumette bougie, il se dirigea vers l'escalier de pierre.

«Dans la grande pièce, à droite, au premier, murmurait-il en

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gravissant les marches. C'est leur rendez-vous, paraît-il... Allons-y... S'ils pensent me faire peur, avec tous leurs sacrés tours de sor-ciers... »

Il était au premier étage, et, dans la clarté mourante de son al-lumette, il tâtonna sur une porte, aux alentours d'un bouton de cuivre qui ne voulait pas tourner.

«Entrez ! dit, de l'intérieur, une voix affable.- Tiens, il y a quelqu'un », murmura Anatole étonné en ouvrant

la porte.Un grand feu, dans une grande cheminée, et deux candélabres

sur une table, éclairaient la chambre qui était vaste et confortable. Sur la table, il y avait des bouteilles de liqueurs et des verres. Au-près de la table, qui occupait le milieu de la pièce, assis dans un fau-teuil vert, un vieux petit monsieur chauve et bien mis se chauffait les pieds et tenait un journal déplié tout en considérant Anatole à tra-vers ses lunettes. Il avait posé son chapeau haut de forme près de lui, avec dedans son foulard et ses gants, et, à côté, sa canne à pomme d'argent. Son pardessus reposait sur le dos d'une chaise.

Le vieux monsieur fumait un cigare et souriait agréablement.«Entrez donc, cher monsieur Douvre, dit-il à Anatole.- Tiens, il me connaît, qui est-ce donc ? se dit celui-ci en en-

trant un peu décontenancé. Je... je vous demande pardon, dit-il tout haut, j'ignorais...

- Asseyez-vous donc, dit le vieux monsieur.- Merci, et Anatole prit place dans un fauteuil qui semblait l'at-

tendre. Excusez-moi de vous déranger, continua-t-il. J'ignorais... En fait, on dit, ainsi que vous le savez sûrement, que la maison est han-tée, et comme elle appartient à mon ami Pont... Vous connaissez Pont ?

- Beaucoup, dit le vieux monsieur, beaucoup... Mais prenez donc un verre de cognac.

- Alors, dit Anatole, ça m'étonne de ne vous avoir jamais ren-contré chez lui... Non, pas de sucre, merci... Et vous êtes ici ?...

- Un cigare ? offrit le vieux monsieur, en poussant une boîte.- Volontiers. Je disais donc que je venais, n'est-ce pas ? pour la

maison hantée... Pont ne m'avait pas dit que nous serions deux à passer la nuit... Je suis charmé, du reste, ajouta-t-il en vidant son verre et en le remplissant aussitôt, car il aimait assez les spiri-tueux... Est-ce que vous m'attendiez ? demanda-t-il au vieux mon-sieur.

- Oui, dit l'autre.- Pont aurait vraiment dû me prévenir, constata Anatole dans

un nuage de fumée. Vraiment il aurait dû...- Mais, il l'a fait, dit le vieux monsieur.- Ah! eh bien, je n'ai rien reçu... Et c'est un peu gênant d'arri-

ver en intrus...- Pas du tout, voyons, pas du tout... »Et le vieux monsieur souriait plus agréablement que jamais. « Si, déclara Anatole, avec dignité, si, c'est gênant, quand on

ne se connaît pas. .. »

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Il fit une pause avec l'espoir que son interlocuteur se nomme-rait. Celui-ci n'en fit rien et Anatole, pour cacher son trouble, vida son verre et le remplit.

« Exquis, dit-il, ex... quis... Mais, puisque nous sommes ici en expérience... scientifique... Je puis vous demander si vous avez une opinion sur ces histoires de revenants ?... On m'a parlé du fantôme d'un vieil imbécile d'ancien locataire... Toujours est-il que personne ne veut louer et que ceux qui ont essayé de passer la nuit ici, comme nous le faisons, n'ont jamais recommencé... Mais qu'y a-t-il au juste... Que dit-on ? Par quoi ou par qui est-elle hantée, cette maison ?

- Par moi, dit tranquillement le vieux petit monsieur en regar-dant Anatole par-dessus ses lunettes.

- Par... vous! sursauta Anatole. Quelle plaisanterie !- Non, dit le vieux monsieur. Ce n'est pas une plaisanterie.

C'est la vérité. C'est moi que vous avez appelé tout à l'heure le «fan-tôme d'un vieil imbécile d'ancien locataire».

- Diable... dia... ble ! murmura Anatole en regardant son verre.- Non, dit le vieux monsieur.- Comment, non ? demanda Anatole.- Non, je ne suis pas le diable. Je suis un spectre, voilà tout, un

fantôme, une ombre, un esprit... Tout ce qu'il vous plaira... mais pas le diable.

- Ca... ça ne me plaît pas, avoua Anatole inquiet. Et puis je ne comprends pas... »

Et il reprit un verre de cognac.« Vous allez comprendre, dit le spectre avec condescendance.Je suis venu, il y a quinze ans, et bien vivant, habiter ce petit

hôtel.J'y suis mort il y a quatre ans. Alors j'ai été dans l'autre

monde, mais, pour des raisons personnelles, je n'ai pas pu y rester ; alors, n'est-ce pas ? je suis revenu ici et, pour être tranquille, j'ai bien été obligé de faire peur aux gens qui voulaient y habiter...

- Je... je comprends, dit Anatole.- Ça ne m'étonne pas, dit le fantôme, vous êtes très intelligent

et c'est pourquoi j'ai cru pouvoir vous accueillir comme ça, genti-ment, en ami, sans façons, en évitant toutes ces stupidités de chaînes et de flammes, bonnes à épouvanter des portières... Mais vous ne buvez pas, voyons...

- Si... si... dit Anatole en opérant dans son verre un funeste mé-lange de kirsch et de chartreuse. Mais, pardon, vous dites que vous n'avez pas pu rester dans l'autre monde. Pourquoi ?...

- J'ai dit que c'étaient des affaires personnelles, observa le spectre avec réserve. Tout de même je veux bien les confier, sous le sceau du secret, à un galant homme... Quand je suis mort, n'est-ce pas ? l'on m'a donné un billet pour le Paradis. Car j'ai été, dans ma vie, un homme juste, de cœur vertueux, de mœurs pures, protégeant la veuve et l'orphelin. Ainsi je suis allé au Paradis... Et...

- Et ? interrogea Anatole en fixant sur son interlocuteur des yeux que commençaient à mouiller les larmes de l'ivresse.

