destruction massive - jean ziegler

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  • Ce livre est ddi la mmoire de Facundo Cabral, assassin Ciudad de GuatemalaMichel Riquet, s. j.Didar Fawzy RossanoSebastio HoyosIsabelle VichniacChico Mendes, assassin Xapuri, BrsilEdmond KaiserResfel Pino Alvarez

  • Du mme auteur

    La Contre-Rvolution en AfriquePayot, 1963 (puis)

    Sociologie de la nouvelle Afrique

    Gallimard, Ides , 1964 (puis)

    Sociologie et ContestationEssai sur la socit mythiqueGallimard, Ides , 1969

    Le Pouvoir africain

    Seuil, Esprit , 1971et Points Essais , n 101, 1979

    Les Vivants et la Mort

    Essai de sociologieSeuil, Esprit , 1975

    et Points Essais , n 90, 1978 et 2008

    Une Suisse au-dessus de tout soupon(en collaboration avec Dlia Castelnuovo-Frigessi

    Heinz Hollenstein, Rudolph H. Strahm)Seuil, Combats , 1976

    et Points Actuels , n A16, 1977

    Main basse sur lAfriqueSeuil, Combats , 1978

    et Points Actuels , n A36, 1980

    Retournez les fusils !Manuel de sociologie dopposition

    Seuil, LHistoire immdiate , 1980et Points Politique , n Po110, 1981

    Les Rebelles : contre lordre du monde

    Mouvements arms de libration nationale du tiers-mondeSeuil, LHistoire immdiate , 1983

    et Points Politique , n Po126, 1985

    Vive le pouvoir ! ou les Dlices de la raison dtatSeuil, 1985

    La Victoire des vaincus

    Oppression et rsistance culturelleSeuil, LHistoire immdiate , 1988et Points Actuels , n A107, 1991

    La Suisse lave plus blanc

    Seuil, 1990

    Le Bonheur dtre suisseSeuil et Fayard, 1993

    et Points Actuels , n A152, 1994

    Il sagit de ne pas se rendre(en collaboration avec Rgis Debray)

    Arla, 1994

    LOr du Maniema, romanSeuil, 1996

    et nouvelle dition revue et augmente Points , n P2704, 2011

  • La Suisse, lOr et les Morts

    Seuil, 1997et Points Histoire n 405, 2008

    Les Seigneurs du crime

    Les nouvelles mafias contre la dmocratie(en collaboration avec Uwe Mhlhoff)Seuil, LHistoire immdiate , 1998

    et Points Essais , n 559, 2006

    La Faim dans le monde explique mon filsSeuil, 1999 et 2011

    Les Nouveaux Matres du monde

    et ceux qui leur rsistentFayard, 2002

    et Points , n 1133, 2003

    LEmpire de la honteFayard, 2005

    et Le Livre de Poche , n 30907, 2007

    La Haine de lOccidentAlbin Michel, 2008

    et Le Livre de Poche , n 31663, 2010

  • ISBN : 978-2-02-106114-7

    ditions du Seuil, octobre 2011

    www.seuil.comCe document numrique a t ralis par Nord Compo

  • Lhomme qui veut demeurer fidle la justice doit se faire incessammentinfidle aux injustices inpuisablement triomphantes.

    Charles Pguy

  • Table des matires

    Couverture

    Collection

    Copyright

    Table des matires

    Avant-propos

    Premire partie - Le massacre

    1 - Gographie de la faim

    2 - La faim invisible

    3 - Les crises prolonges

    Postscriptum 1 : Le ghetto de Gaza

    Postscriptum 2 : Les rfugis de la faim de la Core du Nord

    4 - Les enfants de Crates

    5 - Dieu nest pas un paysan

    6 - Personne na faim en Suisse

    7 - La tragdie du noma

    Deuxime partie - Le rveil des consciences

    1 - La faim comme fatalit - Malthus et la slection naturelle

    2 - Josu de Castro, premire poque

    3 - Le plan Faim dAdolf Hitler

    4 - Une lumire dans la nuit : les Nations unies

    5 - Josu de Castro, deuxime poque - Un bien encombrant cercueil

    Troisime partie - Les ennemis du droit lalimentation

    1 - Les croiss du nolibralisme

  • 2 - Les cavaliers de lApocalypse

    3 - Quand le libre-change tue

    4 - Savonarole au bord du Lman

    Quatrime partie - La ruine du PAM et limpuissance de la FAO

    1 - Leffroi dun milliardaire

    2 - La grande victoire des prdateurs

    3 - La nouvelle slection

    4 - Jalil Jilani et ses enfants

    5 - La dfaite de Diouf

    Postscriptum : Le meurtre des enfants irakiens

    cinquime partie - Les vautours de l or vert

    1 - Le mensonge

    2 - Lobsession de Barack Obama

    3 - La maldiction de la canne sucre

    Postscriptum : Lenfer de Gujarat

    4 - Recolonisation

    Sixime partie - Les spculateurs

    1 - Les requins tigres

    2 - Genve, capitale mondiale des spculateurs agroalimentaires

    3 - Vol des terres, rsistance des damns

    4 - La complicit des tats occidentaux

    LEsprance

    Remerciements

  • Avant-propos

    Je me souviens dune aube claire de la saison sche dans le petit village de Saga, une centainede kilomtres au sud de Niamey, au Niger. Toute la rgion est en dtresse. Plusieurs facteurs yconjuguent leurs effets : une chaleur jamais atteinte de mmoire danciens, avec des pics 47,5 degrs lombre, une scheresse de deux ans, une mauvaise rcolte de mil lors du prcdenthivernage, lpuisement des fourrages, une priode de soudure1 de plus de quatre mois et mme uneattaque de criquets. Les murs des cases en banco2, les toits de paille, le sol sont chauffs blanc. Lepaludisme, les fivres secouent les enfants. Les hommes et les btes souffrent de la soif et de la faim.

    Jattends devant le dispensaire des surs de Mre Teresa. Le rendez-vous a t fix par lereprsentant du Programme alimentaire mondial (PAM) Niamey.

    Trois btiments blancs, couverts de tle. Une cour avec, au milieu, un immense baobab. Unechapelle, des dpts et, tout autour, un mur de ciment interrompu par un portail de fer.

    Jattends devant le portail, au milieu de la foule, entour de mres.Le ciel est rouge. Le grand disque pourpre du soleil monte lentement lhorizon.Devant la porte de mtal gris, les femmes sagglutinent, le visage marqu par langoisse.

    Certaines ont des gestes nerveux, tandis que dautres, les yeux vides, montrent une infinie lassitude.Toutes portent dans leurs bras un enfant, parfois deux, couvert de haillons. Ces tas de chiffons sesoulvent doucement au rythme des respirations. Beaucoup de ces femmes ont march toute la nuit,certaines mme plusieurs jours. Elles viennent de villages attaqus par les criquets, loigns de 30 ou50 kilomtres. Elles sont visiblement puises. Devant la porte obstinment ferme, elles tiennent peine debout. Les petits tres squelettiques quelles portent dans leurs bras semblent leur peserdmesurment. Les mouches tournent autour des haillons. Malgr lheure matinale, la chaleur esttouffante. Un chien passe et fait se lever un nuage de poussire. Une odeur de sueur flotte dans lair.

    Des dizaines de femmes ont pass une ou plusieurs nuits dans des trous creuss mains nuesdans le sol dur de la savane. Refoules la veille ou lavant-veille, elles vont, avec une infiniepatience, tenter leur chance une nouvelle fois ce matin.

    Enfin, jentends des pas dans la cour. Une cl tourne dans la serrure.Une sur dorigine europenne, aux beaux yeux graves, apparat, entrouvre le portail de

    quelques dizaines de centimtres. La grappe humaine sagite, vibrionne, pousse, se colle au portail.La sur soulve un haillon, puis un autre, un autre encore. Dun rapide coup dil elle tente

    didentifier les enfants qui ont encore une chance de vivre.Elle parle doucement, dans un haoussa parfait, aux mres angoisses. Finalement une quinzaine

    denfants et leurs mres sont admis. La sur allemande a les larmes aux yeux. Une centaine de mres,refuses ce jour-l, demeurent silencieuses, dignes, totalement dsespres.

    Une colonne se forme dans le silence. Ces mres-l abandonnent le combat. Elles sen irontdans la savane. Elles retourneront dans leur village, o la nourriture manque pourtant.

    Un petit groupe dcide de rester sur place, dans ces trous protgs du soleil par quelquesbranches ou un morceau de plastique.

    Laube reviendra. Elles reviendront demain. Le portail sentrouvrira de nouveau pour quelquesinstants. Elles tenteront nouveau leur chance.

    Chez les surs de Mre Teresa, Saga, un enfant souffrant de malnutrition aigu et svre se

  • rtablit au maximum en douze jours. Couch sur une natte, on lui administre intervalles rguliers unliquide nutritif par voie intraveineuse. Avec une douceur infinie, sa mre, assise en tailleur ct delui, chasse inlassablement les grosses mouches brillantes qui bourdonnent dans le baraquement.

    Les surs sont souriantes, douces, discrtes. Elles portent le sari et le foulard blanc marqu destrois bandes bleues, ce vtement rendu clbre par la fondatrice de lordre des Missionnaires de laCharit, Mre Teresa, de Calcutta.

    Lge des enfants oscille entre six mois et dix ans. La plupart sont squelettiques. Les os percentsous la peau, quelques-uns ont les cheveux roux et le ventre gonfl par le kwashiorkor, lune despires maladies avec le noma provoques par la sous-alimentation.

    Certains trouvent la force de sourire. Dautres sont recroquevills sur eux-mmes, poussant depetits rles peine audibles.

    Au-dessus de chacun deux se balance une ampoule. Elle contient le liquide thrapeutique quidescend goutte goutte travers le fin tuyau jusqu laiguille plante dans le petit bras.

    Environ soixante enfants sont en permanence en traitement sur les nattes des trois baraquements. Ils gurissent presque tous , me dit firement une jeune sur du Sri Lanka prpose la

    balance suspendue au milieu de la baraque principale, o les enfants hospitaliss sont pessquotidiennement.

    Elle remarque mon regard incrdule.De lautre ct de la cour, au pied de la petite chapelle blanche, les tombes sont nombreuses.Elle insiste pourtant : Ce mois-ci, nous nen avons perdu que douze, le mois dernier huit. En passant plus tard plus au sud, Maradi, o Mdecins sans frontires lutte contre le flau de

    la sous-alimentation et de la malnutrition infantiles aigus, japprends que le chiffre des pertes dessurs de Saga est trs bas, rapport la moyenne nationale.

    Les surs travaillent nuit et jour. Certaines ont manifestement atteint lextrme limite delpuisement.

    Il nexiste aucune hirarchie entre elles. Chacune vaque sa tche. Aucune ne jouit dunquelconque pouvoir de commandement. Ici, il nexiste ni abbesse ni prieure.

    Dans le baraquement, la chaleur est touffante. Le groupe lectrogne et les quelquesventilateurs quil permettait dactionner sont en panne.

    Je sors dans la cour. Lair tremble de chaleur.De la cuisine ciel ouvert schappe lodeur de la pte de mil quune jeune sur prpare pour

    le repas de midi. Les mres des enfants et les surs mangeront ensemble, assises sur les nattes dubaraquement central.

    La lumire blanche du midi sahlien maveugle.Sous le baobab, un banc est dress. La sur allemande que jai vue ce matin y est assise,

    puise. Elle me parle dans sa langue. Elle ne veut pas que les autres surs la comprennent. Ellecraint de les dcourager.

