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Fonctions et problématiques du portrait dans les romans graphiques

Maus (A. Spiegelman) et La guerre d'Alan (E. Guibert)

Direction de rechercheT. Smolderen,

H. Scepi,D. Herody

ÉESI134 rue de Bordeaux

16000 Angoulême

Élisa Laget

Master recherche arts numériques spécialisation bande dessinée

UFR de Poitiers15 rue de l'Hôtel Dieu86034 Poitiers cedex

Année universitaire 2007-2008

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Table des matières :

Remerciements

Introduction.................................................................................................................4

Partie I — Le portrait et le roman graphique

1. Bref rappel des fonctions du portrait dans l’histoire de l’art

A. Le portrait : brève définition...........................................................................7

B. Les spécificités de la peinture de portrait du Ier au XVIIe siècle....................9

C. La fonction testimoniale du portrait photographique....................................21

D. La description littéraire................................................................................22

2. Roman graphique : l’avènement de la bande dessinée d’auteur

A. Les formes du portrait en bande dessinée.................................................29

B.Roman graphique : définition et origine.......................................................32

C.Maus et La guerre d’Alan : deux portraits en roman graphique..................33

Partie II — Structure croisée de Maus et La guerre d’Alan1. Maus : l’échec de l’élucidation du portrait

A. Une structure narrative polyphonique.........................................................37

B.Processus.....................................................................................................44

C.Une structure formelle binaire......................................................................49

2. La guerre d’Alan : l’autobiographie comme portrait univoque

A. La voix de l’autobiographie.........................................................................53

B. Processus...................................................................................................62

C. Un langage graphique diversifié.................................................................66

3. Le statut particulier de la photographie

A. La photographie qui atteste........................................................................71

B. L’ambiguïté photographique.......................................................................73

C. La photographie redessinée.......................................................................74

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Partie III — Regard critique versus regard poétique1. Les fonctions fondamentales

A. Transmission et commémoration : la fonction de vicariance......................76

B. L’Histoire et le devoir de mémoire..............................................................78

C. La fonction mimétique et testimoniale........................................................80

2 Les fonctions spécifiques

A. Maus : le regard critique d’une relation père / fils.......................................81

B. La guerre d’Alan : poétique d’un regard ou le monde selon Cope.............85

Conclusion................................................................................................................91

Bibliographie.............................................................................................................93

Annexes

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Remerciements :

Cette recherche n’aurait sans doute pas vu le jour sans l’accompagnement de

Thierry Smolderen ; sa disponibilité, ses conseils et ses réponses ont été une aide

précieuse dans l’élaboration de ce mémoire. Je remercie également Gérald Gorridge

pour m’avoir conviée à participer au projet Mat ke en 2007 ; cette expérience est en

grande partie à l’origine de la réflexion et du travail que je mène autour du portrait.

Je remercie Henri Scepi et Denis Mellier pour leurs orientations et leurs conseils, et

Dominique Hérody pour sa relecture attentive. Je remercie également Yves

Chaudouët, pour m’avoir encouragée à mener les travaux réalisés à l’Atelier Édition,

toujours autour de ce thème, ainsi que Delphine Hudry, pour son soutien logistique et

sa bonne humeur.

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Introduction :

La bande dessinée a profondément évolué sur le plan international depuis le

début du XXe siècle. Vivant une première heure de gloire aux Etats-Unis pendant les

vingt-cinq premières années du siècle (période dite de funnies, durant laquelle les

auteurs de bande dessinée étaient de véritables stars, qui jouaient un rôle majeur

dans la vente des journaux), elle fut ensuite exposée, toujours aux Etats-Unis, au

modèle du cinéma parlant Hollywoodien, durant les années trente (développement

d'une bande dessinée réaliste, d'aventure), puis aux restrictions sur le papier durant

la seconde guerre mondiale, pour subir finalement la concurrence féroce de la

télévision et les vagues de protestations des censeurs au cours des années 50 (des

comics furent même brûlés en 1950 en raison de leurs contenus « néfaste et

perversif »). La reconnaissance dont jouit le médium actuellement (en particulier en

Europe) fait suite à sa réévaluation, au cours des années 60 par un certain nombre

d'intellectuels et d'artistes (parmi lesquels on compte le cinéaste Alain Resnais,

Fellini, Umberto Eco etc.), et par l'apparition d'une bande dessinée d'auteur au début

des années 1990. En quelques décennies, la bande dessinée s’est imposée comme

un médium (et un moyen d'expression) particulièrement pertinent dans une société

qui a vu l’image saturer de plus en plus l’espace public et médiatique, et le lecteur

devenir de plus en plus sophistiqué dans son appréciation des possibilités

expressives du dessin, et des ambitions littéraires qu'on pouvait attendre d'un tel

médium. Aujourd'hui, la bande dessinée n’est plus vue exclusivement comme le

support privilégié des récits d’action, où s'affirment des fantasmes de puissance et

de violence, sans doute parce que ceux-ci sont exploités plus « efficacement » au

cinéma, dans les dessins animés ou les jeux vidéo, supports plus immersifs et plus

« transparents ». En réalité, la bande dessinée vit, depuis les années 60, surtout en

France, un glissement de fond, qui a entraîné un glissement de forme. Art

Spiegelman remarque dans un entretien qu'en général, l’abandon d’un média

entraîne soit sa mort, soit sa transformation en terrain d’expression artistique, donc

en art1, phénomène qui est peut-être en train de se développer sous nos yeux. Mais

cette apparition d'une bande dessinée d’auteur, porte surtout une affirmation de la

voix du créateur dans l’œuvre, un aspect qui, loin d’avoir le privilège de ces dernières 1 Bourmeau., S, 1998. « L’enfance d’un art déjà adulte », entretien avec Art Spiegelman, in LesInrockuptibles, Paris. p.12-13.

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années, se retrouvait déjà dans les œuvres qui ont le plus contribué à l’évolution du

médium depuis son origine (celle de Töpffer au tout premier plan). Cette même

approche se manifeste au coeur des œuvres actuelles les plus importantes, aussi ne

faut-il pas s'étonner si des auteurs comme Katchor, Spiegelman ou Chris Ware

affichent un intérêt authentique pour ce passé longtemps méconnu.

Mais la « réinvention » de la voix de l'auteur a surtout permis d’investir des territoires

nouveaux, et notamment celui qui nous questionnera ici : le genre du portrait, tant

exploré dans l’histoire de l’art. Deux œuvres remarquables émergeront de ces

évolutions : Maus, en 1986, et une vingtaine d’années plus tard La guerre d’Alan.

À travers cette étude, nous allons tenter de définir les fonctions spécifiques de ces

deux romans graphiques, en les rattachant aux grandes fonctions du portrait dans

l’histoire de l’art. Parce que ces auteurs les ont déjà décrits comme tels, et parce

qu’ils correspondent aux définitions du genre, nous commencerons donc par inscrire

Maus et La guerre d'Alan, dans le genre du portrait.

Le lecteur qui a lu ces deux œuvres ne peut être que frappé par ceci : leurs bases, la

genèse des récits, sont similaires (ou presque). Cependant les auteurs se distinguent

par deux œuvres très différentes, écart dû au regard singulier qu’ils posent sur leur

modèle et au déploiement de leur talent spécifique. Mais, au-delà des intentions des

créateurs, il semble important d’inscrire ces œuvres dans le temps, dans l’histoire.

Plus précisément l’histoire de l’art ; d’une part en relevant quelques-unes des

grandes spécificités et fonctions du portrait, des origines du genre dans les

premières civilisations, accompagné de mythes et de fonctions propres ; puis à

travers les siècles et les disciplines, avec la peinture et l’estampe, la photographie, la

littérature. Nous verrons émerger différentes fonctions résultant des divers usages

sociaux, politiques, symboliques et artistique du genre du portrait.

D’autre part en mettant en contexte le médium bande dessinée au sein de l’histoire

de l’art, à travers sa création, ses évolutions, en notant quels furent ses rapports

avec le genre qui nous intéresse ici. Nous inscrirons ensuite ces œuvres dans les

contextes artistiques et éditoriaux qui les virent naître. Toutefois, ce panorama

restera très synthétique, son but étant seulement de dégager quelques fonctions

incontournables du genre.

Dans un second temps, nous nous pencherons plus spécifiquement sur les récits ;

nous verrons comment les structures « croisées » de Maus et La guerre d’Alan se

répondent, quelles particularités et thématiques elles font émerger.

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Puis nous dégagerons des fonctions, dont nous constaterons non la singularité mais

la filiation qui les relie à certaines des grandes fonctions du portrait dans l’histoire de

l’art, énoncées dans la première partie.

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Partie I — Le portrait et le roman graphique

1. Bref rappel des fonctions du portrait dans l’histoire de l’art

Ce rapide aperçu des différentes fonctions de la peinture de portrait du Ier au XVIIe

siècle n’a pas pour but d’être exhaustif ; nous dégagerons quelques-unes des

spécificités inhérentes au genre en nous concentrant sur certaines périodes,

spécificités que nous retrouverons dans l’analyse d’œuvres de la seconde partie.

A. Le portrait : brève définition

Étienne Souriau définit le portrait ainsi :

Au sens général, représentation d’une personne ; mais la définition du portrait comme

concept d’esthétique appelle quelques précisions. Dans les arts plastiques, on n’emploie

pas le terme de portrait pour la sculpture, et pourtant la chose y existe, mais on dit tête,

buste ou statue ; portrait se dit pour une œuvre en deux dimensions, peinture ou dessin.

Le portrait est donc déjà interprétation et transcription, donc choix, pour rendre

l’apparence extérieure d’une personne, quel que soit le degré de réalisme.

Bien qu’uniquement visuel, le portrait peut rendre très sensible la personnalité intérieure

du modèle, par de nombreux indices tels que la pose, l’expression de physionomie, etc .1

L’origine du portrait se retrouve dans les mythes et légendes fondatrices de la culture

occidentale ; l’origine de la peinture selon Pline l‘Ancien définit le portrait comme la

trace de ce qui va disparaître ou de ce qui n’est plus ; celui de Narcisse nous met en

garde contre l’homme rendu esclave de son image.2

Étymologiquement, le mot « portrait » s’est formé de l’ancien français à partir du

verbe « pourtraire »: « pour » et « traire » dans le sens de dessiner.

1 Souriau, É., 1990. Dictionnaire d’esthétique, Quadrige / PUF, Paris. pp.1161-1162.2 Voir Arbaïzar, P., Gato, M.-H., Schaeffer, J.-L., 1997. Exposition virtuelle : Faces à faces ou l’art du portrait,extraits du catalogue d’exposition Portraits, singulier, pluriel, Mazan, BNF, Paris.

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Norbert Schneider1 remarque que ce terme tarda à se préciser ; au Moyen Âge, il

englobe largement « ce qui ressemble à », sans faire la distinction de sujet : Villard

de Honnecourt, né au XIIIe siècle, publie le Livre de portraiture où il dessine des

« figures d’animaux ». Le graveur Abraham Rosse (1602 – 1676) définit le terme de

« portraiture » comme l’addition de peinture et gravure. Il faudra attendre la fin du

XVIIe siècle pour qu’André Félibien, ami de Poussin, propose une différenciation :

« portrait » pour les humains, « figure » pour les animaux, « représentation » pour les

plantes. En effet, l’auteur explique que l’époque féodale marquait une symbiose

naturelle entre l’homme et l’animal : les animaux étaient considérés comme

« personnes », sujets de droits et pouvaient être jugés. La théorie anthropocentriste

moderne redéfinira le portrait dès la fin du Moyen Âge, à la Renaissance, en se

limitant aux sujets humains.

J.-L. Miraux donne quant à lui la définition du portrait de L’encyclopédie de Diderot et

Dalembert :

L’effigie est pour tenir place de la chose même. L’image est pour représenter simplement

l’idée. La figure est pour en montrer l’attitude et le dessein. Le portrait est uniquement

pour la ressemblance. On pend en effigie les criminels fugitifs. On peint des images de

nos mystères. On fait des figures équestres de nos rois. On grave les portraits des

hommes illustres.2

Nous voyons ainsi que la définition du portrait est étroitement liée aux différentes

conceptions de l’individu et de sa représentation au cours des siècles ; celles-ci

reflètent les mutations philosophiques, religieuses, idéologiques, sociales et

politiques des sociétés qui les engendrent.

1 Schneider, N., 1994. L’art du portrait / Les grandes oeuvres européennes 1420 – 1670, Taschen,Cologne. p.10.2 MIRAUX, J.-P., 2003, MIRAUX, J.P., 2003, Le portrait littéraire, Hachette Supérieur, coll. « Ancrages », Paris.p.38.

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B. Les spécificités de la peinture de portrait du Ier au XVIIe siècle

a. La fonction commémorative du portrait funéraire

L’histoire contemporaine attribue l’apparition du portrait à l’Art Romain du 1er siècle

de notre ère : la peinture Romaine s’épanouira durant tout le premier siècle de notre

ère, et notamment la peinture de portrait. L’art de la décoration pariétale (parois

décorées) typique de la peinture romaine présente notamment le portrait d’un

boulanger, Paquius Proculus, posant en compagnie de sa femme ; de nombreuses

peintures de visages seront également découvertes sur les murs d’une villa de

Stabies, près de Pompéi. Dans le domaine de la sculpture, les bustes de Trajan

figureront l’empereur dans toute sa puissance, l’un des rares empereurs ayant admis

« des portraits où sont nettement perceptibles [...] les stigmates de l’âge et de la

lassitude » ;1 la statuaire romaine figurera le peuple Dace dans la tradition de l’image

antique des Barbares. Le masque mortuaire se pratiquait également à l’époque, au

sein des grandes familles romaines ; une empreinte du visage du défunt était prise

probablement à l’aide de cire puis ce masque était posé dans un coffret. L’auteur

émet l’hypothèse que c’est cette « précarité » du matériau - le masque ne se

conservait qu’une dizaine d’années – qui favorisa l’émergence de la sculpture sur

marbre. Toutefois, le culte des imagines maiorum (portrait des ancêtres) faisait l’objet

de véritables représentations :

Polybe, historien grec qui vécut à Rome au IIe s. av. J.-C., décrit avec admiration la façon

dont les grandes familles romaines honoraient leurs ancêtres. Elles conservaient chez

elles leurs portraits en forme de masques, les associant en quelque sorte aux deuils de la

gens en les faisant porter, lors des funérailles, par des figurants revêtus du costume

d’apparat qui correspondait à celui que chacun avait eu de son vivant, selon son rang.2

C’est en Orient que se pratiquera pour la première fois la représentation numis-

matique des souverains, pratique qui sera introduite en Occident par Alexandre le

Grand et qui perdure encore de nos jours.

La peinture romaine de portrait réapparaîtra au IIe siècle avec les peintures funé-

1 Châtelet, A., Groslier, B.-P., 1995. Histoire de l’art, Larousse, coll. In extenso, Paris. p.272.2 Ibid. pp.249-250.

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raires du Fayoum. Ces effigies peintes sur toiles ou planchettes de bois étaient

intégrées au voile qui entourait le corps défunt ou sa momie (fig.1) ; elles étaient

destinées à donner un visage au défunt dans l’au-delà, identique à celui qu’il avait de

son vivant. La touche picturale de la première période d’un réaliste très expressif

glissera peu à peu vers une stylisation annonçant la peinture byzantine. Ainsi, au IIIe

siècle, la dynastie des Sévères laissera un portrait de la famille royale peint sur un

médaillon, dans un style proche du Fayoum ; le style rigoureux et architectural de la

peinture de décor va peu à peu disparaître, laissant place à une représentation

moins réaliste. Au VIIIe siècle, avec l’avènement du christianisme, l’art byzantin

(avant la crise iconoclaste) s’incarne par l’abandon du réel dans une représen-

tation essentiellement religieuse. À l’époque byzantine, l’icône représente le saint et

incarne sa puissance ; elle possède une fonction de vicariance :

L’intercession des saints était, croyait-on, stimulée par le culte de leurs reliques. Mais une

image peinte pouvait redoubler l’effet de la relique en offrant un moyen plus concret

d’évoquer le protecteur, et vers le VIIe siècle, le portrait des saints était considéré à la

cour comme une alternative acceptable.1

En Europe actuelle, l’ancien empire romain subit des vagues d’invasions barbares

jusqu’au Ve siècle ; et ce n’est qu’à la fin du VIIe siècle que la représentation humaine

réapparaît, sous l’ère carolingienne, dans l’art de l’enluminure.

À la fin du Moyen Âge, les défunts du haut clergé sont représentés comme relief ou

statue complète sur le tombeau, et au XVIIe siècle, les peintres flamands honorent

des commandes de portraits posthumes dans les milieux bourgeois. La pratique du

masque mortuaire connaîtra un essor incroyable au XIVe et XXe siècles, avec les

portraits d’hommes politiques et d’artistes (Napoléon, Newton) et glissera peu à peu

du moulage vers la photographie (le portrait de Victor Hugo reste l’un des plus

célèbres). Nous voyons donc que le portrait est étroitement lié aux notions de Temps

et de Mort : dévoué à l’origine au culte funéraire, il s’est peu à peu mué en art. La

peinture de portrait en reliant anachroniquement le regard passé du sujet et le regard

présent du regardeur, accède à une sorte d’immortalité. Sous forme multiple, elle

peut exprimer le passage du temps, comme les autoportraits de Rembrandt, ou ceux

d’Opalka. Dans la sphère familiale, les portraits (peinture ou photographie) inscrivent 1 Ibid. p.313.

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la famille dans sa généalogie et conservent par substitution la présence des an-

cêtres.

Les quatre points suivants se fonderont entre autres sur l’ouvrage de Norbert

Schneider, L’art du portrait.1

b. La question mimétique du Moyen Âge à la Renaissance

Bien que l’époque médiévale ne présente pas encore l’affirmation de la conscience

individuelle, on trouve des traces de représentation ressemblante et individuelle en

Italie dès le XIIIe siècle essentiellement à travers les supports d’imagerie religieuse :

fresques murales, reliques, statues, icônes. La représentation humaine est alors liée

au « similitudo dei » de la religion chrétienne, qui désigne l’homme comme l’image

imparfaite de Dieu :

La similitude, l'homme l'a perdue dans le péché et doit la récupérer dans son irréductible

dissemblance. L'hypothèse de la présence (ou non) de portraits ressemblants au Moyen

Âge ne peut pas donc être séparée d'un examen attentif des implications de la théologie

médiévale [...] 2

Les portraits successifs des rois médiévaux et les statues funéraires de papes

témoignent dès la fin du XIIIe siècle d’un certain souci de ressemblance (ceci par la

pratique du masque funéraire ; la statue d’Isabelle d’Aragon réalisée en 1271 repro-

duit la tuméfaction du visage ayant provoqué la mort de la reine). La noblesse quant

à elle sera représentée dans sa vie quotidienne dans les livres d’enluminures.

Au début du Moyen Âge, comme pour les icônes de saints, les pièces de monnaie

privilégient le symbole sur la ressemblance. Les rois y sont évoqués par les effigies

d’empereurs romains (de profil) ce qui inscrit et affirme leur pouvoir dans une

descendance : il n’est donc pas important que leurs propres visages figurent sur les

pièces. Les premier portraits peints « ressemblants » de cette époque sont de

l’œuvre de Giotto ; le portrait de Dante Alighieri peint au XIVe siècle, sur une fresque

murale de la chapelle Bargello à Florence ; les portraits du Banquet d’Hérode datant 1 Schneider, 1994.2 Parise, M., 2004. Le portrait individuel : réflexion autour d’une forme de représentation du XIIIe au XVe siècle,Colloque international, compte-rendu, EHESS, Paris. www.fabula.org/actualites/article8248.php

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de 1316 (chapelle Peruzzi, Santa Croce, Florence). Giotto sera l’un des maîtres

évoqués dans les Vite de Vasari, publié en 1350 et considéré comme le premier

ouvrage théorique et biographique de l’histoire de l’art (le terme renaissance y sera

employé pour la première fois). Le portrait de Sainte Catherine d’Alexandrie peint par

Vanni, en 1375, est fortement caractérisé. Dans le cas de portraits de personnages

historiques, la représentation picturale et la physionomie du personnage sont issus

de la description littéraire.

Mais c’est la fin du Moyen Âge qui marque un changement radical : Jan van Eyck

peint Tymotheos en 1432, portrait très réaliste d’un jeune homme, sur lequel l’artiste

inscrit LEAL SOUVENIR (fidèle souvenir) ce qui a pour but d’authentifier la

concordance entre le portrait et la personne (fig.2). À cette époque, le concept

d’identité est encore très vague, mais lorsque le droit romain est adopté par l’état, le

portrait prend une valeur d’identification, au sens civil du terme, et la ressemblance

devient peu à peu une condition intrinsèque de la représentation humaine: le référent

doit pouvoir être reconnu. De même, « L’extrême ressemblance que l’on y rencontre

s’accompagne du fait que les catégories esthétiques du beau et du laid n‘existent

tout d’abord pas encore. »1 En effet, le naturalisme caractérisant la fin du Moyen Âge

ne porte pas encore la marque des normes antiques et de l’idéalisation esthétique

qui allaient faire leur retour à la Renaissance.

La Renaissance verra apparaître une double problématique de la ressemblance

impliquant :

[...] les deux idées différentes d'une “représentation fiable” des traits du visage du modèle

(avec la reconnaissance de la personne portraiturée), et d'une représentation par les

biais de l'aspect extérieur, des moti dell'anima ou, mieux, de l'aspect intérieur du person-

nage (qui ne correspond pas forcément à ces moti).2

Le portrait dépasse donc la simple question de la ressemblance physionomique. Plus

tard, le genre se délestera de la mise en scène et de l’élitisme qui le caractérisent

pour être successivement investi par les courants artistiques du XXe siècle, malgré

l’avènement de la photographie qui ne le fera pas disparaître, au contraire. Les

réalistes, impressionnistes, cubistes s’en emparent et continuent à poser la question

1 Schneider, 1994. p.15.2 Parise, 2004.

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de la représentation humaine, en prenant pour modèles leurs proches et amis.

L’abstraction crée une rupture, mais le genre ressurgira peu après et n’a toujours pas

disparu du champ de l’Art contemporain.

c. Le portrait officiel ou le pouvoir par substitution

L’âge d’or du portrait débute à la fin du Moyen Âge avec l’apparition de l’humanisme

et du concept d’individualité, pour ne connaître un ralentissement important qu’à la

fin du XVIIe siècle. Le portrait d’apparat donne aux puissants de cette époque à

construire, par l’intermédiaire du peintre, une image valorisante qui exprime leurs

qualités et leur pouvoir, via un système de représentation extrêmement codé, soumis

à la condition de la ressemblance.

Il convient toutefois de préciser que ces peintres étaient regroupés en ateliers,

dirigés par des « maîtres » ; ces ateliers se regroupaient eux-mêmes en guildes. Ce

commentaire de David Hockney peut nous éclairer sur le statut particulier

qu’occupaient ces structures au sein de la société :

Généralement, l’idée que l’on se fait de l’artiste est celle d’un individu héroïque qui se bat

seul, comme Cézanne ou Van Gogh, par exemple, pour représenter le monde extérieur

de façon originale et vivante. Les artistes du Moyen Âge ou de la Renaissance ne

travaillaient pas ainsi. Il serait plus judicieux de comparer leur activité à celle de CNN ou

du studio d’une major hollywoodienne. Les artistes avaient de grands ateliers où de

nombreux métiers hiérarchisés étaient exercés. Ils attiraient les jeunes talents et les plus

doués progressaient rapidement. Leurs images étaient les seules que l’on pouvait voir.

Le maître faisait partie de l’élite sociale. Les images parlaient et les images avaient du

pouvoir. C’est encore le cas aujourd’hui.1

Dans le portrait officiel, la personne et son domaine d’action sont caractérisés par les

formes d’expression du langage corporel que sont les mimiques, gestes, regards, et

les attributs emblématiques ou symboliques. La représentation psychologique du

personnage passe donc par une représentation physique, dont la mise en scène va

se complexifier au fil du temps. Ce type de portrait concerne les hautes couches de

la société : les dirigeants (noblesse, clergé) et la bourgeoisie (les artisans, 1 Hockney, D., 2001. Savoirs secrets, Les techniques perdues des maîtres anciens, Taschen,Cologne. p.15.

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marchands, artistes, humanistes se font représenter depuis le XVe siècle) et il se

différencie en divers genres et sous-groupes (portrait individuel et collectif, en pied,

en buste, etc.).

Les Néerlandais marqueront le retour du portrait en Occident dans la première moitié

du XVe siècle, dont leur chef de file, Jan van Eyck peignant le premier autoportrait

connu de l’histoire de l’art. Le portrait flamand se caractérisera par une représenta-

tion de la physionomie du sujet – que l’on pourrait être tenté de rapprocher,

aujourd’hui, des représentations photographiques – tout en exprimant ses humeurs

et états d’âme. N. Schneider affirme que ces premiers portraits dits

psychologiques étaient si réalistes et « transparents », que les sujets en furent

presque effrayés : « On préfère se retirer dans un monde intérieur énigmatique

auquel le spectateur n’a accès que par allusion, plutôt que de se représenter

consciemment. »1 À cette époque, le portrait connaît une vogue considérable auprès

d’une nouvelle classe bourgeoise qui se construit dans l’idée de conscience de soi

inhérente à la philosophie de la Renaissance, et qui voit son pouvoir s’accroître

grâce aux progrès techniques et économiques. La fonction principale du portrait est

donc, pour l’individu influent, de commanditer et diffuser une image valorisante qui

démontre ses qualités et son pouvoir.

Toutefois, N. Schneider remarque que, tout comme le portrait exprime le pouvoir de

l’individu, l’«image infâme » rejoint la fonction symbolique de l’envoûtement en visant

à attaquer, à diminuer ce pouvoir. La caricature procède de la fonction de

substitution ou de vicariance du portrait. Il s’agit de salir, ternir l’image du personnage

public (ou politique) par l’enlaidissement de son apparence physique. L’auteur

mentionne également la pratique de l’executio in effigie. Jusqu’aux Lumières, les

portraits des malfaiteurs non arrêtés étaient exécutés par des bourreaux sur place

publique : cela nécessitait une représentation exacte du délinquant. De même, au

VIIIe siècle, les icônes byzantines étaient considérées comme les substituts des

saints, on leur attribuait des pouvoirs protecteurs. Elles étaient exhibées comme

remparts en temps de guerres ou d’invasions. La dynastie Isaurienne (717-797)

s’établit par la suite des lois iconoclastes, car elle accusait de superstition la

vénération des images de saints, et condamnait le commerce d’image par les

1 Schneider, 1994. p.6.

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moines. L’estampe ne dérogea pas à la règle ; en Europe, la discorde entre

Protestants et Catholiques se porta notamment sur la représentation :

Les uns dénonçaient comme pratique superstitieuse l’assimilation d’une image à son

référent, les autres ne voyaient dans les nouvelles techniques de production des images

qu’un moyen d’adapter ces croyances et de les répandre. 1

Au XVIe siècle, le commerce de gravures sacrées est florissant pour le catholicisme,

tandis qu’en Asie, berceau de l’estampe, on attribue aux images de Bouddha des

vertus positives ; cette attribution à l’image de pouvoirs magiques rejoint également

les pratiques chamanes ou vaudoues. Le portrait vise donc à exprimer le pouvoir de

l’individu et doit impressionner. Dans le cas de la mort du sujet représenté, la

fonction de substitution se mêle étroitement à celle de la commémoration.

d. La fonction symbolique de l’arrière-plan

Il convient de garder à l’esprit que les portraits engageaient le commanditaire et le

peintre dans une sorte de contrat : ils déterminaient ensemble l’image qui devait

valoriser le commanditaire et transmettre de façon indirecte des informations ; le

commanditaire était donc (en principe) maître de son « imago ». Ainsi, au-delà des

expressions du visage et du corps, les arrière-plans représentant des espaces

intérieurs ou extérieurs avaient pour fonction de fournir des indications sur le rôle de

la personne dans la société. Ces arrière-plans indiquaient les caractéristiques

publiques (profession, confrérie, sphère d’influence) et personnelles (ses vertus, son

éthique, valeurs) du sujet.