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- Et, dit le complaisant fantôme, le Paradis, ce n'est pas te-nable. De la musique, toujours et tout le temps, sans relâche ni pi-tié... Et rien que du grand art ! De l'opéra, mon cher, le plus terrible opéra, avec je ne sais combien d'exécutants, qui vont tous en me-sure, sans même, de temps en temps, l'agrément d'une fausse note... Affreux ! Et l'auditoire ! - tout ce qu'il y a de pire comme vertu, des gens à fuir n'importe où... Ça m'a dégoûté de ma vie honorable... En-fin j'ai duré tant que j'ai pu, quatre mois et huit jours, mais je deve-nais enragé, j'ai fichu le camp... Et ce pauvre saint Pierre, qui m'a ouvert, j'ai bien vu qu'il aurait voulu pouvoir faire comme moi. Comme je sortais il m'a dit avec tristesse et envie :

«Vous en avez assez hein ?.. vous filez ? ... Ce que je voudrais en faire autant... Écoutez-les, là-bas avec leur satané orchestre, il y a dix-huit-cents ans qu'ils me cassent la tête avec ça..."

«Alors, je suis descendu en Enfer...- Ah, ah ! dit Anatole, très intéressé, qui nageait dans les dé-

lices d'un kummel glacé des plus exquis. Et c'est amusant l'Enfer ?- Oui, dit le spectre avec amertume, très amusant, mais natu-

rellement il n'y a pas de place. Tout est comble. J'avais une recom-mandation très sérieuse et j'ai fait ma demande pour obtenir une place de sous-démon, mais le chef du personnel m'a dit franchement qu'il ne fallait pas y compter. II y a, avant moi, onze millions sept cent dix-huit mille deux cent douze candidats à passer - pour ne par-ler que de ceux qui ont des titres sérieux...

- Tu parles, approuva avec sympathie Anatole, sur qui le kum-mel agissait fortement.

- Alors, continua le pauvre revenant, chassé du Paradis par la musique, évincé de l'Enfer par l'encombrement de la carrière...

- Et le Purgatoire ? observa Anatole.- C'est fermé depuis longtemps, dit l'autre. II s'y passait des

choses impossibles. Alors, je n'ai rien eu de mieux à faire que de re-venir sur la terre, et dans cette maison, que j'ai dû défendre contre tous les idiots qui voulaient l'habiter. Je me suis livré aux farces les plus plates pour gagner un peu de tranquillité. J'ai fait le mort avec un crâne et des voiles pour une vieille dame entêtée, et ça l'a fait mourir elle-même. J'ai trimbalé des chaînes et écrit sur les murs avec du feu pour un docteur vantard. II est parti, ou plutôt on l'a em-mené, très malade. II est vrai que ce que j'écrivais devait le troubler. J'ai éteint les lumières et ouvert les portes silencieusement devant les pas d'un Anglais flegmatique qui me cherchait dans le grenier. À la troisième bougie et à la sixième porte, il n'était plus flegmatique ni dans la maison. J'ai parlé à l'oreille d'une jeune fille qui jouait du piano (l'horreur !) et j'ai tiré les pieds de son vieux colonel en re-traite de père, pendant qu'il dormait. Ils ont fui aussi... Tout ça, n'est-ce pas, c'est pauvre et banal, mais ce n'est pas fatigant, et puis, quand on le fait bien, ça porte toujours... Ainsi, je suis arrivé à gagner un peu de quiétude et, ce soir, je vous raconte tout cela, cher monsieur, comme à un homme intelligent, bien qu'un peu saoul...

- Je n'ai rien bu, dit Anatole, ivre et offensé...- Intelligent bien qu'un peu saoul, reprit le spectre, afin que

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vous convainquiez votre ami Pont que sa maison est inhabitable à cause des esprits qui l'infestent.

- C'est pas vrai, dit Anatole, devenant familier, t'es pas un es-prit !

- Comment ? dit le spectre.- Non, déclara majestueusement Anatole, qui parlait avec

peine, les spectres... c'est... pas comme toi... ça fait peur... et toi... tu ne me fais... pas peur...

- Je ne te fais pas peur, imbécile ? dit le fantôme irrité.- Non, dit Anatole, pas la moindre... Mais... me dis pas... de

gros mots... ça me fait... de la peine... T'es bien gentil... T'es un peu ivrogne mais bien gentil...

- Quelle brute! murmurait le fantôme, il est aussi idiot que les autres. Il faut encore que je fasse le pitre... »

Et, subitement, se retirèrent les lumières du foyer et des bou-gies. Tout bruit s'éteignit dans un mortel silence. Et, devant Anatole, il y eut le vieux monsieur grandi au point qu'il touchait au plafond. Et sa tête était celle d'un mouton écorché aux sinistres dents. Et ses yeux rouges brillaient comme des phares maudits dans l'horrible té-nèbre qui roulait par la chambre.

Anatole, dégrisé, les cheveux hérissés, la face convulsée, un moment resta immobile et muet, suffoqué par la terreur.

Le fantôme étendit une main livide et tentaculaire. Mais Ana-tole, déjà, avec une voix qui n'était pas de ce monde, hurlait de peur et se ruait pour sortir. Il rebondit sur l'angle de la cheminée, se dé-molit l'épaule au coin d'un buffet et, ne trouvant pas la porte, sauta à travers la fenêtre. Il atteignit facilement le pavé par ce procédé et s'y évanouit sans autre mal qu'un fémur cassé et de multiples et no-tables contusions.« Quand je pense, murmurait le spectre du vieux monsieur, qui avait repris une forme convenable, quand je pense qu'il faut toujours re-venir aux vieux moyens de mélodrame... Et on dit que l'homme est devenu sceptique ! »

 

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SAKI

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SREDNI VASHTAR

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Conradin avait dix ans quand le médecin décréta qu'il ne lui en restait pas cinq à vivre. L'opinion de ce docteur mielleux et in-compétent ne comptait guère, pourtant Mrs. De Ropp s'y était ran-gée. Or Mrs. De Ropp régentait pratiquement tout.

Mrs. De Ropp, cousine et tutrice de Conradin, représentait aux yeux du garçon les trois cinquièmes de ce que le monde comptait d'inévitable, de désagréable et de réel; en perpétuel conflit, les deux autres cinquièmes se résumaient à lui-même et à son imagination. Un de ces jours, songeait Conradin, il finirait par succomber sous le

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poids écrasant de ces choses inévitables et pénibles - telles que les maladies, la surveillance étouffante dont il était l'objet, et l'ennui mortel qui l'accablait. D'ailleurs, sans cette imagination débridée que stimulait la solitude, il aurait succombé depuis longtemps.

Même lorsqu'elle s'efforçait d'être honnête avec elle-même, Mrs. De Ropp ne se serait jamais avoué qu'elle n'aimait pas Conra-din, bien qu'elle eût peut-être vaguement conscience que le contra-rier «pour son bien» était un devoir dont elle s'acquittait sans peine. Conradin, quant à lui, la haïssait du fond du cœur, ce qu'il parvenait fort bien à dissimuler. Les quelques menus plaisirs qu'il s'inventait prenaient une saveur toute particulière dès lors qu'il savait qu'ils dé-plairaient à sa tutrice, cet être impur qu'il avait exclu à tout jamais de son royaume imaginaire.