    Vous avez vu ? me demande-t-elle dune voix lasse. Jai vu. Elle reste silencieuse, les bras nous autour de ses genoux.Je demande : Dans chacun des baraquements, jai aperu des nattes vides pourquoi ce matin navez-vous

    pas admis plus de mres et denfants ?

  • Elle me rpond : Les ampoules thrapeutiques cotent cher. Et puis nous sommes loin de Niamey. Les pistes

    sont mauvaises. Les camionneurs exigent des frais de transport exorbitants Nos moyens sontrduits.

    La destruction, chaque anne, de dizaines de millions dhommes, de femmes et denfants par lafaim constitue le scandale de notre sicle.

    Toutes les cinq secondes un enfant de moins de dix ans meurt de faim. Sur une plante quiregorge pourtant de richesses

    Dans son tat actuel, en effet, lagriculture mondiale pourrait nourrir sans problmes12 milliards dtres humains, soit deux fois la population actuelle.

    Il nexiste donc cet gard aucune fatalit.Un enfant qui meurt de faim est un enfant assassin.

    cette destruction massive, lopinion publique oppose une indiffrence glace. Tout au plus lui

    accorde-t-elle une attention distraite lors de catastrophes particulirement visibles , comme cellequi, depuis lt 2011, menace danantissement le chiffre exorbitant de 12 millions dtres humainsdans cinq pays de la Corne de lAfrique.

    Me fondant sur la masse des statistiques, graphiques, rapports, rsolutions et autres tudesapprofondies issues des Nations unies, des organisations spcialises et autres instituts de recherche,mais aussi des organisations non gouvernementales (ONG), jentreprends, dans la premire partie dece livre, de dcrire ltendue du dsastre. Il sagit de prendre la mesure de cette destruction massive.

    Prs du tiers des 56 millions de morts civils et militaires au cours de la Seconde Guerremondiale ont t provoqus par la faim et ses suites immdiates.

    La moiti de la population bilorusse est morte de faim durant les annes 1942-433. La sous-alimentation, la tuberculose, lanmie ont tu des millions denfants, dhommes et de femmes danstoute lEurope. Dans les glises dAmsterdam, de Rotterdam, de La Haye, les cercueils des morts defaim sentassrent durant lhiver 1944-454. En Pologne, en Norvge, les familles tentrent de survivreen mangeant des rats, des corces darbres5. Beaucoup moururent.

    Comme les sauterelles du flau biblique, les pilleurs nazis staient abattus sur les paysoccups, rquisitionnant les rserves en vivres, les rcoltes, le btail.

    Pour les dtenus des camps de concentration, Adolf Hitler avait conu, avant la mise en uvredu plan dextermination des Juifs et des Tziganes, un Hungerplan (Plan Faim) visant anantir leplus de dtenus possibles par la privation dlibre et prolonge de nourriture.

    Mais lexprience collective de la souffrance par la faim des peuples europens eut, danslimmdiat aprs-guerre, des consquences heureuses. De grands chercheurs, de patients prophtes,que personne ou presque navait couts auparavant, virent tout coup leurs livres vendus descentaines de milliers dexemplaires et traduits dans un grand nombre de langues.

    La figure universellement connue de ce mouvement est un mdecin mtis, natif du misrableNordeste brsilien, Josu Apolnio de Castro, dont la Gopolitique de la faim, parue en 1951, a faitle tour du monde. Dautres, issus dune gnration plus jeune et appartenant des nations diffrentes,

  • sassurrent eux aussi dune influence profonde sur la conscience collective occidentale. Parmi eux :Tibor Mende, Ren Dumont, lAbb Pierre.

    Cre en juin 1945, lOrganisation des Nations unies (ONU) fonda aussitt la Food andAgricultural Organization (FAO / Organisation pour lalimentation et lagriculture) et, un peu plustard, le Programme alimentaire mondial (PAM).

    En 1946, lONU lanait sa premire campagne mondiale de lutte contre la faim.Enfin, le 10 dcembre 1948, lAssemble gnrale de lONU, runie au palais de Chaillot

    Paris, adopta la Dclaration universelle des droits de lhomme, dont larticle 25 dfinit le droit lalimentation.

    La deuxime partie de ce livre rend compte de ce formidable moment dveil de la conscienceoccidentale.

    Mais ce moment fut, hlas, de bien courte dure. Au sein du systme des Nations unies, mais aucur aussi de nombre dtats membres, les ennemis du droit lalimentation taient (et sontaujourdhui) puissants.

    La troisime partie du livre les dmasque.Privs de moyens adquats de lutte contre la faim, la FAO et le PAM survivent aujourdhui dans

    des conditions difficiles. Et si le PAM parvient tant bien que mal assumer une partie de laidealimentaire durgence dont les populations en dtresse ont besoin, la FAO, elle, est en ruine. Laquatrime partie du livre expose les raisons de cette dchance.

    Depuis peu, de nouveaux flaux se sont abattus sur les peuples affams de lhmisphre Sud :les vols de terre par les trusts de biocarburants et la spculation boursire sur les aliments de base.

    La puissance plantaire des socits transcontinentales de lagro-industrie et des Hedge Funds,ces fonds qui spculent sur les prix alimentaires, est suprieure celle des tats nationaux et detoutes les organisations intertatiques. Leurs dirigeants, par leurs actions, engagent la vie et la mortdes habitants de la plante.

    Les cinquime et sixime parties du livre expliquent pourquoi et comment, aujourdhui,lobsession du profit, lappt du gain, la cupidit illimite des oligarchies prdatrices du capitalfinancier globalis lemportent dans lopinion publique et auprs des gouvernements sur touteautre considration, faisant obstacle la mobilisation mondiale.

    Jai t le premier rapporteur spcial des Nations unies pour le droit lalimentation. Avec mescollaborateurs et collaboratrices, des hommes et des femmes dune comptence et dun engagementexceptionnels, jai exerc ce mandat pendant huit ans. Sans ces jeunes universitaires, rien naurait tpossible6. Ce livre est nourri de ces huit annes dexpriences et de combats mens ensemble.

    Jy fais souvent rfrence aux missions que nous avons menes travers les pays du mondefrapps par la famine en Inde, au Niger, au Bangladesh, en Mongolie, au Guatemala, etc. Nosrapports dalors rvlent dune faon particulirement clairante la dvastation des populations lesplus affliges par la faim. Ils dvoilent aussi les responsables de cette destruction de masse.

    Mais on ne nous a pas toujours men la vie facile.

    Mary Robinson est lancienne prsidente de la rpublique dIrlande et lancienne haut-commissaire des Nations unies pour les droits de lhomme. lONU, peu de bureaucrates

  • pardonnent cette femme aux beaux yeux verts, dune extrme lgance et dune intelligence aigu,son humour froce.

    9 923 confrences internationales, runions dexperts, sances intertatiques de ngociationsmultilatrales ont eu lieu en 2009 au palais des Nations, le quartier gnral europen des Nationsunies Genve7. Leur nombre a t encore suprieur en 2010. Nombre de ces runions ont port surles droits de lhomme, et notamment sur le droit lalimentation.

    Durant son mandat, Mary Robinson a montr peu de considration pour la plupart de cesrunions. Elles relevaient trop souvent, selon elle, du choral singing. Le terme est presqueintraduisible : il fait rfrence lancestrale coutume irlandaise des churs villageois qui, le jour deNol, vont de maison en maison, chantant dune voix monocorde les mmes refrains nafs.

    Cest quil existe des centaines de normes de droit international, dinstitutions intertatiques,dorganismes non gouvernementaux dont la raison dtre est lendiguement de la faim et de lamalnutrition.

    Et de fait, dun continent lautre, des milliers de diplomates, tout au long de lanne, font ainsid u choral singing avec les droits de lhomme, sans que jamais rien ne change dans la vie desvictimes. Il faut comprendre pourquoi.

    Combien de fois nai-je entendu, loccasion des dbats qui suivaient mes confrences enFrance, en Allemagne, en Italie, en Espagne, des objections du type : Monsieur, si les Africains nefaisaient pas des enfants tort et travers, ils auraient moins faim !

    Cest que les ides de Thomas Malthus ont la vie dure.Et que dire des seigneurs des trusts agroalimentaires, des minents dirigeants de lOrganisation

    mondiale du commerce (OMC), du Fonds montaire international (FMI), des diplomates occidentaux,des requins tigres de la spculation et des vautours de l or vert qui prtendent que la faim,phnomne naturel, ne saurait tre vaincue que par la nature elle-mme : un march mondial enquelque sorte autorgul ? Celui-ci crerait, comme par ncessit, des richesses dont bnficieraienttout naturellement les centaines de millions daffams

    Le roi Lear nourrit une vision pessimiste du monde. lintention du comte de Gloucester,aveugle, le personnage de Shakespeare dcrit un monde misrable (wrechet world), tellementvidemment misrable que mme un aveugle pourrait se rendre compte de sa marche (a man maysee how this world goes without eyes). Le roi Lear a tort. Toute conscience est mdiatise. Le mondenest pas self-evident , il ne se donne pas voir immdiatement, tel quil est, mme aux yeux deceux qui jouissent dune bonne vue.

    Les idologies obscurcissent la ralit. Et le crime, de son ct, avance masqu.Les vieux marxistes allemands de lcole de Francfort, Max Horkheimer, Ernst Bloch, Theodor

    Adorno, Herbert Marcuse, Walter Benjamin, ont beaucoup rflchi la perception mdiatise de laralit par lindividu, aux processus en vertu desquelles la conscience subjective est aline par ladoxa dun capitalisme de plus en plus agressif et autoritaire. Ils ont cherch analyser les effets delidologie capitaliste dominante, la manire dont celle-ci conduit lhomme, ds son enfance, accepter de soumettre sa vie des fins lointaines : en le privant des possibilits dautonomiepersonnelle par laquelle saffirme la libert.

  • 1.

    2.3.4.5.6.

    7.8.9.

    Certains de ces philosophes parlent de double histoire : dun ct lhistoire vnementielle,visible, quotidienne, et de lautre lhistoire invisible, celle de la conscience. Ils montrent que laconscience est travaille par lesprance dans lHistoire, lesprit dutopie, la foi active en la libert.Cette esprance a une dimension eschatologique laque. Elle nourrit une histoire souterraine quioppose la justice relle une justice exigible.

    Ce nest pas seulement la violence immdiate qui a permis lordre de se maintenir, mais queles hommes eux-mmes ont appris lapprouver , crit Horkheimer8. Pour changer la ralit, librerla libert dans lhomme, il faut renouer avec cette conscience anticipatrice (vorgelagertesBewusstsein)9, cette force historique qui a pour nom utopie, rvolution.

    Or, de fait, la conscience eschatologique progresse. Au sein des socits dominantesdOccident, notamment, de plus en plus de femmes et dhommes se mobilisent, luttent affrontent ladoxa nolibrale sur la fatalit des hcatombes. De plus en plus simpose une vidence : la faim estfaite de mains dhommes, et peut tre vaincue par les hommes.

    Demeure la question : comment terrasser le monstre ?Dlibrment ignor des opinions publiques occidentales, un formidable veil des forces

    rvolutionnaires paysannes se produit sous nos yeux dans les campagnes de lhmisphre Sud. Dessyndicats paysans transnationaux, des ligues de cultivateurs et dleveurs luttent contre les vautoursde l or vert et contre les spculateurs qui tentent de leur voler leurs terres. Cest la forceprincipale du combat contre la faim.