Les arrières-plans présentent une double lecture : par exemple, un paysage antique,

mythologique symbolisera le « paysage public » du commanditaire, la sphère

professionnelle ou politique dans laquelle il évolue. Les arrière-plans d’intérieurs

étaient également codés par la disposition de mobilier et d’objets dans le décor ; cela

tendait à exprimer la profession ou les ambitions des personnages. Hans Holbein le

Jeune peint ainsi le Portrait de l’astronome Nikolaus Kratzer (1528) (fig.3), celui-ci

entouré d’un arsenal d’outils « modernes », symboles du progrès technique et

1 Béguin, A., Field, S., Griffiths, A., Melot, M., 1981. Histoire d’un art, L’estampe. Skira, Genève. p.23.

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scientifique. De même, les livres qui ornent les portraits d’humanistes et

d’intellectuels visent à exprimer l’idée de savoir, d’apprentissage pour une meilleure

connaissance du monde. Les portraits de femmes expriment la vertu, l’humilité, la

pudeur. L’arrière-plan pouvait également exprimer une formule, sorte de devise du

personnage (comme les guildes de chevaliers). Les bourgeois reprirent cette

pratique à leur compte, et demandèrent aux artistes de figurer des « emblèmes »

personnels qu’ils s’étaient choisit créant ainsi une tendance à mélanger des

symboles de toutes sortes, ceux-ci étant le plus souvent inventés par les artistes. La

concordance entre le référent et le tableau était parfois exprimée par une inscription

en trompe-l’oeil, épinglée sur le mur du fond dans l’espace du tableau ; ainsi, comme

dans le portrait Tymotheos (LEAL SOUVENIR).

Le mariage de Giovani Arnolfini présente l’inscription « Jan van Eyck fut ici »; Hans

Holbein le Jeune inscrit dans Portrait du Marchand Gisze (1532) : « Distique sur le

portrait de Georg Gisze. Ce que tu vois ici, reproduit les traits et l’image de Georg ;

voici son oeil vif, voici la forme de ses joues. Dans sa trente-quatrième année.

1532. »1 Ceci en somme assure de l’exactitude de la physionomie et la

ressemblance au modèle.

Notons que cette fonction – définir l’individu par sa fonction sociale – se retrouve

également dans la peinture pariétale romaine : le panneau en bas-relief qui orne le

tombeau de l’entrepreneur romain Haterius (fin du Ier siècle de notre ère), présente

des thèmes analogues : « Le plus connu évoque pêle-mêle la profession du défunt et

des motifs funéraires... ».2

Ces portraits de puissants seront soumis à des tentatives de décryptage. Dans un

monde où les échanges commencent à se mondialiser, il convient d’être prudent

avec les hommes politiques et les partenaires commerciaux ; dans le monde des

affaires, les portraits offrent une plus-value d’informations. Afin de lire ces

compositions, des manuels de physionomie et d’expressions corporelles, ainsi que

des traités de physiognomonie (De humana physiognomia, de Giovanni Batista della

Porta, 1586) se répandent, donnant lieu – notamment dans les carnets de Léonard

de Vinci3 – à des expérimentations préfigurant la caricature.

1 Schneider, 1994. p.8.2 Châtelet, Groslier, 1995. p.268.3 Voir les Têtes grotesques de Léonard de Vinci (1494).

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e. L’utilisation d’instruments d’optique : la thèse de D.Hockney

David Hockney a publié en 2001 un ouvrage fortement documenté dans lequel il

avance la thèse d’une utilisation généralisée d'instruments d'optique dans la peinture

de portrait occidentale, dès le XVe siècle :

Plusieurs historiens de l’art ont déclaré que certains peintres avaient utilisé une camera

obscura – Canaletto et Vermeer, notamment, sont souvent cités – mais à ma

connaissance, aucun n’a suggéré une utilisation aussi ancienne et courante que celle

dont je suis convaincu.1

Il mentionne donc la camera lucida mais aussi la camera obscura, celle-ci permettant

de créer une projection de l’image sur la toile, à partir de laquelle les peintres des-

sinaient directement, gagnant en précision et en rapidité. Cette utilisation se

propagea rapidement dès la fin du Moyen Âge pour ne plus disparaître (jusqu’à

l’avènement de la photographie). L’élément déclencheur de cette recherche fut pour

l’artiste la visite, en 1999, d’une exposition de portraits d'Ingres à National Gallery, à

Londres : frappé par leur extrême minutie, il supposa l’utilisation d'un instrument

optique, pratique ancienne dont il avait déjà entendu parler. David Hockney se

procura une camera lucida et se familiarisa avec l’appareil en réalisant lui-même des

portraits :

D'abord, j'ai trouvé la chambre claire extrêmement difficile à utiliser. Elle ne projette pas une

image réelle du sujet, mais une illusion de ce sujet dans l'œil de l'artiste. Si vous bougez la

tête, tout bouge avec elle, et l'artiste doit savoir prendre des notes, très rapidement, et fixer

la position du nez et de la bouche, pour saisir une “ressemblance”.2

Afin d’étayer sa thèse, David Hockney étudia certains portraits célèbres et y releva

des déformations optiques dues à l’utilisation d’une lentille. Il propose notamment

une « explication » quant à la technique de réalisation du crâne en anamorphose

dans le portrait Les ambassadeurs (1533) peint par Hans Holbein : pour obtenir cet

1 Hockney, 2001. pp.12-13.2 Ibid.

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effet de distorsion extrêmement complexe (on ne peut voir correctement le crâne que

d’un seul point de vue) l’artiste aurait dessiné en basculant sa toile sous la projection

de la lentille (fig.4). David Hockney remarque également que, dans certains portraits

d’Ingres, les traits de crayon semblent avoir été « reportés » (dessinés d’après une

projection). L’artiste constitua en parallèle un « mur » de reproductions de portraits

d’artistes illustres – Giorgione, Van Eyck, Holbein, Vinci, Le Caravage, Velasquez -

couvrant une période de 500 ans, qui lui permit de constater la prodigieuse progres-

sion qu’avait connue la représentation humaine, entre le début et la fin de la

Renaissance. Un constat qu’il fit notamment au regard de l’exactitude quasi-

photographique des tissus et armures. La coopération du spécialiste de l'optique

Charles Falco permit de corroborer cette thèse : dès le XVe siècle, pratiquement tous

les artistes avaient recours aux instruments d'optiques. Cette théorie suscita des

réactions enthousiastes mais également négatives :

D'autres, par contre ont été horrifiés par mes suggestions. Selon eux, un artiste qui utilise

l'optique est un artiste qui triche. Leur principal grief était que d'une certaine façon, je portais

atteinte à l'idée du génie artistique et à son caractère inné [...]

Cependant, il y a six cent ans pour un artiste, les projections optiques constituaient une

nouvelle façon, passionnante, de regarder et de représenter le monde extérieur. Ces

nouveaux outils permettaient de créer des images plus immédiates et plus puissantes.

Suggérer que les grands maîtres ont eu recours à l'optique ne diminue en rien la qualité de

leurs oeuvres. Pour moi, cela rend leurs réalisations encore plus extraordinaires.1

Cette thèse contribue à désacraliser le dessin « sur le vif », et nous amène à revoir

d’un œil nouveau les œuvres issues des courants qui suivront la Renaissance.

f. L’estampe

L’estampe apparaît en Europe au XVe siècle avec l’introduction du papier, qui rend

possible ce procédé de report. À la fin du XIVe siècle, les premières xylographies

(gravure sur bois) s’assignent à la sphère religieuse : les images reproduisent les

fresques des danses macabres, la passion du Christ, ou l’iconographie des saints.

Cette technique se généralise et sécularise ensuite rapidement, à travers des images

1 Ibid., p.14.

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populaires, gravées par des dominotiers ; l’invention de la gravure sur métal

détournera l’estampe du milieu populaire au profit de celui des élites. L’invention de

l’imprimerie typographique par Gutenberg vers 1450 marquera pour un temps

l’exclusion de l’image dans l’édition en raison de sa difficulté de reproduction :

jusqu’alors, textes et images cohabitaient étroitement dans les livres d’enluminures,

les parchemins.

Du XVIe au XVIIe siècle, l’engouement que suscite le portrait d’apparat dans la

peinture se répercute dans l’estampe ; le métier s’est développé depuis sa création à

travers des ateliers de gravures renommés, et tout individu puissant se doit d’avoir

son portrait. Le genre restera subordonné à la peinture et la sculpture comme moyen

de reproduction et de diffusion jusqu’à l’invention de la photographie, obéissant aux

mêmes schémas de classifications et courants esthétiques. Bien que populaire par

cet aspect de diffusion, le portrait en estampe reste le domaine des puissants : il

coûte plus cher que le portrait d’apparat, ce qui le rend inaccessible de la

bourgeoisie jusqu’en 1750 (d’où l’absence de portraits populaires individuels)1.

Concernant la ressemblance, la représentation individualisée et exacte du modèle

n’est pas la première préoccupation des artistes et de leurs modèles :

À chaque mort ou à chaque naissance illustre les éditeurs rafraîchissaient en hâte les

cuivres fatigués et ressortaient, sous un nom différent, les mêmes visages. Certains

portraits du pape ou du dauphin firent ainsi plusieurs générations. Cet usage était si

courant qu’on a pu constituer des collections entières de ces “apocryphes du portrait.”2

Le portrait en estampe rejoint le portrait de commande dans sa fonction d’outil de

communication : diffusé à des vues politiques, il assure la promotion d’un

personnage public, le valorise auprès du peuple, d’où l’importance de cet appui pour

la bourgeoisie qui prépare la Révolution (fig.5). En Angleterre, Hogarth s’empare de

l’estampe comme outil de critique sociale, avec la publication, en 1732, de sa

première histoire en image A harlot’s progress (La Carrière d’une Courtisane) (fig.6).

Comme dans la peinture de portrait, des indices visuels donnent la clef du récit sans

texte. Les six estampes racontent l’histoire tragique d’une jeune provinciale, depuis

son arrivée à Londres jusqu’à sa mort. Hogarth marquera son temps par son

1 Béguin, Field, Griffiths, Melot, 1981. p.78-79.2 Ibid.

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engagement social (il publie Four stages of cruelty [Quatre étapes de la cruauté]

dans un format financièrement accessible, qui lui permet de toucher les couches

sociales concernées), l’orientation de la gravure vers la satire et la caricature (qui se

multiplieront durant la Révolution française) et il donne un statut littéraire nouveau à

la satire graphique. Multipliant ironiquement les allusions savantes aux sujets de

référence de la peinture d'histoire (comme Le Choix d'Hercule, dans la première

scène de Harlot's Progress)1, il dialogue aussi, par images interposées, avec les

œuvres littéraires et dramatiques de son temps, celles de Richardson et de Fielding

en particulier ;2 surtout, il parvient à se démarquer des satires graphiques partisanes

qui cherchent à salir leur cible par la caricature, en affirmant l'universalité de ses

characters qui visent des types, non des individus.

Au début du XVIIIe siècle, la profession de graveur bénéficie de l’explosion com-

merciale de la peinture (phénomène qui fut anticipé par des peintres-graveurs

comme Rubens et Van Dijck). Les gravures diffusent les œuvres des artistes

(peintres, sculpteurs, compositeurs) auprès du public, et favorisent leur notoriété :

Des peintres parvenaient à gagner plus d’argent avec les reproductions de leurs oeuvres

qu’avec le tableau, ainsi Ingres qui tira plus de profit des lithographies de son Odalisque

que du prix qu’avait payé Pourtalès pour le tableau.3

Des peintres comme Manet et Millet commencent à dessiner eux-mêmes des

esquisses réduites de leurs oeuvres, afin de satisfaire un public réclamant une plus

grande proximité entre l’oeuvre et sa reproduction. Cependant, l’avènement de la

photographie sonne progressivement la fin de l’estampe comme moyen de

reproduction et de diffusion ; la mise au point de la trame de demi-teinte en

imprimerie, nécessaire à l’impression d’une photographie, transforme l’estampe en

nouveau terrain d’expérimentation artistique. Des artistes tels que Degas, Pissaro

s’en emparent, et investissent pleinement le médium. L’estampe ne fut reconnue

comme œuvre d’art majeure qu’avec la création en 1889 de la Société des Peintres-

1 R. Paulson, Hogarth, The 'Modern Moral Subject' 1697-1732, (New Brunswick and London : RutgersUniversity Press,1991) pp. 256-3192 R. Paulson, Hogarth, High Art and Low, 1732-1750, (New Brunswick and London : RutgersUniversity Press,1992) pp. 185-200.3 Béguin, Field, Griffiths, Melot, 1981. p.108.

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Graveurs.1 En 1870, des artistes américains viennent en France se former à la

gravure ; c’est ainsi que le genre de l’estampe s’exportera aux États-Unis.

C. La fonction testimoniale du portrait photographique

Très vite après son invention, la daguérrotypie s’applique au portrait et assure

certaines fonctions traditionnellement réservées à la peinture et l’estampe : celles qui

réclament l’exactitude de la représentation, comme le portrait de personnalités, le

portrait civil, la reproduction industrielle et toutes les formes de représentation

scientifiques ou documentaires (portrait ethnographique, photo-reportage). D’une

manière générale, le portrait photographique suscite un engouement immédiat qui

n’a jamais cessé de croître. Ce genre, comme la photographie elle-même, se

démocratisera jusqu’à atteindre les couches populaires qui jusqu’alors n’y avaient

pas accès. Ainsi apparaît en 1860 la vogue du « portrait-carte » qui perdurera

jusqu’au XXe siècle ; il sera alors progressivement remplacé par la photographie

amateur issue de la démocratisation de l’appareil photographique dans la première

moitié du XXe siècle.

Le « portrait-carte » institue la photographie au sein de la famille comme usage

sociologique : elle marque les temps forts de l’existence (mariage, naissance) et

devient l’outil privilégié de la mémoire. C’est ainsi que la photographie renoue avec

l’origine funéraire de la peinture en ornant les tombes des images des défunts ; c’est

encore elle qui s’avère être le support le plus adapté pour témoigner d’une personne

absente ou disparue, notamment lors des deux Guerres. Le cliché mortuaire procède

de la même intention ; il remplace le moulage dans la pratique du « dernier portait »,

et permet aux proches de conserver une image posthume du défunt. La

photographie contemporaine réinvestira le genre à travers les oeuvres de Andres

Serrano ou d’Elizabeth Heyert.

Il est intéressant de noter que le plus grand portraitiste du XIXe siècle fut caricaturiste

jusqu’à l’apparition de la photographie ; Félix Tournachon, dit Nadar, atteint la

notoriété grâce à la publication des caricatures du Panthéon de Nadar en 1851, puis

réalisera dès 1854 des portraits photographiques des plus grands artistes de

1 « Il s’agissait d’exposer côte à côte estampes, dessins et peinture sur un même pied d’égalité. [...]On peut estimer que l’opération atteint son but lorsque l’estampe pu s’en passer et être exposéeseule, ce qui arriva une dizaine d’années plus tard. » Béguin, Field, Griffiths, Melot, 1981. p.116.

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l’époque. Le médium sera officiellement et juridiquement reconnue comme Art en

1862, grâce au procès Meyer et Pierson.1

La photographie partage donc quelques grandes fonctions de la peinture de portrait,

cependant, elle suscite de nouvelles problématiques, dont s’empareront Roland

Barthes et Susan Sontag, entre autres. Leurs essais souligneront les spécificités et

ambiguïtés du médium. Car la photographie produit avec rapidité et précision, via la

« machine » et l’œil du photographe l’instantané figé d’une réalité disparue ; cette

trace d’une apparence a dans la conscience collective la valeur d’une preuve, la

preuve de la réalité d’un passé proche ou lointain. Cet aspect documentaire la place

au-dessus du texte ou de l’image picturale sur l’échelle de « l’effet de réel » ; or, la

photographie nécessite d’être expliquée (légendée) pour être comprise, d’où les

nombreuses confusions concernant ce médium et sa perception.

« Les récits peuvent nous amener à comprendre. Les photographies font autre

chose : elles nous hantent. »2

Tout comme la peinture de portrait, le portrait photographique, commandité ou non,

naît d’une tension entre le désir de l’artiste et celui du modèle, et suscite une réaction

de ce dernier face à l’image que le photographe lui renvoie.

Or il n’y a aucune raison pour que le désir d’œuvre du photographe et le désir d’image du

portraituré coïncident : de ce fait, le portrait rencontre toujours sa vérité dans la manière

dont il négocie la tension entre des regards qui se croisent et qui s’éprouvent

mutuellement.3

D. La description littéraire

Il n’est pas question ici de résumer les différents genres du portrait littéraire, mais de

nous pencher sur quelques genres et fonctions qui pourraient trouver écho dans le

second temps de l’analyse de notre corpus. Les genres de la biographie et de

l’autobiographie ne seront quant à eux évoqués que dans la seconde partie, à

1 En 1861, ces photographes portraitistes attaquent en justice leurs concurrents ayantcommercialement exploité l’un de leurs portraits, les accusant de contrefaçon (seule une œuvrepouvait alors en faire l’objet). Leur victoire du procès, en 1862, attribuera définitivement le statutœuvre d’art à la photographie.2 Sontag, S., 2003. Devant la douleur des autres, Christian Bourgois, Paris. p.98.3 Arbaïzar, Gato, Schaeffer, 1997.

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travers les études de P. Lejeune1 ; nous nous restreindrons ici au genre du

« portrait ».

Cette recherche prendra appui sur Le portrait littéraire de J.-P. Miraux. 2

Étienne Souriau donne cette définition du portrait littéraire :

En littérature, le portrait est une description, il donne donc en ordre successif ce que la

vue présente simultanément, et la réflexion littéraire a été très sensible dès les théories

médiévales, à cette particularité et à l’importance de l’ordre adopté. Le portrait littéraire

peut indiquer directement les aspects non visibles de la personne, par exemple donner

ses caractéristiques psychologiques.3

Nous retrouvons les premiers portraits durant la Rome Antique ; l’historien Tacite

dresse un portrait de son beau-père dans sa biographie, La vie d’Agricola (98 ap. J-

C). Les hagiographies de saints au Moyen Âge constituent également les prémices

du genre biographique. La Renaissance sera marquée par les écrits du peintre,

historien et architecte Giorgio Vasari, dont les Vite, publiées en 1550 retracent les

vies des peintres et sculpteurs les plus illustres de son temps, tels Vinci, Raphaël,

Michel-Ange (ce recueil très novateur pour l’époque fera de Vasari le père fondateur

de l’histoire de l’art).

Les Essais de Montaigne, parus en 1571 avec l’émergence de l’humanisme,

consacreront le portrait autobiographique. Puis, à partir du XVIIIe siècle, l’expansion

de la littérature épistolaire fait ressurgir le portrait dans le nouveau genre du « roman

par lettres », Les lettres Persanes de Montesquieu seront publiées en 1721, suivies

des romans épistolaires moralistes de Richardson. La Nouvelle Heloïse de Jean-

Jacques Rousseau consacre le genre en 1761. Au siècle des Lumières, la littérature

se libère peu à peu de l’illusion référentielle : Diderot utilise la littérature pour fonder

un nouveau système de pensée fondé sur le doute et le questionnement, en mettant

en scène des personnages aux personnalités complexes. Après l’ère de la

description de la littérature Réaliste et Naturaliste du XIXe siècle, le portrait

1 Lejeune, P., 1975, Le pacte autobiographique, Seuil, coll. « Poétique», Paris.2 Miraux, 2003.3 Souriau, 1990. p.1162.

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s’orientera vers un effacement progressif des traits du personnage (Stendhal,

Blanchot, Beckett).

a. La fonction introspective de l’autoportrait

L’autoportrait ressurgit à la Renaissance, avec l’émergence de l’Humanisme et cette

nouvelle idée de la conscience de soi qui caractérise l’autonomie de l’individu.

Les Essais de Montaigne font figure de manifeste, en exprimant ce besoin d’explorer

les profondeurs de l’âme par le biais de l’écriture. À l’exemple de Plutarque (46-120),

Montaigne entreprend dès 1572 de dicter à haute voix ses mémoires tandis qu’elles

sont notées par un scribe ; il traite, par cette enquête philosophique, tous les sujets

qui se présentent à son esprit, en revendiquant cet agencement désordonné comme

gage de sa liberté et de sa bonne foi.

L’autobiographie, d’une manière plus large, peut être définie comme l’histoire ou le

portrait d‘une vie qui doit répondre à des critères de vérité, de sincérité et

d’authenticité. Cependant, l’autoportrait présente un rapport au temps qui n’est pas

sans conséquences pour la notion d’exactitude : l’autoportrait est une sorte de quête

perpétuelle qui ne peut jamais fixer l’individu tel qui est, puisque le temps passe. Les

deux sujets (le référent qui décrit et le sujet décrit) sont une seule et même personne

soumise à la mouvance du temps. Le temps de la description est un hors temps : le

sujet passe de récits de faits passés à des projections dans l’avenir, tout en décrivant

des spécificités générales, inscrites dans un présent incertain. L’acte d’écrire fixe un

présent qui, par cette transcription, accède instantanément au passé. Mais c’est

également une pause dans le flux de l’existence, qui permet à l’individu de se

retrouver lui-même. L’auteur cite Erich Auerbach qui propose, afin de dresser avec

exactitude et objectivité le portrait d’un être qui se modifie sans cesse, de peindre le

plus « d’instantanés » possibles pour en déterminer le champ des modifications.

Dans ce cas, bien que les représentations soient aussi diverses que le sujet

changeant, le critère d’authenticité est tout de même respecté.

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b. La fonction testimoniale dans le genre épistolaire et les

mémoires

Les mémoires, par exemple, appartiennent globalement au genre autobiographique, mais

la visée de l‘auteur est d’inscrire le récit rétrospectif de sa vie dans le cadre plus large de

l’histoire de l’histoire politique et idéologique d’un gouvernement ou d’une nation.[...]

Comme pour le genre de l’autoportrait, l’exactitude de l’esquisse doit être

scrupuleusement respectée ; faute de quoi le genre des mémoires basculerait dans celui

de l’autofiction, gommant par là même toute l’authenticité nécessaire à ce type de

littérature de témoignage.1

Le portrait dans les mémoires vise à décrire un individu ayant réellement existé, qui

s’avère souvent être un personnage historique notable ; le duc de Saint-Simon dans

ses Mémoires (1723/1755) peindra des personnalités réelles évoluant à la cour de

Versailles. Dans ce cas précis, le personnage du portrait renvoie à un référent

existant, ce qui dévoile le point de vue subjectif de l’auteur; le portrait n’élabore pas

un personnage mais il exprime un jugement sur un individu, ce qui marque la limite

entre un contexte fictionnel et un contexte réel.

Le portrait épistolaire véhicule des facteurs d’influence : la lettre est de nature

argumentative, et le destinataire, à qui s’adresse le récit, oriente inconsciemment (ou

non) le destinataire dans l’écriture du portrait ; de plus, cette correspondance est

normalement privée. J.-L. Miraux dit de l’écriture de Madame de Sévigné qu’elle

« [... ] revêt également une fonction indéniablement ethnographique ».2

Les portraits de celle-ci, qu’elle dresse dans sa correspondance avec sa fille dans

ses Lettres (publiées en 1725) composent des portraits à partir d’informations

rapportées par des tiers, qui restent moins crédibles que les portraits dont l’auteur a

vu les référents « de ses yeux ». La représentation de la personne réelle passe par

la reconstruction opérée par le lecteur : la représentation est alors conçue ici comme

adéquate, et doit présenter une adequatio rei ac intellectus (une vision conforme au

référent) dans l’esprit du lecteur. La littérature épistolaire donnera naissance aux

procédés de la mise en abyme et du récit enchâssé : à l'intérieur d'un « récit cadre »

prend place un autre récit, reproduction du récit principal dans le cas de la mise en 1 Miraux, 2003. pp.22-23.2 Ibid., p.24.

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abyme, récit dans le récit dans le cas de l'enchâssement. Ces procédés furent

utilisés par les auteurs pour accentuer l’effet de réel sur le lecteur.

c. La fonction heuristique du portrait moraliste

Les Caractères de La Bruyère (1668) dépeignent la société du XVIIe siècle, dans une

série de portraits archétypaux. À partir de l’observation de plusieurs individus, il crée

des personnages représentatifs de son époque, et en représentant le « paraître », a

pour but de dévoiler « l’être » ; en somme le processus de dissimulation et de

représentation qui caractérise l’individu en société. La visée de ces portraits est

figurative mais également heuristique : elle vise à mettre à jour la vraie nature de

l’individu. La Bruyère décrit l’individu fictif puis le révèle par en étudiant son

comportement : il définit ainsi un « caractère ». Cette approche implique toutefois le

point de vue de l’auteur, qui lui aussi, est subjectif :

[...] une bonne approche de la notion de portrait devra donc tenir compte des visées de

l’auteur, des fonctions précises qui leur sont attachées et du milieu, de l’époque, des

relations littéraires et philosophique qu’entretenait l’écrivain avec la pensée et les

idéologies de son temps.1

d. La fonction de vicariance

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le portrait littéraire tout comme le portrait peint obéit à la

fonction de vicariance : l’enjeu est de remplacer l’absence par l’illusion de la

représentation, ce qui crée la double présence de l’individu et de sa figure.

J.-L. Miraux cite L’encyclopédie de Diderot et Dalembert :

L’effigie est pour tenir place de la chose même. L’image est pour représenter simplement

l’idée. La figure est pour en montrer l’attitude et le dessein. Le portrait est uniquement

pour la ressemblance. On pend en effigie les criminels fugitifs. On peint des images de

nos mystères. On fait des figures équestres de nos rois. On grave les portraits des

hommes illustres.2

1 Ibid., p.31.2 Ibid., p.38.

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L’auteur rend présent par la représentation littéraire un être qui préexiste sous un

autre mode. Ce mode peut être réel mais également imaginaire, lorsqu’il s’inclut dans

le portrait de fiction. Le personnage prend vie dans son univers romanesque, dans le

monde de l’Art. L’auteur précise l’enjeu supplémentaire de la représentation :

[...] ce que nous demandons au portrait, sa fonction essentielle, c’est également de nous

rendre présente l’absence, de faire advenir dans le monde de l’art un excès d’être, plus

que du représenté, une perception stylisée. De plus le portrait est légèrement mis en

mouvement [...] comme si la représentation réclamait autre chose que la pure présence ;

comme si elle réclamait la vie.1

Cette réflexion de J.-P. Miraux dévoile deux aspects de la création du portrait ; elle

insiste sur l’affirmation du point de vue, du regard de l’artiste sur son sujet, et lui

réclame une appropriation personnelle. D’autre part, elle mentionne le besoin de

« vie » inhérent à tout portrait. Le portrait doit être animé, simuler le mouvement de la

vie dans l’imaginaire du lecteur. La question de l’apprésentation se pose également :

l’auteur ne décrit pas tout, élude obligatoirement une part de l’objet décrit parce que

cette part n’a pas besoin ou ne mérite pas d’être mentionnée, selon l’auteur.

e. La fonction mimétique dans le portrait réaliste et naturaliste

Les courants de la littérature réaliste et naturaliste accroissent encore l’importance

littéraire du portrait.

L’auteur donne l’exemple du portrait de Madame Firmiani (1832) par Balzac qui

présente en tout seize points de vue qui donnent à voir personnage sous des traits

différents. Cette multiplicité oblige le lecteur à se défaire de l’illusion référentielle au

profit d’une représentation dont la subjectivité est assumée : nous percevons toujours

l’autre en fonction de ce nous sommes. Le point de vue omniscient du narrateur lui

octroie une crédibilité supérieure, même si elle est affaiblie aux yeux du lecteur qui l’a

« relativisée ». Cet exemple montre la prise de distance de l’auteur avec ses

principes d’écriture : le point de vue omniscient du narrateur lui octroyait une

crédibilité supérieure, ici, elle est affaiblie aux yeux du lecteur qui est amené à la 1 Ibid., p.44.