Le jardin, morne et sans vie, sur lequel donnaient tant de fe-nêtres prêtes à s'ouvrir pour des rappels à l'ordre - ne pas faire ceci ou cela, venir prendre ses médicaments -, ne l'attirait guère. Les quelques arbres fruitiers qui y poussaient étaient jalousement gar-dés hors de sa portée, comme s'il s'agissait de spécimens rares qui eussent fleuri au milieu d'un désert. Pourtant il eut été bien difficile de trouver un marchand de quatre-saisons prêt à offrir plus de dix shillings pour toute la récolte de l'année. Toutefois, dans un coin ou-blié, presque masquée par un triste bosquet, se dressait une remise à outils abandonnée mais de proportions respectables, où Conradin s'était créé un havre, un refuge qui, selon son humeur, se transfor-mait en salle de jeux ou en cathédrale. Il l'avait peuplée d'une légion de fantômes familiers, évocations issues d'histoires anciennes ou de sa propre imagination. La remise pouvait aussi s'enorgueillir de deux pensionnaires en chair et en os. Dans un coin vivait une poule de Houdan à moitié déplumée. Le garçon lui prodiguait une affec-tion qui par ailleurs avait rarement l'occasion de s'exprimer. Plus loin, dans l'obscurité, il y avait une grande caisse à deux comparti-ments dont l'un était fermé sur le devant par des barreaux en fer. Elle abritait un furet.

Cage et animal avaient été introduits clandestinement par un jeune et sympathique garçon boucher en échange d'un petit tas de pièces d'argent amassées en secret par Conradin depuis fort long-temps. Il avait terriblement peur de cette bête souple aux dents pointues, mais c'était son bien le plus précieux. Sa présence dans la remise le remplissait d'une joie secrète mêlée de crainte, et ne de-vait jamais être connue de « la Femme » - c'est ainsi qu'en son for intérieur il appelait sa cousine. Un jour, et Dieu seul sait d'où lui vint cette inspiration, il trouva pour la bête un nom merveilleux. Alors, elle fut élevée au rang de divinité à laquelle il voua un véri-table culte. Une fois par semaine, la Femme se rendait à l'église voi-sine et y emmenait Conradin. Pour lui, cependant, le service reli-gieux n'était qu'un rite étrange et incompréhensible. En revanche, tous les jeudis, dans la pénombre et l'odeur de moisi de la remise si-lencieuse, il s'agenouillait devant la cage de bois et adorait Sredni Vashtar, le Grand Furet. Il avait élaboré un cérémonial complexe empreint de mysticisme. En guise d'offrande, il disposait sur l'autel

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des fleurs rouges à la belle saison et des baies écarlates en hiver, car Sredni Vashtar était un dieu qui incarnait la férocité et l'impa-tience, alors que celui de la Femme, d'après ce que Conradin avait pu observer, professait exactement l'inverse. Lors de fêtes spéciales, il répandait également de la muscade râpée devant la cage et le rite voulait que les noix fussent volées. Ces cérémonies ne respectaient pas de calendrier précis et avaient généralement lieu à l'occasion d'un événement exceptionnel. Ainsi, quand Mrs. De Rapp souffrit pendant trois jours d'une épouvantable rage de dents, Conradin pro-longea la fête durant toute la période et parvint presque à se per-suader que Sredni Vashtar était personnellement responsable de l'infortune de sa cousine. Si la douleur avait persisté un jour de plus, la réserve de noix de muscade eut été épuisée.

La poule de Houdan ne fut jamais conviée à participer au culte de Sredni Vashtar. Conradin avait décrété depuis longtemps qu'elle était anabaptiste. Il ne prétendait pas avoir la moindre idée de ce que pouvait être l'anabaptisme, mais espérait secrètement que c'était extravagant et pas très respectable. Mrs. De Rapp représen-tant pour lui l'image même de la respectabilité, toute respectabilité était haïssable.

Au bout d'un certain temps, l'intérêt de Conradin pour la re-mise à outils finit par attirer l'attention de sa tutrice. « Ce n'est pas bon pour lui d'y rester enfermé par n'importe quel temps », décréta-t-elle aussitôt, et, un beau matin, elle annonça au petit déjeuner que la poule de Houdan avait été vendue et emportée pendant la nuit. De ses yeux myopes, elle fixait Conradin, s'attendant à une explosion de colère et de chagrin qu'elle s'apprêtait à réprimer sous un déluge d'excellents préceptes et de recommandations. Mais Conradin ne dit rien: il n'y avait rien à dire. Quelque chose, peut-être, dans son vi-sage pâle et déterminé, fit naître en elle un remords fugitif car, l'après-midi, il y eut des toasts pour accompagner le thé, friandise qu'elle bannissait généralement sous prétexte que ce n'était pas bon pour lui. Mais aussi parce que leur confection causait un « dérange-ment », grave atteinte à la dignité d'une femme de la bourgeoisie. Comme il n'y touchait pas, elle s'exclama, l'air offensé :« Mais je croyais que tu aimais les toasts !- Oui, quelquefois », répondit Conradin.

Ce soir-là, il introduisit une innovation dans le culte du dieu de la cage. Conradin avait coutume de chanter ses louanges, mais cette fois, il lui demanda une faveur.

« Fais une chose pour moi, Sredni Vashtar. »Il ne précisa pas laquelle: Sredni Vashtar, en tant que dieu, se

devait de la connaître. Alors qu'il regardait dans l'autre coin, main-tenant vide, Conradin ravala un sanglot et retourna dans le monde qu'il haïssait tant.

Et chaque nuit dans la chaude obscurité de sa chambre, et chaque soir dans le crépuscule de la remise, l'amère litanie de Conradin s'élevait: « Fais une chose pour moi, Sredni Vashtar. »

Mrs. De Ropp remarqua que les visites dans la cabane n'avaient pas cessé, aussi décida-t-elle un jour de se livrer à une

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nouvelle inspection.- Que gardes-tu enfermé dans cette cage ? lui demanda-t-elle.

Des cochons d'Inde, n'est-ce pas ? Je vais les faire enlever.Conradin ne desserra pas les dents, mais la Femme fouilla sa

chambre jusqu'à ce qu'elle eût trouvé la clé si soigneusement ca-chée. Sur-le-champ, elle descendit dans la remise pour parachever sa découverte. Il faisait froid, cet après-midi-là, et Conradin n'avait pas le droit de sortir de la maison. Il se posta à la dernière fenêtre de la salle à manger, d'où l'on apercevait la porte de la remise der-rière le massif d'arbustes. Il vit la Femme y pénétrer, puis il l'imagi-na ouvrant la porte de la cage sacrée et scrutant de ses yeux de myope l'épais lit de paille où son dieu reposait caché. Peut-être même fouillerait-elle dans la paille à coups de bâton, impatiente et maladroite... Pour la dernière fois, Conradin murmura sa prière avec ferveur. Il priait, mais il n'y croyait pas. Il savait que la Femme allait bientôt ressortir, avec ce sourire pincé qu'il détestait tant, et que d'ici une heure ou deux, le jardinier emporterait son dieu mer-veilleux, qui ne serait plus un dieu mais un simple furet brun dans une caisse. Il savait aussi que toujours la Femme triompherait, comme à présent, et qu'il serait de plus en plus malade, à force d'être harcelé, tyrannisé par son implacable sagesse. Jusqu'au jour où plus rien n'aurait d'importance pour lui, et alors on s'apercevrait que le médecin avait raison. Dans la souffrance et la résignation de la défaite, il se mit à psalmodier l'hymne à l'idole menacée. Et sa voix était forte et lançait comme un défi.