    Dans lpilogue, je reviens sur ce combat et lesprance quil nourrit. Sur la ncessit, pournous, de le soutenir.

    On appelle soudure la priode qui spare lpuisement de la rcolte prcdente de la nouvelle rcolte, priode pendant laquelle les paysans doivent acheterde la nourriture.Briques faites dun mlange de terre argileuse, de latrite sableuse, de paille hache et de bouse de vache.Timothy Snyder, Bloodland, New York, Basic Books, 2010.Max Nord, Amsterdam timjens den Hongerwinter, Amsterdam, 1947.Else Margrete Roed, The food situation in Norway , Journal of American Dietetic Association, New York, dcembre 1943.Je veux citer ici les noms de Sally-Anne Way, Claire Mahon, Ioana Cismas et Christophe Golay. Notre site Internet : www.rightfood.orgCf. aussi Jean Ziegler, Christophe Golay, Claire Mahon, Sally-Anne Way, The Fight for the Right to Food. Lessons Learned, Londres, ditions Polgrave-Mac Millan, 2011.Blaise Lempen, Genve. Laboratoire du XXIe sicle, Genve, ditions Georg, 2010.Max Horkheimer, Thorie traditionnelle et thorie pratique, Paris, ditions Gallimard, 1971, p. 10-11. Prface la rdition.Ernst Bloch, Das Prinzip Hoffnung (Le principe esprance), Francfort am Main, ditions Suhrkamp, 1953.

  • Premire partie

    Le massacre

  • 1Gographie de la faim

    Le droit humain lalimentation, tel quil dcoule de larticle 11 du Pacte international relatifaux droits conomiques, sociaux et culturels1, se dfinit comme suit :

    Le droit lalimentation est le droit davoir un accs rgulier, permanent et libre, soitdirectement, soit au moyen dachats montaires, une nourriture qualitativement et quantitativementadquate et suffisante, correspondant aux traditions culturelles du peuple dont est issu leconsommateur, et qui assure une vie psychique et physique, individuelle et collective, libredangoisse, satisfaisante et digne.

    Parmi tous les droits de lhomme, le droit lalimentation est certainement celui qui est le plusconstamment et le plus massivement viol sur notre plante.

    La faim tient du crime organis.On lit dans lEcclsiastique : Une maigre nourriture, cest la vie des pauvres, les en priver,

    cest commettre un meurtre. Cest tuer son prochain que de lui ter sa subsistance, cest rpandre lesang que de priver le salari de son d2.

    Or, selon les estimations de lOrganisation des Nations unies pour lalimentation et lagriculture(FAO / Food and Agriculture Organization ), le nombre de personnes gravement et en permanencesous-alimentes sur la plante slevait en 2010 925 millions, contre 1 023 millions en 2009. Prsde 1 milliard dtres humains, sur les 6,7 milliards que compte la plante, souffrent ainsi enpermanence de la faim.

    Le phnomne de la faim peut tre approch de manire trs simple.La nourriture (ou laliment), quelle soit dorigine vgtale ou animale (parfois minrale), est

    consomme par les tres vivants des fins nergtiques et nutritionnelles. Les lments liquides(dont leau dorigine minrale), autrement dit les boissons (appeles nourriture quand ce sont despotages, des sauces, etc.), sont ingrs dans le mme but. Ces lments forment ensemble ce quonappelle lalimentation.

    Cette alimentation constitue lnergie vitale de lhomme. Lunit nergtique dite reconstitutiveest la kilocalorie. Elle permet dvaluer la quantit dnergie ncessaire au corps pour sereconstituer. Une kilocalorie compte 1 000 calories. Des apports nergtiques insuffisants, un manquede kilocalories, provoquent la faim, puis la mort.

    Les besoins en calories varient en fonction de lge : 700 calories par jour pour un nourrisson,1 000 pour un bb entre un et deux ans, 1 600 pour un enfant de cinq ans. Quant ladulte, sesbesoins varient entre 2 000 et 2 700 calories par jour selon le climat sous lequel il vit et la duret dutravail quil accomplit.

    LOrganisation mondiale de la sant (OMS) fixe 2 200 calories par jour le minimum vital pourun adulte. Au-dessous, ladulte ne parvient plus reproduire dune faon satisfaisante sa propre forcevitale.

    Mourir de faim est douloureux. Lagonie est longue et provoque des souffrances intolrables.

  • Elle dtruit lentement le corps, mais aussi le psychisme. Langoisse, le dsespoir, un sentimentpanique de solitude et dabandon accompagnent la dchance physique.

    La sous-alimentation svre et permanente provoque la souffrance aigu, lancinante du corps.Elle rend lthargique et affaiblit graduellement les capacits mentales et motrices. Elle signifiemarginalisation sociale, perte dautonomie conomique et, videmment, chmage permanent parincapacit deffectuer un travail rgulier. Elle conduit immanquablement la mort.

    Lagonie par la faim passe par cinq stades. de rares exceptions prs, un homme peut vivre normalement trois minutes sans respirer, trois

    jours sans boire, trois semaines sans manger. Pas davantage. Commence alors la dchance.Chez les enfants sous-aliments, lagonie sannonce beaucoup plus rapidement. Le corps puise

    dabord ses rserves en sucre, puis en graisse. Les enfants deviennent lthargiques. Ils perdentrapidement du poids. Leur systme immunitaire seffondre. Les diarrhes acclrent lagonie. Desparasites buccaux et des infections des voies respiratoires causent deffroyables souffrances.Commence alors la destruction de la masse musculaire. Les enfants ne peuvent plus se tenir debout.Comme autant de petits animaux, ils se recroquevillent dans la poussire. Leurs bras pendent sansvie. Leurs visages ressemblent ceux des vieillards. Enfin, vient la mort.

    Chez ltre humain, les neurones du cerveau se forment entre zro et cinq ans. Si, durant cetemps, lenfant ne reoit pas une nourriture adquate, suffisante et rgulire, il restera mutil vie.

    En revanche, ladulte, qui, aprs avoir travers le Sahara et subi une panne de voiture, aura tpriv de nourriture pendant un certain temps avant dtre sauv in extremis, reviendra sans problme la vie normale. Une renutrition administre sous contrle mdical permettra de rtablir latotalit de ses forces physiques et mentales.

    Il en va tout autrement, donc, pour lenfant de moins de cinq ans priv dune nourriture adquateet suffisante. Mme si, dans sa vie ultrieure, il jouit dune srie dvnements miraculeusementfavorables son pre trouve du travail, il est adopt par une famille aise, etc. , son destin estscell. Il restera un crucifi de naissance, un mutil crbral vie. Aucune alimentation thrapeutiquene lui assurera une vie normale, satisfaisante et digne.

    Dans un grand nombre de cas, la sous-alimentation provoque des maladies dites de la faim : lenoma, le kwashiorkor, etc. En outre, elle affaiblit dangereusement les dfenses immunitaires de sesvictimes.

    Dans sa grande enqute sur le sida, Peter Piot montre que des millions de victimes qui meurentdu sida pourraient tre sauves ou pourraient du moins acqurir une rsistance plus efficace contrele flau si elles avaient accs une nourriture rgulire et suffisante. Selon ses propres mots : Une nourriture rgulire et adquate constitue la premire ligne de dfense contre le sida3.

    En Suisse, lesprance de vie la naissance est dun peu plus de 83 ans, hommes et femmesconfondus. En France, de 82 ans. Elle est de 32 ans au Swaziland, petit royaume dAfrique australeravag par le sida et par la faim4.

    La maldiction de la faim est entretenue biologiquement. Chaque anne, des millions de femmessous-alimentes mettent au monde des millions denfants condamns ds leur naissance. Ils sont ainsifrapps de carences ds leur premier jour sur Terre. Pendant la grossesse, leur mre sous-alimentetransmet cette maldiction son enfant. La sous-alimentation ftale provoque invalidit dfinitive,dgts crbraux, dficiences motrices.

    Une mre affame ne peut allaiter son nourrisson. Elle ne dispose pas non plus des moyens

  • ncessaires lachat dun substitut lact.Dans les pays du Sud, 500 000 mres meurent en couches tous les ans, la plupart par manque

    prolong de nourriture durant la grossesse.La faim est donc, et de loin, la principale cause de mort et de drliction sur notre plante.

    Comment la FAO sy prend-elle pour collecter les chiffres de la faim ?Les analystes, statisticiens et mathmaticiens de lorganisation sont universellement reconnus

    pour leurs comptences. Le modle mathmatique quils ont construit ds 1971 et quils affinentdepuis lors, anne aprs anne, est dune extrme complexit5.

    Sur une plante o vivent 6,7 milliards dtres humains rpartis dans 194 tats, il est exclu demener des enqutes individuelles. Les statisticiens optent donc pour une mthode indirecte, que jesimplifie ici dlibrment.

    Premier temps : pour chaque pays, ils recensent la production de biens alimentaires,limportation et lexportation des aliments, en notant pour chacun deux la teneur en calories. Ilapparat, par exemple, que si lInde compte presque la moiti de toutes les personnes gravement et enpermanence sous-alimentes du monde, elle exporte certaines annes des centaines de milliers detonnes de bl. Cest ainsi quentre juin 2002 et novembre 2003, ces exportations se sont leves 17 millions de tonnes.

    La FAO obtient de cette manire la quantit de calories disponibles dans chaque pays.Deuxime temps : les statisticiens tablissent pour chaque pays la structure dmographique et

    sociologique de la population. Les besoins en calories, on la dit, varient selon la classe dge. Lesexe constitue une autre variable : les femmes brlent moins de calories que les hommes, pour touteune srie de raisons sociologiques. Le travail excut par une personne, sa situationsocioprofessionnelle constituent une autre variable encore : un ouvrier fondeur dacier dans un haut-fourneau a besoin de plus de calories quun retrait qui passe ses journes assis sur un banc.

    Ces donnes elles-mmes varient selon la rgion et la zone climatique considres. Latemprature de lair, les conditions mtorologiques en gnral influent sur les besoins en calories.

    Au terme de cette deuxime tape, les statisticiens sont en mesure de mettre en corrlation lesdeux agrgats. Ils connaissent ainsi les dficits globaux en calories de chaque pays et sont parconsquent en mesure de fixer le nombre thorique de personnes en permanence et gravement sous-alimentes.

    Mais ces rsultats ne disent rien de la distribution des calories lintrieur dune populationdonne. Les statisticiens affinent alors le modle par des enqutes cibles, sur la base dchantillons.Le but est didentifier les groupes particulirement vulnrables.

    Bernard Maire et Francis Delpeuch critiquent ce modle de calcul6.Dabord, ils mettent en question les paramtres. Les statisticiens de Rome, disent-ils,

    dterminent les dficits en matire de calories, cest--dire de macronutriments (protines, glucides,lipides) fournissant les calories, et donc lnergie. Mais ils font limpasse sur les dficiences despopulations en micronutriments, le manque de vitamines, de minraux, doligolments. Or, labsencedans la nourriture diode, de fer, de vitamines A et C, parmi dautres lments indispensables lasant, rend aveugle, mutile, tue chaque anne des millions de personnes.

    La FAO parviendrait donc, avec sa mthode de calcul, recenser le nombre des victimes de lasous-alimentation, mais pas celles de la malnutrition.

  • Les deux chercheurs mettent aussi en cause la fiabilit de cette mthode, qui repose entirementsur la qualit des statistiques fournies par les tats.

