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Au cœur de tous les projets culturels qu’il a animés et qu’il continue à impulser au Liban, Nadim Tarazi place l’échange, la rencontre,la primauté de la personnehumaine : il témoigne de la façon dont la langue,le livre et la lecture ont nourri ces valeurs au long de son parcours.

*Ancien libraire, fondateur et directeur de la Maison du

livre, administrateur du Théâtre Monnot.

E n réfléchissant à mon parcours, jeprivilégie le hasard ou les concoursde circonstances plutôt qu’un quel-

conque destin ou un amour originel pas-sionnel pour la langue française ou lelivre de jeunesse. Ce sont bien plus d’unconcours de circonstances qui, parexemple, ont fait que je suis devenulibraire, en 1978, de surcroît librairefrancophone et spécialisé en jeunesse,même s’il a fallu « transformer le hasarden destin ».

Au quotidien, je parle, comme beaucoupde Libanais, un mélange de trois langues :le libanais, le français et l’anglais.Pourtant, même si la langue française,dans ma pratique, écrite ou orale, est« franbanisée », elle a toujours été pri-mordiale. À la maison, on bavardait etdiscutait plus facilement en français ; àl‘école, la pratique du « signal » ne meposait aucun problème, au contraire, c’était plutôt un jeu qu’une sanction. J’aitoujours lu plus facilement en français etmaîtrisé le français plus que l’arabe,même s’il reste émaillé de fautes.

Je n’ai jamais été un lecteur boulimique,mais je crois que j’ai découvert les pos-sibilités du monde grâce aux livres, lusen langue française, de sorte que, quand

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La francophonie,le livre et le hasard

par Nadim Tarazi*

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j’observe, quand je m’interroge, quandje cherche des réponses à n’importe quoi,c’est le plus naturellement en languefrançaise et via le support de papier.

Mon rapport au français et au livre est,en même temps, sensuel, émotionnel etintellectuel, parce qu’ils m’ont donné etcontinuent de me donner des sensationset des émotions à nulles autres pareilles,parce qu’ils m’ont permis de découvrirdes idées, des potentialités que je n’au-rais jamais osé imaginer et aussi parcequ’il m’est arrivé, grâce à eux, de lesvoir exprimées comme si elles avaientété écrites pour moi ou comme j’auraispu les écrire moi-même. Par ailleurs, leslivres, certains du moins, m’ont permisde côtoyer l’intelligence plus fréquem-ment et plus précisément que ne le per-met la vie quotidienne où on estconfronté à tellement d’approximationset de platitudes. Ceci n’empêche pas quebeaucoup de livres regorgent de bêtiseset d’approximations. Mais le livre estsouvent le lieu où les choses, si elles nedeviennent pas nécessairement compré-hensibles, me permettent de me situerpar rapport à elles.

Le livre est aussi une possibilité deliens entre les personnes. Si la lectureest une activité que je pratique le plussouvent seul, lire un texte à deux ou àplusieurs, parler d’un livre à quelqu’un,comprendre, me rapprocher d’autrespersonnes grâce à un livre, représententdes moments inoubliables, uniques.C’est une joie incomparable quandquelqu’un, à qui j’ai conseillé ou offertun livre, revient me dire qu’il a étéremué ou secoué par sa lecture ; ouquand j’échange des émotions ou desidées avec quelqu’un au sujet d’un livre

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Hamzet wasl n° 3-4, Automne 2005 et son supplément

consacré à la traduction des livres pour enfants au Liban

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qu’on a tous les deux aimé. Mêmeaujourd’hui, alors que je ne suis pluslibraire depuis 5 ans, c’est un bonheurinexprimable d’entendre quelqu’un medire que c’est par ma librairie ou grâce àun conseil de lecture qu’il a vécu desmoments rares ou que sa vie a été trans-formée. Des petites choses qui n’ont l’airde rien.

C’est ce lien que crée le livre qui a été jecrois le moteur de toutes mes activitésprofessionnelles : l’échange, par le livreet au-delà de lui, et la transmission.

En tant que libraire, le choix du livre dejeunesse est venu de personnes quiavaient imaginé le projet avec moi. J’ysuis venu quand ma femme, qui en avaitfait la découverte avant moi, m’a donnéà lire des livres qu’elle avait aimés ; cen’est d’ailleurs pas venu d’un coup : àla première lecture, je n’ai pas été tou-ché par Max et les Maximonstres, parexemple, par contre j’ai été surpris deme voir pleurer irrésistiblement à la lec-ture de Mon bel oranger et d’Émile et lesdétectives. Cette révélation a marquétoute ma vie de lecteur après coup. Àpartir de là, j’ai regardé cette littérature,jusque-là mineure, d’un autre œil, d’au-tant plus que la naissance de mon fils,vers la même période, m’a fait refaire,autrement, tout le parcours, du simpleimagier jusqu’à ses lectures d’adoles-cent. J’ai repris ainsi un cheminementémotionnel et intellectuel et j’ai pu com-prendre quelque peu ce qui pouvait sepasser dans le cœur et la tête de jeuneslecteurs ou non-lecteurs confrontés aulivre (et sans doute du jeune lecteurintermittent que j’ai été). Cela a peut-être été facilité par une expérience anté-rieure d’éducateur dans un collège et

dans un foyer de jeunes, mais surtoutpar mon vécu familial où on était atten-tif aux enfants et aux relations interper-sonnelles.