Sredni Vashtar s'avança. Ses pensées étaient de sang et ses crocs étaient blancs. Ses ennemis imploraient sa miséricorde, il leur ap-porta la mort. Sredni Vashtar le Magnifique.

Brusquement, il se tut et se rapprocha de la vitre. La porte de la remise était toujours entrebâillée et les minutes s'écoulaient len-tement. Le temps semblait s'être arrêté et pourtant les minutes pas-saient. Conradin regardait les étourneaux courir ou voleter par pe-tits groupes au-dessus de la pelouse ; il les compta, les recompta, tout en gardant un œil sur la porte de la remise. Une servante à l'air revêche entra etdressa la table pour le thé tandis que, toujours immobile, Conradin attendait, scrutant la porte.

L'espoir se creusait peu à peu un chemin dans son cœur et une lueur de triomphe s'alluma dans ses yeux qui jusqu'à présent n'avaient connu que la morne résignation de la défaite. Une fois en-core, avec une exultation furtive, il chuchota l'hymne de victoire et de destruction. Et cette fois, il fut récompensé : dans l'embrasure de la porte apparut une longue bête sinueuse, à la fourrure rousse. Ses yeux clignaient dans la lumière déclinante du jour et des taches hu-mides et sombres maculaient son pelage autour de la mâchoire et

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sur le cou. Conradin tomba à genoux. Le furet se faufila vers le ruis-seau au fond du jardin, but un long moment puis traversa le petit pont de bois et disparut dans les broussailles. Ainsi passa Sredni Va-shtar.

« Le thé est prêt, annonça la servante à l'air revêche. Où est donc Madame ?

- Elle est descendue dans la remise, il y a un bon moment », répondit Conradin.

Tandis que la servante appelait sa maîtresse, Conradin attrapa une fourchette à toasts dans le tiroir du buffet et fit griller une tranche de pain. Et pendant tout le temps qu'elle grillait puis qu'il la beurrait généreusement, avant de la savourer lentement, il écoutait, derrière la porte de la salle à manger, les bruits entrecoupés de brusques silences, les cris hystériques de la servante, l'écho d'excla-mations incrédules en provenance de la cuisine, les pas précipités et les appels au secours. Et, enfin, après une accalmie, les sanglots d'effroi et les pas traînants de quelqu'un portant un lourd fardeau dans la maison.

« Qui va l'annoncer au pauvre enfant? Moi je n'en aurai jamais le courage ! » s'exclama une voix aiguë.

Et tandis qu'ils en débattaient entre eux, Conradin se prépara un autre toast.

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La Disparition d'Honoré Subrac

(1910)

par Guillaume Apollinaire

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En dépit des recherches les plus minutieuses, la police n'est pas arrivée à élucider le mystère de la disparition d'Honoré Subrac. Il était mon ami, et comme je connaissais la vérité sur son cas, je me fis un devoir de mettre la justice au courant de ce qui s'était pas-sé. Le juge qui recueillit mes déclarations prit avec moi, après avoir écouté mon récit, un ton de politesse si épouvantée que je n'eus au-cune peine à comprendre qu'il me prenait pour un fou. Je le lui dis. Il devint plus poli encore, puis, se levant, il me poussa vers la porte, et je vis son greffier, debout, les poings serrés, prêt à sauter sur moi si je faisais le forcené. Je n'insistai pas. Le cas d'Honoré Subrac est, en effet, si étrange que la vérité paraît incroyable. On a appris par les récits des jour-naux que Subrac passait pour un original. L'hiver comme l'été, il n'était vêtu que d'une houppelande et n'avait aux pieds que des pan-toufles. Il était fort riche, et comme sa tenue m'étonnait, je lui en de-mandai un jour la raison : — C'est pour être plus vite dévêtu, en cas de nécessité, me ré-pondit-il. Au demeurant, on s'accoutume vite à sortir peu vêtu. On se passe fort bien de linge, de bas et de chapeau. Je vis ainsi depuis l'âge de vingt-cinq ans et je n'ai jamais été malade. Ces paroles, au lieu de m'éclairer, aiguisèrent ma curiosité. Et je faisais un grand nombre de suppositions... Une nuit que je rentrais chez moi — il pouvait être une heure, une heure un quart — j'entendis mon nom prononcé à voix basse. Il me parut venir de la muraille que je frôlais. Je m'arrêtai désagréa-blement surpris. — N'y a-t-il plus personne dans la rue ? reprit la voix. C'est moi, Honoré Subrac. — Où êtes-vous donc ? m'écriai-je, en regardant de tous côtés sans parvenir à me faire une idée de l'endroit où mon ami pouvait se cacher. Je découvris seulement sa fameuse houppelande gisant sut le trottoir, à côté de ses non moins fameuses pantoufles.

— Voilà un cas, pensai-je, où la nécessité a forcé Honoré Subrac à se dévêtir en un clin d'œil. Je vais enfin connaître un beau mystère.

Et je dis à haute voix : — La rue est déserte, cher ami, vous pouvez apparaître. Brusquement, Honoré Subrac se détacha en quelque sorte de la muraille contre laquelle je ne l'avais pas aperçu. Il était complète-ment nu et, avant tout, il s'empara de sa houppelande qu'il endossa