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relativiser. Le projet réaliste vise une représentation de la réalité fidèle et réaliste.

Bien que la notion de représentation implique un point de vue qui ne peut être que

subjectif, Balzac visait une description capable de rendre compte de la réalité

référentielle de la manière la plus exacte et la plus vraisemblable. Il voulait « faire

concurrence à l’état civil » en représentant le personnage le plus fidèlement possible.

Cependant, cette démarche s’inscrit dans un univers fictionnel : l’auteur en

construisant des personnages extrêmement réalistes et issus d’observations,

cherche aussi à dépeindre des types sociaux représentatifs de la société de

l’époque :

Voilà pourquoi certains personnages, dont les portraits physiques, psychologiques,

sociaux et idéologiques sont précisément tracés, accèdent à l’autonomase et deviennent

de véritables références, de véritables types.1

Les œuvres de Zola présentent une particularité : l’auteur dispose au sein du récit

des informations qui manquent au lecteur pour la compréhension du récit. Ceci est à

la base du roman expérimental de sa démarche ; il recrée un univers le plus

fidèlement possible, puis y intègre des personnages fictifs, et les fait évoluer dans cet

environnement, afin de comprendre en quoi l’inné et l’acquis influencent le

comportement humain.

C’est dans ses « carnets d’enquêtes » que l’auteur récolte sa matière première ;

cette prise de note des ambiances, individus, lieux qu’il traverse, retranscrit avec

exactitude la base documentaire qu’il transformera dans ses romans. La fonction de

ces portraits sommaires est mimétique, (l’auteur retranscrit de façon neutre et

concise ce qu’il voit) et implique du même coup une fonction testimoniale. De même

que les portraits de Mme de Sévigné sont considérés comme des témoignages

sociologiques de la vie aristocratique du XVIIe siècle, ces impressions très proches

de l’instantané photographique constituent un témoignage « documentaire » de la vie

populaire à l’ère de la révolution industrielle) ; la fonction testimoniale est présente

dans toute l’oeuvre de Zola. Il est également important de noter que les portraits

naturalistes s’inscrivent dans la durée, comme le prouve la fresque des Rougon-

Macquart ; le lecteur suit les personnages qui se transforment et vieillissent avec le

temps ; ainsi, ils tiennent lieu de marqueurs temporels dans l’univers autotélique du 1 Ibid., pp.98-99.

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récit. Nous avons vu que le portrait autobiographique « fixait » des instants dans la

transformation permanente de l’individu ; de même, l’inscription du portrait de

Tymothéos, de Jan van Eyck, porte cette dimension testimoniale : « Les mots

anticipent sur les changements rapides dont la personne ici représentée à un

moment précis fera bientôt l’expérience. »1

2. Le portrait dans le roman graphique

A. Les formes du portrait en bande dessinée

Comme toutes les disciplines artistiques, la bande dessinée s’est emparée du genre

du portrait. Nous tenterons ici d’en fournir un aperçu, en nous appuyant sur les

données documentaires fournies par l’article de J.-P. Martin2 sur la bande dessinée

biographique.

Celui-ci situe l’origine du genre aux hagiographies laudatives de saints, soulignant

déjà un aspect pratiquement indissociable du genre : l’auteur fait la louange d’un

personnage lambda (l’une des définitions de « hagiographie » étant « biographie

excessivement embellie »).

En effet, la plupart des biographies en bande dessinée, depuis que le genre existe,

se sont montrées édifiantes avec leurs modèles. Ceci pour plusieurs raisons :

l’auteur éprouve de l’admiration, de la sympathie envers son personnage, c’est

pourquoi il décide de lui rendre hommage ; ou bien la bande dessinée fait l’objet

d’une commande et l’auteur se doit de répondre aux exigences du commanditaire.

Cette seconde catégorie définira le genre de la biographie en bande dessinée durant

la première moitié du XXe siècle. Ces histoires édifiantes qui fleurirent après la

séparation de l’Église et de l’Etat en 1905, faisaient suite aux biographies de

« Grands hommes » de l’imagerie d’Epinal (Napoléon, Charlemagne...) et

véhiculaient ainsi les valeurs de l’époque et la morale chrétienne. Le personnage

était un modèle à suivre ou à craindre pour le jeune lecteur (voir les biographies

édifiantes de Jijé sur Baden-Powell, Sainte-Bernadette, Charles de Foucault,...).

1 Schneider, 1994. p.30.2 Martin, J.-P., 2004. « Bio-graphiques », in Bang, n°6, Paris.

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Toutefois, dès 1960, le genre commença à diminuer sans toutefois disparaître (on en

trouve actuellement dans les publications des maisons d‘éditions catholiques,

principalement dans la presse jeunesse).

La biographie graphique se consacre également aux grandes personnalités

politiques. L’une de ces œuvres ne sera pas sans conséquences; il s’agit de Che,

paru en Argentine en 1968 (par H. Œsterheld, A. Breccia, E. Breccia) qui connut à sa

sortie un succès immédiat :

Mais après le coup d’état d 1973, la junte militaire au pouvoir confisque le stock pour en

faire un autodafé. Il devient alors dangereux de posséder et de lire cette bande dessinée.

L’engagement des auteurs n’était pas feint : le scénariste Œsterheld, qui était entré dans

la clandestinité, sera porté disparu au large des côtes argentines quelques années plus

tard.1

Nous retrouvons également les biographies de Matin Luther King, L’abbé Pierre, Eva

Perron... Cependant, l’auteur précise que les personnages les plus représentés en

biographies sont les artistes. Plusieurs motivations se retrouvent à l’origine d’une

biographie d’artiste : la curiosité qui pousse à « creuser » l’histoire officielle, l’espoir

de mieux comprendre l’artiste et son oeuvre en retraçant son parcours. Ou lui rendre

hommage ; Billie Holiday2 (fig.7) est un magnifique exemple dans lequel les auteurs

(J. Muñoz et C. Sampayo) expriment leur admiration envers la diva, leur passion

pour le jazz. Il feront même davantage : le lecteur, qui pénètre dans la vie intime de

la chanteuse qui était alcoolique et toxicomane, prend conscience de l’ampleur du

harcèlement médiatique et policier dont elle fut victime, ceci sur fond d’une Amérique

rongée par la ségrégation raciale. Par un subtil jeu de points de vue, les auteurs

posent un regard très critique sur la société américaine des années 30 et 40, ainsi

que sur les médias, qui contribuèrent à accélérer la chute de Billie Holiday. Toutefois,

les auteurs ne tombent jamais dans le misérabilisme ou le pathos ; en communiquant

leur sentiment d’injustice, ils opèrent une sorte de réhabilitation de la « personne

privée » de la chanteuse. Cette œuvre nous montre donc que l’engagement de

l’auteur, ses valeurs, son éthique transparaissent de façon extrêmement claire dans

une biographie, par le choix de la personnalité et par la construction du récit.

1 Ibid., p.104.2 Muñoz, J., Sampayo, C., 1991. Billie Holiday, Casterman, Paris.

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Car la question se pose : où est l’auteur dans la biographie? Billie Holiday, encore

une fois, nous offre un exemple tout en finesse. Ce récit, qui reste encore soumis aux

schémas de la bande dessinée classique « audiovisuelle », laisse toutefois entendre

la voix de ses auteurs : dans la voix-off, dans le personnage d’Alack Sinner (héros de

leur série), et dans les commentaires libres qu’attribue le dessinateur, Muñoz, aux

« figurants » du récit. De même, la construction du récit par enchâssement implante

cette oeuvre dans la bio-fiction : le récit principal rétrospectif de la vie de Billie

Holiday est intégré dans un récit secondaire qui le contextualise, et dans lequel le

lecteur bénéficie de trois points de vue – celui du narrateur omniscient, celui d’Alack

Sinner et celui d’un journaliste New Yorkais. Cependant, une préface écrite par le

critique de jazz Francis Marmande atteste le propos des auteurs en fournissant des

éléments biographiques, fonction également assumée par les photographies qui

l’accompagnent (nous traiterons dans un second temps de l’importance cruciale de la

photographie dans le notre corpus). Les auteurs traitent sur un mode similaire la vie

du chanteur Carlos Gardel1 dans la biographie du même nom parue en 2008.

Les écrivains, mais surtout les plasticiens seront les sujets de biographies

graphiques, et par la nature de leurs œuvres, susciteront d’autres interrogations.

Comment reproduire les œuvres de l’artiste (peintures ou dessins) au sein même du

récit ? Quel type de représentation choisir ? Si le fait de redessiner les œuvres

assure une homogénéité graphique et une continuité narrative, l’intégration d’images

de natures différentes comporte le risque d’extraire le lecteur de l’immersion de la

lecture. Emmanuel Guibert, avec Le photographe,2 fera une démonstration plus que

convaincante de cette dernière option.

Le point de vue de l’auteur, et sa place dans le récit posent question. Chaque auteur

donne sa propre réponse ; celle de Joann Sfar sera de faire de Pascin3 une

autofiction. Les contraintes biographiques constituées par quelques grandes lignes

de la vie du peintre définissent le cadre narratif propice à accueillir la liberté narrative

et la verve graphique de l’auteur. Signe de cette liberté : l’auteur rendra un double

hommage en donnant à Pascin les traits de Serge Gainsbourg.

1 Muñoz, J., Sampayo, C., 2008. Carlos Gardel, La voix de l’Argentine, Futuropolis, Paris.2 Guibert, E., 2008. Le photographe (intégrale), Dupuis, coll. « Aire Libre », Paris.3 Sfar, J., 2005. Pascin (intégrale), L'Association, Paris.

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L’auteur note également comme œuvres récentes Mc Cay1 de T.Smolderen et J.-P.

Bramanti, un récit qui s’organise autour de la figure emblématique du dessinateur

américain ; la biographie de Giacometti, Alberto G2 (Lambé et De Pierpont) se tisse

autour de l’échec de l’artiste à sculpter des têtes d’après nature.

Or aujourd’hui, (et comme nous le verrons à travers cette étude) la biographie

graphique n’a plus le privilège des célébrités. Le même Emmanuel Guibert nous le

démontrera à travers Le photographe et La guerre d’Alan,3 qui sont des portraits de

ses amis. De l’hagiographie des origines aux récits intimistes d’ « anonymes », la

biographie graphique semble refondre ses limites.

B. Roman graphique : définition et origine

La guerre d’Alan (fig. 8), que nous venons de citer, appartient à un genre qui n’est

pas celui de la bande dessinée dite « classique ». C’est un roman graphique. Dans le

champ de la bande dessinée actuelle, le terme désigne une publication en un tome

d'une histoire complète dont la structure formelle et narrative tend à une certaine

expérimentation, en opposition au format courant de l’album de bande dessinée de

série (48 pages cartonné couleur).

Le roman graphique tend à se rapprocher de l’édition littéraire : le format est variable

mais souvent plus petit, généralement plus épais, en couleur ou en noir et blanc ; le

contenu se démarque par une certaine exigence artistique, une densité narrative et

par l’affirmation d’une voix d’auteur singulière.

Le terme fut inventé en 1978, par Will Eisner, qui publia le premier récit du genre :

A contract with God, une bande dessinée de 178 pages regroupant quatre nouvelles.

L’auteur estimait que cette œuvre « sérieuse » inspirée de ses expériences

personnelles, qui repoussait les limites de la bande dessinée de l’époque, ne pouvait

pas être qualifiée de comic, terme qui rappelait trop la bande dessinée d’humour

enfantine. Il choisit donc celui de Graphic novel, plus approprié à la taille et au

contenu de l’histoire. En France, le premier éditeur qui s’émancipa du format de

l’album cartonné fut Casterman, avec la collection : romans (À SUIVRE), où allaient

1 Bramanti, J.-P., Smolderen, T., tome.1, 2000 ; tome.2, 2002 ; tome.3, 2003. Mc Cay, Delcourt, Paris.2 De Pierpont, P., Lambé, É., 2003. Alberto G, Le Seuil, Paris.3 Guibert, E., tome.1, 2000 ; tome.2, 2002 ; tome.3, 2008. La guerre d'Alan, L'Association, coll.« Ciboulette », Paris.

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s’impliquer entre autres Tardi, Comès , Schuiten & Petters, Muñoz & Sampayo. Les

auteurs pouvaient pour la première fois publier leur histoire en un volume, et créer

leurs histoires en fonction de cet élargissement de l’espace narratif. Mais l’œuvre qui

allait consacrer le graphic novel fut Maus1 de Spiegelman, un récit de plus de 250

pages (d’abord publié par chapitres dans Raw) qui remporta un Prix Pulitzer en 1992,

le seul dans l’histoire de la bande dessinée.

(Il est intéressant de noter le paradoxe qui consiste à qualifier de « romans »

graphiques des récit « autobiographique » tels que Maus, La guerre d’Alan, ou

encore Persépolis,2 L’ascension du Haut Mal).3

C. Maus et La guerre d’Alan : deux portraits en roman graphique

Maus a beau être l’une des œuvres les plus singulières de l’histoire de la bande

dessinée, elle s’inscrit dans le vaste mouvement de la culture alternative qui naît aux

États-unis dans les années soixante.

L’Underground qui émerge dans les années 60 s’adresse délibérément à un public

adulte. La première génération d’auteurs alternatifs prend son essor autour de 1965 ;

c’est l’époque de l’émergence du mouvement pacifiste contre la guerre du Vietnam,

des hippies et des festivals de rock, de la révolution psychédélique, de la naissance

du féminisme et de l’écologie, de l’émancipation des minorités et plus globalement du

rejet des valeurs conservatrices de l’Amérique. Ainsi naissent des magazines

alternatifs qui vont réserver de plus en plus d’espace aux comics ; devant le succès

de ces suppléments, les dessinateurs décident de publier leur propres tabloïdes (au

format des journaux), dont Yellow Dog sera le plus célèbre. Avec la parution de la

revue Zap Comix en 1968, Robert Crumb s’impose comme le chef de file d’un

mouvement amorcé depuis quelques années.

C’est dans cette effervescence qu’Art Spiegelman fait ses premiers pas dans la

bande dessinée.

Il publie tout d’abord dans diverses revues et fanzines alternatifs : Wild, Nope, Help,

Chigago Mirror, Bijou Funnies). Toutefois, en 1968, il est interné quelques mois en

1 Spiegelman, A., tome.1, 1987 ; tome.2, 1992. Maus, Flammarion, Paris.2 Satrapi, M., 2007. Persépolis, (intégrale) L'Association, Paris.3 David. B., 1996 à 2003, six tomes. L’ascension du Haut Mal, L'Association, coll. « Éperluette »,Paris.

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hôpital psychiatrique; il abordera cette période à travers quelques bandes dessinées

« cathartiques » : Poems from the booby-hatch (1969, Prisoner of the hell planet

(1975). Il explorera dans ses créations le domaine du rêve et de la psychanalyse

faisant référence au Little Nemo de Winsor Mc Cay, à Goya dans Real dream : the

sleep of raison produces monsters (1974), il rend également hommage à Rube

Goldberg et ses machines absurdes avec Auto-destructo, suicide device (1973).

Lewis Caroll et William Blake l’inspirent dans Grain of sand comic (1969), ainsi que

Picasso dans Ace Hole, mitget detective (1974). Les références sont nombreuses,

d’autant que Spiegelman questionne sans cesse les limites de son médium ; il joue

sur la temporalité et la relation entre des cases, construisant des architectures de

pages complexes qui n’hésitent pas à casser le sens de la lecture pour obliger le

lecteur à revenir en arrière, ou à étirer le temps au sein du récit. Il exprimait

récemment cet aspect particulier de la bande dessinée :

Même à l'époque où je savais à peine lire, j'ai découvert que ce qu'il y avait de bien avec

la BD, c'est que les images ne bougeaient pas. On peut revenir dessus et les étudier

sous un angle différent, passer à la suivante, revenir en arrière.[...]

C'est peut-être pour ça que ça ne m'intéresse pas de faire un film. Quand les choses sont

immobiles, on peut bouger. Quand tout bouge, on est paralysé.1

Le suicide de sa mère en 1968 marque l’apparition d’un thème qui se révèlera

récurrent dans ses créations : l’autodestruction envisagée sous l’angle de l’absurde

et de l’humour. Nous le retrouverons dans Auto-destructo device (1973) ; la

couverture de Breakdowns (1977, réédité en 2008) ;2 Cascade 11/12 (1979).

Alors qu’il est professeur de bande dessinée à la New York School of Visual Arts, il

fonde Raw avec sa femme Françoise Mouly. Le premier numéro paraît en 1980, elle

s’imposera comme le manifeste de la nouvelle bande dessinée d’avant-garde. Objet

se démarquant de la production habituelle par son excellente qualité graphique et de

fabrication, Raw est un support d’expression dans lequel la bande dessinée s’affirme

définitivement comme Art ; Spiegelman et Mouly publient des avant-gardistes de tous

horizons (Jacques Tardi, Francis Masse, Joos Swarte, Muñoz & Sampayo, et plus

tard Ever Meulen, Chris Ware) et rendent hommage aux grands noms de son 1 Manzoni, R., 12/07/2008. « Comment devient-on Art Spiegelman ? », émission Métropolis, Arte,Strasbourg. http://www.dailymotion.com/video/x64av5_comment-devienton-art-spiegelman_creation2 Spiegelman, A.,1978 (éd. originale), 2008. Breakdowns, Casterman, Paris.

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histoire. Mais ce sera également l’occasion pour Spiegelman de pré-publier les

épisodes de Maus, dès 1980. L’œuvre connaîtra un succès sans précédents, sera

traduite en vingt langues et récompensée d’un prix Pulitzer en 1992 (la France

honorera l’auteur de la Médaille des Arts et des Lettres en 2005).

Puis Spiegelman collaborera durant dix ans au magazine New Yorker, suscitant de

nombreuses controverses avec ses couvertures engagées et impertinentes (un

recueil de ces couvertures sera publié en 2003).1

Nous allons tenter de retracer brièvement le contexte éditorial de la première

publication de La guerre d’Alan.

La France de mai 68 voit émerger une nouvelle bande dessinée créative et

contestataire, influencée par l’underground américain, qui rompt définitivement avec

la tradition enfantine de la BD, jusqu’alors dominante. Ainsi émergent les structures,

collections et hebdomadaires tels que Charlie Mensuel, L’Écho des Savanes, Fluide

Glacial, (ÀSUIVRE), Futuropolis, qui seront des viviers de la bande dessinée

nouvelle, et imposent une conception de l’auteur comme artiste à part entière, là où

la collaboration traditionnelle entre scénariste, dessinateur et coloriste de la BD

classique se définissait plutôt sur le mode de la production industrielle ou artisanale.

Les noms de Tardi, Pratt, Muñoz & Sampayo sont définitivement attachés à des

œuvres d'auteur. La maison d’édition Futuropolis réédite (et réévalue), dans des

ouvrages de qualité, quelques grands noms des comics d’outre-Atlantique. Toutes

choses égales par ailleurs ce parcours suit une trajectoire parallèle à celle de l’avant-

garde américaine du moment (Raw), et les échanges entre les deux continents se

multiplient.

Or, à la fin des années 80 survient une crise des ventes de magazines dont la

plupart de ces publications aventureuses ne se remettront pas. Ne subsiste alors

pour les jeunes auteurs que la possibilité d’être publiés dans de grosses structures

telles que Dupuis, Dargaud, Glénat, spécialisées dans la bande dessinée

traditionnelle (de genre), sous la forme classique des albums cartonnés.

Cette solution ne convient pas à Jean-Christophe Menu et ses amis. Après un

passage à Futuropolis, ce jeune auteur, qui a choisi très vigoureusement le « camp »

de la bande dessinée alternative, commence à publier des fanzines tels que Le lynx

1 Spiegelman, A., 2003. Bons Baiser De New York, Flammarion, Paris.

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à tifs, Glob’off . En 1990, il crée officiellement L'Association avec ses amis Killoffer,

Matt Konture, Stanislas, Lewis Trondheim, David.B et Mokeït. J.-C. Menu prend les

commandes de la maison d’édition, et crée une ligne graphique et éditoriale qui se

démarque par ses formats, proches du livre, par le choix du noir et blanc, et la

production de récits d’auteurs dans le registre autobiographique. Ces choix

esthétiques s'inscrivent dans la filiation directe de Raw ou Futuropolis : un graphisme

original et élégant, une impression soignée sur un papier de qualité, des récits dont

le contenu prime sur la virtuosité formelle. Ici encore, le parallèle s'affirme, entre la

« nouvelle bande dessinée française » et le refus des codes conventionnels, affiché

par l'underground américain :

Apparition de personnages connus, langage pictural plus que traditionnel après environ

trois-quarts de siècles d’existence, jusqu’au format qui est familier, mais sans les limites

que constituent l’appartenance à un studio de bandes dessinées célèbres où il faut suivre

les directives et rendre le travail à temps.[...] Ce qui était remis en question, c’était la

tranquillité de ceux qui sont prêts à ne pas penser.1

Mais nous sommes des classiques ! C’est pour ça que certains ont du mal à nous

cataloguer, car nous sommes à la fois dans l’avant-garde et dans un certain classicisme,

ce qui n’a rien à voir avec l’académisme dégénéré qu’on peut voir partout.2

La publication française de Maus (Flammarion, 1986) a joué un rôle déterminant

dans l’esthétique de cette nouvelle ligne éditoriale. Chef de file des maisons

d ‘éditions indépendantes (Cornélius, Ego comme x, Atrabile...), L’Association

contribuera à imposer le roman graphique à travers des succès tels que Persépolis,

L’Ascension du haut-mal, Lapinot. Toutefois, la singularité de cette maison d’édition

est aussi d’avoir investi brillamment le champ théorique et expérimental de la bande

dessinée, à travers les publications de L’Oubapo et de la revue L’éprouvette.

Emmanuel Guibert publiera dès 1996 dans la revue Lapin les premières planches de

L’enfance d’Alan, puis en 2000 le tome I de La guerre d’Alan ; cette œuvre est

construite sur le récit que lui fit son ami Ingram Alan Cope, mobilisé en France durant

la Seconde Guerre Mondiale lorsqu’il était un jeune GI américain. Guibert publie 1 Bisceglia. J., Brod, S., 1986. Underground USA La bande dessinée de la contestation, Corps 9Éditions. p.20.2 Bellefroid, T., 2005. Les éditeurs de bande dessinée Entretiens avec Thierry Bellefroid, Nifle. p.11.

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ensuite chez Dupuis une série d’albums : La Fille du professeur, Les Olives noires,

Le capitaine écarlate ; également deux séries dans l’édition jeunesse : Les sardines

de l’espace, avec Joann Sfar (2000 à 2004) et Ariol, avec Marc Boutavan (2002 à

2004) chez Bayard Presse. Son plus grand succès reste cependant la série Le

Photographe, avec Didier Lefèvre et Frédéric Lemercier (trois tomes de 2003 à

2006) : il élabore cette bande dessinée à partir du récit de son ami, le

photojournaliste Didier Lefèvre, parti couvrir en 1986 une mission de Médecins Sans

Frontières en Afghanistan. Ce récit se distinguera par sa forme inhabituelle : des

photographies côtoient les dessins et textes, dans une mise en page classique de

bande dessinée (au début 2007, peu après avoir été récompensé par le Festival de

la Bande Dessinée d’Angoulême, Didier Lefèvre décèdera des suites d’une crise

cardiaque). Emmanuel Guibert a achevé en 2008 le tome III de La guerre d’Alan. Il

prévoit d’étaler le projet d’Alan en trois cycles, composés chacun de trois récits :

après La guerre d’Alan suivra L’enfance d’Alan puis Alan, le récit de leur amitié.

Maus et La guerre d’Alan possèdent une base narrative identique : un auteur

représente l'expérience vécue par un proche pendant la Seconde Guerre Mondiale ;

le « modèle » raconte lui-même son histoire sous forme d'un récit oral, que l’auteur

enregistre et qui constitue la matière brute du récit. L’auteur reconstruit l’histoire de

cet individu sur un mode autobiographique, en manifestant très fortement sa volonté

de rester fidèle à l'expérience réelle.Ces oeuvres sont donc structurellement proches.

Cette filiation, Guibert ne s’en cache pas ; il a souvent mentionné l’influence décisive

qu’eut l’oeuvre pionnière de Spiegelman sur La guerre d’Alan.

Dans cette deuxième partie, nous tenterons d’analyser et de dégager les analogies

et différences entre ces deux oeuvres, à travers l’étude de leurs structures narratives

et formelles.

Partie II — Structure croisée de Maus et La guerre d’Alan

1. Maus : l’échec de l’élucidation du portrait

A. Une structure narrative polyphonique

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Maus, d’Art Spiegelman, dresse le portrait de son père Vladek Spiegelman, un juif

polonais rescapé des camps de la mort qui a émigré à New York après la Seconde

Guerre Mondiale.

L’auteur lui laisse la parole : Vladek raconte alors, sous forme de divers flash-backs,

le récit de sa vie pendant l’Holocauste. Il débute par le récit de son existence en

Pologne, sa rencontre avec Anja et leur mariage, tandis que le Nazisme progresse

en Europe. Vladek et Anja tenteront de fuir, en vain. Ils perdront leur fils Richieu

durant la traque par les Nazis, puis seront déportés à Auschwitz, d’où ils ne

ressortiront qu’à la fin de la guerre. L’auteur ne raconte pas la vie de son père : celui-

ci lui raconte la guerre.

Construite sur un mode autobiographique, Maus présente l’histoire paternelle

intégrée à celle du fils, qui rend compte de l’élaboration du livre dans un récit qu’on

pourrait tout autant qualifier d’autobiographique. Deux récits parallèles enchâssés

s’offrent alors au lecteur : il suit par flash-backs l’histoire de Vladek et Anja, mais il

partage également la relation difficile qui unit l’auteur à son père, un homme obsédé

par la survie individuelle, un trait qui s’exprime par son attachement excessif aux

choses matérielles, et par une dureté certaine dans ses relations affectives.

a. Le couple parental dans la guerre

L’action de Maus fait l'objet d'une focalisation précise : le récit débute par le mariage

de Vladek et Anja et se termine avec leurs retrouvailles. En d’autres termes, nous

suivons l’histoire du couple parental pendant la guerre (les deux éléments s’étalant

sur la même période) retranscrit par Spiegelman (par commodité, nous nommerons

l’auteur par son nom de famille, et son père par son prénom).

L’auteur est-il vraiment à l’origine de cette focalisation ? Vu le souci constant de se

montrer fidèle au témoignage du père (aspect que nous étudierons plus tard), ce

choix semble se déduire naturellement du récit de Vladek. La force avec laquelle ce

dernier protège sa femme tout au long de la guerre ne fait que renforcer ses remords

de ne pas avoir pu ou su empêcher son suicide.

b. L’autobiographie comme framing-device de la biographie

« Refusant le principe du narrateur omniscient, Spiegelman aborde son récit à

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hauteur d'homme. »1

Phillipe Lejeune définit l'autobiographie ainsi: «... récit rétrospectif en prose qu'une

personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie

individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité. »2

La condition de l'autobiographie est l'identité des référents auteur / narrateur /

personnage principal. Nous savons que l'auteur est Art Spiegelman, or, il est

impossible de déterminer qui des deux hommes est le narrateur et le personnage

principal dans Maus, car Vladek ne peut pas être réduit à un personnage secondaire.

L'auteur et son père racontent et interprètent chacun leur récit : ils en sont à la fois

les narrateurs et personnages principaux.

Maus présente donc deux récits autobiographiques enchâssés et alternés,

possédant leur énonciation propre.