    Or, nombre dtats de lhmisphre Sud, par exemple, ne disposent daucun appareil statistique,ft-il embryonnaire. Et cest justement dans les pays du Sud que semplissent la plus grande vitesseles fosses communes des victimes de la faim.

    Malgr toutes les critiques adresses au modle mathmatique des statisticiens de la FAO dontje reconnais la pertinence , je considre pour ma part quil permet de rendre compte, sur un tempslong, des variations du nombre des sous-aliments et des morts de la faim sur notre plante.

    En tout tat de cause, mme si les chiffres sont sous-estims, la mthode rpond lexigence deJean-Paul Sartre : Connatre lennemi, combattre lennemi.

    Lobjectif actuel de lONU est de rduire de moiti, dici 2015, le nombre de personnessouffrant de la faim.

    En prenant solennellement cette dcision en 2000 il sagit du premier des huit Objectifs dumillnaire pour le dveloppement (OMD)7 , lAssemble gnrale de lONU, New York, a pris1990 comme anne de rfrence. Cest donc le nombre des affams de 1990 quil sagit de rduire demoiti.

    Cet objectif ne sera videmment pas atteint. Car la pyramide des martyrs, loin de diminuer,crot. La FAO ladmet elle-mme :

    Selon les dernires statistiques disponibles, quelques progrs ont t accomplis vers laralisation de lOMD, les victimes de la faim passant de 20 % de personnes sous-alimentes en1990-92 16 % en 2010. Toutefois, avec la poursuite de la croissance dmographique (quoique pluslente que ces dernires dcennies), une baisse du pourcentage des affams peut masquer uneaugmentation de leur nombre. En effet, les pays en dveloppement en tant que groupe ont vuaugmenter leur nombre daffams (de 827 millions en 1990-92 906 millions en 2010)8.

    Pour mieux cerner la gographie de la faim, la rpartition de cette destruction de masse sur laplante, il faut dabord recourir une premire distinction, laquelle se rfrent lONU et sesagences spcialises : faim structurelle dun ct, et faim conjoncturelle de lautre.

    La faim structurelle gt dans les structures de production insuffisamment dveloppes des paysdu Sud. Elle est permanente, peu spectaculaire et se reproduit biologiquement : chaque anne, desmillions de mres sous-alimentes mettent au monde des millions denfants dficients. La faimstructurelle signifie destruction psychique et physique, anantissement de la dignit, souffrance sansfin.

    La faim conjoncturelle, en revanche, est hautement visible. Elle fait irruption priodiquement surnos crans de tlvision. Elle se produit lorsque, brusquement, une catastrophe naturelle, descriquets, une scheresse, des inondations dvastent une rgion, ou lorsquune guerre dchire le tissusocial, ruine lconomie, pousse des centaines de milliers de victimes dans des camps de personnesdplaces lintrieur du pays ou dans des camps de rfugis au-del des frontires.

    Dans toutes ces situations, on ne peut plus ni semer, ni rcolter. Les marchs sont dtruits, lesroutes bloques, les ponts effondrs. Les institutions tatiques ne fonctionnent plus. Pour les millionsde victimes parques dans les camps, le Programme alimentaire mondial (PAM) constitue le dernier

  • salut.Nyala, au Darfour, est le plus grand des dix-sept camps de personnes dplaces des trois

    provinces du Soudan occidental ravages par la guerre et la famine.Gards par des Casques bleus africains, surtout rwandais et nigrians, prs de 100 000 hommes,

    femmes et enfants sous-aliments se pressent dans limmense camp de toile et de plastique. Unefemme qui saventure quelque 500 mtres en dehors des cltures pour chercher du bois de chauffeou de leau de puits court le risque de se faire prendre par les Janjawid, les milices questresarabes au service de la dictature islamiste de Khartoum. Elle sera certainement viole, peut-treassassine.

    Si les camions Toyota blancs du PAM, surmonts du drapeau bleu de lONU, narrivaient pastous les trois jours avec leurs charges pyramidales de sacs de riz et de farine, de containers deau etde caisses de mdicaments, les Zaghawa, Massalit, Four enferms derrire les barbels la gardedes Casques bleus priraient en peu de temps.

    Voici un autre exemple de la faim conjoncturelle. En 2011, plus de 450 000 femmes, hommes etenfants gravement sous-aliments, provenant notamment de la Somalie du Sud, se pressent dans lecamp de Dadaab, tabli par lONU sur sol kenyan. Rgulirement, les fonctionnaires du PAMrefusent dautres familles affames lentre du camp, faute de moyens suffisants pour les secourir9.

    Qui sont les plus exposs la faim ?Les trois grands groupes de personnes les plus vulnrables sont, dans la terminologie de la

    FAO, les pauvres ruraux (rural poors), les pauvres urbains (urban poors) et les victimes decatastrophes dj voques. Arrtons-nous sur les deux premires catgories.

    Les ruraux pauvres. La majorit des tres humains nayant pas assez manger appartiennent auxcommunauts rurales pauvres des pays du Sud. Beaucoup ne disposent ni deau potable nidlectricit. Dans ces rgions, les services de sant publique, dducation et dhygine sont laplupart du temps inexistants.

    Sur les 6,7 milliards dtres humains que compte la plante, un peu moins de la moiti habitenten zone rurale.

    Depuis la nuit des temps, les populations paysannes cultivateurs et leveurs (et pcheurs) sont au premier rang des victimes de la misre et de la faim : aujourdhui, sur les 1,2 milliard dtreshumains qui, selon les critres de la Banque mondiale, vivent dans la pauvret extrme soitavec un revenu de moins de 1,25 dollar par jour , 75 % vivent dans les campagnes.

    Nombre de paysans vivent dans la misre pour lune ou lautre des trois raisons suivantes. Lesuns sont des travailleurs migrants sans terre ou des mtayers surexploits par les propritaires. Ainsi,dans le nord du Bangladesh, les mtayers musulmans doivent remettre leurs land lords hindousvivant Calcutta les quatre cinquimes de leurs rcoltes. Dautres, sils ont de la terre, ne jouissentpas de titres de proprit suffisamment solides. Cest le cas des posseiros brsiliens, qui occupent depetites surfaces de terres improductives ou vacantes, dont ils ont lusage sans dtenir de documentsprouvant que celles-ci leur appartiennent. Dautres encore, sils possdent leur terre en propre, ladimension et la qualit de celle-ci sont insuffisantes pour quils puissent nourrir dcemment leur

  • famille.Le Fonds international pour le dveloppement agricole (IFAD / International Fund for

    Agricultural Development) chiffre le nombre des travailleurs ruraux sans terre environ500 millions de personnes, soit 100 millions de mnages. Ceux-l sont les plus pauvres parmi lespauvres de la Terre10.

    Pour les petits paysans, les mtayers surexploits, les journaliers agricoles, les travailleursmigrants, la Banque mondiale recommande dsormais la Market-Assisted Land Reform, quelle aprconise une premire fois en 1997 pour les Philippines. Le latifundiaire serait oblig de sedpartir dune partie de ses terres, mais le travailleur rural devrait acheter sa parcelle avec laideventuelle de crdits de la Banque mondiale.

    Vu ltat de dnuement complet des familles des sans-terre , la rforme agraire Market-Assisted, promue partout dans le monde par la Banque mondiale, relve de lhypocrisie la plusvidente, voire de lindcence pure et simple11.

    La libration des paysans ne saurait tre que luvre des paysans eux-mmes. Quiconque afrquent un assentamento ou un acampamento (campement, colonie de peuplement) du Mouvementdes travailleurs ruraux sans terre (MST) du Brsil prouve motion et admiration. Le MST estdevenu le mouvement social le plus important du Brsil, attach la rforme agraire, lasouverainet alimentaire, la remise en cause du libre-change et du modle de production et deconsommation agro-industrielles dominant, la promotion de lagriculture vivrire, la solidarit, linternationalisme.

    Le mouvement international de paysans Via Campesina regroupe, travers le monde,200 millions de mtayers, de petits paysans (1 hectare ou moins), de travailleurs ruraux saisonniers,dleveurs migrants ou sdentaires, dartisans pcheurs. Son secrtariat central est install Djakarta, en Indonsie. Via Campesina est aujourdhui lun des mouvements rvolutionnaires les plusimpressionnants du tiers-monde. Nous y reviendrons.

    Peu dhommes et de femmes sur Terre travaillent autant, dans des circonstances climatiquesaussi adverses et pour un gain aussi minime, que les paysans et paysannes de lhmisphre Sud.Rares, parmi eux, sont ceux qui peuvent dgager une pargne pour se prmunir contre les catastrophesclimatiques, les criquets, les troubles sociaux toujours menaants. Mme si, pendant quelques mois,la nourriture est disponible en abondance, que les tambours de la fte rsonnent, que les mariagessont clbrs par des crmonies somptueuses, marques par le partage, la menace est omniprsente.Et personne ne peut savoir avec certitude la dure de la soudure.

    90 % des paysans du Sud ne disposent, comme outils de travail, que de la houe, de la machetteet de la faux.

    Plus de 1 milliard de paysans nont ni animal de trait ni tracteur.Si la force de traction double, la surface cultive double aussi. Sans traction, les cultivateurs du

    Sud resteront confins dans leur misre.Au Sahel, 1 hectare de crales donne 600 700 kilogrammes. En Bretagne, dans la Beauce, au

    Bade-Wurtemberg, en Lombardie, 1 hectare de bl donne 10 tonnes, soit 10 000 kilogrammes. Cettediffrence de productivit ne sexplique videmment pas par la disparit des comptences. Lescultivateurs Bambara, Wolof, Mossi ou Toucouleurs travaillent avec la mme nergie, la mmeintelligence que leurs collgues europens. Ce qui les distingue, ce sont les intrants dont ilsdisposent. Au Bnin, au Burkina Faso, au Niger ou au Mali, la plupart des cultivateurs ne bnficient

  • daucun systme dirrigation, nont leur disposition ni engrais minraux, ni semences slectionnes,ni pesticides contre les prdateurs. Comme il y a trois mille ans, ils pratiquent lagriculture de pluie.

    3,8 % des terres dAfrique subsaharienne seulement sont irrigues12.La FAO estime 500 millions les cultivateurs du Sud qui nont accs ni aux semences

    slectionnes, ni aux engrais minraux, ni au fumier (ou autres engrais naturels), puisquils nepossdent pas danimaux.

    Selon la FAO, 25 % des rcoltes du monde sont dtruites chaque anne par les intempries oules rongeurs.

    Les silos sont rares en Afrique noire, en Asie du Sud et sur les plateaux andins. Ce sont donc lesfamilles paysannes du Sud qui sont les premires et les plus durement frappes par la destruction desrcoltes.

    Lacheminement des rcoltes vers les marchs est un autre grand problme.Jai vcu en thiopie, en 2003, cette situation absurde : Makele, au Tigray, sur les hauts

    plateaux martyriss par les vents, l o le sol est craquel et poussireux, la famine ravageait7 millions de personnes.

    Or, 600 kilomtres plus louest, au Gondar, des dizaines de milliers de tonnes de teffpourrissaient dans les greniers, faute de routes et de camions capables de transfrer la nourrituresalvatrice

    En Afrique noire, en Inde, au sein des communauts aymara et otavalo de lAltiplano pruvien,bolivien ou quatorien, il nexiste pour ainsi dire pas de banques de crdit agricole. Du coup, lepaysan na pas le choix : il doit le plus souvent vendre sa rcolte au pire moment, cest--direlorsquelle vient dtre faite et que les prix sont au plus bas.