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et boutonna le plus vite qu'il put. Il se chaussa ensuite et, délibéré-ment, me parla en m'accompagnant jusqu'à ma porte. — Vous avez été étonné ! dit-il, mais vous comprenez maintenant la raison pour laquelle je m'habille avec tant de bizarrerie. Et cepen-dant vous n'avez pas compris comment j'ai pu échapper aussi com-plètement à vos regards. C'est bien simple. Il ne faut voir là qu'un phénomène de mimétisme... La nature est une bonne mère. Elle a départi à ceux de ses enfants que des dangers menacent, et qui sont trop faibles pour se défendre, le don de se confondre avec ce qui les entoure... Mais, vous connaissez tout cela. Vous savez que les pa-pillons ressemblent aux fleurs, que certains insectes sont sem-blables à des feuilles, que le caméléon peut prendre la couleur qui le dissimule le mieux, que le lièvre polaire est devenu blanc comme les glaciales contrées où, couard autant que celui de nos guérets, il dé-tale presque invisible. C'est ainsi que ces faibles animaux échappent à leurs ennemis par une ingéniosité instinctive qui modifie leur aspect. Et moi, qu'un ennemi poursuit sans cesse, moi, qui suis peureux et qui me sens incapable de me défendre dans une lutte, je suis sem-blable à ces bêtes : je me confonds à volonté et par terreur avec le milieu ambiant. J'ai exercé pour la première fois cette faculté instinctive, il y a un certain nombre d'années déjà. J'avais vingt-cinq ans, et, générale-ment, les femmes me trouvaient avenant et bien fait. L'une d'elles qui était mariée, me témoigna tant d'amitié que je ne sus point résis-ter. Fatale liaison !... Une nuit, j'étais chez ma maîtresse. Son mari, soi-disant, était parti pour plusieurs jours. Nous étions nus comme des divinités, lorsque la porte s'ouvrit soudain, et le mari apparut un revolver à la main. Ma terreur fut indicible, et je n'eus qu'une envie, lâche que j'étais et que je suis encore: celle de disparaître. M'ados-sant au mur, je souhaitai me confondre avec lui. Et l'événement im-prévu se réalisa aussitôt. Je devins de la couleur du papier de ten-ture, et mes membres s'aplatissant dans un étirement volontaire et inconcevable, il me parut que je faisais corps avec le mur et que per-sonne désormais ne me voyait. C'était vrai. Le mari me cherchait pour me faire mourir. Il m'avait vu, et il était impossible que je me fusse enfui. Il devint comme fou, et, tournant sa rage contre sa femme, il la tua sauvagement en lui tirant six coups de revolver dans la tête. Il s'en alla ensuite, pleurant désespérément. Après son dé-part, instinctivement, mon corps reprit sa forme normale et sa cou-leur naturelle. Je m'habillai, et parvins à m'en aller avant que per-sonne ne fût venu... Cette bienheureuse faculté, qui ressortit au mi-métisme, je l'ai conservée depuis. Le mari, ne m'ayant pas tué, a consacré son existence à l'accomplissement de cette tâche. Il me poursuit depuis longtemps à travers le monde, et je pensais lui avoir échappé en venant habiter à Paris. Mais, j'ai aperçu cet homme, quelques instants avant votre passage. La terreur me faisait claquer les dents. Je n'ai eu que le temps de me dévêtir et de me confondre avec la muraille. Il a passé près de moi, regardant curieusement cette houppelande et ces pantoufles abandonnées sur le trottoir.

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Vous voyez combien j'ai raison de m'habiller sommairement. Ma fa-culté mimétique ne pourrait pas s'exercer si j'étais vêtu comme tout le monde. Je ne pourrais pas me déshabiller assez vite pour échap-per à mon bourreau, et il importe, avant tout, que je sois nu, afin que mes vêtements, aplatis contre la muraille, ne rendent pas inutile ma disparition défensive. Je félicitai Subrac d'une faculté dont j'avais les preuves et que je lui enviais... Les jours suivants, je ne pensai qu'à cela et je me surprenais, à tout propos, tendant ma volonté dans le but de modifier ma forme et ma couleur. Je tentai de me changer en autobus, en Tour Eiffel, en Académicien, en gagnant du gros lot. Mes efforts furent vains. Je n'y étais pas. Ma volonté n'avait pas assez de force, et puis il me man-quait cette sainte terreur, ce formidable danger qui avait réveillé les instincts d'Honoré Subrac... Je ne l'avais point vu depuis quelque temps, lorsqu'un jour, il ar-riva affolé : — Cet homme, mon ennemi, me dit-il, me guette partout. J'ai pu lui échapper trois fois en exerçant ma faculté, mais j'ai peur, j'ai peur, cher ami. Je vis qu'il avait maigri, mais je me gardai de le lui dire. — Il ne vous reste qu'une chose à faire, déclarai-je. Pour échap-per à un ennemi aussi impitoyable : partez! Cachez-vous dans un vil-lage. Laissez-moi le soin de vos affaires et dirigez-vous vers la gare la plus proche. Il me serra la main en disant : — Accompagnez-moi, je vous en supplie, j'ai peur ! Dans la rue, nous marchâmes en silence. Honoré Subrac tournait constamment la tête, d'un air inquiet. Tout à coup, il poussa un cri et se mit à fuir en se débarrassant de sa houppelande et de ses pan-toufles. Et je vis qu'un homme arrivait derrière nous en courant. J'essayai de l'arrêter. Mais il m'échappa. Il tenait un revolver qu'il braquait dans la direction d'Honoré Subrac. Celui-ci venait d'at-teindre un long mur de caserne et disparut comme par enchante-ment. L'homme au revolver s'arrêta stupéfait, poussant une exclama-tion de rage, et, comme pour se venger du mur qui semblait lui avoir ravi sa victime, il déchargea son revolver sur le point où Honoré Su-brac avait disparu. Il s'en alla ensuite, en courant... Des gens se rassemblèrent, des sergents de ville vinrent les dis-perser. Alors, j'appelai mon ami. Mais il ne me répondit pas. Je tâtai la muraille, elle était encore tiède, et je remarquai que, des six balles de revolver, trois avaient frappé à la hauteur d'un cœur d'homme, tandis que les autres avaient éraflé le plâtre, plus haut, là où il me sembla distinguer, vaguement, les contours d'un vi-sage.

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ROBERT BLOCH

1947

Un bonbon pour une bonne petite

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Avec ses traits menus et réguliers, son teint de lis et de rose, ses yeux bleus, ses cheveux blond cendré, Irma ne ressemblait en rien à une sorcière.

De plus, elle n'avait que huit ans.- Pourquoi la taquine-t-il ainsi ? dit Mlle Pal d'une voix entrecoupée de sanglots. C'est pour ça qu'elle s'est mis cette idée dans la tête - parce qu'il la traite tout le temps de petite sorcière.

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Sam Steever se carra dans son fauteuil de bureau aux ressorts fatigués, et croisa ses lourdes mains sur ses genoux, que surplom-bait une panse respectable. En bon avoué qu'il était, il gardait un vi-sage impassible, mais, en fait, il se sentait fort mal à l'aise.

« Des femmes comme Mlle Pal ne devraient jamais sangloter, songeait-il. Leurs lunettes tressautent, leur nez se fronce, leurs pau-pières ridées rougissent, leurs cheveux raides s'ébouriffent. »

- Je vous en prie, calmez-vous, Mademoiselle, déclara-t-il d'un ton apaisant. Si nous pouvions discuter cette affaire sans passion...

- Ça m'est égal! s'exclama Mlle Pal en reniflant. Je ne revien-drai pas dans cette maison. Je ne peux plus supporter cet état de choses. D'ailleurs, je ne peux rien faire. M. John Steever est votre frère, et Irma est sa fille. Moi, je dégage ma responsabilité. J'ai es-sayé...

- Bien sûr, bien sûr, dit Sam Steever en arborant un sourire bénin, comme si Mlle Pal eût été le chef d'un jury. Je comprends tout cela, chère Mademoiselle, mais je ne vois pas pourquoi vous êtes bouleversée à ce point.