Le récit de l’auteur revêt ici la fonction de « framing device » (récit-cadre qui

contextualise un autre récit) Dans quel but ? Spiegelman aurait tout aussi bien pu

adopter un point de vue omniscient et plonger directement le lecteur dans l'histoire

de Vladek. En refusant cette solution, il exprime le désir de séparer sa subjectivité de

celle de son père : adopter un point de vue omniscient aurait privé Maus du récit de

la relation père-fils, dimension tout aussi importante que le récit de l’Holocauste, et

qui contribue largement à créer cette œuvre littéraire riche et complexe. De plus, le

lecteur ne peut qu’être touché par le récit de cette relation père / fils, l’un des sujet

les plus universels qui soient.

Maus est donc composé de deux récits :

Récit-cadre : le contexte est celui du temps de l'écriture (à partir de 1978). Le

narrateur (Spiegelman) axe le récit sur la description de son père, en s'exprimant à

l'imparfait sur le mode du récit personnel, à la première personne du singulier. Sa

voix de narrateur introduit l'action par des indicateurs spatio-temporels – « Au cours

des mois suivants, je suis allé régulièrement voir mon père pour écouter son

histoire ».3 – et commente ces rencontres ; à mesure que progresse le récit les

interventions du narrateur via les récitatifs sont peu à peu réduits par l’auteur. Il

1 Dejasse, E., 2005. « Les nouveaux territoires de l’intime », in Bandes d’auteurs, Art Press Spécial n°26,

Paris, p.28.2 Lejeune, P., 1984. p.14.3 Spiegelman, 1987. p.28.

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communique ses impressions, ses émois, ses jugements, en les transférant de

l'espace narratif à l'espace dialogique ou monologique, probablement par souci de

clarté, pour ne pas interférer avec la voix du narrateur qui occupe une place

importante dans le récit du père. L'action sous forme de dialogues au présent met en

scène Spiegelman comme personnage principal, et introduit le récit de Vladek.

Récit encadré : Le contexte passe du temps de l'écriture (à partir de 1978) au temps

des faits (à partir des années 30). Le narrateur (Vladek) relate sa vie durant la

guerre, en s'exprimant à l'imparfait sur le mode du récit personnel, à la première

personne du singulier. Le récit de Vladek vient toujours en second temps, au sein

d'une discussion avec son fils qui lui demande de reprendre là où il en était resté. Le

récit rétrospectif s'inscrit sur quelques cases dans le présent (exemple : les deux

hommes parlant dans la cuisine) puis la voix dialogique de Vladek se transforme en

voix-off (formellement, le texte glisse du phylactère au récitatif) (fig.9). Le lecteur

plonge alors visuellement dans le contexte du récit au passé (exemple : nous

sommes en 1936 à Sosnowiec). L'action sous forme de dialogues au présent met en

scène Vladek comme personnage principal.

Nous constatons donc que ces récits possèdent strictement la même structure. La

filiation naturelle des deux récits (le père engendre le fils comme le passé engendre

le présent) les place en abyme : l'histoire de Vladek est incluse dans l'histoire de

Spiegelman, comme son origine. Ce processus, comme nous le verrons plus tard,

« complique » brillamment le portrait du père ; le voir évoluer dans le présent du récit,

permet au lecteur d’en percevoir une image plus riche, plus complète. Ceci nous

ramène également à la mouvance du portrait dans la littérature autobiographique :

Dès lors, l’autoportrait autobiographique est fondé sur une succession de repentirs, une

accumulation de retouches, un enveloppement incessant des contours qui induisent une

appréhension stylistique nouvelle de l’objet à décrire, une écriture non point du

ressassement mais de l’addition, une écriture non de la rature et de la correction, mais de

l’ajout contradictoire lié à l’inéluctable déroulement du temps.1

c. L’usage du flash-back

Le temps des faits s'étend de 1930 à 1945, tandis que le temps de l'écriture s'étend 1 Miraux, 2003. p.21.

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de 1978 à 1991. Le récit de Vladek se déroule durant la Seconde Guerre Mondiale,

celui de Spiegelman prend place au présent de la préparation du livre : ce dernier

semble écrit au jour le jour, comme un journal intime, ce qui fut vraisemblablement le

cas pour premiers chapitres. Les temps grammaticaux des deux récits sont

identiques : les narrations alternent entre passé simple, passé composé, imparfait.

L'histoire de Vladek parvient au lecteur dans le récit de l’auteur par flash-backs ; ce

morcellement d’une histoire délivrée au goutte-à-goutte crée une tension qui tient le

lecteur en haleine.

Cependant, deux exceptions se détachent de la double temporalité de l’histoire. La

préface (en bande dessinée) présente une scène qui se déroule en 1958 (ce temps

intermédiaire entre les deux récits annonce déjà que pour Vladek l’Holocauste est

présent pour toujours).

Une autre scène montre l’auteur non pas « hors temps » mais « hors récit » : nous

sommes l’année de la sortie du premier tome de Maus, et Spiegelman assis à son

bureau s’adresse au lecteur en lui rappelant les dates-clés du récit. Cette extraction

délibérée de l’auteur du temps du récit agit comme un « hors temps », une pause qui

annonce un temps nouveau. En effet, le lecteur apprend la mort du père :

Spiegelman le dit et le montre (il se représente à son bureau avec un

magnétophone, non pas, comme d’habitude en visite chez son père).

Un glissement s’opère : le temps de l'écriture fait une incursion exceptionnelle dans

le temps des faits du récit.

d. « Journal d’une relation » ou le pacte autobiographique

Le pacte référentiel nous certifie que l'objet du livre est bien le déroulement de l'existence

de l'auteur lui-même. Le pacte de lecture exige de nous que nous croyions et acceptions

les propos tenus sur la ligne de vie retracée par l'auteur.1

« Mais papa, c'est un matériel extra. Ça rend l'histoire plus vraie, plus humaine. »2

Spiegelman proteste ainsi, lorsque Vladek lui demande de ne pas parler d’un amour

de jeunesse dans le livre. Mais cette phrase pourrait tout aussi bien s’appliquer au

processus de dévoilement qui régit l’ensemble de l’œuvre et qui intègre des éléments

1 Miraux, 2003. p.18.2 Spiegelman, 1987. p.25.

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autobiographiques appartenant à Spiegelman lui-même. En opérant ainsi, l’auteur

met le lecteur dans la confidence. Le lecteur croit naturellement l'histoire, l'accepte

comme véritable. De plus, ce récit-cadre possède une fonction évaluative ; tel un

commentaire, il oriente forcément l’interprétation du lecteur.

C’est donc ce deuxième niveau autobiographique qui engage le lecteur à souscrire

au double-pacte de lecture.

Le personnage de Spiegelman manifeste également plusieurs fois son désir

d'exactitude par sa façon de capter (technologiquement ou non) la parole paternelle :

il court noter une conversation avant de l'oublier, il se représente en train

d'enregistrer ou d'écouter les enregistrements, permettant ainsi au lecteur de vérifier

la fidélité de la retranscription.

Il fait également intervenir des témoins de sa bonne foi, comme ici, Mala : « ... très

juste... objectif. J'ai beaucoup aidé ici après l'enterrement d'Anja, c'était exactement

comme tu le racontes. »1 Nous verrons ensuite comment la photographie achève de

jouer ce rôle de certification.

Ce procédé autobiographique n’est pas sans rappeler les journaux intimes ou autres

correspondances d'artistes traitant de leurs oeuvres en cours, et qui dévoilent leurs

réflexions théoriques. C’est le cas de Journal d'un album,2 de Dupuy & Berbérian,

une bande dessinée qui possède la particularité de présenter comme trame

principale l’histoire de sa propre élaboration, tout comme Abbé Pierre, le défi,3 de

Baudoin. Le fait de se mettre en scène au sein de son œuvre est un procédé

désormais courant chez les auteurs de L’Association.

Or, l’intention est ici différente : bien que Spiegelman nous livre ses réflexions sur le

travail et la responsabilité d'auteur, ce récit vise essentiellement à dévoiler la relation

qui l'unit à son père afin de compléter le portrait de celui-ci. L'auteur ne nous laisse

visuellement rien entrevoir de sa vie sociale et professionnelle. Il n'aborde ces sujets

que par le prisme du livre ; il se représente toujours en visite chez son père (à Rego

Park, aux Catskills).

Que dit cette voix ? L’auteur dresse le portrait d’un homme qui a survécu aux camps,

se révèle être bourré de défauts: obsessionnel, pingre, maladroit, ronchon. L’auteur

dira à ce propos: « La réalité c’est que Vladek avait un caractère difficile, une série

1 Spiegelman, 1987. p.106.2 Dupuy, P., Berbérian, C., 1994. Journal d’un album, L’Association, coll. « Ciboulette », Paris.3 Baudoin, É., 1994. Abbé Pierre, le défi, Tom Pousse.

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de défauts, mais aussi qu’il m’aimait. [...] En le glorifiant, j’en aurais fait un saint, ce

qui aurait été stupide et inutile. »1

Un portrait pas particulièrement flatteur, mais extrêmement drôle et touchant, et qui

tire toute sa substance de cette dualité : le Vladek du passé et le Vladek du présent

forment un tout indissociable, humain.

La voix de l’auteur se fait également entendre dans les moments de crise : il fait part

au lecteur de ses doutes et états d’âme dans des monologues ; il se confie à

Françoise, sa femme, ou à Pavel, son psychanalyste. Car si ce récit reste assujetti à

sa fonction de supplément attaché au portrait de Vladek, il reste de nature

autobiographique. L’auteur livre un témoignage autobiographique sur l’état de ses

relations avec ses proches, de 1978 à 1982 ; nous rejoignons encore une fois cette

idée d’ « instantané » propre à la littérature autobiographique. Ces portraits sont

autant d’images figées et anachroniques de ces individus tels qu’ils le furent à une

période de leur vie ; et l’auteur lui-même soumis au passage du temps reconstruit cet

autoportrait à partir de sa propre perception –sa mémoire – ancrée dans une époque

donnée.

e. Complexité des situations dialogiques

Le récit principal dépeint des individus perpétuellement en conflit : entre Spiegelman

et Vladek , entre celui-ci et Mala, sa seconde femme. Vladek, qui n’a jamais fait son

deuil, la rejette sans cesse car il n’oublie pas Anja, dont il ne se pardonne pas le

suicide. La tension entre les deux hommes atteint son point culminant lorsque

Spiegelman apprend que le journal intime de sa mère, qu’elle lui destinait, a été jeté

par Vladek. Moment crucial qui marque la fin du tome I ; l’auteur sait désormais qu’il

n’élucidera jamais l’histoire de sa mère, et par là l’histoire familiale. Il se sait

également condamné à n’avoir qu’une version de la guerre (qui sait quelle œuvre

aurait pu naître du croisement de ces trois subjectivités ?). Ceci ne l’empêchera pas,

en fin de compte, de faire jouer ces tensions et ainsi de multiplier les points de vue.

La force de l’auteur réside justement dans ces apories ; après avoir refermé le livre,

1 Fevret, C., Kaganski, S., décembre 1992. « Pour mémoire», interview d’Art Spiegelman, in Les

Inrockuptibles, Paris, p.104.

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bien des questions resteront en suspens dans l’esprit du lecteur, certaines ont trouvé

des réponses, d’autres pas. En résonance au portrait impossible de Vladek, Anja par

sa disparition sonne comme une « contre-voix », une désapprobation silencieuse.

Des personnages secondaires, forces neutres, dialoguent avec l’auteur : Françoise,

sa femme et Pavel, son psychanalyste.

Toutes ces tensions forment un écheveau familial complexe, et dépeignent des

personnages énigmatiques, ambivalents, contradictoires (comme le sont également

les personnages du récit de Vladek) qui se dévoilent par leurs interactions. L’auteur

valorisera les discussions avec son père par un cadrage théâtral continu, afin de

laisser le lecteur se concentrer sur les dialogues ; c’est dans ce cadre particulier que

Spiegelman utilisera la présence de Mala, qui elle-même a vécu les camps, comme

angle révélateur de la subjectivité du témoignage de Vladek. Il signifiera ce rejet

dont elle est victime par une exclusion graphique et narrative :

Les échanges entre Spiegelman et son père, notamment, sont spatialisés de manière à

souligner la mise à l’écart de la belle-mère, qui se trouve systématiquement reléguée

dans les parenthèses du récit, dans la cuisine, le hall d’entrée, avant ou après le

témoignage central du père.1

Le portrait de Vladek est « taillé » par ces différents points de vue qui, bien que

passés sous la plume de l’auteur et de son regard subjectif, créent un personnage

multiples facettes. L’illusion référentielle se dilue dans l’esprit du lecteur, qui ne

parvient pas à se fixer sur l’une ou l’autre des définitions de Vladek ; ce qui le conduit

à conclure qu’il est vain de chercher à percer le mystère du caractère de cet homme

et à admettre l’impossibilité d’une véritable élucidation.

B. Processus

a. Un récit oral : matière et transcription

Spiegelman commence Maus en 1978, pour ne l'achever qu'en 1991, au terme de

treize années de travail. Il élaborera son récit à partir du témoignage oral de son

1 Smolderen, T., 2005. « Roman graphique et nouvelles formes d’énonciation littéraires », in Bandesd’auteurs, Art Press Spécial n°26, Paris, p.75.

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père, qu’il enregistrera sur un magnétophone (à un moment du récit, il se

représentera enregistrant Vladek au cours d’une promenade). La nécessité de mettre

en image ce récit engendrera une importante recherche documentaire ; celle-ci sera

issue de livres d’histoire, de mémoires de survivants, d’essais théoriques, de

documents nazis, et l’auteur se déplacera même en Allemagne et en Pologne, à

Auschwitz. Au cours d’un entretien, il mentionnera l’influence du livre de Tadeusz

Borowski, This way to the gas, ladies and gentelmen : « C’est très réaliste et précis,

d’une clarté froide qui rend l’histoire très vivante et présente ».1

Cette remarque ne fait que confirmer le parti pris de l’auteur dans son rapport au

réel, notamment dans la transcription de la voix de Vladek : dans un souci de fidélité,

de réalisme, l’auteur va transférer les marques caractéristiques de la langue parlée

dans le code écrit du dialogue ; le langage de Vladek tel que nous le recevons est

quasiment phonétique dans sa retranscription.

Ses origines juives-polonaises s'expriment par une inversion syntaxique

récurrente : « Toujours on me disait qu'à Rudolph Valentino je ressemblais » et des

accentuations : « 14 dents mon père s'est arraché pour y échapper... ».2 Spiegelman

aurait pu ne pas tenir compte de cet accent yiddish, et transcrire le discours en

anglais courant; or cette correction linguistique aurait privé le portrait d’une de ses

caractérisations les plus intenses. Ce choix renforce l’illusion référentielle; le

personnage par sa voix, s'étoffe dans l'imaginaire du lecteur.

Cette recherche de mimétisme, dans un but testimonial se retrouve, comme nous

l’avons vu précédemment, au sein des projets des mouvements Réalistes et

Naturalistes de la littérature française de la fin du XIXe siècle – l’auteur se

représentera lors d’une de ces entrevues tenant un carnet intitulé Maus notes.3

Toutefois, cette transcription spécifique des caractéristiques orales du discours dans

la littérature semble trouver sa source dans l’Amérique contemporaine du

mouvement naturaliste et de l’invention du phonographe en 1877 par Edison. Cette

innovation technique offrait pour la première fois la possibilité d’enregistrer des sons

à l’aide d’un stylet fixé sur un diaphragme de mica. Plus tard, l’évolution de cet

appareil à travers le gramophone permit un enregistrement plus fidèle ; il fut

notamment employé pour la transcription de textes oraux destinés à être 1 Fevret, Kaganski, 1992. p.105.2 Spiegelman, 1987. p.15&47.3 Ibid. p.69.

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dactylographiés. Cette invention ouvrait tout à coup le champ des possibles,

concernant la transcription du patrimoine culturel et linguistique oral et sa

sauvegarde par l’enregistrement. La littérature allait bientôt en être influencée ; Mark

Twain fut l’un des premiers auteurs à transcrire les caractéristiques de la langue

parlée dans une œuvre littéraire.

Lisa Gitelman donne ainsi un aperçu des différents enjeux que souleva l’apparition

de l’enregistrement phonographique, en Amérique :

La promotion contemporaine de l’orthographe simplifié, la compétition galopante entre

différents systèmes sténographiques, les publications largement répandues de dialectes

et littératures régionales, les inquiétudes savantes concernant la prononciation correcte

du Latin, la prononciation supposée de l’anglais par Chaucer et Shakespeare, et la

“collection” convenable de langues non occidentales, les chants spirituels noirs, les

contes folkloriques, et les ballades anglaises, tous étaient concernés par le problème de

la “parole sur le papier”.1

Soulignons toutefois que depuis qu’ils existent, les dialogues des newspapers strips

(bandes dessinées publiées dans les journaux américains du XIXe siècle) procèdent

systématiquement à des retranscriptions phonétiques d’accents.

b. La réorganisation

L'auteur, comme nous l'avons vu, tente de reconstituer le puzzle de l’histoire familiale

; cependant il se heurte à l’impossibilité de recréer un récit fidèle à la réalité. Ceci

s’illustre notamment par la pièce manquante que constitue le journal d’Anja, et qui

révèle son sentiment d’impuissance : « Si seulement maman m'avait raconté son

histoire elle-même. Elle était plus sensible... mon livre aurait été plus équilibré. »2

Spiegelman, en traitant plus tard son père d’assassin (lorsqu’il apprend que celui-ci a

détruit le journal) nous renseigne sur la valeur qu'il donne à ce projet de livre, et sur

sa motivation: il cherche des réponses à toutes les questions qu’il se pose sur sa

propre famille. Il assimile la destruction de la mémoire à un meurtre, car toute

explication de l'énigme de sa mère (de sa mort) est tuée par le père. Devant 1 Gitelman, L., 2003. New media 1740-1915, edited by Lisa Gitelman and Geoffrey B. Pingree, The MitPress. p.158. (traduction de l’auteur)2 Spiegelman, 1987. p.134.

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l’impossibilité de tout comprendre, l’auteur est forcé de s’approprier les zones

d’ombres, les inconnues de l’histoire, les assumer comme telles.

De même, il est impossible pour le lecteur de vérifier si Spiegelman a bel et bien

raconté « toute la vérité, rien que la vérité ». Et s’il est envisageable que le récit de

Vladek soit partiellement faux, fantasmé, il n’est ni intéressant ni possible de vérifier

sa véracité. Cependant, il semble indispensable de s’interroger sur la part de fiction

qui habite ce récit. Les efforts de l’auteur pour dire vrai trouvent forcément leur

limite... mais où ? Le pacte tel qu'il est défini s'exclut de la fiction. Par conséquent, le

terme fiction n’est pas approprié ; pour qualifier cet écart peut-être pourrions nous

parler de réorganisation ? Car suite à cette récolte, l’auteur s’est attelé à un

incroyable travail de « post-production ».

Il n’a pas reproduit la structure du récit de Vladek qui, issu de sa mémoire lui est

parvenu sous une forme brute, désordonnée, digressive, incomplète ; au contraire,

l’auteur s’est attelé à élaborer une structure narrative chronologique. Il justifiera

l’ambiguïté de ce procédé en ces termes : «J’essaye d’être fidèle à la matière, mais

organiser l’information en histoire c’est, dans une certaine mesure, changer le

contenu de cette histoire. »1 Car loin d’être neutre, ce travail de montage exprime

déjà le point de vue de l’auteur.

c. Réaction de Vladek face au portrait

Les inévitables conflits avec les proches sont comme intrinsèquement inscrits dans cette

démarche sans concessions. Plus que jamais ici, le fait même de s'atteler à sa propre

biographie modifie le rapport aux autres dès lors qu'ils deviennent la matière de sa

création.2

D'autres histoires je peux te raconter, mais des histoires si personnelles, je ne veux pas

que tu en parles - Bon, bon! C'est promis.3

Ces paroles de Vladek nous dévoilent un vieil homme pudique ; il est de cette

génération qui est peu disposée à parler de soi, de sa vie privée, encore moins de

1 Fevret, Kaganski, 1992. p.104.2 Dejasse, 2005. p.29.3 Spiegelman, 1987. p.25.

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sentiments (Cope, dans La guerre d’Alan, élude de la même façon toute anecdote

touchant à la sexualité). Il est amusant ici de considérer de quelle façon son fils a

tenu sa promesse ; Vladek mourra en 1982, en ayant eu le temps de lire les quatre

premiers chapitres publiés dans Raw. Quelle fut sa réaction ? Selon l’auteur, le

problème ne se posait pas puisque son père ne lisait pas, ne comprenait pas la

bande dessinée ; selon ses termes, « ça lui passait au-dessus de la tête ».

Il est cependant intéressant de noter que les chapitres parus du vivant de Vladek

sont plus modérés que ne le seront les chapitres suivants. D’un point de vue général,

le regard du modèle semble avoir une influence sur la production de l'artiste,

d'avantage encore lorsqu’il y a un lien affectif. Une fois « orphelin », Spiegelman

aurait-il eu moins de scrupules à dévoiler le fond de sa pensée ? Il semblerait que la

question de l’image publique ne se résolve pas complètement avec la mort. Alors

que son père est décédé, le psychanalyste de l’auteur dira à ce propos : « Vous avez

l'air d'avoir du remords. Vous pensez peut-être avoir exposé votre père au ridicule. »1

(fig.10) Penchons-nous maintenant sur les réactions de Vladek visibles dans Maus.

Que pense-t-il de cette image pas toujours reluisante que lui renvoie son fils? À la

lecture des premières planches, il semble approuver. Il dira : « Mon histoire par

coeur je la connais et même moi ça m'intéresse! »2 Est-ce dû à l’excitation de se

découvrir au sein d’une histoire ? À la force d'attraction du récit de Spiegelman ? Ou

peut être à l’importance pour son sujet d'avoir accès, d'approuver l'image que lui

renvoie l'auteur du portrait ? Mais même s’il approuve les planches, il ne commente à

aucun moment l'œuvre qui naît sous ses yeux, un peu comme s’il n'en avait pas

conscience. Il se concentre sur la parole. De même, quel intérêt trouve-t-il à raconter

? Il ne donne pas de réponse explicite à ce sujet. Nous verrons dans un second

temps, comment ce désir se lie à la thérapie, à l’idée d’une certaine reconnaissance

de sa douleur et au devoir de transmission.

Toutefois, la question de la réception du portrait par le sujet implique le risque

d’autocensure de l’artiste, inhérent au genre. Le portrait engage des êtres humains et

le rapport sensible qu’ils entretiennent avec leur propre image. Spiegelman, pour sa

part, semble avoir surmonté cet obstacle.

1 Spiegelman, 1992. p.2042 Ibid, p.135.

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C. Une structure formelle binaire

Alors que j'écris ces lignes, le public Américain commence juste à comprendre qu'un

graphisme simple n'entraîne pas nécessairement une histoire simple.1

a. Une écriture pictographique

Toute la structure formelle de Maus s’organise de façon binaire: les dessins réalisés

au pinceau, en noir et blanc, rappellent Frans Masereel (1889-1972), artiste belge

communiste qui s’illustra par différents recueils de gravures expressionnistes portant

sur des sujets sociaux et politiques, et qu’il appelait des « romans sans parole ».

Cette influence devient évidente dans Prisonnier de la planète enfer (fig.11), œuvre

de jeunesse que Spiegelman fait apparaître au cours du récit. Dans Maus, l’auteur

adopte un langage minimaliste. Les personnages sont cernés de noir, leurs peaux

blanches (ou noires) ne comportent pas de nuances ; l'espace est signifié par un jeu

de trames, de plages de blancs et de noirs. Cette simplicité apparente n’est pas

synonyme de pauvreté : le dessin est chargé d'expressivité et d'intensité. Mais ici, la

bande dessinée est un langage au service du récit. L’anthropomorphisme des

personnages (les humains possèdent des têtes d’animaux) contribue à cette

simplification, même si elle constitue la seule entorse faite à la réalité : ceux-ci

évoluent dans une représentation réaliste de l'Europe des années 30 et 40.

Nous envisagerons ici le terme « minimalisme » en opposition à « pictorialisme » ; en

effet, la démarche de Spiegelman se démarque clairement de celle d’auteurs tels

que Mattotti ou Muñoz qui mènent une recherche essentiellement plastique du trait,

de la couleur, des masses.

L’auteur préfère parler de son dessin comme d’un alphabet en images :

Pour chaque projet, qu'il fasse une planche ou trois cents comme Maus, j'essaie de

comprendre par quel type d'image je vais pouvoir le réaliser pleinement. Je dois inventer

un nouvel alphabet pour commencer à écrire.2

Cette dernière citation mérite un éclaircissement : « inventer un nouvel alphabet »

1 Mc Cloud, 1999. p.17.2 Manzoni, 2008.

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signifie-il changer de dessin? Changer de style? Le terme style connote souvent en

bande dessinée l’interchangeable, l’artificiel, le factice. Peut-être pourrions-nous

plutôt parler d’écriture, de sensibilité, de langage du trait : ce qui naît d'une recherche

sincère du dessinateur, de ce qu’il voit, cherche, pense, et du plaisir qu'il éprouve en

dessinant ; en somme, une voix singulière et une réflexion. Spiegelman ne change

pas son dessin selon les projets (ce qui reviendrait à dire qu'un écrivain change de

style au gré des livres), toutefois s’il possède une voix, une écriture, il peut en

changer la tonalité. Par conséquent, le « type d'image » n'évoque pas l’identité

graphique mais la tonalité. Spiegelman ajuste la tonalité graphique à celle du récit, et

le choix de ce minimalisme permet d’aborder un registre d'émotions extrêmement

large (du rire aux larmes).

Pour Maus, l’auteur se forge une écriture simple, efficace et fonctionnelle, quasiment

utilitaire. Il considère la bande dessinée comme un langage pictographique, une

écriture à part entière, et use ici d'un langage systémique: les cases sont composées

de hachures, à la manière des légendes de schémas fondés sur le contraste. Les

zones du dessin se lisent les unes par rapport aux autres, elles possèdent des

tonalités graduées, du blanc jusqu’au noir, en passant par des zones hachurées de

densités différentes. Spiegelman s'astreint à cette « règle » tout au long du récit sans

distraction, sans digression graphique, privilégiant la lisibilité au détriment de

l’aléatoire du trait. Nous pourrions l’interpréter comme le ton juste trouvé par l‘auteur

face au poids du sujet, un respect exprimé par l’auteur.

Ce langage influencera bon nombre d’auteurs de la nouvelle bande dessinée

européenne des années 90 : « En faisant de chaque case “la plus courte définition

d'elle-même”, Spiegelman forge une écriture graphique qui fait date ».1

Les auteurs de L'Association revendiqueront cette influence, et plus globalement ce

parti pris : la prédominance du propos sur le dessin, en opposition à la virtuosité

« vide » du mainstream de la bande dessinée franco-belge de genre). De nos jours, il

est convenu – du moins dans la sphère de la bande dessinée d’auteur – qu’il n’est

pas nécessaire de « bien dessiner », l'essentiel étant d'avoir quelque chose à dire.

Emmanuel Guibert exprime également ce point de vue :

L'écriture et le dessin, c'est tout un. La bande dessinée, avant toute chose, est une

écriture qui, effectivement, allie des dessins qui sont des lettres et d'autres qui sont des 1 Dejasse, 2005. p.28.

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figurations. Mais l'ensemble est imbriqué de manière à constituer des phrases, où images

et textes portent le sens de l'histoire.1

Toutefois, nous verrons dans un second temps qu’à l’inverse de Spiegelman,

Guibert, en dépit d’un certain sens de l’épure, mène une recherche graphique

complexe et élaborée, soutenue par un dessin virtuose.

b. Chats contre souris ou l’usage de masques animaliers

Dans Maus, ce sont des animaux qui représentent les différents « groupes sociaux »

(non pas « nationalités », puisque durant l’Holocauste, être juif primait sur le fait

d’être allemand). Les juifs deviennent ainsi des souris (Maus en allemand) traquées

par les chats allemands, les Polonais des porcs, les Américains des chiens.