    Une fois quil sera pris dans la spirale du surendettement sendettant pour pouvoir payer lesintrts de la dette prcdente , il devra vendre sa future rcolte pour pouvoir acheter, au prix fixpar les matres du commerce agroalimentaire, la nourriture ncessaire sa famille durant la soudure.

    Dans les campagnes, notamment en Amrique centrale et du Sud, en Inde, au Pakistan, auBangladesh, la violence est endmique.

    Avec mes collaborateurs, jai effectu une mission au Guatemala du 26 janvier au 5 fvrier200513. Durant notre sjour, le commissaire pour les droits de lhomme du gouvernementguatmaltque, Frank La Rue, lui-mme ancien rsistant contre la dictature du gnral Rios Montt,mavait signal les crimes commis jour aprs jour dans son pays contre les paysans.

    Le 23 janvier, la finca Alabama Grande, un travailleur agricole vole des fruits. Trois gardesde scurit de la finca le dcouvrent et le tuent.

    Le soir mme, ne voyant pas revenir le pre, la famille, qui, comme toutes les familles de pons,loge dans une hutte la lisire du latifundium, sinquite. Accompagn par des voisins, le fils an,g de quatorze ans, monte la maison des matres. Les gardes les interceptent. Une dispute clate.Le ton monte. Les gardes abattent le garon et quatre de ses accompagnateurs.

    Dans une autre finca, dautres gardes interceptent un jeune garon dont les poches sont rempliesde cozales, un fruit local. Laccusant de les avoir vols sur les terres du patron, ils le remettent celui-ci qui tue le garon dun coup de pistolet.

    Frank La Rue me dit : Hier, au palais prsidentiel, le vice-prsident de la rpublique, EduardoStein Barillas, te la expliqu : 49 % des enfants de moins de dix ans sont sous-aliments 92 000dentre eux sont morts de faim, de maladies de la faim lan pass alors tu comprends, les pres, les

  • frres, parfois, la nuit ils remontent dans le verger de la finca ils volent quelques fruits, deslgumes

    En 2005, 4 793 assassinats ont t commis au Guatemala, 387 au cours de notre bref sjour.Parmi les victimes figuraient quatre jeunes syndicalistes paysans trois hommes et une femme

    qui venaient de rentrer dun stage de formation Fribourg, en Suisse. Des tueurs avaient mitraillleur voiture dans la sierra de Chuacas, sur une piste entre San Cristbal Verapaz et Salama.

    Jai appris la nouvelle lors dun dner lambassade de Suisse. Lambassadeur, un hommedtermin, aimant et connaissant parfaitement le Guatemala, ma promis quil dposerait ds lelendemain une protestation nergique auprs du ministre des Affaires trangres.

    ce dner assistait galement Rigoberta Menchu, prix Nobel de la Paix, une femme mayamagnifique qui a perdu, sous la dictature du gnral Lucas Garca, son propre pre et lun de sesfrres, brls vifs.

    En sortant, sur le pas de la porte, elle ma gliss tout bas : Jai regard votre ambassadeur. Iltait blme sa main tremblait Il est en colre. Cest un homme bien. Il protestera Mais cela neservira rien !

    Prs de la finca de Las Delicias, un latifundium de production de caf situ dans le municipiodEl Tumbador, jinterroge des pons grvistes et leurs femmes. Depuis six mois, le patron na paspay ses ouvriers, prenant prtexte de leffondrement des cours du caf sur le march mondial14. Unemanifestation organise par les grvistes vient dtre violemment rprime par la police et les gardespatronales.

    Prsident de la Pastorale de la terre interdiocsaine (PTI), lvque Ramazzini de San Marcomavait averti : Souvent, la nuit, aprs une manifestation, la police revient et arrte au hasard desjeunes souvent ils disparaissent.

    Nous sommes assis sur un banc de bois, devant une cahute. Les grvistes et leurs femmes setiennent debout, en demi-cercle.

    Dans la chaleur moite de la nuit, des enfants au regard grave nous observent. Les femmes et lesjeunes filles portent des robes clatantes de couleurs.

    Un chien aboie au loin.Le firmament est constell dtoiles. Lodeur des cafiers se mle celle des graniums rouges

    qui poussent derrire la maison.Manifestement, ces gens ont peur. Leurs beaux visages bruns dIndiens mayas trahissent

    langoisse certainement alimente par les arrestations nocturnes, les disparitions organises par lapolice dont ma parl lvque Ramazzini.

    De faon franchement maladroite, je distribue mes cartes de visite de lONU. Les femmes lespressent sur leur cur, tel un talisman.

    Au moment mme o je leur parle des droits de lhomme, de lventuelle protection de lONU,je sais dj que je les trahis.

    LONU, videmment, ne fera rien. Planqus dans leurs villas Ciudad Guatemala, lesfonctionnaires onusiens se contentent dadministrer de coteux programmes dits de dveloppement.Dont profitent les latifundiaires. Peut-tre, tout de mme, Eduardo Stein Barillas, un ancien jsuiteproche de Frank La Rue, mettra-t-il en garde le commandant de la police dEl Tumbador contredventuelles disparitions organises lencontre des jeunes grvistes

    La plus grande violence faite aux paysans est videmment lingale rpartition des terres. Au

  • Guatemala, en 2011, 1,86 % de la population possde 57 % des terres arables.Il existe ainsi, dans ce pays, 47 grandes proprits stendant chacune sur 3 700 hectares ou

    plus, tandis que 90 % des producteurs survivent sur des lopins de 1 hectare ou moins.Quant la violence faite aux syndicats paysans, aux manifestants grvistes, la situation ne sest

    pas amliore. Au contraire : les disparitions forces et les assassinats ont augment15.

    Les pauvres urbains. Dans les calampas de Lima, les slums de Karachi, les favellas de SaPaulo ou les smoky mountains de Manille, les mres de famille doivent, pour acheter leur nourriture,se contenter dun revenu extrmement limit. La Banque mondiale estime 1,2 milliard les personnes extrmement pauvres vivant avec moins de 1,25 dollar par jour.

    Paris, Genve ou Francfort, une mnagre dpense en moyenne 10 15 % du revenu familialpour acheter de la nourriture. Dans le budget dune femme des smoky mountains de Manille, la partde la nourriture occupe 80-85 % de ses dpenses totales.

    En Amrique latine, selon la Banque mondiale, 41 % de la population continentale vit dansl habitat informel . La moindre augmentation des prix du march provoque, dans les bidonvilles,langoisse, la faim, la dsintgration familiale, la catastrophe.

    La coupure entre pauvres urbains et pauvres ruraux nest videmment pas aussi radicale quelleny parat au premier abord puisquen ralit, comme on la dit, 43 % des 2,7 milliards destravailleurs saisonniers, des petits propritaires, des mtayers qui constituent limmense majorit desmisreux vivant la campagne, doivent, eux aussi, certains moments de lanne, acheter de lanourriture sur le march du village ou du bourg voisin, la rcolte prcdente ntant pas suffisantepour nourrir leur famille jusqu la suivante. Le travailleur rural subit alors de plein fouet les prixlevs des aliments quil doit absolument se procurer.

    Yolanda Areas Blas, dlgue vive et sympathique de Via Campesina du Nicaragua, noncelexemple suivant : ltat du Nicaragua dfinit annuellement la canesta bsica, panier de base de lamnagre . Celui-ci contient les vingt-quatre aliments essentiels dont une famille de six personnes abesoin mensuellement pour survivre. En mars 2011, le cot de la canesta bsica au Nicaragua taitde 6 250 cordobas, soit 500 dollars. Or, le salaire minimum lgal de louvrier agricole (audemeurant rarement pay) slevait la mme poque 1 800 cordobas, soit 80 dollars16

    La rpartition gographique de la faim dans le monde est extrmement ingale17. En 2010, ellese prsentait ainsi :

  • Le tableau ci-aprs permet de prendre la mesure des variations dans le temps du nombre totaldes victimes au cours des dernires dcennies :

    18

    Le tableau suivant montre lvolution du dsastre dans les diffrentes rgions du mondeentre 1990 et 2007, soit sur la dure approximative dune gnration :

  • Ces chiffres, arrts en 2007, doivent tre rfrs lvolution dmographique dans le monde,dont voici les chiffres par continent pour la mme anne : Asie, 4,03 milliards (soit 60,5 % de lapopulation mondiale) ; Afrique, 965 millions (14 %) ; Europe, 731 millions (11,3 %) ; Amriquelatine et Carabes, 572 millions (8,6 %) ; Amrique du Nord, 339 millions (5,1 %) ; Ocanie,34 millions (0,5 %).

    Voici lvolution du dsastre global sur une dure plus longue, entre 1969 et 2010 19, soit surdeux gnrations :

    Nombre de personnes sous-alimentes dans le monde entre 1969 et 1971 et 2010

  • Ce tableau appelle plusieurs commentaires.Il faut videmment confronter ces chiffres lvolution dmographique globale pendant les

    mmes dcennies : en 1970, il y avait 3,696 milliards dhommes sur la plante ; en 1980,4,442 milliards ; en 1990, 5,279 milliards ; en 2000, 6,085 et en 2010, 6,7 milliards.

    Aprs 2005, la courbe globale des victimes de la faim a grimp de manire catastrophique,tandis que la hausse dmographique, denviron 400 millions de personnes tous les cinq ans,demeurait stable.

    La plus forte hausse a t enregistre entre 2006 et 2009, alors mme que, selon les chiffres dela FAO, de bonnes rcoltes de crales avaient t engranges dans le monde entier durant cesannes. Le nombre de personnes sous-alimentes sest violemment accru du fait de la flambe desprix des aliments et de la crise analyse dans la sixime partie du prsent livre.

    Le graphique ci-dessous donne une image plus fine des variations dans les pays endveloppement entre 1990 et 2010.

    Les pays en dveloppement ont abrit ces dernires annes entre 98 et 99 % des sous-alimentsde la plante.

    En chiffres absolus, la rgion dplorant le plus daffams reste lAsie et le Pacifique, mais avecune baisse de 12 % (de 658 millions en 2009 578 millions en 2010), elle affichait lessentiel delamlioration en 2010. Cest en Afrique subsaharienne que le pourcentage de personnes sous-alimentes demeurait cette date le plus lev, avec 30 % en 2010, soit prs dune personne surtrois.

    Nombre de personnes sous-alimentes 1990-1992 et 2010 : tendances rgionales

  • Si la majorit des victimes de la faim vivent dans les pays en dveloppement, le mondeindustrialis occidental nchappe pas pour autant au spectre de la faim. 9 millions de personnesgravement et en permanence sous-alimentes vivent ainsi dans les pays industrialiss, et 25 millionsdans les pays dits en transition (Europe de lEst et ex-Union sovitique)20.

    On appelle aliments de base le riz, le bl et le mas qui couvrent, ensemble, environ 75 % de laconsommation mondiale, le riz, lui seul, assurant 50 % de ce volume. Dans les premiers mois de2011, une nouvelle fois, et comme en 2008, les prix du march mondial des aliments de base ontexplos. En fvrier 2011, la FAO a lanc lalerte : 80 pays se trouvaient alors au seuil de linscuritalimentaire.