Mlle Pal ôta ses lunettes et se tamponna les yeux avec un mou-choir parsemé de fleurs. Puis, elle plaça la boule de toile humide dans son sac qu'elle referma avec un bruit sec, remit ses lunettes et se redressa sur son siège.

- Très bien, Monsieur Steever, déclara-t-elle. Je vais faire de mon mieux pour vous exposer les motifs qui me poussent à quitter le service de votre frère.

Elle réprima un reniflement attardé.- Comme vous le savez, je me suis présentée chez M. John il y

a deux ans, sur la foi d'une annonce demandant une femme de charge. Quand je m'aperçus que je devais être la gouvernante d'une petite fille de six ans, orpheline de sa mère, je me trouvai dans un extrême embarras car j'ignore tout de la façon dont on élève les en-fants.

- John avait eu une nurse jusqu'alors. Vous n'ignorez pas que' la mère d'Irma est morte en couches.

- Je ne l'ignore pas, en effet, répliqua Mlle Pal d'un air pincé. Naturellement, on se prend d'affection et de pitié pour une fillette li-vrée à elle-même. Vous ne sauriez imaginer combien cette pauvre petite était seule, Monsieur Steever ! Si vous l'aviez vue en train de languir dans cette grande maison si vieille et si laide !...

- Je l'ai vue, Mademoiselle, se hâta de dire Sam Steever, dans l'espoir de prévenir une autre crise de sanglots. Et je sais ce que vous avez fait pour elle. Mon frère est enclin à l'indifférence, parfois même à l'égoïsme. Il y a des choses dont il ne se rend pas compte.

- Il est cruel ! s'exclama Mlle Pal avec une brusque véhé-mence. Cruel et pervers. Il a beau être votre frère, ça ne m'empê-chera pas d'affirmer que c'est un père indigne. Quand je suis arrivée chez lui, la petite avait les bras pleins de bleus. Il prenait une cein-ture et...

- Mais oui, mais oui... Voyez-vous, Mademoiselle, je crois que John ne s'est jamais remis de la mort de sa femme. C'est pourquoi

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j'ai été très heureux de votre arrivée chez lui. J'espérais que vous ar-rangeriez la situation.

- J'ai essayé, dit Mlle Pal en pleurnichant. Vous savez bien que j'ai fait tout mon possible. Pendant deux ans, je n'ai jamais levé la main sur cette petite, quoique votre frère m'ait souvent invitée à la punir. « Flanquez donc une raclée à cette petite sorcière, médisait-il, ça lui fera le plus grand bien. » Alors, la pauvre enfant se cachait derrière moi et me demandait à voix basse de la protéger. Mais elle ne pleurait pas, Monsieur Steever. En vérité, je ne l'ai jamais vue pleurer.

Sam Steever sentait naître en lui une vague irritation. Cette entrée en matière l'ennuyait prodigieusement, et il souhaitait que la vieille pie en arrivât au but de sa visite sans plus attendre. En consé-quence, il lui adressa un sourire tout sucre et tout miel, et lui dit :

- Mais quel est au juste le problème qui vous tourmente, chère Mademoiselle ?

- Au début, tout a très bien marché. Irma et moi, nous nous sommes entendues à merveille. J'ai voulu lui apprendre à lire, mais je me suis aperçue avec étonnement qu'elle savait déjà. Votre frère affirmait ne lui avoir jamais rien enseigné, et pourtant elle passait des heures pelotonnée sur le divan, plongée dans un livre. « Ça lui ressemble bien, disait-il. Cette petite sorcière n'est pas normale. Elle ne joue jamais avec les autres enfants. Fichue petite sorcière ! » Voilà ce qu'il répétait sans arrêt, Monsieur Steever. Comme s'il avait parlé d'une espèce de... je ne sais quoi. Alors qu'Irma est si douce, si sage, si jolie !

« Ça n'avait rien d'étonnant qu'elle aime la lecture. Moi-même, j'étais comme elle dans mon enfance, parce que... mais peu importe.

» N'empêche que ça m'a donné un coup le jour où je l'ai trou-vée avec un volume de l'Encyclopœdia Britannica sous les yeux.

» "Qu'est-ce que tu es en train de lire, Irma ?" lui ai-je deman-dé. Elle me l'a fait voir: c'était l'article sur la sorcellerie.

» Cela vous montre quelles pensées morbides votre frère a in-culquées dans l'esprit de cette pauvre enfant.

» Une fois encore, j'ai fait de mon mieux. Je lui ai acheté des jouets: elle n'en avait pas un seul, pas même une poupée ! Figurez-vous, Monsieur, qu'elle ne savait pas jouer ! J'ai essayé de la mettre en rapport avec des fillettes du voisinage, mais ça n'a rien donné de bon. Elles ne la comprenaient pas, et Irma ne les comprenait pas. Il y a eu des scènes pénibles. Les enfants peuvent être cruels à l'occa-sion. Et son père ne voulait pas l'envoyer à l'école. C'est moi qui de-vais l'instruire...

» Alors, je lui ai apporté de la pâte à modeler, et ça lui a beau-coup plu. Elle passait des heures entières à façonner des visages. Pour une enfant de son âge, elle avait vraiment du talent. Nous fai-sions ensemble de petites poupées pour lesquelles je cousais des vê-tements.

» Cette première année m'a apporté bien des satisfactions, Monsieur Steever. Surtout pendant les mois que votre frère a passés en Amérique du Sud ; mais, cette année, dès qu'il a été de retour...

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oh, je ne peux même pas en parler !- Chère Mademoiselle, vous devez essayer de comprendre.

John n'est pas un homme heureux : la mort de sa femme, le ralentis-sement de ses affaires d'importation, son penchant pour l'alcool..., mais vous savez tout cela.

- Tout ce que je sais, c'est qu'il déteste Irma, répliqua Mlle Pal d'un ton sec. Il la hait. Il veut qu'elle fasse des sottises afin d'avoir l'occasion de la fouetter. « Si vous ne voulez pas dresser cette petite sorcière, je m'en charge », me dit-il toujours. Après quoi, il la fait monter dans sa chambre et la frappe à coups de ceinture. Il faut que vous fassiez quelque chose, Monsieur Steever ; sans quoi j'irai moi-même avertir les autorités.

« La vieille folle en est bien capable », songea Sam Steever. Et, recourant une fois de plus à son sourire tout sucre et tout miel, il demanda :

- Mais que devient Irma, chère Mademoiselle?- Elle a beaucoup changé depuis le retour de son père. Elle re-

fuse de jouer avec moi. Elle feint d'ignorer ma présence. On dirait qu'elle m'en veut de ne pas réussir à la protéger contre cet homme. De plus, elle se prend pour une sorcière.

Cinglée ! Complètement cinglée !... Sam Steever se redressa dans son fauteuil dont les ressorts grincèrent plaintivement.