Cependant, la nature bonne ou mauvaise des personnages ne dépend jamais de

leurs nationalités. L’auteur reconstitue le climat ségrégationniste de l'époque et

évoque la déshumanisation, l’inhumanité, l’idée de chaîne alimentaire. Autrement dit,

le masque est ici profondément lié à la représentation politique et sociale de

l’Allemagne nazie. Selon Roland Barthes, le masque est « ce qui fait d'un visage le

produit d'une société et de son histoire. » C'est exactement l’emploi qui en est fait ici

; toute la structure narrative de Maus découle de la citation d'Hitler inscrite en début

d'ouvrage qui ôte au peuple juif son statut d’être humain.

Spiegelman, avec ses personnages, le prend ironiquement au mot. Il affirmera :

« En m’abaissant au niveau des chats et des souris, je pouvais me livrer à une

expérience de laboratoire avec des animaux, pour voir ce que ça signifie de

différencier les êtres humains par espèces. »2

L’auteur revendique également l’influence des dessins animés américains des

années 30 qui donnaient une représentation raciste des afro-américains. C’est ce qui

lui donna l’idée de construire une histoire sur le racisme en Amérique en utilisant des

souris pour les afro-américains, des chats pour le KuKuxKlan. Mais très vite, ne

sentant pas bien le sujet, il déplace cette idée sur un sujet plus personnel : l’histoire

familiale. La souris fait également référence à Mickey, personnage haï par Hitler, et

aux affiches de propagandes nazies assimilant les juifs à des rats. La bande

1 Mondzain, 2005. p.34.2 Fevret, Kaganski, 1992. p.105.

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dessinée La bête est morte, parue en 1944 (Calvo, Dancette, Zimmermann) présente

également des personnages zoomorphes de races différentes selon les nationalités.

Mais c’est assurément Master Race, un comics parut en 1955 dans la collection

« Horreur » des Editions EC (celles même qui firent l’objet de violentes attaques au

milieu des années 50), traitant sur un mode réaliste l’Holocauste et l’horreur nazie,

qui influencera Spiegelman.

Néanmoins, une autre motivation se devine dans ce détour par le masque : il favorise

la lisibilité des expressions. Le masque théâtral fut employé à l'origine afin d’éviter

que le public soit gêné par les visages des acteurs. Les visages de ces souris sont

réduits à leur plus simple expression : quelques traits, quelques points.

En délaissant l'apparence du monde sensible au profit de l'idée, le dessin abstrait se

situe dans le monde des concepts. Donc, quand on regarde la photo ou le dessin réaliste

d'un visage, on voit le visage de quelqu'un d'autre. Mais quand on est dans le monde du

dessin minimaliste, c'est soi-même que l'on voit.1

Ces masques, en plus de participer activement au récit (le lecteur est forcé de voir la

race animale avant l'individu) facilitent l’identification du lecteur.

Thierry Smolderen assimile ce minimalisme à une ponctuation : « ... les masques de

Maus suggèrent le contenu émotionnel du dialogue par de minuscules inflexions de

sourcils, ceux-ci fonctionnant à chaque fois comme l’équivalent de guillemets

typographiques et comme indices analogiques de l’état émotionnel du locuteur. »2

À l’inverse, qu'auraient exprimé des visages réalistes ? Certaines scènes auraient

été tout trop dures ou tout simplement trop crûes. Spiegelman se refuse (et évite au

lecteur) le traumatisme émotionnel qu’implique la représentation de l'horreur, de la

souffrance humaine mais ne s’empêche pas de la signifier, et en faisant preuve de

pudeur, évite le mauvais goût. Picasso disait que pour apprendre quelque chose aux

gens, il faut mélanger ce qu’ils connaissent avec ce qu’ils ignorent. Spiegelman en

fait de même : il touche un large public en usant d’un des codes traditionnels de

l’imagerie populaire (les personnages animaliers) tout en s’attaquant à un sujet lourd

(l'Holocauste). Ce traitement singulier d’un sujet autobiographique provoque un

décalage dans les tonalités qui démultiplie l'émotion du lecteur, ce provoquera

1 Mc Cloud, 1999. p.37.2 Smolderen, 2005. p.75.

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d’ailleurs un quiproquo à la sortie du livre :

La première fois que Maus fut cité dans la liste des best-sellers du New York Times, il

était inclus par erreur dans la fiction et il suffit de regarder ses protagonistes pour

comprendre pourquoi.1

Nous constatons donc que la structure formelle de Maus se fonde sur le contraste

par une série d’oppositions : noir et blanc, chats et souris, forme et sujet. Plus

largement, la dimension binaire de la forme fait écho de manière inversée à la

structure narrative riche et complexe, profondément littéraire du récit.

Nous allons voir maintenant que la construction de La guerre d’Alan s’oppose, de

façon croisée, à celle de Maus.

2. La guerre d’Alan : l’autobiographie comme portrait univoque

A. La voix de l’autobiographie

Dans La guerre d’Alan, le lecteur suit les aventures d’Alan Ingram Cope, jeune GI

américain, mobilisé en Europe durant la Seconde Guerre mondiale. Arrivé en France

en 1944, puis stationné en Allemagne il aura la chance de ne pas connaître l’horreur

des combats ; il raconte sa jeunesse de soldat, puis de fil en aiguille, avec une

poésie toute particulière, sa vie après la guerre.

Guibert nous donne à voir un homme toute sa vie animé par la rencontre de l'autre,

le rapprochement aux gens :

« Moi, la vérité c'est qu'il était interdit de se mélanger aux Allemands. Moi, bien sûr,

je me mélangeais le plus possible, comme je l'ai fait toujours et partout dans ma

vie. »2 L'amitié est une valeur extrêmement forte chez Cope ; le lecteur découvre au

fil du récit les gens qui l'ont marqué et le personnage lui-même cherchera à retrouver

leur trace, à la fin de sa vie. Toutefois, ses relations familiales et amoureuses ne sont

pas abordées : les premières sont à peine évoquées, les secondes marquées du

sceau de la réserve. Des personnages féminins (Martha, Egypte) sont

1 Mc Cloud, 2002. p.40.2 Guibert, 2008. p.19.

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ponctuellement mentionnés dans le récit, mais restent énigmatiques.

Le couple d’artistes Vera et Gerhardt semble cependant avoir tenu une place

importante dans la vie de Cope ; plus que ses épouses ou que ses enfants semble-t-

il (ils sont à peine mentionnés dans le récit). Cope dira à ce sujet – il vient de

recevoir la lettre d'un ami qu'il croyait mort : « ... le jour où j'ai reçu la lettre de Lou a

été probablement le plus beau jour de ma vie. Encore plus beau que la naissance de

mes deux fils. »1 Le personnage perd de vue les gens qu'il aime mais pour mieux les

retrouver ensuite. Par son caractère tragique, incontrôlable, la guerre devient une

sorte de révélateur de ces moments forts, choisis par les auteurs. Cette période se

découvre comme la plus forte en relations humaines qu'il n'ait jamais vécu. Christian

Rosset citant Derrida, l’exprimera très justement : « ... car la survie, ce n'est pas

seulement ce qu'il reste, c'est la vie la plus intense possible. »2

La surprise de La guerre d’Alan tient à cette particularité : le lecteur, au lieu d’un récit

de guerre découvre un récit personnel, intime. La guerre n'est pas le sujet principal

du récit ; elle est la toile de fond d’anecdotes parmi d'autres qui feront de Cope ce

qu'il est devenu ; cependant elle prend une valeur d'initiation, de construction. Ce

temps de la guerre est celui de l'apprentissage, de la découverte de ce qui comptera

dans sa vie : l'art, l'amitié, la spiritualité, la nature.

L'année 1943 marque une rencontre décisive :

« Et donc, en entrant dans ce salon de musique, je me suis trouvé dans un monde

où je vis encore aujourd'hui, qui est le monde de la belle musique. »3

Toute sa vie sera jalonnée de rencontres avec des artistes ; musiciens, poètes,

écrivains. Ces amitiés seront les nourritures spirituelles qui contrebalanceront et

rendront supportable cette jeunesse passée à la guerre. Lui-même écrit des poèmes,

ce n'est pas par hasard que naît ce projet artistique avec Guibert, à la fin de sa vie.

Tout au long du récit l’auteur manifeste un besoin spirituel, qui prendra la forme

d'une foi chrétienne confortée par des rencontres. Cette attirance religieuse en fera

un être tiraillé entre ses amis intellectuels « athées » et ses amis « croyants ». Au

terme d'une crise de conscience, il abandonnera son vœu d'être pasteur, et perdra la

foi.

1 Guibert, 2000. p.29.2 Rosset, C., Ciment, G., Laballery, A., Guibert, E., 2006, Emmanuel Guibert Monographieprématurée, L'An 2, Angoulême. p.41.3 Guibert, op. cit., p.50.

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Cope est très fortement lié à la nature, aux êtres vivants, comme l'attestent les

nombreuses anecdotes à ce sujet ; encore une fois, c’est l’idée de mélange qui

domine, dans ce lien avec la nature : « Trouver un lac aussi beau et ne pas se mêler

avec, c'est impossible. »1

Le dernier tome marque en fait deux étapes de la vie de Cope : sa vie d'adulte en

France (mariage, paternité, vie professionnelle) et une seconde phase cruciale : « ...

à l'âge de 55 ans, je suis né. »2 Cette crise survient lorsque, prisonnier d'un emploi

ennuyeux, il découvre Rimbaud. Il décide alors de faire le bilan : « Je ne suis pas du

tout content, ni de moi, ni de ma vie. Puisque j'ai des heures vides, chaque jour, je

vais tâcher de revivre toute ma vie en pensée afin de la comprendre. »3 La

particularité de ce travail, qui dura 18 mois, fut de n'exister qu'en pensée ; il est donc

intéressant de noter que La guerre d'Alan est une deuxième mouture de cette

expérience, Cope a effectué ce bilan rétrospectif bien avant la rencontre avec

Guibert.

Ces sujets forts marquent la diversité des anecdotes choisies par Cope et Guibert.

a. Un récit de la mobilité

Alors que Maus cadre l'action sur le couple Vladek-Anja, la focalisation narrative

dans La guerre d'Alan porte sur la mobilité du personnage.

Examinons le parcours effectué par Cope dans le récit : le tome I se déroule aux

États-Unis, lorsque celui-ci quitte sa Californie natale pour effectuer sa préparation

militaire dans le Kentucky. Le tome II s'ouvre sur l'année 1945, en Europe et couvrira

un périple à travers la France, l'Allemagne, la Tchécoslovaquie. Le tome III marque

la fin de la guerre pour Cope qui vit en Tchécoslovaquie, Allemagne du Sud, puis

retourne aux USA. Il rend visite à plusieurs amis en Californie puis, vers 1950, décide

de s’embarquer pour la France. Il vit à Paris et à Poitiers, puis part avec sa deuxième

femme travailler en Allemagne. Il finit par rentrer en France, sur l’île de Ré, à l'heure

de la retraite.

Nous suivons donc les aventures de Cope dès le moment où il quitte le foyer familial,

jusqu'à son retour en France. Or, à la fin de la trilogie, l'action se situe chez le héros :

1 Guibert, 2008. p.76.2 Ibid. p.104.3 Ibid. p.98.

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la mobilité physique de Cope a cessé. Physique seulement, car Cope est alors en

pleine période de remise en question : il ne cesse de correspondre, de téléphoner à

ses anciens amis au Mexique, aux USA. Cette focalisation narrative sur la mobilité se

poursuit par celle du lien amical, qui en est une sorte de prolongement. Cependant,

toujours dans cette idée de mobilité, le bilan rétrospectif de Cope s’apparente à un

signe funeste qui annoncerait le dernier voyage. Il prend d’ailleurs l'allure symbolique

des réminiscences qui précèdent la mort : « j'ai vu défiler toute ma vie, tous les gens

que j'aime... ».

b. La confusion des identités auteur / personnage

« Sans doute, derrière ma tentative de raconter à la première personne les souvenirs

d'un autre, y a-t-il la volonté de montrer une identité entre nous. »1

Nous allons tenter, par l'analyse de cette structure énonciative particulière, de définir

le genre de La guerre d'Alan. Dans ce récit, Cope raconte à la première personne

ses souvenirs de jeunesse : il est le narrateur du récit, mis en scène par Guibert

comme personnage principal. Cope fournit les indications spatio-temporelles (voix-off

dans les récitatifs) ; et il prend part à l'action (dialogues dans les phylactères).

Selon la grille d'analyse de Phillipe Lejeune,2 le récit de Cope en lui-même appartient

au registre de l’autobiographie classique autodiégétique. Sur ce point, elle est

similaire au récit de Vladek, dans Maus : les auteurs de ces œuvres mettent en

scène l'expérience de deux proches durant la Seconde Guerre Mondiale, en les

laissant raconter eux-mêmes. Or, nous allons voir que l’une des différences entre ces

deux approches réside dans la position de l'auteur au sein de l'œuvre.

Contrairement à Spiegelman, Guibert choisit de ne pas s’inclure au récit ; Cope est le

seul narrateur. À la lecture seule, on ne peut pas deviner que le personnage n’est

pas le dessinateur.

Or Guibert est indéniablement l'auteur. L'œuvre dans sa globalité ne remplit donc

1 Mondzain, 2005. p.38.2 « L’identité du narrateur et du personnage principal que suppose l’autobiographie se marque le plussouvent par l’emploi de la première personne. C’est ce que Gérard Genette appelle la narrationautodiégétique dans sa classification des “voix“ du récit, classification qu’il établit à partir des œuvresde fiction. » Lejeune, 1975. p.15-16.

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pas les conditions de l'autobiographie (identités des auteur / narrateur / personnage).

La personne grammaticale « je » employée fait référence au sujet de l'énonciation

(Cope dans le présent, narrateur) et sujet de l'énoncé (Cope dans le passé,

personnage principal). L’auteur adopte une posture d’« invisibilité ».

Si cette oeuvre n’est pas une autobiographie, peut-être est-ce une biographie ? Or,

toujours selon Phillipe Lejeune, l'usage du « je » exclut ce registre :

« L'important est que, si le narrateur emploie la première personne, ce n'est jamais

pour parler du personnage principal de l'histoire : celui-ci est quelqu'un d'autre ».1

Nous nous trouvons donc devant un registre atypique : il se rapproche cependant

(sur un mode strictement énonciatif) des autobiographies de « people » dont le

« nègre » aurait pour une fois revendiqué la paternité. Ce qui nous rappelle qu'en

littérature, le « je » est un rôle.

La guerre d'Alan s'apparente donc à un jeu de rôle : Guibert en utilisant la première

personne se met littéralement dans la peau de l’autre ; on pourrait objecter que

l'auteur de roman personnel en fait de même avec son personnage or ceci n'est pas

une fiction. Donc, si cette œuvre n'est ni vraiment une autobiographie, ni vraiment

une biographie, quelle est-elle ?

L'analyse de la préface peut nous éclairer sur ce point, celle-ci étant le seul espace

où l'auteur s'exprime sur ces intentions. Il informe le lecteur de l’existence réelle du

personnage et des faits, du processus d'élaboration, de sa relation à Cope. Tout ceci

n’est pas apparent à la lecture de l'œuvre, à l'inverse de Maus, dont l'élaboration

constitue la matière même du récit. La lecture de cette préface est donc essentielle ;

sans elle (et la couverture) le lecteur ne sait pas que Cope n'est pas le dessinateur.

La préface nous donne l'intention de l'auteur, et annonce son point de vue : il

s'effacera, tout en peignant la vie de cet homme. On pourrait d'ailleurs résumer cette

préface par Cope me dit: « dixit ». Ce qui ferait de ce récit une biographie à

l'énonciation explicite.

Finalement, toute l'ambiguïté de l'énonciation ne tient-elle pas dans la non-définition

du statut de Cope? Qu'est-il au juste? S’il est modèle, La guerre d'Alan est une

biographie. S’il est auteur, alors c'est une autobiographie. Mais dans un cas comme

dans l'autre, la définition est restrictive.

Un examen rapide de la couverture nous permet d'en savoir plus.

1 Lejeune, 1975. p.38.

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Le nom de l'auteur: « Emmanuel Guibert » ; le titre: « La guerre d'Alan » et dessous,

en plus petit : « D'après les souvenirs d'Alan Ingram Cope ». Cope y est mentionné

comme l'on mentionnerait un auteur littéraire sur la couverture d'une adaptation en

bande dessinée : « d'après l'œuvre de... ».

À ce propos, que dit Guibert ?

Dans l'avant-propos, il dit : « C'était vraiment un écrivain qui parlait. »1 Il expliquera

également que son ami était intervenu dans l'écriture du récit :« Avec Alan, nous

avons mené ce travail ensemble, et je le mène seul depuis sa mort. » ;2 il disait

récemment ressentir la responsabilité « de servir sa mémoire, de ne pas détériorer

son témoignage ». De plus, un mot de Cope dédie l'œuvre à ses proches. Pourquoi

donc n'est il pas mentionné comme auteur ? La guerre d'Alan est pourtant

indéniablement le récit autobiographique oral de Cope, interprété graphiquement par

Guibert. La réponse est simple, et c'est encore Phillipe Lejeune qui nous la donne :

« Un auteur ce n’est pas une personne. C’est une personne qui écrit et qui publie. »3

En effet, Cope n'a pas publié son récit avant que l’auteur ne le peigne. Selon Guibert,

il n’en avait ni le temps ni l’envie. Pourtant son récit a été enregistré, et le support

sonore n’ôte pas pour autant à l’auteur d’un récit, discours, chronique, la paternité de

sa production.

Une autre hypothèse : un homme pour le récit, un autre pour le dessin. Cette

pratique de longue date en bande dessinée, est celle de la collaboration entre le

scénariste (qui n'a pas besoin d'avoir publié pour être nommé ainsi) et le dessinateur.

Or ici, Cope n'a pas non plus le statut de scénariste. Ce n'est pas un jugement de

valeur mais de faits : il n'est pas présenté comme scénariste de La guerre d'Alan.

Si nous ne trouvons ni la réponse dans la production (Cope est l'auteur du récit

rapporté), ni dans la question du support (on peut être auteur d'une œuvre sonore,

comme le sont les journalistes de radio par exemple), c'est qu'elle est ailleurs. Mais

où ?

Le scénariste vise une publication éditoriale. Le journaliste radio vise une publication

sonore. Ils créent dans l'intention d'être publiés, diffusés. L'œuvre est toujours issue

d'une intention, c'est ce qui lui permet de voir le jour. Or, La guerre d'Alan est née de

l'intention de Guibert, qui a demandé à son ami de lui raconter sa vie. Sans intention

1 Guibert, 2000. p.6.2 Mondzain, 2005. p.34.3 Lejeune, 1975. p.23.

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d'auteur, pas d'œuvre. C'est ce qui fait toute la différence, et qui explique ce statut

particulier de Cope dans La guerre d'Alan. De la même manière, Spiegelman ne

mentionne pas son père comme co-auteur de Maus, en dépit de la fidélité de la

retranscription de ses propos. Ce qui dans ce cas, définit la démarche de l'auteur

comme suit :

- intention

- récolte

- réorganisation

- réalisation

- démarche de publication.

Nous nous pencherons plus loin sur la question de Cope comme artiste ; nous

insistons sur ces questions terminologiques car elles peuvent nous renseigner sur le

point de vue, les intentions de l’auteur. Cette œuvre présente une démarche

extrêmement originale et probablement la première du genre en bande dessinée.

Elle constitue un véritable témoignage: l’œuvre couvrira au final l’enfance, la

jeunesse, l’âge adulte et la vieillesse de Cope, ce qui représente un panorama

extrêmement vaste de la vie d’un homme.

Avec La guerre d’Alan, Guibert en s’effaçant derrière son modèle, crée une confusion

des identités. Il peint ce portrait dans un registre atypique, que nous qualifierons ici

d’« autobiographie rapportée ».

c. Une immersion dans le passé

« Le sujet du cycle d'Alan, c'est la mémoire. La guerre d'Alan, c'est tout ce que j'ai

demandé à une mémoire et qu'elle a bien voulu me donner. »1

Nous avons détaillé plus haut le parcours spatio-temporel de Cope, et constaté que

le récit se structurait en trois tomes, ceux-ci correspondant à trois périodes de la vie

du personnage.

La particularité du récit est d’être, tout comme Maus, un récit de la mémoire. Guibert

réorganise dans une chronologie le récit brut de Cope, tout en « lui laissant»

quelques digressions, (quelques flash-backs ou sauts dans le temps viennent parfois

1 Mondzain, 2005. p.37.

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briser la chronologie) à la différence de Spiegelman qui réorganise strictement le

récit de Vladek dans la chronologie des faits, comme nous l’avons vu précédemment.

Le temps des faits s’étend de 1944 à 1980 ; l’action se déroule sous forme

d'anecdotes enchaînées les unes aux autres.

La fin du cycle d'Alan mérite d'être abordée du point de vue de la temporalité : nous

avons vu que le chapitre 39 était annonciateur de la fin de Cope ; cette hypothèse se

confirme par la surprise visuelle de la première page du chapitre 40: pour la première

fois le dessin est en couleur (au lieu du sépia), ce qui place l'action au présent, de

nos jours. Pour la première fois également, le dessin ne concorde pas avec le récit :

la voix de Cope raconte une anecdote tandis que les images montrent son jardin, sa

maison, vides. Le lecteur, plongé jusqu'ici dans l'espace-temps des souvenirs de

Cope, est extrait de sa position omnisciente pour revenir au présent, à la réalité. La

sensation est la même qu’au cinéma, lorsque les lumières se rallument : on se

souvient soudain qu’on n’a pas bougé de notre siège.

De quelle réalité parle-t-on ? De quel présent s’agit-il ? Celui du lecteur ? Ou celui de

Guibert, achevant le troisième tome ? Deux temps se confrontent ici ; celui du

discours : Cope et Guibert lors d’une séance d’enregistrement autour de 1999 ; et

celui de l’image : la maison de Cope, probablement peu de temps après sa mort.

Deux temps qui s’entrechoquent, qui signifient la présence et l’absence ; la nostalgie.

Mais ce qui est intéressant ici, c’est que le lecteur accède au temps de l’écriture :

l’espace privé de Cope est comme « filmé », la vision omnisciente, quasiment

audiovisuelle donne à voir le jardin, l’établi. Or, au cinéma il y a toujours un cadreur

derrière la caméra, un œil humain. Ici, bien que rien ne nous permette de deviner qui

regarde, le lecteur a la sensation très nette de voir par les yeux de Guibert ; pour la

première fois, il accède visuellement au point de vue de l’auteur. Or, contrairement

au point de vue de Spiegelman, Guibert ne se représente pas. Cette exception

mérite d’être soulignée dans une œuvre où règne une telle confusion des identités.

d. L’importance de la préface ou le pacte de lecture

« Et dès lors, sans jamais se dévoiler ni s'exposer, l'auteur en dit beaucoup plus sur

lui que s’il s'était donné le premier rôle. »1

1 Laballery, 2006. p.116.

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Comme nous l’avons vu plus haut, la préface possède une importance capitale dans

La guerre d’Alan. Si l’auteur semble s’être absenté de ce portrait (au premier abord il

n'est nulle part, puisque l'autre est partout) on peut néanmoins le trouver dans la

préface. L’auteur y engage le pacte référentiel en nous certifiant que l’objet du livre

est bien Cope ; il nous donne aussi d’autres renseignements :

En lisant les scénarios inspirés de nos conversations, il arrivait qu'Alan veuille rajuster,

vérifier, modifier un détail. Moi-même, je le consultais au coup par coup, sur tel ou tel

aspect d'une scène. Je lui demandais de me décrire plus précisément une personne, un

lieu, une atmosphère... Je décrochais mon téléphone et j'avais la réponse. Maintenant,

(comprendre : depuis sa mort) je me débrouille tout seul.1

Le pacte référentiel ne dépend pas du rapport d’identité entre le récit et le réel

(invérifiable par le lecteur) mais de ce qui est annoncé au lecteur. La préface dévoile

le processus d’élaboration de l’oeuvre (correspondance téléphonique et épistolaire,

dessins, enregistrements sonores) mais nous informe également de deux éléments

indispensables de cette entreprise de portrait : ceci démontre l’application que met

l’auteur à être au près de la vérité des faits, dans la mesure du possible. Ensuite,

l’approbation de Cope : si le pacte référentiel annonce le portrait, le pacte de lecture

exige que nous y croyions, et cette approbation du sujet en est la preuve. Nous

pouvons également considérer cette préface comme une manière de donner « sa

parole » au lecteur. Il poursuit : « C'est vrai ça nous importait. Lui de bien raconter,

moi de bien l'écouter. » Cette attention face à la précision du propos, et cette amitié

liant les protagonistes autour d’un projet commun achèvent de sceller les pactes,

définitivement, chez le lecteur. Après avoir lu cette préface, et plus tard les trois

tomes, on ne peut pas ne pas y croire.

Cet espace de parole permet également à l’auteur de nous faire part de ses

motivations : le thème de la guerre, le désir de mieux comprendre sa propre histoire

(ses père, grand-père, arrière grand-père sont d’anciens combattants). Toutefois,

l’amitié et l’admiration semblent en être les raisons principales.

1 Guibert, 2000. p.7.

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e. Deux voix de concert

L’analyse de la structure énonciative nous a permis de constater que les points de

vue de l’auteur et du référent étaient étroitement imbriqués dans le registre de

« l’autobiographie rapportée »; ces quelques mots de Guibert, issus d’un entretien

avec Gilles Ciment, tendent à y apporter un éclairage.

... j’ai rencontré, en écoutant ce septuagénaire me raconter sa vie, tant de résonances en

moi avec des choses très intimes, qui correspondent tellement à ce que je veux dire sur

la vie, que j’ai pensé : qu’il le dise ou que je le dise, c’est pareil. [...] Je n’ai pas

l’impression de servir un autre propos que le mien en racontant les histoires d’Alan... je

n’ai aucune difficulté à parler d’Alan parce que c’est Alan – et pourtant il est clair qu’en

même temps c’est moi.1

Le point de vue de vue de l’auteur se mêle donc étroitement à celui de son modèle ;

au-delà d’un phénomène d’identification, cette connivence extrême reflète l’amitié

très forte qui a uni ces deux hommes : Guibert semble se reconnaître en lui, il

considère cet homme comme une sorte d’âme sœur. Ceci nous amène donc à cette

interrogation: La guerre d’Alan ne serait-elle pas également l’autoportrait de Guibert?

B. Processus

a. Un récit oral : récolte et transcription

Peu après sa rencontre avec Cope, l’auteur va enregistrer leur conversation, faute de

pouvoir retranscrire de mémoire la diction particulière et l’accent Américain de cet

homme. Ce qui était une habitude de jeunesse se révèlera très utile : les

enregistrements permettront une grande précision dans la retranscription écrite.

L’auteur enregistrera ensuite systématiquement leurs entrevues. Car dans

l’élaboration de La guerre d’Alan, la voix est le matériau principal, la base créatrice.

Les rendez-vous des deux amis sont des séances de conte et d’écoute, qui

demandent à chacun d’être concentré ; Cope se met à raconter (cette parole était-

1 Ciment, G., 2003. « Conversation avec Emmanuel Guibert», entretien avec l’auteur, Fondsdocumentaire de la CIBDI, Angoulême.(non folioté)

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elle libre et anarchique ou au contraire « conduite » par le sujet ?) tandis que Guibert

enregistre : physiquement, à l’aide d’un magnétophone, mentalement, lorsqu’il laisse

les images lui venir à l’esprit ; graphiquement, lorsqu’il fait des croquis.