    Le 17 dcembre 2010, le peuple tunisien sest lev contre les prdateurs au pouvoir Carthage.Zine el-Abidine Ben Ali qui, avec sa belle-famille et ses complices, avait terroris et pill la Tunisiependant vingt-trois ans, sest enfui en Arabie Saoudite le 14 janvier 2011. Leffet du soulvementtunisien sur les pays voisins ne sest pas fait attendre.

    En gypte, la rvolution a commenc le 25 janvier, avec le rassemblement de prs de 1 millionde personnes au cur du Caire, sur la place Tahrir. Depuis octobre 1981, le gnral daviation HosniMoubarak avait rgn par la torture, la terreur policire, la corruption sur le protectorat isralo-amricain dgypte. Pendant les trois semaines prcdant sa chute, les tireurs dlite de sa policesecrte, juchs sur les toits entourant la place Tahrir, ont assassin plus de 800 jeunes hommes etfemmes et en ont fait disparatre dans les chambres de torture quelques centaines dautres.

    Le peuple insurg a renvers Moubarak le 12 fvrier.Le mcontentement sest rpandu dans tout le monde arabe, au Maghreb et au Machrek : en

    Libye, au Ymen, en Syrie, Bahrein, etc.Les rvolutions de lgypte et de la Tunisie ont des causes complexes, le magnifique courage

    des insurgs salimentant des racines profondes. Mais la faim, la sous-alimentation, langoissedevant les prix rapidement croissants du pain quotidien ont constitu un puissant motif de rvolte.

    Depuis le temps du protectorat franais, la baguette de pain est la nourriture de base desTunisiens, tandis que la galette (ache) est celle des gyptiens. En janvier 2011, brusquement, le prixdu march mondial de la tonne de bl meunier a doubl. Il atteignait, en janvier 2011, 270 euros.

    La vaste contre qui stend de la cte Atlantique du Maroc aux mirats du golfe arabo-persique

  • 1.2.3.4.5.6.

    7.8.9.

    10.

    constitue la principale rgion importatrice de crales du monde. Quil sagisse de crales, desucre, de viande bovine, de volaille ou dhuiles, tous les pays du Maghreb et du Golfe importentmassivement de la nourriture.

    Pour nourrir ses 84 millions dhabitants, lgypte importe ainsi plus de 10 millions de tonnes debl par an, lAlgrie 5 millions, lIran 6 millions. Le Maroc et lIrak importent annuellement chacunentre 3 et 4 millions de tonnes de bl. LArabie Saoudite achte chaque anne sur le march mondialenviron 7 millions de tonnes dorge.

    En gypte et en Tunisie, la menace de la famine a eu une consquence formidable, le spectre dela faim mobilisant des forces inoues, celles qui ont contribu faire fleurir le Printemps arabe .Mais dans la plupart des autres pays menacs par linscurit alimentaire imminente, la souffrance etlangoisse continuent dtre supportes dans le silence.

    Il faut encore savoir que dans les zones rurales dAsie et dAfrique, les femmes subissent unediscrimination permanente lie la sous-alimentation ; cest ainsi que dans certaines socitssoudano-sahliennes ou somaliennes, les femmes et les enfants de sexe fminin ne mangent que lesrestes des repas des hommes et des enfants de sexe mle.

    Leurs enfants en bas ge souffrent de la mme discrimination. Les veuves et les deuxime ettroisime pouses endurent un traitement discriminatoire encore plus marqu.

    Dans les camps de rfugis somaliens sur terre kenyane, les dlgus du haut-commissariat delONU pour les rfugis luttent quotidiennement contre cette coutume dtestable : chez les leveurssomaliens, les femmes et les jeunes filles ne touchent la bassine de mil ou aux restes de moutongrill quaprs le repas des hommes21. Les hommes se servent, puis vient le tour des enfants mles. la fin du repas, quand les hommes ont quitt la pice avec leurs fils, les femmes et les fillessapprochent de la natte o sont poses les bassines contenant quelques boulettes de riz, les reliefs debl, un lambeau de viande que les hommes ont laisss. Si la bassine est vide, les femmes et lesfillettes resteront sans manger.

    Un mot encore sur les victimes : cette gographie et ces statistiques de la faim dsignent commetelles au moins un tre sur sept sur la terre.

    Mais quand on adopte un autre point de vue, quand on ne considre pas lenfant qui meurtcomme une simple unit statistique, mais comme la disparition dun tre singulier, irremplaable,venu au monde pour vivre dune vie unique et qui ne reviendra pas, la prennit de la faimdestructrice dans un monde regorgeant de richesses et capable de dcrocher la lune apparatencore plus inacceptable. Massacre de masse des plus pauvres.

    Adopt par lAssemble gnrale des Nations unies le 16 dcembre 1966.Bible de Jrusalem, LEcclsiastique, 34,21-22.Peter Piot, The First Line of Defense. Why Food and Nutrition Matter in the Fight Against HIV/AIDS, Rome, Programme alimentaire mondial, 2004.Institut national de dmographie, Paris, 2009.Jai bnfici, sur ce sujet, de lassistance prcieuse de Pierre Pauli, statisticien lOffice de la statistique de ltat de Genve.Francis Delpeuch et Bernard Maire, in Alimentation, environnement et sant. Pour un droit lalimentation, sous la direction dAlain Bu et de FranoisePlet, Paris, ditions Ellipses, 2010.Millenium Development Goals (MDG).FAO, Report on Food insecurity in the world , Rome, 2011.Sur leffondrement du budget du PAM, voir p. 217.IFAD, Rural Poverty Report 2009 , New York, Oxford University Press, 2010.

  • 11.12.13.14.15.16.17.18.19.

    20.

    21.

    Cf. Jean Feyder, Mordshunger. Wer profitiert vom Elend der armen Lnder ?, Westend, 2010.Contre 37 % en Asie.Rapport Droit lalimentation, Mission au Guatemala E/CN 4/2006/44.Add.1En 2005, le salaire minimum lgal tait de 38 quetzales par semaine (1 dollar valant 7,5 quetzales).FIAN (Food Information and Action Network), The Human Right to Food in Guatemala, Heidelberg, 2010.Yolanda Areas Blas, intervention au colloque The Need to Increase the Protection of the Right of the Peasants , Genve, 8 mars 2011.Tous les graphiques et tableaux qui suivent sont extraits du Rapport sur linscurit alimentaire dans le monde , Rome, FAO, 2010.Y compris lOcanie.Les chiffres pour 2009 et 2010 sont estims par la FAO, avec un apport du dpartement de lAgriculture des tats-Unis (Service de la rechercheconomique).La situation est particulirement grave dans nombre dorphelinats o selon certaines ONG amricaines des employs laissent mourir de faim desenfants. Un exemple : dans lorphelinat de Torez, en Ukraine, 12 enfants sur 100 surtout des enfants handicaps meurent de faim chaque anne. Ukrainian orphanages are starving disabled children , The Sunday Times, Londres. Affamati, ma a casa loro (Affames, mais dans leur propre maison), Negrizia, Vrona, juillet-aot 2009.

  • 2La faim invisible

    ct des tres dtruits par la sous-alimentation, victimes de la faim et recenss dans cettegographie terrifiante, il y a les tres ravags par la malnutrition. La FAO ne les ignore pas, mais lesrecense part.

    La sous-alimentation provient du manque de calories, la malnutrition de la dficience en matirede micronutriments vitamines et sels minraux.

    Plusieurs millions denfants de moins de dix ans meurent de malnutrition aigu et svre chaqueanne1.

    Au cours de mon mandat de rapporteur spcial des Nations unies pour le droit lalimentation,pendant huit ans, donc, jai parcouru les territoires de la faim. Sur les hauteurs arides et glaces de lasierra de Jocotn au Guatemala, dans les plaines dsoles de Mongolie, au cur des forts denses deltat dOrisha en Inde, dans les villages frapps par la famine endmique de lthiopie et du Niger,jai vu des femmes dentes au teint gris qui, lge de trente ans, paraissent en avoir quatre-vingts,des petits garons et des petites filles aux grands yeux noirs, tonns, rieurs, mais dont les bras et lesjambes sont aussi minces que des allumettes, des hommes humilis aux gestes lents, au corpsdcharn.

    Leur drliction est immdiatement visible. Tous sont les victimes dun manque de calories.Les ravages de la malnutrition, en revanche, ne sont pas immdiatement visibles. Un homme, une

    femme, un enfant peuvent avoir un poids normal et souffrir pourtant de malnutrition, cest--dire dedficiences permanentes et graves de vitamines et des sels minraux indispensables la bonneassimilation des macronutriments. Ces nutriments sont qualifis de micro parce quils ne sontncessaires quen infime quantit pour permettre au corps de grandir, de se dvelopper et de semaintenir en bonne sant. Mais ils ne sont pas fabriqus par lorganisme et doivent imprativementtre apports par une alimentation varie, quilibre et de bonne qualit.

    Les dficiences en vitamines et en minraux peuvent en effet entraner de graves problmes desant : une trs grande vulnrabilit aux maladies infectieuses, la ccit, lanmie, la lthargie, ladiminution des capacits dapprentissage, le retard mental, les dformations congnitales, la mort.Les carences les plus frquentes sont au nombre de trois : la vitamine A, le fer et liode.

    Pour dsigner la malnutrition, les Nations unies utilisent volontiers lexpression silenthunger , la faim silencieuse . Il arrive pourtant que les victimes crient. Je prfre, pour ma part,parler de faim invisible , imperceptible lil ft-il souvent celui du mdecin.

    Un enfant peut arborer un corps apparemment bien nourri, aux rondeurs ordinaires, au poidscorrespondant celui des enfants de son ge et tre quand mme rong par la malnutrition tatdangereux qui, autant que le manque de calories, peut mener lagonie, la mort.

    Mais ces dcs conscutifs la malnutrition ne sont pas comptabiliss, on la dit, dans lesstatistiques de la faim de la FAO, qui ne prennent en compte que les kilocalories disponibles.

    Pour ce qui concerne les enfants de moins de quinze ans, le Fonds des Nations unies pour

  • lenfance (UNICEF) et lInitiative Micronutriments, une organisation but non lucratif spcialisedans les carences, mnent priodiquement, depuis 2004, des enqutes dont les rsultats sont publisdans des rapports intituls Carences en vitamines et en minraux. valuation globale2 . Il apparatquun tiers de la population mondiale ne peut pas raliser son potentiel physique et intellectuel du faitde carences en vitamines et minraux.

    La malnutrition dvaste tout particulirement la classe dge entre zro et cinq ans.Lanmie est une des consquences les plus frquentes de la malnutrition. Elle est due la

    carence en fer. Elle se caractrise notamment par une insuffisance dhmoglobine. Elle est mortelle,surtout chez les enfants et les femmes en ge de procrer. Pour les nourrissons, le fer est essentiel : laplupart des neurones du cerveau se forment durant les deux premires annes de la vie. Lanmiedrgle, par ailleurs, le systme immunitaire.

    Environ 30 % des bbs naissent dans les 50 pays les plus pauvres du monde, ou Pays lesmoins avancs (PMA), pour reprendre la terminologie onusienne. Le manque de fer y provoque desdommages irrmdiables. Bien des victimes seront pour la vie des dficients mentaux3.

    Dans le monde, toutes les quatre minutes, un tre humain perd la vue, devient aveugle, la plupartdu temps par dficience alimentaire.

    Le manque de vitamine A provoque la ccit. 40 millions denfants souffrent dun manque devitamine A. 13 millions dentre eux deviennent aveugles chaque anne pour la mme raison.