- Ce n'est pas la peine de me regarder comme ça, Monsieur Steever. Elle vous le dirait elle-même si vous veniez de temps en temps à la maison.

Ayant discerné dans sa voix un ton de reproche, il fit un signe de tête repentant.

- En ce qui me concerne, Monsieur Steever, elle me l'a dit tout net : puisque son père le veut, elle sera une sorcière. Et elle refuse de jouer avec moi ou avec n'importe qui d'autre, parce que les sor-cières ne jouent pas. La veille de la Toussaint, elle m'a demandé de lui donner un manche à balai. Oh, ce serait drôle si ce n'était pas si dramatique : cette enfant est en train de perdre la raison.

« Un dimanche, il y a quelques semaines, elle m'a priée de l'emmener à l'église parce qu'elle voulait assister à la cérémonie du baptême. Vous vous rendez compte, Monsieur Steever ? Une enfant de huit ans qui s'intéresse à la cérémonie du baptême ! Tout ça parce qu'elle lit beaucoup trop.

« Bref, nous sommes allées à l'église. Elle était ravissante avec sa robe bleue, et elle a été sage comme une image. Vraiment, Mon-sieur Steever, j'étais très fière d'elle.

« Mais, après ça elle est rentrée dans sa coquille. Elle a re-commencé à lire à longueur d'heure, à courir dans la cour au cré-puscule et à se parler à voix basse.

« Peut-être parce que votre frère a refusé de lui donner un pe-tit chat. Elle voulait à toute force avoir un chat noir, et lorsqu'il lui a demandé pourquoi, elle lui a répondu que les sorcières étaient tou-jours accompagnées d'un chat noir. Là-dessus, il l'a fait monter dans sa chambre.

« Je ne peux rien y faire, bien sûr. Il l'a encore battue le jour

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où nous avons eu une panne d'électricité et où nous n'avons pas pu trouver les bougies. Vous vous rendez compte, Monsieur Steever ? Accuser une enfant de huit ans d'avoir volé des bougies !

« Ça a été le commencement de la fin. Aujourd'hui, quand il s'est aperçu de la disparition de sa brosse à cheveux...

- Irma la lui avait volée ?- Oui, elle l'a reconnu. Elle a déclaré qu'elle en avait eu besoin

pour sa poupée.- Mais vous m'avez dit qu'elle n'avait pas de poupée, ce me

semble.- Elle s'en est fait une. Du moins, je le pense, car elle ne veut

plus rien nous montrer ; de même qu'elle ne nous adresse plus ja-mais la parole à table...

« En tout cas, cette poupée doit être très petite, car, parfois, elle la porte cachée sous son bras. Elle lui parle et elle la caresse, mais refuse obstinément de nous la laisser voir.

« Quand elle a eu avoué à votre frère qu'elle avait pris sa brosse à cheveux pour sa poupée, il s'est mis dans une colère folle (il avait bu toute la matinée, enfermé dans sa chambre) ; mais elle s'est contentée de lui dire en souriant qu'elle n'en avait plus besoin et qu'elle allait la lui rendre. Elle est allée la chercher sur sa commode et la lui a tendue. Elle ne l'avait pas du tout abîmée, et il y avait en-core, accrochés aux poils, quelques cheveux de son père.

Mais il la lui a arrachée des doigts et lui en a donné de grands coups sur les épaules ; après quoi, il lui a tordu le bras et...

Mlle Pal se recroquevilla dans son fauteuil, tandis que de gros sanglots secouaient sa frêle poitrine.

Sam Steever lui tapota le dos et s'empressa auprès d'elle, - tel un éléphant auprès d'un canari mal en point.

- C'est tout, Monsieur Steever, conclut-elle. Je suis venue vous trouver pour vous dire que je ne retournerai jamais chez votre frère. Je ne peux plus supporter la façon dont il bat la petite... et sa façon à elle de ricaner d'un air moqueur au lieu de pleurer !... Au point qu'il m'arrive de croire qu'Irma est bel et bien une sorcière... que votre frère en a fait une sorcière... Sam Steever décrocha le téléphone, dont la sonnerie avait rompu le silence bienfaisant de la pièce après le départ brusqué de Mlle Pal.

- Allô, c'est toi, Sam ?Il reconnut la voix de son frère, un peu empâtée par l'ivresse.- Oui, John.

- Je suppose que la vieille chauve-souris est allée te voir pour déblatérer contre moi ?

- Si tu fais allusion à Mlle Pal, je reconnais qu'elle sort d'ici. - N'accorde pas la moindre attention à ce qu'elle t'a raconté. Je peux tout t'expliquer.

- Veux-tu que j'aille chez toi ? Il y a des mois que je ne t'ai pas rendu visite.

- Ma foi, pas aujourd'hui. J'ai rendez-vous ce soir avec mon mé-decin.

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- Ça ne va pas ? - J'ai une douleur au bras. Je suppose que c'est du rhuma-tisme. Je vais essayer des séances de diathermie. Mais je te rappel-lerai, et nous tirerons au clair cette sale affaire.

- D'accord.John Steever n'ayant pas téléphoné le lendemain, Sam l'appela

vers l'heure du dîner.Chose curieuse, ce fut la petite voix aiguë d'Irma qui lui répon-

dit.- Papa est là-haut dans sa chambre. Il dort. Il vient d'être ma-

lade.- Dans ce cas, ne le dérange pas. Il souffre toujours de son

bras ?- Non, maintenant c'est son dos. Il faudra qu'il retourne chez

son médecin dans quelque temps.- Bon. Dis-lui que j'irai le voir demain. Et, à part ça, Irma,

heu... tout va bien ? Tu ne regrettes pas trop Mlle Pal ?- Non. Je suis très contente de son départ. Elle est idiote.- Ah oui, je vois... Téléphone-moi si tu as besoin de quelque

chose. J'espère que ton papa va aller mieux.- Moi aussi, répondit Irma.Après quoi, elle eut un petit rire moqueur et raccrocha.Le lendemain, dans l'après-midi, John Steever appela son frère

à son étude.- Sam, dit-il d'une voix empreinte de souffrance, pour l'amour

du Ciel, viens tout de suite. Il m'arrive quelque chose d'affreux !- Quoi donc ?- Je ressens une douleur... qui me tue ! Il faut que je te voie le

plus tôt possible.- J'ai un client à recevoir, mais je vais l'expédier en cinq mi-

nutes. En attendant, pourquoi ne fais-tu pas venir ton médecin ?- Ce charlatan ne peut m'être d'aucun secours. Il m'a déjà fait

deux séances de diathermie, avant-hier pour mon bras, hier pour mon dos.

- Et ça ne t'a rien fait ?- Je me suis senti soulagé sur le moment, mais, à présent, la

douleur est revenue: j'ai l'impression d'avoir la poitrine serrée dans un étau ; j'ai du mal à respirer.