Je précise qu'il ne s'agit en aucune façon d'un travail d'historien. Je me documente peu.

Je recherche essentiellement les images que son récit a fait naître en moi quand je l'ai

entendu pour la première fois.1

Le dessin naît ensuite des images qui lui viennent à l’esprit, en écoutant ce

document ; pour Guibert, la parole est suggestive et fertile. L’auteur revendique

l’usage de cet imaginaire ; il se documentera très peu sur les deux premiers albums,

c’est d’ailleurs pour cela qu’on ne peut pas qualifier l’œuvre de récit historique.

Ceci changera à la disparition de son ami, car Guibert retournera sur ses traces en

Bavière et en Californie. On sent l’influence de cette documentation dans la forme du

tome III: il est plus précis, plus photographique ; toutefois, l’auteur affirme lui-même

ne pas faire grand usage de la photographie pour dessiner.

Les séances d’enregistrement se devinent dans le discours de Cope ; loin de n’être

qu’une voix-off, il suppose la présence silencieuse de celui qui écoute, Guibert. Il

s’adresse à lui dans le tome I : « Remarquez... », « Je peux vous assurer que... »,

« Je ne sais pas si vous en avez déjà vu... ». Le lecteur a l’étrange impression que

Cope s’adresse à lui (ce vouvoiement cessera dès le tome II).

Comme Spiegelman, bien que ce soit moins perceptible, Guibert transfère dans le

texte les caractéristiques orales de la voix de Cope, qui font sa spécificité :

accentuations expressives, redondances pronominales ; seul son accent n’apparaît

pas. La bande sonore, tout comme la photographie, est un support où se fige l’image

de cette singularité de cette voix, là où l’effet de « vie » est le plus intense; elle est la

zone relais dans laquelle l’auteur puise les éléments avec lesquels il va reconstruire

ce récit, sous une autre forme. Ici, l’auteur se situe entre l’interprète et le relayeur.

b. La réorganisation

Quand je me retrouve seul sans lui face à ma table à dessin, sa posture dans l'existence

me fait ressentir une certaine responsabilité, celle de servir sa mémoire, de ne pas

1 Guibert, 2000. p.7.

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détériorer son témoignage.1

La guerre d’Alan, récit constitué d’anecdotes, est ponctué de digressions, et de

différentes ruptures temporelles ; cet aspect aléatoire reproduit la structure du récit

tel que l’a capté Guibert, qui s'organise non par la chronologie mais par le sens des

anecdotes, se renvoyant les unes aux autres. Ce qui se crée à mesure est le fruit de

ce schéma de pensée en arborescence. La famille constitue également une

arborescence. Cope, après avoir visité sa grand-mère à l'hôpital, dira : « Toute sa vie

a été difficile. C'est une autre histoire. »

La technique même de Guibert symbolise cette notion de récit en arborescence : il

trace au pinceau des traits d'eau claire sur le papier, dans lesquels il laisse goutter

de l'encre. L'encre infiltre et révèle alors ces lignes auparavant invisibles. La vie de

sa grand-mère, ou son enfance sont encore comme ces sillons d'eau : des tranches

de vies connectées entre elles par la parole et l'expérience. Guibert ne les a pas

encore encrés, révélés, mais ils sont là.

Comment s'effectue le choix des anecdotes, par qui? Cope dira à Guibert, sur son lit

d'hôpital : « Tu aimes ce que je dis parce que je choisis des moments tous

absolument vrais et qui sont des moments racontés sans interprétation, avec juste ce

qu'ils ont eu de vérité ».

Nous ne sommes pas loin du punctum de Roland Barthes : quelque chose, un

« hasard » surgit de l'anecdote pour « meurtrir, poindre » l'auteur. Ici, le studium c'est

la guerre, champ qui par son caractère tragique, imprévisible, accentue l'intensité,

l'urgence à vivre, qui générera plus tard ces souvenirs marquants.

Ainsi, certains pics d'actions côtoient des souvenirs en apparence anodins ; là

encore, Guibert en accordant la même importance aux uns et aux autres, prend

plaisir à sortir des sentiers battus, et à décevoir le schéma narratif qu'attend

inconsciemment le lecteur.

Il ne faut pas sous-estimer l’importance implicite du rôle de Guibert dans la

réorganisation des matériaux : il ne livre pas l’histoire de Cope telle quelle, ce dont il

n’hésite pas à faire part au lecteur. Là encore, est-ce qu'il pourrait en être autrement

? Gérard Genette dit de la ressemblance qu'elle est l'impossible horizon de la

1 Mondzain, 2005. p.34.

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biographie1. Comment Guibert pourrait-il fidèlement reconstituer un passé qu'il n'a

pas vécu ? Partir du matériau de la mémoire d'un homme pour constituer un récit en

images produit, par définition un récit approximatif : depuis quand la mémoire

constitue-t-elle une banque de données inaltérables ?

Cette intervention débute par la réorganisation chronologique des évènements, se

poursuit dans le choix ou l’abandon de certains éléments du récit, continue dans

l'interprétation graphique des souvenirs... L’auteur ne peut que transformer le récit en

se l’appropriant. E. Dejasse l’exprime en ces termes : « Malgré son parti pris de

vérité, l'autobiographie résulte toujours d'une reconstruction du réel. »2

C’est ainsi qu’à un moment, Cope mentionne une certaine « Martha » de façon

extrêmement familière, alors qu’elle n’apparaît nulle part dans La guerre d’Alan. Ce

personnage fait en réalité partie d’un épisode inédit de L’enfance d’Alan.3 Cette

étrangeté résulte de cette reconstruction par l’auteur : cette femme qui a

probablement eu une grande importance dans la vie de Cope, doit être présente

dans les enregistrements (la partie immergée de l’iceberg).

Comme Spiegelman le disait à propos de Maus, l’auteur doit être conscient de cette

altération de l’information originelle et l’assumer. Car si l’important était de lire le récit

exact de Cope (ou de Vladek) l’auteur ne se serait pas chargé de faire ce relai. Ce

qui est intéressant c’est justement que ce récit traverse le prisme d’une autre

subjectivité, et qu’il nous parvienne ainsi enrichi. Même si ces auteurs font tout leur

possible pour laisser intacte la parole de leur modèles, ce sont tout de même eux qui

nous racontent les histoires, eux qui ont le dernier mot (ce qui n’a rien de

contestable). Toutefois, il est intéressant de noter que dans un récit comme La

guerre d’Alan, le lecteur n’a pas conscience de cette réorganisation : l’illusion

référentielle le fait souscrire sans hésitation au double-pacte du récit.

c. Réaction de Cope face au portrait

Il jouait parfaitement le jeu, il acceptait que je dessine sa mémoire. Parfois, j'illustrais très

fidèlement un souvenir d'une façon troublante pour nous deux, le plus souvent je le

1 « L’identité est le point de départ réel de l’autobiographie ; la ressemblance, l’impossible horizon dela biographie. » G. Genette cité par P. Lejeune, 1975. p.38.2 Dejasse, 2005. p.29.3 Dayez, H., 2002. La nouvelle bande dessinée, Entretiens avec Hugues Dayez, Niffle. p.150.

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déformais. Dans un cas comme dans l'autre il était ravi. Et fier.1

Au vu des points analysés jusqu’ici, la réaction positive de Cope à l’image que lui

renvoie son ami n’est pas surprenante. Ce portrait semble se construire dans un

respect mutuel : respect du travail de l’autre, de son intervention personnelle. Cela

démontre leur désir de créer quelque chose en commun. Nous sommes loin de la

relation conflictuelle de Spiegelman et Vladek : celle-ci est une relation d’amitié, ce

portrait le fruit d’une admiration mutuelle. Il n’y a pas de souffrance entre ces deux

hommes, rien à élucider dans leurs rapports mutuels.

Nous pouvons donc en conclure que ce portrait est totalement opposé à celui que

dresse Spiegelman : il est le fruit de deux points de vue qui n’en forment qu’un, celui

de Cope, et celui de Guibert, approbateur. C’est un portrait univoque, où le

personnage principal ne donne à voir qu’une seule facette de sa personne : la

sienne. Peut-on lui en tenir rigueur ? Si Guibert n’a pas cherché à dépeindre un

homme avec ses défauts et ses qualités, peut-être situe-t-il l’enjeu ailleurs ? Car, en

définitive, ces auteurs ont peint ces hommes tels qu’ils les voyaient.

Nous pouvons déjà avancer que La guerre d’Alan s’ancre profondément dans

l’autoportrait, au contraire de Maus qui s’inscrit d’avantage dans le portrait.

C. Un langage graphique diversifié

a. Une écriture de la mémoire

La guerre d'Alan est un récit dessiné à l'encre et au pinceau, dans une tonalité sépia

(cette couleur est celle de l’impression, car les planches originales sont en noir et

blanc). Les registres graphiques s’étendent d’un dessin épuré en ligne claire à une

représentation réaliste et détaillée au lavis. Le dessin est réaliste et épuré : il dénote

un souci de lisibilité dans la représentation des lieux et personnages, que l’auteur

assimile d’ailleurs à une politesse envers le lecteur.

Toutefois, il convient de préciser que Guibert est un dessinateur virtuose – il pratique

intensément le dessin « sur le vif » – qui fait preuve ici d’une sobriété certaine: cette

écriture graphique semble minimaliste au regard du dessin hyperréaliste de son

1 Guibert, 2000. p.6.

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premier album Brune1 (album qu’il rejette désormais avec force). Tout son travail

semble concourir à se dédouaner de cette œuvre. Guibert Christian Rosset définit

ainsi le minimalisme dont fait preuve Guibert : « C'est avant tout vivre et travailler en

pleine conscience de ses moyens. »2

Le choix de la monochromie s’inscrit dans cette démarche de lisibilité.

Que dessine l’auteur ? De quelle façon traduit-il les paroles de son modèle ? Nous

allons voir à travers cette analyse formelle que l’auteur ne cesse jamais de signifier

dans et par son dessin l’origine même du discours : la mémoire.

b. Les masques

« Le masque, c'est le sens, en tant qu'il est absolument pur... ».3

Les personnages de La guerre d'Alan sont cernés au trait ; leurs visages, comme

leurs mains, en fait toutes les chairs visibles, sont exempts de modelés. Ce

traitement des visages contraste de manière saisissante avec la qualité réaliste de

certains décors, vêtements. Pourquoi cette différence ?

Ici, les visages font preuve d’une simplification similaire : ils sont peu définis,

esquissés de quelques traits, minimalistes. Ceci est flagrant sur les couvertures de la

trilogie : Cope, dessiné en pied, semble être grimé comme un mime, ou porter un

masque blanc de théâtre (ce qui nous ramène à l’analyse des masques de Maus,

bien qu’il s’agisse ici de masques humains).

Ce traitement est destiné à favoriser l’identification et l’appropriation du lecteur.

À la manière d’un portrait par les mots :

[...] le lecteur construit un idéal, module la représentation, transfère, déplace : non qu'il ne

tienne pas compte du texte, mais le texte littéraire, dans sa puissance d'évocation, offre à

celui qui le reçoit la possibilité toute parallèle de modifier, de remplir les espaces flous ou

incertains que laisse vacants le contour scriptural tracé par l'auteur.4

1 Guibert, E., 1992. Brune, Albin Michel, Paris2 Rosset, 2006. p.46-47.3 Barthes, 1980. p.61.4 Miraux, 2003. p.10.

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Néanmoins, la caractérisation des visages se fera plus marquée à la fin du cycle

d’Alan. De même, en laissant blancs les visages des personnages trop petits (prati-

que courante dans les mangas japonais), Guibert annonce un protocole graphique

qui va s’étendre à tout le récit.

c. Le blanc comme protocole graphique

Nous allons voir maintenant quels choix narratifs engendrent les « blancs » dans la

représentation de l’espace.

L'auteur, dans ses cases, figure les personnages dans un espace (on a vu

précédemment que pour ceux-ci le traitement variait très peu). Selon l'action, cet

espace peut s'affirmer très fortement ou au contraire s’effacer, disparaître ; l'auteur

passe sans cesse de la représentation à la non-représentation. Ce processus

s’apparente à une restriction iconique ; Guibert figure l’espace jusqu'à un certain

seuil puis soudainement bascule dans l'absence, dans le blanc. L'objet de la case

(par exemple le personnage) n'est alors plus esquissé que par ce blanc qui l'entoure.

Dans les deux cas, ceci survient lorsque la représentation s’avère inutile au propos

ou au déroulement de l’action.

Un exemple : le tome II nous présente Alan et ses amis admirant la vue du haut du

World Trade Center. Or, à l’horizon : rien que du blanc. Le lecteur est ainsi privé de

cette « vue » et devra donc l’imaginer. Il est recentré par l’auteur sur l’objet du propos

(Cope) par un effet de mise en abyme : le lecteur regarde des jeunes garçons qui

eux-même s’absorbent dans la vue.

À l’inverse, l’auteur opère quelquefois ce basculement sur le sujet lui-même : celui-ci

apparaît alors en réserve (comme si on avait retourné son enveloppe, pour mettre à

jour un blanc contenu, intérieur).Ceci survient généralement lorsque la charge

émotionnelle de l’image est intense. Un exemple : le tome III nous présente Alan,

Gerhart et sa femme découvrant un séquoia géant (fig.12). Or, celui-ci, blanc,

n’apparaît que par le décor qui l’entoure. L’auteur a choisi la non-représentation

parce que ce qui compte c’est l'impact émotionnel de la vision du séquoia sur Cope,

pas sur le lecteur qui est, encore une nouvelle fois, privé de représentation.

Ce procédé reproduit également l’émotion ressentie dans une telle situation :

« saisi » par ce qu’il regarde, l’esprit du spectateur reçoit une image partielle,

incomplète, aplatie, de ce de ce qui lui fait face. Comme si cette réalité ne pouvait

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pas être perçue dans sa totalité, phénomène qui sera confirmé par Cope : « Il faut

dire une chose, c'est que cet arbre, on ne peut pas l'imaginer tant qu'on ne l'a pas vu

et on ne peut pas le comprendre quand on le voit. ». Ce peut être également une

distance instaurée par Guibert : n'ayant pas vécu la force cet instant et au risque de

le minimiser, il choisit de ne pas représenter.

Ou encore, l’auteur peut utiliser ce « vide » pour suggérer... le vide (fig.13). Cope et

Gerhart randonnent dans les montagnes de Californie et doivent traverser un

passage abrupt, tâtonner en équilibre pour trouver leur chemin, or ce chemin n’existe

pas : ils semblent flotter dans le vide. Ceci pousse le lecteur à puiser dans ses

souvenirs de vertige, à faire jouer ses propres mécanismes de peur.

Comme nous l’avons remarqué, l’usage du « blanc » chez Guibert s’assigne des

fonctions différentes. Mais sa fonction principale consiste à agir comme une

« barrière mentale », qui évite au lecteur de se distraire et qui recadre son attention

sur les figures humaines du livre, le plus souvent sur Cope lui-même. Ces espaces

vides renvoient également le lecteur à l'espace texte du récit.

Cette pratique de la restriction iconique est également employée par Chris Ware,

d’une autre manière : en mettant les visages de personnages secondaires hors-

cadre, il recentre l’attention sur son héros, Jimmy Corrigan1.

Mais n’oublions pas qu’ici les espaces vides sont principalement dus à la matière

même du récit: si l’auteur dessine à partir d’images mentales comme il a été dit plus

haut, la représentation est forcément simplifiée si Cope n’a pas décrit suffisamment

la scène : « Guibert ne dessine pas le souvenir mais une idée du souvenir, l'idée

qu'en a gardée le narrateur, avec son imprécision et son caractère sélectif. »2

d. Rythme : un rapport de concordance

Le texte et l’image entretiennent, selon les termes d’Alexis Laballery, un rapport de

concordance : le dessin suit, au mots-à-mots, le fil du discours de Cope, sans jamais

le devancer dans le temps. Guibert ne cherche pas à rajouter des informations

visuelles dans les cases si elles n'ont pas été données par Cope. Le dessin est

assigné au texte « l'imagerie venant comme légende du propos et non l'inverse. »3

1 Ware, C., 2002. Jimmy Corrigan, Delcourt, Paris.2 Laballery, 2006. p.110.3 Ibid. p.109.

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L’absence de cases muettes (voix de l’auteur) confirment cette analyse.

La structure de la page est un gaufrier de trois strips1 de deux cases, forme à

laquelle l’auteur reste généralement fidèle. Ce schéma permet de nombreuses

variations (pleines pages, superposition de trois strips, multiplication des cases, etc.)

qui sont pensées de manière à servir au mieux le récit. Le découpage peut

s’analyser à l’échelle de la page, de la double page, du livre, de l'œuvre totale.

L’exercice a dû être assez difficile pour Guibert : développer, étirer, ou condenser

chaque anecdote en un nombre de cases précises. Ceci laisse entrevoir le

formidable travail de post-production effectué par l'auteur, travail qui aurait sûrement

été plus aisé avec une fiction : ici, l’auteur ne se permet pas de s’arranger avec le

texte, et les faits. Le récit est une constante inaltérable ; il ne peut que jouer sur sa

répartition.

e. Un vocabulaire hybride

Jusqu’à présent, le dessin s’assignait à représenter les souvenirs de Cope, donnant

au lecteur l'illusion d'être un interlocuteur direct. Le tome III marque une rupture

formelle : l’auteur intègre les documents (photographies, lettres, partitions, extrait

littéraire, papiers divers) dont il s'est servi pour reconstruire l'univers de Cope.(fig.14)

Il dévoile donc ses sources documentaires, en les incluant au récit et par ce procédé

modifie la place du lecteur. Celui-ci voit voit désormais les choses à travers le point

de vue de l’auteur : il s’agit d’une de leurs discussions, où Cope lui montre ses

photographies. Ceci rejoint les remarques faites plus haut, concernant l’évolution du

rapport énonciatif qui s’effectue au fil de la temporalité : Guibert se fait plus présent

(bien que silencieux) à mesure qu’on avance dans la trilogie. Cet aspect s’ajoute à la

diversité des registres formels de La guerre d’Alan. Nous pouvons formuler une

hypothèse : le tome III est postérieur à la série du Photographe. La grande proximité

du dessin et de la photographie dans cet album aurait-il eu une influence sur ce

dernier tome ?

3. Le statut particulier de la photographie

« La solution ne pouvait être qu'un dessin rudimentaire, simple. Je ne devais pas

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redire ce qui a déjà été dit et qui ne sera jamais aussi bien dit que par la

photographie [...]. »1

A. La photographie qui atteste

Ces deux œuvres présentent une étrange analogie : à un certain moment du récit,

une photographie du modèle apparaît. Nous allons tenter de formuler les problèmes

que soulèvent ces photographies, qui amènent le dessin à se redéfinir.

Le quiproquo qui accompagna la sortie de Maus en librairie (voir plus haut) révèle

bien les limites du dessin dans une œuvre qui engage un pacte référentiel: le lecteur

ne croit jamais vraiment à l’histoire tant qu’il n'en a pas la preuve. Roland Barthes

exprime ainsi cette incapacité du portrait pictural à prouver l’existence présente ou

passée du sujet : « ... j’avais confondu vérité et réalité dans une émotion unique...

puisque aucun portrait peint, à supposer qu’il me parût vrai, ne pouvait m'imposer

que son référent eût réellement existé. »2

De quel type de preuve parlons-nous ? Celle que constitue l’image photographique.

Elle revêt dans ces deux œuvre une fonction essentiellement testimoniale. Cette

preuve va surgir dans les dernières pages de Maus : le lecteur est saisi à la vue

d’une photographie de Vladek en costume rayé (à la fin de la guerre, il se fera

portraiturer dans un petit studio et enverra la photo à sa femme) (fig.15). Cette

photographie a la force d’un électrochoc : littéralement chargée du récit, elle

provoque chez le lecteur une émotion indescriptible. Il fait tout à coup face à cette

réalité ; Vladek a vraiment existé, vécu cette histoire ; même si il y croyait, il n’en

avait pas encore eu la preuve : « Aussi vaut-il mieux dire que le trait inimitable de la

Photographie, son noème, c'est que quelqu'un a vu le référent... en chair et en os ou

encore en personne. »3

Thierry Smolderen, dans son article consacré au graphic novel, parlera d’un choc «

impossible à reproduire par des procédés littéraires »4. Un choc semblable peut

toutefois survenir dans un récit littéraire biographique, si le lecteur après s’être

1 Guibert à propos du Photographe ; Mondzain, 2005. p.37.2 Barthes, R., 1980. La chambre claire, Note sur la photographie, Gallimard / Le Seuil, Paris. p.121.

3 Ibid, p.124.4 Smolderen, 2005. p.74.

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imprégné de l’histoire du personnage, tombe sur des pages de photographies

annexes. Mais l’émotion n’atteindrait pas une telle intensité, le lecteur ne s’étant à

aucun moment écarté du réel. Ici, Spiegelman engage volontairement, sans en avoir

l’air, le récit dans la sphère fictionnelle par la représentation animalière des

personnages. Le choc est d’autant plus fort lorsque le lecteur revient (ou vient) à la

réalité de la photographie.

Cette idée de réalité, Susan Sontag l’exprime par ces mots :

Le langage ordinaire fixe la différence entre les images fabriquées de la main de l’artiste,

comme celles de Goya, et les photographies, en posant, par convention, que les artistes

“font” des dessins et des tableaux alors que les photographes “prennent” des

photographies.

Que les atrocités perpétrées par les soldats français en Espagne ne soient pas

exactement de même nature que ce qui est décrit - [...] - ne suffit pas à discréditer “Les

désastres de la guerre”. Elles déclarent : des choses de cette nature se sont produites.1

Le langage de Spiegelman suffit pour raconter l'histoire ; nul besoin d’un dessin

réaliste pour raconter le périple de Vladek et Anja, les visites de l’auteur à son père,

le camp de la mort et pour engager les pactes. Car les récits (littéraires ou dessinés)

évoquent et expliquent, chose que la photographie ne fait pas. Le punctum de cette

photographie est dû à son placement tout en fin de récit, où il fait tomber les

dernières résistances du lecteur.

Cette photographie de Vladek permet également de mesurer l’écart de réalisme

entre le visage du père et sa représentation ; du même coup, par un effet de

capillarité, le lecteur prend conscience de la réalité de cette foule de personnages

croisés tout au long du récit, et tente de leur attribuer des visages. (Le lecteur avait

également découvert une autre photographie au début de la seconde partie : celle de

Richieu, le frère disparu). « L'effet qu'elle produit sur moi n'est pas de restituer ce qui

est aboli (par le temps, la distance), mais d'attester que cela que je vois a bien

été. »2

1 Sontag, S., 2003. Devant la douleur des autres, Christian Bourgois, Paris. p.54.2 Barthes, 1980. p.129.

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B. L’ambiguïté photographique

« En photographie, on a tendance à tout prendre au pied de la lettre »1.

Certes, la photographie atteste, mais elle peut tromper. Dans son essai Devant la

douleur des autres, Susan Sontag prend de la distance quant à la valeur de

ratification attribuée à l’image photographique : « Elle est toujours l’image choisie par

quelqu’un ; photographier c’est cadrer, cadrer c’est exclure. »2 Elle cite également le

phénomène de la mise en scène dans la photographie de guerre (notamment durant

la guerre de Sécession américaine) et souligne l’importance du mot – c’est-à-dire de

la légende – dans la compréhension de la photographie.

Guibert semble avoir fait preuve d’une réflexion similaire. Les trois tomes s'ouvrent

chacun sur une photographie de Cope, en tenue militaire, correspondant à l'époque

du récit. Leur fonction première est, comme dans Maus, de certifier les faits et

d’apporter plus de vraisemblance à l’histoire ; elles nous rappellent que Cope n’était

qu’un jeune homme durant la Seconde Guerre mondiale ; nous y sommes sensibles

comme à la vue d’une photographie de famille, parce que nous partageons l’intimité

du personnage, nous y sommes attachés. Toutefois, l’une d’elles semble nous dire

autre chose : dans le tome II, la photographie montre un général serrant la main de

Cope (telle que la légende l’affirme). Or, celui-ci nous apprend au cours du récit que

c’est un quiproquo : bien qu’il ait ce jour-là serré la main d’un général, le jeune

homme sur la photo n’est pas lui, et le général n’est pas non plus l'homme mentionné

par la légende ; l’armée a interverti deux photographies. Il affirme cependant y être

attaché car elle lui rappelle ce jour-là. (fig.16)

Que peut-on déduire de cette révélation ? Selon Roland Barthes, la photographie

« ne sait dire ce qu’elle donne à voir »3 c’est bien pour cela qu’il est si facile de la

faire mentir : elle est la servante de son contexte, de sa légende (de la même

manière que l’image vidéo). Guibert entraîne le lecteur dans un jeu de fausses pistes

en lui rappelant le pouvoir de manipulation de la photographie, mais plus largement,

il rappelle son pouvoir d’auteur qui orchestre le récit : si je vous dis que c'est lui, vous

me croirez, mais en vérité ce n'est pas lui. En somme, il nous dit de ne pas

1 Sontag. 2003. p.54-552 Ibid.3 Barthes, 1980. p.156.

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confondre vérité et pacte de lecture, il nous fait prendre conscience de l’écart entre

récit et réalité.

C. La photographie redessinée

La photographie marque de sa présence les deux récits, de manière directe, mais

également de façon sous-jacente. Ceci s’inscrit dans la longue tradition (du XVe

siècle à nos jours), de l’utilisation de l’image optique, puis photographique et

désormais numérique dans les arts plastiques et graphiques.

Nous avons évoqué les diverses sources documentaires de Guibert pour

l'élaboration de La guerre d'Alan. Son usage de la matière documentaire s’illustre de

deux manières.

Comme nous l’avons vu précédemment, l’auteur semble utiliser la photographie

comme support documentaire, pour dessiner les paysages par exemple (c’est une

supposition car malgré leur caractère hyperréaliste, on ne peut pas écarter

l’hypothèse que ces dessins aient été pris sur le vif, en voyage). La représentation de

personnages stylisés au sein d’espaces réalistes, qui est une pratique courante dans

le manga, «... permet aux lecteurs de se dissimuler en un personnage tout en

pénétrant en toute sécurité dans un monde riche. »1

L’usage de la photographie comme documentation est moins perceptible chez

Spiegelman, car il n’use que d’un registre de dessin. Mais ce que ces deux œuvres

ont en commun, c’est la représentation de photographies à l’intérieur du récit. Guibert

redessine les photographies des amis de Cope, et les inclut en tant qu'objets au sein

de l’histoire (au même titre que les personnages, le décor...) mais sur fond noir

(fig.17) ; il les décontextualise. Le lecteur suppose que Cope, tout en parlant, les

montre à l’auteur ; ou bien sont-elles visibles, encadrées dans les pièces de la

maison ? Nous partageons encore une fois le point de vue de Guibert. Spiegelman

fait de même ; à la fin de l’histoire, Vladek montre à son fils les photographies des

membres de la famille, tous gazés à Auschwitz. L’auteur passe ces images à travers

le filtre de son dessin ; il choisira toutefois d’intégrer au récit l’une de ses bandes

dessinées (Prisonnier sur la planète enfer), une image qui n’est pas vraiment

« étrangère » puisqu’elle est l’œuvre de l’auteur).

1 Mc Cloud, 1999. p.43.

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Ceci nous ramène à la question de la représentation de l’image photographique dans

la bande dessinée : l’auteur a joué tour à tour la carte de l’inclusion brutale et celle

du document redessiné, en fonction de l’effet qu’il voulait provoquer.

Néanmoins, l’intégration de photographies dans les portraits ou œuvres

biographiques en bande dessinées est une pratique très courante. La bande

dessinée Billie Holiday, de Muñoz et Sampayo, présente quelques photographies de

la chanteuse dans la préface, celles-ci assumant, par défaut, le rôle du référent dans

le pacte référentiel de la biographie.