    Le bribri une maladie qui dtruit le systme nerveux est d au manque prolong devitamine B.

    Labsence dans la nourriture de vitamine C provoque le scorbut et, pour les enfants en bas ge,le rachitisme.

    Lacide folique est indispensable aux femmes enceintes. LOrganisation mondiale de la sant(OMS) estime 200 000 par an les nouveau-ns mutils par labsence de ce micronutriment.

    Liode est indispensable la sant. Prs de 1 milliard dtres humains surtout des hommes,des femmes et des enfants vivant dans les campagnes de lhmisphre Sud, notamment dans lesrgions de montagnes et de plaines inondables o les sols et leau, dlavs, ont une trop faible teneuren iode souffrent dune carence naturelle diode. Quand celle-ci nest pas compense, elleprovoque des goitres, des troubles svres de la croissance, des dsordres mentaux (crtinisme).Dans le corps des femmes enceintes, et donc dans le ftus, le manque diode est fatal.

    Le manque de zinc affecte les facults motrices et crbrales. Selon une tude delhebdomadaire The Economist, il cause environ 400 000 dcs par an4. La dficience en zincprovoque aussi la diarrhe souvent mortelle chez les enfants en bas ge5.

    Il faut savoir aussi que plus de la moiti des personnes souffrant de carencesmicronutritionnelles sont affliges de carences cumulatives. Ce qui veut dire quelles endurent, lafois, le manque de plusieurs vitamines et de plusieurs minraux.

    La moiti des dcs des enfants de moins de cinq ans dans le monde ont pour cause directe ouindirecte la malnutrition. La grande majorit dentre eux vivent en Asie du Sud et en Afriquesubsaharienne. Autant dire quun trs faible pourcentage des enfants mal aliments ont accs untraitement : les politiques nationales de la sant, dans nombre dtats du Sud, ne prennentquexceptionnellement en compte la malnutrition aigu et svre, alors que celle-ci pourrait tretraite moyennant un faible investissement et sans poser de problmes thrapeutiques particuliers.

  • 1.2.3.4.5.6.

    Les centres spcialiss de ralimentation manquent cruellement.Dans un document de 2008, Action contre la Faim se plaint juste titre : En finir avec la

    malnutrition enfantine serait facile. Il faut en faire une priorit. Or, la volont de nombreux tatsmanque6.

    Selon toute probabilit, depuis 2008, la situation a mme empir. En Afrique subsaharienne, parexemple, les services de sant primaire nont cess de se dgrader. Au Bangladesh, o le nombre desenfants mal nourris de moins de dix ans dpasse les 400 000, il nexiste que deux hpitaux capablesdadministrer les soins permettant de ramener la vie un petit garon ou une petite fille ravags parle manque de vitamines et/ou de sels minraux.

    Et puis noublions pas que la malnutrition, comme la sous-nutrition, frappe aussi par le biais dela destruction psychologique. Le manque de macro- et de micronutriments, avec son cortge demaladies, gnre en effet langoisse, lhumiliation permanente, la dpression, lobsession du jour quivient.

    Comment une mre dont les enfants pleurent de faim le soir, et qui russit miraculeusement emprunter un peu de lait une voisine, va-t-elle les nourrir le lendemain ? Comment ne pas devenirfolle ? Quel pre incapable de nourrir les siens peut-il ne pas perdre, ses propres yeux, toutedignit ?

    Une famille exclue de laccs rgulier une nourriture suffisante et adquate est une familledtruite. Les dizaines de milliers de paysans suicids de lInde ces dernires annes incarnenttragiquement cette ralit.

    Hans Konrad Biesalski, Micronutriments, wound healing and prevention of pressure ulcers , Nutrition, septembre 2010. Vitamine and Mineral Deficiency. A Global Assessment .Hartwig de Haen, Das Menschenrecht auf Nahrung , confrence, Einbeck-Northheim, 28 janvier 2011. Hidden hunger , The Economist, 26 mars 2011.Enqute du New York Times, 24 novembre 2010, par Nicholas D. Kristof.Action contre la Faim, En finir avec la malnutrition, une question de priorit , Paris, 2008.

  • 3Les crises prolonges

    Au centre des analyses de la FAO, il y a le concept de protracted crisis , une expressiondont la traduction pose problme. Les services onusiens le traduisent par crise prolonge , termebanal qui ne rend pas compte des drames, contradictions, tensions et checs impliqus par le conceptanglais. Faute de mieux, nous lutiliserons pourtant.

    Lors dune crise prolonge , la faim structurelle et la faim conjoncturelle conjuguent leurseffets. Une catastrophe naturelle, une guerre, linvasion de criquets dtruisent lconomie,dsintgrent la socit, affaiblissent les institutions.

    Le pays ne parvient plus sen sortir. Il ne parvient plus retrouver un minimum dquilibre.Ltat durgence devient lordinaire de la vie des habitants1.

    Des dizaines, voire des centaines de millions dtres humains jets dans cet tat tentent en vainde reconstruire leur socit dtruite par la faim. Or, linscurit alimentaire est la manifestationextrieure la plus vidente de ces crises prolonges.

    Celles-ci ne sont pas toujours identiques les unes aux autres mais elles ont en commun certainescaractristiques.

    La longue dure. LAfghanistan, la Somalie et le Soudan, par exemple, vivent en situation decrise depuis les annes 1980, soit depuis trois dcennies.

    Les conflits arms. La guerre peut affecter une rgion relativement isole du pays comme enOuganda, au Niger, au Sri Lanka durant les annes 2000 2009 ; ou, au contraire, engloutir le paystout entier comme ce fut le cas jusquil y a peu au Liberia et en Sierra Leone.

    Laffaiblissement des institutions. Les institutions publiques, ladministration sont extrmementaffaiblies, soit du fait de la corruption des dirigeants et des cadres, soit par suite de la dsintgrationdu tissu social provoque par la guerre.

    Tous les pays en crise prolonge figurent sur la liste des 50 pays dits les moins avancs . Laliste est tablie annuellement par le Programme des Nations unies pour le dveloppement (PNUD),selon des critres qui incluent laccs la nourriture, aux soins sanitaires primaires, lcole.Dautres paramtres sont le degr de libert dont jouissent les habitants, le degr de leurparticipation au processus dcisionnel, le niveau de leur revenu, etc.

    Actuellement, 21 pays rpondent aux critres de la crise prolonge. Tous ces pays ont connu unesituation durgence provoque par lhomme conflit militaire ou crise politique. 18 dentre eux ontgalement d faire face, un moment ou un autre, une catastrophe naturelle isole ou combine une situation durgence provoque par lhomme.

    Le Niger est un magnifique pays du Sahel de plus de 1 million de kilomtres carrs, qui abritecertaines des cultures les plus splendides de lhumanit celles des Djerma, des Haoussa, des

  • Touaregs, des Peuls ; cest aussi lexemple-type du pays en crise prolonge.La terre arable y est rare : 4 % seulement du territoire national est totalement apte la

    production agricole. Mis part les Djerma et une partie des Haoussa, les populations sont surtoutissues dleveurs nomades ou semi-nomades.

    Le Niger possde 20 millions de ttes de btail, chameaux blancs, zbus cornes en lyre,chvres (notamment la jolie chvre rousse de Maradi), moutons, nes. Au centre du pays, les solssont gorgs de sels minraux qui donnent aux btes qui les lchent une chair extraordinairement fermeet goteuse.

    Mais les Nigriens sont crass par leur dette extrieure. Ils subissent donc la loi dairain duFonds montaire international (FMI). Au cours des dix dernires annes, celui-ci a ravag le pays parplusieurs programmes dajustement structurel successifs.

    Le FMI a notamment ordonn la liquidation de lOffice national vtrinaire, ouvrant le marchaux socits multinationales prives de la pharmacope animale. Cest ainsi que ltat nexerce plusaucun contrle effectif sur les dates de validit des vaccins et des mdicaments. (Niamey se trouve 1 000 kilomtres de la cte Atlantique. Beaucoup de produits de la pharmacope animale sontprims lorsquils arrivent sur les marchs de la capitale. Les marchands locaux se contentent dechanger la main sur les tiquettes les dates limites de consommation.)

    Dsormais, les leveurs nigriens doivent acheter sur le march libre de Niamey lesantiparasitoses, vaccins et autres vitamines pour traiter leurs btes aux prix dicts par les socitsmultinationales occidentales.

    Au Niger, le climat est rude. Maintenir en sant un troupeau de plusieurs centaines ou deplusieurs milliers de ttes cote cher. La majorit des leveurs sont bien incapables de payer lesnouveaux prix. Du coup, les btes tombent malades et prissent. Au mieux, elles seront cdes vilprix avant de mourir. La sant humaine, directement lie la sant animale, se dtriore. Les fierspropritaires sombrent dans le dsespoir et la dchance sociale. Avec leurs familles, ils migrentalors vers les bidonvilles de Niamey, de Kano ou des grandes villes ctires, Cotonou, Abidjan ouLom.

    ce pays de famines rcurrentes, o la scheresse expose priodiquement hommes et btes lasous-alimentation et la malnutrition, le FMI a impos la dissolution des stocks de rserves dtenuspar ltat et qui slevait 40 000 tonnes de crales. Ltat conservait dans ses dpts cesmontagnes de sacs de mil, dorge, de bl afin, prcisment, de pouvoir venir en aide, dans lurgence,aux populations les plus vulnrables en cas de scheresse, dinvasion de criquets ou dinondations.

    Mais la direction Afrique du FMI Washington est davis que ces stocks de rservespervertissent le libre fonctionnement du march. En bref : que le commerce des crales ne sauraittre laffaire de ltat, puisquil viole le dogme sacro-saint du libre-change.

    Depuis la grande scheresse du milieu des annes 1980, qui avait dur cinq ans, le rythme descatastrophes sacclre.

    La famine attaque dsormais le Niger en moyenne tous les deux ans.

    Le Niger est une nocolonie franaise. Le pays est le deuxime pays le plus pauvre de laplante, selon lIndicateur du dveloppement humain du PNUD. Dimmenses trsors dorment dans

  • son sous-sol. Aprs le Canada, le Niger est le deuxime producteur duranium au monde. Maisvoil : Areva, socit dtat franaise, exerce le monopole de lexploitation des mines dArlit. Lesredevances payes par Areva au gouvernement de Niamey sont ridiculement faibles2.

    Mais voici quen 2007 le prsident en exercice, Mamadou Tanja, a dcid daccorder un permisdexploitation duranium la socit Somina pour lexploitation des mines dAzelik. Ltat nigrienparticiperait au capital de la Somina hauteur de 33 %, tandis que la socit chinoise Sino-Uraniumdtiendrait la majorit de ses actions hauteur de 67 %. Ce qui fut dit fut fait.

    Prsente au Niger depuis plus de quarante ans, Areva sapprtait alors exploiter le sitedImourarene, au sud dArlit.

    Dbut 2010, Tanja reut au palais prsidentiel une dlgation du ministre chinois des Mines.Niamey se mit bruisser de rumeurs : les Chinois, eux aussi, paraissaient sintresser aux minesdImourarene

    La sanction fut immdiate. Au matin du 18 fvrier 2010, un coup dtat militaire porta aupouvoir un obscur colonel du nom de Salou Djibo. Celui-ci rompit toute discussion avec les Chinoiset raffirma la gratitude et la loyaut du Niger vis--vis dAreva3.