- Ce doit être de la pleurésie. Qu'en pense ton médecin ?- Il m'a ausculté soigneusement, et il affirme que ce n'est pas

de la pleurésie. Tous mes organes sont en parfait état... Naturelle-ment, je n'ai pas pu lui révéler la cause réelle du mal.

- La cause réelle ?- Mais oui : les épingles ; les épingles que cette petite dia-

blesse enfonce dans la poupée qu'elle a fabriquée. D'abord dans le bras, puis dans le dos. Et maintenant, Dieu seul sait comment elle s'y prend pour m'infliger cette douleur épouvantable.

- John, il ne faut pas...- Oh, à quoi bon tous ces discours ? Je suis cloué dans mon lit.

Elle me possède maintenant. Je ne peux pas descendre l'empêcher

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de continuer sa maudite besogne en lui prenant la poupée. Et per-sonne d'autre que toi ne voudrait me croire. Pourtant, c'est bel et bien la poupée qui est cause de tout : cette poupée qu'elle a fabri-quée avec la cire des bougies et les cheveux de ma brosse. Oh, la sale petite sorcière !... Ce que ça me fait mal de parler ! Dépêche-toi, Sam... Promets-moi de faire quelque chose... n'importe quoi... Arrache-lui cette poupée... cette fichue poupée...

Trente minutes plus tard, à quatre heures et demie, Sam Stee-ver arrivait devant la maison de son frère.

Irma ouvrit la porte.Sam fut tout saisi en la voyant sur le seuil, calme et souriante.Avec ses cheveux blond cendré impeccablement brossés en ar-

rière et son visage ovale aux joues roses, elle ressemblait beaucoup à une poupée... à une petite poupée...

- Tiens, bonjour, oncle Sam.- Bonjour, Irma. Ton papa m'a demandé de venir le voir, tu es

au courant, je suppose ? Il ne se sentait pas très bien et...- Oui, je sais. Mais à présent, il va beaucoup mieux. Il dort.

Sam Steever eut l'impression qu'une goutte d'eau glacée roulait le long de sa colonne vertébrale.

- Tu dis qu'il dort ? murmura-t-il d'une voix étranglée. Où ça ? Là-haut ?

Sans laisser à la fillette le temps de répondre, il monta l'esca-lier quatre à quatre jusqu'au second étage, puis gagna à grands pas la chambre de son frère.

John Steever, couché sur son lit, dormait paisiblement. Il res-pirait de façon régulière, et son visage était parfaitement détendu.

Sam sourit de la frayeur qu'il avait éprouvée, murmura : « Je suis stupide ! », et sortit de la chambre.

Tout en descendant l'escalier, il se mit à échafauder des pro-jets : six mois de repos pour son frère (en évitant soigneusement d'appeler cela « une cure») ; pour Irma, un séjour dans un orpheli-nat, qui permettrait à la fillette d'échapper à l'atmosphère morbide de cette maison, à l'influence pernicieuse de tous ces livres...

Parvenu à mi-étage, il s'arrêta et, regardant par-dessus la rampe, il vit, dans la pénombre, la fillette pelotonnée sur le divan comme une petite boule blanche. Elle parlait à un objet indiscer-nable qu'elle berçait dans ses bras.

Donc, il y avait bel et bien une poupée dans cette affaire. Sam descendit les dernières marches sur la pointe des pieds et s'appro-cha furtivement de sa nièce.

- Tiens, te voilà, dit-il.Elle sursauta violemment, souleva ses deux bras de façon à

dissimuler l'objet qu'elle avait caressé jusqu'alors, et l'étreignit de toutes ses forces.

Dans l'esprit de Sam Steever surgit l'image d'une poupée dont on comprimait la poitrine...

Irma tourna vers son oncle un visage empreint d'innocence, qui, dans la pénombre, ressemblait étrangement à un masque : le masque d'une petite fille, recouvrant... quoi donc ?

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- Papa va mieux à présent, n'est-ce pas ? dit-elle.- Oui, beaucoup mieux.- Je le savais.- Mais je crois qu'il va être obligé de quitter la maison pour

prendre du repos, - un long repos.Un léger sourire filtra à travers le masque.- Très bien, dit la fillette.- Naturellement, tu ne resterais pas ici toute seule. Peut-être

pourrions-nous t'envoyer dans une école... un pensionnat.- Oh, tu n'as pas besoin de t'inquiéter à mon sujet, déclara-t-

elle en riant.Sam ayant pris place sur le divan, elle s'écarta de lui ; puis,

comme il tentait de se rapprocher, elle se dressa d'un bond.Ce faisant, elle releva les bras, et Sam Steever vit deux jambes

minuscules pendiller sous un de ses coudes. Elles étaient revêtues d'un pantalon d'homme et avaient à leur extrémité deux petits bouts de cuir en guise de souliers.

- C'est une poupée que tu as là, Irma ? demanda Sam en ten-dant sa main potelée avec une prudente lenteur.

La fillette se rejeta en arrière.- Tu ne la verras pas, déclara-t-elle. C'est défendu.- Mais je voudrais bien la voir, Irma. Mlle Pal m'a dit que tu en

faisais de très jolies.- Mlle Pal est stupide, et toi aussi. Va-t-en.- Je t'en prie, Irma, laisse-moi la voir.Au moment même où il prononçait ces mots, il aperçut la tête

de la poupée, qu'Irma avait décelée en reculant. Car c'était bel et bien une tête, avec des mèches de cheveux surmontant un visage blême. L'ombre croissante estompait les traits, mais Sam reconnut les yeux, le nez, le menton...

Il ne put continuer à feindre.- Donne-moi cette poupée, Irma ! ordonna-t-il d'un ton sec. Je

sais ce qu'elle est. Je sais qu'elle représente...L'espace d'un instant, le masque se détacha du visage de la

fillette, et Sam vit devant lui la grimace d'une terreur panique.Puis, tout aussitôt, le masque fut remis en place, et Irma rede-

vint une charmante petite fille, un peu gâtée, qui secouait gaiement la tête, tandis qu'une lueur espiègle dansait dans ses yeux.

- Oh, oncle Sam, dit-elle en riant. Ce que tu es nigaud ! Ça n'est pas une vraie poupée !

- Et qu'est-ce que c'est alors ?Irma rit de plus belle, en tendant à bout de bras l'objet qu'elle

avait si bien caché.- Du sucre d'orge, voilà tout ! dit-elle.- Du sucre d'orge ?Irma fit un signe de tête affirmatif : puis, d'un geste rapide,

elle fourra la tête minuscule dans sa bouche, et la détacha d'un coup de dent.

Un cri perçant retentit au second étage. Un seul cri, suivi d'un affreux silence.

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Pendant que Sam Steever faisait vivement demi-tour et grimpait l'escalier en courant, la petite Irma, sans cesser de mâchonner avec application, franchit le seuil de la porte d'entrée et s'éloigna en sau-tillant dans les ténèbres.

 

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