Cette étude comparée des constructions narratives et formelles de Maus et La

guerre d’Alan révèlent leurs structures croisées. Guibert développe un langage

formel tout en nuance ; son écriture complexe est le fruit d’une diversité de registres

iconiques. Cependant, il ne fournit au lecteur qu’un seul point de vue : celui de Cope,

étroitement mêlé au sien. En cela La guerre d'Alan se rapproche davantage du

registre autobiographique.

À l’inverse, Spiegelman multiplie les points de vue, et parvient à dresser un portrait à

plusieurs facettes, par des situations dialogiques complexes, qui tranche avec une

structure formelle binaire. Il se rapproche plutôt du registre biographique.

Mais la question que nous nous posons est celle-ci : alors qu’ils présentent de telles

similitudes (de sujet, de genre, de processus), pourquoi ces portraits sont-ils si

différents ? À quelle histoire, à quelles pratiques font-ils écho ? Peut-on trouver des

similitudes entre ces portraits en bande dessinée et le vaste champ du portrait dans

l’histoire des arts ? Ces œuvres peuvent-elles dialoguer avec certaines formes du

portrait dans la littérature, la peinture, la photographie ?

Partie III — Regard critique versus regard poétique

Après cette analyse comparative, nous tenterons de dégager de Maus et La guerre

d’Alan des fonctions communes et plus spécifiques liées au portrait, que nous

placerons dans le contexte abordé dans la première partie, celui des grandes

fonctions du portrait pictural, photographique et littéraire.

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1. Les fonctions fondamentales

A. Transmission et commémoration : la fonction de vicariance

Ces œuvres révèlent et fixent les regards singuliers de deux artistes sur l’histoire de

leurs proches et dans l’Histoire du monde, soulevant des questions philosophiques,

politiques, sociologiques. Mais elles rejoignent également les fonctions de

commémoration et de substitution du portrait, dans ses origines funéraires.

Chaque fois qu’un lecteur se plonge dans ces romans graphiques, les voix

résonnent, les spectres de Vladek et Cope rejouent leurs vies. De la même manière,

le regardeur qui rive son regard dans les yeux d’un portrait du Fayoum redonne vie,

d’une certaine manière, à la personne représentée. Ce qui apparaît spécifiquement

ici, et non dans un portrait mortuaire, c’est l’appréhension ou la douleur devant

l’imminence de la mort d’un être cher.

Comment les auteurs le manifestent-ils ?

Le dernier chapitre de La guerre d’Alan exprime, par sa mélancolie, l’émotion de

l’auteur face au vide laissé par son ami : il lui rend donc hommage en choisissant

une anecdote de Cope, sorte d’épitaphe poétique de sa philosophie. Elle est comme

une devise qui concentre en elle-même les thèmes forts du récit (art, humanité,

parole, nature, liberté). Notons que, comme nous l’avons vu, les arrières-plans des

portraits de la Renaissance exprimaient aussi des devises.

Spiegelman, comme Guibert, sont confrontés à l’urgence de pallier la dégradation

physique de leurs pères et amis, qui vieillissent.

Le récit de Spiegelman est ponctué d'alertes qui annoncent la disparition imminente

de son père : attaques, malaise, hospitalisation. Contrairement à Cope, la parole de

ce père est douloureuse. Cet effort s'exprime par les actes manqués (Vladek

renverse des objets lorsqu’il parle de moments difficiles) et par la métaphore du vélo

d'appartement : l’auteur enregistre deux fois son père alors qu'il pédale, qu'il souffre,

physiquement et symboliquement. La dernière page montre le vieil homme couché,

fatigué de raconter.

L’idée de survivance, de substitution s’exprime par le besoin de « sauver » de la mort

une personne avec laquelle les liens émotionnels sont profonds et évidents. S’ils

savent que le combat est perdu d’avance, les auteurs peuvent néanmoins garder

une trace de leurs proches, en préservant leur mémoire, donc leur histoire. Ce qui

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nous ramène à la notion d’immortalité de l’œuvre d’art. On parle donc de l’œuvre

comme trace physique tout comme les bandes sonores qui fixent la voix des

chanteurs disparus, le support imprimé de la bande dessinée fixe (du moins le temps

de son existence propre) l’œuvre de ces artistes. Avec Maus, Spiegelman redonne

vie à Vladek dans son esprit et celui du lecteur. Vladek procède de même avec la

parole, en se concentrant sur le couple. Malgré ses efforts, cet homme ne se remet

pas de la perte de sa femme, qu’il aime encore : la raconter, c’est donc un peu la

ramener à la vie. Spiegelman dira à ce sujet : « D’une certaine manière, Maus est le

cierge que je dépose à la mémoire de ma famille. »1

Quant à Guibert, il dit : « Le travail que je fais aujourd’hui consiste essentiellement à

rester avec lui. »2

Dans la guerre d’Alan, la mort est omniprésente ; le lecteur accède par une mise en

abyme aux mémoires d'un homme défunt ; Cope lui-même plonge le lecteur dans un

temps qui n'est plus, dont les protagonistes sont probablement décédés à l'heure

actuelle ; le seul lien visible entre ce monde passé et le monde présent est l’auteur,

qui est le passeur. Globalement, les thèmes des récits (la guerre, le génocide)

abordent la question de la mort, dans et hors des histoires de Vladek et Cope, dans

la structure même des œuvres. Elle rôde et peut survenir à tout moment, car elle a

toujours été là.

Les auteurs luttent contre cette sensation en cherchant à rendre la vie. À ce sujet, il

est frappant de voir comment ces deux citations se répondent, bien qu’elles

concernent deux médiums différents. La première d’Emmanuel Guibert, la seconde

de Roland Barthes :

Devant la feuille, tous les risques sont réunis pour qu'une image fugace et séduisante

devienne une image figée et mortifère. Au lieu de créer la vie, on crée de la mort, un

dessin vide, sans vie, qui est la mort du trait. Je suis menacé en permanence par cette

espèce de ciment à prise rapide du dessin qui fait que la vie va s'en aller.3

On dirait que terrifié, le photographe doit lutter énormément pour que la Photographie ne

1 Fevret, Kaganski, 1992. p.106.2 Ciment, 2003.3 Mondzain, p.37.

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soit pas la mort.1

Le devoir de transmission de l’histoire personnelle, familiale, mondiale, apparaît

également chez les protagonistes. Ces histoires trouvent une valeur aux yeux des

auteurs, qui décident de les faire partager. Cope et Vladek semblent également faire

leur « devoir d’aînés » ; cette démarche rejoint de nouveau la fonction testimoniale

du portrait : « ... c'est l'amour comme trésor qui va disparaître à jamais ; car lorsque

je ne serais plus là, personne ne pourra plus en témoigner... ».2

Nous pouvons le raccrocher au processus de transmission de la mémoire, à l’origine

des premières civilisations, lorsque les sociétés primitives transmettaient leur culture

sans l’outil de l’écriture : donc oralement et par l’image (Carlo Severi analysant ainsi

les « Bibles Dakota » et autres supports de peintures Amérindiennes, a établi la

théorie d’une lecture orale des images, comme outil de transmission de la culture

sociale de la tribu).3

Loin de nous transmettre les histoires des vies de ces hommes, les auteurs nous

transmettent leur parole, ce qu’ils leur ont raconté : la différence est de taille. Vladek

et Cope, individualités impénétrables, restent les seuls à avoir vécu leur vie.

Et comme le rappelle Susan Sontag, au sujet de la guerre :

« Nous – ce nous qui englobe quiconque n’a jamais vécu une telle expérience – ne

comprenons pas. (...) nous ne pouvons ni comprendre, ni imaginer. »4

« Nous » les lecteurs, mais également les auteurs, malgré tous leurs efforts pour

transmettre au mieux ce qu’ils ont retenu.

B. L’Histoire et le devoir de mémoire

À la question : pourrait-t-on se mobiliser activement contre la guerre au vu d’une

image (...ou d’un groupe d’image) ? [...] Un récit semble, à priori, avoir plus d’efficacité

qu’une image. La raison en est, en partie, la durée à laquelle on peut astreindre le

regard, le sentiment.

1 Barthes, 1980. p.70.2 Ibid. p.147.3 Meyran, R., 2008. « Vers une anthropologie de la mémoire », entretien avec Carlo Severi, in « Entre imageet écriture », in Les grands dossiers des Sciences Humaines n°11, Auxerre.4 Sontag, 2003. p.134.

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Toute mémoire est individuelle et ne peut se reproduire – elle meurt avec chaque

individu. Ce qu’on appelle mémoire collective n’est pas le travail du souvenir, mais une

stipulation : voilà ce qui compte, voilà comment l’histoire s’est déroulée, et les images

sont là pour inscrire l’histoire dans nos têtes.1

Spiegelman se sent, à un moment du livre, dépassé par le projet qu'il a entrepris,

mais reste déterminé face à cette responsablité : Maus soulève des questions

d’ordre moral, d’individus envers une société, d’une société envers des individus,

d’une société envers son histoire. L’Histoire a reconnu l’Holocauste mais combien de

génocides tardent encore à être reconnus officiellement, les criminels à être

poursuivis et jugés devant des tribunaux internationaux ?

Spiegelman en est conscient et ajoute tout de même sa pierre à l’édifice du devoir de

mémoire. À la tâche mnémonique s’ajoute la tâche politique, la commémoration à la

progression : apprendre du passé pour un futur meilleur. Toutefois sans utopie :

«... ce serait faire preuve d’aveuglement que de croire que ce “travail culturel” est

suffisamment fort pour résister à la bestialité humaine. »2

En abordant l’Histoire par le prisme de l’expérience individuelle, Spiegelman n’a pas

la prétention d’apporter des réponses à cette page de l’Histoire ; il pose des

questions. Il fait même allusion au négationnisme en soulignant le moment où Vladek

mentionne les chambres à gaz : « De mes propres yeux je l'ai vu ».3 Cette case fait

l'objet du plus gros plan du récit : il zoome sur le visage de son père, accentuant

l'effet glaçant du propos.

Guibert partage également cette préoccupation. À la question, pourquoi cette

fascination pour la guerre, il répond :

C’est malgré moi. Ce n’est pas que ça m’intéresse : j’ai l’impression que quand on

redoute quelque chose il faut s’y frotter d’une façon ou d’une autre. [...] Alors raconter la

guerre d’Alan, c’est une façon d’évacuer une certaine hantise. 4

De la même manière, le dessinateur belge Jean-Phillipe Stassen aborde le sujet

1 Ibid. p.131&94.2 Fevret, Kaganski, 1992. p.106.3 Spiegelman, 1992. p.229.4 Morvandiau, 2000. « La guerre n’est jamais loin de quiconque », interview d’Emmanuel Guibert, inWart, Rennes, p.5.

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délicat du génocide rwandais dans le roman graphique Déogratias.1

Il est positif de voir que des auteurs peuvent s’emparer avec pudeur et intelligence

de ces sujets en bande dessinée. Le phénomène témoigne de la mutation vécue par

le médium, comme moyen d’expression, ces dernières années.

C. La fonction mimétique et testimoniale

« J'essaie seulement de faire un portrait aussi fidèle que possible ! »2

Le souci de fidélité au réel dont font preuve ces auteurs révèle leur humilité face aux

hommes qu’ils décrivent et aux événements historiques auxquels ils sont mêlés.

Cette approche quasiment documentaire se retrouve dans d’autres de leurs œuvres ;

nous avons précédemment mentionné Le photographe de Guibert. Le dessin de ce

récit est encore plus neutre, naturaliste que La guerre d’Alan ; ceci probablement afin

de ne pas créer de rupture stylistique et tonale trop importante. Guibert dira avoir jeté

les vingt premières planches de la série ; celles-ci (dont il reste des images

numériques) présentaient une phase initiale de dessin, dans laquelle l’auteur

tâtonnait : les personnages « stylisés » étaient beaucoup plus expressifs – d’une

expressivité forcée par l’auteur – que dans la version finale. De même, la première

version de Maus, éditée dans Breakdowns, était beaucoup plus expressive et lyrique

que celle que nous connaissons (les souris étaient dessinées sur un mode

humoristique, donnant au récit une connotation de légèreté assez maladroite). La

tonalité expressive de la représentation communique une émotion au lecteur,

l’informe sur le genre du récit, et ceci dès le premier coup d’oeil. Il est intéressant de

voir que, pour les deux auteurs, ce ton « juste » s’est incarné dans une épure, une

neutralité de la représentation des personnages et des visages.

Bien que les auteurs ne se permettent jamais de juger les conflits, leurs témoignages

traduisent un engagement, une volonté de dénoncer la violence humaine, de montrer

la réalité « sans fard ». Nous pourrions de nouveau rapprocher ces préoccupations

du courant du Réalisme, qui apparut en France entre 1830 et 1890, venant rompre

avec le Romantisme de la première moitié du XIXe siècle : 1 Stassen, J.-P., 2000. Déogratias, Dupuis, coll. « Aire libre », Paris.2 Spiegelman, 1987. p.134.

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... en ce sens, le réalisme doit se comprendre comme l’expression de la visée d’un

auteur qui entend opérer une description rendant compte de la réalité référentielle de la

manière la plus exacte et la pus vraisemblable.1

La démarche réaliste balzacienne pourrait éclairer les préoccupations narratives de

Spiegelman et Guibert : l’écrivain avait pour projet d’attribuer à l’écriture une fonction

mimétique ; il voulait représenter le plus fidèlement possible le personnage, du point

de vue le plus neutre possible. Le cycle d’Alan tel que Guibert le prévoit, présente

une analogie avec Zola et l’épopée familiale des Rougon-Macquart – l’auteur peint le

portrait d’une vie, de l’enfance à l’âge adulte. Dans le registre des récits et

reportages de guerre, nous pourrions citer les précurseurs comme Callot, Goya ;

également les artistes-reporters de la fin du XIXe siècle qui envoyaient leurs dessins

aux journaux (qui devaient les adapter à la reproduction par la xylogravure).2 La

photographie prit ensuite le relais de ces dessinateurs dans le témoignage de guerre.

Dans un esprit très différent, les œuvres des peintres expressionnistes allemands

Max Beckmann, Otto Dix, George Grosz, mobilisés pendant quatre ans au front,

témoignèrent des atrocités de la Première guerre mondiale. Nous citions également

en début d’ouvrage l’influence des « romans sans parole » de Frans Masereel sur

Spiegelman.

En donnant la parole à Vladek et Alan, Spiegelman et Guibert témoignent, bien que

différemment, de préoccupations humanistes qui s’inscrivent dans un vaste courant

réaliste, indépendant des médias utilisés.

2. Les fonctions spécifiques

A. Maus : le regard critique d’une relation père / fils

a. Un portrait sans concessions

La famille de Spiegelman est marquée par une profonde déchirure : les camps, le

1 Miraux, 2003. p.98-99.2 P. Hogarth, Artistes reporters, Casterman, 1986.

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suicide d'Anja.

Le portrait que dresse l’auteur est un portrait d’opposition : Spiegelman ne cache rien

des défauts de son père, ni de ses qualités, quitte à donner l’image peu reluisante

d’un homme qui lui est pourtant très proche. Spiegelman le supporte difficilement ; il

le dépeint comme un vieil homme rongé par ses obsessions et semble garder de la

rancœur envers lui. Il dira dans plusieurs entretiens que ce projet de livre était toute

leur relation : « En fait, nous avons commencé à parler d’Auschwitz parce que c’était

la seule chose que nous pouvions faire ensemble. »1

Nous comprenons dès le début du livre que la relation filiale qui lie les protagonistes

voue à l’échec toute tentative d’objectivité. Toutefois, leurs rapports difficiles

permettront paradoxalement à l’auteur de prendre du recul et de faire preuve de

« réalisme », ceci grâce aux moyens techniques de sauvegarde, qui, à l’inverse de la

mémoire, ne pratiquent pas l’oubli « sélectif » inconscient.

Dans un des passages du livre, l’auteur se lamente d’avoir dépeint son père comme

une « caricature du vieux juif avare » ; cela confirme son désir de le représenter le

plus fidèlement possible, quoique les gens en pensent. Et s’il ne nous cache rien du

contexte d'élaboration de l'œuvre, ce n'est que fournir plus de clefs au lecteur.

L’auteur tient plus que tout à cette exactitude ; il le souligne de nombreuses fois au

cours de l’histoire. Exactitude, quitte à donner une image négative de son père, et à

laisser coexister des incohérences, c’est-à-dire des contradictions dans le

comportement de Vladek. En agissant ainsi, Spiegelman ne contrôle pas son

personnage, il n’essaie pas de lui donner un propos et de s’y tenir. Il parvient ainsi à

dresser un portrait complexe, riche, et surprenant :

Si j’avais inventé de toutes pièces le personnage de Vladek, il n’aurait jamais eu cette

réaction sympathique à la lecture de la BD sur le suicide d’Anja, je n’y aurais jamais pensé.

[...] Les gens sont complexes, ce ne sont pas des blocs unidimensionnels.2

Ce qu’exprime aussi l’auteur, c’est que la souffrance de Vladek n’en a pas fait un

saint ; en cela, ce portrait, qui donne plusieurs facettes d’un même homme, est

admirable d’humanité. Malgré tout, et c’est ce qui est le plus poignant, les

1 Thibaud, C., novembre 1992. « Des souris en enfer », entretien avec Art Spiegelman, in Télérama n°2235,Paris, p.50.2 Fevret, Kaganski. 1992. p.104.

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protagonistes s’aiment et se le montrent, maladroitement.

b. Une thérapie ?

Dans un sens, Maus s'apparente à une double thérapie : celle du père et du fils.

En effet, le fait de raconter et de revivre par la pensée et la parole l'horreur des

camps semble avoir un effet cathartique pour Vladek (à la manière d'une analyse ou

d'un traitement post-traumatique), bien que ce récit semble être une véritable

épreuve pour lui. Il semble perpétuellement partagé entre la douleur de dire et le

besoin que l’on comprenne, que l’on prenne en compte sa souffrance, notamment au

sujet d’Anja ; il dira à son fils, au sujet d’une bande dessinée – clairement cathartique

– concernant le suicide de sa mère : « C'est bien que tu l'aies fait. Ça t'a soulagé,

mais pour moi, plein de souvenirs d'Anja ça m'a remis dans la tête. »1

Le thème de la psychanalyse revient régulièrement dans le récit : nous retrouvons

l'auteur en séance chez son psychanalyste juif également rescapé des camps.

L'auteur relate cette séance, ses questionnements : il se sent démuni (il manifeste

cette faiblesse en se donnant la taille d'un enfant) devant la tâche qu'il a entreprise,

celle de raconter l'Holocauste en bande dessinée (un projet complètement ahurissant

pour l'époque, et que l'on imagine très difficile à assumer).

Nous pouvons également noter une allusion à la psychanalyse par les « gestes

manqués ». En effet, lorsque Vladek relate certains moments particulièrement

difficiles de son histoire, il est victime de « lapsus » gestuels ou physiques : il

renverse ses pilules, un verre, son cœur s'emballe. Cette tendance sera mise en

abyme lorsque Vladek retrouve son fils de deux ans et demi, Richieu, au terme d'une

longue absence. Celui-ci se met à pleurer à cause des boutons de veste de Vladek,

qui sont « froids », prétexte à l'émotion trop intense qui submerge ce bambin.

« Et puis j'ai pas besoin de raconter... on a vécu très heureux. » Cette phrase de

Vladek confirme la focalisation narrative du récit sur le couple, mais également le

thème de la thérapie, comme besoin de raconter (le bonheur lui, n'a pas besoin de

se raconter).

1 Spiegelman, 1987. p.106.

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c. La visée heuristique

La préface, dans sa fonction heuristique, possède une importance capitale. C’est elle

qui, en deux pages, va concentrer et annoncer toute la problématique du récit.

Spiegelman y pose des questions, indirectement, et nous donne à voir une quête à

deux niveaux. Le premier, le plus « criant » : il s’agira de tenter de comprendre

l’Histoire officielle – l’Holocauste – par le prisme de l’histoire individuelle – le récit de

l’expérience de Vladek.

Le second niveau, sous-jacent, justifie la structure narrative double et le récit-cadre

autobiographique mis en place par l’auteur : il veut lever le voile sur l’origine de la

tragédie familiale, et par la même, comprendre sa propre souffrance. Il veut élucider

ce père si dur avec ses proches ; son caractère impossible, le suicide de sa mère, le

frère « fantôme » ; il veut comprendre ses névroses, ses angoisses, ses zones

d’ombre. C’est dans la tragédie de l’Holocauste que ses parents vécurent ensemble,

qu’il cherchera des réponses. Car Maus est en elle-même une véritable aporie, à

plusieurs niveaux, de laquelle émergeront finalement très peu de réponses. Ce qui,

dans le contexte réel de l’existence, est souvent le cas.

« J’veux dire, je n'arrive même pas à comprendre mes relations avec mon père.

Comment pourrais-je comprendre Auschwitz ? »1

Cette démarche est similaire à celle de La Bruyère (son objectif, toutefois, n’est pas

de créer des archétypes, contrairement à l’écrivain). Spiegelman, à partir d’une

observation minutieuse, donne à voir (au lecteur) le « paraître » de Vladek pour

mieux dévoiler « l’être » ; à la manière d’une étude de comportement. Nous

retrouvons également cette idée de dévoilement dans les productions de jeunesse

de Spiegelman ; la bande dessinée Zip-a-tunes and moiré melodies dévoile au

lecteur la technique de la trame d’impression, à un personnage effectuant une

pirouette « graphique » ; de même que Two-fisted painters et la couverture de

Breakdowns font la démonstration de l’utilisation des couleurs en imprimerie ; nous

pourrions également citer le personnage récurrent du détective.

Autant d’aspects qui renforcent et confirment la fonction profondément heuristique de

Maus.

1 Spiegelman, 1992. p.174.

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B. La guerre d’Alan : poétique d’un regard ou le monde selon Cope

a. Le miroir de l’autre : la fonction introspective

Nous avons donc vu que La guerre d’Alan était construite sur une fusion identitaire

entre l’auteur et le sujet du portrait ; nous allons voir maintenant quelles analogies

pourraient être soulignées entre les deux œuvres.

Tout d’abord, le tome III se structure autour d'une remise en question suivie d'une

renaissance, et ceci à plusieurs niveaux.

Cope fait le récit rétrospectif de sa vie, d’abord en pensée puis avec l’auteur et ce

projet éditorial ; Guibert partira sur les traces de son ami en Bavière et en Californie,

probablement pour les besoins du livre. Mais ce n’est pas le seul parallèle. Cope

effectue dans le tome III une rupture symbolique avec le Surmoi, le modèle social

exemplaire. Il ne nous dit pas vraiment quels sont les actes qu'il regrette, et ceux-ci

sont difficiles à déceler par le lecteur. Au-delà de sa rupture avec l'église protestante

(il se destinait à être pasteur), nous pouvons noter une situation illustrant cette idée:

dans le tome II, il a l'occasion de « faire connaissance avec l'amour » avec un jeune

gitane; raisonnablement, il refuse et la raccompagne chez elle. Le lendemain, alors

qu'il vient la retrouver, elle a quitté les lieux. Cope dit alors que « la fin n'est pas très

bien » ; nous pouvons l'interpréter comme le regret d'avoir raté le genre d’occasions

dont on profite, en général, quand on est jeune. Le jeune homme qu’il était a agi de

manière raisonnée et morale, plutôt qu’en suivant ses désirs. Cope juge stérile ce

comportement moral imposé par la société, et estime que cela ne l'a pas rendu plus

heureux, ou meilleur.

Guibert semble avoir effectué un cheminement similaire: à la suite de Brune,1 bande

dessinée « fantaisiste » sur le IIIe Reich, il intègre un atelier collectif et abandonne le

modèle vers lequel, jeune dessinateur, il tendait, qualifié par Christian Rosset de

« virtuosité un peu vaine ». Celui-ci rapprochera très justement La guerre d'Alan et

cette guerre que l'auteur mène contre ses automatismes ; un point commun entre

ces deux hommes est d'avoir remis en question l'idée de perfection (tant artistique

que morale) qu'ils suivaient jusqu'alors, et qu'ils réalisent être une impasse. Cope dit

1 Guibert, E., 1992. Brune, Albin Michel, Paris.

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ainsi : « Je n'avais pas vécu la vie de la personne que je suis. J'avais vécu la vie de

la personne qu'on voulait que je sois, c'est différent. »1 Un virage donc, mais dans

quelle direction ? Vers l'opposé de qui séduit et reste en surface : vers le fond des

choses, et la liberté. Cope la trouvera en se rapprochant de ses amis, de l'écriture,

de la littérature et de la philosophie. Guibert, quant à lui, fait désormais preuve d’une

intelligence graphique aboutie : il met son dessin profond et épuré au service

d’histoires issues de rencontres fortes.

La fonction fortement introspective et la construction énonciative de l’œuvre

confirment l’autoportrait de l’auteur au sein du portrait de Cope.

b. L’artiste idéal et l’artiste social

Contrairement au Pascin de Joann Sfar qui rend hommage à un peintre illustre,

Guibert rend hommage à un inconnu. Cet inconnu écrit des poèmes, joue du piano :

c’est un artiste.

Guibert souhaite que l’on reconnaisse sa valeur, de la même manière que dans ses

deux articles parus dans L’éprouvette en 2007, qui mettent en lumière les artistes

respectivement polonais et italiens, Butenko et Luzzati.

Le photographe témoigne également de cette préoccupation d’échange avec des

artistes. Cette bande dessinée a la particularité de mêler photographies et dessins,

dans une forme séquentielle hybride. Elle narre le voyage en Afghanistan du

photographe Didier Lefèvre parti accompagner une mission Médecins Sans

Frontières. Lors d’une conférence organisée au Centre Pompidou en 2006 sur le

thème des Dessinateurs Reporters, le photographe en question disait avec ironie

que cette bande dessinée avait enfin permis à sa création photographique d’être

reconnue.

Comme nous l’avons vu dans la seconde partie, Cope semble d’avantage occuper la

place d’un modèle que celle d’un scénariste dans cette autobiographie rapportée.

Cependant, un détail complique les choses. Cope dira au cours du livre qu’autour de

la cinquantaine, il a « refait tout le chemin de sa vie en pensée ». Ce qui laisse à

penser. Car effectivement, le lecteur reconnaît la grande qualité littéraire du récit de

Cope, extrêmement bien construit. Ce que corroborait récemment P. Lejeune: « La

1 Guibert, 2008. p.99.

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littérature n'est pas faite par les seuls écrivains publiés dans la Pléiade, elle est faite

par des milliers de gens qui pratiquent l'écriture... ».1

Un dernier exemple significatif : à nouveau dans Le photographe, Guibert narre sous

la même forme autobiographique le reportage photo de son ami Didier Lefèvre en

Afghanistan. Celui-ci est-il présenté comme auteur à part entière ? Oui, en tout cas il

est mentionné de la sorte sur la couverture.

Il semblerait que Guibert, dans le cas de La guerre d’Alan, ait édifié l’artiste idéal qu’il

voyait en Cope. Or, il n’a pas pour autant édifié l’artiste social : engager sur le projet

une collaboration officielle, verser des droits d’auteur à ses ayants droit, etc...

Ce portrait échappe à la structure classique de la bande dessinée, de par sa

structure même. S’épuiser ainsi à qualifier le statut de Cope – sans toutefois y

parvenir – nous fait sans doute courir le risque de paraître tatillon ; la chose révèle en

tout cas ce que de la structure de cette forme de collaboration en bande dessinée

peut avoir d’inédit. Si ce schéma ne se trouve aucune référence dans ce médium,

peut-être faut-il chercher ailleurs ? Gilles Ciment n’est pas si loin lorsqu’il parle de

« regarder l’homme en tant qu’œuvre d’art. »2

c. L’édification de l’ami

Ce portrait exprime tout l'amour, le respect et l'admiration de l'auteur envers cet

homme, ce qu'il transmet invariablement au lecteur en partageant avec lui ce qu’il a

appris de cet homme au parcours passionnant. Si Cope est humble, Guibert l'est

aussi et le retrait de Guibert exprime sans aucun doute le respect immense de la

mémoire de cet homme.