Au niveau des professionnels du livre,par contre, le contexte a été très difficile :en contact avec tout ce qui se faisait enFrance, au niveau de l’édition, de lalibrairie et de la littérature, de jeunesseou non, j’ai été constamment atterré parle décalage dans les pratiques locales.J’ai essayé, toute ma vie professionnelle,de réduire ce grand écart, au prix de pro-blèmes relationnels et financiers. Grâce àun parcours intellectuel et culturel impré-gné de ce qui se passait en France, maisaussi par mon éducation familiale, j’avaisappris à réfléchir et à agir d’une façonplus globale et moins mercantile que cequi était admis ou coutumier dans lesrapports professionnels au Liban. Parailleurs, le contexte français a toujoursfavorisé les professions culturelles alorsqu’au Liban, même si elles ont un statutappréciable au niveau social, elles restentnégligeables et négligées au niveau poli-tique et économique. Il fallait donc toutfaire soi-même sans en avoir les moyenshumains ni financiers.

J’ai, de plus, débuté ma vie profession-nelle liée au livre durant la guerre liba-naise ; il était vital de trouver une alter-native à la folie meurtrière. Le livre étaitune arme adéquate. La lecture et la trans-mission de cette passion ont toujours étéun moyen de résistance et je me suis sou-vent imaginé dans la dernière scène dufilm de François Truffaut Fahrenheit 451où les personnages déambulent dans laforêt répétant inlassablement les textesqu’ils ont choisi de préserver. Trêve decinéma !

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La prise de conscience, que le livre et madémarche professionnelle personnelle quil’accompagnait pouvaient jouer un rôleculturel et politique, dans le sens noble, alentement fait son chemin. Stimulée parl’adversité, elle exigeait de s’obstiner àproposer d’autres alternatives, d’autresarguments, d’autres perspectives. Untemps le slogan de la librairie fut de« cultiver la différence » pour insistersur le fait qu’il pouvait, qu’il devait yavoir le choix face à tout ce quiessayait de s’imposer comme voieunique ou loi du plus fort.

Avec le temps, vint le projet de la Maisondu livre qui voulait d’abord s’émanciperdes contraintes de la logique économiquequi régit la librairie. Il cherchait égale-ment à pallier les déficiences et les ana-chronismes du circuit du livre tel qu’ilfonctionne au Liban. Fort de mon expé-rience de plus de 20 ans du circuit cul-turel, j’ai fondé, avec un ami dans ledomaine, une association dont l’objectifest de promouvoir le livre et la lecture àtous les niveaux du circuit du livre.

La démarche est bâtie sur trois axes : - la diffusion et la circulation de l’infor-mation sur le livre, auprès des profes-sionnels du livre et du public – lecteurpotentiel, - l’animation autour du livre : l’idée debase est de présenter le livre comme unélément vivant et vivace dans la vie culturelle, impliquant des personnes,donc, pour revenir à mon dada, le livrecomme possibilité de lien entre elles,- la formation professionnelle auxmétiers du livre, car très majoritairementceux-ci souffrent, au Liban, de l’incom-pétence et du manque de rigueur deceux qui les pratiquent.

Il est très difficile de vaincre les réticencesdes professionnels et du public auxapproches non conventionnelles. Onrefuse a priori ce qui sort des sentiersbattus ou on y adhère superficiellement,comme on suit une mode. Je n’ai jamaisété autant flatté que par des personnesqui n’avaient jamais mis les pieds dansma librairie ou par d’autres qui, aujour-d’hui encore, ne savent pas que la librai-rie n’existe plus ou qui n’ont pas com-pris le concept de la MDL.

Pour survivre culturellement, tout engardant un minimum d’exigences, j’aichoisi d’avoir une approche d’amateur,dans le bon sens du terme, ou, mieux,d’artisan. La démarche industrielle, mas-sive, considère un consommateurmoyen, qu’elle fabrique pratiquement etauquel le lecteur s’adapte, alors que,selon moi, chaque livre doit être particu-lier et chaque lecteur doit trouver sonpropre cheminement à travers chaquelivre qu’il traverse.

Je n’ai jamais vraiment eu un projet pré-établi, fortement organisé et structuré ;par intuition ou par goût, je me donnedes orientations générales qui sont alorsconfrontées à des données réelles maissurtout à des partenaires individuels.C’est toujours avec d’autres personnesque je monte des projets qui peuventêtre ainsi transformés en fonction del’apport de chacun. C’est ainsi qu’estnée, par exemple, l’année dernière,Hamzet wasl, une publication critiquesur l’édition de jeunesse au Liban : unerencontre à plusieurs, des échanges d’idées, une proposition, une impulsionet c’est déclenché ; ensuite, il s’agit demaintenir la flamme et la cohérence dela démarche.

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Pareil en ce qui concerne ma prise encharge d’un théâtre mitoyen de laMaison du livre : les activités de l’un etde l’autre ont plus d’un point commun etle fait que j’aie la responsabilité des deuxpermet de développer un projet culturelcommun dans lequel le livre et la ren-contre occupent une place centrale.

L’essentiel réside dans les prioritésqu’on se donne ; pour moi, cela a tou-jours été très clair : ce que je fais – lafrancophonie, le livre, la lecture, le théâ-tre, tous les projets, professionnels ounon, et même les actes apparemmentinsignifiants de la quotidienneté – estrégi par l’idée, plus affective et intuitiveque cérébrale, de la primauté de la per-sonne humaine.

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Vitrine de « Nadim Tarazi libraire »

lors de l’édition 1999 de la manifestation Lire en fête


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