    La Banque mondiale a procd, il y a cinq ans, une tude de faisabilit sur la mise en placedun systme dirrigation au Niger. Il en est ressorti que des pompes installes sur les nappessouterraines et un systme de canalisation capillaire du fleuve permettraient, sans difficultstechniques majeures, darroser 440 000 hectares de terres. Sil tait ralis, ce projet permettraitainsi dassurer lautosuffisance alimentaire du pays. Autrement dit : de mettre dfinitivement labride la faim 10 millions de Nigriens.

    Hlas, le deuxime producteur duranium du monde na pas le premier sou pour financer ceprojet.

    La misre des peuples vivant au nord du Niger, notamment celle des populations installes aupied des contreforts du Tibesti, est lorigine de la rvolte touargue. Elle est endmique depuis dixans. Des groupes terroristes dorigine algrienne, runis dans le rseau appel Al-Qaida au Maghrebislamique, svissent dans la rgion. Leur activit prfre : la prise dotages europens. Ils enlventdes Europens jusque dans leur restaurant Le Toulousain , au centre de Niamey, et au cur desquartiers dhabitation blancs de limmense camp dArlit. Les tueurs dAl-Qaida recrutent sans peineleurs soldats parmi les jeunes Touareg rduits par la politique dAreva une vie de chmagepermanent, de dsespoir et de misre.

    Jai vcu au sud du Niger, en pays haoussa, du ct de Maradi, dans lantique sultanat de Zinder,larrive dun essaim dvastateur de criquets. Au loin, un bruit trange remplit lair, pareil celuidune escadre davions raction passant haut dans le ciel.

    Le bruit se rapproche.Puis le ciel, brusquement, sassombrit. Des milliards de criquets plerins noirs, violets

    agitent furieusement leurs ailes. Un norme nuage obscurcit le soleil. Une sorte de crpuscule couvreles yeux. Les insectes sont forms en masse compacte au moment o ils sapprtent fondre sur laterre. La descente seffectue en trois temps. Ils stationnent dabord pendant quelques minutes masseagite, bruyante, menaante au-dessus des villages, des champs et des greniers quils se prparent attaquer. Puis, dans un fracas effrayant, la masse sabaisse mi-hauteur du sol. En nombreincalculable, ils se posent sur les arbres, les buissons, les plants de mil, les toits des cases, dvorant

  • tout ce dont leurs mchoires avides peuvent se saisir.Aprs un court dlai, larme vorace atteint le sol. Arbres, buissons, champs de mil, plantes

    nourricires sont maintenant dnuds, rduits ltat de squelettes, la moindre feuille, le moindrefruit, le moindre grain ayant t dvor par lenvahisseur. Locan mouvant des criquets couvremaintenant le sol sur des kilomtres carrs. la surface de la terre, ils dvorent la derniresubstance utile, retournant la glbe jusqu un centimtre de profondeur.

    La horde dsormais rassasie repart comme elle tait venue : brusquement, dans un bruit sourd,obscurcissant le soleil. Les paysans, leurs femmes, leurs enfants sortent prudemment de leurs huttes etne peuvent que constater le dsastre.

    La taille des femelles varie de 7 9 centimtres, celle des mles de 6 7,5 centimtres. Leurpoids est de 2 3 grammes. Un criquet dvore en une journe un volume de nourriture quivalant trois fois son poids.

    Les criquets plerins svissent au Sahel, au Moyen-Orient, au Maghreb, au Pakistan et en Inde.Leurs essaims ravageurs traversent les ocans et les continents. Certains runissent jusqu plusieursmilliards de bestioles, dit-on. Un neurotransmetteur particulier, la srotonine, dclenche linstinctgrgaire et conduit la formation de lessaim

    En thorie, la lutte contre lenvahisseur nest pas difficile : laide de vhicules tout-terrain onrpand des insecticides puissants, tandis que des avions pntrent les essaims en vol en dispensantdes doses chimiques mortelles.

    Ainsi, durant lattaque de 2004, lAlgrie a dpch contre les criquets plerins 48 vhiculesrpandant 80 000 litres de pesticides, le Maroc 6 vhicules pour 50 000 litres et la Libye 6 Toyotatout-terrain pour 110 000 litres dpandage. Mais il faut savoir que ces pesticides extrmementtoxiques peuvent aussi dtruire les sols et les rendre impropres la culture pour des annes.

    Dans la Bible, le livre de lExode rapporte ce rcit.Tenant en esclavage le peuple des Hbreux, le pharaon dgypte refusait de le librer. Pour le

    punir, Iahv envoya successivement lgypte une srie de dix plaies : les eaux du Nil furentchanges en sang, vinrent les grenouilles, les moustiques et les mouches, les troupeaux prirent, lagrle sabattit, les sauterelles ravagrent le pays, les tnbres le couvrirent en plein jour, tous lespremiers-ns moururent.

    Les sauterelles envahirent tout le pays dgypte. Elles sabattirent sur tout le territoire delgypte en si grand nombre que pareille multitude ne stait encore jamais vue et ne devait plusjamais se revoir. Elles couvrirent la surface du sol, qui en fut obscurci. Elles dvorrent toute lavgtation du pays et aussi tous les fruits des arbres quavait pargns la grle. Pas un brin deverdure ne subsista sur les arbres ou parmi la vgtation des champs, travers lgypte toutentire4.

    Finalement, le pharaon cda. Il laissa partir les Hbreux, et Iahv mit fin aux flaux quiravageaient lgypte.

    En Afrique, pourtant, les sauterelles (comme on appelle parfois les criquets plerins) continuentde dtruire les plantations et les rcoltes. Elles annoncent priodiquement la famine et la mort.

    Il en va ainsi dans tous les pays en situation de crise prolonge menacs par ce flau. Du coup,

  • les taux de sous-alimentation permanente et grave y sont extrmement levs, comme le montre cetableau instructif de la FAO :

    Sources : FAO, IFPRI et OMS1) nd : chiffres non disponibles.2) Retard de croissance : en pourcentage du poids pour lge.

    Postscriptum 1 : Le ghetto de Gaza

  • Une des crises prolonges actuelles les plus douloureuses ne figure pas dans le tableau de laFAO. Elle est la consquence directe du blocus de Gaza.

    Le territoire de Gaza forme une bande de terre longue de 41 kilomtres, large de 6 12 kilomtres sur la cte orientale de la Mditerrane, au voisinage de lgypte. Elle est peupledepuis environ trois mille cinq cents ans et a donn naissance la ville de Gaza, port et march ddiaux changes entre lgypte et la Syrie, la pninsule arabique et la Mditerrane.

    Plus de 1,5 million de Palestiniens se pressent aujourdhui sur les 365 kilomtres carrs de labande de Gaza, en trs grande majorit des rfugis et des descendants de rfugis des guerresisralo-arabes de 1947, 1967 et 1973.

    En fvrier 2005, le gouvernement Sharon dcida lvacuation du territoire de Gaza. lintrieurdu territoire de Gaza, lAutorit palestinienne assumerait dsormais toutes les responsabilitsadministratives. Mais, conformment au droit international, Isral resterait la puissance occupante :lespace arien, les eaux territoriales et les frontires terrestres resteraient sous son contrle5.

    Isral construisit ainsi sur son flanc, tout autour du territoire de Gaza, une barrire lectrifierenforce des deux cts par une zone mine. Et Gaza devint la plus grande prison ciel ouvert de laplante.

    En tant que puissance occupante, Isral se devrait de respecter le droit international humanitaireet renoncer notamment lusage de larme de la faim contre la population civile6. Voici ce quil enest.

    Je me suis trouv un aprs-midi Gaza City, dans le bureau inond de soleil de la commissairegnrale de lOffice de secours et de travaux des Nations unies pour les rfugis de Palestine auProche-Orient (UNRWA / United Nations Relief and Works Agency in the Near East ), Karen AbouZad, une belle femme blonde dorigine danoise marie un Palestinien. Elle portait avec lgance,ce jour-l, une vaste robe palestinienne brode de rouge et de noir. Pied pied, jour aprs jour,depuis celui de 2005 o elle avait remplac son compatriote Peter Hansen, dclar persona nongrata par loccupant isralien, elle luttait contre les gnraux israliens pour maintenir en tat lescentres nutritionnels, les hpitaux et les 221 coles de lUNRWA.

    La commissaire gnrale tait proccupe : Lanmie provoque par la malnutritionbeaucoup denfants en sont malades. Nous avons d fermer plus dune trentaine de nos colesBeaucoup denfants ne tiennent plus sur leurs jambes. Lanmie les ravage. Ils ne russissent plus se concentrer

    voix basse, elle poursuivit : Its hard to concentrate when the only thing you can think of isfood (Cest dur de se concentrer lorsque la seule chose laquelle vous pouvez penser est lanourriture)7.

    Aprs 2006, dans la bande de Gaza, par suite du blocus isralo-gyptien, la situation alimentairesest encore dtriore.

    En 2010, le chmage touchait 81 % de la population active. La perte demploi, de recettes,dactifs et de revenus a fortement hypothqu laccs des Gazaouis la nourriture.

    Le revenu par habitant a diminu de moiti depuis 2006. En 2010, huit personnes sur dix avaientun revenu infrieur au seuil de lextrme pauvret (moins de 1,25 dollar par jour) ; 34 % deshabitants taient gravement sous-aliments.

    La situation est particulirement tragique pour les groupes les plus vulnrables. Par exemple ces22 000 femmes enceintes, dont la sous-alimentation provoquera coup sr des mutilations crbrales

  • chez les bbs natre.En 2010, quatre familles gazaouies sur cinq ne faisaient plus quun repas par jour. Pour

    survivre, 80 % des habitants dpendaient de laide alimentaire internationale.Toute la population de Gaza est punie pour des actes dont elle ne porte aucune responsabilit8.

    Le 27 dcembre 2008, les forces ariennes, terrestres et navales dIsral ont dclench un assautgnralis contre les infrastructures et les habitants du ghetto de Gaza. 1 444 Palestiniens, parmilesquels 348 enfants, ont t tus, souvent laide darmes dont Isral exprimentait pour la premirefois lusage. Une des principales armes testes sur les femmes, hommes et enfants de Gaza : laDIME (Dense Inert Metal Explosive). Transporte par un drone, la bombe est faite de billes detungstne qui explosent lintrieur du corps et dchirent littralement la victime9.

    Les habitants du ghetto se sont trouvs dans limpossibilit de fuir : ct Isral en raison de laclture lectrifie ; ct gyptien du fait du verrouillage de la frontire Rafah.

    Plus de 6 000 hommes, femmes et enfants palestiniens ont aussi t blesss, amputs, paralyss,brls, mutils10.

    Les agresseurs ont systmatiquement dtruit les infrastructures civiles, notamment agricoles. Leplus grand moulin de bl de Gaza lun des trois seuls moulins encore en fonctionnement le moulinAl-Badr, Sudnyiyah, louest de Jablyah, a ainsi t attaqu par les F-16 israliens, et totalementdtruit11.

    Le pain est pourtant laliment de base Gaza.Deux attaques successives, les 3 et 10 janvier 2009, menes par des avions munis de fuses air-

    sol, ont dtruit lusine dpuration deau de Gaza City, situe la rue Al-Sheikh Ejin, et les digues deltang de rtention des eaux uses.

    La ville sest ainsi retrouve prive deau potable.Le prsident de la Commission denqute du Conseil des droits de lhomme de lONU, Richard

    Goldstone, indique que ni le moulin Al-Badr ni lusine dpuration de leau n