Nous avons déjà noté l’univocité qui caractérise La guerre d’Alan : l’aura positive qui

entoure Cope n’est à aucun moment mise en doute par une quelconque vois

dissonante.

Nous avons abordé plus haut la tradition de la biographie édifiante en bande

dessinée ; ce portrait serait-il une hagiographie contemporaine ?

Car même si Cope n’est jamais, à aucun moment, montré comme un héros, on sent

qu’il représente un modèle pour son auteur. En se gardant bien de tout jugement sur

1 Delon, M., 2008, « Une pratique d’avant-garde », entretien avec Phillipe Lejeune, in Le magazine littéraire,Hors série n°11, Paris p.11.2 Ciment, 2006. p.92.

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la valeur de cet homme, il est bon de se rappeler que tout portrait n’existe que par le

regard d'un homme posé sur un autre homme, par une subjectivité qui en rencontre

une autre. En allant plus loin, quel portrait peut se prétendre fidèle en étant le fruit

d'un seul regard? Imaginons un portrait de Cope par Guibert mais aussi ses enfants,

sa femme, les amis qu’il évoque. Le résultat ne serait pas forcément négatif, mais

assurément très différent, nuancé et probablement contradictoire. De la même

manière que le portrait Mme Firmiani, de Balzac, présente une multiplicité de points

de vue.

Ce portrait est d’une certaine manière édifiant ; toutefois, il est totalement dépourvu

de cette idéalisation glorieuse propres aux bandes dessinées hagiographiques. Il se

rapproche d’avantage d’un monument que l’auteur aurait édifié à la mémoire de son

ami, un hommage.

De même, l’objectivité était-elle le but visé par Guibert ? Il semblerait que non. Nous

sentons maintenant l’un des aspects qui différencient ces portraits : la recherche,

dans Maus et La guerre d'Alan, ne porte pas sur les mêmes points. Le protocole de

départ veut que Spiegelman et Guibert peignent ces hommes tels qu’ils se racontent.

Or, ils les peignent aussi tels qu’ils les voient. La différence est de taille. La parole

des modèles exprime aussi leur subjectivité. Subjectivité de l'identité (sait-on qui l'on

est, la mémoire est-elle fiable ?) et ambivalence de l'homme qui pose.

[...] dès que je me sens regardé par l'objectif, tout change. Je me constitue en train de

poser, je me fabrique instantanément un autre corps, je me métamorphose à l'avance en

image.1

La problématique du portrait que dresse Spiegelman se trouve au cœur même du

modèle : Vladek est un homme complexe, à décrypter, qui plus est son père.

Spiegelman s’attaque à ce qui fait mal : sa famille, l’Holocauste. Son regard d’auteur

est un regard qui s’oppose, s’insurge, critique. Un regard libre qui conteste pour

mieux comprendre.

C’est également ce qui transparaît de son œuvre ; sa production de jeunesse dans la

bande dessinée underground et les années Raw « taillèrent » définitivement son

style et son regard : contestateur, drôle, engagé, intellectuel et surtout très

provocateur. Au lendemain du 11 septembre 2001, il sera choisi pour dessiner la 1 Barthes, 1980. p.25.

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couverture du New Yorker, qui sera l’une de ses plus grandes réussites : il choisit

d’éliminer la couleur et représente les deux tours noires, sur fond gris foncé.

Il sera également l’un des premiers intellectuels américains à réagir à l’attentat, avec

son recueil A l’ombre des tours mortes.1 En 2003, il claque la porte du New Yorker,

après dix années de collaboration, à la suite du refus du rédacteur en chef David

Remnick de publier son projet de couverture assimilant sans détour Bush à Ben

Laden. Il publiera également un article très argumenté sur les caricatures danoises,

dans le magazine Harpers, en juin 2006.2

Paul Auster dans la préface de Bons Baisers de New York, le qualifie ainsi :

Mais Spiegelman, lui, entend bien s’inquiéter. C’est sa vocation. La vie l’ayant voué à

l’inquiétude, il a pris celle-ci à bras-le-corps, et il bondit à chaque injustice qu’il perçoit

dans le monde, écume dûment de rage devant les insanités et stupidités des hommes de

pouvoir, refuse d’accepter sans sourciller. Non sans esprit, il est vrai, et sans jamais se

départir de la touche comique qui est sa marque de fabrique. Il est donc bon que le New

Yorker ait eu la sagesse de l’engager. Et encore mieux que Spiegelman ait apporté un

sang neuf à cet indigeste bastion du bon goût.3

Le portrait de Guibert est tout autre. Nous avons vu qu’il était vain de chercher des

vues contradictoires dans le personnage de Cope, car s’il y a une complexité à

élucider, elle se situe hors du sujet. Cope problématise le monde. La puissance du

récit est de voir ce regard singulier sur la vie se mouvoir au fil du temps sous

l’influence des évènements ; de voir cet homme se remettre en question, se

transformer, vieillir, s’enrichir auprès des gens qui pensent avec lui (nous pouvons

souligner ici le caractère idéal du médium bande dessinée, qui s’adapte à des récits

longs, dans lesquels les personnages vieillissent).

En cela, La guerre d’Alan est un récit profondément autobiographique car introspectif

: cette oeuvre est intérieure, et le lecteur en est l’invité privilégié ; nous pourrions

rapprocher ce mode de celui des Essais de Montaigne : un homme se raconte à

haute voix, un scribe prend sa dictée (ce dernier terme sans connotation négative

pour Guibert). Un homme qui se raconte à travers ses actes mais aussi ses valeurs,

1 Spiegelman, A., 2004. À l’ombre des tours mortes, Casterman, Paris.2 Spiegelman, A., 2006. « Drawing blood, Outrageous cartoons and the art of outrage », in Harper’sMagazine, New York. P.43.3 Spiegelman, A., 2003. Bons Baisers De New York, Flammarion, Paris. p.5.

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opinions, regrets, engagements.

L’auteur - en arrière-plan – s’en fait le porte-parole. Le regard d’auteur est un regard

qui compose avec l’homme dont il fait le portrait. En réservant un regard plus

personnel au cycle qu’il compte consacrer au récit de leur amitié (et qui s’appellera

Alan), il n’empèse pas le récit de Cope, riche de question et de point de vue. Il

sépare pour mieux faire apprécier.

Voir Guibert s’attarder plus précisément sur les réflexions philosophiques et

artistiques de Cope nous révèle ce qui semble intéresser l’auteur : un homme qui

regarde poétiquement le monde.

Cette citation d’Étienne Souriau sur le poétique évoque bien cette idée :

Nous nous risquons seulement à dire, que, du fond, le poétique révèle une dimension

possible : l’innocence ; aux antipodes du sublime, du tragique ou de l’effrayant, le

sensible rayonne alors une sorte de fraîcheur et comme de tendresse. Expérience rare,

mais précieuse : elle délivre le cosmos des marques du chaos, elle peut donner un

moment à l’être dans le monde le sentiment d’habiter comme sa patrie un monde

printanier qui garde l’inconscience et la fraîcheur de l’enfance.1

1 Souriau, 1990. p.1152.

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Conclusion :

Nous avons donc vu à travers cette étude, que l’évolution récente des

domaines d’exploration de la bande dessinée a permis à des artistes comme Art

Spiegelman et Emmanuel Guibert d’investir pleinement le médium, et de rendre des

portraits d’une grande qualité artistique, tout en les imposant comme œuvres

littéraire. De plus, nous avons vu que les différences fondamentales entre ces

portraits, loin de les opposer sur une quelconque échelle de valeur, révélaient des

vues différentes, fruits des liens que ces artistes entretenaient avec leurs "modèles"

proches, du regard qu'ils portent sur le monde, mais aussi de leur engagement et

des intentions qui transparaissent dans leurs différents projets.

Ces œuvres nous parlent également beaucoup des sociétés qui les ont vues naître.

Elles établissent un lien avec l’Histoire, elles ont leur manière d'inscrire les

évènements dans une mémoire, tout en faisant appel aux innovations techniques

relatives à cette époque, et en renouvelant leur contribution ou inscriptions dans les

Arts, en faisant jouer des corrélations et influences diverses que revendiquent

d'ailleurs clairement les auteurs. Par les questions qu’elles soulèvent, ces œuvres

nous renseignent aussi sur la façon dont notre société envisage l’individu, l’histoire

personnelle, et l'introspection. Elles reflètent les évolutions de ces approches à

travers l'époque qui les a vu naître ; elles inventent de nouvelles manière de raconter

les histoires et questionnent le lecteur sur sa propre conception du rapport entre

fiction et réalité, sa propre conception de la vérité, de la ressemblance, de

l'identification et plus globalement, de la transmission d'une mémoire.

Dans le champ de la bande dessinée, Maus et La guerre d’Alan investissent les

nouveaux territoires que sont la littérature, l’autobiographie, le documentaire,

l’histoire.

Le portrait, dans une conception d’auteur, fait partie intégrante de cette nouvelle

configuration.

L’avant-garde née de à la fin des années 60 contribua à croiser des disciplines

artistiques alors en pleine réinvention (la bande dessinée « en marge », le cinéma de

la nouvelle vague, l’Art contemporain, la littérature, la philosophie...), les engageant à

dialoguer et à s'enrichir mutuellement. Des personnalités fortes comme Crumb ou

Spiegelman influencèrent des générations d’auteurs aux USA et outre-Atlantique ; ce

bouillon de culture contribua à insuffler en France un esprit nouveau, propice à

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l’émergence d’éditeurs comme L’Association ou Cornélius, et une nouvelle scène

française et internationale dont Chris Ware, Marjane Satrapi, Emmanuel Guibert

comptent parmi les « têtes d'affiche ».

Ces auteurs apportent leur contribution dans la réinvention permanente de ce

médium, et l’inscrivent de jour en jour plus profondément dans la sphère de l’art.

Les innovations techniques comme le numérique et Internet poussent aujourd’hui le

médium à repenser sa diffusion. Nous n’avons pas abordé ici le Manga, sujet trop

vaste ne trouvant pas de points d’accroche avec le travail de Spiegelman et Guibert,

et dont les formats et moyens de diffusion, propres à l’Asie contemporaine, suscitent

encore de nouvelles problématiques passionnantes.

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I. Bibliographie des auteurs Art Spiegelman et Emmanuel Guibert :

- Guibert, E., tome.1, 2000 ; tome.2, 2002 ; tome.3, 2008. La guerre d'Alan,

L'Association, coll. « Ciboulette », Paris.

- Guibert, E., 2008. Le photographe (intégrale), Dupuis, coll. « Aire Libre », Paris.

- Spiegelman, A., tome.1, 1987 ; tome.2, 1992. Maus, Flammarion, Paris.

- Spiegelman, A., 2003. Bons Baiser De New York, Flammarion, Paris.

- Spiegelman, A., 2004. À l’ombre des tours mortes, Flammarion, Paris.

- Spiegelman, A., 1978 (éd. originale), 2008. Breakdowns, Casterman, Paris.

II. Bibliographie générale :

Ouvrages, extraits d’ouvrages, articles, essais théoriques, essais critiques relatifs

aux catégories énoncées ci-après :

Bande dessinée (ouvrages) :

- Bellefroid, T., 2005. Les éditeurs de bande dessinée Entretiens avec Thierry

Bellefroid, Nifle.

- Bisceglia. J., Brod, S., 1986. Underground USA La bande dessinée de la

contestation, Corps 9 Éditions.

- Dayez, H., 2002. La nouvelle bande dessinée Entretiens avec Hugues Dayez,

Niffle.

- Mc Cloud, S., 1999. L’art invisible, Vertige Graphic, Paris.

- Mc Cloud, S., 2002. Réinventer la bande dessinée, Vertige Graphic, Paris.

- Muñoz, J., Sampayo, C., 1991. Billie Holiday, Casterman, Paris.

- Ciment, G., Guibert, Laballery, A., E., Rosset, C., 2006, Emmanuel Guibert

Monographie prématurée, L'An 2, Angoulême.

Bande dessinée (articles) :

- Bourmeau., S, 1998. « L’enfance d’un art déjà adulte », entretien avec Art

Spiegelman, in Les Inrockuptibles, Paris. pp.12-13.

- Ciment, G., 2003. « Conversation avec Emmanuel Guibert», entretien avec l’auteur,

Fonds documentaire de la CIBDI, Angoulême. (non folioté)

- Dejasse, E., 2005. « Les nouveaux territoires de l’intime », in Bandes d’auteurs, Art

Press Spécial n°26, Paris, pp.27-30.

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- Fevret, C., Kaganski, S., décembre 1992. « Pour mémoire», interview d’Art

Spiegelman, in Les Inrockuptibles, Paris, pp.101-107.

- Martin, J.-P., 2004. « Bio-graphiques », in Bang, n°6, Paris, pp.100-107.

- Mondzain, M.-C., 2005. « La bande dessinée, littérature orale », interview

d’Emmanuel Guibert, in Art Press Spécial n°26, Paris, pp.34-38.

- Morvandiau, 2000. « La guerre n’est jamais loin de quiconque », interview

d’Emmanuel Guibert, in Wart, Rennes, pp.4-5.

- Thibaud, C., novembre 1992. « Des souris en enfer », entretien avec Art

Spiegelman, in Télérama n°2235, Paris, pp.50-51.

- Smolderen, T., 2005. « Roman graphique et nouvelles formes d’énonciation

littéraires », in Bandes d’auteurs, Art Press Spécial n°26, Paris, pp.74-80.

- Spiegelman, A., 2006. « Drawing blood, Outrageous cartoons and the Art of

Outrage », in Harper’s Magazine, New york. pp.43-52.

Littérature :

- Delon, M., 2008, « Une pratique d’avant-garde », entretien avec Phillipe Lejeune, in

Le magazine littéraire, Hors série n°11, Paris pp.6-11.

- Miraux, J.P., 2003, Le portrait littéraire, Hachette Supérieur, coll. « Ancrages »,

Paris.

- Lejeune, P., 1975, Le pacte autobiographique, Seuil, coll. « Poétique», Paris. pp.7-

46.

Photographie :

- Barthes, R., 1980. La chambre claire, Note sur la photographie, Gallimard / Le

Seuil, Paris.

- Sontag, S., 2003. Devant la douleur des autres, Christian Bourgois, Paris.

Histoire de l’art :- Béguin, A., Field, S., Griffiths, A., Melot, M., 1981. Histoire d’un art, L’estampe.

Skira, Genève.

- Châtelet, A., Groslier, B.-P., 1995. Histoire de l’art, Larousse, coll. « In extenso »,

Paris. pp.249-250, pp.268-272, p.313.

- Hockney, D., 2001. Savoirs secrets, Les techniques perdues des maîtres anciens,

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Taschen, Cologne.

- Schneider, N., 1994. L’art du portrait / Les grandes œuvres européennes 1420 –

1670, Taschen, Cologne.

- Souriau, É., 1990. Dictionnaire d’esthétique, Quadrige / PUF, Paris. p.1152,

pp.1161-1162.

Sciences humaines :

- Gitelman, L., Pingree, G-B, 2003. New Media, 1740-1915, The MIT Press,

Cambridge, Massachussets.

- Meyran, R., 2008. « Vers une anthropologie de la mémoire », entretien avec Carlo

Severi, « Entre image et écriture », in Les grands dossiers des Sciences Humaines

n°11, Auxerre, pp.28-31.

Sites internet :

- Arbaïzar, P., Gato, M.-H., Schaeffer, J.-L., 1997. Exposition virtuelle : Faces à faces

ou l’art du portrait, extraits du catalogue d’exposition Portraits, singulier, pluriel,

Mazan, BNF, Paris. http://expositions.bnf.fr/face/art/index.htm

- Manzoni, R., 12/07/2008. « Comment devient-on Art Spiegelman ? », émission

Métropolis, Arte, Strasbourg. http://www.dailymotion.com/video/x64av5_comment-

devienton-art-spiegelman_creation

- Parise, M., 2004. Le portrait individuel : réflexion autour d’une forme de

représentation du XIIIe au XVe siècle, Colloque international, compte-rendu, EHESS,

Paris. www.fabula.org/actualites/article8248.php

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Annexe 1: ma pratique en résonance

A. Portrait de N’Guyen Xuan Thanh

Le projet :

J'ai pu expérimenter le portrait narratif en bande dessinée à l’occasion d’un séjour au

Vietnam de mars à juin 2007, dans le cadre du projet Mat Ke initié par Gérald

Gorridge. Ce projet consistait à faire partir quatre étudiants de l'ÉESI de Poitiers et

Angoulême, en vidéo et en bande dessinée, travailler sur le thème du portrait, à

Hanoï, tout en collaborant lors de master-classes avec des étudiants vietnamiens.

Nous avons ainsi réalisé des portraits d’habitants de Hanoï, que nous avons

présentés lors de l’exposition finale à l’école des Beaux-arts de la ville.

Mon projet le plus abouti a été le portrait de N’guyen Xuan Thanh (fig.18), professeur

et ancien soldat Nord-vietnamien durant la guerre du Vietnam.

C'est en discutant lors d’une master-classe avec son fils Phong, étudiant en art, que

l’idée de ce portrait a pris forme. Lui-même désirait faire un portrait de son père ; il lui

a donc présenté le projet, tout en lui demandant s’il ne voyait pas d’inconvénient à

faire l’objet d’autres portraits. Il a accepté et nous avons pu le rencontrer trois fois.

N’guyen Xuan Thanh est professeur de sculpture aux Beaux-arts de Hanoï ; il fut

engagé, pendant la guerre, comme professeur de dessin pour les soldats dans

l'armée communiste nord-vietnamienne, de 1963 à 1975 ; il réalisa durant cette

période une incroyable quantité de croquis de sa vie quotidienne, constituant un

témoignage graphique singulier.

Le processus :

J’ai pu rencontrer N. X. Thanh lors de trois rendez-vous, organisés en fonction de

ses disponibilités. Cet homme faisait l’objet de trois portraits ; celui de son fils

(Nguyen Thanh Phong), celui de l’étudiante Coraline de Chiara et le mien.

Cet homme nous a invité chez lui, à boire le thé ; ce fut pour nous l’occasion de lui

présenter le projet en détail, et pour lui celle de nous donner son approbation en

personne (il convient de préciser que les entretiens furent tous collectifs ; les

étudiants, professeurs et interprètes étaient chaque fois présents). Nous lui avons

posé des questions sur la période qui nous intéressait : ses années d’enseignement

au sein de l’armée pendant la guerre.

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N. X. Thanh a donc orienté son récit sur cette période particulière, en abordant

également son enfance, son adolescence, sa formation artistique, son métier de

sculpteur.

La récolte de la « matière première » s’est effectuée lors de ces entretiens. Nous

avons enregistré sa parole sur lecteur MD, filmé des séquences, pris des

photographies, pris des notes, fait des croquis ; plus tard, j’ai visité le Musée de

l’Armée de la ville.

Coraline et moi avons ensuite partagé et utilisé ces ressources documentaires pour

réaliser nos portraits. Cette documentation, avec l’aide de la mémoire, fut à la base

de l’élaboration de mon récit, tant sur un plan narratif que formel. J’ai fait grand

usage des bandes sonores, séquences vidéo et autres photographies – dans un

souci constant de fidélité. Le choix de la technique graphique fut motivé par les

conditions de travail particulières et la durée dont nous disposions pour réaliser ces

portraits : j’optais pour un traitement au lavis (brou de noix et encre de Chine),

approprié en terme de rapidité d’exécution.

B. Questionnements

Le vœu d’exactitude :

J’ai tenu, tout au long du processus de création, à rester au plus près du récit de N.

X. Thanh, et de la documentation dont je disposais. Cet homme acceptait de nous

faire part de son histoire, de se prêter au jeu du projet tout en nous accordant son

temps et sa confiance ; ma responsabilité consistait à ne pas déformer le sens de

ses paroles, à ne pas trahir son propos – ou plutôt qu’il ne se sente pas trahi. Toute

la « délicatesse » de ce portrait résultait de nos différences de cultures : le problème

de la barrière de la langue était normalement résolu par la présence de l’interprète,

mais celle-ci constituait un relais susceptible de modifier le récit. De plus, le fait de ne

pas connaître cet homme était à la fois un avantage et un inconvénient : je n’étais

pas engagée dans une relation affective pouvant « parasiter » mon regard sur cette

personne, ou me pousser à l’autocensure. Toutefois, cette méconnaissance de la

personne augmentait pour moi le risque d’incompréhension, d’impair. Bien que je me

sois documentée, mon ignorance du pays et de son histoire était également un

facteur déstabilisant, face à la densité du témoignage.

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Je savais mon regard condamné à rester en surface ; toutefois, ceci stimula chez moi

le désir de peindre un portrait dans lequel N. X. Thanh pourrait se reconnaître, ou

être reconnu, ce qui impliquait, dans ma position, de rester au plus près du

témoignage – donc du matériau documentaire. Ce désir d’exactitude suscita de

nombreuses inquiétudes tout au long du processus de création ; le fait de raconter

me demandait de faire des choix, de conserver et d’exclure certaines anecdotes,

paroles, moments. Consciente de ma subjectivité, je ne voulais pas fausser les

informations ; toutefois, j’avais confiance en mon point de vue et ma capacité de

compréhension, et ces zones d’ombre n’ont à aucun moment freiné le processus

créatif.

Le point de vue :

Les trois portraits de N. X. Thanh sont effectivement très différents ; Phong aborde

dans sa bande dessinée une anecdote de leur relation père / fils ; un hommage en

quelque sorte.

Bien que Coraline et moi ayons vécu les mêmes entretiens et utilisé la même

documentation, nous n’avons pas eu la même perception, ni retenu les mêmes traits

de cet homme. Les deux portraits étaient issus de deux regards différents ; ils n’ont

d’ailleurs pas été reçus de la même manière par N. X. Thanh.

Mon regard fut d’une certaine façon conditionné par les conditions de la diffusion de

cette bande dessinée ; je savais que celle-ci serait bientôt exposée à l’école des

Beaux-arts, donc sur le lieu de travail de la personne qui en faisait l’objet. De même,

dans ce pays où la liberté d’expression est inexistante, toutes les productions

culturelles passent au filtre de la censure ; nous savions que ce serait le cas pour

l’exposition Mat Ke. Le thème du portrait n’était pas à prendre à la légère dans le

contexte vietnamien ; dans nos créations, le fait d’attribuer à un personnage

identifiable un propos un tant soit peu contestataire, revenait à mettre en danger la

personne concernée (les touristes étant moins susceptibles d’avoir des ennuis). Ces

sujets possiblement abordables définissaient un champ, qui avait ses limites.

Toutefois, ce portrait n’a pas posé de problème de censure ; peindre le portrait d’un

ancien soldat Bo-doï au Vietnam est bien loin d’être un acte subversif ; toutefois, si

ce portrait courrait le risque d’être reçu comme un récit patriotique, ce n’était pas

mon objectif.

Fascinée par ce que dégageait cet homme et le dessinateur, ou en tout cas ce que

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j’en ai perçu, j’ai eu envie de dessiner cette histoire ; j’ai été influencée par le travail

de Guibert dans La guerre d’Alan.

Le soir du vernissage, j’ai rencontré la femme de N. X. Thanh, qui m'a demandé de

lui traduire oralement mes planches, car je n'avais pu, faute de temps, les traduire en

vietnamien ; devant son insistance, j’ai pris toute la mesure de ma responsabilité

d’auteur. Donner une image de cette personne, c’était l’engager lui, et ses proches.

Si un portrait qui s’inscrit dans une réalité suppose un regard d’auteur assumé, il n’en

engage pas moins la personne réelle du modèle, et son image.

De même, le spectre du passé colonisateur de France planait dans nos têtes, et

dans la vie quotidienne ; nous devions en tenir compte.

Un témoignage en abyme :

L’aspect de mise en abyme du témoignage m’a paru intéressant dans ce portrait. Cet artiste

est l’auteur d’une œuvre témoignant d’une période cruciale de l’histoire de son pays, via le

prisme de son expérience personnelle. Ce témoignage est constitué d’une grande quantité

de dessins, peintures et croquis dessinés sur le vif ; on y voit des soldats dans leurs temps

libres, des amis de l’artiste, les cours de dessins, des manœuvres, des lieux visités, des

bâtiments bombardés, des portraits de sa femme.

Lors de ces rendez-vous, chaque dessin faisait l’objet d’une explication, suscitait la parole ;

les croquis étaient le support duquel les histoires et les anecdotes jaillissaient. J’ai moi-

même utilisé certains dessins comme base de mon portrait : les croquis que N. X. Thanh

avait réalisés au bagne de Poulo Condor, qu’il a visité peu après sa libération, en 1975.

C’était donc un lieu vide, qui avait très récemment été le théâtre de traitements inhumains.

J’ai d’ailleurs pu déchiffrer, avec l’aide d’une interprète, un message de quelques lignes

inscrit par l’auteur au bas de l’image, témoignant de sa présence, ce jour-là, à Poulo

Condor. J’ai donc représenté quelques-unes de ces œuvres dans mon récit – ces dessins,

ainsi que des œuvres de son fils encadrées dans la maison. J’ai choisi de les redessiner

sans exactitude, sans tenter de reproduire les traits singuliers de ces dessinateurs, parce

que je n’en voyais pas l’intérêt et pour qu’ils s’intègrent de façon homogène au récit.

Nous voyons donc que récit procède d’une mise en abyme ; ce témoignage en bande

dessinée parle d’un homme qui a lui-même témoigné par le dessin d’une période de sa vie.

Je peux dire en toute honnêteté que j’ai été sincère dans mon travail, j’ai vécu la

rencontre avec beaucoup d’émotion. Mais également – et avec une conscience plus

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aigüe – des limites et du risque de superficialité de ce travail ; je reste pensive quant

aux limites de cette expérience. Quel genre de « portrait narratif » peut-on peindre

d’un homme que l’on ne connaît pas ? Est-ce que l’on peut même prétendre faire

son portrait ? Pour ma part, je ne conçois pas cette bande dessinée comme un

portrait – entendre portrait narratif – mais davantage comme le récit d'une rencontre

avec N. X. Thanh.

Toutefois, cette expérience, en dépit de sa brièveté, a considérablement enrichi ma

réflexion artistique, quant aux enjeux spécifiques qui accompagnent la création d’un

portrait. Beaucoup d’interrogations sont sorties de ce voyage, et plus récemment,

autour de la recherche qui a entouré la rédaction de ce mémoire.

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1. Portraits dits du "Fayoum", réalisés entre le IIe siècle et le IVe siècle de notre ère.

Annexe 2 : iconographie

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2. Jan van Eyck"Leal souvenir" ("Tymotheos"), 1432Huile sur bois, 34,5 x 19 cmLondres, The National Gallery

3. Hans Holbein JeunePortrait de l'astronome Nikolaus Kratzer, 1528Huile sur bois, 83 x 67Paris, Musée du Louvre

4. Hans Holbein le JeuneLes ambassadeurs français à la cours d'Angleterre, 1532Huile sur bois, 203 x 209Londres, The National Gallery

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6. Hogarth"A harlot's progress" 1732Eau-forte et burin, 284 x 364.

5. Pierre-Imbert Devret (1697-1739)Portrait de Samuel Bernard,Burin, 1729.

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7. Planche et photographie extraites de Billie Holiday (voir bibliographie), p41 .

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9. Spiegelman, 1987. Maus, p88.

8. Guibert, 2000-2008. La guerre d'Alan.

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10. Spiegelman, 1992.

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11. Spiegelman, 1992.

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12. Guibert, 2008.

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13. Guibert, 2008.

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14. Guibert, 2008.

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15. Spiegelman, 1992.

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17. Guibert, 2008.

16. Guibert, 2002.

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